Mosaïque/12
À LA CONQUÊTE **
**D’UN BAISER
GABRIELLE : — La belle de Paris.
RODRIGUE DAREOY : — Pauvre artiste.
GONZALVE MORIN : — Vieux richard.
PAUL De MONITY : — Jeune aristo.
HECTOR DUBEAU : — Un dude.
ARCHIMÈDE : — Oncle de Gabrielle.
JEAN : — Son domestique.
BERTHE : — Amie de Gabrielle.
MADAME DUTREC : — Tante de Gabrielle,
GARÇON DE CAFÉ.
UN GUEUX.
Garçon !… Garçon !… Pas de garçon !…
Garçon !… Garçon !…
Eh bien ! que fais-tu là, toi, planté comme un silencieux poireau ?
Seigneur, vous m’avez appelé ?
Eh bien, oui ! nom d’un nom ! Pourquoi ne réponds-tu pas lorsqu’on t’appelle ?
Le silence est d’or.
Oui, je sais que toujours tu dors.
Heureusement pour toi, vieille bûche, que tu sois cossu d’or, sinon…
Que vont prendre ces messieurs ?
Allez-y, mes amis.
Un vermout italien. Cette boisson aristo donne de l’éloquence à l’estomac, et impose silence aux cris de l’amour.
Un verre de curaçao ; cela mettra une légère teinte rosée sur mes joues pâlies par l’insomnie et les veilles. Et moi qui avais les joues plus appétissantes que les fossettes d’un Cupidon !
Et vous, Monsieur ?
Ah ! tiens, c’est vrai ! Eh bien ! moi, je vais me contenter d’un verre de Montebello.
Que désire Monsieur ?
Un verre d’eau.
Mais, oui, un verre d’eau. Qu’as-tu à me regarder avec ces yeux grands comme des verres de lanterne magique. Penses-tu que ma mine annonce un milionnaire.
Le vin donne du brio à l’esprit, la bière lui donne du poids. Mais pour un pauvre bohème de mon calibre, je préfère l’eau. C’est plus hygiénique et plus économique pour ma bourse. Quand on n’a pas ce que l’on aime, on aime ce que l’on a.
Hamlet jouait ainsi avec son sceptre. « To be or not to be, that is the question. »
Est-il drôle celui-là avec sa tirade et son crâne chevelu !
Belle dame, si la fortune, pour moi, était moins avare de ses faveurs, au lieu de remplir mon verre d’un vin encore moins pur que l’éclat de vos yeux, j’ornerais votre corsage de fleurs dignes de votre beauté.
Si toute mauvaise parole encourt son châtiment, toute belle parole mérite sa récompense. Monsieur, bien que nous n’ayons pas l’honneur de connaître votre nom, nous vous invitons à boire, avec nous, à la santé des charmantes femmes qui nous environnent.
Cher monsieur, je ne saurais refuser. Car honni soit celui qui refuse de boire à la santé et à la prospérité de la femme. La femme ! Oh ! la ! la ! la femme ! Mais qu’est le soleil qui doralise et caresse les vertes feuilles de ses rayons d’or auprès d’un seul sourire de la femme ? La femme…
Mais, mon cher monsieur, vous parlez si bien de la femme que si Gabrielle vous entendait, vous pourriez bien recueillir un baiser sur ses lèvres roses.
Ah ! Gabrielle ! Gabrielle ! ne sois donc pas si cruelle et favorise l’un d’entre nous, au moins une fois.
Ah ! Gabrielle ! Gabrielle ! un baiser ! rien qu’un seul ! et tout ce que nous avons t’appartient.
Mais diantre ! que veut dire : « Ah ! Gabrielle ! Gabrielle ! »
Comment ! vous ne savez pas ?
Aimez-vous les femmes ?
Avez-vous déjà mis en pratique la définition d’un baiser ?
Gabrielle ! Gabrielle ! Mais qui est-elle ? Que fait-elle ? N’est-elle pas une femme comme une autre. Il n’y a que deux jours que je suis dans cette ville, et…
Gabrielle ! Une femme comme une autre ! Ah ! quel blasphème !
Ah ! monsieur, si vous n’avez jamais vu Gabrielle, vous n’avez jamais vu de belle femme !
Oh ! je demande bien pardon à ces dames si je les ai offensées. Mais est-ce que les étoiles jalousent le soleil et la lune d’avoir un éclat plus resplendissant qu’elles. Non, certes, ah ! non.
Ah ! Gabrielle ! qu’elle est belle. Inutile de vous faire ma biographie accidentée. J’en ai vu des femmes dans ma vie. C’est un vétéran qui vous parle. J’ai essuyé le feu de plusieurs batailles et j’en suis sorti avec de glorieuses cicatrices. J’en ai vu des belles, des laides, des spirituelles, des sottes, des modèles aux formes voluptueuses et des résidus, qui auraient pu concourir avec plus ou moins d’avantage avec un manche de balai. Mais des femmes comme Gabrielle, jamais je n’en ai rencontrées. La tête, ô quelle tête ! jamais sculpteur ne put incarner dans son siboulo un tel idéal. Les cheveux noirs, abondants. Les yeux, ô mais les yeux ! des yeux maudits, qui, avec leur éclat noir, vous donnent le vertige, comme si vous étiez au haut des tours de Notre-Dame.
Un nez bien planté de patricienne et des lèvres ! oh ! mais des lèvres ! voilà le point capital, le « nec plus ultra ». Pour ces lèvres humides, rouges, voluptueuses, qui se plissent aux coins en un sourire moqueur, je me jetterais dans un brasier, pourvu que je pusse y déposer un baiser, un seul, unique, tout petit. Et ces deux grands yeux noirs, toujours les mêmes yeux, perçant jusqu’à l’âme comme une lame de fer oxidé, et entourés de longs cils doux comme du duvet, pourquoi complices des lèvres, redoublent-ils la fièvre de nos désirs ? C’est un vrai supplice de Tantale. Ah ! qu’il y a loin de la coupe aux lèvres ! Oh ! Gabrielle, Gabrielle, pourquoi es-tu si cruelle ? À quoi me servent mes écus, à quoi me sert ce petit ruban de la Légion d’Honneur si je ne puis surmonter ton indifférence ?
À quoi bon d’être beau, d’être adulé de toutes les femmes ?
À quoi me servent ma couronne de comte et toutes mes armoiries ?
Ah ! messieurs, êtes-vous si naïfs dans la vie que vous vous enthousiasmiez de la sorte pour une femme ? Diantre ! on dirait que vous êtes des cénobites nés dans une écale de noix et tombés, tout à coup, au milieu du grand Paris ?
Des femmes, mais il en foisonne. Ainsi cette Gabrielle, n’est-elle pas après tout…
Silence ! la voici.
Mademoiselle m’a appelé ?
Mais oui, grande buse, puisque j’ai sonné et que tu es venu.
Quand M. de la Palisse n’allait pas par terre il allait par eau.
Que vais-je servir à mademoiselle ?
Un cognac.
