Deom Frères, Éditeurs (p. 198-216).


LE SPHINX




L es belles-mères, comme les asperges, se divisent en plusieurs catégories : il y en a d’excellentes, de bonnes, de passables, de mauvaises, d’insupportables.

Elle, elle était inabordable !

Ce n’était pas sa faute, la chère femme, et il ne fallait pas trop lui en vouloir, car, s’il fallait en croire la tradition, c’était de l’atavisme dans cette famille, et le mal se communiquait, comme ça, insensiblement, de mère en fille.

Pasteur a trouvé un sérum contre toutes les rages, présentées sous toutes les formes ; devant une seule il a échoué, la rage de belle-mère du calibre de madame Legris ; là, s’est arrêtée sa science, comme au pied d’un mur infranchissable

Deux événements importants ont fait époque dans sa vie flasque et néfaste, marquée au coin de la fatalité : le jour, où elle parvint à se faire agréer d’un apothicaire, plus riche de fioles et de bocaux que de patients, et le jour, où après bien des manigances, elle englua dans ses fils de tarentule, un gendre dans la personne d’un jeune courtier.

Comment fut-elle assez diplomate pour faire réussir son astuce et sa persévérance, c’est là chose assez difficile à expliquer ? Mais, mon Dieu ! si les belles-mères ou celles qui en ont l’étoffe, ont leur point faible, elles ont aussi leur côté fort, et quand une femme se met dans la tête de se payer le luxe d’un gendre, il n’y a rien qui puisse résister à la tourmente. C’est la trombe qui brise, casse, broye, arrache, balaye tout. Tantôt, c’est la lame qui vient tout doucettement lécher le sable du rivage ; tantôt, c’est la houle écumante, qui, s’élevant à cent pieds dans les airs, s’abat contre la légère goélette qu’elle fait chavirer. Alors, c’est la ruine, le mariage.

Malheur au vaincu ! Il paiera pour toutes les courbettes qu’aura s’imposer la future belle-mère, car la femme n’aime pas à courber la tête ; elle dissimule quelquefois, quitte à se venger mieux, plus tard.

Madame Legris était parvenue à cet âge que l’on est convenu d’appeler l’âge mur. Un fruit, d’habitude, est mûr, lorsqu’il est bon à mettre sous la dent et à caresser le palais. Mais, une belle-mère à son âge mûr, est à l’époque où le fruit se trouve dans toute son âcreté, alors qu’on ne peut le croquer sans faire une épouvantable grimace.

Madame Legris avait toujours eu la prétention d’être une femme très acceptable, et, sur ce point, ne souffrait pas la moindre contradiction. Un jour, un de ses amis pour avoir voulu, dans un fier élan de franchise, lui faire entendre le contraire, dans des termes très délicats, du reste, fut banni à jamais de son cercle, et attira, sur sa tête, les foudres de la haineuse femme.

Elle n’était pas jolie, non, ni même acceptable. Ses rares cheveux grisonnants, d’un gris de brouillard, étaient relevés, au sommet de la tête, en une torsade maigrichonne. Le nez pointait en avant comme le bout d’un soulier que le temps a travaillé. Derrière une paire de lunettes à la monture dorée — monopole de la bourgeoisie — se cachaient deux yeux de fouine, qui semblaient fouiller jusqu’au plus profond de la pensée. Aucun ne voulait le dire trop haut, mais plus d’un soupçonnait fort que madame Legris empruntait quelques-uns de ses attraits au marchand de corsets de la famille.


Séparateur

Horace, qui n’était pas sans connaître l’excellent caractère de sa belle-maman, voulut du moins jouir d’un trimestre de bonheur complet, d’une lune de miel qui ne serait pas obscurcie par le plus léger nuage. Il proposa donc, adroitement, un voyage en Europe, question de mettre l’Océan entre lui et sa belle-mère.

