Mosaïque (Girard)/Texte entier

Deom Frères, Éditeurs (p. ).
◄  Sommaire


MOSAÏQUE















du même auteur

FLORENCE, (roman)
Épuisé

en préparation

LA SOUFFRANCE DE LA VIE, (roman)

Il n’a été tiré que 524 exemplaires du présent ouvrage.


RODOLPHE GIRARD

MOSAÏQUE


DÉOM FRÈRES, Éditeurs.
1877, rue Sainte-Catherine, 1877
Montréal
1902.


Enregistré, en l’année 1902, au Ministère de l’Agriculture à Ottawa,
conformément à l’Acte des Droits d’Auteur.


À MADAME RÉGINE GIRARD
Ma chère amie,

Ta collaboration morale, manifestée par tes bonnes paroles d’encouragement, m’ayant puissamment aidé dans la composition de cet ouvrage, il est juste que ton nom soit associé au mien, dans ce livre, comme dans la vie.

RODOLPHE G.


FIN D’UN CÉLIBATAIRE




A aston, en rentrant chez lui, allongea paresseusement sur un divan aux prétentions orientales, ses membres longs et secs comme des queues de billard.

La tête enfouie dans une hécatombe de coussins brodés d’excentriques chinoiseries, il chauffa béatement au soleil, qui inondait son boudoir, son ventre plat comme une écuelle de capucin. Un nonchalant lézard, accroché aux raboteuses et tièdes parois d’un mur n’eût pas ressenti de plus complet bien-être.

Avant de partir pour sa solitaire pérégrination dans le doux pays des rêves, ce qui lui arrivait pour le moins aussi fréquemment que les salamalecs du Musulman, Gaston se mit en devoir de rouler et de griller une cigarette.

Insensiblement, les légères vapeurs bleues et diaphanes s’anéantirent dans la somnolente torpeur de la chambre, et la cigarette à demi consumée, s’échappant des doigts du jeune homme, tomba dans le crachoir.

Gaston dormait.

 

L’orgue de la séculaire basilique laissait s’envoler de ses jeux les notes puissantes d’une marche triomphale. Mais malgré leur allegretto, ces notes pleuraient.

Gaston, l’invulnérable célibataire, Gaston, le cynique et stoïque vieux garçon, était agenouillé au pied des autels. À ses côtés était également à genoux une vierge aux formes vaporeuses, beauté chaste et farouche dont l’œil plein de mystères, est une lame d’acier qui taillade dans le vif et fait des blessures sans remède.

C’est fait. Tous les trémolos de l’émotion l’ont traversé de part en part comme poussés par une dynamo chargée de vingt-quatre mille volts. Il a passé à l’annulaire de l’épouse adorée, l’anneau d’urgence, qui miroite à ses yeux comme un serpent se mordant rageusement l’extrémité de la queue, symbole d’immortalité.

De part et d’autre, le oui fatal a été prononcé.

Bref, Gaston, le pauvre Gaston est marié. Son mouchoir est déjà tout moite de la sueur froide qui perle à son front. Radieuse et fière, la mariée, couronnée des inénarrables fleurs d’oranger, se pend au bras de son époux qui ne comprend rien, mais va, va toujours, l’épée dans les reins, commandé par une fatale destinée.

Soudain, on entend un bruit sourd, tonitruant, mêlé à des craquements sinistres et à des cris d’horrible épouvante. Les colonnes du temple, comme mises en branle par les bras noueux de quelque Samson moderne, pirouettent sur leurs bases.

L’édifice s’écroule.

La malheureuse mariée a déjà reçu sur la nuque la clef de voûte qui l’envoie promener « ad patres et matres. Gaston va être frappé à l’occiput par une énorme brique qui en descendant sur lui prend des proportions gigantesques, lorsqu’il pousse un grand cri et… se réveille.

Où suis-je ? se demande-t-il en se levant en sursaut. Cette fois, j’aurais parié ma tête que j’étais tombé dans le pétrin jusqu’aux oreilles et que tout était consommé. Mais, je t’en fichtre ! tout est à recommencer et me voilà de nouveau fort comme la mort. Je suis, comme ça, marié pas marié. L’expérience, tout de même est si peu agréable, que je n’ai pas la moindre envie du monde de la recommencer.

Pour me remettre, un verre de cognac ne sera pas si mauvais, après tout. C’est comme si je venais de lutter contre trois diables. Je me sens tout brisé.

À votre santé, madame mon épouse ! Vraiment je suis trop heureux !

Un tout petit verre à notre prospérité future ! Très bien. Et un autre à notre postérité prochaine ! Bien.

Oh ! oh ! Et ma belle-mère donc ! Un très grand verre à votre santé, belle-maman !

Naturellement, après tous ces toasts, le cerveau de Gaston commençait à entrer dans un état d’ébullition assez marqué, et le lampion de son intellect, se trouvait, ma foi, quelque peu éméché.

Se laissant choir dans un fauteuil, il songeait prosaïquement aux incommensurables avantages du célibat et aux non moins incommensurables désagréments de la vie à deux, lorsqu’un carillonnement endiablé lui fit exécuter un soubresaut de saltimbanque.

Dering, dering, dering…

Et la clochette sonnait autoritaire, impérative, furieuse.

— Oui, oui, attends-donc triple idiot, qui que tu sois. Penses-tu, par hasard, que j’aie à ma porte pour te servir, une armée de domestiques ?

Et tout en maugréant et en boitant comme une chaise à trois pieds, le jeune homme ouvrit la porte.

— Animal ! s’écria-t-il, en apercevant la binette joviale d’un sien ami, Rodrigue par le nom, ignorerais-tu qu’il est d’une parfaite impolitesse de sonner de la sorte ?

— Excepté à ton logement. Car, mon fiston, si j’en juge par les apparences, tu es dans les circonstances, présentes, sourd comme deux sourds.

— Rodrigue, as-tu du cœur, fit Gaston avec une indignation d’un comique achevé.

Non, mais un autre atout qui te fera plus plaisir, répondit Rodrigue, en exhibant à son ami ébahi, ravi, bouleversé, le col doré d’une bouteille aux flancs rebondis comme une femme enceinte.

— Que dis-tu de ce petit bijou pour fêter le trentième anniversaire de ton illustre naissance ?

— Ah ! Rodrigue ! Rodrigue ! ce que c’est que d’avoir des bons amis, des vrais amis, des sincères amis ! Et Gaston, le cœur trop plein, déborda sur le sein de son bon, de son vrai, de son sincère ami.

— Allons ! allons ! c’est comme çà. Je venais mouiller ton anniversaire et je devrai maintenant sécher tes larmes, tes grosses larmes. Mais si l’on guérit le feu par le feu, le froid par le froid, je guérirai, moi, le liquide par le liquide.

Houst ! mon ami. Regarde-moi sauter ce bouchon et, impartial comme un doge, dis-moi, si ce n’est pas de l’extra sec ?

— La vérité parle par ta bouche

Et le Montebello coula mousseux, doré, en bouillonnant dans les verres comme une chute Niagara en miniature.

— À ta santé ! À la tienne !

Les verres se désemplirent et se remplirent jusqu’à ce que le cul de la bouteille eût été laissé aussi à sec que la Mer Rouge, au passage des Hébreux, de sainte mémoire.

— Maintenant, mon garçon, permets-moi de te serrer les pinces et de te dire à la revoyure. Car vois-tu, mon cher Gaston, tu as ingurgité, bien sûr, assez de ce divin liquide, pour dormir aussi profondément qu’un Chartreux perdu dans l’odorante solitude de ses caves.

— Tu dis ?

— Je dis que tu es saoûl comme une barrique et que tu ferais rougir d’indignation le sale nourrisson de Silène.

— Regarde-toi donc dans cette glace, lâche insulteur ! Tu titubes comme sur un pont de navire ballotté par les vagues. Et où vas-tu de ce pas déséquilibré ?

— Me coucher.

— Et bien ! moi, je vais présenter mes plus respectueux hommages à mademoiselle Suzanne. Tu sais, l’innocente et blondinante enfant qui raffole de moi, à ce qu’on dit, car je ne me suis jamais connu, d’aussi irrésistibles appâts.

— Que diable, me chantes-tu là ! Une fois dans ta vie écoute la voix prudente d’un ami. Ne te montre devant âme qui vive en cet état bachique.

— J’ai dit, Iro, comme aurait affirmé l’Indien notre vieil ancêtre. J’ai dit et j’irai. Allons ! une bonne poignée de mains et bonsoir. Tu ne rapportes pas ta bouteille. Non, soit, je la garderai comme un souvenir impérissable de mon meilleur ami ».

« Jupiter, » dit Horace, « commence par rendre fous ceux qu’il veut perdre ».

Gaston, décédé au monde de la raison, endossa son habit de gala, tempêta et jura comme un Écossais en mettant son faux-col, se fit une cravate aussi inextricable que le nœud gordien.

Équipé comme pour le bal du lieutenant-gouverneur, le pauvre Gaston dirigea ses pas, raffermis par la volonté, vers le cottage où se cachait sa Suzanne.

La jeune fille, en ouvrant la porte à son chevalier errant, crut, tout d’abord, qu’il lui faisait la gracieuseté de la conduire au théâtre. Aussi se dit-elle qu’il aurait pu la prévenir quelques heures plus tôt.

Cependant, l’inopiné visiteur s’était royalement installé sur un moelleux sofa, aux souples ressorts.

Après avoir abordé successivement la pluie et le soleil, le chaud et le froid, Suzanne eut un mot pour les derniers bals, « euchre-parties » et « five o’clock teas, » trouvant à toutes un défaut et à tous une qualité prédominante, matière d’amorce.

Finalement, çà devait arriver, on piqua une pointe dans le pays du tendre, on s’aventura témérairement dans les forêts vierges de l’amour.

Subjugué par les charmes de la jeune fille, fasciné par ses grands yeux noirs, et surtout, aiguillonné par l’ultraémotion et le besoin d’expansion qui moussait dans son être démâté, l’infortuné garçon tomba dans les bras de la chaste Suzanne, pour glisser de là, dans le gouffre, à ses genoux.

Gaston, éveillé, bien éveillé, venait de faire une demande formelle en mariage, demande trois fois scellée d’un baiser.

Madame Vve  Rastapoil, mère de la jeune mademoiselle Suzanne Rastapoil, faillit en avoir une attaque d’apoplexie, ne pouvant que prononcer ces seules paroles :

— Quel bonheur, juste Ciel ! je vais être belle-mère !

Il est vrai que, ce soir-là, on trouva bien à Gaston, un air quelque peu étrange, avec un brin de timidité. Son habit de gala parut également un tant soit peu exotique, mais tout fut mis sur le compte de l’émotion du jeune homme qui n’eut pas le bonheur d’être compris.

Et voilà comment l’invulnérable célibataire se maria de la joie qu’il avait eue de ne s’être pas marié.




SIMPLE SUGGESTION




B igre ! il fait froid ! Voilà l’interjection que l’on entend partout répéter, durant les longs mois d’hiver canadien.

Il faut alors se protéger contre la froide brise hivernale.

Qu’il gèle, cependant, à pierre fendre, cela n’empêche pas et ne devra jamais empêcher le Canadien, descendant de la France très courtoise et très galante, de cesser d’être poli envers la Reine de la Création, la femme, et surtout la toujours gentille, toujours pétillante Canadienne-française, « prima inter pares. »

Mais quelle relation, m’objectera-t-on, peut-il bien exister entre l’hiver et les femmes ? Ah voilà ! quand un homme rencontre une femme, connue parfois aimée, sur son chemin, il doit vite enlever sa coiffure et dessiner un gracieux salut, comme tribut d’hommage ou d’affection.

Lorsque, cependant, le mercure du thermomètre se met dans la tête de dégringoler à dix ou vingt degrés au-dessous de zéro, c’est, ma foi ! passablement embêtant, que d’enlever son gros casque à poil et de dire la tête nue et le sourire aux lèvres : « Bonjour, mademoiselle, » ou « Bonjour, madame ».

Le moins que l’on puisse attraper, c’est un rhume qui nous importunera et nous taquinera pendant une quinzaine.

Étant entendu que c’est là une manière d’agir condamnée par nos premiers médecins, lumières de la science, étant entendu également que la femme a droit d’exiger un salut respectueux, j’ose faire une toute petite suggestion.

Quelques modérés optent pour le salut de la main, mais l’homme galant ne trouve-t-il pas cette marque de déférence trop terre-à-terre, trop homme, (ne pas lire pomme) irrespectueuse ? Reste la salutation musulmane, élégante, courtoise et pas du tout malsaine.

Vous voyez venir à vous un joli minois, où vous ne distinguez qu’un tout petit bout de nez rose et deux grands yeux brillants, noirs ou bleus, peu importe la nuance, les deux se valent. Zut ! vous inclinez profondément la tête, et vous portez la main droite au cœur, à la bouche et au front. C’est très noble avec un certain cachet étranger qui ne peut manquer de plaire.

Le mécanisme de ce salut vous semble-t-il quelque peu compliqué ? Je veux bien faire une concession en proposant la salutation chinoise.

Car, vous n’ignorez pas que le Chinois, lorsqu’il se met en frais de politesse, garde son couvre-chef sur la tête, et que plus il enfonce sur ses yeux le dit couvre-chef, plus il est tenu pour poli et bien élevé.

Alors, vite !

Arrive la femme aimée, voire même indifférente, pourvu que ce soit une femme.

Vous lancez un coup de poing bien appliqué à votre coiffure de fourrure, ou de simple feutre.

Vous ne voyez plus rien.

Mais la situation est sauvée.

La jolie damoiselle ou la respectable duègne esquissera son plus captivant sourire en murmurant :

« Est-il charmant ! »

Naturellement, je ne veux pas me réserver le monopole des suggestions, et les soumissions sont ouvertes.




ENSEMBLE




M idi. Un ciel sans nuages. Au Zénith se balance un soleil de plomb. Des champs à perte de vue traversés par la longue route grise et poussiéreuse. Là-bas, le village avec ses blanches maisonnettes et la vieille flèche de son clocher, d’où le coq en butte à toutes les tempêtes, semble continuellement aspirer à descendre.

Dans l’air meurent les derniers échos de l’Angélus. Assis sur des meules de foin, des moissonneurs prennent leur agreste repas ; d’autres, étendus dans l’herbe grasse près des fossés, reposent leurs membres rompus par le labeur. À quelques pas plus loin, près des voitures hautes comme des montagnes, les chevaux dételés et la tête basse, glanent, repus de fatigue, ce qui a été laissé par les fourches aux dards luisants.

Partout, un calme plat, interrompu tantôt par le cri d’un oiseau qui prend ses ébats dans la feuillée, tantôt par le trot incertain de quelque bonne rosse conduite par une vieille fermière aux joues rubicondes.

Armé d’un noueux bâton de route, le buste droit, un piéton marchait allègrement le long de la trace battue par les roues des cabriolets. Ce marcheur infatigable, sûr, était un étranger dans la contrée. Son air, son maintien, son costume, n’avaient pas ce caractère auquel on reconnaît le Canadien de nos campagnes, qui tout de suite, sent le terroir.

Le marcheur s’est arrêté.

Dans l’embrasement du midi, comme entourée d’une auréole, une jeune fille est debout appuyée sur son râteau laborieux, près de la clôture en pieux de bois brut.

Elle n’est pas grande la petite moissonneuse, et cependant elle est jolie, très jolie avec sa longue robe d’indienne à fond pâle parsemé de myosotis d’un bleu tendre.

Il fait si chaud qu’il a bien fallu entr’ouvrir le haut du corsage, et laisser entrer, pour rafraîchir les seins palpitants, une légère brise embaumée de fleurettes et pâquerettes des champs. La tête, toute pleine de brindilles de foin, est couverte d’un chapeau de paille, dont les larges bords projettent l’ombre jusqu’au milieu du visage.

À ce spectacle délicieux, Réginald a souri des yeux puis a continué son chemin, mais il n’est pas allé bien loin que déjà ses pieds gris de poussière lui sont plus lourds.

Que signifie cette fatigue subite, cette lourdeur dans les jambes ?

Il revient sur ses pas.

La moissonneuse était encore là. S’arrêtant en face d’elle, il lui demande :

— Gentille demoiselle, un peu d’eau, s’il vous plaît, je me meurs de soif.

Refuser, une jeune fille peut-elle refuser de se rendre à la prière d’un piéton, qui, torturé par la soif, demande si gentiment un verre d’eau, surtout si cette jeune fille a le cœur bon et compatissant. Le Christ lui-même n’a-t-il pas dit : « Chaque verre d’eau froide que vous donnerez en mon nom, vous sera rendu au centuple ».

— Ô noble étranger, répondit-elle, ma mère m’a toujours enseigné à ne jamais refuser de rendre service, lorsqu’on peut le faire sans qu’il advienne rien de mal, et surtout, ajouta-t-elle en rougissant, lorsqu’on le demande aussi poliment.

Elle courut à un ruisseau voisin, où l’eau coulait pure comme la limpidité de ses yeux bruns. Présentant au voyageur un gobelet de sa main fine, délicatement cuivrée par le soleil, elle dit :

— Le gobelet n’est pas beau, mais l’eau est bonne, et le cœur qui l’offre est heureux de rendre service.

Et Réginald but de cette eau avec une avidité et un transport qu’il ne s’était jamais connus.

Après cette rencontre, il comprit qu’il venait de toucher au terme de ses aventureux voyages de par le monde.

Depuis un an déjà, il a quitté la France. Avec son âme d’artiste et son enthousiasme de jeunesse non blasée, il a parcouru l’Italie, l’Espagne, l’Écosse, l’Irlande, l’Égypte, les Indes. Dans tout l’épanouissement de sa pétulante jeunesse, il est attendu là-bas par des cœurs chauds. Et voilà que dans un humble village canadien, il est enchaîné par une paire d’yeux de jeune fille appuyée sur un râteau, avec des brins de foin dans les cheveux.

Pourquoi conduirait-il au-delà sa marche errante ?

Ne venait-il pas de la trouver sa patrie, sa véritable patrie. Qui le retenait désormais à la terre, sinon cette femme qu’il venait de voir surgir en pleine lumière, comme une radieuse apparition.

L’amour venait de le frapper en pleine poitrine sans qu’il eût pu crier gare.

Indépendant de fortune, sans souci du lendemain, le jeune Français résolut de vivre de soleil et d’amour.

Un cottage perdu au milieu des arbres et à demi enfoui sous les tilleuls et les liserons en fleurs, était à vendre. Il l’acheta. Pour la cuisine et le ménage de la maison une ancienne servante de presbytère ferait l’affaire.

L’amoureux s’enquit discrètement où vivait celle qu’il adorait avant même d’avoir connu son nom. Avec cette âpre et fiévreuse curiosité que fait mousser un amour délirant, qui veut coûte que coûte arriver à ses fins, il sut tout.

Il apprit que Lucie était une enfant adorable, qu’elle était la fille du médecin du village, et que son cœur et son corps étaient vierges. Si elle ne dédaignait pas de se mêler aux fermiers de son père, c’était, non forcée par la cruelle nécessité, mais pour faire droit à la vie qui débordait chez elle.

Réginald n’avait plus rien à découvrir, il ne lui restait plus qu’à dominer sur ce cœur qu’il savait bon, qu’à posséder ce corps qu’il soupçonnait vierge et beau.

Quelle ivresse, pour le cœur égoïste de l’homme, que de se dire : « Jamais cette femme n’a aimé d’autre homme que moi ; les cordes de son cœur n’ont jamais vibré qu’aux échos de ma voix ; jamais sa poitrine ne s’est soulevée plus vite qu’en entendant mes paroles d’amour ; cette chair blanche et rose n’a jamais frissonné dans d’autres bras que les miens ».

Il n’attendit plus que l’occasion de connaître plus intimement, de se rapprocher de plus près de cette ravissante créature, qui lui paraissait un être supérieur.

Et le soir, avant de se jeter sur son lit qu’il trouva bien grand, il alla à sa fenêtre et envoya à travers les ténèbres, un long baiser à sa Lucie qu’il regardait déjà comme sienne.

Cette occasion, qu’il attendait avec une si vive impatience, ne tarda pas à se présenter.

Trois jours plus tard, une grande fête champêtre fut organisée par les principaux du village. Réginald fut invité.

Au lever du soleil, trois gigantesques voitures à échelles attendaient les jeunes gens qui devaient composer cette partie de plaisir. De nombreux paniers de provisions avaient été entassés dans les voitures. La température promettait d’être des plus favorables. Mise en joie par l’expectative d’une journée de plaisir, toute cette jeunesse campagnarde riait et badinait de la façon la plus folichonne au monde.

Le hasard a toujours aimé et protégé les amoureux. Pourquoi ? On ne le saura peut-être jamais Cela est, c’est tout ce que l’on en sait.

Et voilà pourquoi Réginald et Lucie se trouvèrent côte à côte dans la même voiture, appuyés à la même échelle qui servait de garde-fou. Qui sait ? La femme, dit-on, est naturellement intrigante. La petite pouvait bien être pour quelque chose dans ce rapprochement.

Il n’y a donc pas que les extrêmes qui se touchent.

Quelques mots à peine furent échangés durant le trajet qui aboutit à une vaste clairière, au sein d’un bois épais, où une grande plateforme en madriers avait été préparée pour la danse.

Réginald valsa longtemps avec Lucie, si longtemps que la jalousie des compagnes de cette dernière en fut éveillée.

Il y a des amours dont l’éclosion est tardive comme les roses ; d’autres, au contraire, rapide comme les pensées aux pétales veloutées. La jeune fille connaissait à peine l’étranger que déjà elle l’aimait de toute la force de son être, jusque dans la moëlle de ses os.

— Venez, ô ma mignonne, supplia Réginald, venez avec moi reposer vos membres fatigués, dans l’épaisseur du taillis, sous l’ombre des chênes robustes et des érables aux larges feuilles.

— Mais ne sommes-nous pas bien ici, repartit Lucie, saisie de crainte à l’idée de se voir seule au milieu de la forêt avec cet homme, auquel elle ne pourrait jamais résister, quoiqu’il lui demandât.

— L’amour guidera nos pas. Vos yeux rêveurs et votre bouche rieuse égayeront notre solitude.

Lucie obéit et se laissa conduire.

Comment eût-elle pu résister ?

Ses pieds imprudents foulèrent un sol qu’ils ne connaissaient pas. Et cependant, le jeune homme avançait toujours.

Maintenant tout bruit avait cessé. On n’entendait plus que l’harmonieux ramage des oiseaux, et le murmure rythmé d’un ruisselet coulant sur les roches et les galets d’un lit peu profond.

Au pied d’un orme à l’ombrage bienveillant, la nature semblait s’être complue à préparer à l’amour une natte moëlleuse et caressante.

Réginald, s’étendant à demi sur cette couche, y attira doucement Lucie qui s’assit à ses côtés.

Il prit dans ses mains les mains de la jeune fille qui rougit à ce contact. Autour de sa taille, il passa son bras et chanta à son oreille des mots inaccoutumés, étranges, une langue qu’elle n’avait jamais entendue et qui tintait dans son cœur comme un carillon ébranlé par des mains divines.

L’instant d’après, Réginald serrait à la broyer son amante sur son cœur. Leurs lèvres s’approchèrent et s’unirent dans un serment éternel.

Et tout s’évanouit dans la nature. Seul l’acte suprême d’amour subsista dans toute sa grâce, dans toute sa force, dans tout son infini.

 

Unique et discret témoin de cette tricherie amoureuse, l’oiseau moqueur se fit entendre, regardant de ses yeux petits, noirs, ronds, vifs, pétillants les deux amants.

Après avoir réparé le désordre de leurs habits, ils reprirent le chemin de la clairière, lui ne parlant pas, elle n’osant lever les yeux sur celui qui venait de lui apprendre tant, en si peu de paroles.

On ne parla plus bientôt, dans le village, que de l’amour de Lucie pour l’étranger, qui s’était arrêté par une splendide journée de juillet dans le petit village de Champlain.

Il n’y a plus de feuilles dans les arbres, plus de fleurs dans les jardins ; la brise ne fait plus onduler le seigle, le sarrazin, le foin et l’avoine des champs ; le frileux rossignol et la gentille et svelte hirondelle ont fui vers des cieux plus cléments.

Le sol s’est recouvert d’une légère couche de neige, la première de l’année. Silence de mort. On dirait un cimetière.

Plus de gazouillis dans les tilleuls et les liserons en fleurs qui égayaient le cottage, où Réginald dérobait aux profanes sa Lucie et ses amours.

Pendant que le vent souffle au dehors en sifflant à travers les branches sèches — musique cacophone — et que le chien hurle lugubrement à la porte de la grange au détour de la route, Réginald et sa bien-aimée pleurent devant le foyer, où achève de se consumer, en pétillant sous le givre, une bûche de hêtre.

Dans la chambre, pas d’autre lumière que la lueur de l’âtre sur les murs.

Assise sur un pouf, aux pieds de Réginald, Lucie penchant la tête en arrière, offre sa bouche aux baisers, baisers fous, désespérés, mourants.

Il y a deux mois, tous deux ont été frappés d’un mal étrange, d’un mal qui ne pardonne pas.

En revenant d’une longue marche à travers la lande, ils ont été surpris par l’orage et trempés jusqu’aux os.

Et ce soir de novembre, ils sont serrés l’un contre l’autre, près de l’âtre, se sentant plus mal, très mal.

— Tu souffres, Lucie ?

— Oh non ! une simple toux, mais toi, ma vie, tu es affreusement pâle ?

— Un peu de faiblesse, mon amour, voilà tout.

— N’est-ce pas qu’il fait froid ?

— Oui, oui, bien froid.

Et cependant toute la chambre est imprégnée d’une chaleur réconfortante.

La flamme, maintenant, a baissé, Réginald resserre plus étroitement ses bras affaiblis autour de sa Lucie, qui a reposé sa tête lourde sur sa poitrine.

— Je t’adore, ô ma Lucie !

— Tu es mon Dieu, mon Réginald, mon âme, ma vie !

Dans une figure fantasmagorique la flamme s’est éteinte.

