LETTRES
ÉCRITES
DE LA MONTAGNE,
PAR
JEAN-JAQUES ROUSSEAU.
C’est revenir tard, je le sens, sur un sujet trop
rebattu, & déjà presque oublié. Mon état, qui ne
me permet plus aucun travail suivi, mon aversion
pour le genre polémique, ont causé ma lenteur à
écrire & ma répugnance à publier. J’aurois même
tout-à-fait supprimé ces Lettres, ou plutôt je ne les
aurois point écrites, s’il n’eût été question que de
moi : mais ma Patrie ne m’est pas tellement devenue
étrangere, que je puisse voir tranquillement opprimer
ses Citoyens, sur-tout lorsqu’ils n’ont compromis leurs
droits qu’en défendant ma Cause. Je serois le dernier
des hommes, si, dans une telle occasion, j’écoutois
un sentiment qui n’est plus ni douceur ni patience,
mais foiblesse & lâcheté, dans celui qu’il empêche de
remplir son devoir.
Rien de moins important pour le Public, j’en conviens, que la matiere de ces Lettres. La constitution d’une petite République, le sort d’un petit Particulier, l’exposé de quelques injustices, la réfutation de quelques sophismes ; tout cela n’a rien en soi d’assez considérable pour mériter beaucoup de Lecteurs : mais si mes sujets sont petits, mes objets sont grands, & dignes de l’attention de tout honnête-homme. Laissons Geneve à sa place, & Rousseau dans sa dépression ; mais la Religion, mais la liberté, la justice ! Voilà, qui que vous soyez, ce qui n’est pas au-dessous de vous.
Qu’on ne cherche pas même ici dans le style le dédommagement de l’aridité de la matiere. Ceux que quelques traits heureux de ma plume ont si fort irrités, trouveront de quoi s’appaiser dans ces Lettres. L’honneur de défendre un opprimé, eût enflammé mon cœur si j’avois parlé pour un autre. Réduit au triste emploi de me défendre moi-même, j’ai dû me borner à raisonner ; m’échauffer eût été m’avilir. J’aurai donc trouvé grace en ce point devant ceux qui s’imaginent qu’il est essentiel à la vérité d’être dite froidement ; opinion que pourtant j’ai peine à comprendre. Lorsqu’une vive persuasion nous anime, le moyen d’employer un langage glacé ! Quand Archimede, tout transporté, couroit nud dans les rues de Syracuse, en avoit-il moins trouvé la vérité parce qu’il se passionnoit pour elle ? Tout au contraire, celui qui la sent ne peut s’abstenir de l’adorer ; celui qui demeure froid ne l’a pas vue.
Quoi qu’il en soit, je prie les Lecteurs de vouloir
bien mettre à part mon beau style, & d’examiner seulement
si je raisonne bien ou mal ; car enfin, de cela
seul qu’un Auteur s’exprime en bons termes, je ne vois
pas comment il peut s’ensuivre que cet Auteur ne sait
ce qu’il dit.
LETTRES
ECRITES
DE LA MONTAGNE.
Non, Monsieur, je ne vous blâme point de ne vous être
pas joint aux Représentans pour soutenir ma cause. Loin
d’avoir approuvé moi-même cette démarche, je m’y suis
opposé de tout mon pouvoir, & mes parens s’en sont retirés
à ma sollicitation. L’on s’est tu quand il faloit parler ; on a
parlé quand il ne restoit qu’à se taire. Je prévis l’inutilité des
représentations, j’en pressentis les conséquences : je jugeai que
leurs suites inévitables troubleroient le repos public, ou changeroient
la constitution de l’État. L’événement a trop justifié
mes craintes. Vous Voilà réduits à l’alternative qui m’effrayoit.
La crise où vous êtes exige une autre délibération dont je ne
suis plus l’objet. Sur ce qui a été fait, vous demandez ce que
vous devez faire : vous considérez que l’effet de ces démarches,
étant relatif au corps de la Bourgeoisie, ne retombera
pas moins sur ceux qui s’en sont abstenus que sur ceux qui les
ont faites. Ainsi, quels qu’aient été d’abord les divers avis,
l’intérêt commun doit ici tout réunir. Vos droits réclamés &
attaqués ne peuvent plus demeurer en doute ; il faut qu’ils soient reconnus ou anéantis, & c’est leur évidence qui les met en péril. Il ne faloit pas approcher le flambeau durant l’orage ; mais aujourd’hui le feu est à la maison.
Quoiqu’il ne s’agisse plus de mes intérêts, mon honneur me rend toujours partie dans cette affaire ; vous le savez, & vous me consultez toutefois comme un homme neutre ; vous supposez que le préjugé ne m’aveuglera point, & que la passion ne me rendra point injuste : je l’espère aussi ; mais dans des circonstances si délicates, qui peut répondre de soi ? Je sens qu’il m’est impossible de m’oublier dans une querelle dont je suis le sujet, & qui a mes malheurs pour première cause. Que ferai-je donc, Monsieur, pour répondre à votre confiance & justifier votre estime autant qu’il est en moi ? Le voici. Dans la juste défiance de moi-même, je vous dirai moins mon avis que mes raisons : vous les peserez, vous comparerez, & vous choisirez. Faites plus ; défiez-vous toujours, non de mes intentions, Dieu le soit, elles sont pures, mais de mon jugement. L’homme le plus juste, quand il est ulcéré, voit rarement les choses comme elles sont. Je ne veux sûrement pas vous tromper, mais je puis me tromper ; je le pourrois en toute autre chose, & cela doit arriver ici plus probablement. Tenez-vous donc sur vos gardes, & quand je n’aurai pas dix fois raison, ne me l’accordez pas une.
Voilà, Monsieur, la précaution que vous devez prendre, & voici celle que je veux prendre à mon tour. Je commencerai par vous parler de moi, de mes griefs, des durs procédés de vos Magistrats ; quand cela sera fait, & que j’aurai bien soulagé mon cœur, je m’oublierai moi-même ; je vous parlerai de vous, de votre situation, c’est-à-dire de la République ; & je ne crois pas trop présumer de moi, si j’espère, au moyen de cet arrangement, traiter avec équité la question que vous me faites.
J’ai été outragé d’une manière d’autant plus cruelle, que je me flattais d’avoir bien mérité de la Patrie. Si ma conduite eut eu besoin de grâce, je pouvais raisonnablement espérer de l’obtenir. Cependant, avec un empressement sans exemple, sans avertissement, sans citation, sans examen, on s’est hâté de flétrir mes livres : on a fait plus ; sans égard pour mes malheurs, pour mes maux, pour mon état, on a décrété ma personne avec la même précipitation, l’on ne m’a pas même épargné les termes qu’on emploie pour les malfaiteurs. Ces Messieurs n’ont pas été indulgens ; ont-ils du moins été justes ? C’est ce que je veux rechercher avec vous. Ne vous effrayez pas, je vous prie, de l’étendue que je suis forcé de donner à ces Lettres. Dans la multitude de questions qui se présentent, je voudrais être sobre en paroles : mais, Monsieur, quoiqu’on puisse faire, il en faut pour raisonner.
Rassemblons d’abord les motifs qu’ils ont donnés de cette procédure, non dans le réquisitoire, non dans l’arrêt, porté dans le secret, & resté dans les ténebres ;*
[*Ma famille demanda, par Requête communication de cet arrêt. voici la réponse : "Du 25 Juin 1762. En conseil ordinaire, vu la présente Requête, arrêté qu’il n’y a lieu d’accorder aux Suppliants les fins d’icelle. " Lullin. L’Arrêt du Parlement de Paris fut imprimé aussi-tôt que rendu. Imaginez ce que c’est qu’un Etat libre, où l’on cachés de pareils Décrets contre l’honneur & la liberté des Citoyens !] mais dans les réponses du Conseil aux représentations des Citoyens & Bourgeois, ou plutôt dans les Lettres écrites de la Campagne, ouvrage qui leur sert de manifeste, & dans lequel seul ils daignent raisonner avec vous.
"Mes Livres sont, disent-ils, impies, scandaleux, téméraires, pleins de blasphêmes & de calomnies contre la Religion. Sous l’apparence des doutes, l’Auteur y a rassemblé tout ce qui peut tendre à sapper, ébranler & détruire les principaux fondemens de la Religion Chrétienne révélée. "
"Ils attaquent tous les Gouvernemens. "
"Ces Livres sont d’autant plus dangereux & répréhensibles, qu’ils sont écrits en français, du style le plus séducteur, qu’ils paraissent sous le nom & la qualification d’un Citoyen de Geneve, & que, selon l’intention de l’Auteur, l’émile doit servir de guide aux peres, aux meres, aux précepteurs."
"En jugeant ces Livres, il n’a pas été possible au Conseil de ne jetter aucun regard sur celui qui en étoit présumé l’Auteur. "
Au reste, le Décret porté contre moi n’est, continuent-ils, " ni un jugement, ni une sentence, mais un simple appointement provisoire, qui laissoit dans leur entier mes exceptions & défenses, & qui, dans le cas prévu, servoit de préparatoire à la procédure prescrite par les Edits & par l’Ordonnance Ecclésiastique. "
À cela, les Représentans, sans entrer dans l’examen de la Doctrine, objecterent ; "que le Conseil avoit jugé sans formalités préliminaires ; que l’Article 88 de l’Ordonnance Ecclésiastique avoit été violé dans ce jugement ; que la procédure, faite en 1562 contre Jean Morelli à forme de cet Article, en montroit clairement l’usage, & donnoit par cet exemple, une jurisprudence qu’on n’auroit pas dû mépriser ; que cette nouvelle maniere de procéder étoit même contraire à la règle du Droit naturel admise chez tous les Peuples, laquelle exige que nul ne soit condamné sans avoir été entendu dans ses défenses ; qu’on ne peut flétrir un Ouvrage, sans flétrir en même-tems l’Auteur dont il porte le nom ; qu’on ne voit pas quelles exceptions & défenses il reste à un homme déclaré impie, téméraire, scandaleux dans ses Ecrits, & après la sentence rendue & exécutée contre ses mêmes Ecrits, puisque les choses n’étant point susceptibles d’infamie, celle qui résulte de la combustion d’un Livre par la main du bourreau, rejaillit nécessairement sur l’Auteur : d’ou il suit qu’on a pu enlever à un Citoyen le bien le plus précieux, l’honneur ; qu’on ne pouvoit détruire sa réputation, son état, sans commencer par l’entendre ; que les Ouvrages condamnés & flétris méritoient du moins autant de support & de tolérance que divers autres Ecrits où l’on fait de cruelles satires sur la Religion, & qui ont été répandus & même imprimés dans la Ville ; qu’enfin, par rapport aux Gouvernemens, il a toujours été permis dans Geneve de raisonner librement sur cette matière générale, qu’on n’y défend aucun Livre qui en traité, qu’on n’y flétrit aucun Auteur pour en avoir traité, quel que soit son sentiment ; & que, loin d’attaquer le Gouvernement de la République en particulier, je ne laisse échapper aucune occasion d’en faire l’éloge. "
À ces objections il fut répliqué de la part du Conseil : "Que ce n’est point manquer à la règle qui veut que nul ne soit condamné sans l’entendre, que de condamner un Livre après en avoir pris lecture, & l’avoir examiné suffisamment ; que l’article 88 des Ordonnances n’est applicable qu’à un homme qui dogmatise, & non à un Livre destructif de la Religion Chrétienne ; qu’il n’est pas vrai que la flétrissure d’un Ouvrage se communique à l’Auteur, lequel peut n’avoir n’avoir r été qu’imprudent ou mal-adroit ; qu’à l’égard des Ouvrages scandaleux, tolérés ou même imprimés dans Geneve, il n’est pas raisonnable de prétendre que, pour avoir dissimulé quelquefois, un Gouvernement soit obligé de dissimuler toujours ; que d’ailleurs les Livres où l’on ne fait que tourner en ridicule la Religion, ne sont pas à beaucoup près, aussi punissables que ceux où, sans détour, on l’attaque par le raisonnement ; qu’enfin ce que le Conseil doit au maintien de la Religion Chrétienne dans sa pureté, au bien public, aux Loix, & à l’honneur du Gouvernement, lui ayant fait porter cette sentence, ne lui permet ni de la changer ni de l’affoiblir. "
Ce ne sont pas-là toutes les raisons, objections & réponses qui ont été alléguées de part & d’autre ; mais ce sont les principales, & elles suffisent pour établir, par rapport à moi, la question de fait & de droit.
Cependant comme l’objet, ainsi présenté, demeure encore un peu vague, je vais tâcher de le fixer avec plus de précision, de peur que vous n’étendiez ma défense à la partie de cet objet que je n’y veux pas embrasser.
Je suis homme, & j’ai fait des Livres ; j’ai donc fait aussi des erreurs. *
[* Exceptons, si l’on veut, les Livres de Géométrie & leurs Auteurs. Encore, s’il n’y a point d’erreurs dans les propositions mêmes, qui nous assurera qu’il n’y de ait point dans l’ordre de déduction, dans le choix, dans la méthode ? Euclide démontre, & parvient à son but : mais quel chemin prend-il ? combien n’erre-t-il pas dans sa route ? la science a beau être infaillible, l’homme qui la cultive se trompe souvent. ] J’en apperçois moi-même en assez grand nombre : je ne doute pas que d’autres n’en voient beaucoup davantage, & qu’il n’y en ait bien plus encore que ni moi ni d’autres ne voyons point. Si l’on ne dit que cela, j’y souscris.
Mais quel Auteur n’est pas dans le même cas, ou s’ose flatter de n’y pas être ? Là-dessus donc point de dispute. Si l’on me réfute & qu’on ait raison, l’erreur est corrigée, & je me tais. Si l’on me réfute, & qu’on ait tort, je me tais encore ; dois-je répondre du fait d’autrui ? En tout état de cause, après avoir le entendu les deux Parties, le Public est juge, il prononce, le Livre triomphe ou tombe, & le procès est fini.
Les erreurs des Auteurs sont souvent fort indifférentes ; mais il en est aussi de dommageables, même contre l’intention de celui qui les commet. On peut se tromper au préjudice du Public comme au sien propre ; on peut nuire innocemment. Les controverses sur les matières de Jurisprudence, de Morale, de Religion, tombent fréquemment dans ce cas. Nécessairement un des deux disputans se trompe, & l’erreur sur ces matières, important toujours, devient faute ; cependant on ne la punit pas quand on la présume involontaire. Un homme n’est pas coupable pour nuire en voulant servir ; & si l’on poursuivoit criminellement un Auteur pour des fautes d’ignorance ou d’inadvertance, pour de mauvaises maximes qu’on pourroit tirer de ses écrits très-conséquemment mais contre son gré, quel Ecrivain pourroit se mettre à l’abri des poursuites ? Il faudroit être inspiré du Saint-Esprit pour se faire Auteur, & n’avoir que des gens inspirés du Saint-Esprit pour juges.
Si l’on ne m’impute que de pareilles fautes, je ne m’en défends pas plus que des simples erreurs. Je ne puis affirmer n’en avoir point commis de telles, parce que je ne suis pas un Ange ; mais ces fautes, qu’on prétend trouver dans mes Ecrits peuvent fort bien n’y pas être, parce que ceux qui les y trouvent ne sont pas des Anges non plus. Hommes & sujets à l’erreur ainsi que moi, sur quoi prétendent-ils que leur raison soit l’arbitre de la mienne, & que je sois punissable pour n’avoir pas pensé comme eux ?
Le Public est donc aussi le juge de semblables fautes ; son blâme en est le seul châtiment. Nul ne peut se soustraire à ce Juge, & quant à moi je n’en appelle pas. Il est vrai que si le Magistrat trouve ces fautes nuisibles, il peut défendre le Livre qui les contient ; mais, je le répète, il ne peut punir pour cela l’Auteur qui les a commises, puisque ce seroit punir un délit qui petit être involontaire, & qu’on ne doit punir dans le mal que la volonté. Ainsi ce n’est point encore-là ce dont il s’agit.
Mais il y a bien de la différence entre un Livre qui contient des erreurs nuisibles, & un Livre pernicieux. Des principes établis, la chaîne d’un raisonnement suivi, des conséquences déduites, manifestent l’intention de l’Auteur ; & cette intention dépendant de sa volonté, rentre sous la juridiction des Loix. Si cette intention est évidemment mauvaise, ce n’est plus erreur ni faute, c’est crime ; ici tout change. Il ne s’agit plus d’une dispute littéraire dont le Public juge selon la raison, mais d’un procès criminel qui doit être jugé dans les Tribunaux selon toute la rigueur des Loix : telle est la position critique où m’ont mis des Magistrats qui se disent justes, & des Ecrivains zélés qui les trouvent trop elémens. Si-tôt qu’on m’apprête des prisons, des bourreaux, des chaînes, quiconque m’accuse est un délateur ; il soit qu’il n’attaque pas seulement l’Auteur, mais l’homme ; il soit que ce qu’il écrit peut influer sur mon sort ;*
[* Il y a quelques années qu’à la première apparition d’un Livre célèbre, je résolus d’en attaquer les principes que je trouvais dangereux. J’exécutois cette entreprise quand j’appris que l’Auteur étoit poursuivi. À l’instant je jettai mes feuilles au feu, jugeant qu’aucun devoir ne pouvoit autoriser la bassesse de s’unir à la foule pour accabler un homme d’honneur opprimé. Quand tout fut pacifié, j’eus occasion de dire mon sentiment sur le même sujet dans d’autres Ecrits ; mais je l’ai dit sans nommer le Livre ni l’auteur. J’ai cru devoir ajouter ce respect pour son malheur, à l’estime que j’eus toujours pour sa personne. Je ne crois point que cette façon de penser me soit particulière ; elle est commune à tous les honnêtes gens. Si-tôt qu’une affaire est portée au criminel, ils doivent se taire, à moins qu’ils ne soient appellés pour témoigner. ] ce n’est plus à ma seule réputation qu’il en veut, c’est à mon honneur, à ma liberté, à ma vie.
Ceci, Monsieur, nous ramène tout d’un coup à l’état de la question dont il me paroît que le public s’écarte. Si j’ai écrit des choses répréhensibles, on peut m’en blâmer, on peut supprimer le livre. Mais, pour le flétrir, pour m’attaquer personnellement, il faut plus ; la faute ne suffit pas, il faut un délit, un crime ; il faut que j’aie écrit à mauvaise intention un Livre pernicieux, & que cela soit prouvé, non comme un Auteur prouve qu’un Auteur se trompe, mais comme un accusateur doit convaincre devant le juge l’accusé. Pour être traité comme un malfaiteur, il faut que je sois convaincu de l’être. C’est la premiere question qu’il s’agit d’examiner. La seconde, en supposant le délit constaté, est d’en fixer la nature, le lieu où il a été commis, le tribunal qui doit en juger, la Loi qui le condamne, & la peine qui doit le punir. Ces deux questions une fois résolues décideront si j’ai été traite justement ou non.
Pour savoir si j’ai écrit des livres pernicieux, il faut en examiner les principes, & voir ce qu’il en résulteroit si ces principes étoient admis. Comme j’ai traité beaucoup de matières, je dois me restreindre à celles sur lesquelles je suis poursuivi, savoir, la Religion & le gouvernement. Commençons par le premier article, à l’exemple des juges qui ne se sont pas expliqués sur le second.
On trouve dans l’émile la profession de foi d’un Prêtre Catholique, & dans l’Héloise celle d’une femme dévote : ces deux pièces s’accordent assez pour qu’on puisse expliquer l’une par l’autre ; & de cet accord, on peut présumer avec quelque vraisemblance, que si l’Auteur, qui a publié les livres où elles sont contenues, ne les adopte pas en entier l’une & l’autre, du moins il les favorise beaucoup. De ces deux professions de foi, la première étant la plus étendue & la seule où l’on ait trouvé le corps du délit, doit être examinée par préférence.
Cet examen, pour aller à son but, rend encore un éclaircissement nécessaire. Car remarquez bien qu’éclaircir & distinguer les propositions que brouillent & confondent mes accusateurs, c’est leur répondre. Comme ils disputent contre l’évidence, quand la question est bien posée, ils sont réfutés.
Je distingue dans la Religion deux parties, outre la forme du culte, qui n’est qu’un cérémonial. Ces deux parties sont le dogme & la morale. Je devise les dogmes encore en deux parties : savoir, celle qui, posant les principes de nos devoirs, sert de base a la morale ; & celle qui, purement de foi, ne contient que des dogmes spéculatifs.
De cette division, qui me paroît exacte, résulte celle des sentimens sur la Religion, d’une part en vrais, faux ou douteux ; & de l’autre, en bons, mauvais ou indifférens.
Le jugement des premiers appartient à la raison seule, & si les Théologiens s’en sont emparés, c’est comme raisonneurs, c’est comme professeurs de la science par laquelle on parvient à la connoissance du vrai & du faux en matière de foi. Si l’erreur en cette partie est nuisible, c’est seulement à ceux qui errent, & c’est seulement un préjudice pour la vie à venir, sur laquelle les tribunaux humains ne peuvent étendre leur compétence. Lorsqu’ils connoissent de cette matière, ce n’est plus comme juges du vrai & du faux, mais comme ministres des Loix civiles qui reglent la forme extérieure du culte : il ne s’agit pas encore ici de cette partie ; il en sera traité ci-après. Quant à la partie de la Religion qui regarde la morale, c’est-à-dire la justice, le bien public, l’obéissance aux Loix naturelles & positives, les vertus sociales, & tous les devoirs de l’homme & du citoyen, il appartient au gouvernement d’en connoître : c’est en ce point seul que la Religion rentre directement sous sa juridiction, & qu’il doit bannir, non l’erreur, dont il n’est pas juge, mais tout sentiment nuisible qui tend à couper le nœud social.
Voilà, Monsieur, la distinction que vous avez à faire pour juger de cette Pièce, portée au Tribunal, non des Prêtres, mais des Magistrats. J’avoue qu’elle n’est pas toute affirmative. On y voit des objections & des doutes. Posons, ce qui n’est pas, que ces doutes soient des négations. Mais elle est affirmative dans sa plus grande partie ; elle est affirmative & démonstrative sur tous les points fondamentaux de la Religion civile ; elle est tellement décisive sur tout ce qui tient à la Providence éternelle, à l’amour du prochain, à la justice, à la paix, au bonheur des hommes, aux Loix de la société, à toutes les vertus, que les objections, les doutes mêmes y ont pour objet quelque avantage, & je défie qu’on m’y montre un seul point de doctrine attaqué, que je ne prouve être nuisible aux hommes ou par lui-même ou par ses inévitables effets.
La Religion est utile & même nécessaire aux peuples. Cela n’est-il pas dit, soutenu, prouvé dans ce même Ecrit ? Loin d’attaquer les vrais principes de la Religion, l’Auteur les pose, les affermit de tout son pouvoir ; ce qu’il attaque, ce qu’il combat, ce qu’il doit combattre, c’est le fanatisme aveugle, la superstition cruelle, le stupide préjugé. Mais il faut, disent-ils, respecter tout cela. Mais pourquoi ? Parce que c’est ainsi qu’on mene les Peuples. Oui, c’est ainsi qu’on les mene à leur perte. La superstition est le plus terrible fléau du Genre humain ; elle abrutit les simples, elle persécute les sages, elle enchaîne les Nations, elle fait par-tout cent maux effroyables : quel bien fait-elle ? Aucun ; si elle en fait, c’est aux Tyrans, elle est leur arme la plus terrible, & cela même est le plus grand mal qu’elle ait jamais fait.
Ils disent qu’en attaquant la superstition, je veux détruire la Religion même : comment le savent-ils ? Pourquoi confondent-ils ces deux causes, que je distingue avec tant de soin ? Comment ne voient-ils point que cette imputation réfléchit contre eux dans toute sa force, & que la Religion n’a point d’ennemis plus terribles que les défenseurs de la superstition ? Il seroit bien cruel qu’il fût si aisé d’inculper l’intention d’un homme, quand il est si difficile de la justifier. Par cela même qu’il n’est pas prouvé qu’elle est mauvaise, on la doit juger bonne. Autrement, qui pourroit être à l’abri des jugemens arbitraires de ses ennemis ? Quoi ! leur simple affirmation fait preuve de ce qu’ils ne peuvent savoir ; & la mienne, jointe à toute ma conduite, n’établit point mes propres sentimens ? Quel moyen me reste donc de les faire connoître ? Le bien que je sens dans mon cœur, je ne puis le montrer, je l’avoue ; mais quel est l’homme abominable qui s’ose vanter d’y voir le mal qui n’y fuit jamais ?
Plus on seroit coupable de prêcher l’irréligion, dit très-bien M. d’Alembert, plus il est criminel d’en accuser ceux qui ne la prêchent pas en effet. Ceux qui jugent publiquement de mon Christianisme, montrent seulement l’espèce du leur ; & la seule chose qu’ils ont prouvée est, qu’eux & moi n’avons pas la même Religion. Voilà précisément ce qui les fâche : on sent que le mal prétendu les aigrit moins que le bien même. Ce bien, qu’ils sont forcés de trouver dans mes Ecrits, les dépite & les gène ; réduits à le tourner en mal encore, ils sentent qu’ils se découvrent trop. Combien ils seroient plus à leur aise si ce bien n’y étoit pas !
Quand on ne me juge point sur ce que j’ai dit, mais sur ce qu’on assure que j’ai voulu dire, quand on cherche dans mes intentions le mal qui n’est pas dans mes Ecrits, que puis-je faire ? Ils démentent mes discours par mes pensées ; quand j’ai dit blanc, ils affirment que j’ai voulu dire noir ; ils se mettent à la place de Dieu pour faire l’œuvre du Diable ; comment dérober ma tête à des coups portés de si haut ?
Pour prouver que l’Auteur n’a point eu l’horrible intention qu’ils lui prêtent, je ne vois qu’un moyen ; c’est d’en juger sur l’ouvrage. Ah ! qu’on en juge ainsi, j’y consens ; mais cette tâche n’est pas la mienne, & un examen suivi sous ce point de vue, seroit de ma part une indignité. Non, Monsieur, il n’y a ni malheur, ni flétrissure qui puissent me réduire à cette abjection. Je croirois outrager l’Auteur, l’Editeur, le Lecteur même, par une justification d’autant plus honteuse qu’elle est plus facile ; c’est dégrader la vertu, que montrer qu’elle n’est pas un crime ; c’est obscurcir l’évidence, que prouver qu’elle est la vérité. Non, lisez & jugez vous-même. Malheur à vous, si, durant cette lecture, votre cœur ne bénit pas cent fois l’homme vertueux & ferme qui ose instruire ainsi les humains ! Eh ! comment me résoudrois-je à justifier cet Ouvrage ? moi qui crois effacer par lui les fautes de ma vie entière ; moi qui mets les maux qu’il m’attire en compensation de ceux que j’ai faits ; moi qui, plein de confiance, espère dire au Juge Suprême : Daigne juger dans ta clémence un homme foible ; j’ai fait le mal sur la terre, mais j’ai publié cet Ecrit.
Mon cher Monsieur, permettez à mon cœur gonflé d’exhaler de tems en tems ses soupirs ; mais soyez sûr que dans mes discussions je ne mêlerai ni déclamations ni plaintes. Je n’y mettrai pas même la vivacité de mes adversaires ; je raisonnerai toujours de sang-froid. Je reviens donc.
Tâchons de prendre un milieu qui vous satisfasse, & qui ne m’avilisse pas. Supposons un moment la profession de foi du Vicaire adoptée en un coin du monde Chrétien, & voyons ce qu’il en résulteroit en bien & en mal. Ce ne sera ni l’attaquer ni la défendre ; ce sera la juger par ses effets.
Je vois d’abord les choses les plus nouvelles sans aucune apparence de nouveauté ; nul changement dans le culte & de grands changemens dans les cœurs, des conversions sans éclat, de la foi sans dispute, du zèle sans fanatisme, de la raison sans impiété, peu de dogmes & beaucoup de vertus, la tolérance du Philosophe & la charité du Chrétien.
Nos Prosélytes auront deux règles de foi qui n’en font qu’une, la raison & l’Evangile ; la seconde sera d’autant plus immuable qu’elle ne se fondera que sur la premiere, & nullement sur certains faits, lesquels, ayant besoin d’être attestés, remettent la Religion sous l’autorité des hommes. Toute la différence qu’il y aura d’eux aux autres Chrétiens est que ceux-ci sont des gens qui disputent beaucoup sur l’Evangile sans se soucier de le pratiquer, au-lieu que nos gens s’attacheront beaucoup à la pratique, & ne disputeront point.
Quand les Chrétiens disputeurs viendront leur dire : Vous vous dites Chrétiens sans l’être ; car pour être Chrétiens, il faut croire en Jésus-Christ, & vous n’y croyez point ; les Chrétiens paisibles leur répondront : "Nous ne savons pas bien si nous croyons en Jésus-Christ dans votre idée, parce que nous ne l’entendons pas ; mais nous tâchons d’observer ce qu’il nous prescrit. Nous sommes Chrétiens chacun à notre manière ; nous, en gardant sa parole, & vous, en croyant en lui. Sa charité veut que nous soyons tous freres, nous la suivons en vous admettant pour tels ; pour l’amour de lui, ne nous ôtez pas un titre que nous honorons de toutes nos forces, & qui nous est aussi cher qu’à vous. "
Les Chrétiens disputeurs insisteront sans doute. En vous renommant de Jésus, il faudroit nous dire à quel titre. Vous gardez, dites-vous sa parole ; mais quelle autorité lui donnez-vous ? Reconnoissez-vous la Révélation, ne la reconnoissez-vous pas ? Admettez-vous l’Evangile en entier, ne l’admettez-vous qu’en partie ? Sur quoi fondez-vous ces distinctions ? Plaisans Chrétiens, qui marchandent avec le Maître, qui choisissent dans sa doctrine ce qu’il leur plaît d’admettre & de rejetter !
À cela les autres diront paisiblement : "Mes freres, nous ne marchandons point ; car notre foi n’est pas un commerce. Vous supposez qu’il dépend de nous d’admettre ou de rejetter comme il nous plaît ; mais cela n’est pas, & notre raison n’obéit point à notre volonté. Nous aurions beau vouloir que ce qui nous paroît faux nous parût vrai, il nous paroîtroit faux malgré nous. Tout ce qui dépend de nous est de parler selon notre pensée on contre notre pensée, & notre seul crime est de ne vouloir pas vous tromper. "
"Nous reconnoissons l’autorité de Jésus-Christ, parce que notre intelligence acquiesce à ses préceptes & nous en découvre la sublimité. Elle nous dit qu’il convient aux hommes de suivre ces préceptes, mais qu’il étoit au-dessus d’eux de les trouver. Nous admettons la Révélation comme émanée de l’Esprit de Dieu, sans en savoir la manière, & sans nous tourmenter pour la découvrir : pourvu que nous sachions que Dieu a parle, peu nous importe d’expliquer comment il s’y est pris pour se faire entendre. Ainsi reconnoissant dans l’Evangile l’autorité divine, nous croyons Jésus-Christ revêtu de cette autorité ; nous reconnoissons une vertu plus qu’humaine dans sa conduite, & une sagesse plus qu’humaine dans ses leçons. Voilà ce qui est bien décidé pour nous. Comment cela s’est-il fait ? Voilà ce qui ne l’est pas ; cela nous passe. Cela ne vous passe pas, vous ; à la bonne heure ; nous vous en félicitons de tout notre cœur. Votre raison peut être supérieure à la nôtre ; mais ce n’est pas à dire qu’elle doive vous servir de Loi. Nous consentons que vous sachiez tout ; souffrez que nous ignorions quelque chose." "Vous nous demandez si nous admettons tout l’Evangile ; nous admettons tous les enseignemens qu’a donnes Jésus-Christ. L’utilité, la nécessité de la plupart de ces enseignemens nous frappe, & nous tâchons de nous y conformer. Quelques-uns ne sont pas à notre portée ; ils ont été donnés sans doute pour des esprits plus intelligens que nous. Nous ne croyons point avoir atteint les limites de la raison humaine, & les hommes plus pénétrans ont besoin de préceptes plus élevés. "
"Beaucoup de choses dans l’Evangile passent notre raison, & même la choquent ; nous ne les rejetons pour-tant pas. Convaincus de la foiblesse de notre entendement, nous savons respecter ce que nous ne pouvons concevoir, quand l’association de ce que nous concevons nous le fait juger supérieur à nos lumieres. Tout ce qui nous est nécessaire à savoir pour être saints, nous paroît clair dans l’Evangile ; qu’avons-nous besoin d’entendre le reste ? Sur ce point nous demeurons ignorans, mais exempts d’erreur, & nous n’en serons pas moins gens de bien ; cette humble réserve elle-même est l’esprit de l’Evangile."
"Nous ne respectons pas précisément ce Livre sacré comme Livre, mais comme la parole & la vie de Jésus-Christ. Le caractère de vérité, de sagesse & de sainteté qui s’y trouve nous apprend que cette histoire n’a pas été essentiellement altérée ;*
[* Où en seroient les simples fidèles, si l’on ’le pouvoit savoir cela que par des discussions de critique, ou par l’autorité des Pasteurs ? De quel front ose-t-on faire dépendre la foi de tant de science on de tant de soumission ?] mais il n’est pas démontré pour nous qu’elle ne l’ait point été du tout. Qui soit si les choses que nous n’y comprenons pas, ne sont point des fautes glissées dans le texte ? Qui soit si des Disciples, si fort inférieurs à leur Maître, l’ont bien compris & bien rendu par-tout ? Nous ne décidons point là-dessus, nous ne présumons pas même, & nous ne vous proposons des conjectures que parce que vous l’exigez. "
"Nous pouvons nous tromper dans nos idées, mais vous pouvez aussi vous tromper dans les vôtres. Pourquoi ne le pourriez-vous pas, étant hommes ? Vous pouvez avoir autant de bonne-foi que nous, mais vous n’en sauriez avoir davantage : vous pouvez être plus éclairés, mais vous n’êtes pas infoillibles. Qui jugera donc entre les deux partis ? Sera-ce vous ? cela n’est pas juste. Bien moins sera-ce nous, qui nous défions si fort de nous-mêmes. Laissons donc cette décision au juge commun qui nous entend ; & puisque nous sommes d’accord sur les règles de nos devoirs réciproques, supportez-nous sur le reste comme nous vous supportons. Soyons hommes de paix, soyons freres ; unissons-nous dans l’amour de notre commun Maître, dans la pratique des vertus qu’il nous prescrit. Voilà ce qui fait le vrai Chrétien. "
"Que si vous vous obstinez à nous refuser ce précieux titre après avoir tout fait pour vivre fraternellement avec vous, nous nous consolerons de cette injustice, en songeant que les mots ne sont pas les choses, que les premiers Disciples de Jésus ne prenoient point le nom de Chrétiens, que le martyr Etienne ne le porta jamais, & que quand Paul fut converti a la foi de Christ il n’y avoit encore aucun Chrétiens*
[*Ce nom leur fut donné quelques années après à Antioche pour la première fois. ] sur la terre. "
Croyez-vous, Monsieur, qu’une controverse ainsi traitée sera fort animée & fort longue, & qu’une des Parties ne sera pas bientôt réduite au silence quand l’autre ne voudra point disputer ?
Si nos Prosélytes sont maîtres du pays où ils vivent, ils établiront une forme de culte aussi simple que leur croyance, & la Religion qui résultera de tout cela sera la plus utile aux hommes par sa simplicité même. Dégagée de tout ce qu’ils mettent à la place des vertus, & n’ayant ni rites superstitieux ni subtilités dans la Doctrine, elle ira tout entière à son vrai but, qui est la pratique de nos devoirs. Les mots de dévot & d’orthodoxe y seront sans usage ; la monotonie de certains sous articulés n’y sera pas la piété ; il n’y aura d’impies que les méchans, ni de fideles que les gens de bien.
Cette institution une fois faite, tous seront obligés par les Loix de s’y soumettre, parce qu’elle n’est point fondée sur l’autorité des hommes, qu’elle n’a rien qui ne soit dans l’ordre des lumieres naturelles, qu’elle ne contient aucun article qui ne se rapporte an bien de la société, & qu’elle n’est mêlée d’aucun dogme inutile à la morale, d’aucun point de pure spéculation.
Nos Prosélytes seront-ils intolérans pour cela ? Au contraire, ils seront tolérans par principe ; ils le seront plus qu’on ne peut l’être dans aucune autre doctrine, puisqu’ils admettront toutes les bonnes Religions qui ne s’admettent pas entre elles, c’est-à-dire, toutes celles qui, ayant l’essentiel qu’elles négligent, font l’essentiel de ce qui ne l’est point. En s’attachant, eux, à ce seul essentiel, ils laisseront les autres en faire à leur gré l’accessaire, pourvu qu’ils ne le rejettent pas : ils les laisseront expliquer ce qu’ils n’expliquent point, décider ce qu’ils ne décident point. Ils laisseront à chacun ses rites, ses formules de foi, sa croyance ; ils diront : admettez avec nous les principes des devoirs de l’homme & du Citoyen ; du reste, croyez tout ce qu’il vous plaira. Quant aux Religions qui sont essentiellement mauvaises, qui portent l’homme à faire le mal, ils ne les toléreront point, parce que cela même est contraire à la véritable tolérance, qui n’a pour but que la paix du Genre-humain. Le vrai tolérant ne tolère point le crime, il ne tolère aucun dogme qui rende les hommes méchans.
Maintenant supposons, au contraire, que nos Prosélytes
soient sous la domination d’autrui : comme gens de paix, ils seront soumis aux Loix de leurs maîtres, même en matière de Religion, à moins que cette Religion ne fût essentiellement mauvaise ; car alors, sans outrager ceux qui la professent, ils refuseroient de la professer. Ils leur diroient : puisque Dieu nous appelle à la servitude, nous voulons être de bons serviteurs, & vos sentimens nous empêcheroient de l’être ; nous connoissons nos devoirs, nous les aimons, nous rejetons ce qui nous en détache ; c’est afin de vous être fidèles, que nous n’adoptons pas la Loi de l’iniquité.
Mais si la Religion du pays est bonne en elle-même, & que ce qu’elle a de mauvais soit seulement dans des interprétations particulieres, ou dans des dogmes purement spéculatifs, ils s’attacheront à l’essentiel, & toléreront le reste, tant par respect pour les Loix, que par amour pour la paix. Quand ils seront appellés à déclarer expressément leur croyance, ils le feront, parce qu’il ne faut point mentir ; ils diront au besoin leur sentiment avec fermeté, même avec force ; ils se défendront par la raison, si on les attaque. Du reste, ils ne disputeront point contre leurs frères ; &, sans s’obstiner à vouloir les convaincre, ils leur resteront unis par la charité ; ils assisteront à leurs assemblées, ils adopteront leurs formules ; &, ne se croyant pas plus infaillibles qu’eux, ils se soumettront à l’avis du plus grand nombre, en ce qui n’intéresse pas leur conscience, & ne leur paroît pas importer au salut.
Voilà le bien, me direz-vous, voyons le mal. Il sera dit en peu de paroles. Dieu ne sera plus l’organe de la méchanceté des hommes. La Religion ne servira plus d’instrument à la tyrannie des Gens d’Eglise & à la vengeance des usurpateurs ; elle ne servira plus qu’à rendre les Croyans bons & justes : ce n’est pas-là le compte de ceux qui les menent ; c’est pis pour eux que si elle ne servoit à rien.
Ainsi donc la Doctrine en question est bonne au Genre-humain, & mauvaise à ses oppresseurs. Dans quelle classe absolue la faut-il mettre ? J’ai dit fidèlement le pour & le contre ; comparez, & choisissez.
Tout bien examiné, je crois que vous conviendrez de deux choses : l’une que ces hommes que je suppose, se conduiroient en ceci très-conséquemment à la profession de foi du Vicaire ; l’autre, que cette conduite seroit non-seulement irréprochable, mais vraiment Chrétienne, & qu’on auroit tort de refuser à ces hommes bons & pieux le nom de Chrétiens, puisqu’ils le mériteroient parfaitement leur conduite, & qu’ils seroient moins opposés, par leurs sentimens, à beaucoup de Sectes qui le prennent, & à qui on ne le dispute pas, que plusieurs de ces mêmes Sectes ne sont opposées entre elles. Ce ne seroient pas, si l’on veut, des Chrétiens à la mode de saint Paul, qui étoit naturellement persécuteur, & qui n’avoit pas entendu Jésus-Christ lui-même ; mais ce seroient des Chrétiens à la mode de saint Jaques, choisis par le Maître en personne, & qui avoit reçu de sa propre bouche les instructions qu’il nous transmet. Tout ce raisonnement est bien simple, mais il me paroît concluant.
Vous me demanderez peut-être comment on peut accorder cette doctrine avec celle d’un homme qui dit que l’Evangile est absurde & pernicieux à la société ? En avouant franchement que cet accord me paroît difficile, je vous demanderai à mon tour où est cet homme qui dit que l’Evangile est absurde & pernicieux. Vos Messieurs m’accusent de l’avoir dit ; & où ? Dans le Contrat Social, au Chapitre de la Religion civile. voici qui est singulier ! Dans ce même Livre, & dans ce même Chapitre, je pense avoir dit précisément le contraire : je pense avoir dit que l’Evangile est sublime, & le plus fort lieu de la société. *
[*Contrat social, L. IV. Chap. 8. pag. 310, 311, de l’édition in-8°. ] Je ne veux pas taxer ces Messieurs de mensonge ; mais avouez que deux propositions si contraires, dans le même Livre & dans le même Chapitre doivent faire un tout bien extravagant.
N’y auroit-il point ici quelque nouvelle équivoque, à la faveur de laquelle on me rendit plus coupable ou plus fou que je ne suis ? Ce mot de Société présente un sens un peu vague : il y a dans le monde des sociétés de bien des sortes, & il n’est pas impossible que ce qui sert à l’une nuise à l’autre. Voyons : la méthode favorite de mes agresseurs est toujours d’offrir avec art des idées indéterminées ; continuons, pour toute réponse, à tâcher de les fixer.
Le Chapitre dont je parle est destiné, comme on le voit par le titre, à examiner comment les institutions religieuses peuvent entrer dans la constitution de l’Etat. Ainsi ce dont il s’agit ici n’est point de considérer les Religions comme vraies ou fausses, ni même comme bonnes ou mauvaises en elles-mêmes, mais de les considérer uniquement par leurs rapports aux corps politiques, & comme parties de la Législation.
Dans cette vue, l’Auteur fait voir que toutes les anciennes Religions, sans en excepter la Juive, furent nationales dans leur origine, appropriées, incorporées à l’Etat, & formant la base, ou du moins faisant partie du Système législatif.
