Plik et Plok/Kernok le pirate/08


Eugène Renduel, éditeur-libraire (p. 275-281).
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Kernok le pirate


CHAPITRE VIII.

Prise.


....Vil métal !
Burke.
......Passible !
Balzac.


— Sacrebleu, le beau coup ! Vois donc, maître Zéli… Le boulet est entré au-dessous du couronnement, et est sorti par le troisième sabord de tribord. Mordieu, Mélie, tu fais merveille !

Ainsi disait Kernok, une longue-vue à la main, et caressant la couleuvrine encore toute fumante qu’il venait de pointer lui-même sur le San-Pablo, parce que ce navire n’avait pas hissé assez vite son pavillon.

C’est ce boulet qui venait de tuer Carlos et sa femme.

— Ah ! c’est heureux, reprit Kernok, en voyant le pavillon anglais se dérouler peu à peu au bout de la corne du trois-mâts. C’est heureux, il se nomme,… il dit de quel pays ? mais je ne me trompe pas… un Anglais ; c’est un Anglais, et le chien ose le signaler, et il n’a pas un canon à son bord ! Zéli, Zéli, cria-t-il d’une voix de tonnerre, fais larguer toutes les voiles du brick, border les avirons ; dans une demi-heure nous nagerons dans ses eaux. Vous, lieutenant, faites faire le branle-bas de combat, envoyez les hommes à leurs pièces, et distribuez les sabres et les piques d’abordage.

Puis, s’élançant sur une caronade : — Enfans ! si je ne me trompe, ce trois-mâts arrive de la mer du Sud ; à cette guibre courte et camarde, à cette rentrée, je reconnais un bâtiment portugais ou espagnol qui se rend à Lisbonne sous pavillon Anglais, ignorant peut-être que la guerre est déclarée à l’Angleterre. Ça le regarde. Mais ce chien-là doit avoir des piastres dans le ventre. Nous allons voir, Cordieu ! Enfans, sa coque seule vaut vingt mille gourdes ! Mais patience, l’Épervier étend ses ailes et va bientôt montrer ses ongles. Allons, enfans ! nageons, nageons ferme !

Et il animait de la voix et du geste les matelots qui, courbés sur les longs avirons du brick, doublait la vitesse que lui donnait la brise.

D’autres marins s’armaient précipitamment de sabres et de poignards, et maître Zéli faisait en tous cas disposer les grappins d’abordage.

Kernok, lui, après avoir fait toutes ses dispositions, descendit dans le faux-pont, et enferma Mélie, qui dormait dans son hamac.

On était prêt à bord de l’Épervier : le capitaine du malheureux San-Pablo, reconnaissant le brick de Kernok pour un bâtiment de guerre, tout en gémissant du malheur arrivé à son bord, avait hissé le pavillon anglais, espérant se mettre sous sa protection.

Mais quand il vit la manœuvre de l’Épervier, dont la marche était encore hâtée par de longs avirons, il n’eut plus de doute et comprit qu’il était tombé sous le vent d’un corsaire.

Fuir était impossible. À la faible brise qui soufflait par rafales avait succédé un calme plat, et les avirons du pirate lui donnaient un avantage de marche positif. Il ne fallait plus songer à se défendre. Que pouvaient faire les deux mauvais canons de San-Pablo contre les vingt caronades de l’Épervier, qui ouvraient leurs gueules menaçantes ?

Le prudent capitaine mit donc en panne, attendit l’événement, ordonna à son équipage de se prosterner à genoux, et d’invoquer san Pablo, le patron du navire, qui ne pouvait manquer de manifester sa puissance dans une telle occasion.

Et, suivant l’exemple du capitaine, l’équipage dit un Pater.

Mais l’Épervier avançait toujours…

Deux Ave.

On entendait déjà le bruit de ses avirons, qui battaient les flots en cadence…

Cinq Credo.

Vale me Dios ! c’était la voix, la grosse et terrible voix de Kernok qui résonnait aux oreilles des Espagnols.

— Oh ! oh ! disait le pirate, il met en panne ; il amène son pavillon, le gredin est souventé ; il est à nous, Zéli, fais mettre en travers, armer la chaloupe et le grand canot ; je vais aller flâner à bord.

Et Kernok, passant des pistolets dans sa ceinture, s’armant d’un large coutelas, fut d’un bond dans l’embarcation.

— Et si c’est une ruse, si le trois-mâts fait un seul mouvement, cria-t-il au lieutenant, faites force d’avirons, et venez vous embosser à longueur de gaffe.

…Dix minutes après, Kernok sautait sur le pont du San-Pablo, ses pistolets à la main, son sabre entre ses dents.

Mais il poussa un tel éclat de rire que sa bonne lame tomba de sa bouche. S’il riait tant, c’était de voir le capitaine espagnol et son équipage agenouillés devant une statue grossière de saint Paul, et se frappant la poitrine à coups réitérés. Le capitaine surtout baisait une relique avec une ferveur toujours croissante, en murmurant : — San Pablo ora pro nobis

San Pablo ne pria point, hélas !

— Finis tes singeries, vieux corbeau, dit Kernok, quand il eut assez ri, et mène-moi à ton nid.

— Senor, no entiendo, répondit en frissonnant le malheureux capitaine.

— Ah ! c’est vrai, dit Kernok, tu n’entends pas le français.

Or, comme Kernok possédait de toutes les langues vivantes, juste ce qui était relatif et nécessaire à sa profession, il reprit avec aménité :

El dinero, compadre, — l’argent, compère. —

Et l’Espagnol essaya de balbutier encore un no entiendo.

Mais Kernok, qui était au bout de son instruction, remplaçant le dialogue par la pantomime, lui mit sous le nez le canon de son pistolet.

À cette invitation, le capitaine poussa un profond, un douloureux, un poignant soupir, et fit signe au pirate de le suivre.

Quant au reste de l’équipage du San-Pablo, les matelots du brick l’avaient garrotté pour n’être pas distraits dans leurs opérations.

L’entrée de la soute, où était déposé l’argent de don Carlos, se trouvait sous la natte qui couvrait le plancher. Aussi Kernok fut-il obligé de passer par la chambre où gisaient les restes sanglans des deux époux. Le pauvre capitaine détourna la vue, et passa la main sur ses yeux.

— Tiens ! dit Kernok en poussant le cadavre du pied, voilà l’ouvrage de Mélie. Mordieu, quelle besogne ! Ah ça ! mais el dinero,… el dinero, compère, c’est l’important.

Ils ouvrirent la soute ; alors Kernok fut sur le point de se trouver mal à la vue d’une centaine de tonneaux cerclés en fer, sur chacun desquels on lisait 20,000 piastres (50,000 fr.)

— Est-il possible ! s’écria-t-il. Quatre, cinq… peut-être dix millions !

Et, dans sa joie, il embrassait son second, il embrassait les matelots, il embrassait le capitaine espagnol, il embrassait tout le monde, tout, jusqu’aux cadavres sanglans de Carlos et d’Anita !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Deux heures après, une embarcation conduisait à bord de l’Épervier les cinq dernières tonnes d’argent, reste des dépouilles du trois-mâts marchand, où Kernok avait laissé dix hommes de garnison, l’équipage espagnol garrotté sur le pont, et le capitaine attaché au grand mât.

— Enfans, dit Kernok, je vous donne ce soir, comme on dit, nopces et festin, et puis une surprise, si vous êtes sages.

— Mordieu ! sacrebleu ! capitaine, nous serons sages, sages comme des vierges, répondit maître Zéli en faisant l’agréable.