 

Ne recevant pas de réponse, le médecin, le lendemain, lorsqu’il frappa, enfonça la porte.

Lucie et Réginald étaient morts !…




PAUVRE FOLLE




E lle paraît ridicule, et l’est réellement pour plus d’un. Jamais, elle ne s’arrête dans la rue, allant d’un pas très pressé, ne tournant la tête ni à droite ni à gauche. Le visage est constamment couvert d’une voilette jaunie par les ans. Le corsage n’a plus d’âge et la jupe écourtée, étriquée, à gros bouffants, est d’une nuance qui ne saurait trouver place sur la palette d’un peintre. Cette partie du vêtement doit remonter, pour le moins, à vingt ans en arrière.

« C’est une folle, » dit-on, lorsqu’on la voit passer dans nos grandes rues. Depuis la mort de son mari, elle n’a pas changé son costume, qu’elle a fait vœu de garder jusqu’à la mort.

« C’est une folle, » dit-on, et cependant, n’a-t-on jamais songé à ce qu’il y a de sublime chez cette femme, que la mort de l’être aimé a tellement affligée, qu’elle va, bravant la raillerie publique et le respect humain, plongée dans son incommensurable douleur.


LA MORT DU CROISÉ




C était en ce temps lointain, très lointain, où des chevaliers tout bardés de fer, se hachaient menus comme chair à pâté, se pourfendaient, s’empalaient avec des rapières larges comme les deux bosses d’un polichinelle et des piques longues comme un carême.

C’était en ce temps lointain, très lointain, où Santa Claus ne descendait pas par les cheminées, pour la raison qu’il n’y avait pas de cheminées. C’était en ce temps lointain, très lointain, où les enfants se chamaillant, se rendaient à l’école avec un encrier à la ceinture et une botte de paille sur le dos pour leur servir de siège.

Or, en ce temps lointain, très lointain, juché comme une aire sur un rocher aux flancs abruptes et escarpés de la Franche-Comté, était assis un château comme un dogue aux crocs menaçants, sur son derrière.

Formidables étaient les abords de la forteresse seigneuriale. Mâchicoulis, herses, ponts-levis, meurtrières, créneaux, fossés, tours, tout avait un aspect redoutable, surtout lorsque de grandes sentinelles barbues se promenaient sur les remparts, avec des arcs passés en bandoulière et le carquois plein de flèches empoisonnées.

Franchissons le pont-levis ; passons à la hâte dans la grande salle d’honneur et faisons-nous introduire dans la chambre privée de la châtelaine.

La belle Berthe brode, de ses doigts fuselés et blancs comme le lys des vallées, un étendard aux armes de son seigneur et maître.

Berthe est belle comme l’aurore, lorsque le soleil surgit brillant de gloire et de splendeur derrière les hauteurs boisées qui se baignent dans les ondes miroitantes d’un lac.

Et Berthe brodait. Elle brodait un étendard pour son époux qui allait partir pour la guerre. De temps en temps, elle levait sur le baron Robert de Gosselingue, ses yeux veloutés, humides d’amour et transparents de candeur.

Robert de Gosselingue, comme le Prince Charmant, était jeune, brave et bon. Sa mâle et belle figure s’illuminait et rougissait d’enthousiasme à la lecture d’un troubadour qui, debout, à une distance respectueuse, récitait les malheurs des pèlerins du Saint-Sépulcre.

Robert avait pris la croix. Dès lors, il se trouvait engagé, ayant juré de courir sus au barbare et tyrannique Musulman, qui torturait les pauvres Chrétiens de Terre-Sainte.

Il fit des adieux touchants à sa jeune épouse, qui versait d’amères et brûlantes larmes. Il s’embarqua, en même temps qu’un grand nombre de seigneurs, avec Louis IX, roi très saint et guerrier très valeureux, à Aigues-Mortes, faisant voile pour l’Égypte. Ce départ se fit en l’an 1248.

Le jeune Croisé, une fois débarqué sur les sables torrides d’Égypte, se conduisit comme un soldat du Christ et un fils de la glorieuse France. Blessé en plusieurs batailles, aussitôt rétabli, il retournait au combat, heureux de verser son sang pour son Dieu et pour son roi.

Un soir, retiré dans sa tente, le brave Robert songeait à sa belle et douce Berthe qu’il avait laissée là-bas, là-bas, dans le cher pays de France, lorsque soudain, le clairon impératif et sonore appela aux armes.

On était au 25 décembre.

Une troupe de Mahométans, croyant les Chrétiens plongés dans les torpeurs du sommeil, venaient attaquer le camp en nombre. Des sentinelles, debout aux avant-postes, avaient donné l’éveil.

Prompt comme la pensée, Robert est un des premiers rendus sur le théâtre du combat. Aux cris de

Noël ! Noël ! il s’élance au plus fort de la mêlée. Son roi est entouré d’ennemis. Il court, perce, frappe, renverse, le sang coule, les cadavres s’amoncellent, Chrétiens et Musulmans se confondent en une même hécatombe.

Le roi est délivré.

Tout à coup, démon sorti des entrailles de la terre, un Musulman, se dresse comme un géant à côté de Robert, et d’un grand coup de cimeterre, fend en deux le crâne du guerrier martyr.

Un moment, il reste debout.

Son cadavre est un objet d’épouvante et d’effroi. Et il s’affaisse dans des flots de sang, au milieu de débris de lances, de tronçons d’épées, de heaumes brisés, de genouillères éparses, d’armures perforées.

Sans effort, l’âme du héros, blanche comme la colombe élevée par les mains vierges d’une jeune fille, s’exhala de son corps couvert de nobles blessures. Des anges, revêtus de brillantes armures, commandés par l’archange saint Michel, descendirent du ciel au milieu d’une lumière éblouissante, en chantant un hymne de triomphe.

Robert, conduit par cette milice céleste, rencontra, sur le chemin du Paradis, un petit chérubin aux ailes d’or et aux yeux de turquoise, à qui il demanda :

vas-tu, charmant enfant ?

— Sur la terre.

— Et comment t’appelles-tu ?

— Je suis le fils du Croisé Robert de Gosselingue et de la belle et pieuse Berthe, son épouse.

— Mon enfant ! s’écria, dans un délirant cri du cœur, le chevalier du Christ.

Et s’arrêtant un instant dans son ascension vers l’infini, le martyr déposa, sur le front du petit ange, un long et paternel baiser.

Puis il continua à monter, à monter, à monter, en chantant un cantique d’actions de grâces, tandis que sur la terre, dans la chapelle du château, la cloche sonnait joyeuse, à toute volée, pour annoncer qu’un héritier venait remplacer, au foyer seigneurial, le preux tombé, sur le champ de bataille, pour son Dieu et sa France bien-aimée.




LA JOLIE FILLE DE GRANDPRÉ




I ls s’aimaient.

Leur histoire était bien simple. Ensemble ils avaient commencé à assurer leurs pas incertains en se soutenant l’un l’autre, sous les yeux ravis des parents, dans les jardinets qui entouraient les deux maisonnettes voisines. Plus tard, ils s’assirent sur le même banc à l’école du village, se servant parfois du même livre pour chanter les grosses lettres de l’alphabet et épeler les parties plus scabreuses de l’abécédaire.

Puis vinrent les exercices du catéchisme et enfin le grand jour désiré depuis si longtemps, la première communion.

À la Sainte Table, ils s’agenouillèrent côte à côte comme deux anges.

Revenant de la cérémonie en se tenant par la main, ils s’entretenaient de leur bonheur avec une ingénuité et une candeur qui eussent dérouté les problèmes de grands philosophes. Mais les jours, les mois, les ans passèrent.

Leurs enfances se transformèrent ; elle devint jeune fille, il devint homme.

Ils ne construisirent plus de maisons sur la grève, n’ayant pour tous matériaux que de l’eau et du sable. Les édifices ne s’écroulèrent plus sans bruit et au milieu de leurs frais éclats de rire ; ils ne balancèrent plus sur la grande planche rustique posée en travers de l’énorme billot, ils ne jouèrent plus au cache-cache ou au collin-maillard, parmi les meules de foin fraîchement coupé, hautes comme des monticules.

Non, mais ensemble ils se promenèrent le long du chemin poudreux, bordé de chaque côté, d’interminables clôtures aux pieux fichés en terre comme s’ils étaient tombés du ciel n’importe comment. Ensemble ils se grisèrent du firmament, des moissons, du soleil, des grands arbres, de la verdure, de tout ce qui vit à la campagne, de tout ce qui est beau, de tout ce qui est grand, de tout ce qui parle de Dieu. Ensemble, ils baignèrent dans le ruisseau aux ondes frissonnantes, leurs pieds fatigués et enflés par une longue marche, à l’heure où l’astre de feu projetant sa lueur embrasée sur l’azur pâli du soir, descendait lentement derrière les monts mystérieux aux sommets irréguliers.

Ils s’aimaient.

Se l’étaient-ils jamais dit ? Avaient-ils même jamais songé à se le demander ? Non, cela leur semblait si naturel à eux de s’aimer que tout le village parlait déjà de mariage qu’eux-mêmes ne s’étaient pas encore avoués leur amour.

Un soir, le laboureur, la fourche et le râteau sur l’épaule, revenait de son champ en disparaissant à demi dans le foin ondoyant et le blé jaunissant ; de moutonneux et blancs troupeaux, des poulains hennissants, fiers et orgueilleux de n’être pas encore passés sous le joug, des bœufs au pied tardif et à l’œil larmoyant, se repaissaient de gras pâturages ou descendaient jusqu’à la rivière pour aller s’abreuver devant les maisons en noyer ou en chêne, couvertes d’un chaume protecteur ; les femmes du hameau étaient assises sur le seuil de la porte ou sur des bancs rustiques, mêlant l’écho de leurs chansons au ronron régulier et monotone de leurs rouets, les marmots pendus à leurs jupes.

La petite cloche du vieux clocher venait d’annoncer aux pieux villageois l’hymne toujours nouvelle de l’Angélus. Devant l’une des chaumières, on vit arriver le curé, vénérable prêtre vieilli par les travaux et les ans. Aussitôt les rouets cessèrent de ronronner, les femmes se levèrent et les enfants, accourant de toutes parts, se formèrent en cercle autour du saint vieillard.

Le digne curé avait, ce soir-là, contre son habitude, un air mystérieux. Il aspira une forte prise de tabac, dont quelques grains tombèrent sur le devant de sa soutane râpée.

— Où sont donc nos tourtereaux, ce soir, demanda-t-il en clignant de l’œil ?

— Les voici justement qui reviennent, répondit une femme d’un certain âge.

En effet, au détour de la route, on vit apparaître les deux inséparables enfants du hameau.

Fidélia, la plus jolie fille de Grand-Pré, et la plus charitable comme la plus bénie à dix lieues à la ronde. Elle était proprement et modestement vêtue : la blanche capeline, la jupe grise et le mantelet noir La jupe laissait voir la naissance du pied, un pied de Cendrillon, emprisonné dans de petits souliers en peau de chevreau. Dans ses cheveux, d’un blond cendré, se baignaient les derniers reflets du soleil couchant. D’une finesse exquise était le profil de son visage et dans ses yeux aussi purs que son âme, passait comme le reflet de l’aurore au moment où l’astre du jour va percer le voile qui en dérobe l’éclat.

Fidélia souriait à la vie avec toute l’illusion et la candeur de ses dix-huit ans.

Réné, le plus beau et le plus brave des garçons du village, le visage penché sur celui de son amie, semblait ravi en extase comme un mortel devant un être surnaturel.

Le jeune homme, par un charme, dont il ne se rendait compte, devenait de jour en jour plus timide, plus embarrassé en présence de la jeune fille.

— Fidélia, dit-il, c’est curieux, mais depuis quelque temps, chaque fois que je me rencontre avec toi, c’est tout comme si je paraissais devant notre curé qui, en dépit de son affabilité, me trouble toujours quelque peu.

— Allons ! mon cher ami, répondit la jeune Acadienne en souriant malicieusement, c’est donc que je me serais métamorphosée.

— Fidélia, poursuivit Réné, je ne sais pas, mais je sens quelque chose, là, en moi, qui me dit qu’il va nous advenir quelque chose à tous deux.

Fidélia et Réné étaient arrivés au milieu du groupe qui leur fit un accueil sympathique.

— Bonsoir, mes chers enfants, dit le curé en les enveloppant d’un affectueux regard et en pressant leurs mains dans les siennes, qui tremblaient quelque peu, vous n’êtes pas trop fatigués ?

— Oh ! du tout, mon père, répondirent-ils.

On lui trouvait un air malin, ce soir-là, au curé. Tous gardaient le silence.

— Et comme çà, vous vous aimez donc bien ?

À cette question inattendue du septuagénaire pasteur, tous deux gardèrent le silence. Le sol se fut entr’ouvert sous leurs pieds qu’ils n’eussent pas été plus surpris. Comment dire s’il s s’aimaient puisqu’ils n’y avaient jamais songé.

Tous en étaient persuadés, eux seuls ne s’étaient pas encore posé cette interrogation. La belle Fidélia baissa la tête et rougit.

Réné, lui, releva timidement le front, et dit :

— Mon père, vous nous demandez si nous nous aimons ? Eh bien ! mon père, j’ignore si c’est de l’amour que j’ai pour Fidélia, mais mon cœur me crie que si je la perdais, je ne survivrais pas à ma douleur et qu’un seul tombeau nous servirait à tous deux ; quand je ne la vois pas, je sens qu’il me manque quelque chose ; je me dis souvent que si mon amie venait à ne pas être aussi bonne et aussi pure qu’elle l’est aujourd’hui, je pleurerais toutes les larmes de mon cœur ; que si elle était exposée à quelque danger, mon plus grand bonheur serait de donner ma vie pour elle, pourvu qu’elle fût heureuse.

Est-ce de l’amour, ça, mon père ?

Le visage du jeune homme s’était enflammé, ses yeux brillaient d’enthousiasme, sa poitrine oppressée se soulevait, ses mains se tendaient en un geste suppliant vers le prêtre qui répondit, visiblement ému :

— Et toi, Fidélia, que dis-tu ?

— Mon père, fit-elle, voulez-vous, d’abord, me faire la faveur de répondre à la demande de mon ami ?

— Et pourquoi, mon enfant ?

— Parce que… mon père… parce que je ressens, en moi, la même chose.

À ces mots, le saint prêtre levant les yeux au ciel, sent des larmes de bonheur couler sur ses joues ridées et basanées. Il prend les mains de ses jeunes ouailles, les joint dans les siennes et dit :

— Oui, mes chers enfants, mes bien chers enfants, vous vous aimez. Vous vous aimez d’un amour plus fort que le diamant, plus pur que le lys, plus durable que l’acier. Vous êtes dignes l’un de l’autre, et en présence de vos parents qui ont depuis longtemps caressé ce rêve, et devant Dieu qui vous aime et vous protège, vous êtes fiancés en attendant le jour qui vous verra unis par un lien indissoluble.

Allons, mes enfants, donnez-vous le baiser le plus chaste et le plus sincère que jamais fiancés se soient donné.

Et tandis que les deux fiancés échangeaient leur premier embrassement, le premier et le dernier, peut-être, le noble vieillard traçait sur leurs jeunes têtes le signe de la croix.

La nature qui commençait à s’endormir fut soudain réveillée par de joyeux et bruyants vivats. On fit des feux de joie, la flamme s’éleva en longues spirales et en crépitant dans les airs. Les gars et les blondinettes et brunettes du hameau tournèrent longtemps dans de gaies farandoles.

៛ ៛ ៛

Trois mois plus tard, 1755, date à jamais sinistre et néfaste. Le général Monkton, à la tête de 3 000 hommes, s’est rendu maître du fort Gaspareau, sur la baie Verte, et du fort Beauséjour, sur la baie de Cumberland. Les malheureux Acadiens, trahis dans leurs droits les plus chers et les plus sacrés ont été attirés dans un piège à Grand-Pré. Les mœurs des Acadiens étaient pures, leur attachement à la patrie et à la religion catholique, sincères On les avait accablés de vexations et d’impôts. Ils préférèrent tout souffrir, plutôt que d’apostasier.

C’est le 15 septembre. À la suite d’une proclamation générale, quatre cent dix-huit hommes, sans armes, arrivent à la fois dans la petite église de Grand-Pré. Les avenues sont gardées. Winslow, le commandant anglais, se plaçant au centre, leur tient ce discours.

« Vous êtes réunis ici pour que je vous fasse part de la résolution définitive de Sa Majesté à l’égard des habitants français de cette province. Vos terres, vos métairies, vos provisions de toute espèce, sont confisquées au profit de la couronne, et vous-mêmes, vous serez éloignés de ce pays. Vous devez à la bonté de Sa Majesté le droit qui m’est accordé de vous laisser emporter votre argent et vos effets domestiques, sans qu’ils puissent, cependant, encombrer les vaisseaux où vous allez vous embarquer ».

Et il les déclara prisonniers du roi.

Les Anglais promènent dans tout le pays la torche et le fer. Ils pillent, saccagent, massacrent. Tout est mis à feu et à sang. Les femmes et les enfants à demi nus se sauvent dans la profondeur des bois et sont réduits à se nourrir d’herbes et de racines sauvages comme des fauves.

Sur la rive plusieurs vaisseaux se balancent sur leurs ancres.

Sans merci pour de pauvres désarmés, les Anglais chassent, devant eux, les infortunés Acadiens comme un troupeau de bêtes de somme.

La baïonnette dans les reins, il ne reste plus qu’à avancer ou à mourir. D’un côté l’exil, de l’autre, la mort.

On sépare sans pitié les membres d’une même famille. Ici, une mère, se tordant les bras de désespoir, appelle son fils à grands cris ; là, un père en larmes réclame sa fille ; tout près un mari s’attache aux pas de sa femme éplorée ; un peu plus loin, un frère retient sa sœur dans ses bras.

Partout, la désolation, le désespoir, la mort.

Sourde à ces supplications, aveugle à ces larmes, une soldatesque effrénée empaquette comme de vils colis, sur différents vaisseaux, ces infortunés martyrs de la foi et de la patrie.

Assise sur une souche d’orme, une jeune fille, les cheveux en désordre, pleurait. Déjà, on avait arraché d’entre ses bras son père et sa mère.

Elle était seule au monde.

Non, agenouillé près d’elle, un jeune homme, la rage au cœur et les yeux remplis de larmes de pitié et d’amour, cherchait à la consoler.

— Je t’en prie, Fidélia, lui répétait-il, prends courage, tu n’as plus de parents, il est vrai, mais je t’aimerai pour trois et tu auras encore de beaux jours à vivre sur la terre.

— Réné, oh ! Réné ! mes chers parents, mes bien aimés parents, ils m’aimaient tant !

— Je comprends et partage toute l’immensité de ta douleur, ma chère fiancée, car tes pauvres parents n’étaient-ils pas à la veille de devenir les miens également, et Dieu sait si je les aimais !

— Tu as raison, Réné, nous serons deux pour les pleurer, et qui sait…

— Eh bien ! que veut dire cette comédie ? Est-ce le temps de faire la causette, en ce moment ? Allons ! chenapan, filez droit aux vaisseaux.

Le jeune homme, se retournant, vit trois robustes soldats le fusil à l’épaule qui le dévisageaient ironiquement.

Il releva fièrement sa haute taille, demandant avec assurance :

— Et de quel droit me forcera-t-on à avancer ?

— Par celui-ci, répondirent les brutes en lui plaçant leurs baïonnettes sur la poitrine.

— Un droit digne de vous, répartit amèrement Réné. Usez-en de ce droit, je reste.

— Partons, répliqua Fidélia en se levant et en passant son bras sous celui du jeune homme.

— Non pas ! s’écria l’aviné trio. Vous, charmante demoiselle, vous allez nous faire le plaisir de demeurer où vous êtes, quant à vous, jeune homme, marchez !

Le poing de Réné s’abattit lourdement sur le nez vineux d’un des soldats, qui gémit sous le coup. Mais vaine était la résistance. Le jeune Acadien se vit empoigné par les deux autres qui le transportèrent jusques sur le vaisseau.

Quelques instants après, le commandant de cette flotte funèbre donnait le signal du départ.

Les vaisseaux s’éloignèrent au milieu des cris de désolation des victimes et des sarcasmes et des jurons des oppresseurs, badinant sur le plaisir qu’ils allaient avoir de débarquer leurs passagers sur les côtes des colonies, depuis Boston jusqu’à la Caroline.

Séparateur


Fidélia, après le départ des vaisseaux qui emmenaient, sur leur flottante geôle, ce qu’elle avait de plus cher au monde, son père, sa mère et son fiancé, se demanda s’il ne valait pas mieux pour elle se laisser mourir. Ses sentiments chrétiens lui défendaient de mettre fin à ses jours, et de détruire ce qui ne lui appartenait pas.

L’amour surtout, fut en son âme, plus fort que la mort, et contre le désespoir même, elle se prit à espérer.

Trompant la vigilance de ses gardes, qui l’avaient faite prisonnière, elle alla toute la nuit devant elle.

Au lever du jour, elle s’arrêta à l’entrée d’une forêt aux retraites pleines de mystères. Un instant, elle hésita.

Puis, subitement décidée, elle en franchit résolument l’enceinte, et après avoir marché quelque temps, elle se trouva face à face avec deux fugitifs comme elle, qui s’étaient affaissés sur le sol durci, exténués de fatigue et de chagrin.

Après le départ des soldats, plusieurs Acadiens, qui avaient échappé, par la fuite, à la déportation, revinrent à Grand-Pré, et construisirent, à la hâte quelques rustiques cabanes.

Fidélia fut adoptée par deux charitables paysans qui trouvèrent, dans cette jeune vierge, un ange de consolation et de paix.

La fiancée de Réné se revêtit d’habits de deuil dont elle ne se départit plus. Elle devint, si possible, plus pieuse qu’avant, et ne songea plus qu’à prier, à soulager et à consoler.

Chaque jour, elle parcourait le hameau qui commençait à se relever de ses ruines, soignant les malades, instruisant les petits et assistant les vieillards débiles, se faisant bénir de tous, sous le nom d’Ange de la Charité.

Séparateur

Il faisait nuit.

La neige tombait lentement, à gros flocons irréguliers, fantasques. On eût dit que les anges, là-haut, là-haut, jouant dans les prés célestes, laissaient tomber sur la terre le duvet de fleurs sur le point d’éclore.

Le sol durci était blanc, les arbres étaient blancs, les chaumes étaient blancs, tout était blanc, immaculé.

La plainte de la girouette criarde, le miaulement aigu de quelque chat égaré sur les toits et le hurlement de quelque gros dogue à la chaîne, étaient les seuls bruits qui interrompaient le profond silence de la nuit.

D’un sommeil léthargique, la nature semblait endormie.

Que voulaient dire, cependant, ces pâles rayons que l’on voyait briller à travers les noirs carreaux des habitations ? Que signifiait cette fumée bleuâtre qui s’échappait en spirales des cheminées et allait se perdre dans l’épaisseur de la nuit ? Pourtant, l’heure du couvre-feu devait être sonnée depuis longtemps. Et les habitants de Grand-Pré, debout à la première heure du jour, n’aimaient pas à prolonger leur veille, afin d’être frais et dispos le lendemain.

Là-bas, en haut de la route, assise sur une montée comme une reine dominant, du haut de son trône, ses humbles sujets, est la modeste église. Ses fenêtres vivement éclairées, elle paraît être de loin le phare du salut.

Nous sommes au 25 de décembre. Sous le chaume, les villageois sont réunis autour du foyer, dans lequel des bûches gigantesques donnent et leur chaleur et leur lumière, en réflétant, sur les murs en bois équarri, de folles et capricieuses figures.

Ils font la veillée en attendant l’heure solennelle où le Christ va descendre de son royaume, étincelant de splendeur, pour venir se faire maigre et grelottant petit dans une auge au fond de laquelle un peu de paille a été oubliée par hasard.

Femmes et enfants, peu habitués à ce prolongement de veille, sont surpris dans leur bonne foi et somnolent bénignement sur leurs chaises, comptant pour les réveiller, sur le zèle de la race barbue, qui monte tantôt silencieusement la garde, tantôt en échangeant quelques monosyllabes, tout en fumant la pipe pour ne pas s’endormir, eux aussi, peut-être.

Parfois, un veilleur se lève et jette une bûche à demi couverte de glace dans le brasier, dont la flamme jaillit plus vive en pétillant sous l’action de la glace et de la neige fondantes.

Ridiculeusement drapé dans une mauvaise redingote qui faisait jour de plusieurs côtés, les jambes vacillantes, le dos voûté, les cheveux blancs se confondant avec la neige qui continuait toujours à tomber, un voyageur avançait péniblement.

Soudain, il s’arrêta.

— Je ne puis pas, gémit-il, je ne puis pas aller plus loin !

Faisant un effort, il s’écria en versant un torrent de larmes :

— Non, ce n’est pas ici que je veux mourir. C’est en cet endroit que je la vis pour la dernière fois, et mon tombeau, ici, serait trop triste, oh oui ! bien trop triste…

Le piéton fit encore quelques arpents et s’affaissa sur la neige, exténué de fatigue et de douleur.

— Enfin, dit-il, mon pèlerinage est fini et je serai bien, ici, pour mourir. Ce tombeau tout blanc, sera au moins un soulagement à la longue série de mes infortunes.

C’est ici que je baisai, pour la première et dernière fois, ses lèvres, plus pures que cette neige, qui va me servir de linceul. Depuis cinq ans que dure mon exil, mes travaux, mes souffrances, mes tourments, tout a été rempli de son souvenir.

Son serment était pour moi le baume vivifiant et salutaire versé sur mes cuisantes blessures ; le phare qui m’éclairait dans la nuit de ma solitude.

Et ces cheveux, qui recouvrent aujourd’hui ma tête, ne sont-ils pas le muet témoin de mon long martyre et de la foi que je lui ai gardée intacte.

Mais elle est morte, aujourd’hui, morte, ou elle appartient peut-être à un autre, sort plus affreux pour moi.

Elle morte, mon pèlerinage accompli, que me reste-t-il en partage, sinon la mort.