Un moment, ce plan intéressé faillit être gâté par l’audace de madame Legris, qui insinua, avec un aplomb imperturbable, qu’elle n’avait jamais visité le vieux monde et que ce serait, pour elle, un plaisir infini que de faire le voyage, en compagnie de « ses deux chers enfants ».

Horace, à cette invitation peu alléchante, faillit se trouver mal, et peu s’en fallut qu’il ne jetât les hauts cris, mais, se ravisant, il songea, avec raison, que la diplomatie n’est pas seulement une science des rapports entre les États, mais, surtout, entre le gendre et la belle-mère, lorsqu’il se présente des questions épineuses

— Avec le plus grand plaisir, répondit l’infortuné gendre. Nous serons charmés de votre compagnie. J’allais vous proposer la même chose et j’espère bien que vous ne nous priverez pas de votre présence durant ce long voyage.

Puis, prétextant une course nécessaire en ville pour les derniers préparatifs du mariage, le jeune diplomate dédoublé d’un gendre en péril, sauta dans le premier tramway et tomba, comme une bombe, dans la pharmacie de son beau-père, en s’écriant :

— Sauvez-moi ! Sauvez-moi !

— Du calme ! du calme ! jeune homme ! dit M. Legris, vos jours sont donc en danger ?

— Il m’est pénible, mon cher beau-père, de vous faire cet aveu, mais j’y suis forcé. Madame Legris est une excellente femme…

— Je n’en ai jamais douté, remarqua M. Legris.

— Ni moi. Seulement, j’aimerais bien à faire mon voyage de noces, seul avec ma femme.

— Et qui diable ! vous en empêche ?

— Mais votre femme, parbleu !

— Vous dites ?

— Je dis que, pas plus tard que tout à l’heure, elle a témoigné le désir de nous accompagner. Et vous savez — souligna Horace, en mettant la main sur l’épaule de M. Legris et en le regardant dans les deux yeux — il est des personnes dont le désir équivaut à un ordre et à un ordre qui ne se discute pas.

M. Legris n’était pas fou. Il comprit, tout de suite, l’embêtant dilemme dans lequel son gendre venait d’être placé par la capricieuse et autoritaire madame Legris.

— Et vous voulez ?

— Je veux que vous me sortiez de cette ornière où je suis empêtré. D’ailleurs, c’est bien simple, vous n’avez qu’à vous opposer à ce voyage.

— Bien simple ! brrrr…

— Vous direz à votre femme que vous ne pourriez la laisser partir pour si longtemps, que vous vous ennuieriez à la mort, que vous l’aimez trop.

— Elle ne me croira pas.

— Enfin, je ne puis toujours pas m’emprisonner sous les jupons de ma belle-mère, durant mon voyage de noces !

— C’est impossible.

— Littéralement impossible.

Tout à coup, dans un sublime mouvement, M. Legris serra la main de son gendre en disant, avec un tremblement dans la voix :

— Dussé-je être anéanti, je le ferai.


Séparateur


Il fut anéanti.

Madame Legris, aux premières paroles que lui dit son mari, en opposition au rêve qu’elle avait caressé, fit une scène terrible, tellement que le pauvre homme fut bien près de se jeter à genoux et de demander humblement pardon.

Il fut tout étourdi par la longue kyrielle d’invectives, qui lui tomba sur la tête comme une pluie de grêlons.

— Ah ! chenapan, idiot, misérable, chacal, ladre, crétin, tu veux, comme ça, me mettre des bâtons dans les roues. Si tu n’avais pas été si avare de tes sous, crois-tu que j’aurais parlé de les accompagner dans ce voyage. Ah ! pourquoi t’ai-je épousé ? Lui aussi, sans doute, il est fait de la même écorce que toi, vieille peau ! Ah ! Je l’attends de pied ferme ! Je l’attends ! C’est lui qui t’a parlé de ce voyage. Cela ne lui sourit pas du tout à lui, n’est-ce pas ? Mais parle donc !… Vas-tu répondre, animal !…

Et, parvenue au paroxysme de la rage, madame Legris sauta sur le crâne de son mari, lui arrachant quelques-uns de ses rares cheveux. Depuis longtemps déjà, le docteur Legris, qui endurait tout, comme le mouton que l’on conduit à la boucherie, était menacé d’une calvitie complète.

