Plik et Plok/El Gitano/04

Eugène Renduel, éditeur-libraire (p. 43-54).
◄  Le Gitano
El Gitano



CHAPITRE IV.

Les Deux Tartanes.


Adieu la balancelle
Qui sur l’onde chancelle,
Et comme une étincelle
Luit sur l’azur des mers.
........
Victor Hugo, Navarin.


— En avant, mon fidèle Iskar, vois, la mer est azurée et la vague vient doucement caresser ton large poitrail, tout blanchi d’écume ! En avant ! tu plonges dans l’eau limpide tes naseaux qui s’ouvrent et frémissent ! et ta longue crinière roule des perles brillantes comme des gouttes de rosée. En avant ! déploie encore ces jarrets vigoureux qui fendent la lame en sifflant. Courage, mon fidèle Iskar, courage ; car, hélas ! les temps sont changés ! — Que de fois, sous la fraîche verdure du Prado de Séville et de Cordoue, tu atteignis et dépassas les brillans boggies qui entraînaient de belles filles de Grenade brunes et rieuses, avec leur réseau de pourpre qui volait au vent, et leur riche monillo attaché par des agrafes chatoyantes ! — Que de fois tu as bondi d’impatience auprès de l’étroite fenêtre fermée par un store soyeux, derrière lequel soupirait ma chère Zetta ! — Que de fois tu as henni pendant que nos lèvres se cherchaient et se pressaient brûlantes, quoique séparées par le tissu jaloux ! — Mais alors j’étais riche ; alors le pavillon de guerre aux larges bandes rouges et au lion royal se hissait au grand mât quand je montais à bord de ma vaillante frégate ; alors l’inquisition n’avait pas mis ma tête à prix !… Alors on ne m’appelait pas le réprouvé ! et plus d’une fois la femme d’un grand d’Espagne m’a souri tendrement, quand par un beau soir d’été j’accompagnais sur ma guzla sa voix pure et sonore ! — Allons, courage, mon fidèle Iskar, car le passé est loin !! Mais tu m’as entendu, car tes oreilles se dressent et tes hennissemens redoublent. Courage… voici ma tartane ! la voici, mon amoureuse, qui se balance sur les flots ainsi qu’un alcyon se laisse bercer dans son nid par une lame transparente ! Mais n’entends-tu pas comme moi des cris confus et éloignés, une rumeur affaiblie qui vient expirer à mes oreilles ? Par le disque d’or du soleil ! c’est cette ignoble foule de Santa-Maria que mon nom a terrifiée, et qui s’est abîmée sous les débris de l’arène ! Au moins pour la seconde fois je l’ai vue, cette nonne. — Qu’elle est belle ! et demain ensevelie à jamais dans le couvent de Santa-Magdalena !… Ô crime ! et je ne la ravirais pas à Dieu !

Et son sourire avait quelque chose d’affreux.

À peine le Gitano achevait-il ces mots, que de la tartane s’abattit sur l’eau un espèce de pont flottant et incliné, qui était amarré aux bordages du navire par de longs bras de fer. Le cheval appuya fortement ses pieds de devant sur l’extrémité de ce plancher, et d’un élan vigoureux gagna le tillac, qui s’élevait fort peu au-dessus du niveau de la mer.

L’intérieur de ce bâtiment était tenu avec un soin et une propreté rares, et on ne voyait personne à bord, personne, qu’un gros moine rebondi, vêtu d’une robe bleue et ceint d’une corde ; mais le révérend paraissait être dans un état pénible d’inquiétude et d’angoisse : armé d’une énorme longue vue, il la braquait incessamment sur l’espace qui sépare Santa-Maria de l’île de Léon, en poussant par intervalle des exclamations, des lamentations et des invocations à attendrir un Corrégidor.

Mais quand il eut aperçu le Gitano, sa figure prit vraiment une expression à faire pitié ; son front bas et rasé était couronné d’une ligne circulaire de cheveux d’un blond pâle qui semblèrent se dresser de fureur. Il roulait des yeux hagards…, et un tremblement convulsif agitait ses lèvres et son triple menton. Enfin, ayant fait évidemment tous ses efforts pour articuler un mot, et ne pouvant y parvenir, il saisit le Gitano par le bras, et du bout de sa longue-vue, qui tremblait dans sa main d’une manière effroyable, il lui désigna un point blanc que l’on apercevait à l’entrée du golfe.

— Eh bien ! qu’est-ce que cela ? demanda le réprouvé.

— C’est… c’est… le… le… garde-côte ! bégaya le moine après une peine extrême. Et l’on entendait ses dents s’entre-choquer. Et il le regardait, les bras croisés sur sa poitrine haletante.

