Plik et Plok/El Gitano/09


Eugène Renduel, éditeur-libraire (p. 115-133).


CHAPITRE IX.

Le Récit.


Homicide point ne seras !
Com. de Dieu.


Pendant que le brave Massareo écrasait l’une des tartanes, l’autre, sortie de la passe de la Torre, naviguait avec habileté, malgré les rafales du levante, dont la violence diminuait pourtant sensiblement.

Il n’y avait rien au monde de plus éblouissant que la petite chambre de ce navire, au milieu de laquelle deux convives étaient alors attablés. Un énorme globe de cristal fixé au plafond projetait une clarté vive et pure, qui se jouait sur une riche étoffe turque, d’un bleu lapis, où l’on voyait brodés de beaux oiseaux rouges qui déployaient des ailes dorées, et tenaient entre leurs pattes d’argent de longs serpens aux écailles vertes comme des émeraudes, enfin un divan de satin brun faisait le tour de cette pièce, qui formait un carré long.

Au centre, et proche du divan, s’élevait une table servie avec une recherche et un goût exquis ; mais, au lieu d’être soutenue par des pieds, quatre légères chaînes de bronze la suspendaient au plancher, dans la crainte du mouvement du tangage et du roulis. Le Tintilla de Rota, le Xérès et le Pacarète étincelaient dans de précieux flacons de cristal dont les mille facettes réfléchissaient une lumière changeante et colorée comme les nuances du prisme, tandis que les raisins de San-Lucar, aux grains violets et veloutés, les figues noires de Médina, les grenades de Séville, que le soleil avait fendues, et les oranges longues d’Altrava, s’élevaient en pyramides élégantes dans des corbeilles tressées d’un léger filigrane de vermeil, telles qu’on en voit à Smyrne ; puis le linge éclatant de blancheur était, selon la mode orientale, traversé en tous sens par de brillans dessins brochés d’or et de soie.

Seulement de simples bouteilles d’un verre brun, au col long et étroit, au bouchon goudronné et fixé par des liens de fer, des bouteilles enfin qui sentaient la France et le Champagne d’une lieue, contrastaient singulièrement avec le luxe et l’appareil tout asiatique qui régnait dans cette pièce.

Et c’était bien du Champagne, car deux coupes coniques et cylindriques qui se dressaient sur leur large pied de cristal, venaient d’être glorieusement remplies, et la liqueur rosée qui pétillait, scintillait, éleva bientôt sa mousse frémissante bien au-dessus des bords du verre.

— Attention, commandant, la marée monte !

Ainsi disait le jeune homme imberbe qui commandait cette tartane sosie, poursuivie avec tant d’acharnement et de malheur par les deux lougres garde-côtes, pendant que le damné débarquait la contrebande du couvent de San-Juan au pied des rochers de la Torre.

La même tartane que le brave Iago avait enlevée à l’abordage contre un bœuf et ses cornes, et dont son vaillant capitaine achevait la défaite à grands coups de canon.

— Commandant, la marée baisse ; et si vous n’y prenez garde, elle sera tout-à-fait basse dans une minute, répéta l’enfant, et d’un trait il huma ce qu’il appelait la marée, de façon que son verre fut à sec. Que j’aime ce vin de France ! Car notre Xérès et notre Malaga, avec leur couleur d’un jaune sombre, me semblent aussi tristes qu’un cantique chanté par une duègne ; tandis que la teinte riante et rosée de ce Champagne me ravit d’aise. Vrai Dieu ! c’est comme si j’entendais la Juana fredonner sur ma guitare un vif et fringant boléro. Ma foi, vive le vin de France ! reprit-il, en abaissant si joyeusement son verre sur la table, qu’il le brisa. Ce bruit tira l’autre convive de sa rêverie, c’était le Gitano.

— La France ! Fasillo, sur ma parole, c’est un digne pays !

— Pays de l’hospitalité, dit Fasillo en absorbant un second verre de Champagne.

Le Gitano le regarda, se pencha en arrière sur les coussins du divan, et partit d’un éclat de rire.

Et de la liberté, continua Fasillo avec le même geste.

Ici les éclats de rire du Gitano furent si violens, qu’ils retentirent au-dessus du bruit de la tempête qui mugissait au-dehors, et ils redoublèrent même, à la grande confusion du pauvre Fasillo, qui le regardait d’un air mécontent et étonné.

