Plik et Plok/Kernok le pirate/13


Eugène Renduel, éditeur-libraire (p. 333-342).
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Kernok le pirate


CHAPITRE XIII.

Les deux Amis.


Un’ âme si rare et exemplaire ne couste-t’elle non plus à tuer qu’un’ âme populaire et inutile.
Montaigne, liv. ii, ch. xiii.


C’est une bonne auberge que l’auberge de l’Ancre-d’Or, à Plonezoch. Près de la porte s’élèvent deux beaux chênes verts et touffus qui ombragent des tables de noyer toujours engageantes, tant elles sont soigneusement cirées ; et comme l’Ancre-d’Or est placée sur la grande place, il n’y a pas de coup d’œil plus animé, surtout à l’heure du marché, par une belle matinée de juillet.

Aussi deux honnêtes compagnons, deux appréciateurs de cette heureuse localité avaient pris racine devant une de ces tables si luisantes et si polies ; ils causaient de choses et d’autres, et la conversation devait durer depuis longtemps, car un bon nombre de bouteilles vides formaient un imposant et diaphane rempart autour des interlocuteurs.

L’un, pouvant bien avoir soixante ans, fort laid, fort brun, fort trapu, avait de larges et longs favoris tout blancs qui tranchaient d’une manière bizarre avec son teint basané. Il était vêtu d’un vaste habit bleu grotesquement taillé, d’un large pantalon de toile et d’un gilet d’écarlate aux boutons à ancres, trop court au moins de six pouces ; enfin un immense col de chemise raide et empesé se dressait menaçant, bien au-dessus des oreilles de ce personnage. En outre, de larges boucles d’argent brillaient à ses souliers, et un chapeau vernis, impertinemment posé sur le côté de sa tête, achevait de lui donner un air crâne et coquet qui contrastait singulièrement avec son âge avancé. Au reste, il était évidemment en toilette et paraissait gêné dans ses atours.

Son ami, d’une mise moins recherchée, paraissait beaucoup plus jeune. Une veste et un pantalon de drap composaient toute sa parure, et une cravate noire, nouée négligemment, permettait de voir son cou nerveux, qui supportait une figure halée, mais riante et ouverte.

— Vienne la Saint-Saturnin, dit-il, en frappant légèrement le fourneau de sa pipe sur la table pour en faire sortir toute la cendre ; vienne la Saint-Saturnin, et il y aura vingt ans que l’Épervier, — ici, il ôta sa toque de laine à carreaux rouges et bleus — que notre pauvre brick aura mouillé pour la dernière fois dans la baie de Pempoul, sous le commandement de feu M. Kernok. Et il soupira en secouant la tête.

— Comme le temps passe ! reprit l’homme au grand col de chemise, en avalant un énorme verre d’eau-de-vie ; il me semble que c’est hier, n’est-ce pas, Grain-de-Sel ? Et je t’appelle toujours Grain-de-Sel entre nous, parce que tu me l’as permis, mon garçon. Eh ! eh ! cela me rappelle notre bon temps. Et le vieillard se prit à rire doucement.

— Sacredieu ! ne vous gênez pas, monsieur Durand ; vous êtes un ancien, vous, un ami de ce pauvre M. Kernok. Et il leva encore les yeux au ciel en soupirant.

— Que veux-tu, mon garçon ? quand vient l’heure de dérâper, dit M. Durand en humant, avec un long sifflement, une goutte de vin qui restait au fond de son verre, vide depuis longtemps, quand la camarde nous tient à pic, il faut bien que le câble cède. C’est ce que je disais toujours à mes malades, à mes calfats, ou à mes canonniers, car tu sais…

— Oui, oui, je sais, maître Durand, répondit aussitôt Grain-de-Sel, qui tremblait d’entendre l’ex-canonnier-chirurgien-charpentier de l’Épervier recommencer le récit de ses triples exploits ; mais c’est plus fort que moi, ça me fend le cœur quand je pense qu’il y a encore un an, ce pauvre M. Kernok était là-bas dans sa ferme de Treheurel, et que nous fumions tous les soirs une vieille pipe avec lui.