Le Christianisme, au contraire, est dans son principe une Religion universelle, qui n’a rien d’exclusif, rien de local, rien de propre à tel pays plutôt qu’à tel autre. Son divin auteur, embrassant également tous les hommes dans sa charité sans bornes, est venu lever la barrière qui séparoit les Nations, & réunir tout le Genre-humain dans un Peuple de freres : car en toute Nation, celui qui le craint & qui s’adonne à la justice, lui est agréable. *
[* Act X. 35. ] Tel est le véritable esprit de l’Evangile.
Ceux donc qui ont voulu faire du Christianisme une Religion nationale, & l’introduire comme partie constitutive dans le Système de la Législation, ont fait par-là deux fautes, nuisibles, l’une à la Religion, & l’autre à l’Etat. Ils se sont écartés de l’esprit de Jésus-Christ, dont le règne n’est pas de ce monde ; & mêlant aux intérêts terrestres ceux de la Religion, ils ont souillé sa pureté céleste, ils en ont fait l’arme des Tyrans & l’instrument des persécuteurs. Ils n’ont pas moins blessé les saines maximes de la politique, puisqu’au lieu de simplifier la machine du Gouvernement, ils l’ont composée, ils lui ont donné des ressorts étrangers, superflus ; & l’assujettissant à deux mobiles différens, souvent contraires, ils ont causé les tiraillemens qu’on sent dans tous les Etats Chrétiens, où l’on a fait entrer la Religion dans le système politique.
Le parfait Christianisme est l’institution sociale universelle ; mais, pour montrer qu’il n’est point un établissement politique, & qu’il ne concourt point aux bonnes institutions particulières, il faloît ôter le s sophismes de ceux qui mêlent la Religion à tout, comme une prise avec laquelle ils s’emparent de tout. Tous les établissemens humains sont fondés sur les passions humaines, & se conservent par elles : ce qui combat & détruit les passions, n’est donc pas propre à fortifier ces établissemens. Comment ce qui détache les cœurs de la terre, nous donneroit-il plus d’intérêt pour ce qui s’y fait ? comment ce qui nous occupe uniquement d’une autre Patrie, nous attacheroit-il davantage à celle-ci ?
Les Religions nationales sont utiles à l’Etat comme parties de sa constitution, cela est incontestable ; mais elles sont nuisibles au Genre-humain, & même à l’Etat dans un autre sens : j’ai montré comment & pourquoi.
Le Christianisme, au contraire, rendant les hommes justes, modérés, amis de la paix, est très-avantageux à la société générale ; mais il énerve la force du ressort politique, il complique les mouvemens de la machine, il rompt l’unité du corps moral ; & ne lui étant pas assez approprié, il faut qu’il dégénère, ou qu’il demeure une pièce étrangère & embarrassante.
Voilà donc un préjudice & des inconvéniens des deux côtés, relativement au corps politique. Cependant il importe que l’Etat ne soit pas sans Religion, & cela importe par des raisons graves, sur lesquelles j’ai par-tout fortement insisté : mais il vaudroit mieux encore n’en point avoir, que d’en avoir une barbare & persécutante, qui, tyrannisant les Loix mêmes, contrarieroit les devoirs du Citoyen. On diroit que tout ce qui s’est passé dans Geneve à mon égard, n’est fait que pour établir ce Chapitre en exemple, pour prouver par ma propre histoire que j’ai très-bien raisonné.
Que doit faire un sage Législateur dans cette alternative ? De deux choses l’une. La première, d’établir une Religion purement civile, dans laquelle, renfermant les dogmes fondamentaux de toute bonne Religion, tous les dogmes vraiment utiles à la société, soit universelle, soit particulière, il omette tous les autres qui peuvent importer à la foi, mais nullement au bien terrestre, unique objet de la Législation : car, comment le mystere de la Trinité, par exemple, peut-il concourir à la bonne constitution de l’Etat ? en quoi ses membres seront-ils meilleurs Citoyens, quand ils auront rejeté le mérite des bonnes œuvres ? & que fait au lien de la société civile, le dogme du péché originel ? Bien que le Christianisme soit une institution de paix, qui ne voit que le Christianisme dogmatique ou théologique, est, par la multitude & l’obscurité de ses dogmes, surtout par l’obligation de les admettre, un champ de bataille toujours ouvert entre les hommes, & cela sans qu’à force d’interprétations & de décisions on puisse prévenir de nouvelles disputes sur les décisions mêmes ?
L’autre expédient est de laisser le Christianisme tel qu’il est dans son véritable esprit, libre, dégagé de tout lien de chair, sans autre obligation que celle de la conscience, sans autre gêne dans les dogmes que les mœurs & les Loix. La Religion Chrétienne est, par la pureté de sa morale, toujours bonne & saine dans l’Etat, pourvu qu’on n’en fasse pas une partie de sa constitution, pourvu qu’elle y soit admise uniquement comme Religion, sentiment, opinion, croyance ; mais comme Loi politique, le Christianisme dogmatique est un mauvais établissement.
Telle est, Monsieur, la plus forte conséquence qu’on puisse tirer de ce Chapitre, où, bien-loin de taxer le pur Evangile*
[* Lettres écrites de la Campagne, pag. 30. ] d’être pernicieux à la société, je le trouve, en quelque sorte, trop sociable, embrassant trop tout le Genre-humain pour une Législation qui doit être exclusive ; inspirant l’humanité plutôt que le patriotisme, & tendant à former des hommes plutôt que des Citoyens. *
[ *C’est merveille de voir l’assortiment de beaux sentimens qu’on va nous entassant dans les Livres ; il ne faut pour cela que des mots, & les vertus en papier ne coûtent gueres : mais elles ne s’agencent pas tout-à-fait ainsi dans le cœur de l’homme, & il y a loin des peintures aux réalités. Le patriotisme & l’humanité sont, par exemple, deux vertus incompatibles dans leur énergie, & surtout chez un Peuple entier. Le Législateur qui les voudra toutes deux, n’obtiendra ni l’un ni l’autre : cet accord ne s’est jamais vu ; il ne se verra jamais, parce qu’il est contraire à la nature, & qu’on ne peut donner deux objets à la même passion] Si je me suis trompé, j’ai fait une erreur en politique ; mais ou est mon impiété ?
La science du salut & celle du Gouvernement sont très-différentes : vouloir que la première embrasse tout, est un fanatisme de petit esprit : c’est penser comme les Alchimistes, qui, dans l’art de faire de l’or, voient aussi la médecine universelle ; ou comme les Mahométans, qui prétendent trouver toutes les sciences dans l’Alcoran. La doctrine de l’Evangile n’a qu’un objet, c’est d’appeller & sauver tous les hommes ; leur liberté, leur bien-être ici-bas n’y entre pour rien, Jésus l’a dit mille fois. Mêler à cet objet des vues terrestres, c’est altérer sa simplicité sublime, c’est souiller sa sainteté par des intérêts humains : c’est cela qui est vraiment une impiété.
Ces distinctions sont de tout tems établies : on ne les a confondues que pour moi seul. En ôtant des Institutions nationales la Religion Chrétienne, je l’établis la meilleure pour le Genre-humain. l’Auteur de l’Esprit des Loix a fait plus, il a dit que la Musulmane étoit la meilleure pour les Contrées Asiatiques. Il raisonnoit en politique, & moi aussi. Dans quel pays a-t-on cherché querelle, je ne dis pas à l’Auteur, mais au Livre ?*
[* Il est bon de remarquer que le Livre de l’Esprit des Loix fut imprimé pour la premiere fois à Geneve, sans que les Scholarques y trouvassent rien à reprendre, & que ce fut un Pasteur qui corrigea l’Edition. ] Pourquoi donc suis-je coupable, ou pourquoi ne l’étoit-il pas ?
Voilà, Monsieur, comment, par des extraits fidèles, un critique équitable parvient à connoître les vrais sentimens d’un Auteur, & le dessein dans lequel il a composé son Livre. Qu’on examine tous les miens par cette méthode, je ne crains point les jugemens que tout honnête homme en pourra porter. Mais ce n’est pas ainsi que ces Messieurs s’y prennent, ils n’ont garde, ils n’y trouveroient pas ce qu’ils cherchent. Dans le projet de me rendre coupable à tout prix, ils écartent le vrai but de l’ouvrage ; ils lui donnent pour but chaque erreur, chaque négligence échappée a l’Auteur : & si par hasard il laisse un passage équivoque, ils ne manquent pas de l’interpréter dans le sens qui n’est pas le sien. Sur un grand champ couvert d’une moisson fertile, ils vont triant avec soin quelques mauvaises plantes, pour accuser celui qui l’a semé d’être un empoisonneur.
Mes propositions ne pouvoient faire aucun mal à leur place ; elles étoient vraies, utiles, honnêtes, dans le sens que je leur donnois. Ce sont leurs falsifications, leurs subreptions, leurs interprétations frauduleuses qui les rendent punissables : il faut les brûler dans leurs Livres, & les couronner dans les miens. Combien de fois les Auteurs diffamés & le Public indigné n’ont ils pas réclamé contre cette manière odieuse de déchiqueter un ouvrage, d’en défigurer toutes les parties, d’en juger sur des lambeaux enlevés çà & là au choix d’un accusateur infidèle, qui produit le mal lui-même en le détachant du bien qui le corrige & l’explique, en détroquant par-tout le vrai sens ? Qu’on juge la Bruyere ou La Rochefoucault sur des maximes isolées, à la bonne heure ; encore sera-t-il juste de comparer & de compter. Mais dans un Livre de raisonnement, combien de sens divers ne peut pas avoir la même proposition, selon la manière dont l’Auteur l’emploie, & dont il la fait envisager ? Il n’y a peut-être pas une de celles qu’on m’impute, à laquelle, au lieu ou je l’ai mise, la page qui précède ou celle qui suit ne serve de réponse, & que je n’aie prise en un sens différent de celui que lui donnent mes accusateurs. Vous verrez, avant la fin de ces Lettres, des preuves de cela qui vous surprendront.
Mais qu’il y ait des propositions fausses, répréhensibles, blâmables en elles-mêmes, cela suffit-il pour rendre un Livre pernicieux ? Un bon Livre n’est pas celui qui ne contient rien de mauvais ou rien qu’on puisse interpréter en mal ; autrement il n’y auroit point de bons Livres : mais un bon Livre est celui qui contient plus de bonnes choses que de mauvaises ; un bon Livre est celui dont l’effet total est de mener au bien, malgré le mal qui peut s’y trouver. Eh ! que seroit-ce mon Dieu ! si dans un grand ouvrage, plein de vérités utiles, de leçons d’humanité, de piété, de vertu, il étoit permis d’aller cherchant avec une maligne exactitude toutes les erreurs, toutes les propositions équivoques, suspectes, ou inconsidérées, toutes les inconséquences qui peuvent échapper dans le détail a un Auteur surchargé de sa matière, accablé des nombreuses idées qu’elle lui suggere, distroit des unes par les autres, & qui peut à peine assembler dans sa tête toutes les parties de son vaste plan ? s’il étoit permis de faire un amas de toutes ses fautes, de les aggraver les unes par les autres, en rapprochant ce qui est épars, en liant ce qui est isolé ; puis, taisant la multitude de choses bonnes & louables qui les démentent, qui les expliquent, qui les rachetent, qui montrent le vrai but de l’Auteur, de donner cet affreux recueil pour celui de ses principes, d’avancer que c’est-là le résumé de ses vrais sentimens, & de le juger sur un pareil extrait ? Dans quelle désert faudroit-il fuir, dans quel antre faudroit-il se cacher pour échapper aux poursuites de pareils hommes, qui, sous l’apparence du mal, puniroient le bien, qui compteroient pour rien le cœur, les intentions, la droiture par-tout évidente, & traiteroient la faute la plus légere & la plus involontaire comme le crime d’un scélérat ? Y a-t-il un seul Livre au monde, quelque vrai, quelque bon, quelque excellent qu’il puisse être, qui pût échapper à cette infâme inquisition ? Non, Monsieur, il n’y en a pas un, pas un seul, non pas l’Evangile même : car le mal qui n’y seroit pas, ils s auroient l’y mettre par leurs extraits infidèles, par leurs fausses interprétations.
Nous vous désérons, oseroient-ils dire, un Livre scandaleux, téméraire, impie, dont la morale est d’enrichir le riche & de dépouiller le pauvre, *
[* Matth XIII. 12. Luc. XIX. 26] ] d’apprendre aux enfans à renier leur mere & leurs freres,*
[* Matth. XII. 48. Marc. III. 33. ] de s’emparer sans scrupule du bien d’autrui,*
[* Marc. XI. 2. Luc. XIX. 30] de n’instruire point les méchans, de peur qu’ils ne se corrigent & qu’ils ne soient pardonnes, *
[* Marc. IV. 12. JeanXII. 40] de haÏr pere, mere, femme, enfans, tous ses proches ;*
[* Luc. XIV. 26] un Livre où l’on souffle par-tout le feu de discorde, *
[*Matth. X. 34. Luc. XII. 51. 52. ] où l’on se vante d’armer le fils contre le pere,*
[* Matth. X. 35. Luc. XII. 53. ] les parens l’un contre l’autre,*
[* Ibid. ] les domestiques contre leurs maîtres ; *
[* Matt. X. 36] où l’on approuve la violation des Loix,*
[* Matth. XII. 2. & seqq. ] où l’on impose en devoir la persécution,*
[* Luc. XIV. 23. ] où pour porter les peuples au brigandage, on fait du bonheur éternel le prix de la force & la conquête des hommes violens. *
[* Matth. XI. 12. ]
Figurez-vous une âme infernale analysant ainsi tout l’Evangile, formant de cette calomnieuse analyse, sous le nom de Profession de foi évangélique, un Ecrit qui feroit horreur, & les dévots Pharisiens prônant cet Ecrit d’un air de triomphe comme l’abrégé des leçons de Jésus-Christ. Voilà pourtant jusqu’où peut mener cette indigne méthode. Quiconque aura lu mes Livres, & lira les imputations de ceux qui m’accusent, qui me jugent, qui me condamnent, qui me poursuivent, verra que c’est ainsi que tous m’ont traité.
Je crois vous avoir prouvé que ces Messieurs ne m’ont pas
jugé selon la raison ; j’ai maintenant à vous prouver qu’ils ne
m’ont pas jugé selon les loix : mais laissez-moi reprendre un
instant haleine. À quels tristes essais me vois-je réduit à mon
âge ? Devois-je apprendre si tard à faire mon apologie ? Étoit-ce
la peine de commencer ?
J’ai supposé, Monsieur, dans ma précédente Lettre, que
j’avois commis en effet contre la Foi les erreurs dont on m’accuse,
& j’ai fait voir que ces erreurs n’étant point nuisibles
à la société, n’étoient pas punissables devant la justice humaine.
Dieu s’est réservé sa propre défense, & le châtiment des fautes
qui n’offensent que lui. C’est un sacrilege à des hommes de
se faire les vengeurs de la Divinité, comme si leur protection
lui étoit nécessaire. Les Magistrats, les Rois, n’ont aucune
autorité sur les ames ; & pourvu qu’on soit fidele aux Loix
de la société dans ce monde, ce n’est point à eux de se
mêler de ce qu’on deviendra dans l’autre, où ils n’ont aucune
inspection. Si l’on perdoit ce principe de vue, les Loix faites
pour le bonheur du Genre-humain en seroient bientôt le tourment ;
&, sous leur inquisition terrible, les hommes, jugés
par leur foi plus que par leurs œuvres, seroient tous à la
merci de quiconque voudroit les opprimer.
Si les Loix n’ont nulle autorité sur les sentimens des hommes en ce qui tient uniquement à la Religion, elles n’en ont point non plus en cette partie sur les Écrits où l’on manifeste ces sentimens. Si les Auteurs de ces Écrits sont punissables, ce n’est jamais précisément pour avoir enseigné l’erreur, puisque la Loi ni ses Ministres ne jugent pas de ce qui n’est précisément qu’une erreur. L’Auteur des Lettres écrites de la Campagne paroît convenir de ce principe. *
[* À cet égard, dit-il, pag. 22. je retrouve assez mes maximes dans celles des représentations ; & p. 29. il regarde comme incontestable que personne ne peut être poursuivi pour ses idées sur la Religion.] Peut-être même en accordant que la Politique & la Philosophie pourront soutenir la liberté de tout écrire, le pousseroit-il trop loin. *
[* Page 30] Ce n’est pas ce que je veux examiner ici.
Mais voici comment vos Messieurs & lui tournent la chose pour autoriser le jugement rendu contre mes Livres & contre moi. Ils me jugent moins comme Chrétien que comme Citoyen ; ils me regardent moins comme impie envers Dieu, que comme rebelle aux Loix ; ils voient moins en moi le péché que le crime, & l’hérésie que la désobéissance. J’ai, selon eux, attaqué la Religion de l’Etat ; j’ai donc encouru la peine portée par la Loi contre ceux qui l’attaquent. Voilà, je crois, le sens de ce qu’ils ont dit d’intelligible pour justifier leur procédé.
Je ne vois à cela que trois petites difficultés. La premiere, de savoir quelle est cette Religion de l’Etat ; la seconde, de montrer comment je l’ai attaquée ; la troisième, de trouver cette Loi selon laquelle j’ai été jugé.
Qu’est-ce que la Religion de l’Etat ? C’est la sainte Réformation évangélique. Voilà, sans contredit, des mots bien sonnans. Mais qu’est-ce, à Geneve aujourd’hui, que la sainte Réformation évangélique ? Le sauriez-vous, Monsieur, par hasard ? En ce cas je vous en félicite. Quant à moi, je l’ignore. j’avois cru le savoir ci-devant ; mais je me trompois ainsi que bien d’autres, plus savans que moi sur tout autre point, & non moins ignorans sur celui-là.
Quand les Réformateurs se détachèrent de l’Eglise Romaine, ils l’accuserent d’erreur ; &, pour corriger cette erreur dans sa source, ils donnèrent à l’Ecriture un autre sens que celui que l’Eglise lui donnoit. On leur demanda de quelle autorité ils s’écartoient ainsi de la Doctrine reçue ; ils dirent que s’étoit de leur autorité propre, de celle de leur raison. Ils dirent que le sens de la Bible étant intelligible & clair à tous les hommes en ce qui étoit du salut, chacun étoit juge compétent de la Doctrine, & pouvoit interpréter la Bible, qui en est la règle, selon son esprit particulier ; que tous s’accorderoient ainsi sur les choses essentielles ; & que celles sur lesquelles ils ne pourroient s’accorder, ne j’étoient point.
Voilà donc l’esprit particulier établi pour unique interprète de l’Ecriture ; Voilà l’autorité de l’Eglise rejettée ; Voilà chacun mis pour la Doctrine sous sa propre juridiction. Tels sont les deux points fondamentaux de la Réforme : reconnoître la Bible pour regle de sa croyance, & n’admettre d’autre interprete du sens de la Bible que soi. Ces deux points combinés forment le principe sur lequel les Chrétiens Réformés se sont séparés de l’Eglise Romaine, & ils ne pouvoient moins faire sans tomber en contradiction ; car quelle autorité interprétative auroient-ils pu se réserver, après avoir rejeté celle du corps de l’Eglise ?
Mais, dira-t-on, comment, sur un tel principe, les Réformés ont-ils pu se réunir ? Comment, voulant avoir chacun leur façon de penser, ont-ils fait corps contre l’Eglise Catholique ? Ils le devoient faire : ils se réunissoient en ceci, que tous reconnoissoient chacun d’eux comme juge compétent pour lui-même. Ils toléroient, & ils devoient tolérer toutes les interprétations, hors une, savoir celle qui ôte la liberté des interprétations. Or cette unique interprétation qu’ils rejetoient, étoit celle des Catholiques. Ils devoient donc proscrire de concert Rome seule, qui les proscrivoit également tous. La diversité même de leur façon de penser sur tout le reste, étoit le lien commun qui les unissoit. C’étoient autant de petits Etats ligués contre une grande Puissance, & dont la confédération générale n’ôtoit rien à l’indépendance de chacun.
Voilà, comment la Réformation évangélique s’est établie, & Voilà comment elle doit se conserver. Il est bien vrai que la Doctrine du plus grand nombre peut être proposée à tous, comme la plus probable ou la plus autorisée. Le Souverain peut même la rédiger en formule, & la prescrire à ceux qu’il charge d’enseigner, parce qu’il faut quelque ordre, quelque regle dans les instructions publiques ; & qu’au fond l’on ne gêne en ceci la liberté de personne, puisque nul n’est forcé d’enseigner malgré lui : mais il ne s’ensuit pas de-là que les Particuliers soient obligés d’admettre précisément ces interprétations qu’on leur donne & cette Doctrine qu’on leur enseigne. Chacun en demeure seul juge pour lui-même, & ne reconnoît en cela d’autre autorité que la sienne propre. Les bonnes instructions doivent moins fixer le choix que nous devons faire, que nous mettre en état de bien choisir. Tel est le véritable esprit de la Réformation ; tel en est le vrai fondement. La raison particuliere y prononce, en tirant la foi de la regle commune qu’elle établit, savoir, l’Evangile, & il est tellement de l’essence de la raison d’être libre, que, quand elle voudroit s’asservir à l’autorité, cela ne dépendroit pas d’elle. Portez la moindre atteinte à ce principe, & tout l’évangélisme croule à l’instant. Qu’on me prouve aujourd’hui qu’en matiere de foi je suis obligé de me soumettre aux décisions de quelqu’un, des demain je me fois Catholique, & tout homme conséquent & vrai fera comme moi.
Or la libre interprétation de l’Ecriture emporte non-seulement le droit d’en expliquer les passages, chacun selon son sens particulier, mais celui de rester dans le doute sur ceux qu’on trouve douteux, & celui de ne pas comprendre ceux qu’on trouve incompréhensibles. Voilà le droit de chaque fidele, droit sur lequel ni les Pasteurs ni les Magistrats n’ont rien à voir. Pourvu qu’on respecte toute la Bible & qu’on s’accorde sur les points capitaux, on vit selon la Réformation évangélique. Le serment des Bourgeois de Geneve n’emporte rien de plus que cela.
Or je vois déjà vos Docteurs triompher sur ces points capitaux, & prétendre que je m’en écarte. Doucement, Messieurs, de grace ; ce n’est pas encore de moi qu’il s’agit, c’est de vous. Sachons d’abord quels sont, selon vous, ces points capitaux ; sachons quel droit vous avez de me contraindre à les voir où je ne les vois pas, & où peut-être vous ne les voyez pas vous-mêmes. N’oubliez point, s’il vous plaît, que me donner vos décisions pour Loix, c’est vous écarter de la sainte réformation évangélique, c’est en ébranler les vrais fondemens ; c’est vous qui par la Loi, méritez punition. Soit que l’on considere l’état politique de votre République lorsque la Réformation fut instituée, soit que l’on pese les termes de vos anciens Edits par rapport à la Religion qu’ils prescrivent, on voit que la Réformation est par-tout mise en opposition avec l’Eglise Romaine, & que les Loix n’ont pour objet que d’abjurer les principes & le culte de celle-ci, destructifs de la liberté dans tous les sens.
Dans cette position particuliere l’Etat n’existoit, pour ainsi dire, que par la séparation des deux Eglises, & la République étoit anéantie si le Papisme reprenoit le dessus. Ainsi la Loi qui fixoit le culte évangélique, n’y considéroit que l’abolition du culte Romain. C’est ce qu’attestent les invectives, même indécenes, qu’on voit contre celui-ci dans vos premieres Ordonnances, & qu’on a sagement retranchées dans la suite, quand le même danger n’existoit plus : c’est ce qu’atteste aussi le serment du Consistoire, lequel consiste uniquement à empêcher toutes idolâtries, blasphêmes, dissolutions, & autres choses contrevenantes à l’honneur de Dieu & à la Réformation de l’Evangile. Tels sont les termes de l’Ordonnance passée en 1562. Dans la revue de la même Ordonnance en 1576, on mit à la tête du serment de veiller sur tous scandales : *
[*Ordon. Ecclés. Tit. III. Art LXXV. ] ce qui montre que dans la premiere formule du serment, on m’avoit pour objet que la séparation de l’Eglise Romaine. Dans la suite on pourvut encore à la police : cela est naturel quand un établissement commence à prendre de la consistance ; mais enfin, dans l’une & dans l’autre leçon, ni dans aucun serment de Magistrats, de Bourgeois, de Ministres, il n’est question ni d’erreur ni d’hérésie. Loin que ce fut là l’objet de la Réformation ni des Loix, c’eût été se mettre en contradiction avec soi-même. Ainsi vos Edits n’ont fixé, sous ce mot de Réformation que les points controversés avec l’Eglise Romaine.
Je sais que votre Histoire, & celle cri général de la Réforme, est pleine de faits qui montrent une inquisition très sévere, & que, de persécutés, les Réformateurs devinrent bientôt persécuteurs : mais ce contraste, si choquant dans toute l’histoire dit Christianisme, ne prouve autre chose dans la vôtre que l’inconséquence des hommes & l’empire des passions sur la raison. À force de disputer contre le Clergé Catholique, le Clergé Protestant prit l’esprit disputer & pointilleux. Il vouloit tout décider, tout régler, prononcer sur tout ; chacun proposoit modestement son sentiment pour Loi suprême à tous les autres : ce n’étoit pas le moyen de vivre en paix. Calvin, sans doute, étoit un grand homme ; mais enfin c’étoit un homme, &, qui pis est, un Théologien : il avoit d’ailleurs tout l’orgueil du génie qui sent sa supériorité, & qui s’indigne qu’on la lui dispute : la plupart de ses Collegues étoient dans le même cas ; tous en cela d’autant plus coupables qu’ils étoient plus inconséquens.
Aussi, quelle prise n’ont-ils pas donnée en ce point aux Catholiques, & quelle pitié n’est-ce pas de voir dans leurs défenses ces savans hommes, ces esprits éclairés qui raisonnoient si bien sur tout autre article, déraisonner si sottement sur celui-là. Ces contradictions ne prouvoient cependant autre chose, sinon qu’ils suivoient bien plus leurs passions que leurs principes. Leur dure orthodoxie étoit elle-même une hérésie. c’étoit bien là l’esprit des Réformateurs, mais ce n’étoit pas celui de la Réformation.
La Religion Protestante est tolérante par principe, elle est tolérante essentiellement ; elle l’est autant qu’il est possible de l’être, puisque le seul dogme qu’elle ne tolere pas, est celui de l’intolérance. Voilà l’insurmontable barriere qui nous sépare Catholiques, & qui réunit les autres Communions entre elles : chacune regarde bien les autres comme étant dans l’erreur ; mais nulle ne regarde ou ne doit regarder cette erreur comme un obstacle au salut. *
[*De toutes les sectes du Christianisme la Luthérienne me paroît la plus inconséquente. Elle a réuni comme à plaisir contre elle seule toutes les objections qu’elles se font l’une à l’autre. Elle est en particulier intolérante comme l’Eglise Romaine ; mais le grand argument de celle-ci lui manque : elle est intolérante sans savoir pourquoi. ]
Les Réformés de nos jours, du moins les Ministres, ne connoissent ou n’aiment plus leur Religion. S’ils l’avoient connue & aimée, à la publication de mon Livre, ils auroient poussé de concert un cri de joie, ils se seroient tous unis avec moi, qui n’attaquois que leurs adversaires ; mais ils aiment mieux abandonner leur propre cause que de soutenir la mienne : avec leur ton risiblement arrogant, avec leur rage de chicane & d’intolérance, ils ne savent plus ce qu’ils croient, ni ce qu’ils veulent, ni ce qu’ils disent. Je ne les vois plus que comme de mauvais valets des Prêtres, qui les servent moins par amour pour eux que par haine contre moi. *
[* Il est assez superflu, je crois, d’avertir que j’excepte ici mon Pasteur, & ceux qui, sur ce point, pensent comme lui.
J’ai appris depuis cette note à n’excepter personne ; mais je la laisse, selon ma promesse, pour l’instruction de tout honnête homme qui peut être tenté de louer des gens d’Eglise. ] Quand ils auront bien disputé, bien chamaillé, bien ergoté, bien prononcé, tout au fort de leur petit triomphe, le Clergé Romain, qui maintenant rit & les laisse faire, viendra les chasser, armé d’argumens ad hominem sans réplique ; & les battant de leurs propres armes, il leur dira : cela va bien ; mais à présent ôtez-vous de-là, méchans intrus que vous êtes ; vous n’avez travaillé que pour nous. Je reviens à mon sujet.
L’Eglise de Geneve n’a donc & ne doit avoir, comme Réformée, aucune profession de foi précise, articulée, & commune à tous ses membres. Si l’on vouloit en avoir une, en cela même on blesseroit la liberté évangélique, on renonceroit au principe de la Réformation, on violeroit la Loi de l’Etat. Toutes les Eglises Protestantes qui ont dressé des formules de profession de foi, tous les Synodes qui ont déterminé des points de doctrine, n’ont voulu que prescrire aux Pasteurs celle qu’ils devoient enseigner, & étoit bon & convenable. Mais si ces Eglises & ces Synodes ont prétendu faire plus par ces formules, & prescrire aux fideles ce qu’ils devoient croire ; alors, par de telles décisions, ces assemblées n’ont prouvé autre chose, sinon qu’elles ignoroient leur propre Religion.
L’Eglise de Geneve paroissoit depuis long-tems s’écarter moins que les autres du véritable esprit du Christianisme, & c’est sur cette trompeuse apparence que j’honorai ses Pasteurs d’éloges dont je les croyois dignes ; car mon intention n’étoit assurément pas as d’abuser le Public. Mais qui peut voir aujourd’hui ces mêmes Ministres, jadis si coulans & devenus tout-à-coup si rigides, chicaner sur l’orthodoxie d’un LaÏque, & laisser la leur dans une si scandaleuse incertitude ? On leur demande si Jésus-Christ est Dieu, ils n’osent répondre : on leur demande quels mysteres ils admettent, ils n’osent répondre. Sur quoi donc répondront-ils, & quels seront les articles fondamentaux, différens des miens, sur lesquels ils veulent qu’on se décide, si ceux-là n’y sont pas compris ?
Un Philosophe jette sur eux un coup-d’œil rapide ; il les pénetre, il les voit Ariens, Sociniens : il le dit, & pense leur faire honneur ; mais il ne voit pas qu’il expose leur intérêt temporel, la seule chose qui généralement décide ici-bas de la foi des hommes.
Aussi-tôt, alarmes, effrayés, ils s’assemblent, ils discutent, ils s’agitent, ils ne savent à quel Saint se vouer ; & après force consultations,*
[*Quand on est bien décidé sur, ce qu’on croit, disoit à ce sujet un journaliste, une profession de foi doit être bientôt faite. ] délibérations, conférences, le tout aboutit à un amphigouri où l’on ne dit ni oui ni non, & auquel il est aussi peu possible de rien comprendre qu’aux deux Plaidoyers de Rabelais. *
[* Il y auroit peut-être eu quelque embarras à s’expliquer plus clairement sans être obligé de se rétracter sur certaines choses. ] La doctrine orthodoxe n’est-elle pas bien claire, & ne la voilà-t-il pas en de sûres moins ? Cependant, parce qu’un d’entre eux, compilant force plaisanteries scolastiques, aussi bénignes qu’élégantes, pour juger mon Christianisme, ne craint pas d’abjurer le sien ; tout charmés du savoir de leur Confrere, & sur-tout de sa logique, ils avouent son docte ouvrage & l’en remercient par une députation. Ce sont en vérité de singulieres gens que Messieurs vos Ministres ; on ne soit ni ce qu’ils croient ni ce qu’ils ne croient pas ; on ne soit pas même ce qu’ils font semblant de croire : leur seule maniere d’établir leur foi est d’attaquer celle des autres : ils font comme les Jésuites, qui, dit-on, forçoient tout le monde à signer la Constitution, sans vouloir la signer eux-mêmes. Au lieu de s’expliquer sur la doctrine qu’on leur impute, ils pensent donner le change aux autres Eglises, en cherchant querelle à leur propre défenseur ; ils veulent prouver par leur ingratitude qu’ils n’avoient pas besoin de mes soins, & croient se montrer assez orthodoxes en se montrant persécuteurs.
De tout ceci je conclus qu’il n’est pas aisé de dire en quoi consiste à Geneve aujourd’hui la sainte Réformation. Tout ce qu’on petit avancer de certain sur cet article, est qu’elle doit consister principalement à rejetter les points contestés à l’Eglise Romaine par les premiers Réformateurs, & sur-tout par Calvin. C’est-là l’esprit de votre institution ; c’est par-là que vous êtes un Peuple libre, & c’est par ce côté seul que la Religion fait chez vous partie de la Loi de l’Etat.
De cette premiere question je passe à la seconde, & je dis ; dans un Livre où la vérité, l’utilité, la nécessité de, la Religion en général est établie avec la plus grande force, où, sans donner aucune exclusion,*
[ *J’exhorte tout lecteur équitable à relire & peser dans l’émile ce qui suit immédiatement la profession de foi du Vicaire, & où je reprends la parole. ] l’Auteur préfere la Religion Chrétienne à tout autre culte, & la Réformation évangélique à toute autre Secte, comment se peut-il que cette même Réformation soit attaquée ? Cela paroît difficile à concevoir. Voyons cependant.
J’ai prouvé ci-devant en général, & je prouverai plus en détail ci-après, qu’il n’est pas vrai que le Christianisme soit attaqué dans mon Livre. Or, lorsque les principes communs ne sont pas attaqués, on ne petit attaquer en particulier aucune Secte que de deux manieres ; savoir, indirectement, en soutenant les dogmes distinctifs de ses adversaires ; ou directement, en attaquant les siens.
Mais comment aurois-je soutenu les dogmes distinctifs des Catholiques, puisqu’au contraire ce sont les seuls que j’aie attaqués, & puisque c’est cette attaque même qui a soulevé contre moi le parti Catholique, sans lequel il est sûr que les Protestans m’auroient rien dit ? Voilà, je l’avoue, une des choses les plus étranges dont on ait jamais oui parler ; mais elle n’en est pas moins vraie. Je suis Confesseur de la Foi Protestante à Paris, & c’est pour cela que je le suis encore à Geneve.
Et comment aurois-je attaqué les dogmes distinctifs des Protestans, puisque au contraire ce sont ceux que j’ai soutenus avec le plus de force, puisque je n’ai cessé d’insister sur
l ’autorité de la raison en matiere de foi, sur la libre interprétation des Ecritures, sur la tolérance évangélique, & sur l’obéissance aux Loix, même en matiere de culte ; tous dogmes distinctifs & radicaux de l’Eglise Réformée, & sans lesquels, loin d’être solidement établie, elle ne pourroit pas même exister ?
Il y a plus : voyez quelle force la forme même de l’Ouvrage ajoute aux argumens en faveur des Réformés. C’est un Prêtre Catholique qui parle, & ce Prêtre n’est ni un impie ni un libertin : c’est un homme croyant & pieux, plein de candeur, de droiture ; &, malgré ses difficultés, ses objections, ses doutes, nourrissant au fond de son cœur le plus vrai respect pour le culte qu’il professe : un homme qui, dans les épanchemens les plus intimes, déclare qu’appellé dans ce culte au service de l’Eglise, il y remplit avec toute l’exactitude possible les soins qui lui sont prescrits ; que sa conscience lui reprocheroit d’y manquer volontairement dans la moindre chose ; que dans le mystere qui choque le plus sa raison, il se recueille au moment de la consécration, pour la faire avec toutes les dispositions qu’exigent l’Eglise & la grandeur du Sacrement ; qu’il prononce avec respect les mots sacramentaux, qu’il donne à leur effet toute la foi qui dépend de lui ; & que, quoi qu’il en soit de ce Mystere inconcevable, il ne craint pas qu’au jour du jugement il soit puni pour l’avoir jamais profané dans son cœur. *
[* Emile, Tome III. pag. 185 & 186. ] Voilà comment parle & pense cet homme vénérable, vraiment bon, sage, vraiment Chrétien, & le Catholique le plus sincere qui peut-être ait jamais existé.
Ecoutez toutefois ce que dit ce vertueux Prêtre à mi jeune homme Protestant qui s’étoit fait Catholique, & auquel il donne des conseils. "Retournez dans votre Patrie, reprenez la Religion de vos Peres, suivez-la dans la sincérité de votre cœur, & ne la quittez plus ; elle est très-simple & très-sainte ; je la crois, de toutes les Religions qui sont sur la terre, celle dont la morale est la plus pure & dont la raison se contente le mieux. "*
[* Ibid. pag. 195. ]
Il ajoute un moment après : "Quand vous voudrez écouter votre conscience, mille obstacles vains disparoîtront à sa voix. Vous sentirez que, dans l’incertitude où nous sommes, c’est une inexcusable présomption de professer une autre Religion que celle où l’on est né, & une fausseté de ne pas pratiquer sincérement celle qu’on professe. Si l’on s’égare, on s’ôte une grande excuse au Tribunal du Souverain Juge. Ne pardonnera-t-il pas plutôt l’erreur où l’on fut nourri que celle qu’on osa choisir soi-même ?"*
[* Ibid. pag. 196]
Quelques pages auparavant, il avoit dit : "si j’avois des Protestans à mon voisinage ou dans ma Paroisse, je ne les distinguerois pas de mes Paroissiens en ce qui tient à la charité Chrétienne ; je les porterois tous également à s’entre-aimer, à se regarder comme freres, à respecter toutes les Religions, & à vivre en paix chacun dans la sienne. Je pense que solliciter quelqu’un de quitter celle où il est né, c’est le solliciter de mal faire, & par conséquent faire mal soi-même. En attendant de plus grandes lumieres, gardons l’ordre public, dans tout Pays respectons les Loix, ne troublons point le culte qu’elles prescrivent, ne portons point les Citoyens à la désobéissance : car nous ne savons point certainement si c’est un bien pour eux de quitter leurs opinions pour d’autres, & nous savons très-certainement que c’est un mal de désobéir aux Loix. "
Voilà, Monsieur, comment parle un Prêtre Catholique dans un Ecrit où l’on m’accuse d’avoir attaqué le culte des Réformes, & où il n’en est pas dit autre chose. Ce qu’on auroit pu me reprocher peut-être étoit une partialité outrée en leur faveur, & un défaut de convenance en faisant parler un Prêtre Catholique comme jamais Prêtre Catholique n’a parlé. Ainsi j’ai fait en toute chose précisément le contraire de ce qu’on m’accuse d’avoir fait. On diroit que vos Magistrats se sont conduits par gageure : quand ils auroient parié de juger contre l’évidence, ils n’auroient pu mieux réussir.
Mais ce Livre contient des objections, de difficultés, des doutes ! Eh ! pourquoi non, je vous prie ? Où est le crime à un Protestant de proposer ses doutes sur ce qu’il trouve douteux, & ses objections sur ce qu’il en trouve susceptible ? Si ce qui vous paroît clair me paroît obscur, si ce que vous jugez démontré ne me semble pas l’être, de quel droit prétendez-vous soumettre ma raison à la vôtre, & me donner votre autorité pour Loi, comme si vous prétendiez à l’infaillibilité du Pape ? N’est-il pas plaisant qu’il faille raisonner en Catholique, pour m’accuser d’attaquer les Protestans ?
Mais ces objections & ces doutes tombent sur tes points fondamentaux de la foi ; Sous l’apparence de ces doutes on a rassemblé tout ce qui petit tendre à saper, ébranler & détruire les principaux fondemens de la Religion Chrétienne ? Voilà qui change la these : & si cela est vrai, je puis être coupable ; mais aussi c’est un mensonge, & un mensonge bien impudent de la part de gens qui ne savent pas eux-mêmes en quoi consistent les principes fondamentaux de leur Christianisme. Pour moi, je sais très-bien en quoi consistent les principes fondamentaux du mien, & je l’ai dit. Presque toute la profession de foi de la Julie est affirmative ; toute la premiere partie de celle du Vicaire est affirmative, la moitié de la seconde partie est encore affirmative ; une partie du chapitre de la Religion civile est affirmative ; la Lettre à M. l’Archevêque de Paris est affirmative. Voilà, Messieurs, mes articles fondamentaux : voyons les vôtres.
Ils sont adroits, ces Messieurs ; ils établissent la méthode de discussion la plus nouvelle & la plus commode pour des persécuteurs. Ils laissent avec art tous les principes de la Doctrine incertains & vagues. Mais un Auteur a-t-il le malheur de leur déplaire, ils vont furetant dans ses Livres quelles peuvent être ses opinions. Quand ils croient les avoir bien constatées, ils prennent les contraires de ces mêmes opinions, & en font autant d’articles de foi. Ensuite ils crient à l’impie, au blasphême, parce que l’Auteur n’a pas d’avance admis dans ses Livres les prétendus articles de foi qu’ils ont bâtis après coup pour le tourmenter.
Comment les suivre dans ces multitudes de points sur les quels ils m’ont attaqué ? comment rassembler tous leurs libelles ? comment les lire ? qui peut aller trier tous ces lambeaux, tout ces guenilles, chez les fripiers de Geneve ou dans le fumier du Mercure de Neufchâtel ? Je me perds, je m’embourbe au milieu de tant de bêtises. Tirons de ce fatras un seul article pour servir d’exemple, leur article le plus triomphant, celui pour lequel leurs Prédicants*
[*Je n’aurois point employé ce terme, que je trouvois déprisant, si l’exempt du Conseil de Geneve, qui s’en servoit en écrivant au Cardinal de Fleury, n’eût appris que mon scrupule étoit mal fonde. ] se sont mis en campagne, & dont ils ont fait le plus de bruit : les miracles.
J’entre dans un long examen. Pardonnez-m’en l’ennui, je vous supplie. Je ne veux discuter ce point si terrible que pour vous épargner ceux sur lesquels ils ont moins insiste.
Ils disent donc : "J. J. Rousseau n’est pas Chrétien, quoiqu’il se donne pour tel ; car nous, qui certainement le sommes, ne pensons pas comme lui. J. J. ne croit point à la Révélation, quoiqu’il dise y croire : en voici la preuve."
"Dieu ne révele pas sa volonté immédiatement à tous les hommes. Il leur parle par ses Envoyés ; & ces Envoyés ont pour preuve de leur mission les miracles. Donc quiconque rejette les miracles, rejette les Envoyés de Dieu ; & qui rejette les Envoyés de Dieu, rejette la Révélation. Or Jean-Jacques Rousseau rejette les miracles. "
Accordons d’abord & le principe & le fait comme s’ils étoient vrais : nous y reviendrons dans la suite. Cela supposé, le raisonnement précédent n’a qu’un défaut, c’est qu’il fait directement contre ceux qui s’en servent. Il est très-bon pour les Catholiques, mais très-mauvais pour les Protestans. Il faut prouver à mon tour.