Le Gitano haussa les épaules, fut s’asseoir sur un bastingage, et se tourna vers Santa-Maria en répétant : — Qu’elle était belle !

La longue-vue tomba des mains du moine ; il se frappa le front, eut l’air de se recueillir un moment, essuya son visage inondé de sueur, fit comme un violent effort sur lui-même pour prendre une résolution hardie ; et, s’adressant au commandant de la tartane, qui paraissait toujours absorbé dans son amoureuse rêverie :

— Réprouvé,… renégat,… damné, apostat, excommunié,… fils de Satan,… bras droit de Belzébuth !…

— Eh bien ! dit le Gitano, que ce bouillant exorde avait tiré de ses réflexions.

— Eh bien ! trois fois maudit ! je te somme, au nom du supérieur du couvent de San-Francisco, mon maître et le tien…

— Le mien ! non, moine.

— Mon maître et le tien, de déployer tes voiles et de prendre le large. Ce garde-côte approche, et nous devrions être en vue de Tarifa, si l’enfer ne t’avait pas suggéré la folle pensée d’aller à cette course de taureaux, et de me laisser là tout seul, moi qui n’entends rien à vos manœuvres maudites. Et si l’on t’avait saisi, puisque ta tête est mise à prix !

— Je ne le craignais pas.

— Il ne s’agit pas de toi, par le Christ ! mais bien de moi. Si tu avais été arrêté à terre, comment aurais-je fait ici, moi ?

— Que voulez-vous, les distractions sont rares dans notre état ; l’idée de voir cette fête m’a souri, et mon bon ange m’a guidé, mon père !

— Ne m’appelle pas ton père, damné ! Pour celui que tu nommes ton bon ange, par san Juan ! il a le pied fourchu.

— Comme vous voudrez, je n’y tiens pas. Quant à votre sommation, j’en fais cas comme de cela… Et il frappa de sa houssine ses bottes toutes trempées d’eau. — Sachez donc que j’attendrai non-seulement ce garde-côte, mais encore un autre qui doit arriver de l’est.

— Tu les attendras ! sainte Vierge ! tu les attendras ! ô san Francisco, priez pour moi !

Et après un moment de silence, il s’écria de toutes ses forces : — En haut le monde ! en haut, mes frères ! Au nom du supérieur de San-Francisco, je vous ord…

— Finissons, moine ! dit le damné ; et il lui mit une main sur la bouche, et de l’autre serra si violemment le bras du tonsuré, que le malheureux comprit toute la signification de ce geste, et se jeta sur le pont du navire avec l’expression de cette terreur muette qui nous accable quand nous avons la conviction intime de ne pouvoir échapper à un danger imminent.

Le Gitano sourit de pitié, puis il regarda fixement dans la direction de la baie de Cadix.

— Par les rochers de la Carniole ! tu tardais bien aussi, toi ! s’écria-t-il en voyant le second lougre poindre à l’horizon et s’avancer rapidement. — Vous arrivez là comme deux limiers qui traquent une biche dans un hallier ; mais les limiers sont lourds et pesans, tandis que la biche est légère et rusée. Par les yeux bleus de tantôt ! la chasse va déjà commencer, car voici les fanfares.

C’était un des lougres qui assurait son pavillon d’un coup de canon. À ce bruit inattendu, le malheureux moine fit un bond convulsif, souleva craintivement sa tête au-dessus du plat-bord, et, apercevant les deux garde-côtes, la baissa vite et se précipita dans le faux-pont en faisant de nombreux signes de croix.

Le Gitano s’approcha silencieusement de la boussole, compara sa direction avec l’air de vent, calcula les chances de brise, réfléchit un instant,… puis prit un sifflet d’or suspendu à sa ceinture, en fit sortir trois sons aigus, et d’un bond fut sur le bastingage.

À ce signal, dix-huit nègres montèrent silencieusement sur le pont. Un second coup de sifflet avait à peine retenti, que la tartane avait gréé et déployé son antenne, son beaupré et sa trinquette, bordé ses phoques, et que le damné tenait la barre du gouvernail. Les deux lougres s’approchaient de chaque côté, et n’étaient pas à une portée de canon de la tartane, lorsque celle-ci vira de bord, passa intrépidement au milieu de ses ennemis en leur envoyant sa volée, et laissa porter en plein sur la pointe de la Torre, en piquant droit dans le vent. Cette incroyable manœuvre ne pouvait être tentée qu’avec un navire aussi fin voilier et d’une marche aussi supérieure ; or, avant que les deux lougres eussent pris le vent, le Gitano louvoyait déjà sous le promontoire, qui le cachait aux yeux des Espagnols malhabiles qui avaient masqué, et étaient encore occupés à s’orienter. C’est à cet endroit que les habitans de Santa-Maria les perdirent de vue.