Adieu, hameau que je chérissais ; adieu, parents que je vénérais ; adieu, vous tous qui m’estimiez ; adieu Fidélia, que j’adorais et que j’adore encore aujourd’hui dans la mort !

Et il étendit dans la neige, ses membres bleuis par la bise.

Pleine d’allégresse, la cloche du temple saint chantait joyeusement dans les cieux :


Il est né le divin enfant,
Jouez hautbois, résonnez musettes,
Il est né le divin enfant,
Chantons tous cet avènement !


Des voix d’anges semblaient se faire entendre dans les airs, entonnant : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté… »

Le village se réveillait, s’animait, se réjouissait.

Un par un, deux par deux, quatre par quatre, les fidèles, bien enveloppés dans de chaudes pelisses et d’épaisses fourrures, sortaient de leurs foyers et glissaient comme des ombres sur la route lactée de l’église.

Soudain, le mourant s’appuya sur un coude, et écouta.

Il écouta, il vit, il comprit et il pleura.

Fermant les yeux, il vit passer, dans une vision rapide, les plus belles années de sa vie, celles où, lui aussi, il se rendait à la messe de minuit, en compagnie de Fidélia, qui, au retour de la cérémonie, s’asseyait à ses côtés au réveillon pris en commun par les deux familles voisines réunies.

— Je ne veux pas, non, je ne veux pas mourir ! s’écria-t-il.

Et il voulut se lever.

Mais il retomba, comme une masse inerte, sur sa couche glaciale.

Un cri de désespoir sortit de sa gorge, qui râlait.

Séparateur


— Qui que vous soyez, passant malheureux et battu par la tourmente, vous ne mourrez pas, dit une voix douce comme la harpe touchée par la main du Roi-Prophète.

Fidélia se rendait, en compagnie de ses parents adoptifs, à la messe de Noël.

Elle hâtait le pas, le livre de prières entre ses mains jointes et le chapelet de buis roulé entre ses doigts.

Mais sa charité, toujours en éveil, avait entendu le cri de l’infortuné. Accourir à ses côtés fut, pour l’Acadienne pieuse, l’affaire d’un instant.

Et maintenant, elle soutenait, dans ses bras, le corps du jeune homme, car la jeunesse ne s’était pas encore enfuie de ses traits. Elle le réchauffait du souffle de son cœur débordant de charité.

Il ouvrit les yeux et darda ses noires prunelles éteintes sur le visage de la jeune fille, penchée sur le sien et réflétant encore les traces d’une grande beauté, malgré sa pâleur et sa maigreur.

Tout à coup, il poussa un cri d’effroi et de surprise.

— Es-tu, dit-il, l’ombre de ma Fidélia, que j’ai aimée jusqu’à la mort ?

La jeune vierge muette de stupeur ne put proférer une parole, puis, subitement, une exclamation de délirant bonheur retentit dans la nuit, comme le joyeux écho d’un clairon au timbre argentin, en se mêlant à l’hymne de la cloche qui chantait Noël.

 

Un mois plus tard, la bonne vieille cloche du bon vieux clocher sonnait de nouveau à toute volée, mais cette fois, c’était pour convier les paisibles villageois à être témoins de l’union éternelle de la perle de Grand-Pré, avec le plus beau et le plus brave des enfants du hameau.




DANGER DES COMMÉRAGES




M orale : Il ne faut pas trop ajouter foi aux commérages, et une femme, qui caresse son mari, ne doit pas en laisser des traces accusatrices.

Voici une preuve à l’appui de la susdite morale.

Dans un moment d’épanchement, très légitime, du reste, ma petite femme, à qui je n’en veux pas du tout, empoigna mon long appendice nasal de ses mains de nâcre, et serra si fort, si fort, que je dus demander grâce.

Elle lâcha prise.

Mais dans quel état me trouvais-je, grand Dieu ! Tout le long de mon pauvre nez se reflétaient les sept nuances de l’arc-en-ciel. Le nez de Cyrano ! mais il eût pâli à côté du mien, après le cyclone de tendresse de ma chère moitié.

Je me consolai facilement, pensant que cette boîte d’aquarelle s’en irait en peu de temps.

Hélas, non !

Frotter, j’avais beau frotter, les sanguinolentes marques ne disparaissaient pas plus que les fameuses taches des mains de Lady Macbeth.

J’étais au désespoir.

Le soir, je me rendis, en compagnie de ma femme, à un « euchre party, » agité des plus noirs pressentiments.

Ne voilà-t-il pas qu’une écervelée, qui avait depuis longtemps oublié ce qu’est le printemps des roses, laissa entendre à son entourage, que tout n’était pas bleu ciel dans le ménage, et pour preuve, mon nez qui aurait été griffé dans un spasme suprême de rage et de désespoir.

La nouvelle plût et fit sensation. Au bout de vingt minutes, j’étais le point de mire. Une heure plus tard, on me riait presque au nez, et le lendemain, j’étais cité comme un triste exemple dans les honnêtes intérieurs.

Pour remonter, sur son piédestal, ma réputation, que l’on avait si brutalement délogée, je dus suer sang et eau quinze jours durant, en fournissant les arguments les plus péremptoires de ma rhétorique classique.

Séparateur


POUR RÉGINE !




E ncore deux ans et Pierre sera reçu médecin !

Et comme les derniers refrains du jour se perdaient dans l’atmosphère rafraîchie et embaumée de foin coupé et de fleurs agrestes d’un soir de juillet, comme l’horizon achevait de s’empourprer par le soleil couchant, monsieur et madame Lefort devisaient ensemble, dans le coquet jardinet, assis sur un banc rustique fait de branches de bouleaux.

Lui, ancien militaire, les cheveux blancs, taillés en brosse et raides comme des piquants de hérisson, se frottait les mains d’aise et fumait comme une locomotive. Elle, une bonne vieillotte grassette, rougeaude comme une cerise de France, se bourrait le nez de râpé, en faisant entendre, de temps en temps, un « hum » de contentement.

— Edem ! mon vieux, deux ans encore et notre Pierre s’appellera Monsieur le Docteur. Il s’établira dans notre village de Ste-Angèle de Laval et il épousera Régine. Nous finirons paisiblement nos jours, chez lui. Toi, tu feras sauter les petiots sur tes genoux, moi, je les dorloterai et nous serons heureux.

Mais si nous allions faire la partie de bézigue, qu’en dis-tu ?

— Bien pensé ! Marceline. Entrons, je te parie que je vais te faire rester sur la clôture.

— Encore des vantardises, mais c’est toujours toi qui y restes sur la clôture.

Et les vieux Lefort, bras dessus bras dessous, comme une paire d’amoureux oubliés par les ans, entrèrent dans la maison en se taquinant innocemment et en faisant entendre des éclats de rire cassés.

Séparateur


Pierre n’était pas un cancre, mais sa nature imaginative et rêveuse se montrait rebelle et paresseuse à l’enseignement sec et aride qui fait partie de l’éducation des collèges.

Les mathématiques, la physique, le latin, le grec l’ennuyaient. En revanche, l’astronomie, la botanique, la rhétorique, la philosophie, en un mot, tout ce qui parle à l’âme et la porte plus haut vers Dieu le charmaient, l’enthousiasmaient, l’exaltaient. Au lieu de faire des thèmes et des versions, et plus tard, plutôt que de résoudre les grands problèmes des Laplace et des Archimède, ou bien d’étudier la composition de l’hydrogène et de l’oxygène, il griffonnait des ébauches de monuments ou de panneaux décoratifs. Aux congés de sortie, parfois, lorsque les élèves allaient prendre leurs ébats sur la grève, lui s’écartant de ses confrères, se fourrait jusqu’aux coudes les deux mains dans la glaise et façonnait, d’une façon tantôt grotesque, tantôt plus heureuse, des fleurs, des animaux, dont, pour la plupart, on n’eût pu spécifier l’espèce.

Le plus souvent, cependant, le maître d’études avec ses pieds énormes comme des battoirs et sa tonsure grande comme une soucoupe, était l’infortunée victime de ce sculpteur en herbe qui se plaisait à donner au pauvre surveillant des dimensions affreuses.

Pauvre homme ! qui tout en accomplissant son devoir, du reste, amoncelait pensums sur pensums sur la tête du collégien se révoltant contre cette avalanche de leçons surnuméraires.

Enfin, la rhétorique, la philosophie, la physique passèrent et le baccalauréat fut décroché avec peine.

Pour suivre le goût de ses parents qui voulaient faire de lui un médecin et qu’il ne voulait pas contrarier, le finissant entra à l’Université Laval de Montréal.

Mais le pauvre garçon avait trop compté sur ses forces. Il ne fut pas long avant de s’apercevoir que la médecine et lui s’accordaient à peu près comme chien et chat.

Les parents, là-bas, économisaient. Afin de défrayer les frais de pension et de cléricature, il fallait retrancher. On n’était pas riche. Le père fuma moins, la mère diminua la dose de tabac à priser. On se gêna un peu, en disant : « Il faut bien faire des sacrifices, puisque c’est pour Pierre ».

Mais l’étude de la physiologie et de la charpente humaine se mariaient mal avec la fièvre artistique qui, de plus en plus, prenait possession de tout l’être du jeune homme.

Les dictionnaires de médecine et les traités de pathologie traînaient souvent des semaines, recouverts de poussière, sur la bibliothèque formée de trois planches reliées entre elles par des cordes.

Le jeune étudiant restait-il à rien faire, durant tout ce temps, ou courait-il les tavernes ? Non pas.

Se confinant, chaque jour, dans sa chambrette, il dévora un nombre incalculable d’ouvrages sur la peinture, la poésie, la sculpture, la poésie, la sculpture surtout. Les arts et la littérature absorbaient tout son temps.

Et Régine ? Régine que Pierre aimait de plus en plus, à mesure que la distance et les mois le séparaient de la charmante enfant.

Régine, poésie vivante elle-même, occupa avec l’amour de la sculpture, toutes les pensées de l’étudiant.

La jeune fille n’avait que vingt ans. Elle était brune, elle était belle. Ses membres souples, sa démarche dégagée, ses formes riches, tout captivait et retenait chez elle. Ses yeux avaient le ton chatoyant de l’acajou le plus pur. Plus appétissante qu’une grenade entr’ouverte, sa bouche voluptueuse découvrait des dents qui brillaient comme des parcelles de neige crystallisées par le soleil du midi.

Vierge de tout autre amour profane, son cœur s’était donné tout entier et sans retour à celui qui lui avait appris que, sur la terre, il existe un autre sentiment, aussi doux, pour le moins, que la piété filiale.

Femme, elle aima comme jamais femme ne sut aimer : de toute la passion de son âme plus pure que l’éclat de son front.

Séparateur


Les époux Lefort venaient de terminer leur première partie et le vieil Edem était resté perché sur la clôture.

— Chacun son tour, mon père !

Levant les yeux, les deux vieux parents virent, devant eux, Pierre, Pierre en personne, qui les regardait d’un air embarrassé et avec un regard de tristesse.

Les premiers embrassements finis, la mère demanda :

— As-tu soupé, Pierre ?

— Non, mère.

Aussitôt, Mme Lefort étendit, sur la table, une nappe aussi blanche que les fleurs du pommier au printemps, elle servit une boulette de beurre plus jaune que l’or des moissons, un pain frais, du lard marbré de viande ; elle sortit du buffet un pot de conserves aux abricots, réservées pour les grandes circonstances de l’année, à Noël, au Jour de l’An, aux Rois, à Pâques, et lorsque Pierre, le cher enfant, venait voir ses parents.

L’étudiant, durant son souper, dût répondre à mille questions, dont quelques-unes l’embarrassaient extraordinairement ; par exemple, lorsque M. Lefort lui demanda si l’étude ne le fatiguait pas trop, si ses professeurs étaient contents de lui et satisfaits de son travail.

Pierre venait d’avaler sa dernière gorgée de café, lorsque, fatigué, harassé, torturé de cet interrogatoire et de la position fausse dans laquelle il se trouvait, dit avec effort :

Mon père, je veux abandonner la médecine.

Le vieillard sursauta sur sa chaise ; sa femme laissa tomber, par terre, sa tabatière et ouvrit la bouche avec ébahissement en ne pouvant articuler aucun son. Le sol se fût entr’ouvert sous leurs pieds qu’ils n’eussent pas été plus ahuris.

— Et pourquoi, s’écria le père ?

— Pour me faire sculpteur.

— Mon fils badine, sans doute, pensa M. Lefort, et il se prit à rire à gorge déployée.

— En voilà une bonne, par exemple ! ajouta-t-il, en donnant une tape amicale et pleine de bonhomie sur l’épaule de son fils.

Mais voyant qu’une larme venait de rouler sur la joue de son enfant, il demanda :

— Que veut dire cet air étrange, dans toute ta personne ? Voyons, dis-moi, as-tu jamais réellement songé à abandonner la carrière que nous t’avons préparée depuis ta naissance ?

— Oui, mon père et j’y suis décidé, irrévocablement décidé.

— Allons donc ! mon fils, c’est impossible. Tu oublierais tous les sacrifices que nous nous sommes imposés pour faire de toi un homme comme il faut, pour te préparer une carrière sinon brillante, du moins convenable. Et cela pour des idées, pour des chimères, pour te faire tripoteur de terre glaise. Ah ! c’est très mal ce que tu viens de dire là et tu nous as fait bien de la peine.

— Oui, bien de la peine, répéta la mère comme dans un écho.

— Écoutez, mon père, répondit Pierre, et vous aussi, ma mère, vous ne sauriez croire toute la reconnaissance infinie que je ressens pour vos bontés et pour les soins continuels et les sacrifices énormes que vous vous êtes imposés pour moi et pour mon éducation. Mais je suis sûr que vous ne voudriez pas faire le malheur de ma vie. Eh bien ! je n’aime pas la médecine, je serais malheureux, parce que ce sont les beaux-arts qui m’attirent et pas autre chose. Je me sens poussé par une force irrésistible qui me crie : « Marche ! » C’est là que t’attendent le succès, la gloire. Vous le dirai-je, mon père, je désire, je veux partir pour la France.

Car, que ferai-je ici, chez un peuple qui laisse crever de faim ses artistes, ses littérateurs. Que ferai-je chez un peuple qui est encore dans les langes des beaux-arts et qui n’aime rien de ce qui n’est pas de l’argent. Je ferais des chefs-d’œuvres, on ne me comprendrait pas. Mes statues seraient condamnées à dormir un éternel sommeil dans les coins de mon atelier. Je veux me faire sculpteur, je veux devenir célèbre, mon père, je veux que notre nom soit connu et glorifié de tous !

— Superbe ! répliqua le père, ironique, mais où trouveras-tu de l’argent ? On ne traverse pas l’Océan à pied sec comme les Israélites la Mer Rouge.

— Je suis jeune, je travaillerai. Un paquebot part dans quelques jours pour l’Europe. À bord, je m’engagerai pour faire n’importe quoi. Quand on a l’amour au cœur, l’énergie dans le caractère et confiance en soi, on arrive toujours à bon port.

— Et tu es complètement décidé ?

— Absolument. Il y a deux mois que j’y songe.

— Tu ne nous en as jamais rien dit ?

— Je n’ai jamais osé avant ce jour.

— Pierre ! s’écria le père, d’une voix courroucée qui contrastait étrangement avec son calme habituel, si tu fais cela, je ne te reconnais plus pour mon enfant !

— Edem ! gémit madame Lefort, en tendant vers lui ses mains suppliantes.

— Paix, femme !

Pierre se levant, dit :

— Il est dur, pour moi, mon père, d’agir ainsi, mais je sens, là, quelque chose qui me dit que là-bas est ma vocation et que je dois m’y rendre, dussé-je y mourir.

— C’est bien, Pierre, le rêve de ma vie avait été de faire de toi un médecin, mais puisque tu préfères nous abandonner, va, je ne te reconnais plus. Adieu et bonne chance ! Tu ne chercheras pas à me revoir avant ton départ.

Bonsoir !

Pierre de la nuit, ne dormit pas.

Il s’entretint longuement avec sa mère, et lorsque de bonne heure, le matin, il descendit, il la trouva mettant la dernière main à sa malle de voyage :

— Mon fis, lui dit-elle, en l’apercevant, quoiqu’il advienne, pour moi, tu es toujours mon fils !

— Mère, dit Pierre, en l’attirant dans ses bras, assurez à Régine que je l’aime toujours et à mon père que je ne me montrerai pas ingrat Adieu, priez pour moi.

Il partit.

Lorsque le père, vit, par la fenêtre de sa chambre, son fils s’en aller avec une démarche lourde et comme accablé sous le poids du chagrin, maintenant qu’il était seul et ne craignait plus de se trahir, il s’affaissa sur son fauteuil et sanglota comme un enfant.

Séparateur


Les débuts furent pénibles.

Pierre mangea de la vache enragée.

Il connut les jours sans pain, les nuits sans abri, l’isolement, presque le désespoir.

Mais il s’était dit : « Je veux ».

De domestique, le jeune homme passa élève avec l’affection et l’estime de ses maîtres. Grâce à un travail sans trêve ni merci, à un grand désir d’arriver et à des aptitudes exceptionnelles, Pierre avança à pas de géant dans la voie du succès.

Au premier concours d’élèves auquel il prit part, il arriva second, et au concours subséquent, il sortit premier d’emblée. Les professeurs le félicitèrent et lui promirent un brillant avenir. Journaux et revues parlèrent avec enthousiasme du talent du jeune Canadien-français. Il était lancé.

Pierre avait d’abord écrit à son père. Pas de réponse. Il écrivit alors à celle qui ne se montrerait pas insensible : sa mère.

Celle-ci lui parla de la maison, de Régine et des moindres détails de la vie de famille, qui, insignifiants pour tout étranger, sont d’un prix inestimable pour ceux qu’ils doivent nécessairement toucher de si près ?

M. Lefort avait d’abord fait demander Régine pour faire avec elle la partie de piquet. Au fond, il pensait retrouver en elle une partie de son fils, qu’il s’obstinait, aux yeux de tous, à regarder comme un étranger.

Le vieillard en était venu à nourrir une affection toute paternelle pour Régine Il voulut la voir tous les jours ?

Le père Edem ne parlait jamais de son fils. Une certaine fierté naturelle le lui défendait. Il voulait se montrer brave.

Au reste, il savait que les femmes en parlaient, elles.

Et alors, son plus grand plaisir était de s’asseoir, près de la table, dans la vaste cuisine au plancher jauni.

Là, il paraissait absorbé dans la lecture d’un livre.

Le lorgnant du coin de l’œil, les deux femmes voyaient bien que le pauvre vieux était parfois un quart d’heure arrêté à la même page. Un jour, même, le livre était demeuré ouvert, la tête en bas, et une larme avait gonflé le mot « cœur » sur lequel elle était tombée.

Au lieu de lire, il écoutait, puisant dans les paroles, qu’il entendait résonner à son oreille comme une musique délicieuse, un baume qui cicatrisait la plaie saignante qui torturait son cœur de père.

— Régine, l’aimes-tu donc toujours, mon… lui demanda un soir, M. Lefort ?

— certainement, répondit la jeune fille, tout interloquée, et vous ?

Le père ne répond pas. Il se lève et s’en va dans sa chambre, en n’ayant garde de montrer sa figure. Il pleurait.

Cependant, les hivers ont succédé aux étés et les étés aux hivers. Pierre est parti depuis trois ans, et de trois mois on n’a pas eu de ses nouvelles.

La maisonnette est bien grande, bien triste, bien désolée.

Séparateur


Pâques !

Les cloches dans les cieux carillonnent avec allégresse. Ce ne sont plus ces accents pénibles, languissants, comme chargés de brouillard et d’humidité, qui, durant tout le temps du Carême et surtout durant la Semaine Sainte transpercent jusqu’aux os.

Non. En ce jour, les heureuses messagères de la bonne nouvelle, joyeuses, alertes, matinales, entonnent de leurs plus belles voix dans le clocher de la modeste et coquette église du village : « Alléluia ! Alléluia ! le Christ est ressuscité ! Alléluia ! »

Les petits oiseaux, les charmants petits oiseaux encore un peu frileux, se serrant les uns contre les autres, un peu partout, sur les rameaux de chênes, de hêtres, de bouleaux, d’érables, sur les clôtures, sous les rigoles, répètent en chœur : Alléluia ! Alléluia ! et font entendre à la nature ravie et épanouie un concert incomparable, dont le dernier écho se perd dans le cœur des villageois.

Radieux, prenant part à l’allégresse universelle, le soleil vient de surgir derrière une colline hérissée de sapins qui semblent s’embraser. La neige fondante ou glacée, frappée par des rayons de feu se crystallise en étincelant comme des rubis, des diamants, et comme mille et mille pierres précieuses aux teintes opalines. C’est un entrecroisement, une bataille de flèches d’or.

On revient de la messe basse.

Du côté du fleuve, quelques naïfs remontent la grève, en serrant précieusement contre leur poitrine, des bocaux remplis d’eau qu’ils sont allés puiser avant le lever du soleil. Maintenant, les maladies peuvent venir en foule assiéger leurs foyers ; une seule goutte de cette eau miraculeuse les guérira de tous maux.

Baignée dans un flot de lumière, une maison gaillarde, proprette se dessine au premier plan, à quelques pas du temple saint.

Jetons un œil indiscret à travers les carreaux étroits aux rideaux en mousseline bien blanche, retenus en triangle par deux boucles de rubans rose quelque peu fanés.

Le poêle, vieux d’un demi-siècle, ronronne comme un angora qui réchaufferait avec délices ses flancs au soleil du midi, en faisant la sieste sous la tonnelière. Empressée, allant, venant du poêle à la table et de la table au poêle, la mère Marceline coupe, taille, hache, casse, fricasse. Un fumet chatouillant s’échappe de tendres tranches de jambon fumé qui rôtissent en chantonnant dans le fourneau et qui ressemblent à de pittoresques flots à demi noyés dans des lacs aux œufs d’or.

Debout, près de la fenêtre, M. Lefort a suspendu son petit miroir.

— Dis donc, vieille, demande l’époux de la mère Marceline, as-tu de l’eau chaude, je veux me faire la barbe ?

— Eh oui ! mon vieux, et rase-toi, comme il faut, car tu sais que c’est aujourd’hui le jour de Pâques et que chaque année, Monsieur le Curé vient ce jour-là, prendre le dîner avec nous.

Tout à coup, par la minuscule porte circulaire du poêle, une grosse flammèche s’élança avec un bruit sec sur la catalogne recouvrant le plancher.

— Nous allons avoir de la visite, observa madame Lefort.

— Monsieur le Curé, sans doute, répartit monsieur Lefort, en promenant sa savonnette sur sa vieille peau tanée par le soleil et le labeur des champs.

— S’il était ici ! pensa la mère.

Regardant distraitement au dehors, elle poussa un cri, en s’écriant :

— Edem ! Vois !

Le cœur de la mère avait parlé.

— Eh bien ! quoi ? fit le père.

— Ne vois-tu pas qui se dirige de ce côté en compagnie de Régine ?

— Mon Dieu ! s’écria-t-il, en laissant tomber son blaireau.

Séparateur


Et maintenant, ils n’étaient plus qu’à un arpent de la maison. Se détachant du fond blanc de la route, percé çà et là de ronces printanières, ils formaient un couple ravissant que l’ange de l’amour semblait avoir entouré d’une auréole éblouissante.

Pierre avait appris la grande affection de son père pour Régine. L’ayant rencontrée à son retour de la messe, il l’avait suppliée de l’accompagner chez lui.

Régine avait accepté cette prière comme une faveur.

Pierre frappa.

La mère et le fils se tinrent longtemps étroitement embrassés.

Puis, le jeune homme voulut s’élancer vers son père. Mais, ce dernier, par son silence et sa froideur, tint son fils à distance.

Les deux femmes joignirent leurs mains, levèrent vers lui des yeux suppliants.

Tout à coup, madame Lefort, attirant Régine, l’a fait s’agenouiller avec elle devant le père, et chacune prend une de ses mains tremblantes et froides comme le vent du Nord, et qu’elles arrosent de leurs pleurs.

— Edem, implore la mère, nous t’en supplions, ne te montre pas insensible ! Le Christ est ressuscité, notre enfant nous est ressuscité. Je t’en supplie, pour Régine, pardonne !

Pour Régine !

Pour Régine !

Le père, ouvrant tout grands ses deux bras, s’écrie, tandis que deux larmes de béatitude coulent de ses yeux :

— Mon fils ! embrasse-moi !




LE REPORTER




L es pauvres reporters, que de mal n’a-t-on pas dit d’eux ! Je ne m’attarderai pas à examiner les mille et une opinions que l’on s’est formées à leur sujet.

Qu’est-ce qu’un reporter, ou pour parler « canayen » un « rapporteur » ? Le reporter est un journaliste, ça c’est certain, mais non pas un journaliste qui s’enferme dans son cabinet de travail, et qui, là, enfoui dans un moëlleux fauteuil aux souples ressorts, compose, à tête reposée, un article dont il corrigera les épreuves cinq ou six fois, effacera, ajoutera, raturera, biffera, se gardant bien d’éluder l’immortel principe de l’immortel Boileau.

Le reporter, lui, coudoie tantôt un roi, tantôt un mendiant, dîne avec l’un, déjeune avec l’autre, prend ses notes à la hâte et, bien souvent, n’a que dix minutes pour rédiger un article d’une importance capitale, qui attirera sur sa tête ou les foudres de la justice ou une engueulade de ses chefs.

Aujourd’hui, on le voit dans une salle d’hôpital ; demain, il foulera le bruxelle d’un palais ; maintenant il parcourt le globe en touriste ; tantôt on le rencontre sur le champ de bataille, au premier rang, exposé à cent dangers. Témoin, ce reporter, qui, s’étant transporté à cheval sur les lignes avancées, se fit poliment décapiter par un boulet, au moment où il se rendait compte de la position de l’ennemi.

