Deom Frères, Éditeurs (p. 72-75).


LE REPORTER




L es pauvres reporters, que de mal n’a-t-on pas dit d’eux ! Je ne m’attarderai pas à examiner les mille et une opinions que l’on s’est formées à leur sujet.

Qu’est-ce qu’un reporter, ou pour parler « canayen » un « rapporteur » ? Le reporter est un journaliste, ça c’est certain, mais non pas un journaliste qui s’enferme dans son cabinet de travail, et qui, là, enfoui dans un moëlleux fauteuil aux souples ressorts, compose, à tête reposée, un article dont il corrigera les épreuves cinq ou six fois, effacera, ajoutera, raturera, biffera, se gardant bien d’éluder l’immortel principe de l’immortel Boileau.

Le reporter, lui, coudoie tantôt un roi, tantôt un mendiant, dîne avec l’un, déjeune avec l’autre, prend ses notes à la hâte et, bien souvent, n’a que dix minutes pour rédiger un article d’une importance capitale, qui attirera sur sa tête ou les foudres de la justice ou une engueulade de ses chefs.

Aujourd’hui, on le voit dans une salle d’hôpital ; demain, il foulera le bruxelle d’un palais ; maintenant il parcourt le globe en touriste ; tantôt on le rencontre sur le champ de bataille, au premier rang, exposé à cent dangers. Témoin, ce reporter, qui, s’étant transporté à cheval sur les lignes avancées, se fit poliment décapiter par un boulet, au moment où il se rendait compte de la position de l’ennemi.

Diplomate en interviewant de rusés mortels qui veulent rester muets comme carpes, marin, médecin, avocat, critique, censeur, agriculteur, chasseur, le reporter est un véritable caméléon humain, prenant la couleur de tout ce qu’il touche, traitant autant de sujets qu’il y a de jours dans l’année, et s’aventurant sur les terrains les plus inconnus, sinon toujours avec sécurité et confiance, du moins avec une audace souvent digne d’un meilleur sort.

Mais, si le reporter, au nombre desquels on a déjà compté Chateaubriand et Victor Hugo, ont à remplir une belle mission souvent mêlée de grands dangers, qu’en pense-t-on parmi le vulgus ?

« Moi » dit un jour un barbier : « je ferais un s… bon rapporteur, je rase tant de monde, voyez-vous ».

Fatigué de monter et de descendre, de subir des hausses et des baisses continuelles, un mécanicien chargé de faire fonctionner un ascenseur, avoua un bon matin, en demi confidence, qu’il se demandait depuis deux jours s’il n’échangerait pas sa fonction contre la position de reporter. « Car j’ai grimpé et descendu tant de monde depuis deux ans, » ajouta-t-il candidement, « qu’on accorderait certainement, un fort bon salaire à un homme de mon expérience. »

N’oublions pas ceux, qui, plus charitables, veulent bien que le reporter soit l’un de ces gens, un policeman ni plus ni moins, allant faire son quart au coin des rues, beau temps mauvais temps, et rapportant au bureau à des gens capables de rédiger un article, ce qu’il aura vu ou entendu.

Est-ce qu’un avocat, ne demanda pas, un jour, sans sourciller, si le reporter était longtemps avant de pouvoir rédiger ses nouvelles lui-même ? Et combien d’autres, dans la classe dite dirigeante de la société, ne pensent pas la même chose.

Naturellement, vous trouverez, parmi les reporters, des gens à la mine éveillée et intelligente, d’autres qui auront une binette plus ou moins bête, mais n’y regardez pas de si près, car s’il fallait en juger par les apparences, ma foi ! vous concevriez une bien piètre opinion de beaucoup de gros bonnets juchés à une hauteur vertigineuse dans la magistrature, le barreau, et les sciences.

Bref, un conseil en terminant. Le reporter est un être spirituel, actif, instruit, qui a passé sa jeunesse dans un collège jusqu’à ce qu’il ait décroché ses titres de bachelier, quand ils ne sont pas accompagnés d’un M. D., ou d’un L. L. B. Il sait écrire, parfois à merveille.

Accueillez-le bien, car d’un trait de plume, il vous mettra blanc ou noir, selon que vous l’aurez bien ou mal traité.