— C’est vrai, Grain-de-Sel. Dieu de Dieu ! quel homme ! Était-il aimé dans ce canton ! Un malheureux matelot lui demandait-il quelque chose, il l’obtenait à l’instant. Enfin, depuis vingt ans qu’il s’était retiré des affaires pour vivre en bourgeois, il n’y avait qu’une voix sur sa bienfaisance. Et puis, quel respectable figure lui donnaient ses grands cheveux blancs et son habit marron ! Avait-il l’air bonhomme quand il portait sur son dos les petits enfans du vieux Cerisoët le canonnier, ou qu’il leur faisait des bateaux de sureau ! Seulement, moi, je lui faisais toujours un reproche à ce pauvre Kernok, c’était de donner dans la calotte.

— Ah ! parce qu’il était marguillier ! Bah ! c’était pour tuer le temps. Mais avouez tout de même qu’il représentait joliment dans son banc de chêne, avec ses gants blancs et son jabot, les jours de fête de la paroisse de Saint-Jean-du-Doigt.

— J’aimais mieux le voir sur son banc de quart, une hache à la main et sa corne d’amorce en sautoir, répondit l’ex-canonnier-charpentier-chirurgien en remplissant son verre.

— Et à la procession donc, maître Durand, quand il rendait le pain bénit, se dandinait-il avec son cierge, qu’il voulait toujours tenir comme une épée, malgré les leçons de l’enfant de chœur. Mais ce qui désolait surtout M. le curé, c’est que le capitaine Kernok chiquait tant, qu’à la messe il crachait sur tout le monde.

— Ça le désolait, ça le désolait… C’est donc pour ça qu’il a embêté mon vieux camarade pour lui faire laisser au presbytère vingt arpens de ses meilleurs prés.

Ici Grain-de-Sel allongea beaucoup la lèvre inférieure en clignotant des yeux, regarda maître Durand de l’air le plus fin, le plus malicieux, le plus narquois qu’il lui fut possible d’improviser, en secouant la tête d’un air négatif.

— Sacrebleu ! je le sais bien, répéta maître Durand, presque offensé de la pantomime de l’ancien mousse.

— Allons, allons, soyez calme, maître Durand, reprit celui-ci, ce n’est pas au curé qu’il a fait cette donation.

Ici une pause, ici l’étonnement de maître Durand se manifesta par l’écarquillement excessif de ses paupières et par l’absorption d’un glorieux verre de vin.

— C’est, dit Grain-de-Sel, c’est à la nièce du curé. Eh !

— Ah ! le vieux farceur, le vieux farceur, murmura maître Durand en poussant un éclat de rire tout homérique ; je ne m’étonne plus s’il était marguillier et s’il rendait le pain bénit.

Et il se laissa aller avec Grain-de-Sel à des élans de gaîté si bruyans, que des chiens qui passaient en aboyèrent.

— Ce qu’il y a de vexant, reprit Grain-de-Sel, c’est que toute la fortune de M. Kernok retourne au gouvernement, et cela parce qu’il n’a pas fait de testament.

— Fallait y penser. Et qu’est-ce qui pouvait prévoir cet accident-là ?

— Vous l’avez vu, vous, après la chose… n’est-ce pas, monsieur Durand ? car moi, j’étais allé à Saint-Pol.

— Sûr que je l’ai vu. Figure-toi, mon garçon, qu’on vient me dire : Monsieur Durand, ça sent le brûlé chez M. Kernok, mais un drôle de brûlé ! Il était, ma foi, huit heures du matin, et personne n’osait entrer dans sa chambre ; ils sont si bêtes ! J’y entre, moi, mon garçon, et… Ah ! mon Dieu ! tiens, donne-moi à boire, car ça me fait mal toutes les fois que j’y pense.

Il se remit un peu par un large trait d’eau-de-vie, et continua.