À une portée de fusil de la base de ce promontoire, s’élevait une chaîne d’énormes blocs de granit qui formaient, en s’avançant dans la mer, les bords escarpés d’un étroit chenal qui serpentait entre eux et le pied de la montagne, et n’avait d’issue qu’à travers les brisans les plus dangereux.

Le Gitano avait une telle habitude de ces écueils, qu’il s’aventura sans crainte dans cette passe, et, après y avoir navigué avec une adresse merveilleuse, il fit carguer toutes les voiles, et démâter en larguant les haubans qui n’étaient pas établis à poste fixe, mais sur des mouffles, de sorte qu’au bout de quelques minutes, la tartane, qui tirait peu d’eau, était rase comme un ponton, et entièrement cachée par les rochers qui masquaient le canal du côté de pleine mer.

Là, le sifflet du damné retentit de nouveau, mais à deux reprises différentes, avec des modulations singulières.

Aussitôt on entendit le bruit d’avirons qui battaient l’eau en mesure, et l’on vit sortir de derrière un quartier de roche une tartane en tout semblable à celle du Gitano. À l’arrière était le jeune homme à la douce figure et au menton imberbe qui avait tant étonné le barbier Florès. Le damné lui fit un signe qu’il parut comprendre, car il hala son navire le long des rochers tant qu’il fut sous-venté par la hauteur du cap ; puis, étant parvenu à l’autre extrémité du chenal, après avoir habilement évité une foule de récifs, il prit le vent, gonfla ses voiles, et débouqua de la passe à l’instant que les deux lougres espagnols doublaient enfin le promontoire. Quand ils aperçurent cette nouvelle tartane, ils firent force de voile, et laissèrent porter sur elle, croyant toujours poursuivre le Gitano.

— Vous êtes de braves chasseurs, disait celui-ci, assis tranquillement sur sa poupe. La biche vous a donné le change, vous êtes sur une fausse voie ; et pendant que ce faon va croiser dans tous les sens pour vous fatiguer et vous entraîner à sa poursuite, la biche mettra bas les riches tissus de Venise, les aciers d’Angleterre et les cuivres d’Allemagne qu’elle tient renfermés dans ses flancs. Allons ! allons en chasse ; et, par cette étoile qui commence à briller, puisse la mienne être heureuse cette nuit, car le soleil baisse !

En effet, déjà le soleil touchait à son déclin, et la mer et le ciel, se confondant à l’horizon enflammé, ne formaient qu’un immense cercle de feu. Le sommet des flots scintillait éclairé par de longs reflets d’or qui venaient s’éteindre dans les ombres que projetaient les grands rochers de la côte. Long-temps on vit la tartane manœuvrer avec une agilité surprenante pour échapper aux deux lougres. Tantôt elle carguait à demi ses voiles rouges et mettait en travers à la lame. La vague alors la couvrait d’une mousse blanche qui retombait en pluie, brillante des nuances diaprées de l’arc-en-ciel, et semblait l’entourer d’une auréole de pourpre et d’azur ; et là, elle attendait ses ennemis, la perfide, en se laissant aller aux ondulations de l’eau… Puis, quand ils approchaient, frémissante sous son gouvernail, elle venait au vent, étendait ses voiles comme de grandes ailes de pourpre, et laissait bien loin derrière elle ces bons bâtimens espagnols qui s’étaient follement flattés de la saisir.

Tantôt virant de bord, et se couvrant tout à coup de pavois et de pavillons de mille couleurs, elle courait elle-même sur les garde-côtes. Eux se séparaient aussitôt pour la prendre entre deux feux, et se préparaient activement au combat. Mais elle, comme une coquette inconstante et capricieuse, revenait sur ses pas, serrait le vent au plus près, et allait se plonger dans les flots de lumière qui embrasaient l’atmosphère, désespérant ainsi ces honnêtes garde-côtes, qui venaient encore de faire une tentative inutile. Enfin, elle usait de la supériorité de sa marche et de sa manœuvre pour réussir à fatiguer les deux lougres, et à les entraîner avant la nuit loin de l’endroit où le Gitano comptait opérer son débarquement.

Or, la maudite remplit si bien ses instructions que peu à peu les trois navires se voilèrent de vapeur, s’enfoncèrent dans la brume et disparurent tout-à-fait quand le soleil ne jeta plus qu’une lueur sombre et rougeâtre, et que les étoiles commencèrent à briller.

En ce moment, le Gitano, penché sur l’avant de sa tartane, écoutait d’une oreille attentive un bruit cadencé qui résonnait lourdement comme le pas de plusieurs chevaux.

— Enfin ce sont eux ! s’écria-t-il.