Vous dites ?…
Je dis un cognac. Eh bien ! marche donc. Qu’as-tu à me regarder ainsi ? Me prends-tu pour un éléphant ?
Est-ce possible ? Une si belle fille et boire de cet affreux cognac. Brrr….
Moi, je propose que l’on boive à la santé de la belle de Paris.
Ça y est !
Garçon, apporte-nous du Champagne.
Si l’on boit à la santé de tout le beau sexe de Paris, je ne sais pas, diantre ! comment je me tirerai d’affaire, lorsque arrivera mon tour de m’exécuter.
Ah ! ces hommes ! ces hommes ! Tous les mêmes ! Je ne donnerais pas un seul de mes chapeaux pour n’importe lequel d’entre eux.
Dehors, vieux gueux !
Rien pour toi, aujourd’hui. Ce n’est pas lorsque l’on a de la peine à vivre soi-même que l’on va soutenir les gueux.
Halte !
Qui d’entre vous refusera la charité à Gabrielle ?
Pas un centime ! Grand Dieu ! que faire ?
déteste le bleu.
Eh bien ! Je vous dis, moi, qu’elle l’adore.
Je vous dis que non, monsieur.
Monsieur, je vous dis que oui !
Eh bien ! parions !
Parions, et je vous relance de dix.
Et moi qui n’ai pas un sou. N’importe.
Soit.
De grâce, mademoiselle, dites que vous l’exécrez.
Mademoiselle voudra-t-elle nous dire si elle aime le bleu.
Le bleu… le bleu… je l’ai en exécration.
Peste !…
Ouf ! quelle chance !
Voici mademoiselle. C’est une fortune que je voudrais déposer dans ce chapeau, mais permettez-moi d’y ajouter l’admiration que je ressens pour votre cœur d’or.
Monsieur, vous êtes…
Il est madré celui-là.
Que le bon Dieu vous bénisse, ma bonne demoiselle.
Garçon !
Mademoiselle ?
Combien te dois-je ?
Dix sous, mademoiselle.
Garde la monnaie.
Sapristi ! quelle belle femme, et généreuse !
Quelle tournure aristocratique !
Quel buste !
Les raisins sont trop verts pour moi ! Oh ! mais si… mais si… Ah bah !
À propos, savez-vous ? Non ! Voici. L’oncle Archimède, outré des frasques effrénées de sa nièce, est sur le point de la déshériter. Je vous dis, moi, je vous jure, moi, sur mes cheveux blancs, qu’il est honteux, criminel, abominable, de vouloir, d’avoir même la pensée de faire du tort à ce bijou de la nature.
Horrible !
Lâche !
Je voudrais bien qu’il transportât l’héritage sur ma tête.
Je me sens le cerveau un peu lourd, ce soir, mais qu’est-ce que cela fait pourvu que l’on ait le cœur noyé dans la joie et l’esprit libre de tout souci.
Garçon !
Monsieur ?
Apporte-nous de la Veuve Clicot pour nous élucider le siboulo.
Ainsi donc, Gabrielle est bien riche ?
Vous l’avez dit : Dot princière en perspective. Orpheline de père et de mère. Adoptée par un sien oncle, qui, bien que professeur, est riche comme un Crésus. Elle est son désespoir et sa joie. Quel mélange de contradictions que cette agaçante fille d’Ève ! Malheur à quiconque oserait y porter la main. Et cependant, son air libre, ses grands yeux captivants, ses lèvres frémissantes, sa dignité au milieu de sa dissipation, tout attire et repousse à la fois, chez elle. Je le répète, pas un seul citoyen de Paris n’a pu obtenir même un baiser de la belle Gabrielle.
Allons donc !
Impossible !
Mais c’est pis que le supplice de Tantale.
Ah ! voici notre Champagne. Celui-ci, du moins, n’est pas un supplice de Tantale.
Les jours de joie, de plaisir, d’enivrement brillent encore, pour nous, dans toute leur céleste splendeur. Bientôt viendront les nuages, les temps sombres, la nuit, dans toute son horreur. Emplissons nos verres jusqu’au bord, buvons, chantons, cueillons les roses vermeilles tandis qu’elles sont en fleurs et dans tout leur arôme et tout leur éclat, cueillons les roses avant que leurs pétales séchées soient emportées par le vent et foulées aux pieds.
Buvons, chantons, aimons puisque nous devons mourir.
Buvons à la santé de…
Vous avez dit, M. Morin, que Gabrielle n’a jamais accordé un baiser ?
C’est vrai.
Je vous parie trois cents francs, qu’avant que le soleil se soit couché quinze fois dans son lit de pourpre, j’aurai battu le mur en brèche et planté mon étandard victorieux sur le sommet de cette forteresse inattaquable.
La femme ne résiste jamais à un grand nom et à un blason bien doré.
Puisqu’il s’agit d’une conquête, permettez-moi d’être de la partie.
La femme succombe toujours à l’or.
Je ne resterai pas en arrière.
La femme se jette toujours dans les bras de la beauté.
Et vous, monsieur ?
L’aventure est belle, trop belle pour moi. Mon étoile prend une teinte livide auprès des femmes.
Honni soit celui qui refuse de concourir. C’est un lâche.
Monsieur !
C’est un lâche !
Mais vous voulez donc que je parie ma tête. Regardez ma bourse et jugez. Elle est plus affamée que Jonas après ses trois jours de jeûne dans le ventre de la baleine.
Qui veut la fin veut les moyens.
C’est impossible, absolument impossible.
Et cette bague que vous avez à votre doigt. Soyez de la partie et nous acceptons votre bague comme pari.
Jamais ! Cette bague est un souvenir d’une splendeur trop vite ternie, hélas ! On n’y touchera pas.
L’aventure est belle, neuf cents francs à gagner et un baiser de Gabrielle et… qui sait, peut-être plus ?
N’avez-vous pas vu comme elle vous a regardé tout à l’heure.
Il serait insensé de refuser.
Que faire ?… Que faire ?…
Eh bien ! soit. Il faut que l’homme fasse des bêtises en se baladant dans la vie. C’en sera une de plus, voilà tout. Et peut-être que….. Qu’importe, vogue la galère, le sort en est jeté.
Bravo !
Maintenant, avant d’aller déposer nos paris entre les mains d’un homme sûr, vidons nos verres à la santé de la belle enchanteresse et au succès de l’heureux vainqueur, qui aura fièrement et crânement planté son étendard de conquérant, sur le terrain incomparable, dont l’attaque va commencer « subito et presto ».
Où est-elle ? Que fait-elle ?
Monsieur, voilà votre…
Courrier.
Pauvre toi, tu as dû briser quelque chose à ton arrivée dans cette « vallée de larmes » et tu en briseras à ton départ.
Qui elle ?
Par Euclyde ! que t’importe ? T’ai-je parlé ?
Elle, mais oui, elle. Elle dont tout Paris parle. Elle qui passe une partie de ses nuits hors du logis, elle qui fait rejaillir la honte sur mon nom, elle qui s’avilit, elle qui s’avachit. Ah ! si je savais qu’elle… Mais non, j’aime mieux n’y pas penser. Ah ! ce n’était pas comme çà de mon temps !