Vous trouverez que je me répete souvent, mais qu’importe ? Lorsqu’une même proposition m’est nécessaire à des argumens tout différens, dois-je éviter de la reprendre ? Cette affectation seroit puérile. Ce n’est pas de variété qu’il s’agit, c’est de vérité de raisonnemens justes & concluants. Passez le reste & ne songez qu’à cela.
Quand les premiers Réformateurs commencerent à se faire entendre, l’Eglise universelle étoit en paix ; tous les sentimens étoient unanimes ; il n’y avoit pas un dogme essentiel débattu parmi les Chrétiens.
Dans cet état tranquille, tout-à-coup deux ou trois hommes élevent leur voix, & crient dans toute l’Europe : Chrétiens, prenez garde à vous, on vous trompe, on vous égare, on vous mene dans le chemin de l’enfer : le Pape est l’Antechrist, le suppôt de Satan, son Eglise est l’école du mensonge. Vous êtes perdus si vous ne nous écoutez.
À ces premieres clameurs, l’Europe étonnée resta quelques momens en silence, attendant ce qu’il en arriveroit. Enfin le Clergé, revenu de sa premiere surprise, & voyant que ces non veaux venus se faisoient des Sectateurs, comme s’en fait toujours tout homme qui dogmatise, comprit qu’il faloit s’expliquer avec eux. Il commença par leur demander à qui ils en avoient avec tout ce vacarme ? Ceux-ci répondent fiérement qu’ils sont les Apôtres de la vérité, appellés à réformer l’Eglise, & à ramener les fideles de la voie de perdition où les conduisoient les Prêtres.
Mais, leur répliqua-t-on, qui vous a donné cette belle commission, de venir troubler la paix de l’Eglise & la tranquillité publique ? Notre conscience, dirent-ils, la raison, la lumiere intérieure, la voix de Dieu, à laquelle nous ne pouvons résister sans crime : c’est lui qui nous appelle à ce saint ministere, & nous suivons notre vocation.
Vous êtes donc Envoyés de Dieu ? reprirent les Catholiques. En ce cas, nous convenons que vous devez prêcher, réformer, instruire, & qu’on doit vous écouter. Mais, pour obtenir ce droit, commencez par nous montrer vos Lettres de créances. Prophétisez, guérissez, illuminez, faites des miracles, déployez les preuves de votre mission.
La réplique des Réformateurs est belle, & vaut bien la peine d’être transcrite.
"Oui, nous sommes les Envoyés de Dieu ; mais notre mission n’est point extraordinaire : elle est dans l’impulsion d’une conscience droite, dans les lumieres d’un entendement sain. Nous ne vous apportons point une Révélation nouvelle ; nous nous bornons à celle qui vous a été donnée, & que vous n’entendez plus. Nous venons à vous, non pas avec des prodiges, qui peu vent être trompeurs, & dont tant de fausses Doctrines se sont étayées, mais avec les signes de la vérité & de la raison, qui ne trompent point ; avec ce Livre saint, que vous défigurez, & que nous vous expliquons. Nos miracles sont des argumens invincibles, nos prophéties sont des démonstrations : nous vous prédisons que si vous n’écoutez la voix du Christ, qui vous parle par nos bouches, vous serez punis comme des serviteurs infideles, à qui l’on dit la volonté de leur Maîtres, & qui ne veulent pas l’accomplir. "
Il n’étoit pas naturel que les Catholiques convinssent de l’évidence de cette nouvelle doctrine, & c’est aussi ce que la plupart d’entre eux se garderent bien de faire. Or on voit que la dispute étant réduite à ce point, ne pouvoit plus finir, & que chacun devoit se donner gain de cause ; les Protestans soutenant toujours que leurs interprétations & leurs preuves étoient si claires qu’il faloit être de mauvaise foi pour s’y refuser ; & les Catholiques, de leur côté, trouvant que les petits argumens de quelques Particuliers, qui même n’étoient pas sans réplique, ne devoient pas l’emporter sur l’autorité de toute l’Eglise, qui, de tout tems, avoit autrement décidé qu’eux les points débattus.
Tel est l’état où la querelle est restée. On n’a cessé de disputer sur la force des preuves ; dispute qui n’aura jamais de fin, tant que les hommes n’auront pas tous la même tête.
Mais ce n’étoit pas de cela qu’il s’agissoit pour les Catholiques. Ils prirent le change ; & si, sans s’amuser à chicaner les preuves de leurs adversaires, ils s’en fussent tenus à leur disputer le droit de prouver, ils les auroient embarrassés, ce me semble.
"Premierement, leur auroient-ils dit, votre maniere de raisonner n’est qu’une pétition de principe ; car si la force de vos preuves est le signe de votre mission ; il s’ensuit pour ceux qu’elles ne convainquent pas, que votre mission est fausse, & qu’ainsi nous pouvons légitimement tous tant que nous sommes, vous punir comme hérétiques comme faux Apôtres, comme perturbateurs de l’Eglise & du Genre-humain."
"Vous ne prêchez pas, dites-vous, des doctrines nouvelles : & que faites-vous donc en nous prêchant vos nouvelles explications ? Donner un nouveau sens aux paroles de l’Ecriture, n’est-ce pas établir une nouvelle doctrine ? N’est-ce pas faire parler Dieu tout autrement qu’il n’a fait ? Ce ne sont pas les sons, mais les sens des mots, qui sont révélés : changer ces sens reconnus & fixés par l’Eglise, c’est changer la Révélation."
"Voyez, de plus, combien vous êtes injustes ! Vous convenez qu’il faut des miracles pour autoriser une mission divine ; & cependant vous, simples Particuliers, de votre propre aveu, vous venez nous parier avec empire & comme les Envoyés de Dieu. *
[* Farel déclara, en propres termes, à Geneve, devant le Conseil Episcopal, qu’il étoit envoyé de Dieu ; ce qui fit dire à l’un des membres du Conseil ces paroles de Caiphe : Il a blasphémé : qu’est-il besoin d’autre témoignage ? Il mérité la mort. Dans la doctrine des miracles, il en faloît un pour répondre à cela. Cependant Jésus n’en fit point en cette occasion, ni Farel non plus. Froment déclara de même an Magistrat, qui lui défendoit de prêcher, qu’il valoit mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, & continua de prêcher malgré la défense ; conduite qui certainement ne pouvoit s’autoriser que par un ordre exprès de Dieu] Vous réclamez l’autorité d’interpréter l’Ecriture à votre fantaisie, & vous prétendez nous ôter la même liberté. Vous vous arrogez a vous seuls un droit que vous refusez & a chacun de nous, & à nous tous qui composons l’Eglise. Quel titre avez vous donc pour soumettre ainsi nos jugemens communs à votre esprit particulier ? Quelle insupportable suffisance de prétendre avoir toujours raison, & raison seuls contre tout le monde, sans vouloir laisser dans leurs sentiment ceux qui ne sont pas du vôtre, & qui pensent avoir raison aussi !*
[* Quel homme, par exemple, fut jamais plus tranchant, plus impérieux, plus décisif, plus divinement infaillible à son gré, que Calvin, pour qui la moindre opposition, la moindre objection qu’on osoit lui faire, étoit toujours une œuvre de satan, un crime digne du feu ? Ce n’est pas au seul Servet qu’il en a coûté la vie pour avoir osé pense autrement que lui. ] Les distinctions dont vous nous payez seroient tout au plus tolérables si vous disiez simplement votre avis, & que vous en restassiez-là ; mais point. Vous nous faites une guerre ouverte ; vous soufflez le feu de toutes parts. Résister à vos leçons, c’est être rebelle, idolâtre, digne de l’enfer. Vous voulez absolument convertir, convaincre, contraindre même. Vous dogmatisez, vous prêchez, vous censurez, vous anathématisez, vous excommuniez, vous punissez, vous mettez à mort : vous exercez l’autorité des Prophetes, & vous ne vous donnez que pour des Particuliers. Quoi ! vous Novateurs, sur votre seule opinion, soutenus de quelques centaines d’hommes, vous brûlez vos adversaires ; & nous, avec quinze siecles d’antiquité, & la voix de cent millions d’hommes, nous aurons tort de vous brûler ? Non, cessez de parler, d’agir en Apôtres, ou montrez vos titres ; ou, quand nous serons les plus forts, vous serez très-justement traités en imposteurs. "
À ce discours, voyez-vous, Monsieur, ce que nos Réformateurs auroient eu de solide à répondre ? Pour moi je ne le vois pas. Je pense qu’ils auroient été réduits à se taire ou à faire des miracles. Triste ressource pour des amis de la vérité !
Je conclus de-là qu’établir la nécessité des miracles en preuve de la mission des Envoyés de Dieu qui prêchent une doctrine nouvelle, c’est renverser la Réformation de fond-en-comble ; c’est faire, pour me combattre, ce qu’on m’accuse faussement d’avoir fait.
Je n’ai pas tout dit, Monsieur, sur ce Chapitre ; mais ce qui me reste à dire ne peut se couper, & ne fera qu’une trop longue Lettre : il est tems d’achever celle-ci
Je reprends, Monsieur, cette question des miracles que j’ai
entrepris de discuter avec vous ; & après avoir prouvé qu’établir
leur nécessité c’étoit détruire le Protestantisme, je vais
chercher à présent quel est leur usage pour prouver la Révélation.
Les hommes ayant des têtes si diversement organisée ; ne sauroient être affectés tous également des mêmes argumens, sur-tout en matieres de foi. Ce qui paroît évident à l’un, ne paroît pas même probable à l’autre : l’un, par son tour d’esprit, n’est frappé que d’un genre de preuves ; l’autre ne l’est que d’un genre tout différent. Tous peuvent bien quelquefois convenir des mêmes choses, mais il est très-rare qu’ils en conviennent par les mêmes raisons : ce qui, pour le dire en passant, montre combien la dispute en elle-même est peu sensée : autant vaudroit vouloir forcer autrui de voir par nos yeux.
Lors donc que Dieu donne aux hommes une Révélation que tous sont obligés de croire, il faut qu’il l’établisse sur des preuves bonnes pour tous, & qui par conséquent soient aussi diverses que les manieres de voir de ceux qui doivent les adopter.
Sur ce raisonnement, qui me paroît juste & simple, on a trouvé que Dieu avoit donné à la mission de ses Envoyés divers caracteres qui rendoient cette mission reconnoissable à tous les hommes, petits & grands, sages & sots, savans & ignorans. Celui d’entre eux qui a le cerveau assez flexible pour s’affecter à la fois de tous ces caracteres, est heureux sans doute : mais celui qui n’est frappé que de quelques-uns n’est pas à plaindre, pourvu qu’il en soit frappé suffisamment pour être persuadé.
Le premier, le plus important, le plus certain de ces caracteres, se tire de la nature de cette doctrine ; c’est-à-dire, de son utilité, de sa beauté,*
[ *Je ne sais pourquoi l’on vent attribuer au progrès de la Philosophie la belle morale de nos Livres. Cette morale, tirée de l’Evangile, étoit chrétienne avant d’être philosophique. Les Chrétiens l’enseignent sans la pratiquer, je l’avoue ; mais que font de plus les Philosophes, si ce n’est de se donner à eux-mêmes beaucoup de louanges, qui, n’étant répétées par personne autre, ne prouvent pas grand’chose à mon avis ?
Les préceptes de Platon sont souvent très-sublimes ; mais combien n’erre-t-il pas quelquefois, & jusqu’où ne vont pas ses erreurs ? Quant à Cicéron, peut-on croire que sans Platon ce Rhéteur eût trouvé ses offices ? L’Evangile seul est, quant à la morale, toujours sûr, toujours vrai, toujours unique, & toujours semblable à lui-même. ] de sa sainteté, de sa vérité, de sa profondeur, & de toutes les autres qualités qui peuvent annoncer aux hommes les instructions de la suprême Sagesse, & les préceptes de la suprême Bonté. Ce caractere est, comme j’ai dit, le plus sûr, le plus infaillible ; il porte en lui-même une preuve qui dispense de toute autre : mais il est le moins facile à constater ; il exige, pour être senti, de l’étude, de la réflexion, des connoissances, des discussions qui ne conviennent qu’aux hommes sages qui sont instruits & qui savent raisonner.
Le second caractere est dans celui des hommes choisis de Dieu pour annoncer sa parole ; leur sainteté, leur véracité, leur justice, leurs mœurs pures & sans tache, leurs vertus inaccessibles aux passions humaines, sont, avec les qualités de l’entendement, la raison, l’esprit, le savoir, la prudence, autant d’indices respectables, dont la réunion, quand rien ne s’y dément, forme une preuve complete en leur faveur, & dit qu’ils sont plus que des hommes. Ceci est le signe qui frappe par préférence les gens bons & droits, qui voient la vérité par-tout où ils voient la justice, & n’entendent la voix de Dieu que dans la bouche de la vertu. Ce caractere a sa certitude encore, mais il n’est pas impossible qu’il trompe ; & ce n’est pas un prodige qu’un imposteur abuse les gens de bien, ni qu’un homme de bien s’abuse lui-même, entraîné par l’ardeur d’un saint zele qu’il prendra pour de l’inspiration.
Le troisieme caractere des Envoyés de Dieu, est une émanation de la Puissance divine, qui peut interrompre & changer le cours de la nature à la volonté de ceux qui reçoivent cette émanation. Ce caractere est sans contredit le plus brillant des trois, le plus frappant, le plus prompt à sauter aux yeux ; celui qui, se marquant par un effet subit & sensible, semble exiger le moins d’examen & de discussion : par-là ce caractere est aussi celui qui saisit spécialement le Peuple, incapable de raisonnemens suivis, d’observations lentes & sûres, & en toute chose esclave de ses sens : mais c’est ce qui rend ce même caractere équivoque, comme il sera prouvé ci-après ; & en effet, pourvu qu’il frappe ceux auxquels il est destiné, qu’importe qu’il soit apparent ou réel ? C’est une distinction qu’ils sont hors d’état de faire : ce qui montre qu’il n’y a de signe vraiment certain que celui qui se tire de la doctrine, & qu’il n’y a par conséquent que les bons raisonneurs qui puissent avoir une foi solide & sûre ; mais la bonté divine se prête aux foiblesses du vulgaire, & veut bien lui donner des preuves qui fassent pour lui.
Je m’arrête ici sans rechercher si ce dénombrement peut aller plus loin : c’est une discussion inutile à la nôtre ; car il est clair que quand tous ces signes se trouvent réunis, c’en est assez pour persuader tous les hommes, les sages, les bons & le Peuple ; tous, excepté les foux, incapables de raison, & les méchans qui ne veulent être convaincus de rien.
Ces caracteres sont des preuves de l’autorité de ceux en qui ils résident ; ce sont les raisons sur lesquelles on est obligé de les croire. Quand tout cela est fait, la vérité de leur mission est établie ; ils peuvent alors agir avec droit & puissance en qualité d’Envoyés de Dieu. Les preuves sont les moyens, la foi due à la doctrine est la fin. Pourvu qu’on admette la doctrine, c’est la chose la plus vaine de disputer sur le nombre & le choix des preuves ; & si une seule me persuade, vouloir m’en faire adopter d’autres est un soin perdu. Il seroit du moins bien ridicule de soutenir qu’un homme ne croit pas ce qu’il dit croire, parce qu’il ne le croit pas précisément par les mêmes raisons que nous disons avoir de le croire aussi.
Voilà, ce me semble, des principes clairs & incontestables : venons à l’application. Je me déclare Chrétien ; mes persécuteurs disent que je ne le suis pas. Ils prouvent que je ne suis pas Chrétien, parce que je rejette la Révélation ; & ils prouvent que je rejette la Révélation, parce que je ne crois pas aux miracles.
Mais pour que cette conséquence fut juste, il faudroit de deux choses l’une : ou que les miracles fussent l’unique preuve de la Révélation, ou que je rejetasse également les autres preuves qui l’attestent. Or il n’est pas vrai que les miracles soient l’unique preuve de la Révélation, & il n’est pas vrai que je rejette les autres preuves ; puisqu’au contraire on les trouve établies dans l’Ouvrage même où l’on m’accuse de détruire la Révélation. *
[ *Il importe de remarquer que le Vicaire pouvoit trouver beaucoup d’objections comme Catholique, qui sont nulles pour un Protestant. Ainsi le scepticisme dans lequel il reste ne prouve en aucune façon le mien, surtout après la déclaration très-expresse que j’ai faite à la fin de ce même Ecrit. On voit clairement dans mes principes que plusieurs des objections qu’il contient portent à faux. ]
Voilà précisément à quoi nous en sommes. Ces Messieurs, déterminés à me faire, malgré moi, rejetter la Révélation, comptent pour rien que je l’admette sur les preuves qui me convainquent, si je ne l’admets encore sur celles qui ne me convainquent pas ; & parce que je ne le puis, ils disent que je la rejette. Peut-on rien concevoir de plus injuste & de plus extravagant ?
Et voyez de grâce si j’en dis trop ; lorsqu’ils me font un crime de ne pas admettre une preuve que non-seulement Jésus n’a pas donnée, mais qu’il a refusée expressément.
Il ne s’annonça pas d’abord par des miracles, mais par la prédication. À douze ans il disputoit déjà dans le Temple avec les Docteurs, tantôt les interrogeant, & tantôt les surprenant par la sagesse de ses réponses. Ce fut-là le commencement de ses fonctions, comme il le déclara lui-même à sa mere & à Joseph*
[* Luc. XI. 46, 47, 49. ] Dans le Pays, avant qu’il fit aucun miracle il se mit à aux Peuples le Royaume des Cieux ;*
[* Matth. IV. 17. ] & il avoit déjà rassemblé plusieurs Disciples sans s’être autorisé près d’eux d’aucun signe, puisqu’il est dit que ce fut à Cana qu’il fit le premier. *
[* Jean. II. 11. Je ne puis penser que personne veuille mettre au nombre des signes publics de sa mission la tentation du diable & le jeune de quarante jours. ]
Quand il fit ensuite des miracles, c’étoit le plus souvent dans des occasions particulieres, dont le choix n’annonçoit pas un témoignage public, & dont le but étoit si peu de manifester sa puissance, qu’on ne lui en a jamais demandé pour cette fin qu’il ne les ait refusés. Voyez là-dessus toute l’histoire de sa vie ; écoutez sur-tout sa propre déclaration : elle est si décisive, que vous n’y trouverez rien à répliquer.
Sa carriere étoit déjà fort avancée, quand les Docteurs, le voyant faire tout de bon le Prophete au milieu d’eux, s’aviserent de lui demander un signe. À cela qu’auroit du répondre Jésus, selon vos Messieurs ? "Vous demandez un signe, vous en avez cent. Croyez-vous que je sois venu m’annoncer à vous pour le Messie sans commencer par rendre témoignage de moi, comme si j’avois voulu vous forcer à me méconnoître & vous faire errer malgré vous ? Non, Cana, le Centenier, le Lépreux, les Aveugles, les Paralytiques, la multiplication des pains, toute la Galilée, toute la Judée, déposent pour moi. Voilà mes signes ; pourquoi feignez-vous de ne les pas voir ?"
Au lieu de cette réponse, que Jésus ne fit point, voici, Monsieur, celle qu’il lit :
La Nation méchante & adultere demande un signe, & il ne lui en sera point donné. Ailleurs il ajoute : Il ne lui sera point donné d’autre signe que celui de Jonas le Prophete. Et leur tournant le dos, il s’en alla. *
[* Marc. VIII. 12. Matth. XVI. 4. Pour abréger j’ai fondu ensemble ces deux passages, mais j’ai conserve la distinction essentielle a la question. ]
Voyez d’abord comment, blâmant cette manie des signes miraculeux, il traite ceux qui les demandent. Et cela ne lui arrive pas une fois seulement, mais plusieurs. *
[* Conférez les passages suivans. Matth. XII. 39. 41. Marc. VII. 12. Luc. XI. 29. Jean II. 18. 19. IV. 48. V. 34. 36. 39. ] Dans le systême de vos Messieurs, cette demande étoit très-légitime : pourquoi donc insulter ceux qui la faisoient ?
Voyez ensuite à qui nous devons ajouter foi par préférence ; d’eux, qui soutiennent que c’est rejetter la Révélation Chrétienne, que de ne pas admettre les miracles de Jésus pour les signes qui l’établissent ; ou de Jésus lui-même, qui déclare qu’il n’a point de signe à donner.
Ils demanderont ce que c’est donc que le signe de Jonas le Prophete ? Je leur répondrai que c’est sa prédication aux Ninivites, précisément le même signe qu’employoit Jésus avec les Juifs, comme il l’explique lui-même. *
[* Matth. XII. 41. Luc. XI. 30. 32] On ne petit donner au second passage qu’un sens qui se rapporte au premier, autrement Jésus se seroit contredit. Or dans le premier passage, où l’on demande un miracle en signe, Jésus dit positivement qu’il n’en sera donné aucun. Donc le sens du second passage n’indique aucun signe miraculeux.
Un troisieme passage, insisteront-ils, explique ce signe par la résurrection de Jésus. *
[* Matth. XII. 40. ] Je le nie ; il l’explique tout au plus par sa mort. Or la mort d’un homme n’est pas un miracle ; ce n’en est pas même un qu’apres avoir resté trois jours dans la terre, un corps en soit retiré. Dans ce passage, il n’est pas dit un mot de la résurrection. D’ailleurs, quel genre de preuve seroit-ce de s’autoriser durant sa vie sur un signe qui n’aura lieu qu’après sa mort ? Ce seroit vouloir ne trouver que des incrédules ; ce seroit cacher la chandelle sous le boisseau. Comme cette conduite seroit injuste, cette interprétation seroit impie.
De plus, l’argument invincible revient encore. Le sens du troisieme passage ne doit pas attaquer le premier, & le premier affirme qu’il ne sera point donné de signe, point du tout, aucun. Enfin, quoi qu’il en puisse être, il reste toujours prouvé, par le témoignage de Jésus même, que, s’il a fait des miracles durant sa vie, il n’en a point fait en signe de sa mission.
Toutes les fois que les Juifs ont insisté sur ce genre de preuve, il les a toujours renvoyés avec mépris, sans daigner jamais les satisfaire. Il n’approuvoit pas même qu’on prît en ce sens ses œuvres de charité. Si vous ne voyez des prodiges & des miracles, vous ne croyez point, disoit-il à celui qui le prioit de guérir son fils. *
[* Jean IV. 48. ] Parle-t-on sur ce ton-là quand on veut donner des prodiges en preuves ?
Combien n’étoit-il pas étonnant que, s’il en eût tant donné de telles, on continuât sans cesse à lui en demander ? Quel miracle fais-tu, lui disoient le Juifs, afin que l’ayant vu, nous croyons à toi ? Moise donna la manne dans le désert à nos Peres ; mais toi, quelle œuvre fais-tu ?*
[* Jean VI. 30. 31. & suiv.] C’est à-peu-près dans le sens de vos Messieurs, & laissant à part la majesté Royale, comme si quelqu’un venoit dire à Frédéric : On te dit un grand Capitaine ; & pourquoi donc ? Qu’as-tu fait qui te montre tel ? Gustave vainquit à Leipsic, à Lutzen ; Charles à Frawstat, à Narva : mais où sont tes monumens ? Quelle victoire as-tu remportée, quelle Place as-tu prise, quelle marche as-tu faite ? quelle Campagne t’a couvert de gloire ? de quel droit portes-tu le nom de Grand ? L’impudence d’un pareil discours est-elle concevable, & trouveroit-on sur la terre entiere un homme capable de le tenir ?
Cependant, sans faire honte à ceux qui lui en tenoient un semblable, sans leur accorder aucun miracle, sans les édifier au moins sur ceux qu’il avoit faits, Jésus, en réponse à leur question, se contente d’allégoriser sur le pain du Ciel : aussi, loin que sa réponse lui donnât de nouveaux Disciples, elle lui en ôta plusieurs de ceux qu’il avoit, & qui, sans doute, pensoient comme vos Théologiens. La désertion fut telle, qu’il dit aux douze : Et vous, ne voulez-vous pas aussi vous en aller ? Il ne paroît pas qu’il eût fort à cœur de conserver ceux qu’il ne pouvoit retenir que par des miracles.
Les Juifs demandoient un signe du Ciel. Dans leur systême, ils avoient raison. Le signe qui devoit constater la venue du Messie, ne pouvoit pour eux être trop évident, trop décisif, trop au-dessus de tout soupçon, ni avoir trop de témoins oculaires : comme le témoignage immédiat de Dieu vaut toujours mieux que celui des hommes, il étoit plus sûr d’en croire au signe même, qu’aux gens qui disoient l’avoir vu ; & pour cet effet le Ciel étoit préférable à la terre.
Les Juifs avoient donc raison dans leur vue, parce qu’ils vouloient un Messie apparent & tout miraculeux. Mais Jésus dit, après le Prophete, que le Royaume des Cieux ne vient point avec apparence ; que celui qui l’annonce ne débat point, ne crie point, qu’on n’entend point sa voix dans les rues. Tout cela ne respire pas l’ostentation des miracles ; aussi n’étoit-elle pas le but qu’il se proposoit dans les siens. Il n’y mettoit ni l’appareil ni l’authenticité nécessaires pour constater de vrais signes, parce qu’il ne les donnoit point pour tels. Au contraire, il recommandoit le secret aux malades qu’il guérissoit, aux boiteux qu’il faisoit marcher, aux possédés qu’il délivroit du Démon. L’on eût dit qu’il craignoit que sa vertu miraculeuse ne fût connue : on m’avouera que c’étoit une étrange maniere d’en faire la preuve de sa mission.
Mais tout cela s’explique de soi-même, si-tôt que l’on conçoit que les Juifs alloient cherchant cette preuve où Jésus ne vouloit point qu’elle fût. Celui qui me rejette a, disoit-il, qui le juge. Ajoutoit-il, les miracles que j’ai faits le condamneront ? Non ; mais la parole que j’ai portée le condamnera. La preuve est donc dans la parole, & non pas dans les miracles.
On voit dans l’Evangile que ceux de Jésus étoient tous utiles ; mais ils étoient sans éclat, sans apprêt, sans pompe ; ils étoient simples comme ses discours, comme sa vie, comme toute sa conduite. Le plus apparent, le plus palpable qu’il ait fait, est sans contredit celui de la multiplication des cinq pains & des deux poissons, qui nourrirent cinq mille hommes. Non-seulement ses Disciples avoient vu le miracle, mais il avoit pour ainsi dire passé par leurs mains ; & cependant ils n’y pensoient pas, ils ne s’en doutoient presque pas. Concevez vous qu’on puisse donner pour signes notoires au Genre-humain, dans tous les siecles, des faits auxquels les témoins les plus immédiats font à peine attention ?*
[* Marc. VI. 52. Il est dit que c’etoit a cause que leur cœur etoit stupide ; mais qui s’oseroit vanter d’avoir un cœur plus intelligent dans les choses saintes que les Disciples choisis par Jésus ?]
Et tant s’en faut que l’objet réel des miracles de Jésus fût d’établir la foi, qu’au contraire il commençoit par exiger la foi avant que de faire le miracle. Rien n’est si fréquent dans l’Evangile. C’est précisément pour cela, c’est parce qu’un Prophete n’est sans honneur que dans son Pays, qu’il fit dans le sien très-peu de miracles ; *
[* Matth. XIII. 58. ] il est dit même qu’il n’en put faire, à cause de leur incrédulité.*
[*Marc. VI. 5] Comment ! c’étoit à cause de leur incrédulité qu’il en faloît faire pour les convaincre, si ces miracles avoient eu cet objet ; mais ils ne j’avoient pas. C’étoient simplement des actes de bonté, de charité, de bienfaisance, qu’il faisoit en faveur de ses amis, & de ceux qui croyoient en lui ; & c’étoit dans de pareils actes que consistoient les œuvres de miséricorde, vraiment dignes d’être siennes, qu’il disoit rendre témoignage de lui. *
[* Jean. X. 25. 32. 38. ] Ces œuvres marquoient le pouvoir de bien faire plutôt que la volonté d’étonner ; c’étoient des vertus*
[*C’est le mot employé dans l’Ecriture ; nos Traducteurs le rendent par celui de miracles. ] plus que des miracles. Et comment la suprême Sagesse eût-elle employé des moyens si contraires à la fin qu’elle se proposoit ? Comment n’eût-elle pas prévu que les miracles, dont elle appuyoit l’autorité de ses Envoyés produiroient un effet tout opposé ; qu’ils feroient suspecter la vérité de l’histoire tant sur les miracles que sur la mission ; & que, parmi tant de solides preuves, celle-là ne feroit que rendre plus difficiles sur toutes les autres les gens éclairés & vrais ? Oui, je le soutiendrai toujours, l’appui qu’on veut donner à la croyance, en est le plus grand obstacle : ôtez les miracles de l’Evangile, & toute la terre est aux pieds de Jésus-Christ. *
[ *Paul prêchant aux Athéniens, fut écouté fort paisiblement jusqu’à ce qu’il leur parlât d’un homme ressuscité. Alors les uns se mirent à rire ; les autres lui dirent. Cela suffit, nous entendrons le reste une autre fois. Je ne sais pas bien ce que pensent ait fond de leurs cœurs ces bons Chrétiens à la mode ; mais s’ils croient à Jésus par ses miracles, moi j’y crois malgré ses miracles, & j’ai dans l’esprit que ma foi vaut mieux que la leur. ] Vous voyez, Monsieur, qu’il est attesté par l’Ecriture même, que dans la mission de Jésus-Christ les miracles ne sont point un signe tellement nécessaire à la foi qu’on n’en puisse avoir sans les admettre. Accordons que d’autres passages présentent un sens contraire à ceux-ci, ceux-ci réciproquement présentent un sens contraire aux autres ; & alors je choisis, usant de mon droit, celui de ces sens qui me paroît le plus raisonnable & le plus clair. Si d’avois l’orgueil de vouloir tout expliquer, je pourrois, en vrai Théologien, tordre & tirer chaque passage à mon sens ; mais la bonne foi ne me permet point ces interprétations sophistiques : suffisamment autorisé dans mon sentiment*
[* Ce sentiment ne m’est point tellement particulier, qu’il ne soit aussi celui de plusieurs Théologiens dont l’orthodoxie est mieux établie que celle du Clergé de Geneve. Voici ce que m’écrivoit là-dessus un de ces Messieurs, le 28 Février 1764.
"Quoi qu’en dise la cohue des modernes Apologistes du Christianisme, je suis persuadé qu’il n’y a pas un mot dans les Livres sacrés d’où l’on puisse légitimement conclure que les miracles aient été destinés à servir de preuves pour les hommes de tous les tems & de tous les lieux. Bien-loin de-là, ce n’étoit pas, à mon avis, le principal objet pour ceux qui en furent les témoins oculaires. Lorsque les Juifs demandoient des miracles à saint Paul, pour toute réponse il leur prêchoit Jésus crucifié. À coup sûr si Grotius, les Auteurs de la société de Boyle, Vernes, Vernet, &c. eussent été à la place de cet Apôtre, ils n’auroient rien eu de plus pressé que d’envoyer chercher des tréteaux pour satisfaire à une demande qui quadre si bien avec leurs principes. Ces gens-là croient faire merveille avec leur ramas d’argumens ; mais un jour on doutera, j’espere, s’ils n’ont pas été compilés par une société d’incrédules, sans qu’il faille être Hardouin pour cela. "
Qu’on ne pense pas, au reste, que l’Auteur de cette Lettre soit mon Partisan ; tant s’en faut : il est un de mes Adversaires. Il trouve seulement que les autres ne savent ce qu’ils disent. Il soupçonne peut-être pis : car la foi de ceux qui croient sur les miracles sera toujours très-suspecte aux gens éclairés. C’étoit le sentiment d’un des plus illustres réformateurs. Non satis tuta fides eorum qui miraculis nituntur. Bez. in Joan, C. II. v. 23. ] par ce que je comprends, je reste en paix sur ce que je ne comprends pas, & que ceux qui me l’expliquent me font encore moins comprendre. L’autorité que je donne à l’Evangile, je ne la donne point aux interprétations des hommes, & je n’entends pas plus les soumettre à la mienne que me soumettre à la leur. La regle est commune, & claire en ce qui importe ; la raison qui l’explique est particuliere, & chacun a la sienne, qui ne fait autorité que pour lui. Se laisser mener par autrui sur cette matiere, c’est substituer l’explication au texte, c’est se soumettre aux hommes & non pas à Dieu.
Je reprends mon raisonnement ; &, après avoir établi que le miracles ne sont pas un signe nécessaire à la foi, je vais montrer, en confirmation de cela, que les miracles ne sont pas un signe infaillible, & dont les hommes puissent juger.
Un miracle est, dans un fait particulier, un acte immédiat de la puissance divine, un changement sensible dans l’ordre de la nature, une exception réelle & visible à ses Loix. Voilà l’idée dont il ne faut pas s’écarter, si l’on veut s’entendre en raisonnant sur cette matiere. Cette idée offre deux questions à résoudre.
La premiere : Dieu peut-il faire des miracles ? c’est-à-dire peut-il déroger aux Loix qu’il a établies ? Cette question, sérieusement traitée, seroit impie si elle n’étoit absurde : ce seroit faire trop d’honneur à celui qui la résoudroit négativement que de le punir ; il suffiroit de l’enfermer. Mais aussi quel homme a jamais nié que Dieu pût faire des miracles ? Il faloît être Hébreu pour demander si Dieu pouvoit dresser des tables dans le désert.
Seconde question : Dieu veut-il faire des miracles ? C’est autre chose. Cette question en elle-même, & abstraction faite de toute autre considération, est parfaitement indifférente ; elle n’intéresse en rien la gloire de Dieu, dont nous ne pouvons sonder les desseins. Je dirai plus : s’il pouvoit y avoir quelque différence quant à la foi dans la maniere d’y répondre, les plus grandes idées que nous puissions avoir de la sagesse & de la majesté divine seroient pour la négative ; il n’y a que l’orgueil humain qui soit contre. Voilà jusqu’où la raison petit aller. Cette question, du reste, est purement oiseuse, &, pour la résoudre, il faudroit lire dans les décrets éternels ; car, comme on verra tout à l’heure, elle est impossible à décider par les faits. Gardons-nous donc d’oser porter un œil curieux sur ces mysteres. Rendons ce respect à l’essence infinie, de ne rien prononcer d’elle : nous n’en connoissons que l’immensité.
Cependant quand un mortel vient hardiment nous affirmer qu’il a vu un miracle, il tranche net cette grande question ; jugez si l’on doit l’en croire sur sa parole. Ils seroient mille, que je ne les en croirois pas.
Je laisse à part le grossier sophisme d’employer la preuve morale à constater des faits naturellement impossibles, puis qu’alors le principe même de la crédibilité, fondé sur la possibilité naturelle, est en défaut. Si les hommes veulent bien, en pareil cas, admettre cette preuve dans des choses de pure spéculation, ou dans des faits dont la vérité ne les touche guere, assurons-nous qu’ils seroient plus difficiles s’il s’agissoit pour eux du moindre intérêt temporel. Supposons qu’un mort vînt redemander ses biens à ses héritiers, affirmant qu’il est ressuscité, & requérant d’être admis à la preuve ;*
[ *Prenez bien garde que dans ma supposition c’est une résurrection véritable, & non pas une fausse mort, qu’il s’agit de constater. ] croyez-vous qu’il y ait un seul Tribunal sur la terre où cela lui fut accordé ? Mais encore un coup n’entamons pas ici ce débat : laissons aux faits toute la certitude qu’on leur donne, & contentons-nous de distinguer ce que le sens peut attester de ce que la raison peut conclure.
Puisqu’un miracle est une exception aux Loix de la nature, pour en juger il faut connoître ces Loix, & pour en juger sûrement, il faut les connoître toutes : car une seule qu’on ne connoîtroit pas, pourroit, en certains cas, inconnus aux Spectateurs, changer l’effet de celles qu’on connoîtroit. Ainsi, celui qui prononce qu’un tel on tel acte est un miracle, déclare qu’il connoît toutes les Loix de la nature, & qu’il sait que cet acte en est une exception.
Mais quel est ce mortel qui connoît toutes les Loix de la nature ? Newton ne se vantoit pas de les connoîtra. Un homme sage, témoin d’un fait inouÏ, peut attester qu’il a vu ce fait, & l’on peut le croire ; mais ni cet homme sage ni nul autre homme sage sur la terre n’affirmera jamais que ce fait, quelque étonnant qu’il puisse être, soit un miracle ; car comment peut-il le savoir ?
Tout ce qu’on petit dire de celui qui se vante de faire des miracles, est qu’il fait des choses fort extraordinaires : mais qui est-ce qui nie qu’il se fasse des choses fort extraordinaires ? J’en ai vu, moi, de ces choses-là, & même j’en ai fait. *
[*J’ai vu à Venise, en 1743, une maniere de sorts assez nouvelle, & plus étrange que ceux de Preneste. Celui qui les vouloit consulter entroit dans une chambre, & y restoit seul s’il le désiroit. Là d’un Livre plein de feuillets blancs il en tiroit un à son choix ; puis tenant cette feuille, il demandoit, non à voix haute, mais mentalement, ce qu’il vouloit savoir. Ensuite il plioit sa feuille blanche, l’enveloppoit, la cachetoit, la plaçoit dans un Livre ainsi cachetée ; enfin, après avoir récité certaines formules fort baroques, sans perdre son Livre de vue, il en alloit tirer le papier, reconnoître le cachet, l’ouvrir, & il trouvoit sa réponse écrite.
Le Magicien qui faisoit ces sorts étoit le premier Secrétaire de l’Ambassadeur de France, & il s’appelloit J. J. Rousseau.
Je me contentois d’être Sorcier, parce que j’étois modeste, mais si j’avois eu l’ambition d’être Prophete, qui m’eût empêché de le devenir ? ]
L’Etude de la nature y fait faire tous les jours de nouvelles découvertes : l’industrie humaine se perfectionné tous les jours. La Chymie curieuse a des transmutations, des précipitations, des détonations, des explosions, des phosphores, des pyrophores, des tremblemens de terre, & mille autres merveilles à faire signer mille fois le Peuple qui les verroit. L’huile de gayac & l’esprit de nitre ne sont pas des liqueurs fort rares ; mêlez-les ensemble, & vous verrez ce qu’il en arrivera ; mais n’allez pas faire cette épreuve dans une chambre, car vous pourriez bien mettre le l’eu à la maison. *
[* Il y a des précautions à prendre pour réussir dans cette opération : l’on me dispensera bien, je pense, d’en mettre ici le Récipé. ] Si les Prêtres de Baal avoient eu M. Rouelle au milieu d’eux, leur bûcher eût pris feu de lui-même, & Elie eût été pris pour dupe.
Vous versez de l’eau dans de l’eau, voilà de l’encre ; vous versez de l’eau dans de l’eau, voilà un corps dur. Un prophete dit College d’Harcourt va en Guinée, & dit au Peuple : reconnoissez le pouvoir de celui qui m’envoie ; je vais convertir de l’eau en pierre : par des moyens connus du moindre Ecolier, il fait de la glace ; voilà les Negres prêts à l’adorer.
Jadis les Prophetes faisoient descendre à leur voix le feu du Ciel ; aujourd’hui les enfans en font autant avec un petit morceau de verre. Josué fit arrêter le Soleil ; un faiseur d’almanachs va le faire éclipser ; le prodige est encore plus sensible. Le cabinet de M. l’Abbé Nollet est un laboratoire de magie, les récréations mathématiques sont un recueil de miracles ; que dis-je ? les foires même en fourmilleront, les Briochés n’y sont pas rares ; le seul Paysan de Nordhollande, que j’ai vu vingt fois allumer sa chandelle avec son couteau, a de quoi subjuguer tout le Peuple, même à Paris ; que pensez-vous qu’il eût fait en Syrie ?
C’est un spectacle bien singulier que ces foires de Paris ; il n’y en a pas une où l’on ne voye les choses les plus étonnantes, sans que le Public daigne presque y faire attention ; tant on est accoutumé aux choses étonnantes, & même à celles qu’on ne peut concevoir ! On y voit, au moment que j’écris ceci, deux machines portatives séparées, dont l’une marche ou s’arrête exactement à la volonté de celui qui fait marcher ou arrêter l’autre. J’y ai vu une tête de bois qui parloit, & dont on ne parloit pas tant que de celle d’Albert-le-Grand. J’ai vu même une chose plus surprenante ; c’étoit force têtes d’hommes, de Savans, d’Académiciens qui couroient aux miracles des convulsions, & qui en revenoient tout émerveillés.
Avec le canon, l’optique, l’aimant, le barometre, quels prodiges ne fait-on pas chez les ignorans ? Les Européens, avec leurs arts, ont toujours passé pour des Dieux parmi les Barbares. Si dans le sein même des Arts, des Sciences, des Colleges, des Académies ; si, dans le milieu de l’Europe, en France, en Angleterre, un homme fût venu, le siecle dernier, armé de tous les miracles de l’électricité, que nos Physiciens operent aujourd’hui, l’eût-on brûlé comme un sorcier l’eût-on suivi comme un Prophete ? Il est à présumer qu’on eût fait l’un ou l’autre : il est certain qu’on auroit eu tort.
Je ne sais si l’art de guérir est trouvé, ni s’il se trouvera jamais : ce que je sais, c’est qu’il n’est pas hors de la nature. Il est tout aussi naturel qu’un homme guérisse, qu’il l’est qu’il tombe malade ; il petit tout aussi bien guérir subitement que mourir subitement. Tout ce qu’on pourra dire de certaines guérisons, c’est qu’elles sont surprenantes, mais non pas qu’elles sont impossibles ; comment prouverez-vous donc que ce sont des miracles ? Il y a pourtant, je l’avoue, des choses qui m’étonneroient fort, si j’en étois le témoin : ce ne seroit pas tant de voir marcher un boiteux, qu’un homme qui m’avoit point de jambes ; ni de voir un paralytique mouvoir son bras, qu’un homme qui n’en a qu’un reprendre les deux. Cela me frapperoit encore plus, je l’avoue, que de voir ressusciter un mort ; car enfin un mort peut n’être pas mort. *
[*Lazare étoit déjà dans la terre ? Seroit-il le premier homme qu’on auroit enterré vivant ? Il y étoit depuis quatre jours. qui les a comptés ? Ce n’est pas Jésus qui étoit absent. Il puoit déjà. Qu’en savez-vous ? Sa sœur le dit ; voilà toute la preuve. L’effroi, le dégoût en eût fait dire autant à toute autre femme, quand même cela n’eût pas été vrai. Jésus ne fait que l’appeller, & il sort. Prenez garde de mal raisonner. Il s’agissoit de l’impossibilité physique ; elle n’y est plus. Jésus faisoit bien plus de façons dans d’autres cas qui m’étoient pas plus difficiles : voyez la Note qui suit. Pourquoi cette différence, si tout étoit également miraculeux ? Ceci petit être une exagération, & ce n’est pas la plus forte que saint Jean ait faite ; j’en atteste le dernier verset de son Evangile. ] Voyez le Livre de M. Bruhier.
