Plik et Plok/Kernok le pirate/11


Eugène Renduel, éditeur-libraire (p. 307-313).
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Kernok le pirate


CHAPITRE XI.

Combat.


L’abordage !… L’abordage,
On se suspend au cordage,
On s’élance des haubans.
........

Victor Hugo. — Navarin.


— Maître Durand ! des boulets !! — Maître Durand, il vient de se déclarer une voie d’eau dans la fosse aux lions. — Maître Durand, ma tête, mon bras, tenez, voyez comme ça saigne ! Et le nom de maître Durand, le canonnier-chirurgien-charpentier de bord retentissait depuis le pont jusqu’à la cale, dominant le bruit et le tumulte inséparables d’un combat aussi acharné que celui qui se livrait entre le brick et la corvette ; et de fait, à chaque volée qu’il envoyait, l’Épervier tremblait et craquait dans sa membrure comme s’il eût été sur le point de s’entr’ouvrir.

— Maître Durand, des boulets ! — La voie d’eau ! — Ma jambe ! répétaient les voix confuses et pressées.

— Mais, sacredieu ! un instant ; je ne puis pas tout faire : des boulets à envoyer en haut, une avarie à réparer en bas, vos blessures à regarder ; … il faut commencer par le plus pressé, et puis on s’occupera de vous, tas de braillards ; car à quoi êtes-vous bons maintenant ? vous êtes aussi inutiles qu’une vergue sans voiles et sans ralingues.

— Maître ! des boulets ! vite des boulets !

— Des boulets ? vrai Dieu ! quels coups ! si on joue cet air-là encore pendant un quart-d’heure, nous serons à sec de gargousses. Tenez, enfans, et ménagez-les. Ce sont les dernières.

Alors M. Durand quitta le sac du canonnier pour prendre le maillet du calfat, et se précipita dans la fosse aux lions afin d’arrêter la voie d’eau.

— Sacrebleu ! je souffre bien, dit maître Zéli.

Il était étendu par terre dans le faux-pont, à peine éclairé par un fanal soigneusement fermé ; sa cuisse droite ne pendait plus qu’à un seul lambeau, la gauche avait été entièrement emportée.

Autour de lui gémissaient d’autres blessés, jetés pêle-mêle sur le plancher en attendant que M. Durand pût quitter le maillet pour le couteau.

— Sacrebleu ! j’ai soif, continua maître Zéli ; je me sens faible. C’est à peine si j’entends nos canons parler ; est-ce qu’ils sont enrhumés ?

Au contraire, les bordées étaient plus nourries et plus éclatantes que jamais : c’est que l’audition de maître Zéli était déjà affaiblie par les approches de la mort.

— Oh ! j’ai soif, dit-il encore, et froid, moi qui avais si chaud tout à l’heure. Puis, s’adressant à un confrère : — Fais donc attention, toi, le Polonais, qu’est-ce que tu as à te raidir comme ça ? Oh ! cré coquin ! est-il laid ? Tiens, voilà ses yeux blancs.

C’en était un qui expirait dans les dernières convulsions de l’agonie.

— Durand, viens donc, cordieu ! cria de nouveau Zéli, viens voir ma jambe, mon vieux.

— Je suis à toi dans l’instant ; un coup de maillet encore, et l’avarie que nous avions à la flottaison ne paraîtra pas plus que la trace d’un aviron sur la surface de l’eau. Allons, à ton tour ; nous nous sommes donc cognés ?

— Oui, un peu, répondit Zéli.

M. Durand décrocha le fanal et l’approcha de maître Zéli, qui grimaça une espèce de sourire, tout fier de la surprise de M. Durand.

— Tiens, dit le chirurgien-charpentier-canonnier, où est donc ton autre jambe, farceur ?

— Là haut, sur le gaillard d’avant, encore, peut-être… Allons, débarrasse-moi de celle-ci, car elle me gêne. On dirait qu’on m’a attaché un boulet de 36 au pied. Oh ! j’ai soif, toujours soif.