— Eh oui ! dit-il enfin, mais de grâce, laisse-moi !

— Disparais de mes yeux, ou je te…

Oh ! je l’attends ! je l’attends !!


Séparateur


C’était dans la pénombre du salon, la veille du jour où Horace allait engager sa foi à mademoiselle Legris. L’opulente épouse de l’apothicaire était à demi couchée sur un sofa

Lorsqu’il la vit dans cette position, les mains en avant, sur la tête du sofa, les yeux pers roulant dans leur orbite, les traits méchants, la poitrine saillante, lorsque, seul dans la vaste chambre, il se vit en présence de cette femme qu’il redoutait déjà par instinct, il eut peur.

Et soudain, dans le silence du salon, il lui vint à la mémoire une réminiscence classique. Il ne voyait plus qu’une chose : il y avait, devant lui, le Sphinx de Thèbes, qui allait user d’une subtilité féroce en lui posant des questions plus difficiles à résoudre que les énigmes proposées par l’animal fabuleux de la superstitieuse antiquité.

Le sphinx d’Horace esquissant un sourire mielleux, qui ressemblait bien plus à un rictus sardonique, demanda :

— Ainsi, monsieur, vous êtes toujours anxieux de me voir vous accompagner dans ce voyage d’outremer ?

Le jeune homme se demanda si le marchand d’apothicaireries avait parlé. Tout de même, comme on donne toujours le bénéfice du doute à l’accusé, il répondit à tout hasard :

— Certainement, madame, je ne vois pas pourquoi j’aurais changé d’idée depuis hier ?

— Ni moi, vous êtes si aimable, mon cher monsieur, et je vous dois tant de reconnaissance !

Horace était sur des charbons ardents.

— Avez-vous vu mon mari, hier ?

— Non, madame, je ne me rappelle pas l’avoir vu, hier ?

— Je l’ai vu, moi, et il m’a parlé de vous fort élogieusement. Aussi suis-je enchantée de vous, mon cher monsieur, mon cher gendre, vous êtes gentil !

— Ah ! vous exagérez, ma chère madame, vous exagérez !

— Oh ! non, du tout.

— Au revoir, monsieur, à demain. Ma fille est indisposée, ce soir, mais ce ne sera rien, j’espère.

Et madame Legris, se levant rageusement, donna une froide poignée de mains au jeune homme, et disparut en murmurant :

— À nous deux, jeune homme ! Je te broierai les os !


Séparateur


De ce pas, la belle-maman se dirigea vers la chambre de sa fille qui n’était malade que d’impatience, attendant son fiancé depuis plus d’une demi-heure.

Aussi la première parole qu’elle prononça en apercevant sa mère fut :

— Mon fiancé tarde beaucoup, ce soir.

— N’est-ce que cela, ma fille, tu en verras bien d’autres. En attendant, assieds-toi là, je désire avoir un bout de conversation avec toi.

Voici l’édifiant colloque qui s’échangea entre la mère et la fille :

— Tu sais, mon enfant, l’Église, il est vrai, prescrit que la femme doit obéissance et fidélité à son mari. C’est vieux jeu, tout ça. Montre que tu as du cœur, du nerf, du caractère. Désobéis aussi souvent qu’il te sera possible.

— Maman !…

— Prouve que tu as de la volonté. Si ton mari dit blanc, dis noir, s’il dit noir, dis blanc.

— Maman !!…

— Écoute, ma fille, les instants sont précieux. Bientôt, un autre t’emportera loin de moi. Tu l’aimes plus que moi, déjà, l’autre, j’en suis sûr.

— N… on, maman ! répondit la jeune fille intimidée.