Bonjour, petit oncle.
Vous ne vous êtes pas trop ennuyé de moi, j’espère. Mais comme le ciel prenait un aspect menaçant, je suis entrée chez ma tante, et là, j’ai rencontré quatre drôles de types, que ma charmante tante m’a fait l’honneur de me présenter. Quatre représentants de l’espèce humaine masculine, que j’ai vus au Café du Boulevard et qui ont bu à la santé de la Belle de Paris, c’est-à-dire de moi. Comment se sont-ils rencontrés tous ensemble chez ma tante, je n’ai pas eu le loisir de le lui demander ?
Si vous les aviez vus, mon oncle ! L’un est un vieux tout blanc, avec le petit ruban rouge à sa boutonnière, s’il vous plaît. Un autre est un grand blond avec une couronne de vicomte sur le chaton de sa bague et de grandes moustaches d’or, tortillées comme çà. Oh ! il n’est pas mal du tout. Le troisième était un petit dandy, un joli garçon, avec un monocle, des guêtres, des gants beurre frais, et le soupçon d’un accent circonflexe qui semblait l’occuper très fort. Soit dit en passant que la grande glace de la cheminée avait, pour lui, un attrait tout particulier. Le dernier était un écrivain, je crois, ou un peintre, ou un musicien, ou un poète, ou un sculpteur, ou un… ou un… bah ! peu importe. Je pense que j’en ai suffisamment nommés. Cependant, c’est certainement un des susdits, car ils se ressemblent tous. Le genre est le même, il n’y a que l’espèce qui diffère. Ses vêtements se seraient sentis à l’aise, sur les épaules d’un Israélite. Et il avait des cheveux, des cheveux, tenez, longs comme çà. C’est dommage, tout de même, car il est beau garçon et bien fait.
Quelle heure est-il ? Deux heures. Sapristi ! qu’il est tard ! Mais j’avais tellement peur de l’orage que je ne me suis décidée à partir que lorsque j’ai vu les rayons du soleil.
Jean !
Monsieur ?
Va me chercher mon « Traité sur la Patience. » Cinquième rayon, à droite. Allons ! dépèche-toi.
Est-ce tout ?
Je crois que oui.
Eh bien ! à mon tour à présent. Comment, fille indigne, oses-tu te présenter, devant moi, après toutes tes folles escapades, toi, la fille d’une mère si vertueuse ! Ah ! ta pauvre mère, la chère Blanche, si elle te voyait en cet état, elle verserait des larmes de sang. Ah ! ce n’était pas comme ça de mon temps !
Mon oncle !…
Silence ! Comment une jeune fille de ton éducation, d’une famille d’une si haute respectabilité, comment la nièce d’Archimède, professeur de géométrie au Lycée Louis-le-Grand, peut-elle se dégrader de la sorte ? Ah ! ce n’était pas comme çà de mon temps !
Mais, mon oncle, je n’ai jamais embrassé un homme, et…
Silence, parbleu ! J’aimerais bien mieux que tu donnasses un petit baiser de temps en temps et que tu te conduisisses comme une jeune fille sage. Le baiser, après tout, n’est pas si mal. Ah ! ce n’était pas comme çà de mon temps !
Eh bien ! çà y est. Par Euclyde ! il est dur d’accomplir son devoir, parfois. Mon cœur saigne, mais je serai inébranlable. Gabrielle, je te déshérite.
Mon oncle !
Que vais-je devenir ?
Tout ce que tu voudras.
Jean ! Jean !
Me voici.
Tu es témoin que je déshérite ma nièce et…
Et vous me nommez votre héritier ?
Tais-toi polisson, ou je te flanque à la porte. Va-t-en.
Tout de même, je pensais que tout témoin avait la liberté de parole.
Le jour où tu t’amenderas, Gabrielle, je te rendrai ta dot, mais jusque-là, tu peux te considérer comme une jeune fille pauvre, entends-tu, pauvre, absolument pauvre !
Je vous en supplie, petit oncle, soyez gentil.
Je ne changerai pas.
Laissez-vous toucher.
Je te dis que c’est fini.
Vous voulez donc ma mort.
Mieux vaut la mort que la vie que tu mènes.
Jean, apporte-moi mon chapeau et ma canne, je ne dînerai pas ici.
Bonjour, petit oncle, bon appétit !
Ah ! la satanée enfant ! elle fait de moi ce qu’elle veut. Mais je serai inébranlable, inébranlable ! Ah ! ce n’était pas comme çà de mon temps !
Déshéritée ! me voilà déshéritée ! C’est drôle, tout de même, d’être une jeune fille sans dot ! Eh bien ! c’est du nouveau, voilà tout. Allons ! messieurs les prétendants, nous allons voir, à présent, pourquoi vous me recherchez ? Est-ce pour moi-même, pour mon esprit, pour mes charmes, ou est-ce pour les bidous que contient le coffre-fort de mon gentil petit oncle ?
Sois gentil, mon petit oncle. Sois gentil, biribi… ribi…
Si je me mariais, c’est une idée, çà ! Mon oncle a toujours patronisé l’idée du mariage, une vie chaste, une vie calme, passée paisiblement au coin du feu. Pouah ! c’est bien monotone, le mariage. Mais marions-nous et nous verrons ensuite. Le principal, c’est de me marier, car, en me mariant, je rentrerai en possession de ma dot, et en rentrant en possession de ma dot j’aurai de l’argent, et en ayant de l’argent je m’amuserai, et en m’amusant, je… Assez ! je suis suffisamment loin comme çà. En attendant, je suis une jeune fille sans dot, une jeune fille pauvre, mais, « dans un grenier qu’on est bien à vingt ans. »
Je viens revoir l’asile où ma jeunesse
|
Alloh !
J’écoutais.
Je m’en aperçois.
Moi aussi.
Jean, je veux me marier.
Vous ?
Oui.
C’est bien.
Mais, je suis sans dot.
C’est mal.
En me mariant, j’aurai ma dot.
C’est bien.
C’est mal.
Mon mari m’aimerait.
C’est bien.
Je ne l’aimerais pas.
C’est mal.
Je mènerais une vie exemplaire.
C’est bien.
J’aurais beaucoup, beaucoup d’argent à dépenser.
C’est mal.
J’épouserais un homme d’un âge mûr.
C’est…
C’est bien. Je sais que tu allais dire mal. Mais ce que je veux, moi, c’est un homme qui ait dit adieu au monde, à ses pompes, à ses œuvres et à ses… femmes… excepté une, naturellement. Un cœur trop jeune est un cœur trop large, et, qui trop embrasse mal étreint.
C’est mal. Il aurait un cœur usé. Vive un cœur jeune, jeune comme le mien par exemple !
Laisse-moi.
Bonjour, ma chère Gabrielle !
Que tu es fine d’être venue ! Allons ! embrassons-nous.