Au reste, quelque frappant que pût me paroître un pareil spectacle, je ne voudrois pour rien au monde en être témoin ; car que sais-je ce qu’il en pourroit arriver ? Au lieu de me rendre crédule, j’aurois grand’peur qu’il ne me rendit que fou : mais ce n’est pas de moi qu’il s’agit : revenons.
On vient de trouver le secret de ressusciter des noyés ; on a déjà cherché celui de ressusciter les pendus : qui sait si dans d’autres genres de mort, on ne parviendra pas à rendre la vie à des corps qu’on en avoit crus privés ? On ne savoit jadis ce que c’étoit que d’abattre la cataracte ; c’est un jeu maintenant pour nos Chirurgiens. Qui sait s’il n’y a pas quelque secret trouvable pour la faire tomber tout-d’un-coup ? Qui sait si le Possesseur d’un pareil secret ne peut pas faire avec simplicité ce qu’un Spectateur ignorant va prendre pour un miracle, & ce qu’un Auteur prévenu peut donner pour tel ?*
[*On voit quelquefois dans le détail des faits rapportés, une gradation qui ne convient point à une opération surnaturelle. On présente à Jésus un aveugle. Au lieu de le guérir à l’instant, il l’emmene hors de la bourgade. Là il oint ses yeux de salive, il pose ses moins sur lui ; après quoi il lui demande s’il voit quelque chose. L’aveugle répond qu’il voit marcher des hommes qui lui paroissent comme des arbres ; sur quoi, jugeant que la premiere opération n’est pas suffisante. Jésus la recommence, & enfin l’homme guérit.
Une autre fois, au lieu d’employer la salive pure, il la délaye avec de la terre.
Or je demande, à quoi bon tout cela pour un miracle ? La nature dispute-t-elle avec son Maître ? A-t-il besoin d’effort, d’obstination, pour se faire obéir ? A-t-il besoin de salive, de terre, d’ingrédiens ? A-t-il même besoin de parler, & ne suffit-il pas qu’il veuille ? Ou bien osera-t-on dire que Jésus, sur de son fait, ne laisse pas d’user d’un petit manege de charlatan, comme pour se faire valoir davantage, & amuser les spectateurs ? Dans le systême de vos Messieurs, il fait pourtant l’un ou l’autre. Choisissez. ] Tout cela n’est pas vraisemblable, soit : mais nous n’avons point de preuve que cela soit impossible, & c’est de l’impossibilité physique qu’il s’agit ici. Sans cela, Dieu, déployant à nos yeux sa puissance, n’auroit pu nous donner que des signes vraisemblables, de simples probabilités ; & il arriveroit de-la que l’autorité des miracles n’étant fondée que sur l’ignorance de ceux pour qui ils auroient été faits, ce qui seroit miraculeux pour un siecle ou pour un Peuple ne le seroit plus pour d’autres ; de sorte que la preuve universelle étant en défaut, le systême établi sur elle seroit détruit. Non, donnez-moi des miracles qui demeurent tels quoi qu’il arrive, dans tous les tems & dans tous les lieux. Si plusieurs de ceux qui sont rapportés dans la Bible paroissent être dans ce cas, d’autres aussi paroissent n’y pas être. Réponds-moi donc, Théologien, prétends-tu que je passe le tout en bloc, ou si tu me permets le triage ? Quand tu m’auras décidé ce point, nous verrons après.
Remarquez bien, Monsieur, qu’en supposant tout au plus quelque amplification dans les circonstances, je n’établis aucun doute sur le fond de tous les faits. C’est ce que j’ai déjà dit, & qu’il n’est pas superflu de redire. Jésus, éclairé de l’esprit de Dieu, avoit des lumieres si supérieures à celles de ses Disciples qu’il n’est pas étonnant qu’il ait opéré des multitudes de choses extraordinaires où l’ignorance des spectateurs a vu le prodige qui n’y étoit pas. À quel point, en vertu de ces lumieres, pouvoit-il agir par des voies naturelles, inconnues à eux & à nous ?*
[* Nos hommes de Dieu veulent à toute force que j’aie fait de Jésus un Imposteur. Ils s’échauffent pour répondre à cette indigne accusation, afin qu’on pense que je l’ai faite ; ils la supposent avec un air de certitude ; ils y insistent, ils y reviennent affectueusement. Ah ! si ces doux Chrétiens pouvoient m’arracher à la fin quelque blasphême ! quel triomphe, quel contentement, quelle édification pour leurs charitables ames ! Avec quelle sainte joie ils apporteroient des tisons allumés au feu de leur zele pour embraser mon bûcher !] Voilà ce que nous ne savons point, & ce que nous ne pouvons savoir. Les spectateurs des choses merveilleuses sont naturellement portés à les décrire avec exagération. Là-dessus on peut, de très-bonne foi, s’abuser soi-même en abusant les autres : peu qu’un fait soit au-dessus de nos lumieres, nous le supposons au-dessus de la raison, & l’esprit voit enfin du prodige où le cœur nous fait désirer fortement d’en voir.
Les miracles sont, comme j’ai dit, les preuves des simples, pour qui les Loix de la nature forment un cercle très étroit autour d’eux. Mais la sphere s’étend à mesure que les hommes s’instruisent & qu’ils sentent combien il leur reste encore à savoir. Le grand Physicien voit si loin les bornes de cette sphere, qu’il ne sauroit discerner un miracle au-delà. Cela ne se peut est un mot qui sort rarement de la bouche des Sages ; ils disent plus fréquemment, je ne sais.
Que devons-nous donc penser de tant de miracles rapportés par des Auteurs, véridiques, je n’en doute pas, mais d’une si crasse ignorance, & si pleins d’ardeur pour la gloire de leur Maître ? Faut-il rejetter tous ces faits ? Non. Faut-il tous les admettre ? Je l’ignore. *
[* Il y en a dans l’Evangile qu’il n’est pas même possible de prendre au pied de la Lettre sans renoncer an bon sens. Tels sont, par exemple, ceux des possédés. On reconnoît le Diable à son œuvre, & les vrais possédés sont les méchants ; la raison n’en reconnoîtra jamais d’autres. Mais passons : voici plus.
Jésus demande à un groupe de Démons comment il s’appelle. Quoi ! les Démons ont des noms ? Les Anges ont des noms ? Les purs Esprits ont des noms ? Sans doute pour s’entre-s’appeller entre eux, ou pour entendre quand Dieu les appelle ? Mais qui leur a donné ces noms ? En quelle langue en sont les mots ? Quelles sont les bouches qui prononcent ces mots, les oreilles que leurs sous frappent ? Ce nom, c’est Légion, car ils sont plusieurs, ce qu’apparemment Jésus ne savoit pas. Ces Anges, ces Intelligences sublimes dans le mal comme dans le bien, ces Etres célestes qui ont pu se révolter contre Dieu, qui osent combattre ses Décrets éternels, se logent en tas dans le corps d’un homme : forcés d’abandonner ce malheureux, ils demandent de se jetter dans un troupeau de cochons ; ils l’obtiennent, & ces cochons se précipitent dans la mer ; & ce sont là les augustes preuves de la mission du Rédempteur du Genre-humain, les preuves qui doivent l’attester à tous les Peuples de tous les âges, & dont nul ne sauroit douter, sous peine de damnation ! Juste Dieu ! La tête tourne ; on ne sait où l’on est. Ce sont donc là, Messieurs, les fondemens de votre foi ? La mienne en a de plus sûrs, ce me semble. ] Nous devons les respecter sans prononcer sur leur nature, dussions-nous être cent fois décrétés. Car enfin l’autorité des Loix ne peut s’étendre jusqu’à nous forcer de mal raisonner ; & c’est pourtant ce qu’il faut faire pour trouver nécessairement un miracle ou la raison ne peut voir qu’un fait étonnant.
Quand il seroit vrai que les Catholiques ont un moyen sûr pour eux de faire cette distinction, que s’ensuivroit-il pour nous ? Dans leur systême, lorsque l’Eglise une fois reconnue a décidé qu’un tel fait est un miracle, il est un miracle ; car l’Eglise ne peut se tromper. Mais ce n’est pas aux Catholiques que j’ai affaire ici, c’est aux Réformés. Ceux-ci ont très bien réfuté quelques parties de la profession de foi du Vicaire, qui, n’étant écrite que contre l’Eglise Romaine, ne pouvoit ni ne devoit rien prouver contre eux. Les Catholiques pourront de même réfuter aisément ces Lettres, parce que je n’ai point affaire ici aux Catholiques, & que nos principes ne sont pas les leurs. Quand il s’agit de montrer que je ne prouve pas ce que je n’ai pas voulu prouver, c’est-là que mes adversaires triomphent.
De tout ce que je viens d’exposer, je conclus que les faits les plus attestés, quand même on les admettroit dans toutes leurs circonstances, ne prouveroient rien, & qu’on peut même y soupçonner de l’exagération dans les circonstances, sans inculper la bonne foi de ceux qui les ont rapportés. Les découvertes continuelles qui se font dans les Loix de la nature, celles qui probablement se feront encore, celles qui resteront toujours à faire ; les progrès passés, présents & futurs de l’industrie humaine ; les diverses bornes que donnent les Peuples à l’ordre des possibles, selon qu’ils sont plus ou moins éclairés ; tout nous prouve que nous ne pouvons connoîtra ces bornes. Cependant il faut qu’un miracle, pour être vraiment tel, les passe. Soit donc qu’il y ait des miracles, soit qu’il n’y en ait pas ; il est impossible au Sage de s’assurer que quelque fait que ce puisse être en est un.
Indépendamment des preuves de cette impossibilité que je viens d’établir, j’en vois une autre, non moins forte dans la supposition même : car, accordons qu’il y ait de vrais miracles ; de quoi nous serviront-ils s’il y a aussi de faux miracles, desquels il est impossible de les discerner ? Et faites bien attention que je n’appelle pas ici faux miracle un miracle qui n’est pas réel, mais un acte bien réellement surnaturel, fait pour soutenir une fausse doctrine. Comme le mot de miracle en ce sens peut blesser les oreilles pieuses, employons un autre mot, & donnons-lui le nom de prestige ; mais souvenons-nous qu’il est impossible aux sens humains de discerner un prestige d’un miracle.
La même autorité qui atteste les miracles, atteste aussi les prestiges ; & cette autorité prouve encore que l’apparence des prestiges ne differe en rien de celle des miracles. Comment donc distinguer les uns des autres ; & que peut prouver le miracle, si celui qui le voit ne peut discerner par aucune marque assurée & tirée de la chose même, si c’est l’œuvre de Dieu, ou si c’est l’œuvre du Démon ? Il faudroit un second miracle pour certifier le premier.
Quand Aaron jetta sa verge devant Pharaon & qu’elle fut changée en serpent, les Magiciens jetterent aussi leurs verges, & elles furent changées en serpens. Soit que ce changement fût réel des deux côtés, comme il est dit dans l’Ecriture, soit qu’il n’y eût de réel que le miracle d’Aaron & que le prestige des Magiciens ne fût qu’apparent, comme le disent quelques Théologiens, il n’importe ; cette apparence étoit exactement la même : l’Exode n’y remarque aucune différence ; & s’il y en eût eu, le Magiciens se seroient gardés de s’exposer au parallele ; ou, s’ils l’avoient fait, ils auroient été confondus.
Or les hommes ne peuvent juger des miracles que par leurs sens ; & si la sensation est la même, la différence réelle, qu’ils ne peuvent appercevoir, n’est rien pour eux. Ainsi le signe, comme signe, ne prouve pas plus d’un côté que de l’autre, & le Prophete en ceci n’a pas plus d’avantage que le Magicien. Si c’est encore là de mon beau style, convenez qu’il en faut un bien plus beau pour le réfuter.
Il est vrai que le serpent d’Aaron dévora les serpens des Magiciens. Mais, forcé d’admettre une fois la Magie, Pharaon put fort bien n’en conclure autre chose, sinon qu’Aaron étoit plus habile qu’eux dans cet art ; c’est ainsi que Simon, ravi des choses que faisoit Philippe, voulut acheter des Apôtres le secret d’en faire autant qu’eux.
D’ailleurs, l’infériorité des Magiciens étoit due à la présence d’Aaron. Mais Aaron absent, eux faisant les mêmes signes, avoient droit de prétendre à la même autorité. Le signe en lui-même ne prouvoit donc rien.
Quand Moise changea l’eau en sang, les Magiciens changerent l’eau en sang ; quand Moise produisit des grenouilles, les Magiciens produisirent des grenouilles. Ils échouerent à la troisieme plaie ; mais tenons-nous aux deux premieres dont Dieu même avoit fait la preuve du pouvoir divin. *
[* Exode. VII. 17. ] Les Magiciens firent aussi cette preuve-là.
Quant à la troisieme plaie, qu’ils ne purent imiter, on ne voit pas ce qui la rendoit si difficile, au point de marquer que le doigt de Dieu étoit-là. Pourquoi ceux qui purent produire un animal, ne purent-ils produire un insecte ? & comment, après avoir fait des grenouilles, ne purent-ils faire des poux ? S’il est vrai qu’il n’y ait dans ces choses-là que le premier pas qui coûte, c’étoit assurément s’arrêter en beau chemin.
Le même Moise, instruit par toutes ces expériences, ordonne que si un faux Prophete vient annoncer d’autres Dieux, c’est-à-dire une fausse doctrine, & que ce faux Prophete autorise son dire par des prédictions ou des prodiges qui réussissent, il ne faut point l’écouter, mais le mettre à mort. On peut donc employer de vrais signes en faveur d’une fausse doctrine ; un signe en lui-même ne prouve donc rien.
La même doctrine des signes, par des prestiges, est établie en mille endroits de l’Ecriture. Bien plus ; après avoir déclaré qu’il ne fera point de signes, Jésus annonce de faux Christs qui en feront ; il dit qu’ils feront de grands signes, des miracles capables de séduire les élus mêmes, s’il étoit possible. *
[* Matth. XXIV. 24. Marc. XIII. 22. ] Ne seroit-on pas tenté, sur ce langage, de prendre les signes pour des preuves de fausseté ? Quoi ! Dieu, maître du choix de ses preuves, quand il veut parler aux hommes, choisit par préférence celles qui supposent des connoissances qu’il sait qu’ils n’ont pas ! Il prend pour les instruire la même voie qu’il sait que prendra le Démon pour les tromper ! Cette marche seroit-elle donc celle de la Divinité ? Se pourroit-il que Dieu & le Diable suivissent la même route ? Voilà ce que je ne puis concevoir.
Nos Théologiens, meilleurs raisonneurs, mais de moins bonne foi que les anciens, sont fort embarrassés de cette magie : ils voudroient bien pouvoir tout-à-fait s’en délivrer, mais ils n’osent ; ils sentent que la nier seroit nier trop. Ces gens, toujours si décisifs, changent ici de langage ; ils ne la nient, ni ne l’admettent, ils prennent le parti de tergiverser, de chercher des faux-fuyants, à chaque pas ils s’arrêtent ; ils ne savent sur quel pied danser.
Je crois, Monsieur, vous avoir fait sentir où gît la difficulté. Pour que rien ne manque à sa clarté, la voici mise en dilemme.
Si l’on nie les prestiges, on ne petit prouver les miracles ; parce que les uns & les autres sont fondés sur la même autorité.
Et si ’l’on admet les prestiges avec les miracles, on n’a point de regle sure, précise & claire, pour distinguer les uns des autres : ainsi les miracles ne prouvent rien.
Je sais bien que nos gens, ainsi pressés, reviennent à la doctrine : mais ils oublient bonnement que si la doctrine est établie, le miracle est superflu ; & que si elle ne l’est pas, elle ne peut rien prouver. Ne prenez pas ici le change, je vous supplie ; & de ce que je n’ai pas regardé les miracles comme essentiels au Christianisme, n’allez pas conclure que j’ai rejeté les miracles. Non, Monsieur, je ne les ai rejetés ni ne les rejette ; si j’ai dit des raisons pour en douter, je n’ai point dissimulé les raisons d’y croire : il y a une grande différence entre nier une chose & ne la pas affirmer, entre la rejetter & ne pas l’admettre ; & j’ai si peu décidé ce point, que je défie qu’on trouve un seul endroit dans tous mes Ecrits où je sois affirmatif contre les miracles.
Eh ! comment l’aurois-je été malgré mes propres doutes, puisque par-tout où je suis, quant à moi, le plus décidé, je n’affirme rien encore ? Voyez quelles affirmations peut faire un homme qui parle ainsi des sa Préface. *
[* Préface d’Emile, p. 111. ]
"À l’égard de ce qu’on appellera le parti systématique, qui n’est autre chose ici que la marche de la nature, c’est-là ce qui déroutera le plus les Lecteurs ; c’est aussi par-là qu’on m’attaquera sans doute, & peut-être n’aura-t-on pas tort. On croira moins lire un Traité d’éducation que les rêveries d’un visionnaire sur l’éducation. Qu’y faire ? Ce n’est pas sur les idées d’autrui que j’écris, c’est sur les miennes. Je ne vois point comme les autres hommes ; il y a long-tems qu’on me l’a reproché. Mais dépend-il de moi de me donner d’autres yeux, & de m’affecter d’autres idées ? Non il dépend de moi de ne point abonder dans mon sens, de ne point croire être seul plus sage que tout le monde ; il dépend de moi, non de changer de sentiment, mais de me défier du mien : voilà tout ce que je puis faire, & ce que je fais. Que si je prends quelquefois le ton affirmatif, ce n’est point pour en imposer au Lecteur ; c’est pour lui parler comme je pense. Pourquoi proposerois-je par forme de doute ce dont, quant à moi, je ne doute point ? Je dis exactement ce qui se passe dans mon esprit. "
"En exposant avec liberté mon sentiment, j’entends si peu qu’il fasse autorité, que j’y joins toujours mes raisons, afin qu’on les pese, & qu’on me juge. Mais quoique je ne veuille point m’obstiner à défendre mes idées, je ne me crois pas moins obligé de les proposer ; car les maximes sur lesquelles je suis d’un avis contraire à celui des autres, ne sont point indifférentes. Ce sont de celles dont la vérité ou la fausseté importe à connoître, & qui font le bonheur ou le malheur du Genre-l’humain."
Un Auteur qui ne sait lui-même s’il n’est point dans l’erreur, qui craint que tout ce qu’il dit ne soit un tissu de rêveries, qui, ne pouvant changer de sentimens, se défie du sien, qui ne prend point le ton affirmatif pour le donner, mais pour parler comme pense, qui, ne voulant point faire autorité, dit toujours ses raisons afin qu’on le juge, & qui même ne vent point s’obstiner à défendre ses idées ; un Auteur qui parle ainsi à la tête de son Livre, y veut-il prononcer des oracles ? veut-il donner des décisions ? &, par cette déclaration préliminaire, ne met-il pas au nombre des doutes ses plus fortes assertions ?
Et qu’on ne dise point que je manque à mes engagemens en m’obstinant à défendre ici mes idées. Ce seroit le comble de l’injustice ; ce ne sont point mes idées que je défends, c’est ma personne. Si l’on n’eût attaqué que mes Livres, j’aurois constamment gardé le silence ; c’étoit un point résolu. Depuis ma déclaration, faite en 1753, m’a-t-on vu répondre à quelqu’un, on me taisois-je faute d’agresseurs ? Mais quand on me poursuit, quand on me décrete, quand on me déshonore pour avoir dit ce que je ne l’ai pas dit, il faut bien, pour me défendre, montrer que je ne l’ai pas dit. Ce sont mes ennemis, qui, malgré moi, me remettent la plume à la main. Eh ! qu’ils me laissent en repos, & j’y laisserai le Public ; j’en donne de bon cœur ma parole.
Ceci sert déjà de réponse à l’objection rétorsive que j’ai prevenue, de vouloir faire moi-même le réformateur en bravant les opinions de tout mon siecle ; car rien n’a moins l’air de bravade pareil langage, & ce n’est pas assurément prendre un ton de Prophete que de parler avec tant de circonspection. J’ai regardé comme un devoir de dire mon sentiment en choses importantes & utiles ; mais ai-je dit un mot, ai-je fait un pas pour le faire adopter à d’autres ? quelqu’un a-t-il vu dans ma conduite l’air d’un homme qui cherchoit à se faire des sectateurs ?
En transcrivant l’Ecrit particulier qui fait tant d’imprévus zélateurs de la Foi, j’avertis encore le Lecteur qu’il doit se défier de mes jugements ; que c’est à lui de voir s’il peut tirer de cet Ecrit quelques réflexions utiles, que je ne lui propose ni le sentiment d’autrui ni le mien pour regle, que je le lui présente à examiner. *
[* Emile. T. II. p. 360. ] Et lorsque je reprends la parole, voici ce que j’ajoute encore à la fin.
"J’ai transcrit cet Ecrit, non comme une regle des sentimens qu’on doit suivre en matiere de Religion, mais comme un exemple de la maniere dont on peut raisonner avec son Eleve pour ne point s’écarter de la méthode que j’ai tache d’établir. Tant qu’on ne donne rien à l’autorité des hommes ni aux préjugés des pays où l’on est né, les seules lumieres de la raison ne peuvent, dans l’institution de la Nature, nous mener plus loin que la Religion naturelle, & c’est à quoi je me borne avec mon émile. S’il en doit avoir une autre, je n’ai plus en cela le droit d’être son guide ; c’est à lui seul de la choisir. "*
[* Emile. T. III. p. 204. ]
Quel est après cela l’homme assez impudent pour m’oser taxer d’avoir nié les miracles qui ne sont pas même niés dans cet Ecrit ? Je n’en ai pas parlé ailleurs. *
[* J’en ai parlé depuis dans ma Lettre à M. de Beaumont : mais outre qu’on n’a rien dit sur cette Lettre, ce n’est pas sur ce qu’elle contient qu’on peut fonder les procédures faites avant qu’elle ait paru. ]
Quoi ! parce que l’Auteur d’un Ecrit publié par un autre y introduit un raisonneur qu’il désapprouve, *
[* Emile. T. III. p. 151] & qui dans une dispute rejette les miracles, il s’ensuit de-là que non seulement l’Auteur de cet Ecrit, mais l’Editeur, rejette aussi les miracles ? Que tissu de témérités ! Qu’on se permette de telles présomptions dans la chaleur d’une querelle littéraire, cela est très-blâmable & trop commun ; mais les prendre pour des preuves dans les Tribunaux ! Voilà une jurisprudence à faire trembler l’homme le plus juste & le plus ferme, qui a le malheur de vivre sous dé pareils Magistrats.
L’Auteur de la profession de foi fait des objections tant sur l’utilité que sur la réalité des miracles, mais ces objections ne sont point des négations. Voici là-dessus ce qu’il dit de plus fort : "C’est l’ordre inaltérable de la nature qui montre le mieux l’Etre suprême. S’il arrivoit beaucoup d’exceptions, je ne saurois plus qu’en penser ; & pour moi je crois trop en Dieu pour croire à tant de miracles si peu dignes de lui. "
Or, je vous prie, qu’est-ce que cela dit ? Qu’une trop grande multitude de miracles les rendroit suspects à l’Auteur ; qu’il n’admet point indistinctement toute sorte de miracles, & que sa foi en Dieu lui fait rejetter tous ceux qui ne sont pas dignes de Dieu. Quoi donc ! celui qui n’admet pas tous les miracles, rejette-t-il tous les miracles ? & faut-il croire à tous ceux de la Légende, pour croire l’Ascension de Christ ?
Pour comble. Loin que les doutes contenus dans cette seconde partie de la profession de foi puissent être pris pour des négations, les négations, au contraire, qu’elle petit contenir ne doivent être prises que pour des doutes. C’est la déclaration de l’Auteur, en la commençant, sur les sentimens qu’il va combattre. Ne donnez, dit-il, à mes discours que l’autorité, de la raison. J’ignore si je suis dans l’erreur. Il est difficile, quand on discute, de ne pas prendre quelquefois le ton affirmatif ; mais souvenez-vous qu’ici toutes mes affirmations ne sont que des raisons de douter. *
[* Emile. T. III. p. 131] Peut-on parler plus positivement ? Quant à moi, je vois des faits attestés dans les saintes Ecritures : cela suffit pour arrêter sur ce point mon jugement. S’ils étoient ailleurs, je rejetterois ces faits, ou je leur ôterois le nous de miracles ; mais parce qu’ils sont dans l’Ecriture, je ne les rejette point. Je ne les admets pas non plus, parce que ma raison s’y refuse, & que ma décision sur cet article n’intéresse point mon salut. Nul Chrétien judicieux ne peut croire que tout soit inspiré dans la Bible, jusqu’aux mots & aux erreurs. Ce qu’on doit croire inspiré, est tout ce qui tient à nos devoirs ; car pourquoi Dieu auroit-il inspiré le reste ? Or la doctrine des miracles n’y tient nullement ; c’est ce que je viens de prouver. Ainsi le sentiment qu’on peut avoir en cela n’a nul trait au respect qu’on doit aux Livres sacrés.
D’ailleurs, il est impossible aux hommes de s’assurer que quelque fait que ce puisse être est un miracle ;*
[ *Si ces Messieurs disent que cela est décidé dans l’Ecriture, & que je dois reconnoître pour miracle ce qu’elle me donne pour tel ; je réponds que c’est ce qui est en question, & j’ajoute que ce raisonnement de leur part est un cercle vicieux. Car puisqu’ils veulent que le miracle serve de preuve à la Révélation, ils ne doivent pas employer l’autorité de la Révélation pour constater le miracle. ] c’est encore ce que j’ai prouvé. Donc en admettant tous les faits contenus dans la Bible, on peut rejetter les miracles sans impiété, & même sans inconséquence. Je n’ai pas été jusque-là.
Voilà comment vos Messieurs tirent des miracles, qui ne sont pas certains, qui ne sont pas nécessaires, qui ne prouvent rien, & que je n’ai pas rejettés, la preuve évidente que je renverse les fondemens du Christianisme, & que je ne suis pas Chrétien. L’ennui vous empêcheroit de me suivre si j’entrois dans le même détail sur les autres accusations qu’ils entassent pour de couvrir par le nombre l’injustice de chacune en particulier. Ils m’accusent, par exemple, de rejetter la priere. Voyez le Livre, & vous trouverez une priere dans l’endroit même dont il s’agit. L’homme pieux qui parle*
[*Un Ministre de Geneve, difficile assurément en Christianisme dans les jugemens qu’il porte du mien, affirme que j’ai dit, moi J. J. Rousseau, que je ne priois pas Dieu : Il l’assure en tout autant de termes, cinq ou six fois de suite, & toujours eu me nommant. Je veux porter respect à l’Eglise, mais oserois-je lui demander où j’ai dit cela ? Il est permis à tout barbouilleur de papier de déraisonner & bavarder tant qu’il veut ; mais il n’est pas permis à un bon Chrétien d’être un calomniateur public. ] ne croit pas, il est vrai, qu’il soit absolument nécessaire de demander à Dieu telle ou telle chose en particulier.*
[* Quand vous prierez, dit Jésus, priez ainsi. Quand on prie avec des paroles, c’est bien fait de préférer celles-là ; mais je ne vois point ici l’ordre de prier avec des paroles. Une autre priere est préférable, c’est d’être disposé à tout ce que Dieu veut. Me voici, Seigneur, pour faire ta volonté. De toutes les formules, l’Oraison dominicale est, sans contredit, la plus parfaite, mais ce qui est plus parfait encore, est l’entiere résignation aux volontés de Dieu. Non point ce que je veux, mais ce que tu veux. Que dis-je ! C’est l’Oraison dominicale elle-même. Elle est tout entiere dans ces paroles ; Que ta volonté suit faite. Toute autre priere est superflue, & ne fait que contrarier celle-là. Que celui qui pense ainsi se trompe, cela peut être. Mais celui qui publiquement l’accuse à cause de cela de détruire la morale Chrétienne, & de n’être pas Chrétien, est-il qui fort bon Chrétien lui-même ?] Il ne désapprouve point qu’on le fasse, quant à moi, dit-il, je ne le fais pas, persuadé que Dieu est un bon Pere, qui sait mieux que ses enfans ce qui leur convient. Mais ne petit-on lui rendre aucun autre culte aussi digne de lui ? Les hommages d’un cœur plein de zele, les adorations, les louanges, la contemplation de sa grandeur, l’aveu de notre néant, la résignation à sa volonté, la soumission à ses Loix, une vie pure & sainte ; tout cela ne vaut-il pas bien des vœux intéressés & mercenaires ? Près d’un Dieu juste, la meilleure maniere de demander est de mériter d’obtenir. Les Anges qui le louent autour de son Trône, le prient-ils ? Qu’auroient-ils à lui demander ? Ce mot de priere est souvent employé dans l’Ecriture pour hommage, adoration ; & qui fait le plus est quitte du moins. Pour moi, je ne rejette aucune des manieres d’honorer Dieu : j’ai toujours approuvé qu’on se joignît à l’Eglise qui le prie : je le fais ; le Prêtre Savoyard le faisoit lui-même. *
[* Emile, Tome III. pag. 185. ] L’Ecrit si violemment attaqué est plein de tout cela. N’importe : je rejette, dit-on, la priere ; je suis un impie à brûler. Me voilà jugé.
Ils disent encore que j’accuse la morale chrétienne de rendre tous nos devoirs impraticables en les outrant. La morale chrétienne est celle de l’Evangile ; je n’en reconnois point d’autre, & c’est en ce sens aussi que l’entend mon accusateur, puisque c’est des imputations où celle-là se trouve comprise qu’il conclut, quelques lignes après, que c’est par dérision que j’appelle l’Evangile divin.*
[Lettres écrites de la Campagne, pag. 11.]
Or voyez si l’on petit avancer une fausseté plus noire, & montrer une mauvaise foi plus marquée, puisque, dans le passage de mon Livre où ceci se rapporte, il n’est pas même possible que j’aie voulu parler de l’Evangile. Voici, Monsieur, ce passage : il est dans le seconde Tome d’émile, page 64. "En n’asservissant les honnêtes femmes qu’à de tristes devoirs, on a banni du mariage tout ce qui pouvoit le rendre agréable aux hommes. Faut-il s’étonner si la taciturnité qu’ils voient régner chez eux les en chasse on s’ils sont peu tentés d’embrasser un état si déplaisant ? À force d’outrer tous les devoirs, le Christianisme les rend impraticables & vains : à force d’interdire aux femmes le chant, la danse, & tous les amusemens du monde, il les rend maussades, grondeuses, insupportables dans leurs maisons. "
Mais où est-ce que l’Evangile interdit aux femmes le chant & la danse ? où est-ce qu’il les asservit à de tristes devoirs ? Tout au contraire, il y est parlé des devoirs des maris, mais il n’y est pas dit un mot de ceux des femmes. Donc on a tort de me faire dire de l’Evangile ce que je n’ai dit que des Jansénistes, des Méthodistes, & d’autres dévots d’aujourd’hui, qui font du Christianisme une Religion aussi terrible & déplaisante,
[ *Les premiers Réformés donnerent d’abord dans cet excès avec une dureté qui fit bien des hypocrites, & les premiers Jansénistes ne manquerent pas de les imiter en cela. Un Prédicateur de Geneve, appelé Henri de la Marre, soutenoit en Chaire que c’étoit pécher que d’aller à la noce plus joyeusement que Jésus-Christ n’étoit allé à la mort. Un Curé Janséniste soutenoit de même que les festins des noces étoient une invention du Diable. Quelqu’un lui objecta là-dessus que Jésus-Christ y avoit pourtant assisté, & qu’il avoit même daigné y faire son premier miracle pour prolonger la gaîté du festin. Le Curé, un peu embarrassé, répondit en grondant : Ce n’est pas ce qu’il fit de mieux. ] qu’elle en agréable & douce sous la véritable Loi de Jésus-Christ. Je ne voudrois pas prendre le ton du Pere Berruyer, que je n’aime gueres, & que je trouve même de très-mauvais goût ; mais je ne puis m’empêcher de dire qu’une des choses qui me charment dans le caractere de Jésus, n’est pas seulement la douceur des mœurs, la simplicité, mais la facilité, la grâce, & même l’élégance. Il ne fuyoit ni les plaisirs ni les fêtes, il alloit aux noces, il voyoit les femmes, il jouoit avec les enfans, il aimoit les parfums, il mangeoit chez les Financiers. Ses disciples ne jeûnoient point ; son austérité n’étoit point fâcheuse. Il étoit indulgent & juste, doux aux foibles & terrible aux méchans. Sa morale avoit quelque chose d’attrayant, de caressant, de tendre ; il avoit le cœur sensible, il étoit homme de bonne société. Quand il n’eût pas été le plus sage des mortels, il en s eût été le plus aimable.
Certains passages de saint Paul, outrés ou mal entendus, ont fait bien des fanatiques, & ces fanatiques ont souvent défiguré & déshonoré le Christianisme. Si l’on s’en fût tenu à l’esprit du Maître, cela ne seroit pas arrivé. Qu’on m’accuse de n’être pas toujours de l’avis de Saint Paul, on peut me réduire à prouver que j’ai quelquefois raisons de n’en être pas. Mais il ne s’ensuivra jamais de-là que ce soit par dérision que je trouve l’Evangile divin. Voilà pourtant comment raisonnent mes persécuteurs.
Pardon, Monsieur ; je vous excede avec ces longs détails, je le sens, & je les termine : je n’en ai déjà que trop dit pour ma défense, & je m’ennuie moi-même de répondre toujours par des raisons à des accusations sans raison.
Je vous ai fait voir, Monsieur, que les imputations tirées
de mes Livres en preuves que j’attaquois la Religion établie
par les Loix, étoient fausses. C’est cependant sur ces imputations
que j’ai été jugé coupable, & traité comme tel.
Supposons maintenant que je le fusse en effet, & voyons
en cet état la punition qui m’étoit due.
- Ainsi que la vertu, le vice a ses degrés.
Pour être coupable d’un crime, on ne l’est pas de tous. La justice consiste à mesurer exactement la peine à la faute, & l’extrême justice elle-même est une injure lorsqu’elle n’a nul égard aux considérations raisonnables qui doivent tempérer la rigueur de la Loi.
Le délit supposé réel, il nous reste à chercher qu’elle est sa nature, & quelle procédure est prescrite en pareil cas par vos Loix.
Si j’ai violé mon serment de Bourgeois, comme on m’en accuse, j’ai commis un crime d’État, & la connoissance de ce crime appartient directement au Conseil ; cela est incontestable.
Mais si tout mon crime consiste en erreur sur la doctrine, cette erreur fût-elle même une impiété, c’est autre chose. Selon vos Édits, il appartient à un autre Tribunal d’en connoîtra en premier ressort.
Et quand même mon crime seroit un crime d’État ; si, pour le déclarer tel, il faut préalablement une décision sur la doctrine, ce n’est pas au Conseil de la donner. C’est bien à lui de punir le crime, mais non pas de le constater. Cela est formel par vos Edits, comme nous verrons ci-après.
Il s’agit d’abord de savoir si j’ai violé mon serment de Bourgeois, c’est-à-dire, le serment qu’ont prêté mes Ancêtres quand ils ont été admis à la Bourgeoisie : car pour moi, n’ayant pas habité la Ville, & n’ayant fait aucune fonction de Citoyen, je n’en ai point prêté le serment : mais passons.
Dans la formule de ce serment, il n’y a que deux articles qui puissent regarder mon délit. On promet, par le premier, de vivre selon la Réformation du saint Evangile ; & par le dernier, de ne faire ne souffrir aucunes pratiques, machinations ou entreprises contre la Réformation du saint Evangile.
Or loin d’enfreindre le premier article, je m’y suis conformé avec une fidélité & même une hardiesse qui ont peu d’exemples, professant hautement ma Religion chez les Catholiques, quoique j’eusse autrefois vécu dans la leur ; & l’on ne peut alléguer cet écart de mon enfance comme une infraction au serment, surtout depuis ma réunion authentique à votre Eglise en 1754, & mon rétablissement dans mes droits de Bourgeoisie, notoire à tout Geneve, & dont j’ai d’ailleurs des preuves positives.
On ne sauroit dire, non plus, que j’ai enfreint ce premier article par les Livres condamnés ; puisque je n’ai point cessé de m’y déclarer Protestant. D’ailleurs, autre chose est la conduite, autre chose sont les Ecrits. Vivre selon la Réformation, c’est professer la Réformation, quoiqu’on se puisse écarter par erreur de sa doctrine dans de blâmables Ecrits, ou commettre d’autres péchés qui offensent Dieu, mais qui par le seul fait ne retranchent pas le délinquant de l’Eglise Cette distinction, quand on pourroit la disputer en général, est ici dans le serment même ; puisqu’on y sépare, en deux articles ce qui n’en pourroit faire qu’un, si la profession de la Religion étoit incompatible avec toute entreprise contre la Religion. On y jure, par le premier, de vivre selon la Réformation ; & l’on y jure, par le dernier, de ne rien entreprendre contre la Réformation. Ces deux articles sont très-distincts, & même séparés par beaucoup d’autres. Dans le sens du Législateur, ces deux choses sont donc séparables. Donc quand j’aurois violé ce dernier article, il ne s’ensuit pas que j’aye violé le premier.
Mais ai-je violé ce dernier article ?
Voici comment l’Auteur des Lettres écrites de la Campagne établit l’affirmative, page 30.
" Le serment des Bourgeois leur impose l’obligation de ne faire ne souffrir être faites aucunes pratiques, machinations ou entreprises contre la Ste. Réformation Evangélique. Il semble que c’est un peu*
[*Cet un peu, si plaisant & si différent du ton grave & décent du reste des Lettres, ayant été retranché dans la seconde édition, je m’abstiens d’aller en quête de la griffe, à qui ce petit bout, non d’oreille, mais d’ongle, appartient] pratiquer & machiner contre elle, que de chercher à prouver, dans deux Livres si séduisans, que le pur Evangile est absurde en lui-même & pernicieux à la société. Le Conseil étoit donc obligé de jetter un regard sur celui que tant de présomptions si véhémentes accusoient de cette entreprise. "
Voyez d’abord que ces Messieurs sont agréables ! Il leur semblé entrevoir de loin un peu de pratique & de machination. Sur ce petit semblant éloigné d’une petite manœuvre, ils jettent un regard sur celui qu’ils en présument l’Auteur ; & ce regard est un décret de prise de corps.
Il est vrai que le même Auteur s’égaye à prouver ensuite que c’est par une pure bonté pour moi qu’ils m’ont décrété. Le Conseil, dit-il, pouvoit ajourner personnellement M. Rousseau, il pouvoit l’assigner pour être oui, il pouvoit le décréter… De ces trois partis, le dernier étoit incomparablement le plus doux… ce n’étoit au fond qu’un avertissement de ne pas revenir, s’il ne vouloit pas s’exposer à une procédure ; ou, s’il vouloit s’y exposer, de bien préparer ses défenses. *
[* Page 31. ]
Ainsi plaisantoit, dit Brantôme, l’exécuteur de l’infortuné Dom Carlos, Infant d’Espagne. Comme le Prince crioit & vouloit se débattre : Paix, Monseigneur, lui disoit-il en l’étranglant, tout ce qu’on en fait n’est que pour votre bien.
Mais quelles sont donc ces pratiques & machinations dont on m’accuse ? Pratiquer, si j’entends ma Langue, c’est se ménager des intelligences secretes ; machiner, c’est faire de sourdes menées, c’est faire ce que certaines gens font contre le Christianise & contre moi. Mais je ne conçois rien de moins secret, rien de moins caché dans le monde, que de publier un Livre & d’y mettre son nom. Quand j’ai dit mon sentiment sur quelque matiere que ce fut, je l’ai dit hautement, à la face du Public, je me suis nommé, & puis je suis demeuré tranquille dans ma retraite : on me persuadera difficilement que cela ressemble à des pratiques & machinations.
Pour bien entendre l’esprit du serment & le sens des termes, il faut se transporter au tems où la formule en fut dressée, & où il s’agissoit essentiellement pour l’Etat de ne pas retomber sous le double joug qu’on venoit de secouer. Tous les jours on découvroit quelque nouvelle trame en faveur de la Maison de Savoye ou des Evêques, sous prétexte de Religion. Voilà sur quoi tombent clairement les mots de pratiques & de machinations, qui, depuis que la Langue Françoise existe, n’ont surement jamais été employés pour les sentiment généraux qu’un homme publie dans un Livre où il se nomme, sans projet, sans vue particuliere, & sans trait à aucun Gouvernement. Cette accusation paroît si peu sérieuse à l’Auteur même qui l’ose faire, qu’il me reconnoît fidele aux devoirs du Citoyen*
[* Page 8. ] . Or comment pourrois-je l’être, si j’avois enfreint mon serment de Bourgeois ?
Il n’est donc pas vrai que j’aye enfreint ce ferment. J’ajoute que quand cela seroit vrai, rien ne seroit plus inouÏ dans Geneve en choses de cette espece, que la procédure faite contre moi. Il n’y a peut-être pas de Bourgeois qui n’enfreigne ce serment en quelque article,*
[* Par exemple, de ne point sortir de la Ville pour aller habiter ailleurs sans permission. Qui est-ce qui demande cette permission ?] sans qu’on s’avise pour cela de lui chercher querelle, & bien moins de le décréter.
On ne peut pas dire, non plus, que j’attaque la morale dans un Livre où j’établis de tout mon pouvoir la préférence du bien général sur le bien particulier, & où je rapporte nos devoirs envers les hommes à nos devoirs envers Dieu ; seul principe sur lequel la morale puisse être fondée pour être réelle & passer l’apparence. On ne peut pas dire que ce Livre tende en aucune sorte à troubler le culte établi ni l’ordre public, puisqu’au contraire j’y insiste sur le respect qu’on doit aux formes établies, sur l’obéissance aux Loix en toute chose, même en matiere de Religion, & puisque c’est de cette obéissance prescrite qu’un Prêtre de Geneve m’a le plus aigrement repris.
Ce délit si terrible, & dont on fait tant de bruit, se réduit donc, en l’admettant pour réel, à quelque erreur sur la foi qui, si elle n’est avantageuse a la société, lui est du moins tres-indifférente ; le plus grand mal qui en résulte étant la tolérance pour les sentiment d’autrui, par conséquent la paix dans l’Etat & dans le monde fur les matieres de Religion.
Mais je vous demande, à vous, Monsieur, qui connoissez votre Gouvernement & vos Loix, à qui il appartient de juger, & sur-tout en premiere instance, des erreurs sur la Foi que peut commettre un Particulier ? Est-ce au Conseil, est-ce Consistoire ? Voilà le nœud de la question.
