Deom Frères, Éditeurs (p. 9-16).


FIN D’UN CÉLIBATAIRE




A aston, en rentrant chez lui, allongea paresseusement sur un divan aux prétentions orientales, ses membres longs et secs comme des queues de billard.

La tête enfouie dans une hécatombe de coussins brodés d’excentriques chinoiseries, il chauffa béatement au soleil, qui inondait son boudoir, son ventre plat comme une écuelle de capucin. Un nonchalant lézard, accroché aux raboteuses et tièdes parois d’un mur n’eût pas ressenti de plus complet bien-être.

Avant de partir pour sa solitaire pérégrination dans le doux pays des rêves, ce qui lui arrivait pour le moins aussi fréquemment que les salamalecs du Musulman, Gaston se mit en devoir de rouler et de griller une cigarette.

Insensiblement, les légères vapeurs bleues et diaphanes s’anéantirent dans la somnolente torpeur de la chambre, et la cigarette à demi consumée, s’échappant des doigts du jeune homme, tomba dans le crachoir.

Gaston dormait.

 

L’orgue de la séculaire basilique laissait s’envoler de ses jeux les notes puissantes d’une marche triomphale. Mais malgré leur allegretto, ces notes pleuraient.

Gaston, l’invulnérable célibataire, Gaston, le cynique et stoïque vieux garçon, était agenouillé au pied des autels. À ses côtés était également à genoux une vierge aux formes vaporeuses, beauté chaste et farouche dont l’œil plein de mystères, est une lame d’acier qui taillade dans le vif et fait des blessures sans remède.

C’est fait. Tous les trémolos de l’émotion l’ont traversé de part en part comme poussés par une dynamo chargée de vingt-quatre mille volts. Il a passé à l’annulaire de l’épouse adorée, l’anneau d’urgence, qui miroite à ses yeux comme un serpent se mordant rageusement l’extrémité de la queue, symbole d’immortalité.

De part et d’autre, le oui fatal a été prononcé.

Bref, Gaston, le pauvre Gaston est marié. Son mouchoir est déjà tout moite de la sueur froide qui perle à son front. Radieuse et fière, la mariée, couronnée des inénarrables fleurs d’oranger, se pend au bras de son époux qui ne comprend rien, mais va, va toujours, l’épée dans les reins, commandé par une fatale destinée.

Soudain, on entend un bruit sourd, tonitruant, mêlé à des craquements sinistres et à des cris d’horrible épouvante. Les colonnes du temple, comme mises en branle par les bras noueux de quelque Samson moderne, pirouettent sur leurs bases.

L’édifice s’écroule.

La malheureuse mariée a déjà reçu sur la nuque la clef de voûte qui l’envoie promener « ad patres et matres. Gaston va être frappé à l’occiput par une énorme brique qui en descendant sur lui prend des proportions gigantesques, lorsqu’il pousse un grand cri et… se réveille.

Où suis-je ? se demande-t-il en se levant en sursaut. Cette fois, j’aurais parié ma tête que j’étais tombé dans le pétrin jusqu’aux oreilles et que tout était consommé. Mais, je t’en fichtre ! tout est à recommencer et me voilà de nouveau fort comme la mort. Je suis, comme ça, marié pas marié. L’expérience, tout de même est si peu agréable, que je n’ai pas la moindre envie du monde de la recommencer.

Pour me remettre, un verre de cognac ne sera pas si mauvais, après tout. C’est comme si je venais de lutter contre trois diables. Je me sens tout brisé.

À votre santé, madame mon épouse ! Vraiment je suis trop heureux !

Un tout petit verre à notre prospérité future ! Très bien. Et un autre à notre postérité prochaine ! Bien.

Oh ! oh ! Et ma belle-mère donc ! Un très grand verre à votre santé, belle-maman !

Naturellement, après tous ces toasts, le cerveau de Gaston commençait à entrer dans un état d’ébullition assez marqué, et le lampion de son intellect, se trouvait, ma foi, quelque peu éméché.

Se laissant choir dans un fauteuil, il songeait prosaïquement aux incommensurables avantages du célibat et aux non moins incommensurables désagréments de la vie à deux, lorsqu’un carillonnement endiablé lui fit exécuter un soubresaut de saltimbanque.

Dering, dering, dering…

Et la clochette sonnait autoritaire, impérative, furieuse.

— Oui, oui, attends-donc triple idiot, qui que tu sois. Penses-tu, par hasard, que j’aie à ma porte pour te servir, une armée de domestiques ?

Et tout en maugréant et en boitant comme une chaise à trois pieds, le jeune homme ouvrit la porte.

— Animal ! s’écria-t-il, en apercevant la binette joviale d’un sien ami, Rodrigue par le nom, ignorerais-tu qu’il est d’une parfaite impolitesse de sonner de la sorte ?

— Excepté à ton logement. Car, mon fiston, si j’en juge par les apparences, tu es dans les circonstances, présentes, sourd comme deux sourds.

— Rodrigue, as-tu du cœur, fit Gaston avec une indignation d’un comique achevé.