Gabrielle, on complote contre toi.
Hein ! on complote contre moi, contre mes jours ! Qui ? Comment ? Mais je ne suis pas une reine, moi ? Parle-donc, mais dépêche-toi donc !
Non ! non ! pas contre tes jours, calme-toi, ou sinon, tu vas être frappée d’apoplexie.
Eh bien ! quoi, alors ?
On complote contre ta vertu.
Ah ! les misérables, où sont-ils que je les…
Je dis contre ta vertu, je suis, peut-être, un peu pessimiste. Ce qu’il y a de vrai, c’est que quatre de nos bons noceurs de Paris ont parié qu’ils obtiendraient un baiser de la belle Gabrielle.
Vraiment, eh bien !
Qu’ils viennent le prendre !
Tu sais, Gabrielle, un homme averti en vaut deux, mais, une femme avertie en vaut… trois.
Tu ne m’as pas dit le nom de tes viveurs ?
Il paraît, à ce qu’on m’a dit, que ce sont quatre types, qui ont bu à ta santé, au Café du Boulevard.
Suffit. Je les attends de pied ferme. Enlève donc ton chapeau.
Non, merci, ma chère, je suis excessivement pressée. Mais tu comprends, je ne pouvais retarder de te prévenir du danger éminent et imminent suspendu sur ta tête.
Mille remerciements, ma chère !
Au revoir, et bonne chance. Je te souhaite de les mettre dans le pétrin.
Nous allons voir si je dois être prise impunément comme l’objet d’un pari. Je ne suis pas une bête de course, moi. Tout de même, je les admire, car ils sont crânement résolus.
Jean ! Jean !
Mademoiselle ?
On sonne.
On dirait, oui.
Eh bien ! marche donc ! est-ce à moi d’aller ouvrir, maintenant ?
J’y vais ! j’y vais !
Mademoiselle Gabrielle reçoit-elle ?
Mademoiselle, un vieux blanc demande si vous y êtes ?
Mon Dieu ! qu’il est bête !
Il dit que c’est pour affaires urgentes.
Eh oui ! j’y suis.
Entrez, monsieur, entrez, mademoiselle dit qu’elle y est.
Ça doit être cette vieille buse de la Légion d’Honneur.
Ah ! monsieur Morin, que je suis heureuse de vous voir ! Quelle chance providentielle vous amène chez moi ? Veuillez donc prendre un siège.
Elle est charmante !
Oh ! mademoiselle, trop d’honneur en vérité, bien trop d’honneur !
Mais non, mon cher monsieur, mais non, tout l’honneur est pour moi.
Vieux navet !
Sapristi ! qu’elle est charmante, je la croquerais !
Voici en deux mots, ma chère mademoiselle, car je ne voudrais pas abuser de votre extrême indulgence et de votre excessive bonté. Il n’y a que quelques instants, en passant devant votre demeure, un vrai nid, mademoiselle, où se cache la mère des amours, j’ai trouvé cette rivière en diamants. Précisément, comme je venais de la ramasser, je rencontre un de mes amis qui me déclara formellement qu’elle vous appartenait, pour vous l’avoir déjà vue. Naturellement, je n’ai fait qu’un pas et me voilà.
Très peinée, mon cher monsieur, mais elle ne m’appartient pas.
Mais on m’a assuré, mademoiselle, qu’elle vous appartenait.
Eh non !
Mais si.
Vous vous serez trompé, sans doute, mon cher monsieur Morin.
Je ne puis pourtant pas la rapporter chez le bijoutier.
Mademoiselle, quand on le veut, tout s’arrange d’une manière ou d’une autre. Gardez-la.
Mais on va la réclamer ?
Oh non ! j’en suis sûr.
Comment le savez-vous ?
Je m’en porte garant.
C’est bien, mon cher monsieur, j’accepte.
Parce que c’est toi qui l’as achetée. Vous ne la porterez toujours pas vous-même, à moins que…
Oh ! non ! non ! c’est à vous qu’elle appartient, aucune autre gorge n’est digne de ce bijou.
Si l’on fermait les yeux, monsieur, on vous prendrait pour un jeune Roméo.
Mademoiselle !
Je vous en prie, monsieur, pas de fausse humilité.
Je n’abuserai pas plus longtemps, ma chère mademoiselle, de votre généreuse hospitalité. Vous souvient-il de cette antique coutume gauloise, par laquelle, tout homme entrant pour la première fois dans une maison, embrassait l’ange du foyer.
Oh ! Oh ! Je suis absolument désolée de ne pouvoir accéder à votre gracieuseté. D’abord, je ne connais pas cette coutume ; ensuite, nous sommes loin du temps des barbares ; enfin je ne suis pas un ange.
Alors, mademoiselle, si votre sagesse ne vous permet pas de suivre les vieilles traditions de nos pères, je suis peiné, absolument peiné, mais puisque vous le jugez ainsi, c’est que c’est bien. Maintenant de même…
En résumé vous désiriez m’embrasser.
Hum ! Hum !… oui, mademoiselle. Et vous me le permettriez ?
À une condition.
Commandez, mademoiselle, et je vous obéirai en tout et partout.
Prenez garde, monsieur, on dit que je suis originale et… je suis femme.
Je suis prêt à tout. Pour me rendre jusqu’à vous, je marcherais sur des clous aux pointes aiguës.
Je ne vous demanderai pas tant. Écoutez bien : la première fois que vous vous rencontrerez avec un homme devant moi, flanquez-lui une gifle et s’il fait des façons, jetez-vous à mes pieds et faites-moi une déclaration d’amour.
Je le ferai, mademoiselle, je ferais cent fois plus pour vous. J’ai l’honneur de vous saluer, mademoiselle, bien l’honneur !
Au revoir, monsieur.
Je le savais bien que j’y arriverais.
Que l’homme est bête quand il est amoureux ou qu’il prétend l’être ! En attendant, supposons que je sois Marguerite venant de recevoir ses bijoux.
Oh ! que c’est beau ça, mademoiselle. Et moi qui ne suis jamais allé au théâtre. Çà doit être beau les actrices, mademoiselle.
On sonne.
Les actrices ?
Mais non ! la sonnette.
Ah ! la sonnette, on y va alors, on y va !
Un des membres du quorum, sans doute. Si oui, je l’attends.
Mademoiselle, c’en est encore un autre.
Un autre qui ?
Un autre homme, quoi !
Alors, fais-le entrer, ça passera le temps.
Entrez, monsieur, mademoiselle dit que ça passera le temps.
Oh ! qu’est-ce qu’il dit là !
Ah ! c’est vous, monsieur le vicomte ! Vous êtes devin, sans doute, car je venais justement de dire que j’ai beaucoup de temps à mettre à votre disposition.
C’est bien aimable de vous, mademoiselle, je ne mérite pas tant d’honneur.
Au contraire, monsieur le vicomte, je suis enchantée de votre visite et je souhaite qu’elle se prolonge.
Ça va bien. (Haut) Merci, mademoiselle, votre très humble serviteur vous en aura une reconnaissance infinie.
