Plik et Plok/Kernok le pirate/14


Eugène Renduel, éditeur-libraire (p. 343-350).
Kernok le pirate


CHAPITRE XIV ET DERNIER.

La Messe des Morts.


… Elle frappe les airs, comme le glas funeste,
Qui demande aux vivans des larmes pour les morts,
Alors qu’un froid cercueil est tout ce qui nous reste
De celle qui sourit à nos premiers efforts.

Sextius Delaunay. — Œuvres inédites.


Figurez-vous une anse resserrée entre deux montagnes, dans laquelle une foule de bateaux bretons, aux voiles rouges et carrées, viennent aborder en s’échouant sur un beau fond de sable d’une blancheur éblouissante.

Au fond, c’est la mer, dont les flots bleus, après avoir prolongé les contours de la baie, viennent mourir sur de fraîches prairies toutes coupées de haies de rosiers sauvages et d’aubépines en fleurs qui répandent au loin leur parfum.

Ça et là quelques chênes séculaires soutiennent un toit de chaume couvert de jolies pervenches bleues et de clématites, qui pendent en longues guirlandes.

Pour animer ce paysage, tantôt c’est une chèvre dressée sur ses pattes de derrière, qui paraît suspendue à ces festons verdoyans ; tantôt c’est la mince charrette traînée par de grands bœufs, et le cri rauque et continu de l’essieu, et la chanson sauvage du Bragoubras, et l’allure rapide du montagnard d’Arrès, qui monte à cru un de ces petits chevaux noirs au poil frisé, à l’œil saillant, aux jambes nerveuses, qui gravissent les mornes de la côte avec autant de légèreté qu’un chamois.

Puis, au milieu de cette colline, dont la pente est presque insensible, on voit les bâtimens consacrés à Saint-Jean-du-Doigt. Ici l’église gothique avec ses arceaux et ses ogives, ses longues et frêles colonnes, ses frontons découpés à jour comme une légère dentelle, contrastent singulièrement avec le lourd clocher de plomb qui élève son faîte gris et terne au-dessus de la sombre verdure des mélèzes et des sapins.

Les tintemens redoublés, de toutes les cloches de l’église de Saint-Jean annonçaient la cérémonie dont nous avons parlé, un service funèbre pour l’âme de feu M. Barbe-Nicolas Kernok, propriétaire à Treheurel. Or, toute la population du canton, dont le digne vieillard était adoré, avait quitté ses travaux pour venir rendre un dernier hommage à son respectable bienfaiteur.

Il fallait voir quelle foule se pressait sous le porche de l’église, et les jeunes filles au corset écarlate brodé de bleu, à la blanche coiffe, et les vieilles femmes avec leurs capes, qui les cachaient, et les hommes avec leur barrette noire, d’où s’échappaient de longs cheveux qui tombaient jusque sur leur large ceinture de cuir, où était passé un large couteau.

Tout cela se heurtait et devisait en attendant que les portes fussent ouvertes.

Bientôt arrivèrent Grain-de-Sel et maître Durand. À leur aspect, toutes les têtes s’inclinèrent ; eux ne répondirent que par un salut protecteur à ces marques de déférence.

Enfin, la porte s’ouvrit ; chacun se rua, se heurta, se coudoya, et chacun fut casé.

Le soleil dardait joyeusement ses rayons dorés à travers les vitraux coloriés de la chapelle, et venait réfléchir leurs mille nuances sur le banc de chêne noir et poli, tout chargé de lourdes sculptures, sur le banc où s’épanouissait Kernok aux jours solennels. Hélas ! qu’il était bien ! avec quelle dignité calme il étalait son immense jabot et son habit marron ! Avec quelle adresse il dérobait sa chique à l’œil du curé ! Avec quel air de componction il fermait les yeux, feignant de prier et de se recueillir, alors que le prône du prédicant l’affectait de la plus agréable somnolence.

Et il fallait que le souvenir de cette figure vénérable fût encore bien présent à la pensée de Grain-de-Sel et de M. Durand ; car ils s’arrêtèrent immobiles devant le banc d’œuvre.

— Je crois toujours le voir, dit M. Durand.

— Et moi aussi, répondit Grain-de-Sel.

