Plik et Plok/Kernok le pirate/04


Eugène Renduel, éditeur-libraire (p. 243-249).
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Kernok le pirate


CHAPITRE IV.

Le Brick l’Épervier.


Fameux bâtiment, allez !
D’puis Letambo jusqu’aux huniers.
Il n’en est pas dans l’arsenal
Qui puisse marcher son égal :
Vent d’bout, il file au mieux
Dix nœuds.

Chanson de matelot.


Le brouillard qui voilait les environs du petit port de Pempoul se dissipait peu à peu, et le disque du soleil paraissait d’un rouge foncé au milieu de ce ciel gris et terne.

Bientôt Saint-Pol, dominé par ses grands bâtimens noirs et ses clochers de pierre, apparut vague et incertain à travers la vapeur qui s’élevait des eaux, puis se dessina d’une manière plus arrêtée quand les pâles rayons du soleil de novembre eurent chassé l’air épais et humide du matin.

À droite, s’élevait l’île de Kalot et ses brisans, le moulin et le clocher bleu de Plougasnou, tandis qu’au loin se déroulait la côte de Treguier, au sable fin et doré, terminée par les immenses rochers qui se perdent à l’horizon.

Le joli bassin de Pempoul ne contenait ordinairement qu’une soixantaine de barques, et quelques navires d’un tonnage plus élevé.

Aussi le beau brick l’Épervier dépassait-il de toute la hauteur de ses huniers cette ignoble foule de lougres, de sloops, de chasses-marées, qui étaient mouillés autour de lui.

Vrai ! c’est un beau brick que le brick l’Épervier !

Peut-on se lasser de le voir droit et ras sur l’eau avec ses formes étroites et élancées, sa haute mâture un peu penchée sur l’arrière, qui lui donne un air si coquet et si marin ? Comment ne pas admirer ce gréement fin et léger, ces larges basses-voiles, ces huniers et ces perroquets si élégamment échancrés ! et ces bonettes qui se déploient sur ses flancs, gracieuses comme les ailes d’un cygne ! et ces phocs élégans qui semblent voltiger au bout de son beaupré ! et sa ligne de vingt caronades de bronze, qui se dessine noire et blanche comme les bandes d’un damier !

Et puis, jamais la vapeur odorante de la myrrhe brûlant dans des cassolettes d’or, jamais la violette avec ses feuilles veloutées, jamais la rose et le jasmin distillés dans de précieux flacons de cristal, n’approcheront du délicieux parfum qui s’exhalait de la cale de l’Épervier ; quel odorant goudron ! quel suave bitume !

— Vrai Dieu ! mordieu ! c’est un beau brick que le brick l’Épervier !

Et puisque vous l’admirez endormi sur ses ancres, que diriez-vous donc si vous le voyiez donnant la chasse à quelque malheureux trois-mâts marchand ? Non ! jamais cheval de course écumant sous le frein n’a bondi avec autant d’impatience que l’Épervier, lorsque le pilote venait au vent au lieu de laisser porter sur le navire poursuivi. Jamais l’alcyon, rasant l’eau du bout de son aile, n’a volé avec autant de rapidité que ce beau brick, lorsque, par une forte brise, ses huniers et ses perroquets hauts, il glissait sur l’océan, tellement penché, que le bout-dehors de ses basses vergues effleurait le sommet des vagues.

— Vrai Dieu ! mordieu ! cordieu ! c’est un brave brick que le brick l’Épervier !

Et c’est lui que vous voyez là, tout noir, affourché sur ses deux câbles.

À bord, il restait peu de monde, le maître d’équipage, six matelots et un mousse, rien de plus.

Les matelots étaient groupés dans les haubans ou assis sur l’affût des caronades.

Le maître d’équipage, homme d’environ cinquante ans, enveloppé dans un long caban oriental, se promenait sur le pont d’un air agité, et la protubérance que l’on remarquait sous sa joue gauche annonçait, par son excessive mobilité, qu’il mordait sa chique avec fureur.

Or, le mousse qui, immobile auprès du maître, son bonnet à la main, paraissait attendre un ordre, remarquait ce fâcheux pronostic avec un effroi toujours croissant ; car la chique du maître était pour l’équipage une espèce de thermomètre qui annonçait les variations de son caractère ; et, ce jour-là, suivant les observations intérieures du mousse, le temps avait l’air de se mettre à l’orage.

— Mille millions de tonnerre ! disait le maître, en enfonçant son capuchon sur ses yeux, quel infernal vent l’a poussé ? Où est-il ! Dix heures, et pas encore revenu à bord ! et sa bête de femme, qui part au milieu de la nuit pour aller le rejoindre, le diable sait où… Une si belle brise ! Perdre une si belle brise ! répétait-il d’un ton déchirant, en regardant un léger plumet attaché aux haubans, qui, par la direction que lui donnait le vent, annonçait une forte brise du nord-ouest. Il faut être aussi fou qu’un homme qui se met le doigt entre la cable et l’écubier.

Le mousse, impatienté de la longueur de ce monologue, avait déjà essayé deux fois d’interrompre le maître d’équipage, mais le coup d’œil furieux et la mobilité excessive de la chique de son supérieur l’en avait empêché. Enfin, faisant un effort sur lui-même, son bonnet sous le bras, le cou tendu, la jambe gauche en avant, il se hasarda à tirer le maître par un pan de sa houpelande.

— Maître Zéli, lui dit-il, le dejeûner vous attend.

— Ah ! c’est toi, Grain-de-Sel ; que fais-tu là, gredin, buse, animal, rat de cale ? Veux-tu que je te fasse tanner le cuir, que je te rende l’échine aussi rouge qu’un ross-beef cru ? Répondras-tu, mousse de malheur ?

À ce torrent d’injures, de menaces, le mousse n’opposait qu’un calme stoïque, habitué qu’il était aux boutades de son supérieur.

Et, soit dit en passant, vous saurez que si je croyais à la métempsycose, j’aimerais mieux revenir pour toute ma vie dans le corps d’un cheval de fiacre, d’un surnuméraire, d’un âne de Montmorency, d’animer enfin ce qu’il y a de plus misérable, plutôt que de séjourner une seconde dans la peau d’un mousse.

Nous l’avons dit, le mousse ne soufflait mot ; et lorsque maître Zéli s’arrêta pour reprendre haleine, Grain-de-Sel hasarda, avec un air plus humble que de coutume : — Le déjeûner vous…

— Ah ! le déjeûner ! s’écria le maître, enchanté de faire tomber sa fureur sur quelqu’un ; ah ! le déjeûner ! Tiens, chien.

Ceci fut accompagné d’un soufflet et d’un coup de pied si violent, que le mousse, qui était en haut de l’escalier du faux pont, disparut comme par enchantement, et arriva au fond de la cale en glissant avec rapidité le long des marches de l’échelle.

Arrivé là, le mousse se releva, et dit en se frottant les reins : — J’en étais sûr, je l’avais vu à sa chique, il a de l’humeur ; et après un moment de silence, Grain-de-sel ajouta d’un air fort satisfait : — J’aime bien mieux ça que d’être tombé sur la tête.

Puis, consolé par cette réflexion philosophique, il fit fidèlement veiller au déjeûner de maître Zéli.