Diplomate en interviewant de rusés mortels qui veulent rester muets comme carpes, marin, médecin, avocat, critique, censeur, agriculteur, chasseur, le reporter est un véritable caméléon humain, prenant la couleur de tout ce qu’il touche, traitant autant de sujets qu’il y a de jours dans l’année, et s’aventurant sur les terrains les plus inconnus, sinon toujours avec sécurité et confiance, du moins avec une audace souvent digne d’un meilleur sort.

Mais, si le reporter, au nombre desquels on a déjà compté Chateaubriand et Victor Hugo, ont à remplir une belle mission souvent mêlée de grands dangers, qu’en pense-t-on parmi le vulgus ?

« Moi » dit un jour un barbier : « je ferais un s… bon rapporteur, je rase tant de monde, voyez-vous ».

Fatigué de monter et de descendre, de subir des hausses et des baisses continuelles, un mécanicien chargé de faire fonctionner un ascenseur, avoua un bon matin, en demi confidence, qu’il se demandait depuis deux jours s’il n’échangerait pas sa fonction contre la position de reporter. « Car j’ai grimpé et descendu tant de monde depuis deux ans, » ajouta-t-il candidement, « qu’on accorderait certainement, un fort bon salaire à un homme de mon expérience. »

N’oublions pas ceux, qui, plus charitables, veulent bien que le reporter soit l’un de ces gens, un policeman ni plus ni moins, allant faire son quart au coin des rues, beau temps mauvais temps, et rapportant au bureau à des gens capables de rédiger un article, ce qu’il aura vu ou entendu.

Est-ce qu’un avocat, ne demanda pas, un jour, sans sourciller, si le reporter était longtemps avant de pouvoir rédiger ses nouvelles lui-même ? Et combien d’autres, dans la classe dite dirigeante de la société, ne pensent pas la même chose.

Naturellement, vous trouverez, parmi les reporters, des gens à la mine éveillée et intelligente, d’autres qui auront une binette plus ou moins bête, mais n’y regardez pas de si près, car s’il fallait en juger par les apparences, ma foi ! vous concevriez une bien piètre opinion de beaucoup de gros bonnets juchés à une hauteur vertigineuse dans la magistrature, le barreau, et les sciences.

Bref, un conseil en terminant. Le reporter est un être spirituel, actif, instruit, qui a passé sa jeunesse dans un collège jusqu’à ce qu’il ait décroché ses titres de bachelier, quand ils ne sont pas accompagnés d’un M. D., ou d’un L. L. B. Il sait écrire, parfois à merveille.

Accueillez-le bien, car d’un trait de plume, il vous mettra blanc ou noir, selon que vous l’aurez bien ou mal traité.




LE CONSCRIT IMPÉRIAL


PERSONNAGES :


NAPOLÉON BONAPARTE — Déguisé en bourgeois.
GAMACHE — Grenadier de la Vieille Garde.
JEAN d’ARVON — Fiancé de Reine.
LE COLONEL GRIFFARD — Rival de Jean d’Arvon.
REINE — Petite-fille de Gamache.



La scène se passe à Paris, en 1812, quelques jours avant la
La scène se passe campagne de Russie.

SCÈNE I
Modeste intérieur, sévèrement meublé avec trophées aux murs. Çà et , quelques travaux élégants de jeune fille. Assise à une petite table ronde, Reine travaille à une broderie. Au lever du rideau, elle se rend à la croisée, regardant au dehors d’un air anxieux.
reine

Huit heures et pas encore arrivé !…

(Un roulement de tambour)

Ah ! quand cesseront ces bruits de guerre ? La guerre ! la guerre ! toujours la guerre !… Et pourquoi tout ce sang versé, ces héros massacrés, ces bourgades incendiées, ces villes rasées ?… Je comprends. La France, dit-on, plane au-dessus de toutes les autres nations, comme l’aigle, qui s’élève au-dessus de tous, soutenant de sa prunelle flamboyante les éblouissants rayons du soleil. Rois, empereurs, potentats, califes, tous les monarques du monde se font infimes pour n’être pas broyés entre les serres impériales. Mais à quel prix, grand Dieu ! cette gloire est-elle achetée, et qui paie le plus cher les victoires de notre glorieuse France ?

Nous, pauvres femmes, nous, dont toute la vie est dans le cœur, qui meurt chaque fois que l’ennemi nous enlève un fils, un époux, un père, un frère, un fiancé.

Chaque goutte de sang, laissée sur le champ de bataille par nos soldats, est cause que nous pleurons toutes les larmes de nos yeux.

Que dis-je ? la vocation, la destinée de la femme n’est-elle pas la souffrance, le sacrifice. J’ai déjà perdu mon père, mon frère, peut-être me prendront-ils aussi mon Jean. Mais qu’importe ! la France est belle, la France est grande ! Vive la France !


SCÈNE II
reine, le colonel, griffard,

reine

Vous encore, monsieur !

griffard

Oui, encore moi.

reine

Je croyais vous avoir interdit l’entrée de ma maison. Qui vous a permis d’en franchir le seuil ?

griffard

Si je me suis introduit sous ce toit sans votre autorisation, c’est que je n’ai pu résister à une force invincible qui m’y pousse, c’est que je vous aime !

reine

Je vous défends de prononcer cette parole que je tiens pour une insulte !

griffard

Vous pouvez ne pas m’aimer, surtout ne pas me l’avouer, mais rien au monde ne m’empêchera de dire que je vous aime !

reine

Je vous hais et je vous méprise.

griffard

Si je ne vous aimais tant, je me vengerais sur-le-champ de cet affront. Mais je vous aime, Reine, je vous adore, et pour vous, je sacrifierais ce que j’ai de plus cher au monde. Je sacrifierais mon avenir, je briserais mon épée, je…

reine

Assez ! monsieur, assez !

griffard

Et pour qui me repoussez-vous ? Qui me préférez-vous, moi, colonel des Hussards de l’Empereur, moi, protégé de Bonaparte, qui me préférez-vous ? Ce blanc-bec, ce pékin qui frémirait de crainte à la vue seule d’une épée sortie du fourreau, au seul sifflement d’une balle ennemie.

reine

Silence ! Jean a plus de cœur et de courage, sous son veston sans médailles, que vous avec toutes vos décorations, dorures et galons. Encore une fois, je vous hais et vous méprise. Votre cœur, je n’en voudrais pas pour le donner en pâture à un chien.

griffard

Puisque vous le voulez, soit ! Mais, par mon épée, cette taille qui se cambre si fièrement, je l’enlacerai de mes bras, ces lèvres dédaigneuses je les piquerai de ma moustache.

(Il veut saisir Reine dans ses bras et l’embrasser)
reine

Au secours ! Jean, à moi !

SCÈNE III
reine, griffard, jean

jean

Qu’entends-je !

(Voyant Reine et Grifrard)

Lâche !

(Il saute sur Griffard et le force à lâcher prise
Le tenant à la gorge renversé)

Misérable ! infâme ! tu mériterais que je te fisses sortir la langue jusqu’à ce que tu rendisses l’âme. Mais je ne veux pas que ton sang souille mes mains. Que tes pieds ne salissent plus le parquet de cette maison !

griffard
(Sortant à demi son épée du fourreau)

Non ! Non ! Je me vengerai autrement et le même coup vous frappera tous deux. Au revoir, mademoiselle, au revoir, monsieur, ah ! ah ! ah !

(Il sort)
SCÈNE IV
reine, jean

reine

Jean, j’ai peur de cet homme. C’est un démon, il nous sera fatal.

jean

Pourquoi t’alarmer, Reine ? tu m’aimes, je t’aime. L’amour n’est-il pas plus fort que la mort ?

reine

S’il t’arrivait malheur, j’en mourrais,

jean

Ne prononce pas ce mot. Qui possède ton cœur ne saurait être malheureux. Et je t’aime, je t’adore. Tu es la lumière de mes yeux, tu es le sang qui fait battre mon cœur, tu es le souffle qui anime ma vie, irise mes jours, m’empêche de mourir. Reine, si tu le veux, nous nous marierons dans la quinzaine.

reine

Si je le veux ! mon Jean !

(Elle se jette dans ses bras)

Tu es ma vie ! je t’adore ! tu es tout pour moi !

SCÈNE V
jean, reine, gamache
(Appel de clairon et roulement de tambour. Gamache entre en scène avec une jambe de bois et un bras en écharpe. Il accourt à la fenêtre sans remarquer les deux enfants.)
gamache

Mille millions de tonnerres ! Mon régiment qui passe et moi qui suis là, cloué daas ma maison comme une vieille femme. Ah sacrebleu ! si ce n’eût été de ce maudit boulet de canon à Austerlitz. Belle journée tout de même.

reine

Grand-père, vous jurez encore.

gamache
(Regardant tout le temps par la croisée)

Mais non morbleu !

(Se mettant en mouvement)

Alignement à droite, par le flanc gauche, marche ! Rataplan, plan, plan, rataplan, plan, plan. Halte ! Vive le p’tit Caporal.

(Apercevant Reine et Jean)
Ah ça ! dites-donc moutards, ne pourriez-vous pas

desserrer les rangs un peu. Allons vite ! marche !

jean

Grenadier, vous savez combien j’aime votre petite-fille. Avez-vous objection à ce que les épousailles soient célébrées dans la quinzaine ?

reine

Avez-vous objection, grand-père ? GAMACHE Hum ! hum ! Comment ! jeune homme, sacrebleu, vous… Serrez les rangs. Embrassez-vous et soyez heureux.

(Tous deux s’embrassent et Reine saute au cou de son grand-père.)

Et maintenant, fillette, verse-nous une bonne rasade à votre bonheur et à votre prospérité.

reine revenant du buffet.

Grand-père ?

gamache

Eh bien ?

reine

Plus une seule goutte.

gamache

Plus une goutte ! Ah ! nom d’une bombe ! Faut aller en acheter, alors.

jean

J’y cours, grenadier.

gamache

Oui, et reviens vite.

(Il sort)
SCÈNE VI
reine, gamache

reine

Excusez-moi, grand-père, je vous prie, votre petite Reine va aller se faire aussi belle que possible pour que vous soyez fier d’elle et pour que Jean soit content de moi.

gamache

C’est bien, ma fille, va revêtir cette robe avec laquelle tu ressembles tant à ta chère mère.

(Elle sort)
SCÈNE VII
gamache

La petite, elle mérite d’être heureuse. Bonne, que ça ne voudrait pas faire de peine à une mouche et gentille à croquer ! Et quel charmant garçon que Jean. Je lui donnerais ma petite-fille les yeux fermés. Mais je l’ai entendu parler, tout à l’heure, d’une voix courroucée que je ne lui connaissais pas. À qui diable en voulait-il ? Bah ! je le lui demanderai lorsqu’il rentrera.

Que disent les journaux de ce soir ? Je vais culotter une pipée de tabac avec ma vieille amie d’Austerlitz.

(Il se heurte contre la table)

Mille millions de tonnerres ! C’est encore la faute à ce maudit boulet d’Austerlitz. Ah ! ma pipe, tu es une excellente amie, toi. Maintenant lisons. Duel. « Deux officiers de l’artillerie se sont battus en duel »… Ça, c’est leur affaire. La prochaine campagne. « On dit dans les cercles militaires que l’Empereur se mettra en campagne dans une quinzaine de jours. Pour écraser le Czar, il a ordonné une levée en masse de tout Français en état de porter les armes. Trois cent mille hommes seront mobilisés en quelques jours… »

Oh ! le Czar ! le Czar ! va-t-il en faire une affreuse grimace. C’est très bien ça, c’est très bien. Vive l’Empereur ! Vive la France !

SCÈNE VIII
gamache, napoléon
(Napoléon entre en scène avec une redingote bourgeoise boutonnée de haut en bas. Il porte une perruque et une moustache postiche.)
napoléon

Ho ! ho ! grenadier ! et quel empereur acclamez-vous de la sorte ?

gamache

Comment ! mais de quel empereur voulez-vous que je parle, sinon de l’empereur, du P’tit Tondu, cré nom d’un nom ! Il n’y a qu’un empereur, nom d’une pipe. Et qui êtes-vous d’abord ? Vous avez une drôle de manière de vous présenter.

napoléon

Ayant entendu parler de votre bravoure sur les champs de bataille, j’ai tenu à vous serrer la main. Mais je ne comprends pas quel intérêt vous pousse à montrer tant de dévouement pour un homme à qui vous ne devez rien, après tout ?

gamache

À qui je ne dois rien. Il n’est pas un homme en France qui ne doive donner sa vie pour l’Empereur, non seulement s’il l’exige, mais même, morbleu, s’il en témoigne le désir.

napoléon

Votre Empereur, cependant, n’est-il pas un barbare qui met tout à feu et à sang, contre lequel des milliers de pauvres femmes crient vengeance, un barbare qui…

gamache

Dites-donc, vous, de quel droit venez-vous insulter ici, dans ma maison, dans la maison d’un vieux troupier, le grand Empereur ? Morbleu, nom d’une pipe, mille millions de tonnerres, un mot de plus contre le P’tit Caporal, et, je vous casse, sur le dos, cette jambe de bois que vous voyez.

SCÈNE IX
reine, gamache, napoléon

reine

Qu’y a-t-il, grand-père, vous me paraissez en courroux ?

gamache

Il y a, ma fille, que cet individu à mine louche…

napoléon

Gamache ! quelle est cette jolie fille ?

gamache

Que vous importe ?

napoléon

Gamache ! quelle est cette belle enfant ?

gamache

C’est ma petite-fille dont le père, capitaine d’infanterie, a été tué à Wagram. Et vous, comment vous appelez-vous ?

napoléon

Moi… comment je m’appelle ?… Pierre Latouche.

SCÈNE X
reine, napoléon, gamache, jean
jean
(Entrant en scène, l’air triste et abattu, et un panier de bouteilles de vin, sous le bras)

M’aimes-tu toujours, Reine ?

reine

Si je t’aime !…

jean

Consentirais-tu à me perdre ?

reine

Si la patrie réclamait ton bras et exigeait ton sang, je te dirais, étouffant mon cœur : « Va » La France ne veut pas et ne peut avoir de rivale.

jean

Ton père et ton frère sont morts au champ d’honneur.

reine

Le sacrifice a été dur, mais mes larmes ont été séchées par mon amour pour la France.

jean

Prie le Ciel pour moi, ma Reine, car moi aussi je dois te quitter.

reine

Toi ! oh ! mon Dieu !

jean

Oui. Le sort m’appelle sous les armes. Oui, le sort, mais un sort inique, criminel. Voici. Je me rendais chez le marchand de vin, lorsque soudain, je suis accosté par un soldat qui me conduit devant le colonel Griffard, présidant le tirage au sort des conscrits. Je vois encore son sourire railleur et sardonique à mon entrée dans la salle. On m’interroge, âge, qualités, conditions physiques et mentales. Je réponds franchement. Bref, je suis bon pour la guerre. Arrive le moment de tirer au sort. Le colonel, j’ai tout vu, fait une substitution de numéros inaperçue de tous, excepté de moi, et je suis enrôlé.

Murmurant entre ses dents de chacal « je suis vengé, » le colonel Griffard me dit d’un ton mielleux et sarcastique : « Pauvre garçon, que va dire votre fiancée ? » Allez au diable, répondis-je, et je sortis comme un fou. Mais qu’on n’aille pas croire que la guerre me fait peur, non, je serai heureux de verser mon sang pour la France et pour l’Empereur. Seulement, Reine, je dois te dire adieu, à toi, qui pourrais bien être veuve avant d’être épouse.

reine

Ah ! pour ça, jamais ! Nous te remplacerons.

jean

Et par qui ? Nous sommes, tu le sais, pauvres tous deux.

reine

Que ta volonté soit faite, France, et non la mienne !

gamache

Tu vas faire la campagne de Russie, veinard va ! tôpe-là, mon ami.

reine

Et vous ne pensez pas à moi, grand-père ?

gamache

Ah ! sacrebleu, c’est vrai ! Eh bien ! mille millions d’une bombe, je m’engagerai à ta place, mon garçon. Tu es jeune, toi, et plus en état que moi, de protéger la petite.

reine

Et votre jambe de bois, grand-père ?

gamache

Nom d’une pipe, c’est vrai. Ah ! si ce n’eût été de ce maudit boulet d’Austerlitz. Une belle journée tout de même.

Le P’tit Caporal, crânement assis sur son cheval blanc, embrassait, du haut d’un monticule, toute l’étendue du champ de bataille. Soudain, nous voyons venir à nous un des aides-de-camp de l’Empereur. L’ordre était donné aux grenadiers de percer une muraille de soudards autrichiens. Mille millions de bombes ! ça chauffait fort, vous dis-je. Mes braves compagnons, autour de moi, sont fauchés par la mort. Qu’importe, cré mille tonnerres, nous avançons toujours. Ce n’est plus qu’une horrible boucherie. Un grand diable de cuirassier veut me pourfendre d’un coup de sabre. Je lui réponds par la crosse de mon fusil, bien appliquée sur la tête, et lui arrache le drapeau qu’il tenait à la main. Nous avons franchi la redoutable ligne, mais voici que contre nous, cent bouches à feu vomissent la mort. C’est alors que ce maudit boulet vient me fracasser une jambe. Le lendemain, le P’tit Tondu me disait devant tout le régiment : « Gamache, tu es un brave, le drapeau que tu as enlevé à l’ennemi, garde-le. »

Ce drapeau le voici suspendu au mur. Quand je mourrai, on m’ensevelira dans ce glorieux linceul.

Mes enfants, je vous le dis, cré nom d’une bataille, c’est la dernière fois que j’ai vu le feu et c’est la seule fois qu’il m’a parlé.

reine

Bravo ! grand-père, je vous admire.

napoléon

Très bien ! Très bien ! Gamache.

gamache
(À Jean)

Allons ! allons ! mon garçon, il ne faut pas se laisser abattre. C’est bien malheureux pour toi et pour notre petite Reine, mais puisque c’est pour l’Empereur, il n’y a pas à discuter. Et puis, sacrebleu, on en revient de la guerre. Pour preuve, j’ai pris part à trente-six batailles, et après tout, morbleu, je ne me sens pas si mal. Il est vrai que je suis un peu éclopé, mais la caisse et le caisson ne sont pas endommagés.

reine

Grand-père, mon cœur de femme me dit que si Jean part, il ne reviendra pas.

napoléon

Vous épouserez votre Jean, mademoiselle, et vous serez heureuse.

reine

Qui vous le dit ?

napoléon

Je vous en donne ma parole.

gamache

Voyons, petite, pas de sensiblerie. En avant ! pour l’Empereur et pour la France !

Verse-nous à boire au succès des armes de Jean pour qu’il nous revienne avec les galons.

(Reine emplit les verres)
(À part)

La pauvre petite, elle est brave, je le sais, mais la mort de Jean la tuerait.

(À Napoléon)

Bien que vous m’ayez insulté en insultant l’Empereur, vous êtes mon hôte et comme tel, je vous invite à boire à la santé de ce jeune homme qui va bientôt aller combattre sur le champ de bataille pour le salut de l’Empire.

napoléon

Enchanté, grenadier.

(Reine distribue les verres)

Cependant, je regrette infiniment que ce charmant garçon aille se faire sauter la cervelle pour ce conquérant sanguinaire que vous appelez votre Empereur.

gamache
(Cassant son verre sur le plancher)

Cré mille millions de tonnerres, monsieur, un mot de plus et je vous chasse de ma maison, avec le fusil que vous voyez accroché, là. Il faut que vous soyez ou fou ou Cosaque pour proférer de tels blasphèmes contre lui.

reine

Monsieur, êtes-vous Français ?

napoléon

Sans doute.

reine

Comment donc un Français, auquel il reste une parcelle de cœur dans la poitrine, peut-il tenir ce langage déplacé à l’adresse d’un homme qui a fait la France belle, grande, enviée, qui a placé notre patrie à la tête de toutes les nations du monde ? Moi qui vous parle, je ne suis qu’une faible femme, et cependant, ai-je murmuré lorsque l’Empereur m’a pris et mon père et mon frère me laissant seule au monde avec ce vieux héros. Je ne suis qu’une faible femme, et cependant Dieu m’est témoin que le cœur me saigne horriblement en étant obligée de dire adieu à mon Jean que j’adore. Oui, si je le pouvais, je partirais en même temps que lui pour aller mêler mon sang au sien. Mais la France l’exige, l’Empereur le veut et je lui dis : « Pars. » Peut-être ne survivrai-je pas à ma douleur, mais du moins j’aurai la satisfaction d’avoir fait mon devoir. Si le cœur de la femme est souvent de cire, il est quelquefois dur comme le diamant quand elle l’immole à la patrie !

gamache

Viens m’embrasser, Reine, voilà ce qui s’appelle parler en Française, en fille de soldat.

SCÈNE XI
reine, gamache, napoléon, jean, griffard

griffard

J’ai l’honneur de vous saluer, mademoiselle, et vous aussi, messieurs. Mais qu’avez-vous, mademoiselle, vous me semblez toute triste ?

jean

Misérable, viens-tu repaître tes yeux du triomphe de ta bassesse et de ta vilenie.

(II veut s’élancer sur lui)
napoléon
(S’interposant avec autorité)

Du calme, monsieur.

jean

Du calme ! vous voulez que je demeure de glace en présence de ce lâche qui me force à me séparer de ma fiancée. Je serais calme en face de cet insulteur, qui saisissant Reine dans ses bras, a voulu l’outrager en lui volant un baiser. Laissez-moi, vous dis-je, le souffleter comme le plus dégradé des hommes.

gamache

Il a fait cela, Reine ?

reine

Oui, grand-père.

gamache

Mille millions de tonnerre, vas-y mon garçon !

napoléon

Non, je vous le défends.

jean

Et de quel droit ?

griffard
(Ironique)

Du calme, jeune homme.

napoléon

Silence ! colonel Griffard.

(À Reine)

Mademoiselle, votre beauté et votre courage me touchent, et si…

griffard

Une autre conquête pour vous, mademoiselle, et pour vous, monsieur, un autre rival.

napoléon

Un rival qui vous brisera les os, colonel Griffard.

(À Reine)

Et si vous voulez pardonner à mes questions indiscrètes, dites-moi, depuis quand êtes-vous fiancée ?

reine

Depuis six mois, monsieur.

napoléon

Et les épousailles ?

reine

Dans quinze jours. Hélas ! peut-être n’auront-elles jamais lieu. Mais pourquoi ces interrogations, pourquoi retourner, à plaisir, le fer dans la plaie ?

napoléon

Gamache, donne-moi du papier et de l’encre.

gamache

Qui commande ici ?

(À part)

La même voix que celle de l’Empereur.

napoléon

Gamache, j’ai dit : « Donne-moi du papier et de l’encre. »

gamache

Voilà, monsieur.

(Napoléon écrit et remet le papier à Reine)
reine, lisant

En récompense des services insignes rendus à sa patrie et à l’Empereur par le grenadier Gamache, je m’engage à remplacer le nommé Jean d’Arvon comme conscrit durant la prochaine campagne de Russie, le susdit Jean d’Arvon devant épouser et protéger la petite-fille du grenadier Gamache, orpheline, son père, le capitaine Charles d’Aubigny, commandant la 5ième Compagnie du 2ième Régiment d’Infanterie, étant mort à la bataille de Wagram, et sa mère n’ayant pu survivre à son chagrin.

gamache

Mais, qui diable vous a tout conté ça, vous ?

napoléon

Que t’importe, Gamache, acceptes-tu pour ta petite-fille, oui ou non ? C’est à prendre ou à laisser »

gamache, regardant Jean.

C’est que…

jean

Quel motif vous fait agir ainsi, monsieur. Doutez-vous, par hasard, que j’aie peur de faire le coup de feu pour mon pays.

napoléon

La patrie a encore besoin d’enfants pour ses guerres futures. Voici une héroïne inconnue qui, avec votre protection et votre attachement, donnera de beaux et braves soldats à la France.

reine

Permettez-moi de vous faire remarquer que ce papier n’est pas signé.

napoléon

Ah ! j’oubliais.

(Il s’asseoit et signe, en ayant soin de tourner le dos aux autres personnages)
reine, lisant

Napoléon Bonaparte.

(Napoléon a enlevé sa perruque et sa moustache postiche. Sa redingote, qu’il vient de déboutonner, laisse voir la tunique verte et le gilet blanc).
TOUS

L’Empereur !

(Le vieux grenadier se redresse et fait le salut militaire. Reine et Jean se tiennent étroitement unis tandis que Griffard fait une tête)

NAPOLÉON

Vos galons, colonel Griffard.

Vous rendrez votre épée à votre général, et jamais vous ne reparaîtrez devant les hommes avec le costume militaire que vous avez déshonoré en insultant une femme, une Française. Ce ne sont pas des lâches que je veux dans mon armée, mais des héros !

(Tendant sa tabatière au vieux grenadier)

Une prise, Gamache ?

GAMACHE

Ah ! Sire !

(Rideau.)



L’ÉPITAPHE




I l faisait une matinée splendide.

Une de ces matinées de mi-été, noyées de soleil et de parfums champêtres qui vous plantent une joie folle dans le cœur et vous donnent l’envie de gambader à travers monts et vaux, en rêvassant paresseusement.

Je pris donc mon bâton de route, allumai ma pipe et sifflai mon chien. Allant au hasard, je marchais depuis une demi-heure, lorsque mes pas vagabonds me portèrent vers un riant village, assis sur les rives verdoyantes du Richelieu, roulant avec une sérénité, qui n’est jamais troublée, ses ondes crystallines et opalines.

En arrière de l’église, dont le clocher séculaire était tout bruni par la rouille des ans, je découvris les modestes monuments de bois peint et les sévères croix noires. C’était le cimetière, qui semblait se faire aussi humble que possible pour ne pas jeter de note discordante sur la gaieté franche et communicative de la nature. Le cimetière, même lorsque personne des nôtres n’y dort de son dernier sommeil, nous attire avec une force irrésistible.

Je m’aventurai donc à travers les allées sablonneuses et les plates-bandes fleuries de ce domaine de la mort.