Que peut-on faire pour vous, monsieur le vicomte ?
Oh ! bien des choses, mademoiselle.
Je comprends, mais encore, rien de particulier ?
Mademoiselle, j’aurais une faveur à vous demander.
Vraiment ?
Nous organisons pour demain, une chevauchée à l’improviste en pleins champs, et nous comptons sur vous. La verdure, les grands arbres, le soleil, une excellente compagnie, tout cela sera splendide. Mais si par malheur, vous n’y étiez pas, mademoiselle, la cour se trouverait privée de sa reine, et par là même, sans attrait. (À part) Je souhaite qu’elle n’accepte pas.
Bien aimable, monsieur le vicomte, je me ferai un devoir de m’y rendre.
Vous aimez le théâtre ?
Je l’adore.
Et la lecture ?
Pareillement.
Et vous avez lu le nouveau livre intitulé : « Pluie de Baisers. »
Non, je ne me rappelle pas.
Un beau livre, mademoiselle, superbe, épatant. Un chapitre, surtout, m’a vivement intéressé, celui qui décrit tout le charme, l’extase qui existe dans le baiser que donne une jeune fille dans son propre boudoir, un paradis en miniature, comme celui-ci par exemple.
Je suis flattée.
Mademoiselle ?
Monsieur ?
Est-il permis de faire des suppositions ?
Ma foi, cela dépend.
Tout de même, vous me permettez d’en faire une.
On peut toujours voir, monsieur le vicomte.
Supposons que vous soyez l’héroïne de ce livre.
Je trouve que ce ne serait pas mal.
Et que j’en sois le héros.
Ce serait encore mieux.
Et que je vous explique pratiquement ce que l’auteur a décrit théoriquement.
Halte ! monsieur le vicomte, on ne passe pas.
Quelle est la consigne ?
Aucun homme n’y passe.
Et si je passais à travers la consigne ?
Il pourrait bien vous arriver, monsieur le vicomte, de passer à travers autre chose.
Mademoiselle, je ne vous ai pas offensée, j’espère ?
Du tout, monsieur le vicomte. Et je vais vous donner, sur-le-champ, la preuve du contraire. Vous êtes un chevalier sans peur et sans reproche ?
Je me fais fort de l’être.
Vous êtes une fine lame ?
Je le crois.
Vous seriez prêt à soutenir un duel pour moi ?
Pour vous, mademoiselle, je tirerais l’épée contre une nuée d’adversaires.
Eh bien ! monsieur le vicomte, j’ai une grande estime pour vous, et peut-être plus. Mais auparavant, je vais mettre votre bravoure à l’épreuve. Dès que vous vous rencontrerez avec un homme, en ma présence, appliquez-lui un bon soufflet, et s’il ose parler, jetez-vous à mes pieds et demandez-moi un baiser, je vous l’accorderai.
N’est-ce que cela, mademoiselle ? La récompense est si belle que même le moins brave tenterait tout pour s’en rendre digne. En attendant cet heureux moment, j’ai l’honneur de vous saluer, mademoiselle.
Monsieur le vicomte, vous oubliez que nous ne sommes plus au siècle de Louis XV.
Pardon, monsieur.
Imbécile !
Merci.
Y en a deux à la porte.
Deux qui ?
Deux hommes.
Et il n’y a qu’une carte ?
Comme vous voyez.
À quoi ressemble-t-il ?
À un épi de blé d’Inde bien chevelu.
Fais-les entrer.
Entrez, messieurs, ne vous gênez-pas.
Enfin ! est-ce moi que vous désirez voir ?
Oui, mademoiselle, mais, c’est que… c’est que…
Oui, mademoiselle, mais c’est que… c’est…
Vous êtes de société, je crois.
Oh ! non !
Oh ! non !
C’est-à-dire, je l’ignore.
Je le soupçonne.
Veuillez vous expliquer, messieurs.
Je désirerais vous voir seule.
J’opte pour une séance à huis-clos.
Oh ! mes fleurs qui commencent à se faner. Monsieur Darboy, voudriez-vous avoir l’obligeance d’aller me cueillir une botte de roses dans mon jardinet ?
Enchanté de l’honneur, mademoiselle.
Qu’il est heureux d’avoir été l’élu pour vous offrir ces roses !
Je n’aurais jamais osé vous demander cette faveur,
Vous auriez pu blesser, sur les épines, vos mains plus blanches et plus fines que celles d’une jeune châtelaine.
Vous avez raison, mademoiselle, votre prévoyance est incomparable.
Idiot !
Faites-moi donc le plaisir de prendre un siège, monsieur.
Merci, mademoiselle. Si vous saviez, mademoiselle, comme je tremble en étant assis seul en présence d’une beauté comme la vôtre !
Ne badinez donc pas, monsieur, vous êtes si beau !
Oh ! que vous êtes aimable, mademoiselle I Puisque c’est vous qui le dites, je le crois. Nous parlons de beauté, mademoiselle, et j’étais précisément venu dans cette intention.
Je ne comprends pas, monsieur.
Voici, mademoiselle. Je vous prierais de m’accompagner à une exposition de bébés, mercredi prochain. Je ne sais si vous êtes du même avis que moi, mademoiselle, mais, ces expositions m’intéressent au plus haut point.
Je vous accompagnerais avec plaisir, mon cher monsieur, mais je suis engagée.
Quel dommage ! Ces charmants petits bébés roses, qu’ils sont donc jolis ! Et dire qu’on peut embrasser impunément leurs petites bouches vermeilles, alors que…
Que ?…
Qu’il y en a d’autres que l’on ne peut jamais parvenir à embrasser, en dépit de leurs irrésistibles appâts.
D’autres bébés ?
Je veux dire certaines jeunes filles.
Je crois que vous faites erreur, monsieur, car j’en connais un bon nombre qui se déclareraient heureuses de recevoir un baiser de vos lèvres.
Vrai ! mademoiselle, vous dites vrai !
Certainement, et celles-là sont plus près de vous que vous ne pensez.
Que vous êtes bonne, mademoiselle Gabrielle !
Pour qui me prenez-vous, monsieur ?
Mille pardons, mademoiselle, mais j’avais cru comprendre…
Vous allez trop vite en affaires, monsieur. Nulle ne peut résister à vos charmes. Mais auparavant, permettez-moi de vous mettre à l’épreuve. Si je ne me trompe, vous tenez à obtenir un baiser de moi ?
Je le désirais, oui, mais à présent…
Tenez, mon cher monsieur, je sens naître, là, un sentiment pour vous. Si jamais vous vous rencontrez devant moi, avec un homme, administrez-lui une bonne taloche, et s’il réplique, jetez-vous à mes pieds et dites-moi que vous m’aimez. Si vous vous conduisez en brave, je vous accorderai le plus enivrant baiser que vous n’ayez jamais reçu de votre vie. Naturellement, lorsque M. Darboy rentrera avec ses fleurs, ne lui faites rien voir, car vous êtes entrés, ici, ensemble.