II faloît d’abord réduire le délit à son espece. À présent qu’elle est connue, il faut comparer la procédure à la Loi.
Vos Edits ne fixent pas la peine due à celui qui erre en matiere de Foi, & qui publie son erreur. Mais par l’Article 88 de Ordonnance ecclésiastique, au Chapitre du Consistoire, ils reglent l’ordre de la procédure contre celui qui dogmatise. Cet Article est couche en ces termes.
S’il y a quelqu’un qui dogmatise contre la doctrine reçue, qu’il soit appellé pour conférer avec lui : s’il se range, qu’on le supporte sans scandale ni & diffame ; s’il est opiniâtre, qu’on l’admoneste par quelques fois pour essayer a le réduire. Si on voit enfin qu’il soit besoin de plus grande sévérité, qu’on lui interdise la sainte Cene, & qu’on en avertisse le Magistrat, afin d’y pourvoir.
On voit par-la, 1°. que la premiere inquisition de cette espece de délit appartient au Consistoire.
2°. Que le Législateur n’entend point qu’un tel délit soit irrémissible, si celui qui sa commis se repent & se range.
3°. Qu’il prescrit les voies qu’on doit suivre pour ramener le coupable a son devoir.
4°. Que ces voies sont pleines de douceur, d’égards, de commisération ; telles qu’il convient a des Chrétiens d’en user, à l’exemple de leur Maître, dans les fautes qui ne troublent point la société civile, & n’intéressent que la Religion.
5°. Qu’enfin la derniere & plus grande peine qu’il prescrit, est tirée de la nature du délit, comme cela devroit toujours être, en privant le coupable de la sainte Cene, & de la Communion de l’Eglise, qu’il a offensée, & qu’il veut continuer d’offenser.
Après tout cela le Consistoire le dénonce au Magistrat, qui doit alors y pourvoir ; parce que la Loi ne souffrant dans l’Etat qu’une seule Religion, celui qui s’obstine à vouloir en professer & enseigner une autre, doit être retranché de l’Etat.
On voit l’application de toutes les parties de cette Loi dans la forme de procédure suivie en 1563, contre Jean Morelli.
Jean Morelli, habitant de Geneve, avoit fait & publié un Livre, dans lequel il attaquoit la discipline ecclésiastique, & qui fut censuré au Synode d’Orléans. L’Auteur, se plaignant beaucoup de cette censure & ayant été, pour ce même Livre, appellé au Consistoire de Geneve, n’y voulut point comparoître, & s’ensuit ; puis étant revenu, avec la permission du Magistrat, pour se réconcilier avec les Ministres, il ne tint compte de leur parler, ni de se rendre au Consistoire, jusqu’à ce qu’y étant cité de nouveau, il comparut enfin, &, après de longues disputes, ayant refusé toute espece de satisfaction ; il fut déféré & cité de Conseil, où, au-lieu de comparoître, il fit présenter, par sa femme, une excuse par écrit, & s’enfuit derechef de la Ville.
Il fut donc enfin procédé contre lui, c’est-à-dire, contre son Livre ; & comme la sentence rendue en cette occasion est importante, même quant aux termes, & peu connue, je vais vous la transcrire ici toute entiere ; elle peut avoir son utilité.
[* Extrait des procédures faites & tenues contre Jean Morelli…. Imprimé à Geneve, chez François Perrin, 1563, page 10. ] "Nous Syndiques, Juges des causes criminelles de cette Cité, ayant entendu le rapport du vénérable Consistoire de cette Eglise, des procédures tenues envers Jean Morelli, habitant de cette Cité : d’autant que maintenant, pour la seconde fois, il a abandonné cette Cité, & au lieu de comparoître devant nous & notre Conseil, quand il y étoit renvoyé, s’est montré désobéissant : à ces causes, & autres justes à ce nous mouvantes, séants pour Tribunal au lieu de nos Ancêtres, selon nos anciennes coutumes, après bonne participation de Conseil avec nos Citoyens, ayant Dieu & ses saintes Ecritures devant nos yeux, & invoqué son saint Nom pour faire Droit jugement ; disants. Au nom du Pere, du Fils & du Saint-Esprit, Amen. Par cette notre deffinitive sentence, laquelle donnons ici par écrit, avons avisé par meure délibération de procéder plus outre, comme en cas de contumace dudit Morelli : surtout afin d’avertir tous ceux qu’il appartiendra, de se donner garde du Livre, afin de n’y être point abusés. Estant donc duement informés des resveries & erreurs lesquels y sont contenus, & sur-tout que ledit Livre tend à faire schismes & troubles dans l’Eglise d’une façon séditieuse : l’avons condamne & condamnons comme un Livre nuisible & pernicieux ; &, pour donner exemple, ordonné & ordonnons que l’un d’iceux soit présentement bruslé. Défendant à tous Libraires d’en tenir ni exposer en vente : & à tous Citoyens Bourgeois & Habitans de cette Ville, de quelque qualité qu’ils soient, d’en acheter ni avoir pour lire : commandant à tous ceux qui en auroient de nous les apporter, & ceux qui sauroient où il y en a, de le nous réveler dans vingt-quatre heures, sous peine d’être rigoureusement punis."
"Et à vous, nostre Lieutenant, commandons que faciez mettre nostre présente Sentence à due & entiere exécution."
"Prononceé & exécutée le Jeudi seizieme jour de Septembre, mil cinq cents soixante-trois."
"Ainsi signé P. C H E N E L À T. "
Vous trouverez, Monsieur, des observations de plus d’un genre à faire en tems & lieu sur cette Piece. Quant à présent ne perdons pas notre objet de vue. Voilà comment il fut procédé au jugement de Morelli, dont le Livre ne fut brûlé qu’à la fin du proces, sans qu’il fut parlé de Bourreau ni de flétrissure, & dont la personne ne fut jamais décrétée, quoiqu’il fût opiniâtre & contumax.
Au lieu de cela, chacun sait comment le Conseil a procédé contre moi dans l’instant que l’Ouvrage a paru, & sans qu’il ait même été fait mention du Consistoire. Recevoir le Livre par la poste, le lire, l’examiner, le déférer, le brûler, me décréter, tout cela fut l’affaire de huit ou dix jours : on ne sauroit imaginer une procédure plus expéditive.
Je me suppose ici dans le cas de la Loi, dans le seul cas où je puisse être punissable. Car autrement de quel droit puniroit-on des fautes qui n’attaquent personne, & sur lesquelles les Loix n’ont rien prononce ?
L’Edit a-t-il donc été observe dans cette affaire ? Vous autres Gens de bon sens, vous imagineriez en l’examinant qu’il a été violé comme à plaisir dans toutes ses parties. "Le Sieur Rousseau, disent les Représentans, n’a point été appellé au Consistoire ; mais le magnifique Conseil a d’abord procédé contre lui : il devoit être supporté sans scandale ; mais ses Ecrits ont été traités par un jugement public, comme téméraires, impies, scandaleux : il devoit être supporté sans diffame ; mais il a été flétri de la maniere la plus diffamante, ses deux Livres ayant été lacérés & brûlés par la main du Bourreau."
"L’Edit n’a donc pas été observé, continuent-ils, tant à l’égard de la jurisdiction qui appartient au Consistoire, que relativement au Sieur Rousseau, qui devait être appellé, supporté sans scandale ni diffame, admonesté par quelques fois, & qui ne pouvoit être jugé qu’en cas d’opiniâtreté obstinée. "
Voilà, sans doute, qui vous paroît plus clair que le jour, & à moi aussi. Hé bien non : vous allez voir comment ces gens, qui savent montrer le Soleil à minuit, savent le cacher à midi.
L’adresse ordinaire aux Sophistes est d’entasser force argumens pour en couvrir la foiblesse. Pour éviter des répétitions & gagner du tems, divisons ceux des Lettres écrites de la Campagne ; bornons-nous aux plus essentiels, laissons ceux que j’ai ci-devant réfutés ; &, pour ne point altérer les autres, rapportons-les dans les termes de l’Auteur.
C’est d’après nos Loix, dit-il, que je dois examiner ce qui s’est fait à l’égard de M. Rousseau. Fort bien ; voyons.
Le premier Article du serment des Bourgeois les oblige à vivre selon la Réformation du Saint Evangile. Or, je le demande, est-ce vivre selon l’Evangile, que d’écrire contre l’Evangile ?
Premier sophisme. Pour voir clairement si c’est-là mon cas, remettez dans la mineure de cet argument le mot Réformation, que l’Auteur en ôte, & qui est nécessaire pour que son raisonnement soit concluant.
Second sophisme. Il ne s’agit pas, dans cet Article du ferment, d’écrire selon la Réformation, mais de vivre selon la Réformation. Ces deux choses, comme on l’a vu ci-devant, sont distinguées dans le serment même ; & l’on a vu encore s’il est vrai que j’aye écrit ni contre la Réformation ni contre l’Evangile.
Le premier devoir des Syndics & Conseil est de maintenir la pure Religion.
Troisieme sophisme. Leur devoir est biens de maintenir la pure Religion, mais non pas de prononcer sur ce qui n’est ou n’est pas la pure Religion. Le Souverain les a biens chargés de maintenir la pure Religion, mais il ne les a pas faits pour cela Juges de la doctrine. C’est un autre Corps qu’il a chargé de ce loin, & c’est ce Corps qu’ils doivent consulter sur toutes les matieres de Religion, comme ils out toujours fait depuis que votre Gouvernement existe. En cas de délit en ces matieres, deux Tribunaux sont établis, l’un pour le constater, & l’autre pour le punir ; cela est évident par les termes de l’Ordonnance : nous y reviendrons ci-après.
Suivent les imputations ci-devant examinées, & que par cette raison je ne répéterai pas ; mais je ne puis m’abstenir de transcrire ici l’article qui les termine : il est curieux.
Il est vrai que M. Rousseau & ses Partisans prétendent que ces doutes n’attaquent point réellement le Christianisme, qu’à cela près il continue d’appeller divin. Mais si un Livre caractérisé, comme l’Evangile l’est dans les Ouvrages de M. Rousseau, peut encore être appellé divin, qu’on me dise quel est donc le nouveau sens attaché à ce terme ? En vérité, si c’est une contradiction, elle est choquante ; si c’est une plaisanterie, convenez qu’elle est bien déplacée dans un pareil sujet ?*
[*Page 11]
J’entends. Le culte spirituel, la pureté du cœur, les œuvres do miséricorde, la confiance, l’humilité, la résignation, la tolérance, l’oubli des injures, le pardon des ennemis, l’amour du prochoin, la fraternité universelle & l’union du Genre-humain par la charité, sont autant d’inventions du Diable. Seroit-ce là le sentiment de l’Auteur & de ses Amis ? On le diroit à leurs raisonnemens & sur-tout à leurs œuvres. En vérité, si c’est une contradiction, elle est choquante. Si c’est une plaisanterie, convenez qu’elle est bien déplacée dans un pareil sujet.
Ajoutez que la plaisanterie sur un pareil sujet est si fort du goût de ces Messieurs, que, selon leurs propres maximes, elle eut dû, si je l’avois faite, me faire trouver grace devant eux. *
[*Page 23]
Après l’exposition de mes crimes, écoutez les raisons pour lesquelles on a si cruellement renchéri sur la rigueur de la Loi dans la poursuite du criminel. Ces deux Livres paroissent sous le nom d’un Citoyen de Geneve. L’Europe en témoigne son scandale. Le premier Parlement d’un Royaume voisin poursuit Emile & son Auteur. Que sera le Gouvernement de Geneve ?
Arrêtons un moment. Je crois appercevoit ici quelque mensonge.
Selon notre Auteur, le scandale de l’Europe força le Conseil de Geneve de sévir contre le Livre & l’Auteur d’Emile, à l’exemple du Parlement de Paris : mais au contraire, ce furent les décrets de ces deux Tribunaux qui causerent le scandale de l’Europe. Il y avoit peu de jours que le Livre étoit Public à Paris, lorsque le Parlement le condamna ;*
[*C’étoit un arrangement pris avant que le Livre parût. ] il ne paroissoit encore en nul autre Pays, pas même en Hollande, où il étoit imprimé ; & il n’y eut, entre le décret du Parlement de Paris & celui du Conseil de Geneve, que neuf jours d’intervalle ;*
[* Le Décret du Parlement fut donné le 9 Juin, & celui du Conseil le 19. ] le tems à-peu-près qu’il faloît pour avoir avis de ce qui se passoit à Paris. Le vacarme affreux qui fut fait en Suisse sur cette affaire, mon expulsion de chez mon Ami, les tentatives faites à Neufchâtel, & même à la Cour, pour m’ôter mon dernier asyle, tout cela vint de Geneve & des environs, après le Décret. On sait quels furent les instigateurs, on sait quels furent les émissaires, leur activité fut sans exemple ; il ne tint pas à eux qu’on ne m’ôtât le feu & l’eau dans l’Europe entiere, qu’il ne me restât pas une terre pour lit, pas une pierre pour chevet. Ne transposons donc point ainsi les choses, & ne donnons point, pour motif du Décret de Geneve, le scandale qui en fut l’effet.
Le premier Parlement d’un Royaume voisin poursuit Emile & son Auteur. Que sera le Gouvernement de Geneve ?
La réponse est simple. II ne sera rien, il ne doit rien faire, ou plutôt, il doit ne rien faire. Il renverseroit tout ordre judiciaire, il braveroit le Parlement de Paris, il lui disputeroit la compétence en l’imitant. c’étoit précisément parce que j’étois décrété à Paris, que je ne pouvois l’être à Geneve. Le délit d’un criminel a certainement un lieu, & un lieu unique ; il ne peut pas plus être coupable à la fois du même délit en deux Etats, qu’il ne peut être en deux lieux dans le même tems ; & s’il veut purger les deux Décrets, comment voulez-vous qu’il se partage ? En effet, avez-vous jamais oui dire qu’on ait décrété le même homme en deux pays à la fois pour le même fait ? C’en est ici le premier exemple, & probablement ce sera le dernier. J’aurai, dans mes malheurs, le triste honneur d’être à tous égards un exemple unique.
Les crimes les plus atroces, les assassinats même ne sont pas & ne doivent pas être poursuivis par devant d’autres Tribunaux que ceux des lieux où ils ont été commis. Si un Genevois tuoit un homme, même un autre Genevois, en pays étranger, le Conseil de Geneve ne pourroit s’attribuer la connoissance de ce crime : il pourroit livrer le coupable s’il étoit réclamé, il pourroit en solliciter le châtiment ; mais à moins qu’on ne lui remît volontairement le jugement avec les pieces de la procédure, il ne le jugeroit pas, parce qu’il ne lui appartient pas de connoître d’un délit commis chez un autre Souverain, & qu’il ne peut pas même ordonner les information nécessaires pour le constater. Voilà la regle, & voilà la réponse à la question ; que sera le Gouvernement de Geneve ? Ce sont ici les plus simples notions du Droit public, qu’il seroit honteux au dernier Magistrat d’ignorer. Faudra-t-il toujours que j’enseigne à mes dépens les élémens de la Jurisprudence à mes Juges ?
Il devoit, suivant les Auteurs des Représentations, se borner à défendre provisionnellement le débit dans la Ville.*
[*Page 12. ] C’est en effet tout ce qu’il pouvoit légitimement faire pour contenter son animosité ; c’est ce qu’il avoit déjà fait pour la nouvelle Héloise ; mais voyant que le Parlement de Paris ne disoit rien, & qu’on ne faisoit nulle part une semblable défense, il en eut honte, & la retira tout doucement. *
[*Il faut convenir que si l’Emile doit être défendu, l’Héloise doit être tout au moins brûlée. Les Notes sur-tout en sont d’une hardiesse dont la profession de foi du Vicaire n’approche assurément pas. ] Mais une improbation si foible n’auroit-elle pas été taxée de secrete connivence ? Mais il y a long-tems que, pour d’autres Ecrits, beaucoup moins tolérables, on taxe le Conseil de Geneve d’une connivence assez peu secrete, sans qu’il se mette fort en peine de ce jugement. Personne, dit-on, n’auroit pu se scandaliser de la modération dont on auroit usé. Le cri public vous apprend combien on est scandalisé du contraire. De bonne foi, s’il s’etoit agi d’un homme aussi désagréable au Public que Monsieur Rousseau lui étoit cher, ce qu’on appelle modération n’auroit-il pas été taxé d’indiffrénce, de tiédeur impardonnable ? Ce n’auroit pas été un si grand mal que cela, & l’on ne donne pas des noms si honnêtes à la dureté qu’on exerce envers moi pour mes Ecrits, ni au support que l’on prête à ceux d’un autre.
En continuant de me supposer coupable, supposons de plus que le Conseil de Geneve avoit droit de me punir, que la procédure eût été conforme à la Loi, & que cependant, sans vouloir même, censurer mes Livres, il m’eût reçu paisiblement arrivant de Paris ; qu’auroient dit les honnêtes gens ? le voici.
"Ils ont fermé les yeux, ils le devoient. Que pouvoient-ils faire ? User de rigueur en cette occasion eût été barbarie, ingratitude, injustice même, puisque la véritable justice compense le mal par le bien. Le coupable a tendrement aimé sa Patrie, il en a bien mérité ; il l’a honorée dans l’Europe ; & tandis que ses Compatriotes avoient honte du nom Genevois, il en a fait gloire, il l’a réhabilité chez l’Etranger. Il a donné ci-devant des conseils utiles ; il vouloit le bien public, il s’est trompé, mais il étoit pardonnable. Il a fait les plus grands éloges des Magistrats, il cherchoit à leur rendre la confiance de la Bourgeoisie ; il a défendu la Religion des Ministres, il méritoit quelque retour de la part de tous. Et de quel front eussent-ils osé sévir, pour, quelques erreurs, contre le Défenseur de la Divinité, contre l’Apologiste de la Religion si généralement attaquée, tandis qu’ils toléroient, qu’ils permettoient même les Ecrits les p1us odieux, les plus indécens, les plus insultans au Christianisme, aux bonnes mœurs, les plus destructifs de toute vertu, de toute morale, ceux mêmes que Rousseau a cru devoir réfuter ? On eût cherché les motifs secrets d’une partialité si choquante ; on les eût trouvés dans le zele de l’Accusé pour la liberté, & dans les projets des Juges pour la détruire. Rousseau eût passé pour le martyr des Loix de sa Patrie. Ses persécuteurs, en prenant en cette seule occasion le masque de l’hypocrisie, eussent été taxés de se jouer de la Religion, d’en faire l’arme de leur vengeance & l’instrument de leur haine. Enfin, par cet empressement de punir un homme dont l’amour pour sa Patrie est le plus grand crime, ils n’eussent fait que se rendre odieux aux gens de bien, suspects a la Bourgeoisie & méprisables aux Etrangers." Voilà, Monsieur, ce qu’on auroit pu dire ; Voilà tout le risque qu’auroit couru le Conseil dans le cas supposé du délit, en s’abstenant d’en connoître.
Quelqu’un a eu raison de dire qu’il faloît brûler l’Evangile ou les Livres de M. Rousseau.
La commode méthode que suivent toujours ces Messieurs contre moi ! S’il leur faut des preuves, ils multiplient les assertions ; & s’il leur faut des témoignages, ils font parler des Quidams.
La sentence de celui-ci n’a qu’un sens qui ne soit pas extravagant, & ce sens est un blasphême.
Car quel blasphême n’est-ce pas de supposer l’Evangile & le Recueil de mes Livres si semblables dans leurs maximes, qu’ils se suppléent mutuellement, & qu’on en puisse indifféremment
brûler un comme superflu, pourvu que l’on conserve l’autre ? Sans doute, j’ai suivi du plus près que j’ai pu la doctrine de l’Evangile ; je l’ai aimée, je l’ai adoptée, étendue, expliquée, sans m’arrêter aux obscurités ; aux difficultés, aux mysteres, sans me détourner de l’essentiel : je m’y suis attaché avec tout le zele de mon cœur ; je me suis indigné, récrié de voir cette sainte Doctrine ainsi profanée, avilie, par nos prétendus Chrétiens, & sur-tout par ceux qui font profession de nous en instruire. J’ose même croire, & je m’en vante, qu’aucun d’eux ne parla plus dignement que moi du vrai Christianisme & de son Auteur. J’ai là-dessus le témoignage, l’applaudissement même de mes Adversaires, non de ceux de Geneve, à la vérité, mais de ceux dont, la haine n’est point une rage, & à qui la passion n’a point ôté tout sentiment d’équité. Voilà ce qui est vrai ; voilà ce que prouvent & ma Réponse au Roi de Pologne, & ma Lettre à M. d’Alembert, & l’Héloise, & l’Emile, & tous mes Ecrits qui respirent le même amour pour l’Evangile, la même vénération pour Jésus-Christ. Mais qu’il s’ensuive de-là qu’en rien je puisse approcher de mon Maître, & que mes Livres puissent suppléer a ses leçons, c’est ce qui est faux, absurde, abominable ; je déteste ce blasphême, & désavoue cette témérité. Rien ne peut se comparer à l’Evangi !e ; mais sa sublime simplicité n’est pas également à la portée de tout le monde. Il faut quelquefois, pour l’y mettre, l’exposer sous bien des jours. Il faut conserver ce Livre sacré comme la regle du Maître, & les miens comme les commentaires de l’Ecolier.
J’ai traité jusqu’ici la question d’une maniere un peu générale ;
rapprochons-la maintenant des faits, par le parallele des
procédures de 1563 & de 1762, & des raisons qu’on donne
de leurs différences. Comme c’est ici le point décisif par
rapport à moi, je ne puis, sans négliger ma cause, vous
épargner ces détails, peut-être ingrats en eux-mêmes, mais
intéressans, à bien des égards, pour vous & pour vos Concitoyens.
C’est une autre discussion qui ne peut être interrompue,
& qui tiendra seule une longue Lettre. Mais, Monsieur, encore
un peu de courage ; ce sera la derniere de cette espece, dans
laquelle je vous entretiendrai de moi.
Après avoir établi, comme vous avez vu, la nécessité
de sévir contre moi, l’Auteur des Lettres prouve, comme
vous allez voir, que la procédure faite contre Jean Morelli,
quoiqu’exactement conforme a l’Ordonnance, & dans un cas
semblable au mien, n’étoit point un exemple à suivre à mon
égard ; attendu, premiérement, que le Conseil étant au-dessus
de l’Ordonnance, n’est point obligé de s’y conformer ; que
d’ailleurs mon crime étant plus grave que le délit de Morelli,
devoit être traité plus sévérement. À ces preuves l’Auteur
ajoute, qu’il n’est pas vrai qu’on m’ait jugé sans m’entendre,
puisqu’il suffisoit d’entendre le Livre mémé, & que la flétrissure
du Livre ne tombe en aucune façon sur l’Auteur ; qu’enfin
les ouvrages qu’on reproche au Conseil d’avoir tolérés, sont
innocens & tolérables en comparaison des miens.
Quant au premier Article, vous aurez peut-être peine à croire qu’on ait osé mettre sans façon le petit Conseil au-dessus des Loix. Je ne connois rien de plus sûr pour vous en convaincre, que de vous transcrire le passage où ce principe est établi ; &, de peur de changer le sens de ce passage en le tronquant, je le transcrirai tout entier.
«[1] L’Ordonnance a-t-elle voulu lier les moins à la puissance civile, & l’obliger à ne réprimer aucun délit contre la Religion qu’après que le Consistoire en auroit connu ? Si cela étoit, il en résulteroit qu’on pourroit impunément écrire contre la Religion, que le Gouvernement seroit dans l’impuissance de réprimer cette licence, & de flétrir aucun Livre de cette espece ; car si l’Ordonnance veut que le délinquant paroisse d’abord au Consistoire, l’Ordonnance ne prescrit pas moins que s’il se range, on le supporte sans diffame. Ainsi quel qu’ait été son délit contre la Religion, l’Accusé, en faisant semblant de se ranger, pourra toujours échapper ; & celui qui auroit diffamé la Religion par toute la terre, au moyen d’un repentir simulé, devroit être supporté sans diffame. Ceux qui connoissent l’esprit de sévérité, pour ne rien dire de plus, qui régnoit, lorsque, l’Ordonnance fut compilée, pourront-ils croire que ce soit-là le sens de l’article 88 de l’Ordonnance."
"Si le Consistoire n’agit pas, son inaction enchaînera-t-elle le Conseil ? Ou du moins sera-t-il réduit a la fonction de délateur aupres du Consistoire ? Ce n’est pas-là ce qu’a entendu l’Ordonnance, lorsqu’apres avoir traité de l’établissement du devoir & du pouvoir du Consistoire, elle conclut que la puissance civile reste en son entier, en sorte qu’il ne soit en rien dérogé à son autorité, ni au cours de la justice ordinaire, par aucunes remontrances ecclésiastiques. Cette Ordonnance ne suppose donc point, comme on le fait dans les Représentations, que dans cette matiere les Ministres de l’Evangile soient des Juges plus naturels que les Conseils. Tout ce qui est du ressort de l’autorité en matiere de Religion, est du ressort du Gouvernement. C’est le principe des Protestans, & c’est singuliérement le principe de notre Constitution, qui, en cas de dispute, attribue aux Conseils le droit de décider sur le dogme. "
Vous voyez, Monsieur, dans ces dernieres lignes, le principe sur lequel est fondé ce qui les précédé. Ainsi, pour procéder dans cet examen avec ordre, il convient de commencer par la fin.
Tout ce qui es du ressort de l’Autorité en matiere de Religion, est du ressort du Gouvernement.
Il y a ici dans le mot Gouvernement une équivoque, qu’il importe beaucoup d’éclaircir ; & je vous conseille, si vous aimez la Constitution de votre Patrie, d’être attentif à la distinction que je vais faire ; vous en sentirez bientôt l’utilité.
Le mot de Gouvernement n’a pas le même sens dans tous les pays, parce que la Constitution des Etats n’est pas par-tout la même.
Dans les Monarchies, où la puissance exécutive est jointe à l’exercice de la souveraineté, le Gouvernement n’est autre chose que le Souverain lui-même, agissant par ses Ministres, par son Conseil, ou par des Corps qui dépendent absolument de sa volonté. Dans les Républiques, sur-tout dans les Démocraties, où le Souverain, n’agit jamais immédiatement par lui-même, c’est autre chose. Le Gouvernement n’est alors que la puissance exécutive, & il est absolument distinct de la souveraineté.
Cette distinction est très-importante en ces matieres. Pour l’avoir bien présente a l’esprit, on doit lire avec quelque soin dans le Contrat Social les deux premiers Chapitres du Livre troisieme, où j’ai tâché de fixer, par un sens précis, des expressions qu’on laissoit avec art incertaines, pour leur donner au besoin telle acception qu’on vouloit. En général, les Chefs des Républiques aiment extrêmement à employer le langage des Monarchies. À la faveur de termes qui semblent consacrés, ils savent amener peu-à-peu les choses que ces mots signifient. C’est ce que fait ici très-habilement l’Auteur des Lettres, en prenant le mot de Gouvernement, qui n’a rien d’effrayant en lui-même, pour l’exercice de la souveraineté, qui seroit révoltant, attribué sans détour au Petit Conseil.
C’est ce qu’il fait encore plus ouvertement dans un autre passage,*
[*Page 66. ] où, après avoir dit que le Petit Conseil est le Gouvernement même, ce qui est vrai en prenant ce mot de Gouvernement dans un sens subordonné, il ose ajouter qu’à ce titre il exerce toute l’autorité qui n’est pas attribuée aux autres Corps de l’Etat ; prenant ainsi le mot de Gouvernement dans le sens de la souveraineté, comme si tous les Corps de l’Etat, & le Conseil général lui-même, étoient institués par le Petit Conseil : car ce n’est qu’à la faveur de cette supposition qu’il peut s’attribuer à lui seul tous les pouvoirs que la Loi ne donne expressément à personne. Je reprendrai ci-après cette question.
Cette équivoque éclaircie, on voit a découvert le sophisme de l’Auteur. En effet, dire que tout ce qui est du ressort de l’autorité, en matiere de Religion, est du ressort du Gouvernement, est une proposition véritable, si par ce mot de Gouvernement on entend la puissance législative ou le Souverain : mais elle est très-fausse, si l’on entend la puissance exécutive ou le Magistrat ; & l’on ne trouvera jamais dans votre République que le Conseil général ait attribué au petit Conseil le droit de régler en dernier ressort tout ce qui concerne la Religion.
Une seconde équivoque, plus subtile encore, vient à l’appui de la premiere dans ce qui suit. C’est le principe des Protestans, & c’est singuliérement l’esprit de notre constitution, qui dans le cas de dispute, attribue aux Conseils le droit de décider sur le dogme. Ce droit, soit qu’il y ait dispute ou qu’il n’y en ait pas, appartient sans contredit aux Conseils, mais non pas au Conseil. Voyez comment, avec une lettre de plus ou de moins, on pourroit changer la constitution d’un Etat !
Dans les principes des Protestans, il n’y a point d’autre Eglise que l’Etat, & point d’autre Législateur Ecclésiastique que le Souverain. C’est ce qui est manifeste, sur-tout à Geneve, où l’Ordonnance Ecclésiastique a reçu du Souverain, dans le Conseil général, la même faction que les Edits civils.
Le Souverain ayant donc prescrit, sous le nom de Réformation, la doctrine qui devoit être enseignée à Geneve, & la forme de Culte qu’on y devoit suivre, a partagé entre deux Corps le soin de maintenir cette doctrine & ce Culte, tels qu’i1 sont fixés par la Loi. À l’un, elle a remis la matiere des enseignemens publics, la décision de ce qui est conforme ou contraire à la Religion de l’Etat, les avertissemens & admonitions convenables, & même les punitions spirituelles, telles que l’excommunication. Elle a chargé l’autre de pourvoir a l’exécution des Loix sur ce point comme sur tout autre, & de punir civilement les prévaricateurs obstinés.
Ainsi toute procédure réguliere sur cette matiere doit commencer par l’examen du fait ; savoir, s’il est vrai que l’Accusé soit coupable d’un délit contre la Religion ; & par la Loi cet examen appartient au seul Consistoire.
Quand le délit est constaté, & qu’il est de nature à mériter une punition civile, c’est alors au Magistrat seul de faire droit, & de décerner cette punition. Le Tribunal ecclésiastique dénonce le coupable au Tribunal civil, & voilà comment, s’établit, sur cette matiere, la compétence du Conseil.
Mais lorsque le Conseil veut prononcer en Théologien sur ce qui est ou n’est pas du dogme, lorsque le Consistoire veut usurper la jurisdiction civile, chacun de ces Corps sort de sa compétence ; il désobéit à la Loi & au Souverain qui l’a portée, lequel n’est pas moins Législateur en matiere ecclésiastique qu’en matiere civile, & doit être reconnu tel des deux côtés.
Le Magistrat est toujours juge des Ministres en tout ce qui regarde le civil, jamais en ce qui regarde le dogme ; c’est le Consistoire. Si le Conseil prononçoit les jugemens de l’Eglise, il auroit le droit d’excommunication ; &, au contraire, ses Membres y sont soumis eux-mêmes. Une contradiction bien plaisante dans cette affaire, est que je suis décrété pour mes erreurs, & que je ne suis pas excommunié ; le Conseil me poursuit comme apostat, & le Consistoire me laisse au rang des fideles ! Cela n’est-il pas singulier ?
Il est bien vrai que s’il arrive des dissentions entre les Ministres sur la doctrine, & que, par l’obstination d’une des parties, ils ne puissent s’accorder ni entre eux ni par l’entremise des Anciens, il est dit par l’article 18 que la cause doit être portée au Magistrat pour y mettre ordre.
Mais mettre ordre à la querelle, n’est pas décider du dogme. L’Ordonnance explique elle-même le motif du recours au Magistrat ; c’est l’obstination d’une des Parties. Or la police dans tout l’Etat, l’inspection sur les querelles, le maintien de la paix & de toutes les fonctions publiques, la réduction des obstinés, sont incontestablement du ressort du Magistrat. Il ne jugera pas pour cela de la doctrine, mais il rétablira dans l’assemblée l’ordre convenable pour qu’elle puisse en juger.
Et quand le Conseil seroit juge de la doctrine en dernier ressort, toujours ne lui seroit-il pas permis d’intervertir l’ordre établi par la Loi, qui attribue au Consistoire la premiere connoissance en ces matieres ; tout de même qu’il ne lui est pas permis, bien que Juge suprême, d’évoquer à soi les causes civiles, avant qu’elles aient passé aux premieres appellations.
L’article 18 dit bien qu’en cas que les Ministres ne puissent s’accorder, la cause doit être portée au Magistrat pour y mettre ordre ; mais il ne dit point que la premiere connoissance de la doctrine pourra être ôtée au Consistoire par le Magistrat ; & il n’y a pas un seul exemple de pareille usurpation depuis que la République existe. *
[*Il y eut dans le seizieme siecle beaucoup de disputes sur la prédestination, dont on auroit dû faire l’amusement des Ecoliers, & dont on ne manqua pas, selon l’usage, de faire une grande affaire d’Etat. Cependant ce furent les Ministres qui la déciderent, & même contre l’intérêt public. Jamais, que je sache, depuis les Edits, le petit Conseil ne s’est avisé de prononcer sur le dogme sans leur concours. Je ne connois qu’un jugement de cette espece, & il fut rendu par le Deux-Cent. Ce fut dans la grande querelle de 1669 sur la grace particuliere. Après de longs & vains débats dans la Compagnie & dans le Consistoire, les Professeurs, ne pouvant s’accorder, porterent l’affaire au petit Conseil, qui ne la jugea pas. Le Deux-Cent l’évoqua & la jugea. L’importante question dont il s’agissoit, étoit de savoir si Jésus étoit mort seulement pour le falut des élus, ou s’il étoit mort aussi pour le falut des damnes. Après bien des séances & de mûres délibérations, le magnifique Conseil des Deux -Cents prononça que Jésus n’etoit mort que pour le falut des élus. On conçoit bien que ce jugement fut une affaire de faveur, & que Jésus seroit mort pour les damnés, si le Professeur Tronchin avoit eu plus de crédit que son adversaire. Tout cela sans doute est fort ridicule : on peut dire toutefois qu’il ne s’agissoit pas ici d’un dogme de soi, mais de l’uniformité de l’instruction publique, dont l’inspection appartient sans contredit au Gouvernement. On peut ajouter que cette belle dispute avoit tellement excité l’attention, que toute la Ville étoit en rumeur. Mais n’importe ; les Conseils devoient appaiser la querelle sans prononcer sur la doctrine. La décision de toutes les questions qui n’intéressent personne & où qui que ce soit ne comprend rien, doit toujours être laissée aux Théologiens. ] C’est de quoi l’Auteur des Lettres paroît convenir lui-même, en disant qu’en cas de dispute les Conseils ont le Droit de décider sur le dogme ; car c’est dire qu’ils n’ont ce Droit qu’apres l’examen du Consistoire, & qu’ils ne l’ont point quand le Consistoire est d’accord.
Ces distinctions du ressort civil & du ressort ecclésiastique sont claires, & fondées, non-seulement sur la Loi, mais sur la raison, qui ne veut pas que les Juges, de qui dépend le fort des Particuliers, en puissent décider autrement que sur des faits constans, sur des corps de délit positifs, bien avérés, & non sur des imputations aussi vagues, aussi arbitraires que celles des erreurs sur la Religion ; & de quelle sureté jouiroient les Citoyens, si, dans tant de dogmes obscurs, susceptibles de diverses interprétations, le Juge pouvoit choisir, au gré de sa passion, celui qui chargeroit ou disculperoit l’Accusé, pour le condamner ou l’absoudre ?
La preuve de ces distinctions est dans l’institution même, qui n’auroit pas établi un Tribunal inutile ; puisque si le Conseil pouvoit juger, sur-tout en premier ressort, des matieres ecclésiastiques, l’institution du Consistoire ne serviroit de rien.
Elle est encore en mille endroits de l’Ordonnance, où le Législateur distingue avec tant de soin l’autorité des deux Ordres ; distinction bien vaine, si dans l’exercice de ses fonctions l’un étoit en tout soumis à l’autre. Voyez dans les Articles XXIII & XXIV la spécification des crimes punissables par les Loix, & de ceux dont la premiere inquisition appartient au Consistoire.
Voyez la fin du même Article XXIV, qui veut qu’en ce derniere cas, après la conviction du coupable, le Consistoire en fasse rapport au Conseil, en y ajoutant son avis : afin, dit l’Ordonnance, que le jugement concernant la punition soit toujours réservé a la Seigneurie. Termes d’où l’on doit inférer que le jugement concernant la doctrine appartient au Consistoire.
Voyez le serment des Ministres, qui jurent de se rendre pour leur part sujets & obéissans aux Loix ; & au Magistrat, entant que leur ministre le porte : c’est-à-dire sans préjudicier a la liberté qu’ils doivent avoir d’enseigner selon que Dieu le leur commande. mais où seroit cette liberté, s’ils étoient, par les Loix, sujets, pour cette doctrine, aux décisions d’un autre Corps que le leur ?
Voyez l’Article 80, où non-seulement l’Edit prescrit au Consistoire de veiller & pourvoir aux désordres généraux & particuliers de l’Eglise, mais où il l’institue a cet effet. Cet Article a-t-il un sens, ou n’en a-t-il point ; est-il absolu, n’est-il que conditionnel ; & le Consistoire établi par la Loi, n’auroit-il qu’une existence précaire, & dépendante du bon plaisir du Conseil ?
Voyez l’article 97 de la même Ordonnance, où, dans les cas qui exigent punition civile, il est dit que le Consistoire, ayant oui les parties & fait les remontrances & censures ecclésiastiques, doit rapporter le tout au Conseil, lequel, sur son rapport, remarquez bien la répétition de ce mot, avisera d’ordonner & faire jugement selon l’exigence du cas. Voyez, enfin, ce qui suit dans le même Article, & n’oubliez pas que c’est le Souverain qui parle. Car combien que ce soient choses conjointes & inséparables que la Seigneurie & supériorité que Dieu nous a données, & le Gouvernement spirituel qu’il a établi dans son Eglise, elles ne doivent nullement être confuses ; puisque celui qui a tout empire de commander, & auquel nous voulons rendre toute sujétion, comme nous devons, veut être tellement reconnu Auteur du Gouvernement politique & ecclésiastique, que cependant il a expressément discerné tant les vocations que l’administration de l’un & de l’autre.
Mais comment ces administrations peuvent-elles être distinguées sous l’autorité commune du Législateur, si l’une peut empiéter à son gré sur celle de l’autre ? S’il n’y a pas-là de la contradiction, je n’en saurois voir nulle part.
À l’article 88, qui prescrit expressément l’ordre de procédure qu’on doit observer contre ceux qui dogmatisent, j’en joins un autre, qui n’est pas moins important : c’est l’Article 53, au titre du Catéchisme, où il est ordonné que ceux qui contreviendront au bon ordre, après avoir été remontrés suffisamment, s’ils persistent, soient appellés au Consistoire ; & si lors ils ne veillent obtempérer aux remontrances qui leur seront faites, qu’il en soit fait rapport à la Seigneurie.
De quel bon ordre est-il parlé-là ? Le Titre le dit ; c’est du bon ordre en matiere de doctrine, puisqu’il ne s’agit que du Catéchisme, qui en est le sommaire. D’ailleurs le maintien du bon ordre en général paroît bien plus appartenir au Magistrat qu’au Tribunal ecclésiastique. Cependant, voyez quelle gradation ! Premierement il faut remontrer ; si le coupable persiste, il faut l’appeler au Consistoire ; enfin, s’il ne veut obtempérer, il faut faire rapport à la Seigneurie. En toute matiere de Foi, le dernier ressort est toujours attribué aux Conseils ; telle est la Loi, telles sont toutes vos Loix. J’attends de voir quelque article, quelque passage dans vos Edits, en vertu duquel le petit Conseil s’attribue aussi le premier ressort, & puisse faire tout-d’un-coup d’un pareil délit le sujet d’une procédure criminelle.
Cette marche n’est pas seulement contraire à la Loi, elle est contraire à l’équité, ait bon sens, à l’usage universel. Dans tous les pays du monde, la regle veut qu’en ce qui concerne une Science on un Art, on prenne, avant que de prononcer, le jugement des Professeurs dans cette Science, ou des Experts dans cet Art : pourquoi, dans la plus obscure, dans la plus difficile de toutes les Sciences ; pourquoi, lorsqu’il s’agit de l’honneur & de la liberté d’un homme, d’un Citoyen, les Magistrats négligeroient-ils les précautions qu’ils prennent dans l’Art le plus mécanique au sujet dit plus vil intérêt ?
Encore une fois, à tant d’autorités, à tant de raisons qui prouvent l’illégalité & l’irrégularité d’une telle procédure, quelle Loi, quel Edit oppose-t-on pour la justifier ? Le seul passage qu’ait pu citer l’Auteur des Lettres est celui-ci, dont encore il transpose les termes pour en altérer l’esprit.
Que toutes les remontrances ecclésiastiques se fassent en telle sorte, que par le Consistoire ne soit en rien dérogé à l’autorité de la Seigneurie ni de la Justice ordinaire ; mais que la puissance civile demeure en son entier. *
[* Ordonnances ecclésiastiques, Art. XCVII. ]
Or voici la conséquence qu’il en tire : "Cette ordonnance ne suppose donc point, comme on le fait dans les Représentations, que les Ministres de l’Evangile soient dans ces matieres des Juges plus naturels que les Conseils. " Commençons d’abord par remettre le mot Conseil au singulier & pour cause.
Mais où est-ce que les Représentans ont supposé que les Ministres de l’Evangile fussent, dans ces matieres, des Juges plus naturels que le Conseil ?*
[* L’examen & la discussion de cette matiere, disent-ils page 42, appartient mieux aux ministres de l’Evangile qu’au Magnifique Conseil. Quelle est la matiere dont il s’agit dans ce passage ? C’est la question si, sous l’apparence des doutes j’ai rassemblé dans mon Livre tout ce qui peut tendre à saper, ébranler & détruire les principaux fondemens de la Religion Chrétienne. l’Auteur des Lettres part de-là pour faire dire aux Représentans que dans ces matieres les Ministres sont des juges plus naturels que les Conseils. Ils sont sans contredit des juges plus naturels de la question de Théologie, mais non pas de la peine due ait délit, & c’est aussi ce que les Représentans n’ont ni dit ni fait entendre. ] Selon l’Edit, le Consistoire & le Conseil sont juges naturels chacun dans sa partie, l’un de la doctrine, & l’autre du délit. Ainsi la puissance civile & l’ecclésiastique restent chacune en son entier sous l’autorité commune du Souverain : & que signifieroit ici ce mot même de Puissance civile, s’il n’y avoit une autre Puissance sous-entendue ? Pour moi je ne vois rien dans ce passage qui change le sens naturel de ceux que j’ai cités. Et bien-loin de-là ; les lignes qui suivent les confirment, en déterminant l’état où le Consistoire doit avoir mis la procédure avant qu’elle soit portée au Conseil. C’est précisément la conclusion contraire à celle que l’Auteur en voudroit tirer.