Soudain, je m’arrêtai. À l’écart, abritée sous un saule pleureur, et, entourée d’une petite clôture en fer, se dessinait une pierre tombale avec l’inscription : « Ci-gît un ange qui a aimé et pleuré »

Cette épitaphe n’était pas banale. Je résolus d’en avoir l’explication. Justement, le curé du village s’en venait de mon côté, en lisant son bréviaire.

Mis au courant de ma curiosité, voici ce qu’il me raconta :

« Il y a deux ans, vivait, dans cette paroisse, la plus charmante enfant que l’on connût. Elle était bonne, belle, intelligente. Plusieurs fois, les gars du village, voire même les meilleurs partis, l’avaient demandée en mariage. Tous avaient été tour à tour poliment évincés, sous prétexte qu’elle était trop jeune, ne comptant pas encore dix-huit ans.

Un bon matin, ou plutôt un mauvais matin, nous arriva de Montréal, je ne sais par quel hasard, un galant, bien fait de sa personne, et que l’on disait riche comme l’affluent de l’Hermus.

La beauté naïve de la petite Blanche, Blanchette comme on l’appelait, le frappa. Bien reçu, une première fois, il multiplia ses visites. Bref, il manigança si bien qu’il obtint sa main. La pauvrette, cette fois, n’était pas trop jeune pour se marier. Et cependant, Dieu sait, si je lui ai recommandé la prudence !

Le citadin se sauva dans sa grande ville, emmenant avec lui notre oiseau chanteur qui devait bientôt cesser de chanter.

D’abord, tout alla bien. Mais un soir, nous apprîmes que la malheureuse jeune femme était délaissée. Comprenez-vous, mon cher monsieur, délaissée après quelques mois de mariage. Blanche, qui aimait de toute la force de son bon petit cœur simple et pur, en ressentit une peine immense. Au mois de décembre dernier, il se donnait un bal princier dans la grande métropole canadienne. La jeune femme y assistait. Elle surprit son mari, à genoux aux pieds d’une femme engagée dans un flirt passionné.

Atterrée, elle se contenta de faire remarquer délicatement à son époux combien cette inconvenance lui faisait mal au cœur.

Pour toute réponse, le lâche lança brutalement, à la face de sa femme, cette insulte : « Laisse-moi, je ne t’aime plus ».

Affolée, étouffée, la pauvrette se réfugia sur la véranda en sa toilette de bal.

Ce fut son coup de mort.

La griffe de la mort s’appesantit lourdement sur les épaules nues de la chère enfant.

En retournant chez elle, la nuit, elle se sentit prise d’un frisson inquiétant.

Le lendemain, la malade prenait le lit et une semaine plus tard, elle se faisait transporter dans son village natal.

Quel retour, grand Dieu ! et qu’elle était changée notre Blanchette ! Pâlotte, le visage émacié, les yeux bistrés et brillant d’un reflet étrange, elle semblait n’être plus de ce monde.

Son état ne fit qu’empirer de jour en jour. À la fin de décembre, sa famille en larmes, agenouillée à son chevet, attendit sa mort qui n’était plus qu’une question d’heures.

Descendant peu à peu derrière la colline hérissée de rameaux blancs de givre, le soleil avait complètement disparu en laissant, après lui, à l’horizon, une raie de sang et une tenture de deuil.

L’agonie commença.

Elle fut calme et douce comme son âme. Rayonnante, d’une beauté céleste, elle fit ses adieux à la vie, pardonna généreusement à celui qui l’avait poussée du pied dans la tombe.

À l’apparition des premières étoiles dans la naissance du soir, elle rendait sa belle âme au ciel. Cet ange de la terre expira en tenant sa bouche exsangue sur le front ridé de sa vieille mère, et couchée dans ses bras tremblants et décharnés.

 

Le pasteur avait fini.

Et une larme brûlante venait de tomber sur la croix de son bréviaire.




À LA CONQUÊTE  **
À  LA CON**ETED’UN BAISER


Comédie en 3 Actes.

ACTE i
Café à la mode

ACTE ii
Salon de Gabrielle

ACTE iii
Atelier de Rodrigue

La scène se passe à Paris de nos jours.


PERSONNAGES :




GABRIELLE : — La belle de Paris.
RODRIGUE DAREOY : — Pauvre artiste.
GONZALVE MORIN : — Vieux richard.
PAUL De MONITY : — Jeune aristo.
HECTOR DUBEAU : — Un dude.
ARCHIMÈDE : — Oncle de Gabrielle.
JEAN : — Son domestique.
BERTHE : — Amie de Gabrielle.
MADAME DUTREC : — Tante de Gabrielle,
GARÇON DE CAFÉ.
UN GUEUX.


ACTE I
Café à la mode, une après-dinée de juillet
SCÈNE I
gonzalve, paul, hector, un garçon
(Plusieurs tables auxquelles sont assis de joyeux mondains et de jolies filles. Les verres se choquent avec entrain. Les garçons s’empressent autour des tables).
gonzalve

Garçon !… Garçon !… Pas de garçon !…

(Il sonne furieusement)

Garçon !… Garçon !…

(Soudain, il se retourne et voit, derrière lui, un garçon la serviette sur le bras)

Eh bien ! que fais-tu là, toi, planté comme un silencieux poireau ?

le garçon, Imperturbable.

Seigneur, vous m’avez appelé ?

gonzalve

Eh bien, oui ! nom d’un nom ! Pourquoi ne réponds-tu pas lorsqu’on t’appelle ?

le garçon

Le silence est d’or.

gonzalve

Oui, je sais que toujours tu dors.

le garçon
(À part)

Heureusement pour toi, vieille bûche, que tu sois cossu d’or, sinon…

(Haut)

Que vont prendre ces messieurs ?

gonzalve

Allez-y, mes amis.

paul

Un vermout italien. Cette boisson aristo donne de l’éloquence à l’estomac, et impose silence aux cris de l’amour.

hector

Un verre de curaçao ; cela mettra une légère teinte rosée sur mes joues pâlies par l’insomnie et les veilles. Et moi qui avais les joues plus appétissantes que les fossettes d’un Cupidon !

le garçon à Gonzalve.

Et vous, Monsieur ?

gonzalve

Ah ! tiens, c’est vrai ! Eh bien ! moi, je vais me contenter d’un verre de Montebello.

SCÈNE II
les mêmes, rodrigue, une dame
(Rodrigue entre vêtu plus que modestement. Il va s’asseoir, à l’écart, dans un coin).
(Un garçon arrive empressé)

Que désire Monsieur ?

rodrigue

Un verre d’eau.

(Ébahissement du garçon)

Mais, oui, un verre d’eau. Qu’as-tu à me regarder avec ces yeux grands comme des verres de lanterne magique. Penses-tu que ma mine annonce un milionnaire.

(Étonnement et chuchotements parmi les buveurs)

Le vin donne du brio à l’esprit, la bière lui donne du poids. Mais pour un pauvre bohème de mon calibre, je préfère l’eau. C’est plus hygiénique et plus économique pour ma bourse. Quand on n’a pas ce que l’on aime, on aime ce que l’on a.

(Il prend sa bourse, la soupèse, ne trouve rien et l’envoie en l’air avec un geste d’indifférence).

Hamlet jouait ainsi avec son sceptre. « To be or not to be, that is the question. »

une dame

Est-il drôle celui-là avec sa tirade et son crâne chevelu !

rodrigue

Belle dame, si la fortune, pour moi, était moins avare de ses faveurs, au lieu de remplir mon verre d’un vin encore moins pur que l’éclat de vos yeux, j’ornerais votre corsage de fleurs dignes de votre beauté.

(Tous applaudissent)
gonzalve

Si toute mauvaise parole encourt son châtiment, toute belle parole mérite sa récompense. Monsieur, bien que nous n’ayons pas l’honneur de connaître votre nom, nous vous invitons à boire, avec nous, à la santé des charmantes femmes qui nous environnent.

rodrigue

Cher monsieur, je ne saurais refuser. Car honni soit celui qui refuse de boire à la santé et à la prospérité de la femme. La femme ! Oh ! la ! la ! la femme ! Mais qu’est le soleil qui doralise et caresse les vertes feuilles de ses rayons d’or auprès d’un seul sourire de la femme ? La femme…

paul l’interrompant.

Mais, mon cher monsieur, vous parlez si bien de la femme que si Gabrielle vous entendait, vous pourriez bien recueillir un baiser sur ses lèvres roses.

Ah ! Gabrielle ! Gabrielle ! ne sois donc pas si cruelle et favorise l’un d’entre nous, au moins une fois.

hector et gustave
(Ensemble)

Ah ! Gabrielle ! Gabrielle ! un baiser ! rien qu’un seul ! et tout ce que nous avons t’appartient.

rodrigue
(Les regardant d’un air ébahi)

Mais diantre ! que veut dire : « Ah ! Gabrielle ! Gabrielle ! »

gustave

Comment ! vous ne savez pas ?

hector

Aimez-vous les femmes ?

paul

Avez-vous déjà mis en pratique la définition d’un baiser ?

rodrigue

Gabrielle ! Gabrielle ! Mais qui est-elle ? Que fait-elle ? N’est-elle pas une femme comme une autre. Il n’y a que deux jours que je suis dans cette ville, et…

tous

Gabrielle ! Une femme comme une autre ! Ah ! quel blasphème !

gustave

Ah ! monsieur, si vous n’avez jamais vu Gabrielle, vous n’avez jamais vu de belle femme !

(Mouvement de dépit parmi l’auditoire féminin)

Oh ! je demande bien pardon à ces dames si je les ai offensées. Mais est-ce que les étoiles jalousent le soleil et la lune d’avoir un éclat plus resplendissant qu’elles. Non, certes, ah ! non.

Ah ! Gabrielle ! qu’elle est belle. Inutile de vous faire ma biographie accidentée. J’en ai vu des femmes dans ma vie. C’est un vétéran qui vous parle. J’ai essuyé le feu de plusieurs batailles et j’en suis sorti avec de glorieuses cicatrices. J’en ai vu des belles, des laides, des spirituelles, des sottes, des modèles aux formes voluptueuses et des résidus, qui auraient pu concourir avec plus ou moins d’avantage avec un manche de balai. Mais des femmes comme Gabrielle, jamais je n’en ai rencontrées. La tête, ô quelle tête ! jamais sculpteur ne put incarner dans son siboulo un tel idéal. Les cheveux noirs, abondants. Les yeux, ô mais les yeux ! des yeux maudits, qui, avec leur éclat noir, vous donnent le vertige, comme si vous étiez au haut des tours de Notre-Dame.

Un nez bien planté de patricienne et des lèvres ! oh ! mais des lèvres ! voilà le point capital, le « nec plus ultra ». Pour ces lèvres humides, rouges, voluptueuses, qui se plissent aux coins en un sourire moqueur, je me jetterais dans un brasier, pourvu que je pusse y déposer un baiser, un seul, unique, tout petit. Et ces deux grands yeux noirs, toujours les mêmes yeux, perçant jusqu’à l’âme comme une lame de fer oxidé, et entourés de longs cils doux comme du duvet, pourquoi complices des lèvres, redoublent-ils la fièvre de nos désirs ? C’est un vrai supplice de Tantale. Ah ! qu’il y a loin de la coupe aux lèvres ! Oh ! Gabrielle, Gabrielle, pourquoi es-tu si cruelle ? À quoi me servent mes écus, à quoi me sert ce petit ruban de la Légion d’Honneur si je ne puis surmonter ton indifférence ?

hector

À quoi bon d’être beau, d’être adulé de toutes les femmes ?

paul

À quoi me servent ma couronne de comte et toutes mes armoiries ?

rodrigue

Ah ! messieurs, êtes-vous si naïfs dans la vie que vous vous enthousiasmiez de la sorte pour une femme ? Diantre ! on dirait que vous êtes des cénobites nés dans une écale de noix et tombés, tout à coup, au milieu du grand Paris ?

Des femmes, mais il en foisonne. Ainsi cette Gabrielle, n’est-elle pas après tout…

tous

Silence ! la voici.

SCÈNE III
les mêmes, gabrielle
(Gabrielle entre vêtue d’une toilette tapageuse, et avec des manières moins que timides. Elle s’asseoit, pose les deux pieds sur une table, allume une cigarette et sonne le garçon)
le garçon

Mademoiselle m’a appelé ?

gabrielle

Mais oui, grande buse, puisque j’ai sonné et que tu es venu.

le garçon à part.

Quand M. de la Palisse n’allait pas par terre il allait par eau.

(Haut)

Que vais-je servir à mademoiselle ?

gabrielle

Un cognac.

le garçon

Vous dites ?…

gabrielle

Je dis un cognac. Eh bien ! marche donc. Qu’as-tu à me regarder ainsi ? Me prends-tu pour un éléphant ?

le garçon, s’en allant.

Est-ce possible ? Une si belle fille et boire de cet affreux cognac. Brrr….

paul

Moi, je propose que l’on boive à la santé de la belle de Paris.

tous

Ça y est !

paul

Garçon, apporte-nous du Champagne.

rodrigue, à part.

Si l’on boit à la santé de tout le beau sexe de Paris, je ne sais pas, diantre ! comment je me tirerai d’affaire, lorsque arrivera mon tour de m’exécuter.

gabrielle, à part.

Ah ! ces hommes ! ces hommes ! Tous les mêmes ! Je ne donnerais pas un seul de mes chapeaux pour n’importe lequel d’entre eux.

SCÈNE IV
les mêmes, un gueux
(Un pauvre diable entre en scène, implorant la charité)
le garçon

Dehors, vieux gueux !

paul

Rien pour toi, aujourd’hui. Ce n’est pas lorsque l’on a de la peine à vivre soi-même que l’on va soutenir les gueux.

(Un garçon fait mine d’évincer le pauvre vieux)
gabrielle

Halte !

(Elle enlève son chapeau et fait le tour de la salle)

Qui d’entre vous refusera la charité à Gabrielle ?

(Les pièces pleuvent dru dans le chapeau. Rodrigue a beau visiter toutes ses poches, il ne trouve pas un liard)
rodrigue
(À part, avec une mine de désespéré)

Pas un centime ! Grand Dieu ! que faire ?

(Soudain, il se lève et fait un tapage d’enfer en donnant un violent coup de poing sur la table)
Je parie cinq francs que mademoiselle Gabrielle

déteste le bleu.

gonzalve

Eh bien ! Je vous dis, moi, qu’elle l’adore.

rodrigue

Je vous dis que non, monsieur.

gonzalve

Monsieur, je vous dis que oui !

rodrigue

Eh bien ! parions !

gonzalve

Parions, et je vous relance de dix.

rodrigue, à part.
.

Et moi qui n’ai pas un sou. N’importe.

(Haut)

Soit.

rodrigue, à Gabrielle.

De grâce, mademoiselle, dites que vous l’exécrez.

(Haut)

Mademoiselle voudra-t-elle nous dire si elle aime le bleu.

gabrielle
(Après un moment de suspension)

Le bleu… le bleu… je l’ai en exécration.

gonzalve

Peste !…

rodrigue, à part.

Ouf ! quelle chance !

(Haut, à Gabrielle en lui remettant le montant du pari)

Voici mademoiselle. C’est une fortune que je voudrais déposer dans ce chapeau, mais permettez-moi d’y ajouter l’admiration que je ressens pour votre cœur d’or.

gabrielle
(Le regardant en souriant)

Monsieur, vous êtes…

(Puis elle rit bruyamment)
paul

Il est madré celui-là.

gabrielle
(Versant le contenu du chapeau, dans la calotte du vieux, après y avoir glissé une généreuse obole.)
le gueux

Que le bon Dieu vous bénisse, ma bonne demoiselle.

(Il baise le bord de sa robe et sort)
SCÈNE V
les mêmes, moins le gueux
gabrielle

Garçon !

garçon

Mademoiselle ?

gabrielle

Combien te dois-je ?

le garçon

Dix sous, mademoiselle.

Gabrielle lui donne une pièce d’un franc. Le garçon cherche la monnaie.
gabrielle

Garde la monnaie.

(Elle sort)
SCÈNE VI
les mêmes, moins gabrielle

gonzalve
(Se levant et se frappant la poitrine avec enthousiasme)

Sapristi ! quelle belle femme, et généreuse !

paul

Quelle tournure aristocratique !

hector

Quel buste !

rodrigue
(Se fourrant les deux mains dans les poches et jetant les yeux au ciel avec résignation)

Les raisins sont trop verts pour moi ! Oh ! mais si… mais si… Ah bah !

gonzalve

À propos, savez-vous ? Non ! Voici. L’oncle Archimède, outré des frasques effrénées de sa nièce, est sur le point de la déshériter. Je vous dis, moi, je vous jure, moi, sur mes cheveux blancs, qu’il est honteux, criminel, abominable, de vouloir, d’avoir même la pensée de faire du tort à ce bijou de la nature.

paul

Horrible !

hector

Lâche !

rodrigue

Je voudrais bien qu’il transportât l’héritage sur ma tête.

paul

Je me sens le cerveau un peu lourd, ce soir, mais qu’est-ce que cela fait pourvu que l’on ait le cœur noyé dans la joie et l’esprit libre de tout souci.

Garçon !

le garçon

Monsieur ?

paul

Apporte-nous de la Veuve Clicot pour nous élucider le siboulo.

Ainsi donc, Gabrielle est bien riche ?

gonzalve

Vous l’avez dit : Dot princière en perspective. Orpheline de père et de mère. Adoptée par un sien oncle, qui, bien que professeur, est riche comme un Crésus. Elle est son désespoir et sa joie. Quel mélange de contradictions que cette agaçante fille d’Ève ! Malheur à quiconque oserait y porter la main. Et cependant, son air libre, ses grands yeux captivants, ses lèvres frémissantes, sa dignité au milieu de sa dissipation, tout attire et repousse à la fois, chez elle. Je le répète, pas un seul citoyen de Paris n’a pu obtenir même un baiser de la belle Gabrielle.

hector

Allons donc !

paul

Impossible !

rodrigue

Mais c’est pis que le supplice de Tantale.

gonzalve

Ah ! voici notre Champagne. Celui-ci, du moins, n’est pas un supplice de Tantale.

paul
(Levant son verre, ce que tous font, debout)

Les jours de joie, de plaisir, d’enivrement brillent encore, pour nous, dans toute leur céleste splendeur. Bientôt viendront les nuages, les temps sombres, la nuit, dans toute son horreur. Emplissons nos verres jusqu’au bord, buvons, chantons, cueillons les roses vermeilles tandis qu’elles sont en fleurs et dans tout leur arôme et tout leur éclat, cueillons les roses avant que leurs pétales séchées soient emportées par le vent et foulées aux pieds.

Buvons, chantons, aimons puisque nous devons mourir.

(Il lève son verre encore plus haut et s’écrie :)

Buvons à la santé de…

(Soudain il s’arrête, réfléchit et dit :)

Vous avez dit, M. Morin, que Gabrielle n’a jamais accordé un baiser ?

gonzalve

C’est vrai.

paul

Je vous parie trois cents francs, qu’avant que le soleil se soit couché quinze fois dans son lit de pourpre, j’aurai battu le mur en brèche et planté mon étandard victorieux sur le sommet de cette forteresse inattaquable.

La femme ne résiste jamais à un grand nom et à un blason bien doré.

gonzalve

Puisqu’il s’agit d’une conquête, permettez-moi d’être de la partie.

La femme succombe toujours à l’or.

hector

Je ne resterai pas en arrière.

La femme se jette toujours dans les bras de la beauté.

(Rodrigue garde le silence)
paul

Et vous, monsieur ?

rodrigue

L’aventure est belle, trop belle pour moi. Mon étoile prend une teinte livide auprès des femmes.

hector

Honni soit celui qui refuse de concourir. C’est un lâche.

rodrigue

Monsieur !

tous en choeur

C’est un lâche !

rodrigue

Mais vous voulez donc que je parie ma tête. Regardez ma bourse et jugez. Elle est plus affamée que Jonas après ses trois jours de jeûne dans le ventre de la baleine.

paul

Qui veut la fin veut les moyens.

rodrigue

C’est impossible, absolument impossible.

hector

Et cette bague que vous avez à votre doigt. Soyez de la partie et nous acceptons votre bague comme pari.

rodrigue

Jamais ! Cette bague est un souvenir d’une splendeur trop vite ternie, hélas ! On n’y touchera pas.

paul

L’aventure est belle, neuf cents francs à gagner et un baiser de Gabrielle et… qui sait, peut-être plus ?

hector

N’avez-vous pas vu comme elle vous a regardé tout à l’heure.

gonzalve

Il serait insensé de refuser.

rodrigue

Que faire ?… Que faire ?…

(Puis soudain, après un moment de réflexion)

Eh bien ! soit. Il faut que l’homme fasse des bêtises en se baladant dans la vie. C’en sera une de plus, voilà tout. Et peut-être que….. Qu’importe, vogue la galère, le sort en est jeté.

(Tous applaudissent)

Bravo !

paul

Maintenant, avant d’aller déposer nos paris entre les mains d’un homme sûr, vidons nos verres à la santé de la belle enchanteresse et au succès de l’heureux vainqueur, qui aura fièrement et crânement planté son étendard de conquérant, sur le terrain incomparable, dont l’attaque va commencer « subito et presto ».

(Rideau)
ACTE II
Salon de Gabrielle

(Meublé avec une suprême élégance. Dans un coin, un piano. Sur une étagère, des poteries. Des peintures et des meubles Renaissance.)
SCÈNE I
archimède
(Se promenant nerveusement)

Où est-elle ? Que fait-elle ?

SCÈNE II
archimède, jean

jean
(Entrant avec un paquet volumineux de revues)

Monsieur, voilà votre…

(Il s’accroche et bute tête en avant en renversant une poterie. Il se relève, réunit ses revues et les remet à Archimède en ajoutant :)

Courrier.

archimède

Pauvre toi, tu as briser quelque chose à ton arrivée dans cette « vallée de larmes » et tu en briseras à ton départ.

(Puis il se reprend à marcher nerveusement)
Où est-elle ? Que fait-elle ?
jean

Qui elle ?

archimède

Par Euclyde ! que t’importe ? T’ai-je parlé ?

Elle, mais oui, elle. Elle dont tout Paris parle. Elle qui passe une partie de ses nuits hors du logis, elle qui fait rejaillir la honte sur mon nom, elle qui s’avilit, elle qui s’avachit. Ah ! si je savais qu’elle… Mais non, j’aime mieux n’y pas penser. Ah ! ce n’était pas comme çà de mon temps !

SCÈNE III
les mêmes, gabrielle

gabrielle

Bonjour, petit oncle.

(Elle jette son ombrelle et son chapeau à Jean)

Vous ne vous êtes pas trop ennuyé de moi, j’espère. Mais comme le ciel prenait un aspect menaçant, je suis entrée chez ma tante, et là, j’ai rencontré quatre drôles de types, que ma charmante tante m’a fait l’honneur de me présenter. Quatre représentants de l’espèce humaine masculine, que j’ai vus au Café du Boulevard et qui ont bu à la santé de la Belle de Paris, c’est-à-dire de moi. Comment se sont-ils rencontrés tous ensemble chez ma tante, je n’ai pas eu le loisir de le lui demander ?

Si vous les aviez vus, mon oncle ! L’un est un vieux tout blanc, avec le petit ruban rouge à sa boutonnière, s’il vous plaît. Un autre est un grand blond avec une couronne de vicomte sur le chaton de sa bague et de grandes moustaches d’or, tortillées comme çà. Oh ! il n’est pas mal du tout. Le troisième était un petit dandy, un joli garçon, avec un monocle, des guêtres, des gants beurre frais, et le soupçon d’un accent circonflexe qui semblait l’occuper très fort. Soit dit en passant que la grande glace de la cheminée avait, pour lui, un attrait tout particulier. Le dernier était un écrivain, je crois, ou un peintre, ou un musicien, ou un poète, ou un sculpteur, ou un… ou un… bah ! peu importe. Je pense que j’en ai suffisamment nommés. Cependant, c’est certainement un des susdits, car ils se ressemblent tous. Le genre est le même, il n’y a que l’espèce qui diffère. Ses vêtements se seraient sentis à l’aise, sur les épaules d’un Israélite. Et il avait des cheveux, des cheveux, tenez, longs comme çà. C’est dommage, tout de même, car il est beau garçon et bien fait.

Quelle heure est-il ? Deux heures. Sapristi ! qu’il est tard ! Mais j’avais tellement peur de l’orage que je ne me suis décidée à partir que lorsque j’ai vu les rayons du soleil.

archimède
(Durant toute cette tirade, l’oncle a essayé, mais en vain, de l’interrompre, de guerre lasse il s’écrie :)

Jean !

jean, accourant.

Monsieur ?

archimède

Va me chercher mon « Traité sur la Patience. » Cinquième rayon, à droite. Allons ! dépèche-toi.

(À Gabrielle)

Est-ce tout ?

gabrielle

Je crois que oui.

archimède

Eh bien ! à mon tour à présent. Comment, fille indigne, oses-tu te présenter, devant moi, après toutes tes folles escapades, toi, la fille d’une mère si vertueuse ! Ah ! ta pauvre mère, la chère Blanche, si elle te voyait en cet état, elle verserait des larmes de sang. Ah ! ce n’était pas comme ça de mon temps !

gabrielle

Mon oncle !…

archimède

Silence ! Comment une jeune fille de ton éducation, d’une famille d’une si haute respectabilité, comment la nièce d’Archimède, professeur de géométrie au Lycée Louis-le-Grand, peut-elle se dégrader de la sorte ? Ah ! ce n’était pas comme çà de mon temps !

gabrielle

Mais, mon oncle, je n’ai jamais embrassé un homme, et…

archimède

Silence, parbleu ! J’aimerais bien mieux que tu donnasses un petit baiser de temps en temps et que tu te conduisisses comme une jeune fille sage. Le baiser, après tout, n’est pas si mal. Ah ! ce n’était pas comme çà de mon temps !

(Après un silence)

Eh bien ! çà y est. Par Euclyde ! il est dur d’accomplir son devoir, parfois. Mon cœur saigne, mais je serai inébranlable. Gabrielle, je te déshérite.

gabrielle

Mon oncle !

(Elle se suspend à son cou)

Que vais-je devenir ?

archimède

Tout ce que tu voudras.