Mademoiselle, si vous faites cela, je vous en aurai une reconnaissance éternelle.
Bravo ! bel amoureux, puissent les roses de l’amour orner votre front !
Monsieur, vous êtes un insolent !
Mon cher monsieur, vous avez là une pose, qui serait vraiment applaudie au Grand Opéra.
Monsieur, voici ma carte !
Que m’importe ? je ne vous l’ai pas demandée.
Cette injure sera lavée dans le sang !
Un duel ? Ma foi, permettez-moi de vous proposer un marché. Demain, rendez-vous avec vos témoins au Bois de Boulogne, ou à Vincennes, ou à Fontainebleau, ou ailleurs, à votre choix, comptez vingt pas, visez et tirez sur un arbre quelconque ayant à peu près ma circonférence. Si vous visez juste, c’est que vous aurez raison et vous m’éviterez un mauvais tour ; au contraire, si vous visez mal, c’est que j’aurai raison et je vous éviterai un mauvais tour.
Ah ! vous avez peur.
Alors, vous y tenez. C’est très bien. Veuillez me donner votre carte. Maintenant, au plaisir de nous revoir.
Mademoiselle, on vous dit si bonne que vous m’excuserez peut-être si ma demande est importune.
Je suis venu vous prier de passer à mon atelier afin d’examiner quelques-uns de mes tableaux. On vous dit très connaissante dans la peinture, et, comme je dois exposer, prochainement, au Salon, je serais fort aise de dépendre du choix qu’aura fait votre goût.
Monsieur, je suis très honorée et je me ferai certainement un devoir de me rendre à la gracieuse invitation que vous me faites. Ne puis-je rien autre chose pour vous, mon cher monsieur ?
Je ne crois pas, mademoiselle, non, je ne crois pas.
En êtes-vous bien sûr, monsieur ?
Je le crois, du moins.
Imaginez-vous que ce blancbec, qui vient de sortir d’ici, a voulu m’embrasser.
Il est audacieux.
Naturellement, je l’ai évincé.
Je vous en félicite.
Tandis que d’autres, je me trompe, un autre, j’aurais été si heureuse de l’embrasser amoureusement.
Il en aurait été fier et flatté !
Et celui-là vous le connaissez plus intimement que moi-même.
Je suis très heureux pour lui. Au revoir, mademoiselle, permettez-moi de vous saluer en vous remerciant de votre gracieuse promesse.
Au revoir, monsieur, au revoir…
Sapristi, j’ai été bien près de succomber !
Ouf ! c’est un jeu dangereux que je fais là. Mais, à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. Tout de même, je crains fort que mon succès ne soit pas complet. Ce gaillard de peintre n’est pas encore tombé dans mes filets. Oh ! mais il finira bien par y tomber. Un homme tombe toujours dans les filets d’une femme quand ils sont bien tendus. Aussi faut-il avouer qu’il est quelque chose, quelqu’un, un homme enfin ! ce monsieur Darboy. Il ne ressemble pas à cette vieille ganache, ou à ce jeune blancbec, ou à ce parfumé. Et ma foi ! je regretterais qu’il lui arrivât quelque affaire désagréable.
Mais pourquoi le regretterais-je pour lui plus que pour un autre. Pourquoi ?…
Ah ! pauvre Gabrielle ! tu es trop mêlée, tu le vois bien. Tu ne peux répondre actuellement à cette question. Cependant, c’est la première fois que je me pose cette interrogation. Pourquoi ? Maintenant à l’œuvre.
Par qui commencerai-je de mes trois oies, de mes quatre, non le quatrième n’est pas une oie, c’est un… c’est…
Allons !
Mon cher monsieur :
Vous me feriez un plaisir infini en venant dîner en tête-à-tête avec moi. Je vous expliquerai, tout à l’heure, pourquoi je ne vous ai pas demandé cette faveur lorsque vous m’avez fait l’honneur de venir me voir.
Suivant !
Mon cher monsieur :
Vous me feriez un plaisir infini en venant dîner en tête-à-tête avec moi. Je vous expliquerai, tout à l’heure, pourquoi je ne vous ai pas demandé cette faveur quand vous m’avez fait l’honneur de venir me voir.
Suivant !
Mon cher monsieur :
Vous me feriez un plaisir infini en venant dîner en tête-à-tête avec moi. Je vous expliquerai, tout à l’heure, pourquoi je ne vous ai pas demandé cette faveur quand vous m’avez fait l’honneur de venir me voir.
Suivant !
Mon cher monsieur :
Mais, puisqu’il ne m’a pas demandé de baiser, ai-je le droit de l’inviter à mon dîner en tête-à-tête. Oui, mais il a trempé ses mains dans le pari. « À mort ! » Mais pourquoi le condamner, lui, pourquoi ? Et pourquoi pas lui, aussi bien que les autres, pourquoi ?
Vous me feriez un plaisir infini en venant dîner en tête-à-tête avec moi. Je vous expliquerai, tout à l’heure, pourquoi je ne vous ai pas demandé cette faveur, lorsque vous m’avez fait l’honneur de venir me voir.
Bien ! Adressons à présent.
Monsieur Rodrigue Darboy, Monsieur Gonzalve Morin, Monsieur Hector Dubeau, Monsieur Paul de Monity.
Mademoiselle a sonné ?
Jean, tu vas porter ces lettres à destination sans perdre un instant.
Mais, mademoiselle, où voulez-vous que je porte ces lettres là, il n’y a pas d’adresse dessus ?
C’est pourtant vrai. Que faire, je ne les connais pas, moi ces adresses ? Ah ! si ma tante était ici. Elle les connaît. Elle connaît tout, ma tante.
Jean, va ouvrir.
Bonjour, ma chère tante, vous arrivez à point. Dites-moi donc, s’il vous plaît, où demeurent ces poissons-là ?
Et pourquoi faire ?
C’est mon plan.
Monsieur Morin, No. 4 Boulevard des Augustins ? Monsieur de Monity, No. 15 rue de Rivoli ; Monsieur Hector Dubeau, No. 33 rue de l’Esplanade, et Monsieur Rodrigue Darboy, No. 12 rue Vaugirard, au 5ième.
Merci beaucoup. Holà, maître Jean, portez-moi ça au plus vite à destination.
Maintenant, causons.
D’abord, chère tante, j’ai le regret de vous annoncer que mon oncle m’a déshéritée
Je m’en doutais.
J’en suis sûr.
Et que prétends-tu faire ?
Rien. Chanter, rire, badiner, me jouer de toute la vermaille des garçons, mais pleurer, jamais ! Pour la masse, je continuerai d’être la jeune fille qui a une riche dot en perspective et si quelques-uns déchirent le voile, eh bien ! cela me donnera une rare occasion de faire une étude de caractères.
Bravo ! ma fille, tu es, au milieu de tes sottises, le huitième sage de la Grèce. Toujours rire, jamais pleurer, voilà une belle devise.
Merci de votre pureté d’intention, Dites donc, chère tante, ce jeune peintre que vous m’avez présenté, le connaissez-vous bien ?