Mais voyez comment, n’osant attaquer l’ordonnance par les termes, il l’attaque par les conséquences.
"L’Ordonnance a-t-elle voulu lier les moins à la puissance civile, & l’obliger à ne réprimer aucun délit contre la Religion qu’apres que le Consistoire en auroit connu ? Si cela étoit ainsi, il en résulteroit qu’on pourroit impunément écrire contre la Religion : car en faisant semblant de se ranger, l’Accusé pourroit toujours échapper ; & celui qui auroit diffamé la Religion par toute la terre, devroit être supporté sans diffame au moyen d’un repentir simulé."*
[* Page 14. ]
C’est donc pour éviter ce malheur affreux, cette impunité scandaleuse, que l’Auteur ne veut pas qu’on suive la Loi à la lettre. Toutefois, seize pages après, le même Auteur vous parle ainsi :
"La politique & la Philosophie pourront soutenir cette liberté de tout écrire, mais nos Loix l’ont réprouvée : or il s’agit de savoir si le jugement du Conseil contre les ouvrages de M. Rousseau, & le décret contre sa personne sont contraires à nos Loix, & non de savoir s’ils sont conformes à la Philosophie & à la Politique. "*
[* Page 30. ]
Ailleurs encore cet Auteur, convenant que la flétrissure d’un Livre n’en détruit pas les argumens, & peut même leur donner une publicité plus grande, ajoute : "À cet égard, je retrouve assez mes maximes dans celles des Représentations. Mais ces maximes ne sont pas celles de nos Loix. "*
[* Page 22. ]
En resserrant & liant tous ces passages, je leur trouve à-peu-près le sens qui suit :
Quoique la Philosophie, la Politique & la raison puissent soutenir la liberté de tout écrire, on doit, dans notre Etat punir cette liberté, parce que nos Loix la réprouvent. Mais il ne faut pourtant pas suivre nos Loix à la lettre, parcequ’alors on ne puniroit pas cette liberté.
À parler vrai, j’entrevois là je ne sais quel galimatias qui me choque ; & pourtant l’Auteur me paroît homme d’esprit : ainsi, dans ce résumé, je penche à croire que je me trompe, sans qu’il me soit possible de voir en quoi. Comparez donc vous-mêmes les pages 14, 22, 30, & vous verrez si j’ai tort ou raison.
Quoi qu’il en soit, en attendant que l’Auteur nous montre ces autres Loix où les préceptes de la Philosophie & de la Politique sont réprouvés, reprenons l’examen de ses objections contre celle-ci.
Premierement, loin que, de peur de laisser un délit impuni, il soit permis dans une République au Magistrat d’aggraver la Loi, il ne lui est pas même permis de l’étendre aux délits sur lesquels elle n’est pas formelle ; & l’on soit combien de coupables échappent en Angleterre, à la faveur de la moindre distinction subtile dans les termes de la Loi. Quiconque est plus sévere que les Loix, dit Vauvenargue, est un tyran. *
[* Comme il n’y a point à Geneve de Loix pénales, proprement dites, le Magistrat inflige arbitrairement la peine des crimes ; ce qui est assurément un grand défaut dans la Législation, & un abus énorme dans un Etat libre. Mais cette autorité du Magistrat ne s’étend qu’aux crimes contre la Loi naturelle, & reconnus tels dans toute Société, ou aux choses spécialement défendues par la Loi positive ; elle ne va pas jusqu’à forger un délit imaginaire où il n’y en a point, ni, sur quelque délit que ce puisse être, jusqu’à renverser, de peur qu’un coupable n’échappe, l’ordre de la procédure fixé par la Loi. ]
Mais voyons si la conséquence de l’impunité, dans l’espece dont il s’agit, est si terrible que l’a faite l’Auteur des Lettres. Il faut, pour bien juger de l’esprit de la Loi, se rappeler ce grand principe, que les meilleures Loix criminelles sont toujours celles qui tirent de la nature des crimes les châtimens qui leur sont imposés. Ainsi les assassins doivent être punis de mort, les voleurs de la perte de leur bien ; ou, s’ils n’en ont pas, de celle de leur liberté, qui est alors le seul bien qui leur reste. De même, dans les délits qui sont uniquement contre la Religion, les peines doivent être tirées uniquement de la Religion ; telle est, par exemple, la privation de la preuve par serment en choses qui l’exigent ; telle est encore l’excommunication, prescrite ici comme la peine la plus grande de quiconque a dogmatisé contre la Religion, sauf ensuite le renvoi au Magistrat, pour la peine civile due au délit civil, s’il y en a.
Or il faut se ressouvenir que l’Ordonnance, l’Auteur des Lettres, & moi, ne parlons ici que d’un délit simple contre la Religion. Si le délit étoit complexe, comme si, par exemple, j’avois imprimé, mon Livre dans l’Etat sans permission, il est incontestable que, pour être absous devant le Consistoire, je ne le serois pas devant le Magistrat.
Cette distinction faite, je reviens, & je dis : il y a cette différence entre les délits contre la Religion & les délits civils, que les derniers font aux hommes ou aux Loix un tort, un mal réel, pour lequel la sûreté publique exige nécessairement réparation & punition ; mais les autres sont seulement des offenses contre la Divinité, à qui nul ne peut nuire, & qui pardonne au repentir. Quand la Divinité est appaisée, il n’y a plus de délit à punir, sauf le scandale ; & le scandale se répare en donnant au repentir la même publicité qu’a eue la faute. La charité chrétienne imite alors la clémence divine : & ce seroit une inconséquence absurde de venger la Religion par une rigueur que la Religion réprouve. La justice humaine n’a, & ne doit avoir nul égard au repentir, je l’avoue ; mais voilà précisément pourquoi, dans une espece de délit, que le repentir peut réparer, l’Ordonnance a pris des mesures pour que le Tribunal civil n’en prit pas d’abord connoissance.
L’inconvénient terrible que l’Auteur trouve à laisser impunis civilement les délits contre la Religion, n’a donc pas la qu’il lui donne ; & la conséquence qu’il en tire pour prouver que tel n’est pas l’esprit de la Loi, n’est point juste, contre les termes formels de la Loi.
Ainsi quel qu’ait été le délit contre la Religion, ajoute-t-il, l’Accusé, en faisant semblant de se ranger, pourra toujours échapper. L’Ordonnance ne dit pas : s’il fait semblant de se ranger ; elle dit : s’il se range ; & il y a des regles aussi certaines qu’on en puisse avoir en tout autre cas pour distinguer ici la réalité de la fausse apparence, sur-tout quant aux effets extérieurs, seuls compris sous ce mot : s ’il se range.
Si le délinquant, s’étant rangé, retombe, il commet un nouveau délit plus grave, & qui mérite un traitement plus rigoureux. Il est relaps, & les voies de le ramener à son devoir sont plus séveres. Le Conseil a là-dessus pour modele, les formes judiciaires de l’Inquisition : *
[* Voyez le Manuel des Inquisiteurs. ] & si l’Auteur des Lettres n’approuve pas qu’il soit aussi doux qu’elle, il doit au moins lui laisser toujours la distinction des cas ; car il n’est pas permis, de peur qu’un délinquant ne retombe, de le traiter d’avance comme s’il étoit déjà retombé.
C’est pourtant sur ces fausses conséquences que cet Auteur s’appuie pour affirmer que l’Edit, dans cet article, n’a pas eu pour objet de régler la procédure, & de fixer la compétence des Tribunaux. Qu’a donc voulut l’Edit, selon lui ? Le voici.
Il a voulu empêcher que le Consistoire ne sévît contre des gens auxquels on imputeroit ce qu’il n’auroient peut-être point dit, ou dont on auroit exagéré les écarts ; qu’il ne sévît, dis-je, contre ces gens-là sans en avoir conféré avec eux, sans avoir essayé de les gagner.
Mais qu’est-ce que sévir, de la part du Consistoire ? C’est excommunier, & déférer au Conseil. Ainsi, de peur que le Consistoire ne défere trop légerement un coupable au Conseil, l’Edit le livre tout-d’un-coup au Conseil. C’est une précaution d’une espece toute nouvelle. Cela est admirable que, dans le même cas, la Loi prenne tant de mesures pour empêcher le Consistoire de sévir précipitamment, & qu’elle n’en prenne aucune pour empêcher le Conseil de sévir précipitamment ; qu’elle porte une attention si scrupuleuse à prévenir la diffamation, & qu’elle n’en donne aucune à prévenir le supplice ; qu’elle pourvoye à tant de choses pour qu’un homme ne soit pas excommunié mal-à-propos, & qu’elle ne pourvoye à rien pour qu’il ne soit pas brûlé mal-à-propos ; qu’elle craigne si fort la rigueur des Ministres, & si peu celle des Juges ! C’étoit bien fait assurément de compter pour beaucoup la communion des fideles ; mais ce n’étoit pas bien fait de compter pour si peu leur sûreté, leur liberté, leur vie ; & cette même Religion qui prescrivoit tant d’indulgence à ses Gardiens, ne devoit pas donner tant de barbarie à ses Vengeurs.
Voilà toutefois, selon notre Auteur, la solide raison pourquoi l’Ordonnance n’a pas voulu dire ce qu’elle dit. Je crois que l’exposer, c’est assez y répondre. Passons maintenant à l’application ; nous ne la trouverons pas moins curieuse que l’interprétation.
L’article 88 n’a pour objet que celui qui dogmatise, qui enseigne, qui instruit. Il ne parle point d’au simple Auteur, d’un homme qui ne fait que publier un Livre, & qui, au surplus se tient en repos. À dire la vérité, cette distinction me paroît un peu subtile ; car, comme disent très-bien les Représentans, on dogmatise par écrit tout comme de vive voix. Mais admettons cette subtilité ; nous y trouverons une distinction de faveur pour adoucir la Loi, non de rigueur pour l’aggraver.
Dans tous les Etats du monde, la police veille avec le plus grand soin sur ceux qui instruisent, qui enseignent, qui dogmatisent : elle ne permet ces sortes de fonctions qu’à gens autorisés ; il n’est pas même permis de prêcher la bonne doctrine, si l’on n’est reçu Prédicateur. Le Peuple aveugle est facile à séduire ; un homme qui dogmatise, attroupe, & bientôt il peut ameuter. La moindre entreprise en ce point est toujours regardée comme un attentat punissable, à cause des conséquences qui peuvent en résulter. Il n’en est pas de même de l’Auteur d’un Livre ; s’il enseigne, au moins il n’attroupe point, il n’ameute point, il ne force personne à l’écouter, à le lire ; il ne vous recherche point, il ne vient que quand vous le recherchez vous-même ; il vous laisse réfléchir sur ce qu’il vous dit, à ne dispute point avec vous, ne s’anime point, ne s’obstine point, ne leve point vos doutes, ne résout point vos objections, ne vous poursuit point : voulez-vous le quitter, il vous quitte, &, ce qui est ici l’article important, il ne parle pas au Peuple.
Aussi jamais la publication d’un Livre ne fut-elle regardée par aucun Gouvernement, du même œil que les pratiques d’un Dogmatiseur. Il y a même des pays on la liberté de la Presse est entiere ; mais il n’y en a aucun on il soit permis à tout le monde de dogmatiser indifféremment. Dans les pays où il est défendu d’imprimer des Livres sans permission, ceux qui désobéissent sont punis quelquefois pour avoir désobéi ; mais la preuve qu’on ne regarde pas au fond ce que dit un Livre comme une chose fort importante, est la facilité avec laquelle on laisse entrer dans l’Etat ces mêmes Livres, que, pour n’en pas paroître approuver les maximes, on n’y laisse pas imprimer.
Tout ceci est vrai, sur-tout des Livres qui ne sont point écrits pour le Peuple, tels qu’ont toujours été les miens. Je sais que votre Conseil affirme dans ses Réponses, que, selon l’intention de l’Auteur, l’émile doit servir de guide aux Peres & aux Meres :*
[* Page 22 & 23, des Représentations imprimées] mais cette assertion n’est pas excusable, puisque j’ai manifesté dans la Préface, & plusieurs fois dans le Livre, une intention toute différente. Il s’agit d’un nouveau systême d’éducation, dont j’offre le plan à l’examen des Sages, & non pas d’une méthode pour les Peres & les Meres, à laquelle je n’ai jamais songé. Si quelquefois, par une figure assez commune, je parois leur adresser la parole, c’est, ou pour me faire mieux entendre ou pour m’exprimer en moins de mots. Il est vrai que j’entrepris mon Livre à la sollicitation d’une Mere ; mais cette Mere, toute jeune & toute aimable qu’elle est, a de la Philosophie, & connoît le cœur humain, elle est par la figure un ornement de son sexe, & par le dénie une exception. C’est pour les esprits de la trempe du sien que j’ai pris la plume, non pour des Messieurs tel on tel, ni pour d’autres Messieurs de pareille étoffe, qui me lisent sans m’entendre, & qui m’outragent sans me fâcher.
Il résulte de la distinction supposée, que si la procédure prescrite par l’Ordonnance contre un homme qui dogmatise, n’est pas applicable à l’Auteur d’un Livre, c’est qu’elle est trop sévere pour ce dernier. Cette conséquence si naturelle, cette conséquence que vous & tous mes Lecteurs tirez sûrement ainsi que moi, n’est point celle de l’Auteur des Lettres. Il en tire une toute contraire. Il faut l’écouter lui-même : vous ne m’en croiriez pas, si je vous parlois d’après lui.
"Il ne faut que lire cet article de l’Ordonnance pour voit évidemment qu’elle n’a en vue que cet ordre de personnes qui répandent par leurs discours des principes estimés dangereux. Si ces personnes se rangent, y est-il dit, qu’on les supporte sans diffame. Pourquoi ? C’est qu’alors on a une sûreté raisonnable qu’elles ne répandront plus cette ivraye, c’est qu’elles ne sont plus à craindre. Mais qu’importe la rétractation vraie ou simulée de celui qui, par la voie de l’impression, a imbu tout le monde de ses opinions ? Le délit est consommé, il subsistera toujours ; & ce délit, aux yeux de la Loi, est de la même espece que tous les autres, où le repentir est in utile des que la justice en a pris connoissance. "
Il y a là de quoi s’émouvoir ; mais calmons-nous & raisonnons. Tant qu’un homme dogmatiser, il fait du mal continuellement ; jusqu’à ce qu’il se soit range cet homme est à craindre ; sa liberté même est un mal, parce qu’il en use pour nuire, pour continuer de dogmatiser. Que s’il se range à la fin, n’importe ; les enseignemens qu’il a donnés sont toujours donnés, & le délit à cet égard est autant consommé qu’il peut l’être. Au contraire, aussitôt qu’un Livre est publié, l’Auteur ne fait plus de mal, c’est le Livre seul qui en fait. Que l’Auteur soit libre ou soit arrêté, le Livre va toujours son train. La détention de l’Auteur peut être un châtiment que la Loi prononce ; mais elle n’est jamais un remede au mal qu’il a fait, ni une précaution pour en arrêter le progrès.
Ainsi les remedes à ces deux maux ne sont pas les mêmes. Pour tarir la source du mal que fait le Dogmatiseur, il n’y a nul moyen prompt & sûr que de l’arrêter : mais arrêter l’Auteur, c’est ne remédier à rien du tout ; c’est, au contraire augmenter la publicité du Livre, & par conséquent empirer le mal, comme le dit très-bien ailleurs l’Auteur des Lettres. Ce n’est donc pas là un préliminaire à la procédure, ce n’est pas une précaution convenable à la chose ; c’est une peine qui ne doit être infligée que par jugement, & qui n’a d’utilité que le châtiment du coupable. À moins donc que son délit ne soit un délit civil, il faut commencer par raisonner avec lui, l’admonester, le convaincre, l’exhorter à réparer le mal qu’il a fait, a donner une rétractation publique, à la donner librement, afin qu’elle fasse sort effet, & à la motiver si bien que ses derniers sentimens ramenent ceux qu’ont égarés les premiers. Si, loin de se ranger, il s’obstine, alors seulement on doit sévir contre lui. Telle est certainement la marche pour aller ait bien de la chose ; tel est le but de la Loi, tel sera celui d’un sage Gouvernement, qui doit bien moins se proposer de punir l’Auteur, que d’empêcher l’effet de l’ouvrage. *
[* Page 25. ]
Comment ne le seroit-ce pas pour l’Auteur d’un Livre, puisque l’Ordonnance, qui suit en tout les voies convenables à l’esprit du Christianisme, ne veut pas même qu’on arrête le Dogmatiseur avant d’avoir épuisé tous les moyens possibles pour le ramener an devoir ? elle aime mieux courir les risques du mal qu’il peut continuer de faire, que de manquer à la charité. Cherchez, de grâce, comment de cela seul on peut conclure que la même Ordonnance veut qu’on débute contre l’Auteur par un décret de prise de corps.
Cependant l’Auteur des Lettres, après avoir déclaré qu’il retrouvoit assez ses maximes sur cet article dans celles des Représentans, ajoute : mais ces maximes ne sont pas celles de nos Loix ; & un moment après il ajoute encore, que ceux qui inclinent à une pleine tolérance pourroient tout an plus critiquer le Conseil de n’avoir pas, dans ce cas, fait taire une Loi dont l’exercice ne leur paroît pas convenable. *
[* Page 23. ] Cette conclusion doit surprendre, après tant d’efforts pour prouver que la seule Loi, qui paroît s’appliquer à mon délit, ne s’y applique pas nécessairement. Ce qu’on reproche au Conseil, n’est point de n’avoir pas fait taire une Loi qui existe, c’est d’en avoir fait parler une qui n’existe pas.
La Logique employée ici par l’Auteur, me paroît toujours nouvelle. Qu’en pensez-vous, Monsieur ? connoissez-vous beaucoup d’argumens dans la forme de celui-ci ?
La Loi force le Conseil à sévir contre l’Auteur du Livre ?
Et où est-elle cette Loi qui force le Conseil à sévir contre l’Auteur du Livre ?
Elle n’existe pas, à la vérité : mais il en existe une autre, qui, ordonnant de traiter avec douceur celui qui dogmatise, ordonne par conséquent de traiter avec rigueur l’Auteur dont elle ne parle point.
Ce raisonnement devient bien plus étrange encore pour qui sait que ce fut comme Auteur & non comme Dogmatiseur que Morelli fut poursuivi ; il avoit aussi fait un Livre, & ce fut pour ce Livre seul qu’il fut accusé. Le corps du délit, selon la maxime de notre Auteur, étoit dans le Livre même ; l’Auteur n’avoit pas besoin d’être entendu ; cependant il le fut, & non-seulement on l’entendit, mais on l’attendit ; on suivit de point en point toute la procédure prescrite par ce même article de l’Ordonnance, qu’on nous dit ne regarder ni les Livres ni les Auteurs. On ne brûla même le Livre qu’apres la retraite de l’Auteur ; jamais il ne fut décrété, l’on ne parla pas du Bourreau ;*
[* Ajoutez la circonspection du Magistrat dans toute cette affaire, sa marche lente & graduelle dans la procédure, le rapport du Consistoire, l’appareil du jugement. Les Syndics montent sur leur Tribunal public, ils invoquent le non, de Dieu, ils ont sous leurs yeux la sainte Ecriture ; après une mûre délibération, après avoir pris conseil des Citoyens, ils prononcent leur jugement devant le Peuple, afin qu’il en sache les causes ; ils le font imprimer & publier, & tout cela pour la simple condamnation d’un Livre, sans flétrissure, sans décret contre l’auteur, opiniâtre & contumax. Ces Messieurs, depuis lors, ont appris à disposer moins cérémonieusement de l’honneur & de la liberté des hommes, & sur-tout des Citoyens : car il est à remarquer que Morelli ne l’étoit pas. ] enfin tout cela se fit sous les yeux du Législateur, par les Rédacteurs de l’Ordonnance, au moment qu’elle venoit de passer dans le tems même où régnoit cet esprit de sévérité qui, selon notre Anonyme, l’avoit dictée, & qu’il allègue en justification très-claire de la rigueur exercée aujourd’hui contre moi.
Or écoutez là-dessus la distinction qu’il fait. Après avoir exposé toutes les voies de douceur dont on usa envers Morelli, le tems qu’on lui donna pour se ranger, la procédure lente & réguliere qu’on suivit avant que son Livre fût brûlé, il ajoute : "Toute cette marche est très-sage. Mais en faut-il conclure que dans tous les cas, & dans des cas très-différens, il en faille absolument tenir une semblable ? Doit-on procéder contre un homme absent qui attaque la Religion, de la même maniere qu’on procéderoit contre un homme présent qui censure la discipline ?*
[* Page 17] C’est-à-dire, en d’autres termes, doit-on procéder contre un homme qui n’attaque point les Loix, & qui vit hors de leur jurisdiction, avec autant de douceur que contre un homme qui vit sous leur jurisdiction & qui les attaque ?"Il ne sembleroit pas, en effet, que cela dût faire une question. Voici, j’en suis sûr, la premiere fois qu’il a passé par l’esprit humain d’aggraver la peine d’un coupable, uniquement parce que le crime n’a pas été commis dans l’Etat.
"À la vérité, continue-t-il, on remarque dans les Représentations à l’avantage de M. Rousseau, que Morelli avoit écrit contre un point de discipline, au lieu que les Livres de M. Rousseau, au sentiment de ses juges, attaquent proprement la Religion. Mais cette remarque pourroit bien n’être pas généralement adoptée ; & ceux qui regardent la Religion comme l’ouvrage de Dieu, & l’appui de la constitution, pourront penser qu’il est moins permis de l’attaquer que des points de discipline, qui, n’étant que l’ouvrage des hommes, peu vent être suspects d’erreurs, & du moins susceptibles d’une infinité de formes & de combinaisons différentes. "*
[*Page 18. ]
Ce discours, je vous l’avoue, me paroîtroit tout au plus passable dans la bouche d’un Capucin, mais il me choqueroit fort sous la plume d’un Magistrat. Qu’importe que la remarque des Représentans ne soit pas généralement adoptée, si ceux qui la rejettent ne le font que parce qu’ils raisonnent mal ?
Attaquer la Religion, est sans contredit un plus grand péché devant Dieu que d’attaquer la discipline. Il n’en est pas de même devant les Tribunaux humains, qui sont établis pour punir les crimes, non les péchés, & qui ne sont pas les vengeurs de Dieu, mais des Loix.
La Religion ne peut jamais faire partie de la Législation, qu’en ce qui concerne les actions des hommes. La Loi ordonne de faire ou de s’abstenir, mais elle ne peut ordonner de croire. Ainsi quiconque n’attaque point la pratique de la Religion n’attaque point la Loi.
Mais la discipline établie par la Loi fait essentiellement partie de la Législation, elle devient Loi elle-même. Quiconque l’attaque, attaque la Loi, & ne tend pas à moins qu’à troubler la constitution de l’Etat. Que cette constitution fût, avant d’être établie, susceptible de plusieurs formes & combinaisons différentes, en est-elle moins respectable & sacrée sous une de ces, formes, quand elle en est une fois revêtue à l’exclusion de toutes les autres ; & dès-lors la Loi politique n’est-elle pas constante & fixe, ainsi que la Loi divine ?
Ceux donc qui n’adopteroient pas en cette affaire la remarque des Représentans, auroient d’autant plus de tort que cette remarque fut faite par le Conseil, même dans la sentence contre le Livre de Morelli, qu’elle accuse sur-tout de tendre à faire schisme & trouble dans l’Etat, d’une maniere séditieuse ; imputation dont il seroit difficile de charger le mien. Ce que les Tribunaux civils ont à défendre n’est pas l’ouvrage de Dieu, c’est l’ouvrage des hommes ; ce n’est pas des âmes qu’ils sont chargés, c’est des corps ; c’est de l’Etat, & non de l’Eglise qu’ils sont les vrais gardiens ; & lorsqu’ils se mêlent des matieres de Religion, ce n’est qu’autant qu’elles sont du ressort des Loix, autant que ces matieres importent an bon ordre & à la sûreté publique. Voilà les saines maximes de la Magistrature. Ce n’est pas, si l’on veut, la doctrine de la puissance absolue, mais c’est celle de la justice & de la raison. Jamais on ne s’en écartera dans les Tribunaux civils, sans donner dans les plus funestes abus, sans mettre l’Etat en combustion, sans faire des Loix & de leur autorité le plus odieux brigandage. Je suis fâché, pour le Peuple de Geneve, que le Conseil le méprise assez pour l’oser leurrer par de tels discours, dont les plus bornés & les plus superstitieux de l’Europe ne sont plus les dupes. Sur cet article, vos Représentans raisonnent en hommes d’Etat, & vos Magistrats raisonnent en Moines.
Pour prouver que l’exemple de Morelli ne fait pas regle, l’Auteur des Lettres oppose à la procédure faite contre lui celle qu’on lit en 1632 contre Nicolas Antoine, un pauvre fou, qu’à la sollicitation des Ministres le Conseil fit brûler pour le bien de son ame. Ces auto-da-fé n’étoient pas rares jadis à Geneve, & il paroît, par ce qui me regarde, que ces Messieurs ne manquent pas de goût pour les renouveler.
Commençons toujours par transcrire fidélement les passages, pour ne pas imiter la méthode de mes persécuteurs.
"Qu’on voye le proces de Nicolas Antoine. L’Ordonnance ecclésiastique existoit ; & on étoit assez près du tems où elle avoit été rédigée pour en connoître l’esprit : Antoine fut-il cité au Consistoire ? Cependant, parmi tant de voix qui s’éleverent contre cet Arrêt sanguinaire, & ait milieu des efforts que firent pour le sauver, les gens humains & modérés, y eût - il quelqu’un qui réclamât contre l’irrégularité de la procédure ? Morelli fut cité au Consistoire, Antoine ne le fut pas la citation au Consistoire n’est donc pas nécessaire dans tous les cas. "*
[* Page 17. ]
Vous croirez là-dessus, que le Conseil procéda d’emblée contre Nicolas Antoine comme il a fait contre moi, & qu’il ne fut pas seulement question du Consistoire ni des Ministres : vous allez voir.
Nicolas Antoine ayant été, dans un de ses accès de fureur, sur le point de se précipiter dans le Rhône, le Magistrat se détermina à le tirer dit logis public où il étoit, pour le mettre à l’Hôpital, où les Médecins le traiterent. Il y resta quelque tems, proférant divers blasphêmes contre la Religion Chrétienne. "Les Ministres le voyoient tous les jours, & tâchoient, lorsque sa fureur paroissoit un peu calmée, de le faire revenir de ses erreurs, ce qui n’aboutit à rien, Antoine ayant dit qu’il persisteroit dans ses sentimens jusqu’à la mort, qu’il étoit prêt à souffrir pour la gloire du grand Dieu d’IsraËl. N’ayant pu rien gagner sur lui, ils en informerent le Conseil, où ils le re présenterent pire que Servet, Gentilis, & tous les autres Anti-Trinitaires, concluant à ce qu’il fût mis en chambre clause ; ce qui fut exécuté. "*
[* Hist. de Geneve, in-12. T. 2. page 550 & suiv. a la note. ]
Vous voyez là d’abord pourquoi il ne fut pas cité an Consistoire ; c’est qu’étant grievement malade, & entre les moins des Médecins, il lui étoit impossible d’y comparoître. Mais s’il n’alloit pas an Consistoire, le Consistoire ou ses Membres alloient vers lui. Les Ministres le voyoient tous les jours, l’exhortoient tous les jours. Enfin, n’ayant pu rien gagner sur lui, ils le dénoncent au Conseil, le représentent pire que d’autres qu’on avoit punis de mort, requierent qu’il soit mis en prison ; & sur leur réquisition cela est exécuté.
En prison même les Ministres firent de leur mieux pour le ramener, entrerent avec lui dans la discussion des divers passages de l’ancien Testament, & le conjurerent, par tout ce qu’ils purent imaginer de plus touchant, de renoncer à ses erreurs : *
[* S’il y dit renoncé, eût-il également été brûlé ? Selon la maxime de l’Auteur des Lettres, il auroit dû l’être. Cependant il paroît qu’il ne l’auroit pas été ; puisque, malgré son obstination, le Magistrat ne laissa pas de consulter les Ministres. Il le regardoit, en quelque sorte, comme étant encore sous leur juridiction. ] mais il y demeura ferme. Il le fut aussi devant le Magistrat, qui lui fit subir les interrogatoires ordinaires. Lorsqu’il fut question de juger cette affaire, le Magistrat consulta encore les Ministres, qui comparurent en Conseil au nombre de quinze, tant Pasteurs que Professeurs. Leurs opinions furent partagées ; mais l’avis du plus grand nombre fut suivi, & Nicolas exécuté. De sorte que le proces fut tout ecclésiastique, & que Nicolas fut, pour ainsi dire, brûlé par la main des Ministres.
Tel fut, Monsieur, l’ordre de la procédure, dans laquelle l’Auteur des Lettres nous assure qu’Antoine ne fut pas cité an Consistoire : d’où il conclut que cette citation n’est donc pas toujours nécessaire. L’exemple vous paroît-il bien choisi ?
Supposons qu’il le soit, que s’en suivra-t-il ? Les Représentans concluoient d’un fait en confirmation d’une Loi. l’Auteur des Lettres conclut d’un fait contre cette même Loi. Si l’autorité de chacun de ces deux faits détruit celle de l’autre, reste la Loi dans son entier. Cette Loi, quoique une fois enfreinte, en est-elle moins expresse, & suffiroit-il de l’avoir violée une fois pour avoir droit de la violer toujours ?
Concluons à notre tour. Si j’ai dogmatisé, je suis certainement dans le cas de la Loi ; si je n’ai pas dogmatisé, qu’a-t-on à me dire ? aucune Loi n’a parlé de moi. *
[*Rien de ce qui ne blesse aucune Loi naturelle ne devient criminel, que lorsqu’il est défendu par quelque Loi positive. Cette remarque a pour but de faire sentir aux raisonneurs superficiels que mon dilemme est exact. ] Donc on a transgressé la Loi qui existe, ou supposé celle qui n’existe pas.
Il est vrai qu’en jugeant l’Ouvrage on n’a pas jugé définitivement l’Auteur. On n’a fait encore que le décréter, & l’on compte cela pour rien. Cela me paroît dur cependant ; mais ne soyons jamais injustes, même envers ceux qui le sont envers nous, & ne cherchons point l’iniquité où elle peut ne pas être. Je ne fais point un crime au Conseil, ni même à l’Auteur des Lettres, de la distinction qu’ils mettent entre l’Homme & le Livre, pour se disculper de m’avoir jugé sans m’entendre. Les Juges ont pu voir la chose comme ils la montrent, ainsi je ne les accuse en cela ni de supercherie ni de mauvaise foi. Je les accuse seulement de s’être trompés à mes dépens en un point très-grave : & se tromper pour absoudre est pardonnable ; mais se tromper pour punir, est une erreur bien cruelle.
Le Conseil avançoit dans ses réponses, que, malgré la flétrissure de mon Livre, je restois, quant à ma personne, dans toutes mes exceptions & défenses.
Les Auteurs des Représentations répliquent qu’on ne comprend pas quelles exceptions & défenses il reste à un homme déclaré impie, téméraire, scandaleux, & flétri même par la main du Bourreau dans des Ouvrages qui portent son nom.
"Vous supposez ce qui n’est point, dit à cela l’Auteur des Lettres ; savoir, que le jugement porte sur celui dont l’Ouvrage porte le nom : mais ce jugement ne l’a pas encore effleuré, ses exceptions & défenses lui restent donc entieres. "*
[* Page 21. ]
Vous vous trompez vous-même, dirois-je à cet Ecrivain. Il est vrai que le jugement qui qualifie & flétrit le Livre, n’a pas encore attaqué la vie de l’Auteur ; mais il a déjà tué son honneur : ses exceptions & défenses lui restent encore entieres pour ce qui regarde la peine afflictive ; mais il a déjà reçu la peine infamante : il est déjà flétri & déshonoré, autant qu’il dépend de ses Juges : la seule chose qui leur reste à décider, c’est s’il sera brûlé ou non.
La distinction sur ce point, entre le Livre & l’Auteur, est inepte, puisqu’un Livre n’est pas punissable. Un Livre n’est en lui-même ni impie ni téméraire ; ces épithetes ne peuvent tomber que sur la doctrine qu’il contient, c’est-à-dire, sur l’Auteur de cette doctrine. Quand on brûle un Livre, que fait-là le Bourreau ? Déshonore-t-il les feuillets du Livre ? qui jamais ouit dire qu’un Livre eût de l’honneur ?
Voilà l’erreur ; en voici la source : un usage mal entendu.
On écrit beaucoup de Livres ; on en écrit peu avec un desir sincere d’aller au bien. De cent Ouvrages qui paroissent, soixante au moins ont pour objet & des motifs d’intérêt on d’ambition. Trente autres, dictés par l’esprit de parti, par la haine, vont, à la faveur de l’anonyme, porter dans le Public le poison de la calomnie & de la satire. Dix, petit-être, & c’est beaucoup, sont écrits dans de bonnes vues : on y dit la vérité qu’on sait, on y cherche le bien qu’on aime. Oui ; mais où est l’homme à qui l’on pardonne la vérité ? Il faut donc se cacher pour la dire. Pour être utile impunément, on lâche son Livre dans le Public, & l’on fait le plongeon.
De ces divers Livres, quelques-uns des mauvais & à-peu-près tous les bons sont dénoncés & proscrits dans les Tribunaux : la raison de cela se voit sans que je la dise. Ce n’est, au surplus, qu’une simple formalité, pour ne pas paroître approuver tacitement ces Livres. Du reste, pourvu que les noms des Auteurs n’y soient pas, ces Auteurs, quoique tout le monde les connoisse & les nomme, ne sont pas connus du Magistrat. Plusieurs même sont dans l’usage d’avouer ces Livres pour s’en faire honneur, & de les renier pour se mettre à couvert ; le même homme sera l’Auteur ou ne le sera pas, devant le même homme, selon qu’ils seront à l’audience ou dans un soupé. C’est alternativement oui & non, sans difficulté, sans scrupule. De cette façon la sûreté ne coûte rien à la vanité. C’est-là la prudence & l’habileté que l’Auteur des Lettres me reproche de n’avoir pas eue, & qui pourtant n’exige pas, ce me semble, que pour l’avoir, on se mette en grands frais d’esprit.
Cette maniere de procéder contre des Livres anonymes, dont on ne veut pas connoître les Auteurs, est devenue un usage judiciaire. Quand on veut sévir contre le Livre, on le brûle, parce qu’il n’y a personne à entendre, & qu’on voit bien que l’Auteur qui se cache n’est pas d’humeur à l’avouer ; sauf à rire le soir avec lui-même des informations qu’on vient d’ordonner le matin contre lui. Tel est l’usage.
Mais lorsqu’un Auteur mal-adroit, c’est-à-dire, un Auteur qui connoît son devoir, qui le veut remplir, se croit obligé de ne rien dire au Public qu’il ne l’avoue, qu’il ne se nomme, qu’il ne se montre pour en répondre, alors l’équité, qui ne doit pas punir comme un crime la mal-adresse d’un homme d’honneur, veut qu’on procede avec lui d’une autre maniere ; elle veut qu’on ne sépare point la cause du Livre de celle de l’homme, puisqu’il déclare, en mettant son nom ne les vouloir point séparer ; elle veut qu’on ne juge l’ouvrage, qui ne peut répondre, qu’apres avoir oui l’Auteur qui répond pour lui. Ainsi, bien que condamner un Livre anonyme, soit en effet ne condamner que le Livre, condamner un Livre qui porte le nom de l’Auteur, c’est condamner l’Auteur même ; & quand on ne l’a point mis à portée de répondre, c’est le juger sans l’avoir entendu.
L’assignation préliminaire, même, si l’on veut, le décret de prise de corps, est donc indispensable en pareil cas avant de procéder au jugement du Livre : & vainement diroit-on, avec l’Auteur des Lettres, que le délit est évident, qu’il est dans le Livre même, cela ne dispense point de suivre la forme judiciaire qu’on suit dans les plus grands crimes, dans les plus avérés, dans les mieux prouvés. Car quand toute la Ville auroit vu un homme en assassiner un autre, encore ne jugeroit-on point l’assassin sans l’entendre, ou sans l’avoir mis à portée d’être entendu.
Et pourquoi cette franchise d’un Auteur qui se nomme, tourneroit-elle ainsi contre lui ? Ne doit-elle pas, au contraire, lui mériter des égards ? Ne doit-elle pas imposer aux Juges plus de circonspection que s’il ne se fût pas nommé ? Pourquoi, quand il traite des questions hardies, s’exposeroit-il ainsi, s’il ne se sentoit rassuré contre les dangers par des raisons qu’il petit alléguer en sa faveur, & qu’on petit présumer, sur sa conduite même, valoir la peine d’être entendues ? L’Auteur des Lettres aura beau qualifier cette conduite d’imprudence & de mal-adresse, elle n’en est pas moins celle d’un homme d’honneur, qui voit son devoir où d’autres voient cette imprudence, qui sent n’avoir rien à craindre de quiconque voudra procéder avec lui justement, & qui regarde comme une lâcheté punissable de publier des choses qu’on ne veut pas avouer.
S’il n’est question que de la réputation d’Auteur, a-t-on besoin de mettre son nom à son Livre ? Qui ne sait comment on s’y prend pour en avoir tout l’honneur sans rien risquer, pour s’en glorifier sans en répondre, pour prendre un air humble à force de vanité ? De quels Auteurs d’une certaine volée, ce petit tour d’adresse est-il ignoré ? Qui d’entre eux ne soit qu’il est même au-dessous de la dignité de se nommer, comme si chacun ne devoit pas, en lisant l’Ouvrage, deviner le grand homme qui l’a composé ?
Mais ces Messieurs n’ont vu que l’usage ordinaire ; &, loin de voir l’exception qui faisoit en ma faveur, ils l’ont fait servir contre moi. Ils devoient brûler le Livre sans faire mention de l’Auteur ; ou, s’ils en vouloient à l’Auteur, attendre qu’il fût présent ou contumax pour brûler le Livre. Mais point ; ils brûlent le Livre comme si l’Auteur n’étoit pas connu, & décretent l’Auteur comme si le Livre n’étoit pas brûlé. Me décréter après m’avoir diffamé ! Que me vouloient-ils donc encore ? que me réservoient-ils de pis dans la suite ? Ignoroient-ils que l’honneur d’un honnête homme lui est plus cher que la vie ? Quel mal reste-t-il à lui faire quand on a commencé par le flétrir ? Que me sert de me présenter innocent devant les Juges, quand le traitement qu’ils me font avant de m’entendre, est la plus cruelle peine qu’ils pourroient m’imposer si j’étois jugé criminel ? On commence par me traiter à tous égards comme un malfaiteur, qui n’a plus d’honneur à perdre, & qu’on ne petit punit désormois que dans son corps ; & puis on dit tranquillement que je reste dans toutes mes exceptions & défenses ! Mais comment ces exceptions & défenses effaceront-elles l’ignominie & le mal qu’on m’aura fait souffrir d’avance & dans mon Livre & dans ma personne, quand j’auroi été promené dans les rues par des Archers, quand aux maux qui m’accablent, on aura pris soin d’ajouter les rigueurs de la prison ? Quoi donc ! pour être juste doit-on confondre dans la même classe & dans le même traitement toutes les fautes & tous les hommes ? Pour un acte de franchise, appelé maladresse, faut-il débuter par traîner un Citoyen sans reproche dans les prisons comme un scélérat ? Et quel avantage aura donc devant les Juges l’estime publique & l’intégrité de la vie entiere, si cinquante ans d’honneur vis-à-vis du moindre indice*
[* Il y auroit, à l’examen, beaucoup à rabattre des présomptions que l’Auteur des Lettres affecte d’accumuler contre moi. Il dit, par exemple, que les Livres déférés paroissoient sous le même format que mes autres Ouvrages. Il est vrai qu’ils étoient in-douze & in-octavo : sous quel format sont donc ceux des autres Auteurs ? Il ajoute qu’ils étoient imprimés par le même Libraire ; voilà ce qui n’est pas. L’émile fut imprimé par des Libraires différens du mien, & avec des caracteres qui n’avoient servi à nul autre de mes Ecrits. Ainsi l’indice qui résultoit de cette confrontation, n’étoit point contre moi, il étoit à ma décharge. ] ne sauvent un homme d’aucun affront ?
" La comparaison d’émile & du Contrat Social avec d’autres Ouvrages qui ont été tolérés, & la partialité qu’on en prend occasion de reprocher au Conseil, ne me semblent pas fondées. Ce ne seroit pas bien raisonner que de prétendre qu’un Gouvernement, parcequ’il auroit une fois dissimulé, seroit obligé de dissimuler toujours : si c’est une négligence, on peut la redresser ; si c’est un silence forcé par les circonstances ou par la politique, il y auroit peu de justice a en faire la matiere d’un reproche. Je ne prétends point justifier les Ouvrages désignés dans les Représentations ; mais, en conscience, y a-t-il parité entre des Livres où l’on trouve des traits épars & indiscrets contre la Religion, & des Livres où sans détour, sans ménagement, on l’attaque dans ses dogmes, dans sa morale, dans son influence sur la Société civile ? Faisons impartialement la comparaison de ces Ouvrages, jugeons-en par l’impression qu’ils ont faite dans le monde : les uns s’impriment & se débitent par-tout ; on sait comment y ont été reçus les autres. "*
[*Page 23 & 24. ]
J’ai cru devoir transcrire d’abord ce paragraphe en entier. Je le reprendrai maintenant par fragmens. Il mérite un peu d’analyse.
Que n’imprime-t-on pas à Geneve ; que n’y tolere-t-on pas ? Des Ouvrages qu’on a peine à lire sans indignation s’y débitent publiquement ; tout le monde les lit, tout le monde les aime ; les Magistrats se taisent, les Ministres sourient ; l’air austere n’est plus du bon air. Moi seul & mes Livres avons mérité l’animadversion du Conseil ; & quelle animadversion ! L’on ne peut même l’imaginer plus violente ni plus terrible. Mon Dieu ! je n’aurois jamais cru d’être un si grand scélérat !
La comparaison d’Emile & du Contrat Social avec d’autres Ouvrages tolérés, ne me semble pas fondée. Ah ! je l’espere.