Jean ! Jean !

jean

Me voici.

archimède

Tu es témoin que je déshérite ma nièce et…

jean

Et vous me nommez votre héritier ?

archimède

Tais-toi polisson, ou je te flanque à la porte. Va-t-en.

(Le domestique fait mine de sortir, mais reste près de la porte)
jean, à part.

Tout de même, je pensais que tout témoin avait la liberté de parole.

archimède

Le jour où tu t’amenderas, Gabrielle, je te rendrai ta dot, mais jusque-là, tu peux te considérer comme une jeune fille pauvre, entends-tu, pauvre, absolument pauvre !

gabrielle

Je vous en supplie, petit oncle, soyez gentil.

archimède

Je ne changerai pas.

gabrielle

Laissez-vous toucher.

archimède

Je te dis que c’est fini.

gabrielle

Vous voulez donc ma mort.

archimède

Mieux vaut la mort que la vie que tu mènes.

Jean, apporte-moi mon chapeau et ma canne, je ne dînerai pas ici.

(Jean va chercher le chapeau et la canne de son maître)
gabrielle

Bonjour, petit oncle, bon appétit !

(Elle lui envoie un baiser)
archimède

Ah ! la satanée enfant ! elle fait de moi ce qu’elle veut. Mais je serai inébranlable, inébranlable ! Ah ! ce n’était pas comme çà de mon temps !

(Il sort suivi de Jean)
SCÈNE IV
gabrielle, moins les précédents

gabrielle
(S’asseyant sur un sofa et jouant avec un bout de ruban)

Déshéritée ! me voilà déshéritée ! C’est drôle, tout de même, d’être une jeune fille sans dot ! Eh bien ! c’est du nouveau, voilà tout. Allons ! messieurs les prétendants, nous allons voir, à présent, pourquoi vous me recherchez ? Est-ce pour moi-même, pour mon esprit, pour mes charmes, ou est-ce pour les bidous que contient le coffre-fort de mon gentil petit oncle ?

Sois gentil, mon petit oncle. Sois gentil, biribi… ribi…

Si je me mariais, c’est une idée, çà ! Mon oncle a toujours patronisé l’idée du mariage, une vie chaste, une vie calme, passée paisiblement au coin du feu. Pouah ! c’est bien monotone, le mariage. Mais marions-nous et nous verrons ensuite. Le principal, c’est de me marier, car, en me mariant, je rentrerai en possession de ma dot, et en rentrant en possession de ma dot j’aurai de l’argent, et en ayant de l’argent je m’amuserai, et en m’amusant, je… Assez ! je suis suffisamment loin comme çà. En attendant, je suis une jeune fille sans dot, une jeune fille pauvre, mais, « dans un grenier qu’on est bien à vingt ans. »

(Elle chante)
LE GRENIER
(Air du Carnaval)

Je viens revoir l’asile ma jeunesse
De la misère a subi les leçons.
J’avais vingt ans, une folle maîtresse,
De francs amis et l’amour des chansons.
Bravant le monde et les sots et les sages,
Sans avenir, riche de mon printemps,
Leste et joyeux, je montais six étages.
Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans.

C’est un grenier point ne veux qu’on l’ignore.
Là fut mon lit, bien chétif et bien dur ;
Là fut ma table ; et je retrouve encore
Trois pieds d’un vers charbonnés sur le mur.
Apparaissez, plaisirs de mon bel âge,
Que d’un coup d’aile a fustigés le Temps ;
Vingt fois pour vous j’ai mis ma montre en gage.
Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans.

Lisette, ici, doit surtout apparaître,
Vive, jolie, avec un frais chapeau ;
Déjà sa main, à l’étroite fenêtre,
Suspend son châle en guise de rideau.
Sa robe aussi va parer ma couchette ;
Respecte, Amour, ses plis longs et flottants.
J’ai su, depuis, qui payait sa toilette.
Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans.


À table, un jour, jour de grande richesse,
De mes amis les voix brillaient en chœur,
Quand jusqu’ici monte un cri d’allégresse :
À Marengo Bonaparte est vainqueur !
Le canon gronde ; un autre chant commence ;
Nous célébrons tant de faits éclatants.
Les rois jamais n’envahiront la France.
Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans !

Quittons ce toit ou ma raison s’enivre.
Oh ! qu’ils sont loin, ces jours si regrettés !
J’échangerais ce qui me reste à vivre
Contre un des mois qu’ici Dieu m’a comptés.
Pour rêver gloire, amour, plaisir, folie,
Pour dépenser sa vie en peu d’instants,
D’un long espoir pour la voir embellie.
Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans !

SCÈNE V
gabrielle, jean

(Durant cette chanson, Jean s’est approché de la porte et s’appuyant, il a écouté. Gabrielle l’aperçoit.)
gabrielle

Alloh !

jean

J’écoutais.

gabrielle

Je m’en aperçois.

jean

Moi aussi.

gabrielle

Jean, je veux me marier.

jean

Vous ?

gabrielle

Oui.

jean

C’est bien.

gabrielle

Mais, je suis sans dot.

jean

C’est mal.

gabrielle

En me mariant, j’aurai ma dot.

jean

C’est bien.

(Il fait un mouvement et jette une statuette par terre)

C’est mal.

gabrielle

Mon mari m’aimerait.

jean

C’est bien.

gabrielle

Je ne l’aimerais pas.

jean

C’est mal.

gabrielle

Je mènerais une vie exemplaire.

jean

C’est bien.

gabrielle

J’aurais beaucoup, beaucoup d’argent à dépenser.

jean

C’est mal.

gabrielle

J’épouserais un homme d’un âge mûr.

jean

C’est…

gabrielle

C’est bien. Je sais que tu allais dire mal. Mais ce que je veux, moi, c’est un homme qui ait dit adieu au monde, à ses pompes, à ses œuvres et à ses… femmes… excepté une, naturellement. Un cœur trop jeune est un cœur trop large, et, qui trop embrasse mal étreint.

jean

C’est mal. Il aurait un cœur usé. Vive un cœur jeune, jeune comme le mien par exemple !

gabrielle

Laisse-moi.

(Il sort)
SCÈNE VI
gabrielle, berthe

berthe, frappant et entrant.

Bonjour, ma chère Gabrielle !

gabrielle

Que tu es fine d’être venue ! Allons ! embrassons-nous.

(Toutes deux s’embrassent)
berthe

Gabrielle, on complote contre toi.

gabrielle

Hein ! on complote contre moi, contre mes jours ! Qui ? Comment ? Mais je ne suis pas une reine, moi ? Parle-donc, mais dépêche-toi donc !

berthe

Non ! non ! pas contre tes jours, calme-toi, ou sinon, tu vas être frappée d’apoplexie.

gabrielle

Eh bien ! quoi, alors ?

berthe

On complote contre ta vertu.

gabrielle

Ah ! les misérables, où sont-ils que je les…

(Elle montre les poings)
berthe

Je dis contre ta vertu, je suis, peut-être, un peu pessimiste. Ce qu’il y a de vrai, c’est que quatre de nos bons noceurs de Paris ont parié qu’ils obtiendraient un baiser de la belle Gabrielle.

gabrielle

Vraiment, eh bien !

(avec un geste solennel)

Qu’ils viennent le prendre !

berthe

Tu sais, Gabrielle, un homme averti en vaut deux, mais, une femme avertie en vaut… trois.

gabrielle

Tu ne m’as pas dit le nom de tes viveurs ?

berthe

Il paraît, à ce qu’on m’a dit, que ce sont quatre types, qui ont bu à ta santé, au Café du Boulevard.

gabrielle

Suffit. Je les attends de pied ferme. Enlève donc ton chapeau.

berthe

Non, merci, ma chère, je suis excessivement pressée. Mais tu comprends, je ne pouvais retarder de te prévenir du danger éminent et imminent suspendu sur ta tête.

gabrielle

Mille remerciements, ma chère !

berthe

Au revoir, et bonne chance. Je te souhaite de les mettre dans le pétrin.

(Elle sort.)
SCÈNE VII
gabrielle, jean

gabrielle

Nous allons voir si je dois être prise impunément comme l’objet d’un pari. Je ne suis pas une bête de course, moi. Tout de même, je les admire, car ils sont crânement résolus.

(Coup de sonnette)

Jean ! Jean !

jean

Mademoiselle ?

gabrielle

On sonne.

jean

On dirait, oui.

gabrielle

Eh bien ! marche donc ! est-ce à moi d’aller ouvrir, maintenant ?

jean

J’y vais ! j’y vais !

(Voix du dehors)

Mademoiselle Gabrielle reçoit-elle ?

jean, (haut)

Mademoiselle, un vieux blanc demande si vous y êtes ?

gabrielle

Mon Dieu ! qu’il est bête !

jean

Il dit que c’est pour affaires urgentes.

gabrielle

Eh oui ! j’y suis.

jean

Entrez, monsieur, entrez, mademoiselle dit qu’elle y est.

gabrielle

Ça doit être cette vieille buse de la Légion d’Honneur.

SCÈNE VIII
gabrielle, gonzalve

gabrielle

Ah ! monsieur Morin, que je suis heureuse de vous voir ! Quelle chance providentielle vous amène chez moi ? Veuillez donc prendre un siège.

gonzalve, (à part)

Elle est charmante !

(haut)

Oh ! mademoiselle, trop d’honneur en vérité, bien trop d’honneur !

gabrielle

Mais non, mon cher monsieur, mais non, tout l’honneur est pour moi.

(À part)

Vieux navet !

gonzalve, (à part)

Sapristi ! qu’elle est charmante, je la croquerais !

(haut)

Voici en deux mots, ma chère mademoiselle, car je ne voudrais pas abuser de votre extrême indulgence et de votre excessive bonté. Il n’y a que quelques instants, en passant devant votre demeure, un vrai nid, mademoiselle, où se cache la mère des amours, j’ai trouvé cette rivière en diamants. Précisément, comme je venais de la ramasser, je rencontre un de mes amis qui me déclara formellement qu’elle vous appartenait, pour vous l’avoir déjà vue. Naturellement, je n’ai fait qu’un pas et me voilà.

(Il lui offre la rivière)
gabrielle

Très peinée, mon cher monsieur, mais elle ne m’appartient pas.

gonzalve

Mais on m’a assuré, mademoiselle, qu’elle vous appartenait.

gabrielle

Eh non !

gonzalve

Mais si.

gabrielle

Vous vous serez trompé, sans doute, mon cher monsieur Morin.

gonzalve, (à part)

Je ne puis pourtant pas la rapporter chez le bijoutier.

(Haut)

Mademoiselle, quand on le veut, tout s’arrange d’une manière ou d’une autre. Gardez-la.

gabrielle, (hésitante)

Mais on va la réclamer ?

gonzalve

Oh non ! j’en suis sûr.

gabrielle, (moqueuse)

Comment le savez-vous ?

gonzalve

Je m’en porte garant.

gabrielle

C’est bien, mon cher monsieur, j’accepte.

(À part)

Parce que c’est toi qui l’as achetée. Vous ne la porterez toujours pas vous-même, à moins que…

gonzalve

Oh ! non ! non ! c’est à vous qu’elle appartient, aucune autre gorge n’est digne de ce bijou.

gabrielle

Si l’on fermait les yeux, monsieur, on vous prendrait pour un jeune Roméo.

gonzalve, (fier et suppliant)

Mademoiselle !

gabrielle

Je vous en prie, monsieur, pas de fausse humilité.

gonzalve, (se levant pour partir)

Je n’abuserai pas plus longtemps, ma chère mademoiselle, de votre généreuse hospitalité. Vous souvient-il de cette antique coutume gauloise, par laquelle, tout homme entrant pour la première fois dans une maison, embrassait l’ange du foyer.

(Il s’avance tout près de Gabrielle.)
gabrielle, (le repoussant)

Oh ! Oh ! Je suis absolument désolée de ne pouvoir accéder à votre gracieuseté. D’abord, je ne connais pas cette coutume ; ensuite, nous sommes loin du temps des barbares ; enfin je ne suis pas un ange.

gonzalve

Alors, mademoiselle, si votre sagesse ne vous permet pas de suivre les vieilles traditions de nos pères, je suis peiné, absolument peiné, mais puisque vous le jugez ainsi, c’est que c’est bien. Maintenant de même…

gabrielle

En résumé vous désiriez m’embrasser.

gonzalve

Hum ! Hum !… oui, mademoiselle. Et vous me le permettriez ?

gabrielle

À une condition.

gonzalve

Commandez, mademoiselle, et je vous obéirai en tout et partout.

gabrielle

Prenez garde, monsieur, on dit que je suis originale et… je suis femme.

gonzalve

Je suis prêt à tout. Pour me rendre jusqu’à vous, je marcherais sur des clous aux pointes aiguës.

gabrielle

Je ne vous demanderai pas tant. Écoutez bien : la première fois que vous vous rencontrerez avec un homme devant moi, flanquez-lui une gifle et s’il fait des façons, jetez-vous à mes pieds et faites-moi une déclaration d’amour.

gonzalve

Je le ferai, mademoiselle, je ferais cent fois plus pour vous. J’ai l’honneur de vous saluer, mademoiselle, bien l’honneur !

gabrielle

Au revoir, monsieur.

gonzalve, (À part).

Je le savais bien que j’y arriverais.

gabrielle

Que l’homme est bête quand il est amoureux ou qu’il prétend l’être ! En attendant, supposons que je sois Marguerite venant de recevoir ses bijoux.

(Elle chante l’« Air des Bijoux » de Faust.)
SCÈNE IX
gabrielle, jean

jean, (entrebaillant la porte)

Oh ! que c’est beau ça, mademoiselle. Et moi qui ne suis jamais allé au théâtre. Çà doit être beau les actrices, mademoiselle.

gabrielle

On sonne.

jean

Les actrices ?

gabrielle

Mais non ! la sonnette.

jean

Ah ! la sonnette, on y va alors, on y va !

gabrielle

Un des membres du quorum, sans doute. Si oui, je l’attends.

jean

Mademoiselle, c’en est encore un autre.

gabrielle

Un autre qui ?

jean

Un autre homme, quoi !

gabrielle

Alors, fais-le entrer, ça passera le temps.

jean

Entrez, monsieur, mademoiselle dit que ça passera le temps.

gabrielle

Oh ! qu’est-ce qu’il dit là !

SCÈNE X

gabrielle, paul, jean
gabrielle

Ah ! c’est vous, monsieur le vicomte ! Vous êtes devin, sans doute, car je venais justement de dire que j’ai beaucoup de temps à mettre à votre disposition.

paul, (s’inclinant profondément)

C’est bien aimable de vous, mademoiselle, je ne mérite pas tant d’honneur.

gabrielle

Au contraire, monsieur le vicomte, je suis enchantée de votre visite et je souhaite qu’elle se prolonge.

paul, (à part)

Ça va bien. (Haut) Merci, mademoiselle, votre très humble serviteur vous en aura une reconnaissance infinie.

gabrielle

Que peut-on faire pour vous, monsieur le vicomte ?

paul

Oh ! bien des choses, mademoiselle.

gabrielle

Je comprends, mais encore, rien de particulier ?

paul

Mademoiselle, j’aurais une faveur à vous demander.

gabrielle

Vraiment ?

paul

Nous organisons pour demain, une chevauchée à l’improviste en pleins champs, et nous comptons sur vous. La verdure, les grands arbres, le soleil, une excellente compagnie, tout cela sera splendide. Mais si par malheur, vous n’y étiez pas, mademoiselle, la cour se trouverait privée de sa reine, et par là même, sans attrait. (À part) Je souhaite qu’elle n’accepte pas.

gabrielle

Bien aimable, monsieur le vicomte, je me ferai un devoir de m’y rendre.

paul

Vous aimez le théâtre ?

gabrielle

Je l’adore.

paul

Et la lecture ?

gabrielle

Pareillement.

paul

Et vous avez lu le nouveau livre intitulé : « Pluie de Baisers. »

gabrielle

Non, je ne me rappelle pas.

paul

Un beau livre, mademoiselle, superbe, épatant. Un chapitre, surtout, m’a vivement intéressé, celui qui décrit tout le charme, l’extase qui existe dans le baiser que donne une jeune fille dans son propre boudoir, un paradis en miniature, comme celui-ci par exemple.

gabrielle

Je suis flattée.

paul

Mademoiselle ?

gabrielle

Monsieur ?

paul

Est-il permis de faire des suppositions ?

gabrielle

Ma foi, cela dépend.

paul

Tout de même, vous me permettez d’en faire une.

gabrielle

On peut toujours voir, monsieur le vicomte.

paul

Supposons que vous soyez l’héroïne de ce livre.

gabrielle

Je trouve que ce ne serait pas mal.

paul

Et que j’en sois le héros.

gabrielle

Ce serait encore mieux.

paul

Et que je vous explique pratiquement ce que l’auteur a décrit théoriquement.

(Sur ce, Paul se lève et prend une des mains de Gabrielle).
gabrielle

Halte ! monsieur le vicomte, on ne passe pas.

gabrielle

Quelle est la consigne ?

gabrielle

Aucun homme n’y passe.

gabrielle

Et si je passais à travers la consigne ?

gabrielle

Il pourrait bien vous arriver, monsieur le vicomte, de passer à travers autre chose.

gabrielle

Mademoiselle, je ne vous ai pas offensée, j’espère ?

gabrielle

Du tout, monsieur le vicomte. Et je vais vous donner, sur-le-champ, la preuve du contraire. Vous êtes un chevalier sans peur et sans reproche ?

paul, (avec fierté)

Je me fais fort de l’être.

gabrielle

Vous êtes une fine lame ?

paul

Je le crois.

gabrielle

Vous seriez prêt à soutenir un duel pour moi ?

paul

Pour vous, mademoiselle, je tirerais l’épée contre une nuée d’adversaires.

gabrielle

Eh bien ! monsieur le vicomte, j’ai une grande estime pour vous, et peut-être plus. Mais auparavant, je vais mettre votre bravoure à l’épreuve. Dès que vous vous rencontrerez avec un homme, en ma présence, appliquez-lui un bon soufflet, et s’il ose parler, jetez-vous à mes pieds et demandez-moi un baiser, je vous l’accorderai.

paul

N’est-ce que cela, mademoiselle ? La récompense est si belle que même le moins brave tenterait tout pour s’en rendre digne. En attendant cet heureux moment, j’ai l’honneur de vous saluer, mademoiselle.

(Il s’incline respectueusement et veut lui baiser la main)
gabrielle, (retirant sa main)

Monsieur le vicomte, vous oubliez que nous ne sommes plus au siècle de Louis XV.

(Elle lui tire une grande révérence. Paul fait un grand salut et se frappe avec Jean qui entre en scène).
jean

Pardon, monsieur.

paul

Imbécile !

(Il sort)
SCÈNE X
gabrielle, jean

jean (regardant sortir Paul)

Merci.

(Jean qui avait échappé son plateau avec les cartes, laisse le plateau par terre et présente une carte.)

Y en a deux à la porte.

gabrielle

Deux qui ?

jean

Deux hommes.

gabrielle

Et il n’y a qu’une carte ?

jean (ramassant son plateau)

Comme vous voyez.

gabrielle, (riant)

À quoi ressemble-t-il ?

jean

À un épi de blé d’Inde bien chevelu.

gabrielle

Fais-les entrer.

jean

Entrez, messieurs, ne vous gênez-pas.

(Ils entrent et se regardent sans dire un mot)
SCÈNE XI
gabrielle, hector, rodrigue

gabrielle (Impatientée)

Enfin ! est-ce moi que vous désirez voir ?

hector

Oui, mademoiselle, mais, c’est que… c’est que…

rodrigue

Oui, mademoiselle, mais c’est que… c’est…

gabrielle

Vous êtes de société, je crois.

hector

Oh ! non !

rodrigue

Oh ! non !

hector

C’est-à-dire, je l’ignore.

rodrigue, (à part)

Je le soupçonne.

gabrielle

Veuillez vous expliquer, messieurs.

hector, (à Gabrielle)

Je désirerais vous voir seule.

rodrigue, (à Gabrielle)

J’opte pour une séance à huis-clos.

gabrielle, (regardant au dehors)

Oh ! mes fleurs qui commencent à se faner. Monsieur Darboy, voudriez-vous avoir l’obligeance d’aller me cueillir une botte de roses dans mon jardinet ?

rodrigue

Enchanté de l’honneur, mademoiselle.

(Il sort)
SCÈNE XII
gabrielle, hector

hector

Qu’il est heureux d’avoir été l’élu pour vous offrir ces roses !

gabrielle

Je n’aurais jamais osé vous demander cette faveur,

(Avec ironie)

Vous auriez pu blesser, sur les épines, vos mains plus blanches et plus fines que celles d’une jeune châtelaine.

hector
(Regardant ses mains avec fatuité)

Vous avez raison, mademoiselle, votre prévoyance est incomparable.

gabrielle, (à part)

Idiot !

(Haut)

Faites-moi donc le plaisir de prendre un siège, monsieur.

hector

Merci, mademoiselle. Si vous saviez, mademoiselle, comme je tremble en étant assis seul en présence d’une beauté comme la vôtre !

gabrielle

Ne badinez donc pas, monsieur, vous êtes si beau !

hector

Oh ! que vous êtes aimable, mademoiselle I Puisque c’est vous qui le dites, je le crois. Nous parlons de beauté, mademoiselle, et j’étais précisément venu dans cette intention.

gabrielle

Je ne comprends pas, monsieur.

hector

Voici, mademoiselle. Je vous prierais de m’accompagner à une exposition de bébés, mercredi prochain. Je ne sais si vous êtes du même avis que moi, mademoiselle, mais, ces expositions m’intéressent au plus haut point.

gabrielle

Je vous accompagnerais avec plaisir, mon cher monsieur, mais je suis engagée.

hector

Quel dommage ! Ces charmants petits bébés roses, qu’ils sont donc jolis ! Et dire qu’on peut embrasser impunément leurs petites bouches vermeilles, alors que…

gabrielle

Que ?…

hector

Qu’il y en a d’autres que l’on ne peut jamais parvenir à embrasser, en dépit de leurs irrésistibles appâts.

gabrielle

D’autres bébés ?

hector

Je veux dire certaines jeunes filles.

gabrielle

Je crois que vous faites erreur, monsieur, car j’en connais un bon nombre qui se déclareraient heureuses de recevoir un baiser de vos lèvres.

hector

Vrai ! mademoiselle, vous dites vrai !

gabrielle

Certainement, et celles-là sont plus près de vous que vous ne pensez.

hector
(Se levant et allant pour embrasser Gabrielle)

Que vous êtes bonne, mademoiselle Gabrielle !

gabrielle
(Lui appliquant un petit soufflet)

Pour qui me prenez-vous, monsieur ?

hector

Mille pardons, mademoiselle, mais j’avais cru comprendre…

gabrielle

Vous allez trop vite en affaires, monsieur. Nulle ne peut résister à vos charmes. Mais auparavant, permettez-moi de vous mettre à l’épreuve. Si je ne me trompe, vous tenez à obtenir un baiser de moi ?

hector

Je le désirais, oui, mais à présent…

gabrielle

Tenez, mon cher monsieur, je sens naître, là, un sentiment pour vous. Si jamais vous vous rencontrez devant moi, avec un homme, administrez-lui une bonne taloche, et s’il réplique, jetez-vous à mes pieds et dites-moi que vous m’aimez. Si vous vous conduisez en brave, je vous accorderai le plus enivrant baiser que vous n’ayez jamais reçu de votre vie. Naturellement, lorsque M. Darboy rentrera avec ses fleurs, ne lui faites rien voir, car vous êtes entrés, ici, ensemble.

hector
(Se laissant tomber à ses genoux)

Mademoiselle, si vous faites cela, je vous en aurai une reconnaissance éternelle.

SCÈNE XIII
les mêmes, rodrigue

rodrigue
(Au moment même où Gabrielle promettait un baiser à Hector, Rodrigue avait paru avec son bouquet à la main. Il écoute, découvre le jeu de Gabrielle, puis, au moment où Hector se jette à ses pieds, il s’approche et laisse tomber sur sa tête les roses, en riant et en s’écriant ! )

Bravo ! bel amoureux, puissent les roses de l’amour orner votre front !

hector (se relevant honteux)

Monsieur, vous êtes un insolent !

rodrigue

Mon cher monsieur, vous avez là une pose, qui serait vraiment applaudie au Grand Opéra.

hector

Monsieur, voici ma carte !

rodrigue

Que m’importe ? je ne vous l’ai pas demandée.

hector

Cette injure sera lavée dans le sang !

rodrigue

Un duel ? Ma foi, permettez-moi de vous proposer un marché. Demain, rendez-vous avec vos témoins au Bois de Boulogne, ou à Vincennes, ou à Fontainebleau, ou ailleurs, à votre choix, comptez vingt pas, visez et tirez sur un arbre quelconque ayant à peu près ma circonférence. Si vous visez juste, c’est que vous aurez raison et vous m’éviterez un mauvais tour ; au contraire, si vous visez mal, c’est que j’aurai raison et je vous éviterai un mauvais tour.

hector

Ah ! vous avez peur.

rodrigue

Alors, vous y tenez. C’est très bien. Veuillez me donner votre carte. Maintenant, au plaisir de nous revoir.

(Hector sort)
SCÈNE XIV
gabrielle, rodrigue
(Rodrigue remet tranquillement cette carte dans sa poche)

rodrigue

Mademoiselle, on vous dit si bonne que vous m’excuserez peut-être si ma demande est importune.