Tout en examinant la jambe de maître Zéli, M. Durand secoua trois ou quatre fois la tête et sifflota, fort bas, il est vrai, l’air du Bouton de rose, puis finit par dire : — Tu es f….., mon vieux.

— Ah ! mais là, vrai, bien… !

— Oh ! bien.

— Alors, si tu es un brave garçon, prends mon pistolet, et casse-moi la tête.

— J’allais te le proposer.

— Merci.

— Tu n’as pas de commission avant ?

— Non. Ah ! si : tiens, voilà ma montre ; tu la donneras à Grain-de-Sel.

— Bien. Allons…

— Ah ! j’oubliais ; si le capitaine ne crève pas là-haut comme un mousquet, dis-lui de ma part qu’il a commandé comme un brave.

— Bien. Voyons…

— Ainsi, tu crois que je suis ce qui s’appelle…

— Oui, foi d’homme, et tu penses bien que je ne voudrais pas faire une farce à un ami.

— C’est vrai. Malgré ça, c’est vexant tout de même… Brrr. Quel froid ! Je ne puis presque plus parler… Il me semble que ma langue est aussi lourde qu’un morceau de plomb. Tiens, ça tourne… Adieu, vieux. Encore une poignée de main… Allons, y es-tu ?

— Oui.

— Ah ça ! ne me manque pas ! Feu ! me vl’à guéri…

Il tomba.

— Pauvre b…, dit M. Durand. Ce fut l’oraison funèbre de maître Zéli.

M. Durand aurait peut-être désiré terminer toutes ses opérations aussi cavalièrement ; mais ses autres cliens, effrayés de la violence du topique, qui avait pourtant si bien réussi à maître Zéli, préférèrent des emplâtres d’étoupe et de graisse que l’honnête docteur appliquait indistinctement à tout et pour tout, avec un supplément de consolations pour les mourans. C’était tantôt : — Bah ! après nous la fin du monde ; ou bien encore : — La prochaine campagne devait être rude, l’hiver froid, le vin mauvais ; et une foule d’autres gracieusetés destinées à adoucir les derniers momens de ces pauvres pirates, qui avaient le souci de quitter une honorable existence sans trop savoir où ils allaient.

M. Durand fut interrompu brusquement au milieu de ses soins spirituels et temporels, par Grain-de-Sel, qui tomba comme une bombe au milieu de sept agonisans et de onze morts.

— Viens-tu gâter ma besogne, chien, dit le docteur, et le mousse reçut avec cette admonition un soufflet à assommer un rhinocéros.

— Non, maître Durand ; au contraire, on demande des gargousses là haut, car on vient d’envoyer la dernière volée ; c’est la corvette anglaise qui tient bon, tout de même ; elle est rase comme un ponton, et elle fait un feu qu’on ne s’y voit pas… Ah ! — Et puis j’ai eu un doigt emporté par un biscaïen. — Tenez, maître Durand…

— Veux-tu pas que je perde mon temps à regarder ton égratignure, gredin, chien !

— Merci, M. Durand ; le fait est qu’il vaut mieux ça qu’un bras de moins, dit Grain-de-Sel en entortillant à la hâte son tronçon de doigt dans de l’étoupe. Mais tenez, ajouta-t-il, voilà une pratique qui vous arrive, maître.

C’était un blessé qu’on descendait dans le faux-pont ; comme il était mal attaché, il tomba, et s’acheva sur le panneau.

— Encore un de guéri, dit maître Durand, qui était absorbé, pensant à remédier au manque de boulets.

— Des gargousses !… en haut des gargousses ! crièrent plusieurs voix avec un accent de terreur.

— Sacrebleu ! quand on devrait charger les caronades avec des mousses, on fera feu sur l’Anglaise, s’écria maître Durand en montant rapidement sur le pont.

Grain-de-Sel le suivait, ne sachant pas si l’intention que le maître avait manifestée de l’employer comme projectile était une plaisanterie ou non. Mais, fidèle à son système de consolation, il se dit : J’aimerais encore mieux ça que d’être pendu par les Anglais.