— Tant mieux Laisse-moi, maintenant, aborder un point important. Comment m’exprimerai-je ? Car vois-tu, ma chère enfant, c’est difficile, pour moi, que d’aller dire à une jeune fille qui a toujours vécu, loin des dangers du monde… Oh ! ma pauvre enfant ! ma pauvre enfant !

Et la mère fut assez habile pour trouver quelques sanglots.

— Qu’y a-t-il donc de si douloureux, chère maman ?

— C’est que, ma petite, tu vas te rencontrer seule avec un homme… dans la même chambre… dans le même lit…

— Et ensuite ?

— Ensuite ! oh ! elle me demande ensuite !…

— Voici ! s’écria l’astucieuse femme, d’un ton, qu’elle cherchait à rendre persuasif. Ton fiancé, ton mari demain, est évalué à quarante mille piastres. Pour ton plus grand bonheur, mon enfant, demande-lui de passer cette fortune à ton nom.

— S’il refuse…

— S’il refuse, eh bien ! refuse, toi, de partager sa couche.

— Oh ! maman !…

— C’est un cœur de mère qui te parle, mon enfant. Les hommes, tu sais, ça ne se contente pas d’une femme, et ça boit. Oh ! ces hommes, ce que je les connais, moi ! Mon conseil est sage et facile à comprendre. Toi possédant la clef du trésor, ton mari sera bien plus gêné dans ses dépenses, et partant, plus fidèle et plus dévoué. Ton père a passé par toutes mes volontés. Aussi ça filait doux. Il est vrai que je l’ai souvent mis à la ration.

Allons ! jure-moi, sur ce que tu as de plus cher au monde, que tu feras selon mes désirs et non selon ceux de ton mari.

— Mais…

— Jure !

La mère se fit câline, se fit menaçante, jusqu’à ce que la jeune fille, poussée au pied du mur, dit :

— Je vous le jure. C’est bien dur tout de même pour le premier jour de mon mariage. La femme est curieuse, et j’aimerais bien savoir… Demain, j’en parlerai.

— Non, je veux que ce soit, ce soir même.

Rosalba n’avait jamais eu la réputation de briller par son intelligence. Elle promit tout, et le colloque se termina par des baisers.

Une heure plus tard, la voiture, qui devait conduire les nouveaux époux à la gare, attendait à la porte.

M. Legris embrassa sincèrement sa fille, donna une franche poignée de mains à son gendre, avec un coup de coude d’intelligence dans les côtes, lui recommandant de bien s’amuser et lui souhaitant un excellent voyage.

Madame Legris, en embrassant sa fille, éclata, naturellement, en sanglots, comme si son enfant fût partie pour le cimetière de la Côte-des-Neiges.

Entre deux hoquets, elle trouva la force de souffler à l’oreille de la jeune femme :

— Rappelle-toi bien mes recommandations, ma fille ! Tiens bon !…

Puis se tournant vers son gendre, elle déposa, sur ses lèvres, un baiser froid, en disant, haut, cette fois :

— Ayez bien soin de ma fille, monsieur, ménagez ses sentiments.

Séparateur


Horace, arrivé à New-York, était descendu au « Holland House » en attendant le départ de « La Touraine, » pour le Hâvre, qui devait avoir lieu le lendemain matin.

Aussitôt qu’il fût monté à sa chambre, il ferma la porte à double tour, et, naturellement, fit ce que font tous les nouveaux mariés ; il enlaça sa petite femme dans ses bras amoureux et la couvrit de baisers, baisers qui ne lui furent que médiocrement rendus.

— Hum ! réfléchit Horace, ma femme a une bonne dose de timidité.

Fort des prérogatives attachées à son titre de mari, il voulut pousser, plus avant, l’intimité de ses caresses, mais il se heurta à une barrière qui lui fit un toc au cœur.

Il fut bien près de se fâcher, mais il eut le courage de se contenir, se contentant de dire :

— Je comprends tes scrupules, ma chère enfant, mais il faut se faire une raison. Les lois du mariage, tu sais, commandent des obligations, auxquelles une femme ne pourrait se soustraire, sans se rendre coupable envers l’Église et envers son mari.