Si je le connais, oui, passablement, pour en avoir entendu parler, ce matin. Mais, puis-je savoir le motif de cette question ex abrupto ?
Pourquoi ? pourquoi ? Mais je ne le sais pas moi-même.
En deux mots, c’est un excellent jeune homme, plus riche et plus avide de gloire que d’argent. Il doit exposer au salon et sera certainement accepté. Trouves-tu que je suis un bon bureau d’informations ?
Son cœur ?
D’or.
Son esprit ?
Pétillant.
Ses mœurs ?
Je ne suis pas entrée dans le secret de sa vie.
Hum !
Aime-t-il ?
Je ne le lui ai pas demandé. L’aimes-tu toi ?
Je ne me le suis pas demandé.
As-tu déjà aimé ?
Je crois que non.
Permets-moi, alors, ma chère nièce de te donner un conseil. Si jamais tu aimes par désœuvrement, soit dans un avenir prochain ou éloigné, soit actuellement, ne le laisse point voir. Car, chez la plupart des hommes, il y a plus d’orgueil que d’amour et tout ce qu’ils ambitionnent, c’est l’adulation que leur fait une jeune fille en leur disant qu’elle les aime. Ceux, au contraire, que tu n’aimes pas, enivre-les de compliments afin que tu puisses te moquer amplement d’eux. Mais ne joue jamais avec le cœur d’un jeune homme que tu aimeras sincèrement, c’est là un jeu dangereux.
Neuvième sage de la Grèce. Je m’efforcerai de mettre vos sages paroles en pratique, et…
Gabrielle s’affaisse sur une berceuse en riant à gorge déployée.
Dehors, bandits, dehors ! Sommes-nous à l’Ambigu ici, ou dans la respectable demeure d’Archimède, professeur au Lycée Louis le Grand ?
Et vous, que faites-vous là ? D’abord, comment vous appelez-vous ?
Rodrigue Darboy, mon cher monsieur,
Eh bien, Rodrigue, as-tu du cœur ?
Tout autre que le savant Archimede l’éprouverait sur l’heure.
Étiez-vous de cette sale clique ?
Nullement, mon cher monsieur.
Eh bien ! alors ?
Je me suis trompé de porte et vous prie de m’excuser. Au revoir mesdames, au revoir, monsieur.
Ouf ! quelle chance !
Et toi, misérable, je ne veux plus te voir ! Tiens, ma sœur, je la remets entre tes mains.
Ah ! je te pardonne ! Reviens dans mes bras, je vais voir si tu t’amenderas.
Halte-là ! elle m’appartient à présent, tu me l’as donnée. Je suis veuve, et, Dieu merci, je puis la faire vivre aussi bien qu’ici.
Je vous dis, ma sœur, que je la reveux.
Et moi, je la garde.
C’est ce que nous allons voir !
Encore quelques coups de pinceaux et la ressemblance ne sera pas mal. Et moi, qui pensais que jamais je ne m’occuperais d’une femme. Ah ! mais la femme est ainsi faite. Nous passons auprès de mille sans nous en occuper, et un jour, nous venons en contact avec une ravissante créature que l’on dirait un ange, descendu du ciel, pour nous sauver ou un démon, sorti de l’enfer, pour nous damner. Et pourtant, la femme n’est-elle pas un mélange de caprices et de gentilles cruautés ? Et cependant, qu’avait-il fait pour mériter un si grand bonheur, si c’est un ange, et qu’avait-il fait pour mériter un si grand malheur, si c’est un démon ? Il a été vingt, vingt-cinq, trente ans sans voir celle qui doit faire un ciel ou un enfer de sa vie, et tout à coup, v’lan ! voilà que la rencontre se fait et plus moyen de fuir, la vieille victoire de la mouche qui tombe dans la toile tendue par l’araignée.
Comment se fait-il que l’on voit des hommes, des foudres de guerre, d’un caractère indomptable, d’une énergie surhumaine, renversant tout sur leur passage, et sourds à toutes les prières, qui ont résisté aux charmes de centaines de beautés et qui, tout-à-coup, sont subjugués par le sourire d’une femme, captivés par le regard d’une jeune fille ?
Comment se fait-il que moi, que rien n’a pu émouvoir, qui n’ai jamais accordé que le respect et la galanterie dus à la femme, aie été pris à l’improviste par cette jeune fille qu’on appelle « La Belle de Paris », et que, moi, j’appelle la belle au cœur d’or en dépit de ses incartades ? Mais elle, s’occupe-t-elle de moi ? Certainement que non. Elle est trop belle, elle est trop riche, pour s’arrêter, un instant, à un pauvre diable comme moi, qui n’ai d’autre richesse que l’espérance de la gloire. Maigre consolation dans ce siècle d’argent.
Pierre ! Pierre ! va ouvrir. Pierre ! Pierre ! Mais où est-il donc cet animal, je finirai par lui donner sa canne. J’aime à être bien servi, moi !… Triple idiot que je suis ! J’ai congédié mon domestique, ce matin, parce que je n’avais pas assez d’argent pour le payer.
Eh bien ! je vais répondre moi-même, je serai tout à la fois et domestique, et patron, et peintre. La Trinité c’est bien simple, trois personnes en une seule. Tout de même, je voudrais bien savoir si c’est un créancier.
Ah tiens ! c’est vous, monsieur Dubeau, enchanté de vous voir ! Et vous aussi, monsieur Morin !
Moi pareillement.
Que puis-je faire pour vous, monsieur ?
On dit, monsieur, que vous avez bonne mémoire ?
Cela dépend.
Vous avez bien dîné ?
Aujourd’hui, oui.
Vous vous sentez l’estomac en parfait état ?
Oui.
Et les nerfs ?
Idem.
Et les yeux ?
Oui ! oui ! oui ! Êtes-vous fou ?
Non.
Eh bien ! enfin, parlez, quoi, que voulez-vous, me prenez-vous pour un médecin aliéniste ?
Monsieur, vous êtes un imbécile !
Et vous, un autre.
Insolent !
Très bien, vous allez me payer sur-le-champ cette insulte. J’ai justement, dans ma collection, deux magnifiques fleurets, dont l’un, dans votre sang, va se baigner.
Vous voulez vous battre en duel ?
Et pourquoi pas ?
Mais, je venais justement dans ce but, étant accompagné de mon témoin, monsieur Morin, pour vous demander raison de la conduite que vous avez tenue à mon égard, hier.
Deux duels, alors ?
Je suis d’avis qu’un seul suffira.
Pardon, deux. Je viens d’être insulté, étant l’insulté, j’ai le choix des armes. Je choisis la bêtise, vous êtes mort. Vous, étant mort, votre duel ne saurait exister et l’affaire est réglée, d’une façon précise, concise, bien tapée.
Trêve de plaisanteries, monsieur, voici mes pistolets.
Merci. Ils pourront me servir un jour ou l’autre.
Vous avez peur ?