Je suis venu vous prier de passer à mon atelier afin d’examiner quelques-uns de mes tableaux. On vous dit très connaissante dans la peinture, et, comme je dois exposer, prochainement, au Salon, je serais fort aise de dépendre du choix qu’aura fait votre goût.

gabrielle, (rougissante)

Monsieur, je suis très honorée et je me ferai certainement un devoir de me rendre à la gracieuse invitation que vous me faites. Ne puis-je rien autre chose pour vous, mon cher monsieur ?

rodrigue, (sur ses gardes)

Je ne crois pas, mademoiselle, non, je ne crois pas.

gabrielle

En êtes-vous bien sûr, monsieur ?

rodrigue

Je le crois, du moins.

gabrielle

Imaginez-vous que ce blancbec, qui vient de sortir d’ici, a voulu m’embrasser.

rodrigue

Il est audacieux.

gabrielle

Naturellement, je l’ai évincé.

rodrigue

Je vous en félicite.

gabrielle

Tandis que d’autres, je me trompe, un autre, j’aurais été si heureuse de l’embrasser amoureusement.

rodrigue

Il en aurait été fier et flatté !

gabrielle

Et celui-là vous le connaissez plus intimement que moi-même.

rodrigue

Je suis très heureux pour lui. Au revoir, mademoiselle, permettez-moi de vous saluer en vous remerciant de votre gracieuse promesse.

gabrielle

Au revoir, monsieur, au revoir…

rodrigue (en sortant)

Sapristi, j’ai été bien près de succomber !

SCÈNE XV
gabrielle

gabrielle (faisant un geste de dépit)

Ouf ! c’est un jeu dangereux que je fais là. Mais, à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. Tout de même, je crains fort que mon succès ne soit pas complet. Ce gaillard de peintre n’est pas encore tombé dans mes filets. Oh ! mais il finira bien par y tomber. Un homme tombe toujours dans les filets d’une femme quand ils sont bien tendus. Aussi faut-il avouer qu’il est quelque chose, quelqu’un, un homme enfin ! ce monsieur Darboy. Il ne ressemble pas à cette vieille ganache, ou à ce jeune blancbec, ou à ce parfumé. Et ma foi ! je regretterais qu’il lui arrivât quelque affaire désagréable.

Mais pourquoi le regretterais-je pour lui plus que pour un autre. Pourquoi ?…

Ah ! pauvre Gabrielle ! tu es trop mêlée, tu le vois bien. Tu ne peux répondre actuellement à cette question. Cependant, c’est la première fois que je me pose cette interrogation. Pourquoi ? Maintenant à l’œuvre.

(Elle s’asseoit à son secrétaire.)

Par qui commencerai-je de mes trois oies, de mes quatre, non le quatrième n’est pas une oie, c’est un… c’est…

(Elle sourit)

Allons !

À monsieur Hector Dubeau,

Mon cher monsieur :

Vous me feriez un plaisir infini en venant dîner en tête-à-tête avec moi. Je vous expliquerai, tout à l’heure, pourquoi je ne vous ai pas demandé cette faveur lorsque vous m’avez fait l’honneur de venir me voir.

Votre obligée,
gabrielle.

Suivant !

À monsieur Gonzalve Morin,

Mon cher monsieur :

Vous me feriez un plaisir infini en venant dîner en tête-à-tête avec moi. Je vous expliquerai, tout à l’heure, pourquoi je ne vous ai pas demandé cette faveur quand vous m’avez fait l’honneur de venir me voir.

Votre obligée,
gabrielle.

Suivant !

À monsieur Paul de Monity,

Mon cher monsieur :

Vous me feriez un plaisir infini en venant dîner en tête-à-tête avec moi. Je vous expliquerai, tout à l’heure, pourquoi je ne vous ai pas demandé cette faveur quand vous m’avez fait l’honneur de venir me voir.

Votre obligée,
gabrielle.

Suivant !

À monsieur Rodrigue Darboy,

Mon cher monsieur :

(Elle s’arrête et songe)

Mais, puisqu’il ne m’a pas demandé de baiser, ai-je le droit de l’inviter à mon dîner en tête-à-tête. Oui, mais il a trempé ses mains dans le pari. « À mort ! » Mais pourquoi le condamner, lui, pourquoi ? Et pourquoi pas lui, aussi bien que les autres, pourquoi ?

(Elle écrit avec hésitation)

Vous me feriez un plaisir infini en venant dîner en tête-à-tête avec moi. Je vous expliquerai, tout à l’heure, pourquoi je ne vous ai pas demandé cette faveur, lorsque vous m’avez fait l’honneur de venir me voir.

Votre obligée,
gabrielle.

Bien ! Adressons à présent.

(Elle met les lettres sous enveloppes et écrit)

Monsieur Rodrigue Darboy, Monsieur Gonzalve Morin, Monsieur Hector Dubeau, Monsieur Paul de Monity.

(Elle sonne)
SCÈNE XVI
gabrielle, jean

jean

Mademoiselle a sonné ?

gabrielle

Jean, tu vas porter ces lettres à destination sans perdre un instant.

jean

Mais, mademoiselle, où voulez-vous que je porte ces lettres là, il n’y a pas d’adresse dessus ?

gabrielle

C’est pourtant vrai. Que faire, je ne les connais pas, moi ces adresses ? Ah ! si ma tante était ici. Elle les connaît. Elle connaît tout, ma tante.

(Coup de sonnette)

Jean, va ouvrir.

SCÈNE XVII
gabrielle, jean, madame dutrec

gabrielle (lui tendant les enveloppes)

Bonjour, ma chère tante, vous arrivez à point. Dites-moi donc, s’il vous plaît, où demeurent ces poissons-là ?

madame dutrec

Et pourquoi faire ?

gabrielle

C’est mon plan.

madame dutrec
(Lui remettant les enveloppes une à une)

Monsieur Morin, No. 4 Boulevard des Augustins ? Monsieur de Monity, No. 15 rue de Rivoli ; Monsieur Hector Dubeau, No. 33 rue de l’Esplanade, et Monsieur Rodrigue Darboy, No. 12 rue Vaugirard, au 5ième.

gabrielle

Merci beaucoup. Holà, maître Jean, portez-moi ça au plus vite à destination.

(Jean sort en courant)
madame dutrec

Maintenant, causons.

gabrielle

D’abord, chère tante, j’ai le regret de vous annoncer que mon oncle m’a déshéritée

madame dutrec

Je m’en doutais.

gabrielle

J’en suis sûr.

madame dutrec

Et que prétends-tu faire ?

gabrielle

Rien. Chanter, rire, badiner, me jouer de toute la vermaille des garçons, mais pleurer, jamais ! Pour la masse, je continuerai d’être la jeune fille qui a une riche dot en perspective et si quelques-uns déchirent le voile, eh bien ! cela me donnera une rare occasion de faire une étude de caractères.

madame dutrec

Bravo ! ma fille, tu es, au milieu de tes sottises, le huitième sage de la Grèce. Toujours rire, jamais pleurer, voilà une belle devise.

gabrielle

Merci de votre pureté d’intention, Dites donc, chère tante, ce jeune peintre que vous m’avez présenté, le connaissez-vous bien ?

madame dutrec

Si je le connais, oui, passablement, pour en avoir entendu parler, ce matin. Mais, puis-je savoir le motif de cette question ex abrupto ?

gabrielle

Pourquoi ? pourquoi ? Mais je ne le sais pas moi-même.

madame dutrec

En deux mots, c’est un excellent jeune homme, plus riche et plus avide de gloire que d’argent. Il doit exposer au salon et sera certainement accepté. Trouves-tu que je suis un bon bureau d’informations ?

gabrielle

Son cœur ?

madame dutrec

D’or.

gabrielle

Son esprit ?

madame dutrec

Pétillant.

gabrielle

Ses mœurs ?

madame dutrec

Je ne suis pas entrée dans le secret de sa vie.

gabrielle

Hum !

Aime-t-il ?

madame dutrec

Je ne le lui ai pas demandé. L’aimes-tu toi ?

gabrielle

Je ne me le suis pas demandé.

madame dutrec

As-tu déjà aimé ?

gabrielle

Je crois que non.

madame dutrec

Permets-moi, alors, ma chère nièce de te donner un conseil. Si jamais tu aimes par désœuvrement, soit dans un avenir prochain ou éloigné, soit actuellement, ne le laisse point voir. Car, chez la plupart des hommes, il y a plus d’orgueil que d’amour et tout ce qu’ils ambitionnent, c’est l’adulation que leur fait une jeune fille en leur disant qu’elle les aime. Ceux, au contraire, que tu n’aimes pas, enivre-les de compliments afin que tu puisses te moquer amplement d’eux. Mais ne joue jamais avec le cœur d’un jeune homme que tu aimeras sincèrement, c’est là un jeu dangereux.

gabrielle

Neuvième sage de la Grèce. Je m’efforcerai de mettre vos sages paroles en pratique, et…

SCÈNE XVIII
les mêmes, gonzalve, paul, hector, rodrigue
(Soudain les quatre conquérants font irruption dans le boudoir de Gabrielle. Rodrigue, qui a soupçonné quelque chose, se retire à l’écart, les trois autres s’administrent des gifles. Indignés, ils se font des admonestations, alors, ils se jettent tous trois aux pieds de Gabrielle, et lui font une déclaration d’amour et la demande d’un baiser).

Gabrielle s’affaisse sur une berceuse en riant à gorge déployée.

SCÈNE XIX
(Sur ces entrefaites, Archimède entre furieux, voyant les amoureux à genoux, les mains suppliantes. Il les jette tous dehors en s’écriant :)

Dehors, bandits, dehors ! Sommes-nous à l’Ambigu ici, ou dans la respectable demeure d’Archimède, professeur au Lycée Louis le Grand ?

(Il parlait encore que les amoureux avaient pris la poudre d’escampette. Quant à Rodrigue, il les regarde déguerpir en riant aux éclats. Gabrielle de même. Madame Dutrec reste debout, immobile comme une statue. L’oncle est furieux. Il se retourne vers Rodrigue.
SCÈNE XX
archimède, rodrigue, gabrielle, madame dutrec
moins les précédents.

archimède

Et vous, que faites-vous là ? D’abord, comment vous appelez-vous ?

rodrigue

Rodrigue Darboy, mon cher monsieur,

archimède

Eh bien, Rodrigue, as-tu du cœur ?

rodrigue

Tout autre que le savant Archimede l’éprouverait sur l’heure.

archimède (baissant le ton)

Étiez-vous de cette sale clique ?

rodrigue

Nullement, mon cher monsieur.

archimède

Eh bien ! alors ?

rodrigue

Je me suis trompé de porte et vous prie de m’excuser. Au revoir mesdames, au revoir, monsieur.

rodrigue (en sortant)

Ouf ! quelle chance !

SCÈNE XXI
archimède, gabrielle, madame dutrec

archimède
(S’adressant à Gabrielle)

Et toi, misérable, je ne veux plus te voir ! Tiens, ma sœur, je la remets entre tes mains.

(Il pousse Gabrielle dans les bras de Madame Dutrec, qui la presse contre son cœur. Mais le géomètre calmé, s’écrie :)

Ah ! je te pardonne ! Reviens dans mes bras, je vais voir si tu t’amenderas.

madame dutrec

Halte-là ! elle m’appartient à présent, tu me l’as donnée. Je suis veuve, et, Dieu merci, je puis la faire vivre aussi bien qu’ici.

archimède

Je vous dis, ma sœur, que je la reveux.

madame dutrec

Et moi, je la garde.

archimède

C’est ce que nous allons voir !

(Gabrielle rit aux éclats, tandis que sa tante et son oncle la tiraillent chacun de son côté).
(Rideau)
ACTE III
Atelier de Rodrigue.
SCÈNE I
(Pauvrement meublé. Dans un coin, un chevalet, devant lequel Rodrigue est assis et est occupé à peindre une tête de femme. Au mur une grande ébauche fantastique).
rodrigue

Encore quelques coups de pinceaux et la ressemblance ne sera pas mal. Et moi, qui pensais que jamais je ne m’occuperais d’une femme. Ah ! mais la femme est ainsi faite. Nous passons auprès de mille sans nous en occuper, et un jour, nous venons en contact avec une ravissante créature que l’on dirait un ange, descendu du ciel, pour nous sauver ou un démon, sorti de l’enfer, pour nous damner. Et pourtant, la femme n’est-elle pas un mélange de caprices et de gentilles cruautés ? Et cependant, qu’avait-il fait pour mériter un si grand bonheur, si c’est un ange, et qu’avait-il fait pour mériter un si grand malheur, si c’est un démon ? Il a été vingt, vingt-cinq, trente ans sans voir celle qui doit faire un ciel ou un enfer de sa vie, et tout à coup, v’lan ! voilà que la rencontre se fait et plus moyen de fuir, la vieille victoire de la mouche qui tombe dans la toile tendue par l’araignée.

Comment se fait-il que l’on voit des hommes, des foudres de guerre, d’un caractère indomptable, d’une énergie surhumaine, renversant tout sur leur passage, et sourds à toutes les prières, qui ont résisté aux charmes de centaines de beautés et qui, tout-à-coup, sont subjugués par le sourire d’une femme, captivés par le regard d’une jeune fille ?

Comment se fait-il que moi, que rien n’a pu émouvoir, qui n’ai jamais accordé que le respect et la galanterie dus à la femme, aie été pris à l’improviste par cette jeune fille qu’on appelle « La Belle de Paris », et que, moi, j’appelle la belle au cœur d’or en dépit de ses incartades ? Mais elle, s’occupe-t-elle de moi ? Certainement que non. Elle est trop belle, elle est trop riche, pour s’arrêter, un instant, à un pauvre diable comme moi, qui n’ai d’autre richesse que l’espérance de la gloire. Maigre consolation dans ce siècle d’argent.

(Coup de sonnette)

Pierre ! Pierre ! va ouvrir. Pierre ! Pierre ! Mais où est-il donc cet animal, je finirai par lui donner sa canne. J’aime à être bien servi, moi !… Triple idiot que je suis ! J’ai congédié mon domestique, ce matin, parce que je n’avais pas assez d’argent pour le payer.

(On sonne encore).

Eh bien ! je vais répondre moi-même, je serai tout à la fois et domestique, et patron, et peintre. La Trinité c’est bien simple, trois personnes en une seule. Tout de même, je voudrais bien savoir si c’est un créancier.

SCÈNE II
rodrigue, hector, gonzalve

rodrigue

Ah tiens ! c’est vous, monsieur Dubeau, enchanté de vous voir ! Et vous aussi, monsieur Morin !

hector (froid)

Moi pareillement.

rodrigue

Que puis-je faire pour vous, monsieur ?

hector

On dit, monsieur, que vous avez bonne mémoire ?

rodrigue

Cela dépend.

hector

Vous avez bien dîné ?

rodrigue

Aujourd’hui, oui.

hector

Vous vous sentez l’estomac en parfait état ?

rodrigue

Oui.

hector

Et les nerfs ?

rodrigue

Idem.

hector

Et les yeux ?

rodrigue

Oui ! oui ! oui ! Êtes-vous fou ?

hector

Non.

rodrigue

Eh bien ! enfin, parlez, quoi, que voulez-vous, me prenez-vous pour un médecin aliéniste ?

(Hector fait un geste de colère et enfonce une toile)
rodrigue

Monsieur, vous êtes un imbécile !

hector

Et vous, un autre.

rodrigue

Insolent !

(Hector lui donne un soufflet)

Très bien, vous allez me payer sur-le-champ cette insulte. J’ai justement, dans ma collection, deux magnifiques fleurets, dont l’un, dans votre sang, va se baigner.

hector

Vous voulez vous battre en duel ?

rodrigue

Et pourquoi pas ?

hector

Mais, je venais justement dans ce but, étant accompagné de mon témoin, monsieur Morin, pour vous demander raison de la conduite que vous avez tenue à mon égard, hier.

rodrigue

Deux duels, alors ?

hector

Je suis d’avis qu’un seul suffira.

rodrigue,

Pardon, deux. Je viens d’être insulté, étant l’insulté, j’ai le choix des armes. Je choisis la bêtise, vous êtes mort. Vous, étant mort, votre duel ne saurait exister et l’affaire est réglée, d’une façon précise, concise, bien tapée.

hector

Trêve de plaisanteries, monsieur, voici mes pistolets.

rodrigue (les prenant)

Merci. Ils pourront me servir un jour ou l’autre.

hector

Vous avez peur ?

rodrigue

Oh bien, alors, si vous le prenez sur ce ton, je vais vous prouver le contraire. Oh ! mais je n’ai pas de témoin.

SCÈNE III
les mêmes, jean

jean

Monsieur, je suis venu… venu…

rodrigue

Tu t’expliqueras après, drôle.

jean

Eh !

rodrigue

Tu vas me servir de témoin.

jean

Moi ! encore servir de témoin. Mais, c’est que je n’aime pas bien çà, ce métier là, moi !

rodrigue

Allons ! comptons vingt pas, si ma chambre, toutefois, est assez grande pour cela. Bien, nous voilà tous les deux adossés au mur. Nous viserons mieux, voilà tout.

hector

Témoins, comptez.

gonzalve

Un, deux, trois !

(Jean, s’avance entre les deux, en voulant faire un geste). Un coup retentit et Jean tombe à la renverse en faisant des contorsions de singe malade). Tous s’empressent à ses côtés.
tous

Il est atteint.

jean
(Se relève peu à peu en se tâtant)

Je crois que je ne suis pas mortellement blessé. Je ne suis que légèrement blessé, je crois. Je ne suis pas blessé du tout.

tous

Bravo !

rodrigue

Mais, butor, comment se fait-il que tu sois tombé ?

jean

Le déplacement d’air, je pense.

(Coup de sonnette, Rodrigue va ouvrir)
SCÈNE IV
les mêmes, paul

rodrigue

Ah ! bonjour, monsieur de Monity, que puis-je pour votre service ?

paul

J’aimerais que vous me peindriez un blason sur ferblanc.

rodrigue

Et quelles sont les armes de monsieur le vicomte ?

jean (effrayé)

Encore un duel !

rodrigue

Te tairas-tu drôle ?

paul

Trois gueules d’or sur un champ d’azur écartelé.

(On sonne. Rodrigue va ouvrir)
rodrigue

Une seconde, mademoiselle, mon atelier est dans un désordre honteux.

(Il entre en scène, précipitamment, en s’écriant :

Vous, cachez-vous ici, et vous là, et vous derrière cet écran !

(Il retourne à la porte).

Faites-moi le plaisir et l’honneur d’entrer, mademoiselle.

SCÈNE V
les mêmes, gabrielle

rodrigue (montrant un siège à Gabrielle)

Mademoiselle, veuillez vous asseoir.

(Gabrielle fait mine de s’asseoir sur une peinture fraîche posée sur une chaise)
rodrigue (lui saisissant un bras)

Mademoiselle !

gabrielle

Eh bien ?

rodrigue

Vous avez failli me voler une copie de mon tableau.

gabrielle
(Regardant alternativement la toile puis le derrière de sa jupe)

Qu’auriez-vous dit si j’eusse barbouillé cette belle toile ?

rodrigue

Mademoiselle, j’aurais déploré le dégât de votre fraîche toilette.

gabrielle

Et moi, le sort de votre tableau.

rodrigue

Je suis touché, ma chère mademoiselle, de vos remarques élogieuses.

Me serait-il permis de vous demander à quoi je dois l’honneur de votre visite ?

gabrielle

Mais, monsieur, il me semblait que vous m’aviez prié de venir examiner vos tableaux ?

rodrigue

C’est vrai. Cependant, jamais, je n’aurais cru que vous eussiez daigner condescendre à ma prière.

gabrielle

Comment auriez-vous voulu que je déclinasse l’invitation d’un homme de talent ? Ils sont si rares, alors que nous sommes si souvent importunées par des mannequins du calibre de ceux que vous avez rencontrés, chez moi, l’autre jour, tel que ce blond à trois poils qui est affublé du nom d’Hector Dubeau ;

(Hector lève la tête et fait une grimace)


de ce gentilhomme vautour qui s’appelle le vicomte de Monity,

(Même pantomime du vicomte)


ou de ce vieux richard dont tout l’esprit réside dans son argent et que l’on est convenu d’appeler Gonzalve Morin.

(Geste désespéré de Gonzalve)
(Rodrigue rit de bon cœur tandis qu’il fait signe aux trois autres de rester cois).
gabrielle

Monsieur Darboy, expliquez-moi donc la légende de ce diable hideux qui tient une bague entre ses pattes velues.

rodrigue

Oh ! rien qui vaille la peine d’être expliqué. Une simple ébauche, dans un moment de bonne humeur.

gabrielle

Voyons, monsieur l’artiste, faites-moi donc ce plaisir. Cette simple ébauche, comme vous l’appelez, me semble au contraire, fort intéressante, et pique ma curiosité.

rodrigue

Vous y tenez donc ?

gabrielle

Certes !

rodrigue

Voici. Il y a quelques jours, des amis parièrent qu’ils obtiendraient un baiser d’une belle jeune fille, qui, jamais de sa vie, n’a voulu accorder un baiser. Parmi eux, se trouvait un jeune homme trop pauvre pour parier le montant exigé par ses amis. Il mit donc sa bague en gage, toute sa richesse. Mais comme il ne put obtenir le baiser exigé, il me demanda de lui composer un sujet qui pût dépeindre sa folie et son regret. Alors, je traçai l’esquisse que vous voyez : Un diable gigantesque, à la gueule écumante et exténuée de fatigue. Entre ses crocs formidables comme des défenses de sanglier, il tient une bague, la pauvre bague défunte, décédée à jamais. Car voyez-vous, mademoiselle, la femme est si capricieuse, si fantasque, qu’il est plus scabreux de parier sur ces anges, aux ailes terminées en griffes, que de parier sur le favori, aux courses de Longchamps.

Le jeune homme lève vers le Ciel des yeux suppliants, le priant au moins de lui rendre son bijou, puisqu’il ne peut boire le nectar aux lèvres d’ambroisie de cette jeune fille.

gabrielle

Monsieur, vous connaissez cette jeune fille ?

rodrigue

Oui, mademoiselle.

gabrielle

Et si ce jeune homme eût été vous, l’auriez-vous aimée ?

rodrigue

J’eusse donné ma vie pour elle.

gabrielle

Et elle s’appelle ?

rodrigue

Ah ! pourquoi me forcer à dire son nom ?

gabrielle

Et elle s’appelle ?

rodrigue

Elle s’appelle…

gabrielle

Eh bien !

rodrigue

Gabrielle.

gabrielle
(Sautant dans les bras de Rodrigue)

Et Gabrielle vous adore, Rodrigue ! Embrassez-moi !

(Rodrigue la tient enlacée dans ses bras et lui donne un long baiser. Ceux qui étaient cachés sortent de leurs retraites et font une tête)
SCENÈ VI
les mêmes, archimède
(On entend un bruit formidable dans l’escalier)
archimède

Sacrebleu ! va-t-on ouvrir ? Mais, j’entrerai bien quand même ! j’entrerai bien quand même !

(Archimède entre en scène rouge de colère)

Ah ! çà ! me prend-on pour un créancier ? ou vais-je aller chercher toute la Garde Nationale pour faire ouvrir ? Gabrielle ! viens-t-en !

gabrielle

Et pourquoi, mon petit oncle ?

archimède

Gabrielle ! viens-t-en, te dis-je ! Ah ! ma fille, dans quel endroit te retrouvai-je, seule, au milieu de tous ces débauchés ?

tous

Monsieur !

gabrielle

Je ne puis pas.

archimède
(Ne se possédant plus de colère)

Ah ! mais par exemple !

gabrielle

Rarement seul, jamais deux, toujours trois. Je partirai, à condition que nous soyons trois. J’emmène monsieur Darboy avec nous.

archimède (ironique)

Vraiment, mademoiselle Gabrielle.

gabrielle

Mon cher petit oncle, permettez-moi de vous présenter monsieur Rodrigue Darboy.

archimède

Je m’en fiche !

gabrielle (suppliante et indignée)

Mon oncle !…

rodrigue (d’un ton insulté)

Monsieur !

gabrielle

Mais, petit oncle, monsieur est mon fiancé.

archimède

Hein !…

(Puis subitement radouci et avec une profonde révérence)

Monsieur Darboy, je suis enchanté de faire votre connaissance.

rodrigue
(Saluant très bas)

Et moi de même, mon cher monsieur.

archimède

Mais, dis-donc, Gabrielle, si tu es fiancée, cela veut dire que tu vas te marier, c’est un mariage en perspective, ni plus ni moins.

gabrielle

Naturellement.

archimède

Gabrielle, je te réhérite. C’est cela, mes enfants, le mariage est une bonne chose. Agissez toujours bien, car la ligne droite, voyez-vous, c’est le plus court chemin d’un point à un autre. Cependant tu ne m’as pas dit comment il se fait que je te retrouve ici, et…

gabrielle (mystérieuse)

Ah ! venez, venez, je vous conterai ça en temps et lieu.

archimède

Auparavant, nous allons aller arroser ce jour heureux de quelques bouteilles de champagne.

rodrigue

Pardon ! j’en ai justement reçu quelques-unes en cadeau, hier, en cadeau, naturellement, car vous savez que ma légère bourse ne me permet pas de me payer ce luxe.

(Il verse le champagne)

Et vous, messieurs, je vous fais grâce de vos trois cents francs.

gonzalve

Au contraire, monsieur, nous n’acceptons pas votre délicate générosité, nous versons ce pari dans votre corbeille de mariage.

paul

C’est épatant, cette idée.

hector

Archiépatant !

rodrigue

Et maintenant, à la santé de la belle de Paris, ma future épouse !

tous

Hip ! hip ! hip ! hourra !

(Rideau)


ÉBAUCHE TRISTE




E ntre deux parties de billard, au club, je la vis descendre de l’autre côté de la rue, le long escalier de l’Hospice de la Maternité des Sœurs de la Miséricorde.

C’était une de ces vieilles femmes du peuple, qui peinent dur toute la vie, pour élever une famille.

Misérablement vêtue, la figure sèche et hâlée, fouettée par la pluie, elle allait d’un pas cassé et vacillant, en tenant, sur ses yeux, son mouchoir à larges carreaux rouges et blancs. Cette bonne femme, le dos voûté, ployant l’échine sous le joug des années et de la souffrance, faisait peine à voir. J’esquissai, à grands traits, une de ces histoires de tous les jours, qui rongent le cœur d’une mère et clouent le remords dans le cœur d’une jeune fille.

La petite revenait de l’atelier. Il se faisait tard. Comme elle était honnête, elle pressait le pas. Cependant, au détour de la rue, un jeune désœuvré s’est rencontré face à face avec elle.

