Plik et Plok/Kernok le pirate/05


Eugène Renduel, éditeur-libraire (p. 251-260).
Kernok le pirate


CHAPITRE V.

Retour.


Holà ! d’où venez-vous, beau sire, la tête nue… la ceinture pendante… quelle pâleur !… tudieu… l’ami… quelle pâleur !
Words-Vok.


Quoiqu’il eût un peu épanché sa colère sur Grain-de-sel, maître Zéli arpentait toujours le pont en levant de temps en temps le poing et les yeux au ciel, et murmurait quelques paroles qu’il était impossible de prendre pour une pieuse invocation.

Tout à coup, fixant un regard attentif sur la jetée du port, il s’arrêta, saisit une longue vue attachée près des habitacles, et, l’approchant de son œil :

— Enfin, enfin, c’est heureux ! s’écria-t-il, le voici ! Oui, c’est bien lui. — Quels coups d’avirons ! Comme ils nagent ! — Allons, ferme, bravo ! mes garçons ; doublez, doublez, et nous pourrons profiter de la brise et de la marée !

Et maître Zéli, oubliant qu’il était difficile de l’entendre à deux portées de canon, encourageait de la voix et du geste les matelots qui ramenaient à bord Kernok et son compagnon.

Enfin, l’embarcation qu’ils montaient atteignit le brick et aborda à tribord. Maître Zéli courut à l’échelle donner le coup de sifflet qui annonçait la présence du capitaine, et, son chapeau à la main, se disposa à le recevoir.

Kernok monta avec agilité le long du brick et sauta sur le pont.

Le maître fut frappé de sa pâleur et de l’altération de ses traits. Sa tête nue, ses habits en désordre, la gaine sans poignard qui pendait à sa ceinture, tout annonçait un événement extraordinaire. Aussi Zéli n’eut-il pas le courage de reprocher à son capitaine une absence trop prolongée, et c’est avec un air d’intérêt respectueux qu’il s’approcha de lui.

Kernok embrassa le brick d’un regard rapide et vit à l’instant si tout était en ordre. — Maître, dit-il à Zéli d’une voix impérieuse et dure, à quelle heure est le flot ? — À deux heures un quart, capitaine. — Si la brise ne mollit pas, nous appareillerons à deux heures et demie. Faites hisser le pavillon et tirer le coup de canon de partance ; virez au cabestan, désaffourchez, et quand les ancres seront à pic, vous me préviendrez. Où est le lieutenant ? le reste de l’équipage ?

— À terre, capitaine. — Envoyez les embarcations les chercher. Celui qui ne sera pas à bord à deux heures aura vingt coups de corde et huit jours de fers sur un parc à boulet. Allez !

Jamais Zéli n’avait vu à Kernok un air si rude et si sévère. Aussi, contre son habitude, il ne fit pas une foule d’objections à chaque ordre de son capitaine et se contenta d’aller promptement les exécuter.

Kernok, après avoir considéré d’un œil attentif la direction du vent et des boussoles, fit un signe à son compagnon et descendit dans sa chambre.

C’est ce compagnon qui vint le chercher dans l’antre de la sorcière. La voix pure et fraîche qui disait : Kernok, mon Kernok, c’était la sienne ; comment n’eût-elle pas été douce, sa voix ! Il était si joli avec ses traits délicats et fins, son grand œil voilé par de longs cils, ses cheveux châtains et soyeux qui s’échappaient des larges bords d’un chapeau verni, et cette taille souple et élancée, que dessinait une veste de gros drap bleu, et cette tournure vive et alerte ! Comme il marchait libre et dégagé, le col dressé, la tête haute ! Ah ! que salero ! seulement sa figure paraissait dorée par un rayon du soleil des tropiques.

C’est aussi de ce climat brûlant que Kernok avait ramené ce gentil compagnon, qui n’était autre que Mélie, belle jeune fille de couleur.

Pauvre Mélie ! pour suivre son amant, elle avait quitté la Martinique et ses bananiers, et la savanne, et sa case aux jalousies vertes. Pour lui, elle eût donné son hamac aux mille couleurs, ses madras rouges et bleus, les cercles d’argent massif qui entouraient ses jambes et ses bras ; elle eût tout donné, tout, jusqu’au sachet qui renfermait trois dents de serpent, et un cœur de ramier, charme magique, qui devait protéger ses jours tant qu’elle le porterait suspendu à son col.

Ainsi, voyez si Mélie aimait son Kernok.

Il l’aimait aussi, lui, oh ! il l’aimait avec passion, car il avait baptisé du nom de Mélie une longue couleuvrine de 18 placée sur le gaillard d’avant de son brick ; et il n’envoyait pas un boulet à l’ennemi, qu’il ne se souvînt de sa maîtresse. Il fallait bien qu’il l’aimât, puisqu’il lui permettait de toucher à son excellent poignard de Tolède et à ses bons pistolets anglais. Que dirai-je de plus ? C’est à elle qu’il confiait la garde de sa provision particulière de vin et d’eau-de-vie !

Mais ce qui prouvait plus que tout l’amour de Kernok, c’était une large et profonde cicatrice que Mélie portait au col. Cela provenait d’un coup de couteau que le pirate lui avait donné dans un mouvement de jalousie. Or, comme il faut toujours juger de la force de l’amour par la violence de la jalousie, on voit que Mélie devait passer des jours filés d’or et de soie auprès de son doux maître.

Elle descendit avec lui.

En entrant dans sa chambre, Kernok se jeta sur un fauteuil, et cacha sa tête dans ses mains, comme pour échapper à une vision funeste.