Le Gitano s’en aperçut :

— Pardon, Fasillo, pardon, mon enfant ; mais ta naïve admiration pour ce doux pays de France, comme on dit, m’a rappelé tant de choses !…

Après un moment de silence, le Gitano passa rapidement sa main sur son front, comme pour chasser une idée pénible, et dit en souriant :

— Maintenant que nous ne pouvons plus faire la contrebande, et que notre escadre est réduite de moitié, où irons-nous, Fasillo ?

— En Italie, commandant ! comme ici, le soleil est chaud, le ciel bleu, les arbres verts ; comme ici, les femmes brunes chantent sur la guitare et s’agenouillent devant la madone ! sans compter que plus d’une anse de la côte de Sicile offrirait un bon et sûr ancrage à votre tartane. Allons ! le cap sur l’Italie, commandant, vous vous mettrez à la solde du Saint-Père !

— En Italie !… non, car les meurtriers y sont punis de mort, vois-tu, Fasillo !

— Dieu ! vous, meurtrier ! s’écria l’enfant avec effroi.

— Écoute, Fasillo, j’avais quatorze ans ; moi et ma sœur Sed’lha nous conduisions mon père, qui marchait à peine, lorsqu’il tomba frappé d’un coup de carabine. C’était le fruit d’une sainte haine que nous portait un chrétien. Je n’avais sur moi que mon stylet, je m’élançai, poursuivis l’assassin, et l’atteignis près d’un rocher ; il était fort et vigoureux, mais le sang de mon père avait taché ma ceinture…

Et je l’égorgeai avec délices. Voilà comme je quittai l’Italie avec ma pauvre petite Sed’lha. — Qu’aurais-tu fait, toi, Fasillo ?

— J’aurais vengé mon père, dit l’enfant après un moment d’un silence expressif. Mais il reprit en soupirant :

— Virons de bord, commandant, et allons en Égypte. On dit que Mehemet-Ali et Ibrahim accueillent les étrangers. Allons à Alexandrie.

— C’est une bonne ville qu’Alexandrie : c’est là que je débarquai en fuyant l’Italie. Un brave émir me recueillit avec ma sœur et m’envoya au collège, car il y a plus d’instruction et de collèges à Alexandrie que dans toutes les Espagnes, Fasillo.

— Je vous crois, commandant.

— Là, j’appris la langue franque, l’espagnol, la science des chiffres, l’art nautique. Enfin, on fit de moi un brave marin.

— Et, par ma mère ! on fit un brave marin.

— Au bout de six ans, je commandais un brik qui rencontra le brûlot de Canaris, Fasillo.

Fasillo fit le salut militaire.

— Et je revins dans le port pour me radouber, réparer les ravages du feu, et recruter un nouvel équipage. — Ce qui arrivait toujours quand on rencontrait Canaris et son brûlot. — On me reçut avec joie à Alexandrie. Vrai, c’est une joyeuse ville, surtout par un beau soir, quand le soleil se couche derrière les sables du désert, et qu’il dore de ses rayons le harem de Mehemet, les fortifications du vieux port, le palais de Pharaon et la colonne de Pompée. Alors la bise de mer rafraîchit l’air embrasé ; les nègrès ont étendu la tente rayée bleu sur la terrasse, et, couché sur un moelleux coussin, on attire la vapeur du tabac lévantin, qui se parfume en traversant une eau de rose et de lilas.

Et puis, une belle fille de Candie ou de Samos s’agenouille en rougissant, et vous offre un sorbet glacé dans une coupe richement ciselée. Vous faites un signe, elle approche tout près, et, un bras passé autour de son beau cou, qui se penche, vous considérez avec insouciance cette tête d’ange qui se dessine comme une apparition fantastique au milieu des nuages d’une fumée bleuâtre et odorante, qui, en tourbillonnant, s’élève de votre narguileh au bout d’ambre.

Les yeux de Fasillo brillaient certainement davantage que les facettes scintillantes des flacons de cristal. — Allons à Alexandrie, commandant ! s’écria-t-il en se levant à demi.

— À Alexandrie ! qu’éprouverais-tu, mon cher enfant, si l’on t’asseyait sur la flèche aiguë d’un minaret au dôme d’étain qui s’élance dans les nuages ? flèche d’ailleurs étincelante et dorée, et qu’on te laissât dans cette gênante position jusqu’à ce que les corbeaux aient dévoré les prunelles de tes grands yeux noirs ?

Cette proposition éteignit l’ardeur de Fasillo, qui remplit prestement son verre en souriant. — Virons donc encore de bord, commandant !

— Oui, Fasillo, car tel est le sort qui m’attend en Égypte, si jamais le beaupré de ma tartane se dirige vers ce sol enchanté !