Oh bien, alors, si vous le prenez sur ce ton, je vais vous prouver le contraire. Oh ! mais je n’ai pas de témoin.
Monsieur, je suis venu… venu…
Tu t’expliqueras après, drôle.
Eh !
Tu vas me servir de témoin.
Moi ! encore servir de témoin. Mais, c’est que je n’aime pas bien çà, ce métier là, moi !
Allons ! comptons vingt pas, si ma chambre, toutefois, est assez grande pour cela. Bien, nous voilà tous les deux adossés au mur. Nous viserons mieux, voilà tout.
Témoins, comptez.
Un, deux, trois !
Il est atteint.
Je crois que je ne suis pas mortellement blessé. Je ne suis que légèrement blessé, je crois. Je ne suis pas blessé du tout.
Bravo !
Mais, butor, comment se fait-il que tu sois tombé ?
Le déplacement d’air, je pense.
Ah ! bonjour, monsieur de Monity, que puis-je pour votre service ?
J’aimerais que vous me peindriez un blason sur ferblanc.
Et quelles sont les armes de monsieur le vicomte ?
Encore un duel !
Te tairas-tu drôle ?
Trois gueules d’or sur un champ d’azur écartelé.
Une seconde, mademoiselle, mon atelier est dans un désordre honteux.
Vous, cachez-vous ici, et vous là, et vous derrière cet écran !
Faites-moi le plaisir et l’honneur d’entrer, mademoiselle.
Mademoiselle, veuillez vous asseoir.
Mademoiselle !
Eh bien ?
Vous avez failli me voler une copie de mon tableau.
Qu’auriez-vous dit si j’eusse barbouillé cette belle toile ?
Mademoiselle, j’aurais déploré le dégât de votre fraîche toilette.
Et moi, le sort de votre tableau.
Je suis touché, ma chère mademoiselle, de vos remarques élogieuses.
Me serait-il permis de vous demander à quoi je dois l’honneur de votre visite ?
Mais, monsieur, il me semblait que vous m’aviez prié de venir examiner vos tableaux ?
C’est vrai. Cependant, jamais, je n’aurais cru que vous eussiez daigner condescendre à ma prière.
Comment auriez-vous voulu que je déclinasse l’invitation d’un homme de talent ? Ils sont si rares, alors que nous sommes si souvent importunées par des mannequins du calibre de ceux que vous avez rencontrés, chez moi, l’autre jour, tel que ce blond à trois poils qui est affublé du nom d’Hector Dubeau ;
de ce gentilhomme vautour qui s’appelle le vicomte
de Monity,
ou de ce vieux richard dont tout l’esprit réside dans
son argent et que l’on est convenu d’appeler Gonzalve
Morin.
Monsieur Darboy, expliquez-moi donc la légende de ce diable hideux qui tient une bague entre ses pattes velues.
Oh ! rien qui vaille la peine d’être expliqué. Une simple ébauche, dans un moment de bonne humeur.
Voyons, monsieur l’artiste, faites-moi donc ce plaisir. Cette simple ébauche, comme vous l’appelez, me semble au contraire, fort intéressante, et pique ma curiosité.
Vous y tenez donc ?
Certes !
Voici. Il y a quelques jours, des amis parièrent qu’ils obtiendraient un baiser d’une belle jeune fille, qui, jamais de sa vie, n’a voulu accorder un baiser. Parmi eux, se trouvait un jeune homme trop pauvre pour parier le montant exigé par ses amis. Il mit donc sa bague en gage, toute sa richesse. Mais comme il ne put obtenir le baiser exigé, il me demanda de lui composer un sujet qui pût dépeindre sa folie et son regret. Alors, je traçai l’esquisse que vous voyez : Un diable gigantesque, à la gueule écumante et exténuée de fatigue. Entre ses crocs formidables comme des défenses de sanglier, il tient une bague, la pauvre bague défunte, décédée à jamais. Car voyez-vous, mademoiselle, la femme est si capricieuse, si fantasque, qu’il est plus scabreux de parier sur ces anges, aux ailes terminées en griffes, que de parier sur le favori, aux courses de Longchamps.
Le jeune homme lève vers le Ciel des yeux suppliants, le priant au moins de lui rendre son bijou, puisqu’il ne peut boire le nectar aux lèvres d’ambroisie de cette jeune fille.
Monsieur, vous connaissez cette jeune fille ?
Oui, mademoiselle.
Et si ce jeune homme eût été vous, l’auriez-vous aimée ?
J’eusse donné ma vie pour elle.
Et elle s’appelle ?
Ah ! pourquoi me forcer à dire son nom ?
Et elle s’appelle ?
Elle s’appelle…
Eh bien !
Gabrielle.
Et Gabrielle vous adore, Rodrigue ! Embrassez-moi !
Sacrebleu ! va-t-on ouvrir ? Mais, j’entrerai bien quand même ! j’entrerai bien quand même !
Ah ! çà ! me prend-on pour un créancier ? ou vais-je aller chercher toute la Garde Nationale pour faire ouvrir ? Gabrielle ! viens-t-en !
Et pourquoi, mon petit oncle ?
Gabrielle ! viens-t-en, te dis-je ! Ah ! ma fille, dans quel endroit te retrouvai-je, seule, au milieu de tous ces débauchés ?
Monsieur !
Je ne puis pas.
Ah ! mais par exemple !
Rarement seul, jamais deux, toujours trois. Je partirai, à condition que nous soyons trois. J’emmène monsieur Darboy avec nous.
Vraiment, mademoiselle Gabrielle.
Mon cher petit oncle, permettez-moi de vous présenter monsieur Rodrigue Darboy.
Je m’en fiche !
Mon oncle !…
Monsieur !
Mais, petit oncle, monsieur est mon fiancé.
Hein !…
Monsieur Darboy, je suis enchanté de faire votre connaissance.
Et moi de même, mon cher monsieur.
Mais, dis-donc, Gabrielle, si tu es fiancée, cela veut dire que tu vas te marier, c’est un mariage en perspective, ni plus ni moins.
Naturellement.
Gabrielle, je te réhérite. C’est cela, mes enfants, le mariage est une bonne chose. Agissez toujours bien, car la ligne droite, voyez-vous, c’est le plus court chemin d’un point à un autre. Cependant tu ne m’as pas dit comment il se fait que je te retrouve ici, et…
Ah ! venez, venez, je vous conterai ça en temps et lieu.
Auparavant, nous allons aller arroser ce jour heureux de quelques bouteilles de champagne.
Pardon ! j’en ai justement reçu quelques-unes en cadeau, hier, en cadeau, naturellement, car vous savez que ma légère bourse ne me permet pas de me payer ce luxe.
Et vous, messieurs, je vous fais grâce de vos trois cents francs.
Au contraire, monsieur, nous n’acceptons pas votre délicate générosité, nous versons ce pari dans votre corbeille de mariage.
C’est épatant, cette idée.
Archiépatant !
Et maintenant, à la santé de la belle de Paris, ma future épouse !
Hip ! hip ! hip ! hourra !