Il avait surtout frémi en apercevant la fenêtre par laquelle son défunt capitaine était tombé à la mer, comme chacun sait.

Mélie le considérait avec douleur, puis elle s’approcha timidement, s’agenouilla en prenant une de ses mains, qu’il lui abandonna. — Kernok, qu’avez-vous ? votre main est brûlante.

Cette voix le fit tressaillir : il leva la tête, sourit amèrement, et, jetant son bras autour du cou de la jeune mulâtresse, il la pressa contre lui ; sa bouche effleurait sa joue, lorsque ses lèvres rencontrèrent la fatale cicatrice.

— Enfer ! malédiction sur moi ! s’écria-t-il avec violence. Maudite vieille, sorcière infernale, où a-t-elle appris… ?

Et il fut pour respirer à la croisée ; mais, comme repoussé par une force invincible, il s’en éloigna avec horreur, et s’appuya sur le bord de son lit.

Ses yeux étaient rouges et ardens ; son regard, long-temps fixe, se voila peu à peu ; et, succombant à la fatigue et à l’agitation de la veille, ses yeux se fermèrent. Il combattit d’abord le sommeil, puis y céda…

Alors, elle, les yeux humides de larmes, attira doucement la tête de Kernok sur son sein, qui s’élevait et s’abaissait rapidement. Lui, se laissant aller à ce doux balancement, s’endormit tout-à fait ; tandis que Mélie, retenant son haleine, et écartant les cheveux noirs qui cachaient le large front de son amant, tantôt y déposait un léger baiser, tantôt passait un doigt effilé sur ses épais sourcils, qui se contractaient convulsivement, même pendant son sommeil.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Capitaine, nous sommes à pic, dit maître Zéli en entrant.

En vain Mélie lui fit signe de se taire, montrant Kernok endormi, Zéli, ne connaissant que l’ordre qu’il avait reçu, répéta d’une voix plus forte : — Capitaine, nous sommes à pic !

— Hein !… Qu’y a-t-il ?… Qu’est-ce ?… dit Kernok, en se dégageant des bras de la jeune fille.

— L’ancre du bâbord est à pic, répéta Zéli pour la troisième fois, avec une intonation plus élevée encore.

— Et qui a donné cet ordre, maître sot ?

— Vous, capitaine.

— Moi !

— Vous, capitaine, en revenant à bord, il y a deux heures ; vrai comme voilà un chasse-marée qui borde sa trinquette, dit Zéli avec un accent de conviction profonde, en montrant par la fenêtre un navire qui exécutait en effet cette manœuvre.

Et Kernok jetait un regard sur Mélie, qui baissait, en souriant, sa jolie tête, pour confirmer l’assertion de Zéli.

Alors il passa rapidement la main sur son front, et dit : — Oui, oui, c’est bien, dérapez, fais tout préparer pour l’appareillage ; je vais monter. La brise n’a pas molli ?

— Non capitaine ; au contraire, elle fraîchit beaucoup.

— Va et dépêche-toi.

Le ton de Kernok n’était plus dur et impétueux, mais seulement brusque ; aussi Zéli, voyant que le calme avait succédé à l’agitation de son capitaine, ne put s’empêcher de prononcer un mais…

— Vas-tu recommencer tes mais et tes si ? Prends garde… ou je te casse mon porte-voix sur la tête ! s’écria Kernok d’une voix de tonnerre en s’avançant sur maître Zéli.

Celui-ci s’esquiva promptement, jugeant bien que son capitaine n’était pas encore dans une situation d’esprit assez paisible pour supporter patiemment ses éternelles contradictions.

— Calmez-vous, Kernok, dit Mélie timidement. Comment vous trouvez-vous maintenant ?

— Mais bien, très-bien. Cordieu ! ces deux heures de sommeil ont suffi pour me calmer et chasser les idées sottes que cette maudite sorcière m’avait fourrées dans la tête. Allons, allons, la brise fraîchit, nous allons sortir du port. Aussi-bien, que faisons-nous là, tandis qu’il y a des trois-mâts dans la Manche, des galions dans le golfe de Gascogne, et de riches navires portugais dans le détroit de Gibraltar ?

— Comment ! vous partirez aujourd’hui, un vendredi ?

— Écoute bien ce que je vais te dire, ma bien-aimée : j’aurais dû te châtier d’importance pour m’avoir décidé par tes supplications à aller entendre les rêveries d’une folle. Je t’ai pardonné ; mais ne me romps pas davantage les oreilles de ton bavardage, sinon…

— Ses prédictions sont-elles donc sinistres ?

— Ses prédictions ! j’en fais cas comme de ça… Seulement, ce que je puis lui prédire, moi, à la vieille chouette, et tu verras si je me trompe, c’est qu’à ma première relâche à Pempoul, j’irai avec une douzaine de gabiers[1] lui rendre une visite dont elle se souviendra ; que la foudre m’écrase s’il reste une pierre de sa cassine, et si je ne lui rends pas le dos de la couleur de l’arc-en-ciel !

— Ne parle pas ainsi d’une femme à seconde vue, par pitié ! ne partez pas aujourd’hui : tout à l’heure un goëland noir et blanc voltigeait au-dessus du brick en poussant des cris aigus ; c’est d’un mauvais présage,… ne partez pas !

En disant ces mots, Mélie s’était jetée aux genoux de Kernok, qui l’avait d’abord écoutée avec assez de patience ; mais, lassé, il la repoussa si durement que la tête de Mélie rebondit sur le plancher.

Au même instant, à une secousse violente que le navire éprouva, Kernok, devinant que l’ancre venait de céder au cabestan, s’élança sur le pont, son porte-voix à la main.





  1. Matelots d’élite.