— Et pourquoi, commandant ?

— Oh ! parce que j’ai plongé cinq fois mon kangiar dans la gorge du bon vieil émir qui nous accueillit ma Sed’lha et moi, et m’y fit instruire comme un rabbin.

— Dieu du ciel ! encore un meurtre ! vous, meurtrier de votre bienfaiteur !

— Il avait abusé de l’hospitalité donnée, pour séduire ma sœur, et il ne pouvait la prendre pour femme. Qu’aurais-tu fait a ma place, Fasillo ?

Le jeune Espagnol cacha sa tête dans sa main. — Et votre sœur ? demanda-t-il.

— Il me restait une dernière preuve d’affection à lui donner, et je la lui donnai.

— Et laquelle ?

— Je l’ai tuée, Fasillo.

— Tuée ! votre sœur aussi ! vous fratricide ! anathème !

— Enfant ! sais-tu, en Égypte, quel sort attend une jeune fille de ma caste qui a succombé, quand son séducteur est marié ? le sais-tu ? On la dépouille de ses vêtements, et on la promène nue par la ville, puis on la mutile de la manière la plus horrible ; on la revêt d’un sac, et on l’expose à la porte d’une mosquée, où tout homme, même un chrétien, peut la couvrir de coups, d’injures et de boue… Qu’aurais-tu donc fait de plus pour ta sœur, toi, Fasillo ?

— Ainsi, toujours des meurtres, toujours ! Cependant, malgré moi je t’admire, dit Fasillo anéanti.

— Buvons, enfant ! vois, la mousse argentée frissonne et pétille. Buvons, et chassons les sombres souvenirs d’autrefois. À ta maîtresse, à la Juana et à ses yeux noirs !

Fasillo répéta presque machinalement : — À la Juana et à ses yeux noirs !

— Fasillo, mais où allons-nous donc jeter l’ancre ?

— J’y suis, en France, commandant ; et il montrait son verre, à moitié vide. Car, par la Juana, si les Français ressemblent à leur vin !…

— Juste, Fasillo, juste. Comme leur vin, ils éclatent, pétillent, et s’évaporent.

— Il n’y a pourtant pas là, j’espère, de minarets aux flèches aiguës sur lesquelles on vous assoit, de mosquées où l’on insulte de pauvres jeunes filles, et de chrétiens qui abattent un vieillard comme un chevreuil. D’ailleurs, n’y avez-vous pas été, commandant ?

— Oui, Fasillo.

— Et vous êtes resté long-temps dans ce beau pays ?

— Fasillo, quand je quittai l’Égypte, je vins à Cadix du temps des Cortès ; j’offris mes services ; on ne me demanda pas si je portais la croix ou le turban, mais on me fit manœuvrer une bonne frégate de guerre ; et quand on vit ce que je valais, on me la confia. Je fis quelques croisières heureuses, et surtout je parcourus la côte avec le plus grand soin. Plus tard, quand la Sainte-Alliance eut reconnu par experts que ton doux pays avait la fièvre jaune…

— Par Mina ! c’était bien une fièvre de liberté !

— Bien, Fasillo, ce fut un petit accès de liberté, court et rapide, que la Sainte-Alliance arrêta vite avec quelque peu de poudre à canon. Belle victoire ! car tes compatriotes, qui ne tirent jamais sur un homme qui porte un crucifix, durent abaisser leurs armes devant les croix, les bannières et les moines qui précédaient l’armée française, et s’agenouillèrent devant l’ennemi comme au passage d’une procession. Aussi ce fut une victoire, une victoire d’eau bénite, Fasillo. Moi, suivant un autre système, je laissais passer les tonsures et je tirais sur les soldats. Aussi, à la paix de Cadix, je fus condamné à mort comme franc-maçon, communero, rebelle, hérétique, ce qui est tout un. Je m’échappai à Tarifa, où nous nous renfermâmes avec Valdès et quelques autres hommes. On nous assiégea, et au bout de huit jours d’une vigoureuse défense, j’eus le bonheur de tomber mourant entre les mains d’un officier français qui favorisa ma fuite, et j’arrivai à Bayonne, de là à Paris.

— À Paris, commandant ! vous avez été à Paris ?