Non, mais un autre atout qui te fera plus plaisir, répondit Rodrigue, en exhibant à son ami ébahi, ravi, bouleversé, le col doré d’une bouteille aux flancs rebondis comme une femme enceinte.

— Que dis-tu de ce petit bijou pour fêter le trentième anniversaire de ton illustre naissance ?

— Ah ! Rodrigue ! Rodrigue ! ce que c’est que d’avoir des bons amis, des vrais amis, des sincères amis ! Et Gaston, le cœur trop plein, déborda sur le sein de son bon, de son vrai, de son sincère ami.

— Allons ! allons ! c’est comme çà. Je venais mouiller ton anniversaire et je devrai maintenant sécher tes larmes, tes grosses larmes. Mais si l’on guérit le feu par le feu, le froid par le froid, je guérirai, moi, le liquide par le liquide.

Houst ! mon ami. Regarde-moi sauter ce bouchon et, impartial comme un doge, dis-moi, si ce n’est pas de l’extra sec ?

— La vérité parle par ta bouche

Et le Montebello coula mousseux, doré, en bouillonnant dans les verres comme une chute Niagara en miniature.

— À ta santé ! À la tienne !

Les verres se désemplirent et se remplirent jusqu’à ce que le cul de la bouteille eût été laissé aussi à sec que la Mer Rouge, au passage des Hébreux, de sainte mémoire.

— Maintenant, mon garçon, permets-moi de te serrer les pinces et de te dire à la revoyure. Car vois-tu, mon cher Gaston, tu as ingurgité, bien sûr, assez de ce divin liquide, pour dormir aussi profondément qu’un Chartreux perdu dans l’odorante solitude de ses caves.

— Tu dis ?

— Je dis que tu es saoûl comme une barrique et que tu ferais rougir d’indignation le sale nourrisson de Silène.

— Regarde-toi donc dans cette glace, lâche insulteur ! Tu titubes comme sur un pont de navire ballotté par les vagues. Et où vas-tu de ce pas déséquilibré ?

— Me coucher.

— Et bien ! moi, je vais présenter mes plus respectueux hommages à mademoiselle Suzanne. Tu sais, l’innocente et blondinante enfant qui raffole de moi, à ce qu’on dit, car je ne me suis jamais connu, d’aussi irrésistibles appâts.

— Que diable, me chantes-tu là ! Une fois dans ta vie écoute la voix prudente d’un ami. Ne te montre devant âme qui vive en cet état bachique.

— J’ai dit, Iro, comme aurait affirmé l’Indien notre vieil ancêtre. J’ai dit et j’irai. Allons ! une bonne poignée de mains et bonsoir. Tu ne rapportes pas ta bouteille. Non, soit, je la garderai comme un souvenir impérissable de mon meilleur ami ».

« Jupiter, » dit Horace, « commence par rendre fous ceux qu’il veut perdre ».

Gaston, décédé au monde de la raison, endossa son habit de gala, tempêta et jura comme un Écossais en mettant son faux-col, se fit une cravate aussi inextricable que le nœud gordien.

Équipé comme pour le bal du lieutenant-gouverneur, le pauvre Gaston dirigea ses pas, raffermis par la volonté, vers le cottage où se cachait sa Suzanne.

La jeune fille, en ouvrant la porte à son chevalier errant, crut, tout d’abord, qu’il lui faisait la gracieuseté de la conduire au théâtre. Aussi se dit-elle qu’il aurait pu la prévenir quelques heures plus tôt.

Cependant, l’inopiné visiteur s’était royalement installé sur un moelleux sofa, aux souples ressorts.

Après avoir abordé successivement la pluie et le soleil, le chaud et le froid, Suzanne eut un mot pour les derniers bals, « euchre-parties » et « five o’clock teas, » trouvant à toutes un défaut et à tous une qualité prédominante, matière d’amorce.

Finalement, çà devait arriver, on piqua une pointe dans le pays du tendre, on s’aventura témérairement dans les forêts vierges de l’amour.

Subjugué par les charmes de la jeune fille, fasciné par ses grands yeux noirs, et surtout, aiguillonné par l’ultraémotion et le besoin d’expansion qui moussait dans son être démâté, l’infortuné garçon tomba dans les bras de la chaste Suzanne, pour glisser de là, dans le gouffre, à ses genoux.

Gaston, éveillé, bien éveillé, venait de faire une demande formelle en mariage, demande trois fois scellée d’un baiser.

Madame Vve  Rastapoil, mère de la jeune mademoiselle Suzanne Rastapoil, faillit en avoir une attaque d’apoplexie, ne pouvant que prononcer ces seules paroles :

— Quel bonheur, juste Ciel ! je vais être belle-mère !

Il est vrai que, ce soir-là, on trouva bien à Gaston, un air quelque peu étrange, avec un brin de timidité. Son habit de gala parut également un tant soit peu exotique, mais tout fut mis sur le compte de l’émotion du jeune homme qui n’eut pas le bonheur d’être compris.

Et voilà comment l’invulnérable célibataire se maria de la joie qu’il avait eue de ne s’être pas marié.