Une rumeur sourde annonça l’arrivée de M. Karadeuc, le desservant de la paroisse.

Il officia.

Après l’office, M. Karadeuc monta en chaire.

Alors les fidèles saisirent ce moment pour éternuer, se moucher, tousser, bâiller, soupirer, se tourner et se retourner.

Puis on fit silence,… mais grand silence !

Le prédicateur s’avança sur le bord de sa tribune, y étala des mains osseuses et velues ; ses yeux brillaient sous ses épais sourcils roux, et sa bouche grimaçait un singulier sourire ;… puis il commença :

— Mes chers frères, apprehendi te ab extremis terræ et a longinquis ejus vocavi te ; elegi te, et non abjeci te ; ne timeas, quia ego tecum sum.

Comme l’auditoire se composait de Bas-Bretons renforcés, cet exorde fit peu d’effet.

— Oui, mes frères, ce qui veut dire : Je t’ai pris par la main pour te ramener des extrémités de la terre ; je t’ai appelé des lieux les plus éloignés ; je t’ai choisi, et je ne t’ai pas rejeté ; ne crains rien, parce que je viens à toi.

Or, mes frères, ces paroles peuvent s’appliquer au vertueux, au digne, au respectable vieillard que nous pleurons tous,… en un mot, à M. Barbe-Nicolas Kernok, ancien négociant.

Ici M. Durand donne un premier coup de coude à Grain-de-Sel, qui, se prenant le nez entre le pouce et l’index, laisse échapper une espèce de mugissement sourd et de rire étouffé.

— Hélas ! mes frères, reprit le curé, cet ancien négociant, ce Kernok, c’était aussi un agneau éloigné du bercail ! Cet agneau était aussi dans des pays éloignés,… et la Providence l’a pris par la main.

— Par la patte, dit le vieux Durand.

— Comparer le capitaine à un agneau ! répondit Grain-de-Sel en mettant sa toque devant sa figure.

Le prédicateur continua nonobstant.

— La Providence, mes frères, lui a dit aussi : Elegi non abjeci te,… je t’ai choisi, et je ne t’ai pas repoussé, quoique ta vie ait été agitée.

— Il appelle ça agitée, murmura Durand, en donnant un second coup de coude à Grain-de-Sel, qui riposta avec la même énergie, c’est-à-dire d’une force à enfoncer deux côtes à l’ex-charpentier-chirurgien-canonnier. Oh ! ils se comprenaient.

—… Oui, mes frères, agitée. Mais après avoir navigué sur une mer orageuse, la poupe de son esquif atteignit un rivage de paix et de repos.

— La poupe ! ça parle marine ! dit Durand d’un air méprisant ; la proue, donc, la proue, sacristain !

Le curé jeta un regard d’indignation sur Durand, et répéta avec obstination : — Mais la poupe de son esquif atteignit enfin le rivage de la paix et du repos, où ce vertueux, ce digne, ce respectable, ce pieux, cet angélique vieillard, fit épanouir la fleur de la bienfaisance et de la religion…

— Est-il bête, ce curé ! murmura Grain-de-Sel.

— Bête comme un hareng, répondit Durand en haussant les épaules.

— Ainsi, mes frères, reprit le prédicateur, unissez-vous à moi pour remercier le roi des rois de ce qu’il a couronné celui que nous pleurons, d’une des auréoles de son éternité.

— Amen, répondirent les assistans.

— Dis donc, Grain-de-Sel, vois-tu le capitaine Kernok coiffé d’une auréole ? dit maître Durand.

Mais Grain-de-Sel ne l’écoutait plus, car le curé était descendu de la chaire, pour se diriger vers le cimetière où reposait Kernok ; ils arrivèrent devant sa tombe.

La figure de Grain-de-Sel devint sombre et sévère, il tenait sa toque dans ses deux mains pendantes, et Durand lui serrait le bras, en s’essuyant les yeux.

Alors le curé dit quelques prières, qui furent répétées en chœur par les assistans agenouillés, puis tout le monde se retira.

Durand et Grain-de-Sel restèrent seuls.

Et le Soleil avait déjà disparu depuis longtemps derrière les montagnes de Tregnier, que les deux amis étaient encore assis près du tombeau de Kernok, muets et pensifs, la tête cachée dans leurs mains.


FIN.