— Oui, mon enfant ; et là, vie neuve et singulière : je renoue connaissance avec un capitaine de navire que j’avais vu au Grand-Caire, au moment où il allait être décapité pour avoir levé le voile d’une des femmes d’un fellah. Je l’avais sauvé à bord de mon brick. Me retrouvant en France, il voulut me témoigner sa reconnaissance, et me présenta chez un petit nombre d’amis comme un Égyptien proscrit par l’inquisition. Alors, ce furent de si vives et de si chaudes protestations d’intérêt que j’en fus ému, Fasillo. Bientôt le cercle s’agrandit, et chacun voulut m’entendre raconter mon existence malheureuse. Moi, je m’y prêtai ; il est toujours doux de parler de ses malheurs à ceux qui vous plaignent, et il y a jusque dans l’infortune un misérable amour-propre qui vous pousse à dire : Voyez comme ma plaie saigne, voyez. Mais je fus cruellement puni de cette vanité de souffrances, car je m’aperçus un jour qu’on me faisait bien souvent répéter mes malheurs. Plus défiant, j’étudiai ces âmes généreuses, j’écoutai les réflexions que faisaient naître mes aveux. Là, je pus apprécier l’espèce d’intérêt qu’on portait à un homme brisé par le chagrin. D’abord, je fus accablé, depuis j’en ai ri. Figure-toi, Fasillo, qu’il leur fallait à tout prix des émotions neuves, comme ils disaient, et pour en trouver, je crois qu’ils auraient assisté à l’agonie d’un mourant, et analysé un à un ses mouvemens convulsifs. Or, à défaut de mon agonie, ils exploitèrent le récit de mes maux ; ils se plurent à faire vibrer chaque corde douloureuse de mon cœur, pour voir quel son elle rendait. Oui ! quand moi, les yeux étincelans, la poitrine gonflée de sanglots, je leur disais l’agonie de ma pauvre sœur, et mes horribles imprécations quand je vis qu’elle était morte… morte pour toujours ! eux disaient, en battant des mains : — Quelle expression ! — Quel geste ! Qu’il jouerait bien Otello !

Oui ! quand moi je racontais mes combats pour l’indépendance de l’Espagne, qui m’avait proscrit ; quand mon exaltation africaine, arrivant jusqu’au délire, haletant, je m’écriais encore : Liberté ! liberté !… eux disaient : — C’est vraiment un bel homme ; qu’il jouerait bien Brutus !

Et puis, quand ils avaient assisté à cette torture morale qu’ils m’imposaient en exaltant mes souvenirs, ils s’en allaient froidement au bal, à leurs affaires, à d’autres plaisirs ; car pour eux, tout était dit : la pièce était jouée. Alors, je croyais me réveiller d’un songe, et je me trouvais seul avec mon ami le capitaine de navire, fier de moi comme d’un tigre apprivoisé que l’on montre !

— Les infâmes ! s’écria Fasillo.

— Non, Fasillo ; ces braves gens cherchaient des distractions. Le jour est si long ! et d’ailleurs, de quoi me plaindrais-je ? ils ne m’ont pas sifflé ; au contraire, ils m’ont applaudi. Que veux-tu ? ma vie était mon rôle ; car, là comme ailleurs, tout est rôle, amitié, courage, vertu, gloire, dévoûment.

— Oh ! commandant ! dit Fasillo avec amertume.

— Tout, enfant, tout ! même la pitié des femmes pour le malheur. Tiens, vois-tu, Fasillo, j’aimais avec passion une femme belle, jeune, riche et brillante. Un soir, je m’étais glissé avant l’heure dans son boudoir, et, tapi derrière une glace, j’attendais. Tout à coup, la porte s’ouvre, et Jenny entre avec une femme belle, jeune aussi. Bientôt vinrent les confidences ; et, comme son amie lui enviait mon amour, Jenny lui répondit : — Crois-tu pas que je l’aime ! non, comtesse, non ; mais il m’étonne et m’attendrit ; il me fait peur, enfin il m’amuse. Que les lamentations d’un héros de roman sont pâles, auprès de son désespoir ; car, ma chère, quand je mets le pauvre garçon sur le chapitre de ses chagrins d’autrefois, il pleure de vraies larmes, et, le croirais-tu ? j’en suis toute émue ! ajouta-t-elle en riant à gorge déployée.