Le jeune homme se dit qu’il ne fallait pas forcer la nature et se montra bon garçon.

Il commanda une autre chambre, souhaita une bonne nuit à sa chaste épouse, en la baisant sur le front, et s’endormit en songeant à l’instabilité et à la nervosité féminines.

— Ces femmes, pensait-il, il ne faut pas trop les effaroucher, car leurs petites têtes s’échauffent, s’échauffent, et tout d’un coup, crac ! ça ne va plus.

Horace, à son réveil, ne se rendit pas compte de sa situation.

Dans ses idées toutes confuses par la torpeur du sommeil, il se crut, un moment, encore garçon, se voyant seul dans son lit. Mais il ne fut pas long avant de débrouiller ses idées, et de songer que dans la chambre voisine, sa femme reposait.

Mis en bonne humeur par le soleil, qui entrait à flots dans sa chambre, il s’habilla promptement en fredonnant un air à lui, et alla frapper à la chambre voisine.

— Qui est là ?

— Moi, ton mari.

— Eh bien ! attends-moi, je ne suis pas habillée.

Cette manière d’agir commençait à agacer le pauvre garçon. Faisant contre mauvaise fortune, bon cœur, il descendit respirer l’air du matin.

Il se promenait ainsi depuis un quart d’heure, lorsque son épouse lui exprima le désir de prendre son déjeuner. Une heure plus tard, les jeunes mariés étaient à bord de « La Touraine ».

Séparateur


Il faisait une température idéale. Rosalba semblait délirante de gaieté et alla même jusqu’à serrer les doigts de son mari, sur le bord du bastingage.

Quant à Horace, il était enlevé du coup au huitième ciel. De ce moment, il pardonna tout à sa belle-mère et à sa femme. Ce n’est pas, lorsque l’on a le Ciel dans l’âme, que l’on conserve en son cœur des sentiments méchants.

Ne voulant pas anticiper sur la marche du soleil, Horace attendit, avec une fébrile impatience, que la lune eût zigzagué d’argent la nappe d’eau, pour pouvoir étreindre dans une suggestive obscurité, la femme, qui dans le premier moment de la surprise, s’était montrée rebelle aux caresses.

— Cette chambre, ma chérie, n’est pas grande, dit-il, en entrant dans la cabine, mais l’amour que je te porte est vaste, assez vaste pour notre bonheur à tous deux. Viens, mon ange, viens dans mes bras, assieds-toi là, sur mes genoux, que je te presse à mon aise contre mon cœur, pour la première fois de ma vie, car, tu sais, petite, hier, ça ne compte pas.

J’allais dire que tu me boudais alors. Pourquoi ? Je l’ignore. Mais tu vas te montrer plus raisonnable, ce soir, j’espère, et me prouver combien tu m’aimes.

Et il l’embrassa à pleine bouche.

Il avait déjà fait sauter deux agraffes du corsage de sa femme, lorsque celle-ci, se rappelant tout à coup, l’admonestation maternelle, qui se dressa devant elle comme un doigt menaçant, se ressaisit et se dégagea vivement en s’écriant  :

— Laissez-moi !

— Mais enfin ! répondit le mari, qui commençait à perdre patience.

— Laissez-moi ! vous dis-je. Ou plutôt, voici ce que je vous propose en deux mots. Passez à mon nom, les quarante mille dollars, montant auquel vous êtes coté. Soyez généreux, et je vous appartiens corps et âme, sinon…

Horace perdait patience.

— Mais, ma chère enfant, dit-il, cela ne se peut pas.

— Oh ! l’entendez-vous ? c’est la première faveur que je lui demande et il me la refuse, que sera-ce donc plus tard ?

— Allons ! allons ! répliqua Horace, est-ce que par hasard… mais non, cela est incroyable, une femme a beau dresser des plans machiavéliques, elle ne va pas jusqu’à…

Mais toi, tu es trop gentille pour vouloir m’imposer des choses irréalisables. Car enfin, depuis quand met-on le gouvernail à la proue du vaisseau ?