Frappé et subjugué par sa jolie figure et les mèches folles de ses cheveux d’ébène échevelés au caprice du vent, il l’a suivie quelque temps. Puis, il a hasardé une parole.

Interdite, elle a d’abord gardé le silence. Il a insisté.

Fascinée par le mâle à ses côtés, naïve et timide comme on l’est à vingt ans, elle a répondu par monosyllabes, plus précipités selon qu’elle approchait de la maison.

Il a donné un rendez-vous.

Comme la fleurette pure et délicate, brutalement fauchée par la roche qui dévale du haut de la montagne, ses pétales ont été arrachées une par une, jusqu’à ce qu’elle soit tombée au fond du gouffre béant.

Et maintenant que la bestialité des sens est assouvie, il est parti, lui, laissant la pauvre enfant seule avec sa malheureuse destinée.

La semence, cependant, a germé ; elle a porté son fruit.

Trop pauvre pour céler sa honte, trop ignorante de la vie pour tromper les yeux, elle est allée frapper à la porte de la Maternité, devant être mêlée et confondue avec toutes les autres.

Elle dut subir la dégradation de l’examen ; elle laissa mettre sur son jeune visage ce voile noir qui a déjà caché bien des misères et des dépravations.

Et maintenant, dans cette nuit affreuse de l’accouchement, outre les affreux tiraillements, elle dut courber la tête sous l’humiliation d’être offerte comme un sujet d’études, et d’entendre tinter, à ses oreilles, comme un glas funèbre, des rires étouffés et de sanglantes saillies.

Heureuse encore, si elle eût connu la fidélité de la passion amoureuse ; peut-être eût-elle oublié sa flétrissure ?

Mais en un seul jour, elle a tout perdu, tout, jusqu’à son ami.




LE SPHINX




L es belles-mères, comme les asperges, se divisent en plusieurs catégories : il y en a d’excellentes, de bonnes, de passables, de mauvaises, d’insupportables.

Elle, elle était inabordable !

Ce n’était pas sa faute, la chère femme, et il ne fallait pas trop lui en vouloir, car, s’il fallait en croire la tradition, c’était de l’atavisme dans cette famille, et le mal se communiquait, comme ça, insensiblement, de mère en fille.

Pasteur a trouvé un sérum contre toutes les rages, présentées sous toutes les formes ; devant une seule il a échoué, la rage de belle-mère du calibre de madame Legris ; là, s’est arrêtée sa science, comme au pied d’un mur infranchissable

Deux événements importants ont fait époque dans sa vie flasque et néfaste, marquée au coin de la fatalité : le jour, où elle parvint à se faire agréer d’un apothicaire, plus riche de fioles et de bocaux que de patients, et le jour, où après bien des manigances, elle englua dans ses fils de tarentule, un gendre dans la personne d’un jeune courtier.

Comment fut-elle assez diplomate pour faire réussir son astuce et sa persévérance, c’est là chose assez difficile à expliquer ? Mais, mon Dieu ! si les belles-mères ou celles qui en ont l’étoffe, ont leur point faible, elles ont aussi leur côté fort, et quand une femme se met dans la tête de se payer le luxe d’un gendre, il n’y a rien qui puisse résister à la tourmente. C’est la trombe qui brise, casse, broye, arrache, balaye tout. Tantôt, c’est la lame qui vient tout doucettement lécher le sable du rivage ; tantôt, c’est la houle écumante, qui, s’élevant à cent pieds dans les airs, s’abat contre la légère goélette qu’elle fait chavirer. Alors, c’est la ruine, le mariage.

Malheur au vaincu ! Il paiera pour toutes les courbettes qu’aura s’imposer la future belle-mère, car la femme n’aime pas à courber la tête ; elle dissimule quelquefois, quitte à se venger mieux, plus tard.

Madame Legris était parvenue à cet âge que l’on est convenu d’appeler l’âge mur. Un fruit, d’habitude, est mûr, lorsqu’il est bon à mettre sous la dent et à caresser le palais. Mais, une belle-mère à son âge mûr, est à l’époque où le fruit se trouve dans toute son âcreté, alors qu’on ne peut le croquer sans faire une épouvantable grimace.

Madame Legris avait toujours eu la prétention d’être une femme très acceptable, et, sur ce point, ne souffrait pas la moindre contradiction. Un jour, un de ses amis pour avoir voulu, dans un fier élan de franchise, lui faire entendre le contraire, dans des termes très délicats, du reste, fut banni à jamais de son cercle, et attira, sur sa tête, les foudres de la haineuse femme.

Elle n’était pas jolie, non, ni même acceptable. Ses rares cheveux grisonnants, d’un gris de brouillard, étaient relevés, au sommet de la tête, en une torsade maigrichonne. Le nez pointait en avant comme le bout d’un soulier que le temps a travaillé. Derrière une paire de lunettes à la monture dorée — monopole de la bourgeoisie — se cachaient deux yeux de fouine, qui semblaient fouiller jusqu’au plus profond de la pensée. Aucun ne voulait le dire trop haut, mais plus d’un soupçonnait fort que madame Legris empruntait quelques-uns de ses attraits au marchand de corsets de la famille.


Séparateur

Horace, qui n’était pas sans connaître l’excellent caractère de sa belle-maman, voulut du moins jouir d’un trimestre de bonheur complet, d’une lune de miel qui ne serait pas obscurcie par le plus léger nuage. Il proposa donc, adroitement, un voyage en Europe, question de mettre l’Océan entre lui et sa belle-mère.

Un moment, ce plan intéressé faillit être gâté par l’audace de madame Legris, qui insinua, avec un aplomb imperturbable, qu’elle n’avait jamais visité le vieux monde et que ce serait, pour elle, un plaisir infini que de faire le voyage, en compagnie de « ses deux chers enfants ».

Horace, à cette invitation peu alléchante, faillit se trouver mal, et peu s’en fallut qu’il ne jetât les hauts cris, mais, se ravisant, il songea, avec raison, que la diplomatie n’est pas seulement une science des rapports entre les États, mais, surtout, entre le gendre et la belle-mère, lorsqu’il se présente des questions épineuses

— Avec le plus grand plaisir, répondit l’infortuné gendre. Nous serons charmés de votre compagnie. J’allais vous proposer la même chose et j’espère bien que vous ne nous priverez pas de votre présence durant ce long voyage.

Puis, prétextant une course nécessaire en ville pour les derniers préparatifs du mariage, le jeune diplomate dédoublé d’un gendre en péril, sauta dans le premier tramway et tomba, comme une bombe, dans la pharmacie de son beau-père, en s’écriant :

— Sauvez-moi ! Sauvez-moi !

— Du calme ! du calme ! jeune homme ! dit M. Legris, vos jours sont donc en danger ?

— Il m’est pénible, mon cher beau-père, de vous faire cet aveu, mais j’y suis forcé. Madame Legris est une excellente femme…

— Je n’en ai jamais douté, remarqua M. Legris.

— Ni moi. Seulement, j’aimerais bien à faire mon voyage de noces, seul avec ma femme.

— Et qui diable ! vous en empêche ?

— Mais votre femme, parbleu !

— Vous dites ?

— Je dis que, pas plus tard que tout à l’heure, elle a témoigné le désir de nous accompagner. Et vous savez — souligna Horace, en mettant la main sur l’épaule de M. Legris et en le regardant dans les deux yeux — il est des personnes dont le désir équivaut à un ordre et à un ordre qui ne se discute pas.

M. Legris n’était pas fou. Il comprit, tout de suite, l’embêtant dilemme dans lequel son gendre venait d’être placé par la capricieuse et autoritaire madame Legris.

— Et vous voulez ?

— Je veux que vous me sortiez de cette ornière où je suis empêtré. D’ailleurs, c’est bien simple, vous n’avez qu’à vous opposer à ce voyage.

— Bien simple ! brrrr…

— Vous direz à votre femme que vous ne pourriez la laisser partir pour si longtemps, que vous vous ennuieriez à la mort, que vous l’aimez trop.

— Elle ne me croira pas.

— Enfin, je ne puis toujours pas m’emprisonner sous les jupons de ma belle-mère, durant mon voyage de noces !

— C’est impossible.

— Littéralement impossible.

Tout à coup, dans un sublime mouvement, M. Legris serra la main de son gendre en disant, avec un tremblement dans la voix :

— Dussé-je être anéanti, je le ferai.


Séparateur


Il fut anéanti.

Madame Legris, aux premières paroles que lui dit son mari, en opposition au rêve qu’elle avait caressé, fit une scène terrible, tellement que le pauvre homme fut bien près de se jeter à genoux et de demander humblement pardon.

Il fut tout étourdi par la longue kyrielle d’invectives, qui lui tomba sur la tête comme une pluie de grêlons.

— Ah ! chenapan, idiot, misérable, chacal, ladre, crétin, tu veux, comme ça, me mettre des bâtons dans les roues. Si tu n’avais pas été si avare de tes sous, crois-tu que j’aurais parlé de les accompagner dans ce voyage. Ah ! pourquoi t’ai-je épousé ? Lui aussi, sans doute, il est fait de la même écorce que toi, vieille peau ! Ah ! Je l’attends de pied ferme ! Je l’attends ! C’est lui qui t’a parlé de ce voyage. Cela ne lui sourit pas du tout à lui, n’est-ce pas ? Mais parle donc !… Vas-tu répondre, animal !…

Et, parvenue au paroxysme de la rage, madame Legris sauta sur le crâne de son mari, lui arrachant quelques-uns de ses rares cheveux. Depuis longtemps déjà, le docteur Legris, qui endurait tout, comme le mouton que l’on conduit à la boucherie, était menacé d’une calvitie complète.

— Eh oui ! dit-il enfin, mais de grâce, laisse-moi !

— Disparais de mes yeux, ou je te…

Oh ! je l’attends ! je l’attends !!


Séparateur


C’était dans la pénombre du salon, la veille du jour où Horace allait engager sa foi à mademoiselle Legris. L’opulente épouse de l’apothicaire était à demi couchée sur un sofa

Lorsqu’il la vit dans cette position, les mains en avant, sur la tête du sofa, les yeux pers roulant dans leur orbite, les traits méchants, la poitrine saillante, lorsque, seul dans la vaste chambre, il se vit en présence de cette femme qu’il redoutait déjà par instinct, il eut peur.

Et soudain, dans le silence du salon, il lui vint à la mémoire une réminiscence classique. Il ne voyait plus qu’une chose : il y avait, devant lui, le Sphinx de Thèbes, qui allait user d’une subtilité féroce en lui posant des questions plus difficiles à résoudre que les énigmes proposées par l’animal fabuleux de la superstitieuse antiquité.

Le sphinx d’Horace esquissant un sourire mielleux, qui ressemblait bien plus à un rictus sardonique, demanda :

— Ainsi, monsieur, vous êtes toujours anxieux de me voir vous accompagner dans ce voyage d’outremer ?

Le jeune homme se demanda si le marchand d’apothicaireries avait parlé. Tout de même, comme on donne toujours le bénéfice du doute à l’accusé, il répondit à tout hasard :

— Certainement, madame, je ne vois pas pourquoi j’aurais changé d’idée depuis hier ?

— Ni moi, vous êtes si aimable, mon cher monsieur, et je vous dois tant de reconnaissance !

Horace était sur des charbons ardents.

— Avez-vous vu mon mari, hier ?

— Non, madame, je ne me rappelle pas l’avoir vu, hier ?

— Je l’ai vu, moi, et il m’a parlé de vous fort élogieusement. Aussi suis-je enchantée de vous, mon cher monsieur, mon cher gendre, vous êtes gentil !

— Ah ! vous exagérez, ma chère madame, vous exagérez !

— Oh ! non, du tout.

— Au revoir, monsieur, à demain. Ma fille est indisposée, ce soir, mais ce ne sera rien, j’espère.

Et madame Legris, se levant rageusement, donna une froide poignée de mains au jeune homme, et disparut en murmurant :

— À nous deux, jeune homme ! Je te broierai les os !


Séparateur


De ce pas, la belle-maman se dirigea vers la chambre de sa fille qui n’était malade que d’impatience, attendant son fiancé depuis plus d’une demi-heure.

Aussi la première parole qu’elle prononça en apercevant sa mère fut :

— Mon fiancé tarde beaucoup, ce soir.

— N’est-ce que cela, ma fille, tu en verras bien d’autres. En attendant, assieds-toi là, je désire avoir un bout de conversation avec toi.

Voici l’édifiant colloque qui s’échangea entre la mère et la fille :

— Tu sais, mon enfant, l’Église, il est vrai, prescrit que la femme doit obéissance et fidélité à son mari. C’est vieux jeu, tout ça. Montre que tu as du cœur, du nerf, du caractère. Désobéis aussi souvent qu’il te sera possible.

— Maman !…

— Prouve que tu as de la volonté. Si ton mari dit blanc, dis noir, s’il dit noir, dis blanc.

— Maman !!…

— Écoute, ma fille, les instants sont précieux. Bientôt, un autre t’emportera loin de moi. Tu l’aimes plus que moi, déjà, l’autre, j’en suis sûr.

— N… on, maman ! répondit la jeune fille intimidée.

— Tant mieux Laisse-moi, maintenant, aborder un point important. Comment m’exprimerai-je ? Car vois-tu, ma chère enfant, c’est difficile, pour moi, que d’aller dire à une jeune fille qui a toujours vécu, loin des dangers du monde… Oh ! ma pauvre enfant ! ma pauvre enfant !

Et la mère fut assez habile pour trouver quelques sanglots.

— Qu’y a-t-il donc de si douloureux, chère maman ?

— C’est que, ma petite, tu vas te rencontrer seule avec un homme… dans la même chambre… dans le même lit…

— Et ensuite ?

— Ensuite ! oh ! elle me demande ensuite !…

— Voici ! s’écria l’astucieuse femme, d’un ton, qu’elle cherchait à rendre persuasif. Ton fiancé, ton mari demain, est évalué à quarante mille piastres. Pour ton plus grand bonheur, mon enfant, demande-lui de passer cette fortune à ton nom.

— S’il refuse…

— S’il refuse, eh bien ! refuse, toi, de partager sa couche.

— Oh ! maman !…

— C’est un cœur de mère qui te parle, mon enfant. Les hommes, tu sais, ça ne se contente pas d’une femme, et ça boit. Oh ! ces hommes, ce que je les connais, moi ! Mon conseil est sage et facile à comprendre. Toi possédant la clef du trésor, ton mari sera bien plus gêné dans ses dépenses, et partant, plus fidèle et plus dévoué. Ton père a passé par toutes mes volontés. Aussi ça filait doux. Il est vrai que je l’ai souvent mis à la ration.

Allons ! jure-moi, sur ce que tu as de plus cher au monde, que tu feras selon mes désirs et non selon ceux de ton mari.

— Mais…

— Jure !

La mère se fit câline, se fit menaçante, jusqu’à ce que la jeune fille, poussée au pied du mur, dit :

— Je vous le jure. C’est bien dur tout de même pour le premier jour de mon mariage. La femme est curieuse, et j’aimerais bien savoir… Demain, j’en parlerai.

— Non, je veux que ce soit, ce soir même.

Rosalba n’avait jamais eu la réputation de briller par son intelligence. Elle promit tout, et le colloque se termina par des baisers.

Une heure plus tard, la voiture, qui devait conduire les nouveaux époux à la gare, attendait à la porte.

M. Legris embrassa sincèrement sa fille, donna une franche poignée de mains à son gendre, avec un coup de coude d’intelligence dans les côtes, lui recommandant de bien s’amuser et lui souhaitant un excellent voyage.

Madame Legris, en embrassant sa fille, éclata, naturellement, en sanglots, comme si son enfant fût partie pour le cimetière de la Côte-des-Neiges.

Entre deux hoquets, elle trouva la force de souffler à l’oreille de la jeune femme :

— Rappelle-toi bien mes recommandations, ma fille ! Tiens bon !…

Puis se tournant vers son gendre, elle déposa, sur ses lèvres, un baiser froid, en disant, haut, cette fois :

— Ayez bien soin de ma fille, monsieur, ménagez ses sentiments.

Séparateur


Horace, arrivé à New-York, était descendu au « Holland House » en attendant le départ de « La Touraine, » pour le Hâvre, qui devait avoir lieu le lendemain matin.

Aussitôt qu’il fût monté à sa chambre, il ferma la porte à double tour, et, naturellement, fit ce que font tous les nouveaux mariés ; il enlaça sa petite femme dans ses bras amoureux et la couvrit de baisers, baisers qui ne lui furent que médiocrement rendus.

— Hum ! réfléchit Horace, ma femme a une bonne dose de timidité.

Fort des prérogatives attachées à son titre de mari, il voulut pousser, plus avant, l’intimité de ses caresses, mais il se heurta à une barrière qui lui fit un toc au cœur.

Il fut bien près de se fâcher, mais il eut le courage de se contenir, se contentant de dire :

— Je comprends tes scrupules, ma chère enfant, mais il faut se faire une raison. Les lois du mariage, tu sais, commandent des obligations, auxquelles une femme ne pourrait se soustraire, sans se rendre coupable envers l’Église et envers son mari.

Le jeune homme se dit qu’il ne fallait pas forcer la nature et se montra bon garçon.

Il commanda une autre chambre, souhaita une bonne nuit à sa chaste épouse, en la baisant sur le front, et s’endormit en songeant à l’instabilité et à la nervosité féminines.

— Ces femmes, pensait-il, il ne faut pas trop les effaroucher, car leurs petites têtes s’échauffent, s’échauffent, et tout d’un coup, crac ! ça ne va plus.

Horace, à son réveil, ne se rendit pas compte de sa situation.

Dans ses idées toutes confuses par la torpeur du sommeil, il se crut, un moment, encore garçon, se voyant seul dans son lit. Mais il ne fut pas long avant de débrouiller ses idées, et de songer que dans la chambre voisine, sa femme reposait.

Mis en bonne humeur par le soleil, qui entrait à flots dans sa chambre, il s’habilla promptement en fredonnant un air à lui, et alla frapper à la chambre voisine.

— Qui est là ?

— Moi, ton mari.

— Eh bien ! attends-moi, je ne suis pas habillée.

Cette manière d’agir commençait à agacer le pauvre garçon. Faisant contre mauvaise fortune, bon cœur, il descendit respirer l’air du matin.

Il se promenait ainsi depuis un quart d’heure, lorsque son épouse lui exprima le désir de prendre son déjeuner. Une heure plus tard, les jeunes mariés étaient à bord de « La Touraine ».

Séparateur


Il faisait une température idéale. Rosalba semblait délirante de gaieté et alla même jusqu’à serrer les doigts de son mari, sur le bord du bastingage.

Quant à Horace, il était enlevé du coup au huitième ciel. De ce moment, il pardonna tout à sa belle-mère et à sa femme. Ce n’est pas, lorsque l’on a le Ciel dans l’âme, que l’on conserve en son cœur des sentiments méchants.

Ne voulant pas anticiper sur la marche du soleil, Horace attendit, avec une fébrile impatience, que la lune eût zigzagué d’argent la nappe d’eau, pour pouvoir étreindre dans une suggestive obscurité, la femme, qui dans le premier moment de la surprise, s’était montrée rebelle aux caresses.

— Cette chambre, ma chérie, n’est pas grande, dit-il, en entrant dans la cabine, mais l’amour que je te porte est vaste, assez vaste pour notre bonheur à tous deux. Viens, mon ange, viens dans mes bras, assieds-toi là, sur mes genoux, que je te presse à mon aise contre mon cœur, pour la première fois de ma vie, car, tu sais, petite, hier, ça ne compte pas.

J’allais dire que tu me boudais alors. Pourquoi ? Je l’ignore. Mais tu vas te montrer plus raisonnable, ce soir, j’espère, et me prouver combien tu m’aimes.

Et il l’embrassa à pleine bouche.

Il avait déjà fait sauter deux agraffes du corsage de sa femme, lorsque celle-ci, se rappelant tout à coup, l’admonestation maternelle, qui se dressa devant elle comme un doigt menaçant, se ressaisit et se dégagea vivement en s’écriant  :

— Laissez-moi !

— Mais enfin ! répondit le mari, qui commençait à perdre patience.

— Laissez-moi ! vous dis-je. Ou plutôt, voici ce que je vous propose en deux mots. Passez à mon nom, les quarante mille dollars, montant auquel vous êtes coté. Soyez généreux, et je vous appartiens corps et âme, sinon…

Horace perdait patience.

— Mais, ma chère enfant, dit-il, cela ne se peut pas.

— Oh ! l’entendez-vous ? c’est la première faveur que je lui demande et il me la refuse, que sera-ce donc plus tard ?

— Allons ! allons ! répliqua Horace, est-ce que par hasard… mais non, cela est incroyable, une femme a beau dresser des plans machiavéliques, elle ne va pas jusqu’à…

Mais toi, tu es trop gentille pour vouloir m’imposer des choses irréalisables. Car enfin, depuis quand met-on le gouvernail à la proue du vaisseau ?

Rosalba trop bornée pour discuter avec intelligence, prit un air renfrogné, se contentant de répondre :

— Fort bien, monsieur, vous vivrez de votre côté, et moi… du mien, voilà tout.

— Voilà tout !… voilà tout ! ah ! misérable, je vais te…

Cette fois, Horace avait perdu patience, tout à fait. Il était furieux. Mais craignant de trop dire, il préféra ne rien dire, et faisant claquer la porte de la cabine, il monta sur le pont, en mordillant le bout de son cigare, qu’il venait d’allumer.

Accoudé sur le bord du bastingage, il plongeait les yeux dans l’eau noire. Ses pensées clapotaient dans sa tête, qui semblait faire eau de tous côtés.

Il eût voulu, sur-le-champ, rebrousser chemin et aller délicatement déposer la fille entre les bras de la mère. Mais un vaisseau n’arrête pas sa course pour ce motif, quelque noble qu’il puisse être.

Toute la traversée durant, ce veuf d’un nouveau genre, se promena sur la dunette, en fumant mélancoliquement.

La jeune femme, de son côté, dévorait nombre de romans, cherchant à trouver, dans un monde imaginaire, un bonheur qu’elle avait à portée de la main.

À peine débarqué au Havre, Horace eut d’abord l’idée de sauter dans le premier vapeur, en destination pour l’Amérique.

— Après tout, se dit-il, pourquoi manquerais-je complètement mon voyage ? Je ne connais pas les vieux pays ; j’ai, là, une excellente occasion de le faire, puisque je suis sur les lieux mêmes. Les dépenses, il est vrai, seront plus fortes que si nos deux cœurs battaient à l’unisson, mais pourquoi y regarderais-je de si près ?

Il visita la France, franchit les Pyrénées, traversa la Manche, parcourut l’Angleterre, toujours accompagné de sa douce et soumise petite femme.

Tous deux, cependant, se regardaient comme deux charmants petits chiens de faïence.

Séparateur


Enfin, sonna l’heure du retour. Mais quel retour, grand Dieu !

Horace fut témoin d’un de ces déchirements d’entrailles auxquels il ne lui avait jamais été donné d’assister.

Madame Legris était mortellement atteinte d’une maladie qui la traînait à grands pas vers le tombeau.

Dans la sombre chambre, dont les exhalaisons fétides de drogues rappellent un coin de pharmacie, une femme est couchée. Assis, près du lit, deux médecins ; dans un coin, un homme, les yeux rougis, se tient la tête dans les mains. À quelques pas plus loin, une jeune femme, la fille sans doute, pleure en tenant un mouchoir sur ses yeux. Un jeune homme, à l’écart, regarde cette scène, d’un œil sec.

On n’entend que le tic tac régulier et monotone d’une pendule, sur la corniche de la cheminée de marbre, et les râles de la moribonde.

C’est l’agonie.

Sur le visage émacié de madame Legris, sont déjà peintes les couleurs cadavériques de la mort. La sueur perle à son front, glacée et abondante. La torsade de cheveux, qui se relevait maigrichonnement sur le sommet de la tête, pend maintenant le long du cou décharné, comme un bout de corde de pendu oubliée sur la poutre transversale du gibet.

La mourante, qui n’a pas prononcé une parole depuis quelques heures, fait signe, de sa main déridée, à sa fille d’approcher. Elle va, sans doute, lui laisser un gage éternel de sa tendresse. Éclatant en sanglots, la jeune femme se laisse tomber à genoux, aux côtés de sa mère, qui fait plusieurs efforts pour parler mais ne parvient qu’à faire entendre des sons gutturaux et inarticulés qui donnent le frisson.

Tout à coup, dans un effort suprême, elle se soulève sur sa couche, et jette un grand cri, cri de rage et de désespoir :

— Tiens bon ! ma fille !

Puis, elle vomit l’âme…



TABLE DES MATIÈRES














TABLE DES MATIÈRES





ERRATA

12

Pages

1222 eomme (pour) comme. Fait

1238 rustique (pour) rustiques. Fait

1245 dévisageaint (pour) dévisageaient. Fait

1264 a (pour) as Fait

1271 parcout (pour) parcourt. Fait

1277 à (pour) là. Fait

2122 lourde (pour) lourd. Fait

2140 taver tu (pour) ta vertu. Fait

2145 Ta (pour) l’as. Fait

2145 Parce que c’est toi qui l’as achetée (haut) Vous ne la Fait

2147 en en (pour) en. Fait

2150 hmble (pour) humble. Fait

2176
Archimède.

Eh bien, Rodrigue, as-tu du cœur ?

Rodrigue.Fait

Tout autre que le savant Archimède l’éprouverait sur l’heure.

2177 s’adessant (pour) s’adressant. Fait

2181 collere (pour) colère. Fait

2187 oile (pour) toile. Fait

2192 coonnaissance (pour) connaissance. Fait

2197 confondu (pour) confondue. Fait

2199 Sphinh (pour) Sphinx. Fait

1200 épouvatable (pour) épouvantable. Fait

1207 mamam (pour) maman. Fait

1208 moins (pour) mains. Fait

1216 désespoir (pour) de désespoir. Fait


IMPRIMÉ
Par
ALPHONSE R. PELLETIER
36, rue St-Laurent, 36
MONTRÉAL