Deom Frères, Éditeurs (p. 195-197).


ÉBAUCHE TRISTE




E ntre deux parties de billard, au club, je la vis descendre de l’autre côté de la rue, le long escalier de l’Hospice de la Maternité des Sœurs de la Miséricorde.

C’était une de ces vieilles femmes du peuple, qui peinent dur toute la vie, pour élever une famille.

Misérablement vêtue, la figure sèche et hâlée, fouettée par la pluie, elle allait d’un pas cassé et vacillant, en tenant, sur ses yeux, son mouchoir à larges carreaux rouges et blancs. Cette bonne femme, le dos voûté, ployant l’échine sous le joug des années et de la souffrance, faisait peine à voir. J’esquissai, à grands traits, une de ces histoires de tous les jours, qui rongent le cœur d’une mère et clouent le remords dans le cœur d’une jeune fille.

La petite revenait de l’atelier. Il se faisait tard. Comme elle était honnête, elle pressait le pas. Cependant, au détour de la rue, un jeune désœuvré s’est rencontré face à face avec elle.

Frappé et subjugué par sa jolie figure et les mèches folles de ses cheveux d’ébène échevelés au caprice du vent, il l’a suivie quelque temps. Puis, il a hasardé une parole.

Interdite, elle a d’abord gardé le silence. Il a insisté.

Fascinée par le mâle à ses côtés, naïve et timide comme on l’est à vingt ans, elle a répondu par monosyllabes, plus précipités selon qu’elle approchait de la maison.

Il a donné un rendez-vous.

Comme la fleurette pure et délicate, brutalement fauchée par la roche qui dévale du haut de la montagne, ses pétales ont été arrachées une par une, jusqu’à ce qu’elle soit tombée au fond du gouffre béant.

Et maintenant que la bestialité des sens est assouvie, il est parti, lui, laissant la pauvre enfant seule avec sa malheureuse destinée.

La semence, cependant, a germé ; elle a porté son fruit.

Trop pauvre pour céler sa honte, trop ignorante de la vie pour tromper les yeux, elle est allée frapper à la porte de la Maternité, devant être mêlée et confondue avec toutes les autres.

Elle dut subir la dégradation de l’examen ; elle laissa mettre sur son jeune visage ce voile noir qui a déjà caché bien des misères et des dépravations.

Et maintenant, dans cette nuit affreuse de l’accouchement, outre les affreux tiraillements, elle dut courber la tête sous l’humiliation d’être offerte comme un sujet d’études, et d’entendre tinter, à ses oreilles, comme un glas funèbre, des rires étouffés et de sanglantes saillies.

Heureuse encore, si elle eût connu la fidélité de la passion amoureuse ; peut-être eût-elle oublié sa flétrissure ?

Mais en un seul jour, elle a tout perdu, tout, jusqu’à son ami.