— J’y entre, et figure-toi que je manque d’être suffoqué en voyant le corps de mon pauvre vieux Kernok tout couvert d’une large flamme bleue qui courait de la tête aux pieds, tout juste comme la flamme du punch. Je m’approchai, je jetai de l’eau ; bah !… il brûlait plus fort, car il était à moitié cuit.

Grain-de-Sel pâlit.

— Ça t’étonne, mon garçon ; eh bien ! moi, je m’y attendais, je l’avais prédit.

— Prédit !…

— Oui. Il buvait trop d’eau-de-vie, et je lui disais toujours : Mon vieux camarade, tu finiras par une concustion invantanée, dit maître Durand avec importance en appuyant sur chaque mot et en gonflant ses joues.

Il voulait dire une combustion instantanée, solution exacte et vraie de la mort de Kernok, donnée par un médecin de Quimper, fort habile homme, qu’on avait mandé un peu tard.

— Et ça ne vous fait pas trembler, monsieur Durand ? dit Grain-de-Sel, qui voyait avec peine l’ex-canonnier-chirurgien-charpentier prendre la même direction que son défunt capitaine.

— Moi, c’est bien différent, mon garçon, je coupe mon eau-de-vie avec du vin ; et il la buvait pure, le vieux lascar.

— Ah !… répondit Grain-de-Sel, peu convaincu de la tempérance de M. Durand.

— Tiens, dit celui-ci, en voilà un qui mourra dans la peau d’un voleur, si on ne l’écorche pas tout vif.

Et il montrait un grand homme sec et mince, à uniforme bleu, brodé d’argent, qui traversait la place. — Que je voudrais être à bord avec ce chien de Plik, lui, les bras attachés à une échelle de hauban, le dos nu…, et moi, une bonne garcette à la main. Quand je pense que pour avoir passé par les mains de ce gueux de commissaire, nos parts de prise ont diminué de neuf dixièmes ; qu’au lieu d’avoir les soixante mille francs qui me font vivre depuis vingt ans, je devrais peut-être avoir un million, et que ce pauvre vieux Kernok n’a eu en tout que deux cents mille francs, sur les tonnes d’argent qui nous revenaient du trois-mâts espagnol !

— Bah ! reprit Grain-de-Sel, un peu plus, un peu moins. J’ai tout de même été bien content de quitter le métier avec ce que j’ai eu, et de pouvoir m’acheter un chasse-marée pour faire le cabotage. — Mais c’est depuis que je ne vois plus ce pauvre M. Kernok, que quelque chose me manque.

— À propos, reprit M. Durand, je crois que voici bientôt l’heure du service que nous lui faisons faire à Saint-Jean-du-Doigt, à ce pauvre vieux.

Grain-de-Sel tira une montre d’argent d’au moins un pouce d’épaisseur.

— Vous avez raison, monsieur Durand, il est dix heures. Puis, allongeant sa montre, attachée avec soin à une longue chaîne d’acier renforcée d’un cordonnet noir : — Tenez, la reconnaissez-vous ? dit-il au maître.

— Si je la reconnais !… c’est celle que ce pauvre Zéli m’a dit de te remettre le jour du combat de l’Épervier contre la corvette. Pauvre Zéli ! je le vois encore, me tendant la main, et me disant : — Tiens ;… c’est pour Grain-de-Sel. Adieu,… vieux ;… ne me manque pas.

— Sacrebleu ! dit le vieillard, tout ému, ça me fait plus de peine en y pensant maintenant, que ça ne m’en a fait dans le moment. Pauvre Zéli ! Et la tête de M. Durand retomba dans ses mains calleuses et ridées.

Grain-de-Sel paraissait absorbé par un douloureux souvenir en regardant sa montre.

— Ça nous fait cinq litres et une bouteille d’eau-de-vie, dit l’aubergiste, son bonnet à la main, et inquiet du séjour prolongé des deux marins.

— Paie-toi là-dessus, dit Grain-de-Sel en lui jetant une pièce d’or.

Et donnant le bras au vieux Durand, il gagna avec lui la chapelle de Saint-Jean-du-Doigt.