Ce ne seroit pas bien raisonner de prétendre qu’un Gouvernement, parcequ’il auroit une fois dissimulé, seroit obligé de dissimuler toujours. Soit ; mais voyez les tems, les lieux, les personnes ; voyez les Ecrits sur lesquels on dissimule, & ceux qu’on choisit pour ne plus dissimuler ; voyez les Auteurs qu’on fête à Geneve, & voyez ceux qu’on y poursuit.
Si c’est une négligence, on peut la redresser. On le pouvoit, on l’auroit dû ; l’a-t-on fait ? Mes Ecrits & leur Auteur ont été flétris sans avoir mérité de l’être ; & ceux qui l’ont mérité ne sont pas moins tolérés qu’auparavant. L’exception n’est que pour moi seul.
Si c’est un silence forcé par les circonstances & par la politique, il y auroit peu de justice à en faire la matiere d’un reproche. Si l’on vous force à tolérer des Ecrits punissables, tolérez donc aussi ceux qui ne le sont pas. La décence au moins exige qu’on cache au Peuple ces choquantes acceptions de personnes, qui punissent le foible innocent des fautes du puissant coupable. Quoi ! ces distinctions scandaleuses sont-elles donc des raisons, & feront-elles toujours des dupes ? Ne diroit-on pas que le sort de quelques satires obscenes intéresse beaucoup les Potentats, & que votre Ville va être écrasée si l’on n’y tolere, si l’on n’y imprime, si l’on n’y vend publiquement ces mêmes ouvrages qu’on proscrit dans le pays des Auteurs ? Peuples, combien on vous en fait accroire, en faisant si souvent intervenir les Puissances pour autoriser le mal qu’elles ignorent, & qu’on veut faire en leur nom !
Lorsque j’arrivai dans ce pays, on eût dit que tout le Royaume de France étoit à mes trousses. On brûle mes Livres à Geneve ; c’est pour complaire à la France. On m’y décrete ; la France le veut ainsi. L’on me fait chasser du Canton de Berne : c’est la France qui l’a demandé. L’on me poursuit jusque dans ces Montagnes ; si l’on m’en eût pu chasser, c’eût encore été la France. Forcé par mille outrages, j’écris une Lettre apologétique. Pour le coup tout étoit perdu. J’étois entouré, surveillé ; la France envoyoit des espions pour me guetter, des Soldats pour m’enlever, des brigands pour m’assassiner ; il étoit même imprudent de sortir de ma maison. Tous les dangers me venoient toujours de la France, du Parlement, du Clergé, de la Cour même ; on ne vit de la vie un pauvre barbouilleur de papier devenir, pour son malheur, un homme aussi important. Ennuyé de tant de bêtises, je vais en France ; je connoissois les François, & j’étois malheureux ! On m’accueille, on me caresse, je reçois mille honnêtetés, & il ne tient qu’à moi d’en recevoir davantage. Je retourne tranquillement chez moi. L’on tombe des nues ; on n’en revient pas ; on blâme fortement mon étourderie, mais on cesse de me menacer de la France : on a raison. Si jamais des assassins daignent terminer mes souffrances, ce n’est sûrement pas de ce pays-là qu’ils viendront.
Je ne confonds point les diverses causes de mes disgrâces ; je sais bien discerner celles qui sont l’effet des circonstances, l’ouvrage de la triste nécessité, de celles qui me viennent uniquement de la haine de mes ennemis. Eh ! plût à Dieu que je n’en eusse pas plus à Geneve qu’en France, & qu’ils n’y fussent pas plus implacables ! Chacun sait aujourd’hui d’où sont partis les coups qu’on m’a portés, & qui m’ont été les plus sensibles. Vos gens me reprochent mes malheurs comme s’ils n’étoient pas leur ouvrage. Quelle noirceur plus cruelle que de me faire un crime à Geneve des persécutions qu’on me suscitoit dans la Suisse, & de m’accuser de n’être admis nulle part, en me faisant chasser de par-tout ? Faut-il que je reproche à l’amitié qui m’appella dans ces Contrées, le voisinage de mon pays ? J’ose en attester tous les Peuples de l’Europe ; y en a-t-il un seul, excepté la Suisse, où je n’eusse pas été reçu même avec honneur ? Toutefois dois-je me plaindre du choix de ma retraite ? Non, malgré tant d’acharnement & d’outrages, j’ai plus gagné que perdu ; j’ai trouvé un homme. Ame noble & grande ! ô George Keith ! mon protecteur, mon ami, mon pere ! où que vous soyez, où que j’acheve mes tristes jours, & dusse-je ne vous revoir de ma vie, non, je ne reprocherai point an Ciel mes miseres ; je leur dois votre amitié.
En conscience, y a-t-il parité entre les Livres où l’on trouve quelques traits épars & indiscrets contre la Religion, & des Livres où, sans détour, sans ménagement, on l’attaque dans ses dogmes, dans sa morale, dans influence sur la Société ?
En conscience !… il ne siéroit pas à un impie tel que moi d’oser parler de conscience… sur-tout vis-à-vis de ces bons Chrétiens… ainsi je me tais… C’est pourtant une singuliere conscience que celle qui fait dire à des Magistrats ; nous souffrons volontiers qu’on blasphême, mais nous ne souffrons pas qu’on raisonne ! Otons, Monsieur, la disparité des sujets ; c’est avec ces mêmes façons de penser que les Athéniens applaudissoient aux impiétés d’Aristophane, & firent mourir Socrate.
Une des choses qui me donnent le plus de confiance dans mes principes, c’est de trouver leur application toujours juste dans les cas que j’avois le moins prévus ; tel est celui qui se présente ici. Une des maximes qui découlent de l’analyse que j’ai faite de la Religion & de ce qui lui est essentiel, est que les hommes ne doivent se mêler de celle d’autrui qu’en ce qui les intéresse, d’où il suit qu’ils ne doivent jamais punir des offenses *
[* Notez que je me sers de ce mot offenser Dieu, selon l’usage, quoique je sois très-éloigné de l’admettre dans son sens propre, & que je le trouve très-mal appliqué ; comme si quelque être que ce soit, un homme, un Ange, le Diable même pouvoit jamais offenser Dieu. Le mot que nous rendons par offenses est traduit comme presque tout le reste du texte sacré ; c’est tout dire. Des hommes enfarinés de leur théologie ont rendu & défiguré ce Livre admirable selon leurs petites idées, & voilà de quoi l’on entretient la folie & le fanatisme du Peuple. Je trouve très sage la circonspection de l’Eglise Romaine sur les traductions de l’Ecriture en langue vulgaire ; & comme il n’est pas nécessaire de proposer toujours an Peuple les méditations voluptueuses du Cantique des Cantiques, ni les malédictions continuelles de David contre ses ennemis, ni les subtilités de St. Paul sur la grâce, il est dangereux de lui proposer la sublime morale de l’Evangile dans des termes qui ne rendent pas exactement le sens de l’Auteur ; car pour peu qu’on s’en écarte en prenant une autre route, on va très-loin. ] faites uniquement à Dieu, qui saura bien les punir lui-même. Il faut honorer la Divinité, & ne la venger jamais, disent, après Montesquieu, les Représentans : ils ont raison. Cependant les ridicules outrageans, les impiétés grossieres, les blasphêmes contre la Religion sont punissables, jamais les raisonnements. Pourquoi cela ? Parce que, dans ce premier cas, on n’attaque pas seulement la Religion, mais ceux qui la professent ; on les insulte, on les outrage dans leur culte, on marque un mépris révoltant pour ce qu’ils respectent, & par conséquent pour eux. De tels outrages doivent être punis par les Loix, parcequ’ils retombent sur les hommes, & que les hommes ont droit de s’en ressentir. Mais où est le mortel sur la terre qu’un raisonnement doive offenser ? Où est celui qui peut se fâcher de ce qu’on le traite en homme, & qu’on le suppose raisonnable ? si le raisonneur se trompe ou nous trompe, & que vous vous intéressiez à lui ou à nous, montrez-lui soit tort, désabusez-nous, battez-le de ses propres armes. Si vous n’en voulez pas prendre la peine, ne dites rien, ne l’écoutez pas, laissez-le raisonner ou déraisonner, & tout est fini sans bruit, sans querelle, sans insulte quelconque pour qui que ce soit. Mais sur quoi peut-on fonder la maxime contraire de tolérer la raillerie, le mépris, l’outrage, & de punir la raison ? la mienne s’y perd.
Ces Messieurs voient si souvent M. de Voltaire. Comment ni leur a-t-il point inspiré cet esprit de tolérance qu’il prêche sans cesse, & dont il a quelquefois besoin. S’ils l’eussent un peu consulté dans cette affaire, il me paroît qu’il eût pu leur parler à-peu-près ainsi.
"Messieurs, ce ne sont point les raisonneurs qui font du mal, ce sont les caffards. La Philosophie peut aller son train sans risque, le Peuple ne l’entend pas ou la laisse dire, & lu rend tout le dédain qu’elle a pour lui. Raisonner, est de toutes les folies des hommes celle qui nuit le moins au Genre-humain, & l’on voit même des gens sages entichés parfois de cette folie-là. Je ne raisonne pas, moi, cela est vrai, mais d’autres raisonnent ; quel mal en arrive-t -il ? Voyez, tel, tel, & tel Ouvrage ; n’y a-t-il que des plaisanteries dans ces Livres-là ? Moi-même enfin, si je ne raisonne pas, je fais mieux, je fais raisonner mes Lecteurs. Voyez mon chapitre des Juifs ; voyez le même chapitre plus développé dans le Sermon des Cinquante. Il y a là du raisonnement ou l’équivalent, je pense. Vous conviendrez aussi qu’il a peu de détour, & quelque chose de plus que des traits épars & indiscrets. "
"Nous avons arrangé que mon grand crédit à la Cour & ma toute-puissance prétendue vous serviroient de prétexte pour laisser courir en paix les jeux badins de mes vieux ans : cela est bon, mais ne brûlez pas pour cela des Ecrits plus graves ; car alors cela seroit trop choquant. "
"J’ai tant prêché la tolérance ! Il ne faut pas toujours l’exiger des autres, & n’en jamais user avec eux. Ce pauvre homme croit en Dieu ? passons-lui cela, il ne fera pas secte. Il est ennuyeux ? Tous les raisonneurs le sont. Nous ne mettrons pas celui-ci de nos soupes ; du reste, que nous importe ? Si l’on brûloit tous les Livres ennuyeux, que deviendroient les Bibliotheques ? & si l’on brûloit tous les gens ennuyeux, il faudroit faire un bûcher du pays. Croyez-moi, laissons raisonner ceux qui nous laissent plaisanter ; ne brûlons ni Gens ni Livres, & restons en paix ; c’est mon avis." Voilà, selon moi, ce qu’eût pu dire d’un meilleur ton M. de Voltaire, & ce n’eût pas été là, ce me semble, le plus mauvais conseil qu’il auroit donné.
Faisons impartialement, la comparaison de ces Ouvrages ; jugeons-en par l’impression qu’ils ont faite dans le monde. J’y consens de tout mon cœur. Les uns s’impriment & se débitent par-tout. On soit comment y ont été reçus les autres.
Ces mots, les uns & les autres, sont équivoques. Je ne dirai pas sous lesquels l’Auteur entend mes Ecrits : mais ce que je puis dire, c’est qu’on les imprime dans tous les pays, qu’on les traduit dans toutes les Langues, qu’on a même fait à la fois deux traductions de l’émile, à Londres, honneur que n’eut jamais aucun autre Livre, excepté l’Héloise, au moins que je sache. Je dirai, de plus, qu’en France, en Angleterre, en Allemagne, même en Italie, on me plaint, on m’aime, on voudroit m’accueillir, & qu’il n’y a par-tout qu’un cri d’indignation contre le Conseil de Geneve. Voilà ce que je sais du sort de mes Ecrits ; j’ignore celui des autres.
Il est tems de finir. Vous voyez, Monsieur, que dans cette lettre & dans la précédente, je me suis supposé coupable ; mais dans les trois premieres, j’ai montré que je ne l’étois pas. Or jugez de ce qu’une procédure injuste contre un coupable doit être contre un innocent !
Cependant ces Messieurs, bien déterminés à laisser subsister cette procédure, ont hautement déclaré que le bien de la Religion ne leur permettoit pas de reconnoître leur tort, ni l’honneur du Gouvernement de réparer leur injustice. Il faudroit un Ouvrage entier pour montrer les conséquences de cette maxime, qui consacre & change en arrêt du destin toutes les iniquités des Ministres des Loix. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit encore, & je ne me suis proposé jusqu’ici que d’examiner si l’injustice avoit été commise, & non si elle devoit être réparée. Dans le cas de l’affirmative, nous verrons ci-après quelle ressource vos Loix se sont ménagée pour remédier à leur violation. En attendant, que faut-il penser de ces Juges inflexibles, qui procedent dans leurs jugemens aussi légerement que s’ils ne tiroient point à conséquence, & qui les maintiennent avec autant d’obstination que s’ils y avoient apporté le plus mûr examen ?
Quelque longues qu’aient été ces discussions, j’ai cru que leur objet volts donneroit la patience de les suivre ; j’ose même dire que vous le deviez, puisqu’elles sont autant l’apologie de vos Loix que la mienne. Dans un pays libre & dans une Religion raisonnable, la Loi qui rendroit criminel un Livre pareil au mien seroit une Loi funeste, qu’il faudroit se hâter d’abroger pour l’honneur & le bien de l’Etat. Mais, grâce an Ciel, il n’existe rien de tel parmi vous, comme je viens de le prouver, & il vaut mieux que l’injustice dont je suis la victime soit l’ouvrage dit Magistrat que des Loix ; car les erreurs des hommes sont passageres, mais celles des Loix durent autant qu’elles. Loin que l’ostracisme qui m’exile à jamais de mon pays soit l’ouvrage de mes fautes, je n’ai jamais mieux rempli mon devoir de Citoyen qu’au moment que je cesse de l’être, & j’en aurois mérité le titre par l’acte qui m’y fait renoncer.
Rappelez-vous ce qui venoit de se passer, il y avoit peu d’années, an sujet de l’Article Geneve de M. d’Alembert. Loin de calmer les murmures excités par cet Article, l’Ecrit publié par les Pasteurs l’avoit augmenté, & il n’y a personne qui ne sache que mon Ouvrage leur fit plus de bien que le leur. Le parti Protestant, mécontent d’eux, n’éclatoit pas, mais il pouvoit éclater d’un moment à l’autre ; & malheureusement les Gouvernemens s’alarment de si peu de chose en ces matieres, que les querelles des Théologiens, faites pour tomber dans l’oubli d’elles-mêmes, prennent toujours de l’importance par celle qu’on leur veut donner.
Pour moi, je regardois comme la gloire & bonheur de la Patrie d’avoir un Clergé animé d’un esprit si rare dans son ordre, & qui, sans s’attacher à la doctrine purement spéculative, rapportoit tout à la morale & aux devoirs de l’homme & du Citoyen. Je pensois que, sans faire directement son apologie, justifier les maximes que je lui supposois & prévenir les censures qu’on en pourroit faire, étoit un service à rendre à l’Etat. En montrant que ce qu’il négligeoit n’étoit ni certain ni utile, j’espérois contenir ceux qui voudroient lui en faire un crime : sans le nommer, sans le désigner, sans compromettre son orthodoxie, c’étoit le donner en exemple aux autres Théologiens.
L’entreprise étoit hardie, mais elle n’étoit pas téméraire ; & sans des circonstances qu’il étoit difficile de prévoir, elle devoit naturellement réussir. Je n’étois pas seul de ce sentiment ; des gens très-éclairés, d’illustres Magistrats même pensoient comme moi. Considérez l’état religieux de l’Europe au moment où je publiai mon Livre, & vous verrez qu’il étoit plus que probable qu’il seroit par-tout accueilli. La Religion décréditée en tout lieu par la Philosophie, avoit perdu son ascendant jusque sur le Peuple. Les Gens d’Eglise, obstinés à l’étayer par son côté foible, avoient laissé miner tout le reste, & l’édifice entier, portant à faux, étoit prêt à s’écrouler. Les controverses avoient cessé parce qu’elles n’intéressoient plus personne, & la paix régnoit entre les différens partis, parce que nul ne se soucioit plus du sien. Pour ôter les mauvaises branches, on avoit abattu l’arbre ; pour le replanter, il faloît n’y laisser que le tronc.
Quel moment plus heureux pour établir solidement la paix universelle, que celui où l’animosité des partis suspendue laissoit tout le monde en état d’écouter la raison ? À qui pouvoit déplaire un Ouvrage, où sans blâmer, du moins sans exclure personne, on faisoit voir qu’au fond tous étoient d’accord ; que tant de dissentions ne s’étoient élevées, que tant de sang n’avoit été versé que pour des mal-entendus ; que chacun devoit rester en repos dans son culte, sans troubler celui des autres ; que par-tout on devoit servir Dieu, aimer soit Prochain, obéir aux Loix, & qu’en cela seul consistoit l’essence de toute bonne Religion ? C’étoit établir à-la-fois la liberté philosophique & la piété religieuse ; c’étoit concilier l’amour de l’ordre & les égards pour les préjugés d’autrui ; c’étoit, sans détruire les divers partis, les ramener tous au terme commun de l’humanité & de la raison ; loin d’exciter des querelles, c’étoit couper la racine à celles qui germent encore, & qui renaîtront infailliblement d’un jour à l’autre, lorsque le zele du fanatisme, qui n’est qu’assoupi, se réveillera : c’étoit, en un mot, dans ce siecle pacifique par indifférence, donner à chacun des raisons très-fortes d’être toujours ce qu’il est maintenant sans savoir pourquoi.
Que de maux tout prêts à renaître n’étoient point prévenus si l’on m’eût écouté ! Quels inconvéniens étoient attachés à cet avantage ? Pas un, non, pas un. Je défie qu’on m’en montre un seul probable & même possible, si ce n’est l’impunité des erreurs innocentes, & l’impuissance des persécuteurs. Eh ! comment se peut-il qu’apres tant de tristes expériences, & dans un siecle si éclairé, les Gouvernemens n’aient pas encore appris à jeter & briser cette arme terrible, qu’on ne peut manier avec tant d’adresse qu’elle ne coupe la main qui s’en veut servir ? L’abbé de Saint-Pierre vouloit qu’on ôtât les Ecoles de Théologie, & qu’on soutînt la Religion. Quel parti prendre pour parvenir sans bruit à ce double objet, qui, bien vu, se confond en un ? Le parti que j’avois pris.
Une circonstance malheureuse, en arrêtant l’effet de mes bons desseins, a rassemblé sur ma tête tous les maux dont je voulois délivre r le Genre-humain. Renaîtra-t-il jamais un autre ami de la vérité que mon sort n’effraye pas ? je l’ignore. Qu’il soit plus sage, s’il a le même zele ; en sera-t-il plus heureux ? J’en doute. Le moment que j’avois saisi, puisqu’il est manqué, ne reviendra plus. Je souhaite de tout mon cœur que le Parlement de Paris ne se repente pas un jour lui-même d’avoir remis dans la main de la superstition le poignard que j’en faisois tomber.
Mais laissons les lieux & les tems éloignés, & retournons à Geneve. C’est là que je veux vous ramener par une derniere observation, que vous êtes bien a portée de faire, & qui doit certainement vous frapper. Jettez les yeux sur ce qui se passe autour de vous. Quels sont ceux qui me poursuivent, quels sont ceux qui me défendent ? Voyez parmi les Représentans l’élite de vos Citoyens, Geneve en a-t-elle de plus estimables ? Je ne veux point parler de mes persécuteurs ; à Dieu ne plaise que je souille jamais ma plume & ma cause des traits de la satire ; je laisse sans regret cette arme à mes ennemis ; mais comparez & jugez vous-même. De quel côté sont les mœurs, les vertus, la solide piété, le plus vrai patriotisme ? Quoi ! J’offense les Loix, & leurs plus zélés défenseurs sont les miens ! J’attaque le Gouvernement, & les meilleurs Citoyens m’approuvent ! J’attaque la Religion, & j’ai pour moi ceux qui ont le plus de Religion ! Cette seule observation dit tout ; elle seule montre mon vrai crime, & le vrai sujet des mes disgrâces. Ceux qui me haissent & m’outragent, font mon éloge en dépit d’eux. Leur haine s’explique d’elle-même. Un Genevois peut-il s’y tromper ?
Encore une lettre, Monsieur, & vous êtes délivré de
moi. mais je me trouve, en la commençant, dans une situation
bien bizarre ; obligé de l’écrire, & ne sachant de quoi
la remplir. Concevez-vous qu’on ait à se justifier d’un crime
qu’on ignore, & qu’il faille se défendre sans savoir de quoi
l’on est accusé ? C’est pourtant ce que j’ai à faire au sujet
des Gouvernemens. Je suis, non pas accusé, mais jugé, mais
flétri pour avoir publié deux Ouvrages téméraires, scandaleux,
impies, tendans à détruire la Religion Chrétienne & tous les
Gouvernemens. Quant à la religion, nous avons eu du moins
quelque prise pour trouver ce qu’on a voulu dire, & nous
l’avons examiné. Mais quant aux Gouvernemens, rien ne
peut nous fournir le moindre indice. On a toujours évité
toute espece d’explication sur ce point : on n’a jamais voulu
dire en quel lieu j’entreprenois ainsi de les détruire, ni comment,
ni pourquoi, ni rien de ce qui peut constater que le
délit n’est pas imaginaire. C’est comme si l’on jugeoit quelqu’un
pour avoir tué un homme sans dire ni où, ni qui,
ni quand ; pour un meurtre abstrait. À l’Inquisition l’on force
bien l’accusé de deviner de quoi on l’accuse, mais on ne le
juge pas sans dire sur quoi.
L’Auteur des Lettres écrites de la Campagne évite avec le même soin de s’expliquer sur ce prétendu délit ; il joint également la Religion & les Gouvernemens dans la même accusation générale ; puis, entrant en matière sur la religion, il déclare vouloir s’y borner, & il tient parole. Comment parviendrons-nous à vérifier l’accusation qui regarde les Gouvernemens, si ceux qui l’intentent refusent de dire sur quoi elle porte ?
Remarquez même comment, d’un trait de plume, cet Auteur change l’état de la question. Le Conseil prononce que mes Livres tendent à détruire tous les Gouvernements ; l’Auteur des Lettres dit seulement que les Gouvernemens y sont livrés à la plus audacieuse critique. Cela est fort différent. Une critique, quelque audacieuse qu’elle puisse être, n est point une conspiration. Critiquer ou blâmer quelques Loix n’est pas renverser toutes les Loix. Autant vaudroit accuser quelqu’un d’assassiner les malades, lorsqu’il montre les fautes des Médecins.
Encore une fois, que répondre à des raisons qu’on ne veut pu dire ? Comment se justifier contre un jugement porté sans motifs ? Que, sans preuve de part ni d’autre, ces Messieurs disent que je veux renverser tous les Gouvernemens ; & que je dise, moi, que je ne veux pas renverser tous les Gouvernements ; il y a dans ces assertions parité exacte, excepté que le préjugé est pour moi : car il est à présumer que je sois mieux que personne ce que je veux faire.
Mais où la parité manque, c’est dans l’effet de l’assertion. Sur la leur, mon Livre est brûlé, ma personne est décrétée ; & ce que j’affirme ne rétablit rien. Seulement, si je prouve que l’accusation est fausse & le jugement inique, l’affront qu’ils m’ont fait retourne à eux-mêmes : le décret, le bourreau, tout y devroit retourner ; puisque nul ne détruit si radicalement le Gouvernement que celui qui en tire un usage directement contraire à la fin pour laquelle il est institué.
Il ne suffit pas que j’affirme, il faut que je prouve ; & c’est ici qu’on voit combien est déplorable le sort d’un particulier soumis à d’injustes magistrats, quand ils n’ont rien à craindre du souverain, & qu’ils se mettent au-dessus des Loix. D’une affirmation sans preuve, ils font une démonstration ; voilà l’innocent puni. Bien plus, de sa défense même ils lui font un nouveau crime ; & il ne tiendroit pas à eux de le punir encore d’avoir prouvé qu’il étoit innocent.
Comment m’y prendre pour montrer qu’ils n’ont pas dit vrai ? pour prouver que je ne détruis point les Gouvernements ? Quelque endroit de mes Ecrits que je défende, ils diront que ce n’est pas celui-là, qu’ils ont condamné, quoiqu’ils aient condamné tout, le bon comme le mauvais, sans nulle distinction. Pour ne leur laisser aucune défaite, il faudroit donc tout reprendre, tout suivre d’un bout à l’autre, Livre à Livre, page à page, ligne à ligne, & presque enfin mot à mot. Il faudroit de plus examiner tous les Gouvernemens du monde, puisqu’ils disent que je les détruis tous. Quelle entreprise ! Que d’années y faudroit-il employer ! Que d’in-folios faudroit-il écrire ! &, après cela, qui les liroit ?
Exigez de moi ce qui est faisable. Tout homme sensé doit se contenter de ce que j’ai à vous dire : vous ne voulez sûrement rien de plus.
De mes deux Livre s, brûlés à la fois sous des imputations communes, il n’y en a qu’un qui traite du Droit politique & des matières de gouvernement. Si l’autre en traite, ce n’est que dans un extrait du premier. Ainsi je suppose que c’est sur celui-ci seulement que tombe l’accusation. Si cette accusation portoit sur quelque passage particulier, on l’auroit cité sans doute ; on en auroit du moins extrait quelque maxime, fidèle ou infidèle, comme on a fait sur les points concernant la religion.
C’est donc le système établi dans le corps de l’ouvrage qui détruit les Gouvernements : il ne s’agit donc que d’exposer ce système, ou de faire une analyse du Livre ; & si nous n’y voyons évidemment les principes destructifs dont il s’agit, nous saurons du moins où les chercher dans l’ouvrage, en suivant la méthode de l’auteur.
Mais, Monsieur, si, durant cette analyse, qui sera courte, vous trouvez quelque conséquence à tirer, de grâce, ne vous pressez pas. Attendez que nous en raisonnions ensemble. Après cela, vous y reviendrez, si vous voulez.
Qu’est-ce qui fait que l’état est un ? C’est l’union de ses membres. & d’où naît l’union de ses membres ? De l’obligation qui les lie. Tout est d’accord jusqu’ici.
Mais quel est le fondement de cette obligation ? Voilà où les Auteurs se divisent. Selon les uns, c’est la force ; selon d’autres, l’autorité paternelle ; selon d’autres, la volonté de Dieu. Chacun établit son principe, & attaque celui des autres. Je n’ai pas moi-même fait autrement : &, suivant la plus saine partie de ceux qui ont discuté ces matières, j’ai posé pour fondement du Corps politique la convention de ses membres ; j’ai réfuté les principes différens du mien.
Indépendamment de la vérité de ce principe, il l’emporte sur tous les autres par la solidité du fondement qu’il établit ; car quel fondement plus sûr peut avoir l’obligation parmi les hommes, que le libre engagement de celui qui s’oblige ? On peut disputer tout autre principe ;*
[* Même celui de la volonté de Dieu, du moins quant à l’application. Car, bien qu’il soit clair que, ce que Dieu veut, l’homme doit le vouloir, il n’est pas clair que Dieu veuille qu’on préfère tel Gouvernement à tel autre, ni qu’on obéisse à Jacques plutôt qu’à Guillaume. Or, voilà de quoi il s’agit] on ne sauroit disputer celui-là.
Mais par cette condition de la liberté, qui en renferme d’autres, toutes sortes d’engagemens ne sont pas valides, même devant les Tribunaux humains. Ainsi, pour déterminer celui-ci, l’on doit en expliquer la nature ; on doit en trouver l’usage & la fin ; on doit prouver qu’il est convenable à des hommes, & qu’il n’a rien de contraire aux Loix naturelles. Car il n’est pas plus permis d’enfreindre les Loix naturelles par le Contrat social, qu’il n’est permis d’enfreindre les Loix positives par les contrats des particuliers ; & ce n’est que par ces Loix mêmes qu’existe la liberté qui donne force à l’engagement.
J’ai pour résultat de cet examen, que l’établissement du Contrat social est un pacte d’une espèce particulière, par lequel chacun s’engage envers tous ; d’où s’ensuit l’engagement réciproque de tous envers chacun, qui est l’objet immédiat de l’union.
Je dis que cet engagement est d’une espèce particulière, en ce qu’étant absolu, sans condition, sans réserve, il ne peut toutefois être injuste ni susceptible d’abus ; puisqu’il n’est pas possible que le corps se veuille nuire à lui-même, tant que le tout ne veut que pour tous.
Il est encore d’une espèce particulière, en ce qu’il lie les contractans sans les assujettir à personne ; & qu’en leur donnant leur seule volonté pour règle il les laisse aussi libres qu’auparavant.
La volonté de tous est donc l’ordre, la règle suprême ; & cette règle générale & personnifiée est ce que j’appelle le souverain.
Il suit de là que la souveraineté est indivisible, inaliénable, & qu’elle réside essentiellement dans tous les membres du Corps.
Mais comment agit cet être abstrait & collectif ? Il agit par des Loix, & il ne sauroit agir autrement.
Et qu’est-ce qu’une loi ? C’est une déclaration publique & solennelle de la volonté générale sur un objet d’intérêt commun.
Je dis, sur un objet d’intérêt commun ; parce que la Loi perdroit sa force, & cesseroit d’être légitime, si l’objet n’en importoit à tous.
La Loi ne peut par sa nature avoir un objet particulier & individuel ; mais l’application de la Loi tombe sur des objets particuliers & individuels.
Le pouvoir législatif, qui est le souverain, a donc besoin d’un autre pouvoir qui exécute, c’est-à-dire qui réduise la Loi en actes particuliers. Ce second pouvoir doit être établi de manière qu’il exécute toujours la Loi, & qu’il n’exécute jamais que la Loi. Ici vient l’institution du Gouvernement.
Qu’est-ce que le Gouvernement ? C’est un corps intermédiaire établi entre les sujets & le souverain pour leur mutuelle correspondance, chargé de l’exécution des Loix & du maintien de la liberté, tant civile que politique.
Le Gouvernement, comme partie intégrante du Corps politique, participe à la volonté générale qui le constitue ; comme corps lui même, il a sa volonté propre. Ces deux volontés quelquefois s’accordent, & quelquefois se combattent. C’est de l’effet combiné de ce concours & de ce conflit que résulte le jeu de toute la machine.
Le principe qui constitue les diverses formes du Gouvernement consiste dans le nombre des membres qui le composent. Plus ce nombre est petit, plus le Gouvernement a de force ; plus le nombre est grand, plus le Gouvernement est faible ; & comme la souveraineté tend toujours au relâchement, le Gouvernement tend toujours à se renforcer. Ainsi le corps exécutif doit l’emporter à la longue sur le corps législatif ; & quand la Loi est enfin soumise aux hommes, il ne reste que des esclaves & des maîtres : l’état est détruit.
Avant cette destruction, le Gouvernement doit, par son progrès naturel, changer de forme & passer par degrés du grand nombre au moindre.
Les diverses formes dont le Gouvernement est susceptible se réduisent à trois principales. Après les avoir comparées par leurs avantages & par leurs inconvéniens, je donne la préférence à celle qui est intermédiaire entre les deux extrêmes, & qui porte le nom d’Aristocratie. On doit se souvenir ici que la constitution de l’Etat & celle du Gouvernement sont deux choses très-distinctes, & que je ne les ai pas confondues. Le meilleur des Gouvernemens est l’aristocratique ; la pire des Souverainetés est l’aristocratique.
Ces discussions en amènent d’autres sur la manière dont le Gouvernement dégénère, & sur les moyens de retarder la destruction du Corps politique.
Enfin, dans le dernier Livre, j’examine, par voie de comparaison avec le meilleur Gouvernement qui ait existé, savoir celui de Rome, la police la plus favorable à la bonne constitution de l’Etat ; puis je termine ce Livre & tout l’Ouvrage par des recherches sur la manière dont la Religion peut & doit entrer comme partie constitutive dans la composition du Corps politique.
Que pensiez-vous, Monsieur, en lisant cette analyse courte & fidèle de mon Livre ? Je le devine. Vous disiez en vous-même : voilà l’histoire du Gouvernement de Geneve. C’est ce qu’ont dit à la lecture du même Ouvrage, tous ceux qui connoissent votre Constitution.
Et en effet, ce Contrat primitif, cette essence de la Souveraineté, cet empire des Loix, cette institution du Gouvernement, cette manière de le resserrer à divers degrés pour compenser l’autorité par la force, cette tendance à l’usurpation, ces assemblées périodiques, cette adresse à les ôter, cette destruction prochaine, enfin, qui vous menace & que je voulois prévenir, n’est-ce pas, trait pour trait l’image de votre République, depuis sa naissance jusqu’à ce jour ? J’ai donc pris votre Constitution, que je trouvois belle, pour modèle des institutions politiques ; & vous proposant en exemple à l’Europe, loin de chercher à vous détruire, j’exposois les moyens de vous conserver. Cette Constitution, toute bonne qu’elle est, n’est pas sans défaut ; on pouvoit prévenir les altérations qu’elle a souffertes, la garantir du danger qu’elle court aujourd’hui. J’ai prévu ce danger, je l’ai fait entendre, j’indiquois des préservatifs : étoit-ce la vouloir détruire, que de montrer ce qu’il faloit faire pour la maintenir ? C’étoit par mon attachement pour elle, que j’aurois voulu que rien ne pût l’altérer. Voilà tout mon crime : il avois tort, peut-être ; mais si l’amour de la Patrie m’aveugla sur cet article, étoit-ce à elle de m’en punir ?
Comment pouvois-je tendre à renverser tous les Gouvernemens, en posant en principes tous ceux du vôtre ? Le fait seul détruit l’accusation. Puisqu’il y avoit un Gouvernement existant sur mon modèle, je ne tendois donc pas à détruire tous ceux qui existoient. Eh ! Monsieur, si je n’avois fait qu’un systême, vous êtes bien sûr qu’on vous êtes bien sûr qu’on n’auroit rien dit. On se fût contenté de reléguer le Contrat Social avec la République de Platon, l’Utopie & les Sévarambes dans le pays des chimères. Mais je peignois un objet existant, & l’on vouloit que cet objet changeât de face. Mon Livre portoit témoignage contre l’attentat qu’on alloit faire. Voilà ce qu’on ne m’a pas pardonné.
Mais voici qui vous paroîtra bizarre. Mon Livre attaque tous les Gouvernemens, & il n’est proscrit dans aucun ! Il en établit un seul, il le propose en exemple, & c’est dans celui-là qu’il est brûlé ! N’est-il pas singulier que les Gouvernemens attaqués se taisent, & que le Gouvernement respecté sévisse ? Quoi le Magistrat de Geneve se fait le protecteur des autres Gouvernemens contre le sien même ! Il punit son propre Citoyen d’avoir préféré les Loix de son pays à toutes les autres ! Cela est-il concevable, & le croiriez-vous si vous ne l’eussiez vu ? Dans tout le reste de l’Europe quelqu’un s’est-il avisé de flétrir l’Ouvrage ? Non ; pas même l’Etat où il a été imprimé.*
[* Dans le fort des premieres clameurs, causées par les procédures de Paris & de Geneve, le Magistrat surpris défendit les deux Livres : mais sur son propre examen, ce sage Magistrat a bien changé de sentiment, sur-tout quant au Contrat Social.] Pas même la France, où les Magistrats sont là-dessus si sévères. Y a-t-on défendu le Livre ? Rien de semblable : on n’a pas laissé d’abord entrer l’édition de Hollande, mais on l’a contrefaite en France, & l’Ouvrage y court sans difficulté. C’étoit donc une affaire de commerce & non de police : on préféroit le profit du Libraire de France au profit du Libraire étranger. Voilà tout.
Le Contrat Social n’a été brûlé nulle part qu’à Geneve, où il n’a pas été imprimé ; le seul Magistrat de Geneve y a trouvé des principes destructifs de tous les Gouvernemens. À la vérité, ce Magistrat n’a point dit quels étoient ces principes ; en cela je crois qu’il a fort prudemment fait.
L’effet des défenses indiscretes est de n’être point observées & d’énerver la force de l’autorité. Mon Livre est dans les mains de tout le monde à Geneve ; & que n’est-il également dans tous les cœurs ! Lisez-le, Monsieur, ce Livre si décrié, mais si nécessaire ; vous y verrez partout la Loi mise au-dessus des hommes ; vous y verrez partout la liberté réclamée, mais toujours sous l’autorité des Loix, sans lesquelles la liberté ne peut exister, & sous lesquelles on est toujours libre, de quelque façon qu’on soit gouverné. Par là je ne fois pas, dit-on, ma cour aux Puissances. Tant pis pour elles ; car je fois leurs vrais intérêts, si elles savoient les voir & les suivre. mais les passions aveuglent les hommes sur leur propre bien. Ceux qui soumettent les Loix aux passions humaines sont les vrais destructeurs des Gouvernemens voilà les gens qu’il faudroit punir.
Les fondemens de l’état sont les mêmes dans tous les Gouvernemens, & ces fondemens sont mieux posés dans mon Livre que dans aucun autre. Quand il s’agit ensuite de comparer les diverses formes de Gouvernement, on ne peut éviter de peser séparément les avantages & les inconvéniens de chacun : c’est ce que je crois avoir fait avec impartialité. Tout balancé, j’ai donné la préférence au Gouvernement de mon pays. Cela étoit naturel & raisonnable ; on m’auroit blâmé, si je ne l’eusse pas fait. mais je n’ai point donné d’exclusion aux autres Gouvernements ; au contraire, j’ai montré que chacun avoit sa raison qui pouvoit le rendre préférable à tout autre, selon les hommes, les tems & les lieux. Ainsi, loin de détruire tous les Gouvernemens, je les ai tous établis.
En parlant du Gouvernement monarchique en particulier, j’en ai bien fait valoir l’avantage, & je n’en ai Pas non plus déguisé les défauts. Cela est, je pense, du droit d’un homme qui raisonne. & quand je lui aurois donné l’exclusion, ce qu’assurément je n’ai pas fait, s’ensuivroit qu’on dût m’en punir à Genève ? Hobbes a-t-il été décrété dans quelque monarchie, parce que ses principes sont destructifs de tout Gouvernement républicain ? & fait-on le procès chez les rois aux Auteurs qui rejettent & dépriment les Républiques ? Le Droit n’est-il pas réciproque ? & les républicains ne sont ils pas souverains dans leur pays, comme les rois le sont dans le leur ? Pour moi, je n’ai rejeté aucun Gouvernement ; je n’en ai méprisé aucun. En les examinant, en les comparant, j’ai tenu la balance, & j’ai calculé les poids : je n’ai rien fait de plus.
On ne doit punir la raison nulle part, ni même le raisonnement ; cette punition prouveroit trop contre ceux qui l’imposeraient. Les Représentans ont très bien établi que mon Livre, où je ne sors pas de la thèse générale, n’attaquant point le Gouvernement de Geneve & imprimé hors du territoire, ne peut être considéré que dans le nombre de ceux qui traitent du Droit naturel & politique, sur lesquels les Loix ne donnent au Conseil aucun pouvoir, & qui se sont toujours vendus publiquement dans la ville, quelque principe qu’on y avance, & quelque sentiment qu’on y soutienne. Je ne suis pas le seul qui, discutant par abstraction des questions de politique, ait pu les traiter avec quelque hardiesse. Chacun ne le fait pas, mais tout homme a Droit de le faire. Plusieurs usent de ce droit ; & je suis le seul qu’on punisse pour en avoir usé. L’infortuné Sidney pensoit comme moi, mais il agissait ; c’est pour son fait, & non pour son Livre, qu’il eut l’honneur de verser son sang. Althusius, en Allemagne, s’attira des ennemis ; mais on ne s’avisa pas de le poursuivre criminellement. Locke, Montesquieu, l’abbé de Saint-Pierre, ont traité les mêmes matières, & souvent avec la même liberté tout au moins. Locke, en particulier, les a traitées exactement dans les mêmes principes que moi. Tous trois sont nés sous des rois, ont vécu tranquilles, & sont morts honorés, dans leurs pays. Vous savez comment j’ai été traité dans le mien.
Aussi soyez sûr que, loin de rougir de ces flétrissures, je m’en glorifie ; puisqu’elles ne servent qu’à mettre en évidence le motif qui me les attire, & que ce motif n’est que d’avoir bien mérité de mon pays. La conduite du Conseil envers moi m’afflige, sans doute, en rompant des nœuds qui m’étoient si chers. mais peut elle m’avilir ? Non, elle m’élève, elle me met au rang de ceux qui ont souffert pour la liberté. Mes Livre s, quoi qu’on fasse, porteront toujours témoignage d’eux-mêmes ; & le traitement qu’ils ont reçu ne fera que sauver de l’opprobre ceux qui auront l’honneur d’être brûlés après eux.
Vous m’aurez trouvé diffus, Monsieur ; mais il faloit
l’être, & les sujets que j’avois à traiter ne se discutent pas
par des épigrammes. D’ailleurs ces sujets m’éloignent moins
qu’il ne semble de celui qui vous intéresse. En parlant de
moi, je pensois à vous ; & votre question tenoit si bien à
la mienne, que l’une est déjà résolue avec l’autre ; il ne me
reste que la conséquence à tirer. Par-tout où l’innocence
n’est pas en sûreté, rien n’y peut être ; par-tout où les Loix
sont violées impunément, il n’y a plus de liberté.
Cependant comme on peut séparer l’intérêt d’un particulier de celui du public, vos idées sur ce point sont encore incertaines ; vous persistez à vouloir que je vous aide à les fixer. Vous demandez quel est l’état présent de votre République, & ce que doivent faire ses Citoyens ? Il est plus aisé de répondre à la premiere question qu’à l’autre.
Cette premiere question vous embarrasse surement moins par elle-même que par les solutions contradictoires qu’on lui donne autour de vous. Des gens de très-bon sens vous disent : nous sommes le plus libre de tous les Peuples ; & d’autres gens de très-bon sens vous disent : nous vivons sous le plus dur esclavage. Lesquels ont raison, me demandez-vous ? Tous, Monsieur ; mais à différens égards : une distinction très-simple les concilie. Rien n’est plus libre que votre état légitime ; rien n’est plus servile que votre état actuel. Vos loix ne tiennent leur autorité que de vous ; vous ne reconnoissez que celles que vous faites ; vous ne payez que les droits que vous imposez ; vous élisez les Chefs qui vous gouvernent ; ils n’ont droit de vous juger que par des formes prescrites. En Conseil général vous êtes Législateurs, Souverains, indépendans de toute puissance humaine ; vous ratifiez les traités, vous décidez de la paix & de la guerre ; vos Magistrats eux-mêmes vous traitent de Magnifiques, très-honorés & souverains Seigneurs. Voilà votre liberté : voici votre servitude.