Rosalba trop bornée pour discuter avec intelligence, prit un air renfrogné, se contentant de répondre :

— Fort bien, monsieur, vous vivrez de votre côté, et moi… du mien, voilà tout.

— Voilà tout !… voilà tout ! ah ! misérable, je vais te…

Cette fois, Horace avait perdu patience, tout à fait. Il était furieux. Mais craignant de trop dire, il préféra ne rien dire, et faisant claquer la porte de la cabine, il monta sur le pont, en mordillant le bout de son cigare, qu’il venait d’allumer.

Accoudé sur le bord du bastingage, il plongeait les yeux dans l’eau noire. Ses pensées clapotaient dans sa tête, qui semblait faire eau de tous côtés.

Il eût voulu, sur-le-champ, rebrousser chemin et aller délicatement déposer la fille entre les bras de la mère. Mais un vaisseau n’arrête pas sa course pour ce motif, quelque noble qu’il puisse être.

Toute la traversée durant, ce veuf d’un nouveau genre, se promena sur la dunette, en fumant mélancoliquement.

La jeune femme, de son côté, dévorait nombre de romans, cherchant à trouver, dans un monde imaginaire, un bonheur qu’elle avait à portée de la main.

À peine débarqué au Havre, Horace eut d’abord l’idée de sauter dans le premier vapeur, en destination pour l’Amérique.

— Après tout, se dit-il, pourquoi manquerais-je complètement mon voyage ? Je ne connais pas les vieux pays ; j’ai, là, une excellente occasion de le faire, puisque je suis sur les lieux mêmes. Les dépenses, il est vrai, seront plus fortes que si nos deux cœurs battaient à l’unisson, mais pourquoi y regarderais-je de si près ?

Il visita la France, franchit les Pyrénées, traversa la Manche, parcourut l’Angleterre, toujours accompagné de sa douce et soumise petite femme.

Tous deux, cependant, se regardaient comme deux charmants petits chiens de faïence.

Séparateur


Enfin, sonna l’heure du retour. Mais quel retour, grand Dieu !

Horace fut témoin d’un de ces déchirements d’entrailles auxquels il ne lui avait jamais été donné d’assister.

Madame Legris était mortellement atteinte d’une maladie qui la traînait à grands pas vers le tombeau.

Dans la sombre chambre, dont les exhalaisons fétides de drogues rappellent un coin de pharmacie, une femme est couchée. Assis, près du lit, deux médecins ; dans un coin, un homme, les yeux rougis, se tient la tête dans les mains. À quelques pas plus loin, une jeune femme, la fille sans doute, pleure en tenant un mouchoir sur ses yeux. Un jeune homme, à l’écart, regarde cette scène, d’un œil sec.

On n’entend que le tic tac régulier et monotone d’une pendule, sur la corniche de la cheminée de marbre, et les râles de la moribonde.

C’est l’agonie.

Sur le visage émacié de madame Legris, sont déjà peintes les couleurs cadavériques de la mort. La sueur perle à son front, glacée et abondante. La torsade de cheveux, qui se relevait maigrichonnement sur le sommet de la tête, pend maintenant le long du cou décharné, comme un bout de corde de pendu oubliée sur la poutre transversale du gibet.

La mourante, qui n’a pas prononcé une parole depuis quelques heures, fait signe, de sa main déridée, à sa fille d’approcher. Elle va, sans doute, lui laisser un gage éternel de sa tendresse. Éclatant en sanglots, la jeune femme se laisse tomber à genoux, aux côtés de sa mère, qui fait plusieurs efforts pour parler mais ne parvient qu’à faire entendre des sons gutturaux et inarticulés qui donnent le frisson.

Tout à coup, dans un effort suprême, elle se soulève sur sa couche, et jette un grand cri, cri de rage et de désespoir :

— Tiens bon ! ma fille !

Puis, elle vomit l’âme…