— Vois-tu, Fasillo, elle avait trahi ses devoirs ; elle s’était donnée à moi pour me faire jouer aussi tour à tour le remords, la fureur ou l’amour. J’en eus pitié, Fasillo. À boire, enfant ! — Voilà pour l’hospitalité de France, comme tu disais ; voici pour la liberté. — Un matin, mon ami le capitaine de navire vint m’apprendre que ma présence à Paris était dans le cas de rallumer le flambeau de la révolte en Espagne, et que si je n’avais pas quitté la France dans trois jours, je risquais beaucoup d’être arrêté et conduit jusqu’aux frontières ; de là… tu comprends ce qui m’attendait. Voyant mon embarras, Fasillo, ce brave homme, qui allait prendre à Nantes le commandement d’un négrier, me proposa de partir avec lui : j’acceptai, et dix jours après, nous étions en vue du détroit de Gibraltar. Mon bon ami voulut bien relâcher à Tanger, où je restai quelque temps ; là, un juif, Zamerih, affilié à une de nos sectes de l’Orient, dont je suis un des chefs, me céda les deux tartanes avec leurs équipages de nègres muets ; et toi, caro mio, par-dessus le marché ; toi, pauvre aspirant de marine, qu’on avait pris à bord d’un yacht dont on massacra les passagers, tu t’attachas à mon sort, pauvre enfant ! — Tu aimes le damné, dis-tu ? bien vrai ! tu m’aimes ?

Le Gitano prononça ces derniers mots d’un air ému. La seule larme qu’il eût répandue depuis bien long-temps brilla un moment dans ses yeux, et il tendit la main à Fasillo, qui la saisit avec une exaltation inconcevable, en s’écriant : — À la vie, à la mort, commandant !

Et une larme aussi obscurcit le regard de Fasillo ; car tout ce qui impressionnait l’esprit ou la figure du maudit, se reflétait chez lui comme dans un miroir.

Pourtant, quoiqu’il adoptât les idées du Gitano, ce n’était point la pâle et servile parodie de ce caractère saillant ; mais, ce caractère résumant à ses yeux tous les traits qui font l’homme supérieur, il le copiait comme une belle âme copie la vertu. S’il voulait partager ses périls, c’est qu’il était mû par une espèce de fatalisme, persuadé qu’il vivait de sa vie et qu’il mourrait de sa mort. Enfin cet homme bizarre était pour cet enfant passionné plus que père, ami, maîtresse, c’était une croyance.

Et de fait, ce composé d’audace et de sang froid, de cruauté et de sensibilité ; ce coup d’œil sûr et perçant du profond tacticien, joint à une promptitude d’exécution toujours justifiée par le succès ; ce langage tantôt chargé de couleurs orientales, tantôt dur et abrupt ; ces vastes connaissances, ces crimes que l’on comprend et que l’on excuse ; cet intérêt qui s’attache au proscrit ; cette existence flétrie si tôt ; les révélations amères de cette âme forte et généreuse, que le destin amène à prouver l’amour filial par un meurtre, l’amour fraternel par un meurtre encore ! Enfin, la vue de ce réprouvé, grand de tant de malheurs, tout cela devait fasciner une tête ardente et jeune. Aussi le Gitano exerçait sur Fasillo cette inévitable et puissante influence qu’un homme aussi extraordinaire devait imposer à tout caractère exalté ; en un mot, Fasillo éprouvait pour lui ce sentiment qui commence à l’admiration et finit au dévoûment héroïque.

— À boire, Fasillo, reprit le commandant, dont le regard avait repris sa vivacité habituelle. À boire, car je viens de te faire une longue et ennuyeuse confession, mon enfant ; seulement songe à ne plus me reparler de tout ceci jamais, jamais ! Tu sais ma vie, maintenant. — Allons, à ta Juana !

— À votre Monja ! commandant.

— Je l’avais oubliée, ainsi que mon projet d’escalade, car les murs sont élevés, Fasillo.

— Par le ciel ! commandant, si les murs du couvent de Santa-Magdelena sont élevés, une flèche garnie d’un fil de soie lancée par une arbalète peut atteindre bien haut et retomber dans le jardin du vieux cloître.

— Et puis, Fasillo ?

— Et puis, commandant, votre Monja, qui a reçu le fil de soie dont vous avez gardé un bout, vous en avertit par un léger mouvement ; alors vous attachez une échelle de corde à l’extrémité du fil qui retombe de votre côté ; la jeune fille l’attire à elle, fixe l’échelle en dedans du mur, comme vous en dehors ; et, par la Vierge ! vous pouvez, par une belle nuit, entrer dans le saint lieu, et en sortir aussi facilement que je vide ce verre.

— Par mon kangiar ! jeune homme, tu connais le fort et le faible de la redoute, et ma foi, j’ai bien envie…

À ce moment un vieux nègre à cheveux blancs, le seul de l’équipage qui ne fût pas muet, descendit rapidement, s’élança dans la chambre, et interrompit le Gitano.