Le Corps chargé de l’exécution de vos Loix en est l’interprète & l’arbitre suprême ; il les fait parler comme il lui plaît ; il peut les faire taire ; il peut même les violer, sans que vous puissiez y mettre ordre : il est au-dessus des Loix.
Les Chefs que vous élisez ont, indépendamment de votre choix, d’autres pouvoirs qu’ils ne tiennent pas de vous, & qu’ils étendent aux dépens de ceux qu’ils en tiennent. Limités dans vos élections à un petit nombre d’hommes, tous dans les mêmes principes & tous animés du même intérêt, vous faites avec un grand appareil un choix de peu d’importance. Ce qui importeroit dans cette affaire, seroit de pouvoir rejetter tous ceux entre lesquels on vous force de choisir. Dans une élection libre en apparence, vous êtes si gênés de toutes parts, que vous ne pouvez pas même élire un premier Syndic ni un Syndic de la Garde : le Chef de la République & le Commandant de la Place ne sont pas à votre choix. Si l’on n’a pas le droit de mettre sur vous de nouveaux impôts, vous n’avez pas celui de rejeter les vieux. Les finances de l’Etat sont sur un tel pied, que sans votre concours, elles peuvent suffire à tout. On n’a donc jamais besoin de vous ménager dans cette vue, & vos droits à cet égard se réduisent à être exempts en partie & à n’être jamais nécessaires.
Les procédures qu’on doit suivre en vous jugeant, sont prescrites ; mais quand le Conseil veut ne les pas suivre, personne ne peut l’y contraindre, ni l’obliger à réparer les irrégularités qu’il commet. Là-dessus je suis qualifié pour faire preuve, & vous savez si je suis le seul.
En Conseil général votre Souveraine puissance est enchaînée : vous ne pouvez agir que quand il plaît à vos Magistrats, ni parler que quand ils vous interrogent. S’ils veulent même ne point assembler de Conseil général, votre autorité, votre existence est anéantie, sans que vous puissiez leur opposer que de vains murmures, qu’ils sont en possession de mépriser.
Enfin, si vous êtes Souverains Seigneurs dans l’assemblée, en sortant de-là vous n’êtes plus rien. Quatre heures par an Souverains subordonnés, vous êtes sujets le reste de la vie, & livrés sans réserve à la discrétion d’autrui.
Il vous est arrivé, Messieurs, ce qui arrive à tous les Gouvernemens semblables au vôtre. D’abord la puissance législative & la puissance exécutive qui constituent la Souveraineté, n’en sont pas distinctes. Le Peuple Souverain veut par lui-même, & par lui-même il fait ce qu’il veut. Bientôt l’incommodité de ce concours de tous à toute chose, force le Peuple Souverain de charger quelques-uns de ses membres d’exécuter ses volontés. Ces Officiers, après avoir rempli leur commission, en rendent compte, & rentrent dans la commune égalité. Peu-à-peu ces commissions deviennent fréquentes, enfin permanentes. Insensiblement il se forme un corps qui agit toujours. Un corps qui agit toujours ne peut pas rendre compte de chaque acte ; il ne rend plus compte que des principaux ; bientôt il vient à bout de n’en rendre d’aucun. Plus la puissance qui agit est active, plus elle énerve la puissance qui veut. La volonté d’hier est censée être aussi celle d’aujourd’hui ; au lieu que l’acte d’hier ne dispense pas d’agir d’hier ne dispense pas d’agir aujourd’hui. Enfin l’inaction de la puissance qui veut, la soumet à la puissance qui exécute : celle-ci rend peu-à-peu ses actions indépendantes, bientôt ses volontés : au lieu d’agir pour la puissance qui veut, elle agit sur elle. Il ne reste alors dans l’Etat qu’une puissance agissante, c’est l’exécutive. La puissance exécutive n’est que la force ; & où règne la seule force, l’Etat est dissous. Voilà, Monsieur, comment périssent à la fin tous les Etats Démocratiques.
Parcourez les annales du vôtre, depuis le tems où vos Syndics, simples Procureurs établis par la Communauté pour vaquer à telle ou telle affaire, lui rendoient compte de leur commission le chapeau bas, & rentroient à l’instant dans l’ordre des Particuliers, jusqu’à celui où ces mêmes Syndics, dédaignant les droits de Chefs & de Juges qu’ils tiennent de leur élection, leur préfèrent le pouvoir arbitraire d’un corps dont la Communauté n’élit point les membres, & qui s’établit au-dessus d’elle contre les Loix : suivez les progrès qui séparent ces deux termes ; vous connoîtrez à quel point vous en êtes, & par quels degrés vous y êtes parvenus.
Il y a deux siècles qu’un Politique auroit pu prévoir ce qui vous arrive. Il auroit dit : l’Institution que vous formez est bonne pour le présent, & mauvaise pour l’avenir ; elle est bonne pour établir la liberté publique, mauvaise pour la conserver ; & ce qui fait maintenant votre sûreté, sera dans peu la matiere de vos chaînes. Ces trois corps qui rentrent tellement l’un dans l’autre, que du moindre dépend l’activité du plus grand, sont en équilibre tant que l’action du plus grand est nécessaire & que la Législation ne peut se passer du Législateur. Mais quand une fois l’établissement sera fait, le corps qui l’a formé manquant de pouvoir pour le maintenir, il faudra qu’il tombe en ruine, & ce seront vos Loix mêmes qui causeront votre destruction. Voilà précisément ce qui vous est arrivé. C’est, sauf la disproportion, la chûte du Gouvernement Polonois par l’extrémité contraire. La constitution de la République de Pologne n’est bonne que pour un Gouvernement où il n’y a plus rien à faire. La vôtre, au contraire, n’est bonne qu’autant que le Corps législatif agit toujours.
Vos Magistrats ont travaillé de tous les tems, & sans relâche, à faire passer le pouvoir suprême du Conseil général au petit Conseil par la gradation du Deux-Cent ; mais leurs efforts ont eu des effets différens, selon la manière dont ils s’y sont pris. Presque toutes leurs entreprises d’éclat ont échoué, parce qu’alors ils ont trouvé de la résistance, & que, dans un Etat tel que le vôtre, la résistance publique est toujours sûre, quand elle est fondée sur les Loix.
La raison de ceci est évidente. Dans tout Etat la Loi parle où parle le Souverain. Or dans une Démocratie où le Peuple est Souverain, quand les divisions intestines suspendent toutes les formes & font taire toutes les autorités, la sienne seule demeure ; & où se porte alors le plus grand nombre, là réside la Loi & l’autorité.
Que si les Citoyens & Bourgeois réunis ne sont pas le Souverain, les Conseils, sans les Citoyens & Bourgeois le sont beaucoup moins encore, puisqu’ils n’en font que la moindre partie en quantité. Si-tôt qu’il s’agit de l’autorité suprême, tout rentre à Geneve dans l’égalité, selon les termes de l’Edit. Que tous soient contens en degré de Citoyens & Bourgeois, sans vouloir se préférer & s’attribuer quelque autorité & Seigneurie par-dessus les autres. Hors du Conseil général, il n’y a point d’autre Souverain que la Loi ; mais quand la Loi même est attaquée par ses Ministres, c’est au Législateur à la soutenir. Voilà ce qui fait que, par-tout où règne une véritable liberté, dans les entreprises marquées le Peuple a presque toujours l’avantage.
Mais ce n’est pas par des entreprises marquées que vos Magistrats ont amené les choses au point où elles sont ; c’est par des efforts modérés & continus, par des changemens presque insensibles dont vous ne pouviez prévoir la conséquence, & qu’à peine même pouviez-vous remarquer. Il n’est pas possible au Peuple de se tenir sans cesse en garde contre tout ce qui se fait, & cette vigilance lui tourneroit même à reproche. On l’accuseroit d’être inquiet & remuant, toujours prêt à s’alarmer sur des riens. Mais de ces riens-là sur lesquels on se tait, le Conseil sait avec le tems faire quelque chose. Ce qui se passe actuellement sous vos yeux en est la preuve.
Toute l’autorité de la République réside dans les Syndics qui sont élus dans le Conseil général. Ils y prêtent serment parce qu’il est leur seul Supérieur, & ils ne le prêtent que dans ce Conseil, parce que c’est à lui seul qu’ils doivent compte de leur conduite, de leur fidélité à remplir le serment qu’ils y ont fait. Ils jurent de rendre bonne & droite justice ; ils sont les seuls Magistrats qui jurent cela dans cette assemblée, parce qu’ils sont les seuls à qui ce droit soit conféré par le Souverain,*
[* Il n’est conféré à leur Lieutenant qu’en sous-ordre, & c’est pour cela qu’il ne prête point serment en Conseil général. Mais, dit l’Auteur des Lettres, le serment que prêtent les membres du Conseil est-il moins obligatoire ? & l’exécution des engagemens contractés avec la Divinité même dépend-elle du lieu dans lequel on les contracte ? Non, sans doute, mais s’ensuit-il qu’il soit indifférent dans quels lieux & dans quelles mains le serment soit prêté ? & ce choix ne marque-t-il pas ou par qui l’autorité est conférée, ou à qui l’on doit compte de l’usage qu’on en fait ? À quels hommes d’Etat avons-nous à faire, s’il faut leur dire ces choses-là ? Les ignorent-ils, ou s’ils feignent de les ignorer ?] & qui l’exercent sous sa seule autorité. Dans le jugement public des criminels ils jurent encore seuls devant le Peuple, en se levant*
[*Le Conseil est présent aussi, mais ses membres ne jurent point & demeurent assis.] & haussant leurs bâtons, d’avoir fait droit jugement, sans haine ni faveur, priant Dieu de les punir s’ils ont fait au contraire ; & jadis les sentences criminelles se rendoient en leur nom seul, sans qu’il fût fait mention d’autre Conseil que de celui des Citoyens, comme on le voit par la sentence de Morelli ci-devant transcrites, & par celle de Valentin Gentil, rapportée dans les Opuscules de Calvin.
Or vous sentez bien que cette puissance exclusive, ainsi reçue immédiatement du Peuple, gêne beaucoup les prétentions du Conseil. Il est donc naturel que pour se délivrer de cette dépendance il tâche d’affoiblir peu-à-peu l’autorité des Syndics, de fondre dans le Conseil la juridiction qu’ils ont reçue, & de transmettre insensiblement à ce Corps permanent, dont le Peuple n’élit point les membres, le pouvoir grand, mais passager, des Magistrats qu’il élit. Les Syndics eux-mêmes, loin de s’opposer à ce changement, doivent aussi le favoriser, parce qu’ils sont Syndics seulement tous les quatre ans, & qu’ils peuvent même ne pas l’être ; au lieu que, quoi qu’il arrive, ils sont Conseillers toute leur vie, le Grabeau n’étant plus qu’un vain cérémonial.*
[*Dans la premiere Institution, les quatre Syndics nouvellement élus & les quatre anciens Syndics rejetoient tous les ans huit membres des seize restants du petit Conseil, & en proposoient huit nouveaux, lesquels passoient ensuite aux suffrages des Deux-Cent, pour être admis ou rejettés. Mais insensiblement on ne rejeta des vieux Conseillers que ceux dont la conduite avoit donné prise au blâme, & lorsqu’ils avoient commis quelque faute grave, on n’attendoit pas les élections pour les punir ; mais on les mettoit d’abord en prison, & on leur faisoit leur procès comme au dernier particulier. Par cette regle d’anticiper le châtiment & de le rendre sévère, les Conseillers restés étant tous irréprochables ne donnoient aucune prise à l’exclusion : ce qui changea cet usage en la formalité cérémonieuse & vaine qui porte aujourd’hui le nom de Grabeau. Admirable effet des Gouvernemens libres, où les usurpations mêmes ne peuvent s’établir qu’à l’appui de la vertu !
Au reste le droit réciproque des deux Conseils empêcheroit seul aucun des deux d’oser s’en servir sur l’autre, sinon de concert avec lui, de peur de s’exposer aux représailles. Le Grabeau ne sert proprement qu’à les tenir bien unis contre la Bourgeoisie, & à faire sauter l’un par l’autre les membres qui n’auroient pas l’esprit du Corps.]
Cela gagné, l’élection des Syndics deviendra de même une cérémonie tout aussi vaine que l’est déjà la tenue des Conseils généraux, & le petit Conseil verra fort paisiblement les exclusions ou préférences que le Peuple peut donner pour le Syndicat à ses membres, lorsque tout cela ne décidera plus de rien.
Il a d’abord, pour parvenir à cette fin, un grand moyen dont le Peuple ne peut connoître : c’est la police intérieure du Conseil, dont, quoique réglée par les Edits, il peut diriger la forme à son gré,*
[* C’est ainsi que dès l’année 1655, le petit Conseil & le Deux-Cent établirent dans leur Corps la ballotte & les billets, contre l’Edit.] n’ayant aucun surveillant qui l’en empêche ; car, quant au Procureur-Général, on doit en ceci le compter pour rien.*
[*Le Procureur-Général, établi pour être l’homme de la Loi, n’est que l’homme du Conseil. Deux causes font presque toujours exercer cette charge contre l’esprit de son institution. L’une est le vice de l’institution même, qui fait de cette Magistrature un degré pour parvenir au Conseil ; au lieu qu’un Procureur-Général ne devoit rien voir au-dessus de sa place, & qu’il devoit lui être interdit par la Loi d’aspirer à nulle autre. La seconde cause est l’imprudence du Peuple, qui confie cette charge à des hommes apparentés dans le Conseil, ou qui sont de familles en possession d’y entrer, sans considérer qu’ils ne manqueront pas ainsi d’employer contre lui les armes qu’il leur donne pour sa défense. J’ai oui des Genevois distinguer l’homme du peuple d’avec l’homme de la Loi, comme si ce n’étoit pas la même chose. Les Procureurs-Généraux devroient être durant leurs six ans les Chefs de la Bourgeoisie, & devenir son conseil après cela : mais ne la voilà-t-il pas bien protégée & bien conseillée, & n’a-t-elle pas fort à se féliciter de son choix ?] Mais cela ne suffit pas encore : il faut accoutumer le Peuple même à ce transport de juridiction. Pour cela on ne commence pas par ériger dans d’importantes affaires des Tribunaux composés de seuls Conseillers, mais on en érige d’abord de moins remarquables sur des objets peu intéressans. On fait ordinairement présider ces Tribunaux par un Syndic auquel on substitue quelquefois un ancien Syndic, puis un Conseiller, sans que personne y fasse attention ; on répete sans bruit cette manœuvre jusqu’à ce qu’elle fasse usage : on la transporte au criminel. Dans une occasion plus importante on érige un Tribunal pour juger des Citoyens. À la faveur de la Loi des récusations, on fait présider ce Tribunal par un Conseiller. Alors le Peuple ouvre les yeux & murmure. On lui dit : de quoi vous plaignez-vous ? voyez les exemples ; nous n’innovons rien.
Voilà, Monsieur, la politique de vos Magistrats. Ils font leurs innovations peu-à-peu, lentement, sans que personne en voie la conséquence ; & quand enfin l’on s’en apperçoit & qu’on y veut porter remède, ils crient qu’on veut innover.
Et voyez, en effet, sans sortir de cet exemple, ce qu’ils ont dit à cette occasion. Ils s’appuyoient sur la Loi des récusations ; on leur répond : la loi fondamentale de l’Etat veut que les Citoyens ne soient jugés que par leurs Syndics. Dans la concurrence de ces deux Loix celle-ci doit exclure l’autre ; en pareil cas pour les observer toutes deux on devroit plutôt élire un Syndic ad actum. À ce mot, tout est perdu ! Un Syndic ad actum ! innovation ! Pour moi, je ne vois rien-là de si nouveau qu’ils disent : si c’est le mot, on s’en sert tous les ans aux élections ; & si c’est la chose, elle est encore moins nouvelle, puisque les premiers Syndics qu’ait eu la ville n’ont été Syndics qu’ad actum. Lorsque le Procureur-Général est récusable, n’en faut-il pas un autre ad actum pour faire ses fonctions ; & les adjoins tirés du Deux-Cent pour remplir les Tribunaux, que sont-ils autre chose que des Conseillers ad actum ? Quand un nouvel abus s’introduit, ce n’est point innover que d’y proposer un nouveau remède ; au contraire, c’est chercher à rétablir les choses sur l’ancien pied. Mais ces Messieurs n’aiment point qu’on fouille ainsi dans les antiquités de leur Ville ; ce n’est que dans celles de Carthage & de Rome qu’ils permettent de chercher l’explication de vos Loix.
Je n’entreprendrai point le parallèle de celles de leurs entreprises qui ont manqué & de celles qui ont réussi : quand il y auroit compensation dans le nombre, il n’y en auroit point dans l’effet total. Dans une entreprise exécutée ils gagnent des forces ; dans une entreprise manquée ils ne perdent que du tems. Vous, au contraire, qui ne cherchez & ne pouvez chercher qu’à maintenir votre constitution, quand vous perdez, vos pertes sont réelles ; & quand vous gagnez, vous ne gagnez rien. Dans un progrès de cette espèce, comment espérer de rester au même point ?
De toutes les époques qu’offre à méditer l’histoire instructive de votre Gouvernement, la plus remarquable par sa cause & la plus importante par son effet, est celle qui a produit le règlement de la Médiation. Ce qui donna lieu primitivement à cette célèbre époque, fut une entreprise indiscrète, faite hors de tems par vos Magistrats. Ils avoient doucement usurpé le droit de mettre des impôts. Avant d’avoir assez affermi leur puissance, ils voulurent abuser de ce droit. Au lieu de réserver ce coup pour le dernier, l’avidité le leur fit porter avant les autres, & précisément après une commotion qui n’étoit pas bien assoupie. Cette faute en attira de plus grandes, difficiles à réparer. Comment de si fins politiques ignoroient-ils une maxime aussi simple que celle qu’ils choquèrent en cette occasion ? Par tout pays le peuple ne s’apperçoit qu’on attente à sa liberté que lorsqu’on attente à sa bourse ; ce qu’aussi les usurpateurs adroits se gardent bien de faire, que tout le reste ne soit fait. Ils voulurent renverser cet ordre, & s’en trouverent mal.*
[*L’objet des impôts établis en 1716, étoit la dépense des nouvelles fortifications. Le plan de ces nouvelles fortifications étoit immense, & il a été exécuté en partie. De si vastes fortifications rendoient nécessaire une grosse garnison, & cette grosse garnison avoit pour but de tenir les Citoyens & Bourgeois sous le joug. On parvenoit par cette voie à former à leurs dépens les fers qu’on leur préparoit. Le projet étoit bien lié, mais il marchoit dans un ordre rétrograde. Aussi n’a-t-il pu réussir.] Les suites de cette affaire produisirent les mouvemens de 1734, & l’affreux complot qui en fut le fruit.
Ce fut une seconde faute pire que la première. Tous les avantages du tems sont pour eux ; ils se les ôtent dans les entreprises brusques, & mettent la machine dans le cas de se remonter tout d’un coup : c’est ce qui faillit arriver dans cette affaire. Les événemens qui précédèrent la Médiation, leur firent perdre un siècle, & produisirent un autre effet défavorable pour eux. Ce fut d’apprendre à l’Europe que cette Bourgeoisie qu’ils avoient voulu détruire, & qu’ils peignoient comme une populace effrénée, savoit garder dans ses avantages la modération qu’ils ne connurent jamais dans les leurs.
Je ne dirai pas si ce recours à la Médiation doit être compté comme une troisième faute. Cette Médiation fut ou parut offerte ; si cette offre fut réelle ou sollicitée, c’est ce que je ne puis ni ne veux pénétrer : je sais seulement que tandis que vous couriez le plus grand danger tout garda le silence, & que ce silence ne fut rompu que quand le danger passa dans l’autre parti. Du reste, je veux d’autant moins imputer à vos Magistrats d’avoir imploré la Médiation, qu’oser même en parler est à leurs yeux le plus grand des crimes.
Un Citoyen se plaignant d’un emprisonnement illégal, injuste & déshonorant, demandoit comment il faloit s’y prendre pour recourir à la garantie. Le Magistrat auquel il s’adressoit osa lui répondre que cette seule proposition méritoit la mort. Or, vis-à-vis du Souverain, le crime seroit aussi grand, & plus grand peut-être, de la part du Conseil que de la part d’un simple particulier ; & je ne vois pas où l’on en peut trouver un digne de mort dans un second recours, rendu légitime par la garantie qui fut l’effet du premier.
Encore un coup, je n’entreprends point de discuter une question si délicate à traiter & si difficile à résoudre. J’entreprends simplement d’examiner, sur l’objet qui nous occupe, l’état de votre Gouvernement, fixé ci-devant par le règlement des Plénipotentiaires, mais dénaturé maintenant par les nouvelles entreprises de vos Magistrats. Je suis obligé de faire un long circuit pour aller à mon but ; mais daignez me suivre, & nous nous retrouverons bien. Je n’ai point la témérité de vouloir critiquer ce règlement ; au contraire, j’en admire la sagesse, & j’en respecte l’impartialité. J’y crois voir les intentions les plus droites & les dispositions les plus judicieuses. Quand on sait combien de choses étoient contre vous dans ce moment critique, combien vous aviez de préjugés à vaincre, quel crédit à surmonter, que de faux exposés à détruire ; quand on se rappelle avec quelle confiance vos adversaires comptoient vous écraser par les mains d’autrui, l’on ne peut qu’honorer le zèle, la constance & les talens de vos défenseurs, l’équité des Puissances médiatrices, & l’intégrité des Plénipotentiaires qui ont consommé cet ouvrage de paix.
Quoi qu’on en puisse dire, l’Edit de la Médiation a été le salut de la République ; & quand on ne l’enfreindra pas, il en sera la conservation. Si cet Ouvrage n’est pas parfait en lui-même, il l’est relativement ; il l’est quant aux tems, aux lieux, aux circonstances ; il est le meilleur qui vous pût convenir. Il doit vous être inviolable & sacré par prudence, quand il ne le seroit pas par nécessité ; & vous s’en devriez pas ôter une ligne, quand vous seriez les maîtres de l’anéantir. Bien plus, la raison même qui le rend nécessaire, le rend nécessaire dans son entier. Comme tous les articles balancés forment l’équilibre, un seul article altéré le détruit. Plus le règlement est utile, plus il seroit nuisible ainsi mutilé. Rien ne seroit plus dangereux que plusieurs articles pris séparément & détachés du corps qu’ils affermissent. Il vaudroit mieux que l’édifice fût rasé qu’ébranlé. Laissez ôter une seule pierre de la voûte, & vous serez écrasés sous ses ruines. Rien n’est plus facile à sentir par l’examen des articles dont le Conseil se prévaut, & de ceux qu’il veut éluder. Souvenez-vous, Monsieur, de l’esprit dans lequel j’entreprends cet examen. Loin de vous conseiller de toucher à l’Edit de la Médiation, je veux vous faire sentir combien il vous importe de n’y laisser porter nulle atteinte. Si je parois critiquer quelques articles, c’est pour montrer de quelle conséquence il seroit d’ôter ceux qui les rectifient. Si je parois proposer des expédiens qui ne s’y rapportent pas, c’est pour montrer la mauvaise foi de ceux qui trouvent des difficultés insurmontables où rien n’est plus aisé que de lever ces difficultés. Après cette explication j’entre en matière sans scrupule, bien persuadé que je parle à un homme trop équitable pour me prêter un dessein tout contraire au mien.
Je sens bien que si je m’adressois aux étrangers, il conviendroit, pour me faire entendre, de commencer par un tableau de votre constitution ; mais ce tableau se trouve déjà tracé suffisamment pour eux dans l’article Geneve de M. d’Alembert, & un exposé plus détaillé seroit superflu pour vous qui connoissez vos Loix politiques mieux que moi-même, ou qui du moins en avez vu le jeu de plus près. Je me borne donc à parcourir les articles du règlement qui tiennent à la question présente, & qui peuvent le mieux en fournir la solution.
Dès le premier je vois votre Gouvernement composé de cinq ordres subordonnés, mais indépendans, c’est-à-dire, existans nécessairement, dont aucun ne peut donner atteinte aux droits & attributs d’un autre ; & dans ces cinq ordres je vois compris le Conseil général. Dès-là je vois dans chacun des cinq une portion particulière du Gouvernement ; mais je n’y vois point la Puissance constitutive qui les établit, qui les lie, & de laquelle ils dépendent tous : je n’y vois point le Souverain. Or dans tout Etat politique il faut une Puissance suprême ; un centre où tout se rapporte, un principe d’où tout dérive, un Souverain qui puisse tout.
Figurez-vous, Monsieur, que quelqu’un, vous rendant compte de la constitution de l’Angleterre vous parle ainsi. "Le Gouvernement de la Grande-Bretagne est composé de quatre Ordres dont aucun ne peut attenter aux droits & attributions des autres : savoir, le Roi, la Chambre haute, la Chambre basse, & le Parlement." Ne diriez-vous pas à l’instant ? vous vous trompez : il n’y a que trois Ordres. Le Parlement qui, lorsque le Roi y siège, les comprend tous, n’en est pas un quatrieme : il est le tout ; il est le pouvoir unique & suprême duquel chacun tire son existence & ses droits. Revêtu de l’autorité législative, il peut changer même la Loi fondamentale en vertu de laquelle chacun de ces ordres existe ; il le peut, &, de plus, il l’a fait.
Cette réponse est juste : l’application en est claire ; & cependant il y a encore cette différence, que le Parlement d’Angleterre n’est Souverain qu’en vertu de la Loi & seulement par attribution & députation : au lieu que le Conseil général de Geneve n’est établi ni député de personne ; il est souverain de son propre chef ; il est la Loi vivante & fondamentale qui donne vie & force à tout le reste, & qui ne connoît d’autres droits que les siens. Le Conseil général n’est pas un ordre dans l’Etat ; il est l’Etat même.
L’Article seconde porte que les Syndics ne pourront être pris que dans le Conseil des Vingt-cinq. Or les Syndics sont des Magistrats annuels que le peuple élit & choisit, non-seulement pour être ses Juges, mais pour être ses Protecteurs au besoin contre les membres perpétuels des Conseils, qu’il ne choisit pas.*
[*En attribuant la nomination des membres du petit Conseil au Deux-Cent, rien n’étoit plus aisé que d’ordonner cette attribution selon la Loi fondamentale. Il suffisoit pour cela d’ajouter qu’on ne pourroît entrer au Conseil qu’après avoir été Auditeur. De cette manière la gradation des charges étoit mieux observée, & les trois Conseils concouroient au choix de celui qui fait tout mouvoir : ce qui étoit non-seulement important, mais indispensable, pour maintenir l’unité de la constitution. Les Genevois pourront ne pas sentir l’avantage de cette clause, vu que le choix des Auditeurs est aujourd’hui de peu d’effet ; mais on l’eut considéré bien différemment, quand cette charge fût devenue la seule porte du Conseil.]
L’effet de cette restriction dépend de la différence qu’il y a entre l’autorité des membres du Conseil & celle des Syndics. Car si la différence n’est très-grande, & qu’un Syndic n’estime plus son autorité annuelle, comme Syndic que son autorité perpétuelle comme Conseiller, cette élection lui sera presque indifférente ; il fera peu pour l’obtenir, & ne fera rien pour la justifier. Quand tous les membres du Conseil animés du même esprit suivront les mêmes maximes, le peuple, sur une conduite commune à tous ne pouvant donner d’exclusion à personne, ni choisir que des Syndics déjà Conseillers, loin de s’assurer par cette élection des Patrons contre les attentats du Conseil, ne fera que donner au Conseil de nouvelles forces pour opprimer la libertés.
Quoique ce même choix, eût lieu pour l’ordinaire dans l’origine de l’institution, tant qu’il fut libre il n’eut pas la même conséquences. Quand le Peuple nommoit les Conseillers lui-même, ou quand il les nommoit indirectement par les Syndics qu’il avoit nommés, il lui étoit indifférent, & même avantageux, de choisir ses Syndics parmi des Conseillers déjà de son choix ;*
[* Le petit Conseil dans son origine n’étoit qu’un choix fait entre le peuple, par les Syndics, de quelques Notables ou Prud’hommes pour leur servir & Assesseurs. Chaque Syndic en choisissoit quatre ou cinq dont les fonctions finissoient avec les siennes : quelquefois même il les changeoit durant le cours de son Syndicat. Henri, dit l’Espagne fut le premier Conseiller à vie en 1487, & il fut établi par le Conseil général. Il n’étoit pas même nécessaire d’être Citoyen pour remplir ce poste. La Loi n’en fut faite qu’a l’occasion d’un certain Michel Guillet de Thonon, qui, ayant été mis du Conseil étroit, s’en fit chasser pour avoir usé de mille finesses ultramontaines qu’il apportoit de Rome où il avoit été nourri. Les Magistrats de la Ville, alors vrais Genevois & Pères du Peuple, avoient toutes ces subtilités en horreur.] & il étoit sage alors de préférer des chefs déjà versés dans les affaires : mais une considération plus importante eût dû l’emporter aujourd’hui sur celle-là ; tant il est vrai qu’un même usage a des effets différens par les changemens des usages qui s’y rapportent, & qu’en cas pareil c’est innover que n’innover pas.
L’Article III du Règlement est plus considérable. Il traite du Conseil général légitimement assemblé : il en traite pour fixer les droits & attributions qui lui sont propres, & il lui en rend plusieurs que les Conseils inférieurs avoient usurpés. Ces droits en totalité sont grands & beaux, sans doute : mais premièrement ils sont spécifiés, & par cela seul limités ; ce qu’on pose exclut ce qu’on ne pose pas, & même le mot limités est dans l’article. Or il est de l’essence de la puissance Souveraine de ne pouvoir être limitée : elle peut tout, ou elle n’est rien. Comme elle contient éminemment toutes les puissances actives de L’Etat & qu’il n’existe que par elle, elle n’y peut reconnoître d’autres droits que les siens & ceux qu’elle communique. Autrement les possesseurs de ces droits ne feroient point partie du corps politique ; ils lui seroient étrangers par ces droits qui ne seroient pas en lui, & la personne morale manquant d’unité, s’évanouiroit.
Cette limitation même est positive en ce qui concerne les Impôts. Le Conseil Souverain lui-même n’a pas le droit d’abolir ceux qui étoient établis avant 1714. Le voilà donc à cet égard soumis à une puissance supérieure. Quelle est cette Puissances ?
Le pouvoir Législatif consiste en deux choses inséparables : faire les Loix & les maintenir ; c’est-à-dire, avoir inspection sur le pouvoir exécutif. Il n’y a point d’Etat au monde où le Souverain n’ait cette inspection. Sans cela toute liaison, toute subordination manquant entre ces deux pouvoirs, le dernier ne dépendroit point de l’autre ; l’exécution n’auroit aucun rapport nécessaire aux Loix ; la Loi ne seroit qu’un mot, & ce mot ne signifieroit rien. Le Conseil général eut de tout tems ce droit de protection sur son propre ouvrage, il l’a toujours exerce. Cependant il n’en est point parlé dans cet article, & s’il n’y étoit suppléé dans un autre, par ce seul silence votre Etat seroit renversé. Ce point est important, & j’y reviendrai ci-après.
Si vos droits sont bornés d’un côté dans cet article, ils y sont étendus de l’autre par les paragraphes 3 & 4 : mais cela fait-il compensation ? Par les principes établis dans le Contrat Social, on voit que malgré l’opinion commune, les alliances d’Etat à Etat, les déclarations de Guerre & les traités de paix ne sont pas des actes de Souveraineté, mais de Gouvernement, & ce sentiment est conforme à l’usage des Nations qui ont le mieux connu les vrais principes du Droit politique. L’exercice extérieur de la Puissance ne convient point au Peuple ; les grandes maximes d’Etat ne sont pas à sa portée ; il doit s’en rapporter là-dessus à ses chefs qui, toujours plus éclairés que lui sur ce point, n’ont guère intérêt à faire au-dehors des traités désavantageux à la patrie ; l’ordre veut qu’il leur laisse tout l’éclat extérieur, & qu’il s’attache uniquement au solide. Ce qui importe essentiellement à chaque Citoyen, c’est l’observation des Loix au-dedans, la propriété des biens, la sûreté des particuliers. Tant que tout ira bien sur ces trois points, laissez les Conseils négocier & traiter avec l’étranger ; ce n’est pas de-là que viendront vos dangers les plus à craindre. C’est autour des individus qu’il faut rassembler les droits du Peuple ; & quand on peut l’attaquer séparément, on le subjugue toujours. Je pourrois alléguer la sagesse des Romains, qui, laissant au Sénat un grand pouvoir au-dehors, le forçoient dans la Ville à respecter le dernier Citoyen ; mais n’allons pas si loin chercher des modèles. Les Bourgeois de Neuchâtel se sont conduits bien plus sagement sous leurs Princes que vous sous vos Magistrats.*
[*Ceci soit dit en mettant à part les abus, qu’assurément je suis bien éloigné. d’approuver.] Ils ne font ni la paix ni la guerre, ils ne ratifient point les traités, mais ils jouissent en sûreté de leurs franchises ; & comme la Loi n’a point présumé que dans une petite Ville un petit nombre d’honnêtes Bourgeois seroient des scélérats, on ne réclame point dans leurs murs, on n’y connoît pas même l’odieux droit d’emprisonner sans formalités. Chez vous on s’est toujours laissé séduire à l’apparence, & l’on a négligé l’essentiel. On s’est trop occupé du Conseil général, & pas assez de ses membres : il faloit moins songer à l’autorité, & plus à la liberté. Revenons aux Conseils généraux.
Outre les limitations de l’Article III, les Articles V & VI en offrent de bien plus étranges : un Corps souverain, qui ne peut ni se former, ni former aucune opération de lui-même, & soumis absolument quant à son activité & quant aux matieres qu’il traite, à des tribunaux subalternes. Comme ces Tribunaux n’approuveront certainement pas des propositions qui leur seroient en particulier préjudiciables, si l’intérêt de l’Etat se trouve en conflit avec le leur, le dernier a toujours la préférence, parce qu’il n’est permis au Législateur de connoître que de ce qu’ils ont approuvé.
À force de tout soumettre à la règle, on détruit la première des règles, qui est la justice & le bien public. Quand les hommes sentiront-ils qu’il n’y a point de désordre aussi funeste que le pouvoir arbitraire, avec lequel ils pensent y remédier ? Ce pouvoir est lui-même le pire de tous les désordres. employer un tel moyen pour les prévenir, c’est tuer les gens afin qu’ils n’oient pas la fièvre.
Une grande Troupe formée en tumulte peut faire beaucoup de mal. Dans une assemblée nombreuse, quoique régulière, si chacun peut dire & proposer ce qu’il veut, on perd bien du tems à écouter des folies, & l’on peut être en danger d’en faite. Voilà des vérités incontestables ; mais est-ce prévenir l’abus d’une manière raisonnable, que de faire dépendre cette assemblée uniquement de ceux qui voudroient l’anéantir, & que nul n’y puisse rien proposer que ceux qui ont le plus grand intérêt de lui nuire ? Car, Monsieur, n’est-ce pas exactement là l’état des choses, & y a-t-il un seul Genevois qui puisse douter que si l’existence du Conseil général dépendoit tout-à-fait du petit Conseil, le Conseil général ne fût pour jamais supprimé ?
Voilà pourtant le Corps qui seul convoque ces assemblées, & qui seul y propose ce qu’il lui plaît : car pour le Deux-Cent, il ne fait que répéter les ordres du petit Conseil, & quand une fois celui-ci sera délivré du Conseil général, le Deux-Cent ne l’embarrassera guère ; il ne fera que suivre avec lui la route qu’il a frayée avec vous.
Or, qu’ai-je à craindre d’un supérieur incommode dont je n’ai jamais besoin, qui ne peut se montrer que quand je le lui permets, ni répondre que quand je l’interroge ? Quand je l’ai réduit à ce point, ne puis-je pas m’en regarder comme délivré ?
Si l’on dit que la Loi de l’Etat a prévenu l’abolition des Conseils généraux en les rendant nécessaires à l’élection des Magistrats & à la sanction des nouveaux Edits ; je réponds, quant au premier point, que toute la force du Gouvernement étant passée des mains des Magistrats élus par le Peuple dans celles du petit Conseil qu’il n’élit point & d’où se tirent les principaux de ces Magistrats, l’élection & l’assemblée où elle se fait ne sont plus qu’une vaine formalité sans consistance, & que des Conseils généraux tenus pour cet unique objet peuvent être regardés comme nuls. Je réponds encore que par le tour que prennent les choses, il seroit même aisé d’éluder cette Loi sans que le cours des affaires en fût arrêté : car supposons que, soit par la rejection de tous les sujets présentés, soit sous d’autres prétextes, on ne procède point à l’élection des Syndics, le Conseil, dans lequel leur juridiction se fond insensiblement, ne l’exercera-t-il pas à leur défaut, comme il l’exerce dès-à-présent indépendamment d’eux ? N’ose-t-on pu déjà vous dire que le petit Conseil, même sans les Syndics, est le Gouvernement ? Donc, sans les Syndics, l’Etat n’en sera pas moins gouverné. Et quant aux nouveaux Edits, je réponds qu’ils ne seront jamais assez nécessaires pour qu’à l’aide des anciens & de ses usurpations, ce même Conseil ne trouve aisément le moyen d’y suppléer. Qui se met au-dessus des anciennes Loi, peut bien se passer des nouvelles.
Toutes les mesures sont prises pour que vos Assemblées générales ne soient jamais nécessaires. Non-seulement le Conseil périodique institué ou plutôt rétabli*
[*Ces Conseils périodiques sont aussi anciens que la Législation, comme on le voit par le dernier article de l’Ordonnance ecclésiastique. Dans celle de 1576, imprimée en 1735, ces Conseils sont fixés de cinq en cinq ans ; mais dans l’Ordonnance de 1561, imprimée en 1562, ils étoient fixés de trois en trois ans. Il n’est pas raisonnable de dire que ces Conseils n’avoient pour objet que la lecture de cette Ordonnance, puisque l’impression qui en fut faite en même-tems donnoit à chacun la facilité de la lire à toute heure à son aise, sans qu’on eût besoin pour cela seul de l’appareil d’un Conseil général. Malheureusement on a pris grand soin d’effacer bien des traditions anciennes qui seroient maintenant d’un grand usage pour l’éclaircissement des Edits.] l’an 1707, n’a jamais été tenu qu’une fois & seulement pour l’abolir ;*
[*J’examinerai ci-après cet Edit d’abolition.] mais par le paragraphe 5 du troisieme article du règlement, il a été pourvu sans vous & pour toujours aux frais de l’administration. Il n’y a que le seul cas chimérique d’une guerre indispensable, où le Conseil général doive absolument être convoqué.
Le petit Conseil pourroit donc supprimer absolument les Conseils généraux sans autre inconvénient que de s’attirer quelques représentations qu’il est en possession de rebuter, ou d’exciter quelques vains murmures qu’il peut mépriser sans risque ; car, par les Articles VII, XXIII, XXIV, XXV, XLIII, toute espèce de résistance est défendue en quelque cas que ce puisse être, & les ressources qui sont hors de la constitution n’en font pas partie & n’en corrigent pas les défauts.
Il ne le fait pas toutefois, parce qu’au fond cela lui est très-indifférent, & qu’un simulacre de liberté fait endurer plus patiemment la servitude. Il vous amuse à peu de frais, soit par des élections sans conséquence, quant au pouvoir qu’elles conférent & quant au choix des sujets élus, soit par des Loix qui paroissent importantes, mais qu’il a soin de rendre vaines, en ne les observant qu’autant qu’il lui plaît.
D’ailleurs on ne peut rien proposer dans ces assemblées, on n’y peut rien discuter, on n’y peut délibérer sur rien. Le petit Conseil y préside, & par lui-même, & par les Syndics qui n’y portent que l’esprit du Corps. Là même il est Magistrat encore & maître de son Souverain. N’est-il pas contre toute raison que le corps exécutif règle la police du corps Législatif, qu’il lui prescrive les matières dont il doit connoître, qu’il lui interdise le droit d’opiner, & qu’il exerce sa puissance absolue jusque dans les actes faits pour la contenir ?
Qu’un Corps si nombreux*
[*Les Conseils généraux étoient autrefois très -fréquens à Geneve, & tout ce qui se faisoit de quelque importance y étoit porté. En 1707 M. le Syndic Chouet disoit dans une harangue devenue célèbre, que de cette fréquence venoient jadis la foiblesse & le malheur de l’Etat ; nous verrons bientôt ce qu’il en faut croire. Il insiste aussi sur l’extrême augmentation du nombre des membres, qui rendroit aujourd’hui cette fréquence impossible, affirmant qu’autrefois cette assemblé ne passoit pas deux à trois cents, & qu’elle est à présent de treize à quatorze cents. Il y a des deux côtés beaucoup d’exagération.
Les plus anciens Conseils généraux étoient au moins de cinq à six cents membres ; on seroit peut-être bien embarrassé d’en citer un seul qui n’ait été que de deux ou trois cents. En 1420 on y en compta 720 stipulans pour tous les autres, & peu de tems après on reçut encore plus de deux cents Bourgeois.
Quoique la ville de Geneve soit devenue plus commerçante & plus riche, elle n’a pu devenir beaucoup plus peuplée, les fortifications n’ayant pas permis d’agrandir l’enceinte de ses murs & ayant fait raser ses faubourgs. D’ailleurs, presque sans territoire & à la merci de ses voisins pour sa subsistance, elle n’auroit pu s’agrandir sans s’affoiblir. En 1404 on y compta treize cents feux faisant au moins treize mille âmes. Il n’y en a guère plus de vingt raille aujourd’hui ; rapport bien éloigné de ce lui de 3 à 14. Or de ce nombre il faut déduire encore celui des natifs, habitans, étrangers, qui n’entrent pas au Conseil général ; nombre fort augmenté relativement à celui des Bourgeois depuis le refuge des François & le progrès de l’industrie. Quelques Conseils généraux sont allés de nos jours à quatorze & même à quinze cents ; mais communément ils n’approchent pas de ce nombre ; si quelques-uns même vont à treize, ce n’est que dans des occasions critiques où tous les bons Citoyens croiroient manquer à leur serment de s’absenter, & où les Magistrats, de leur côté, font venir du dehors leurs cliens pour favoriser leurs manœuvres ; or ces manœuvres, inconnues au quinzieme siècle, n’exigeoient point alors de pareils expédiens. Généralement le nombre ordinaire roule entre huit & neuf cents ; quelquefois il reste au-dessous de celui de l’an 1420, sur-tout lorsque l’assemblée se tient en Eté & qu’il s’agit de choses peu importantes. J’ai moi-même assisté en 1754 à un Conseil général qui n’étoit certainement pas de sept cents membres.
Il résulte de ces diverses considérations, que tout balancé, le Conseil général est à-peu-près aujourd’hui, quant au nombre, ce qu’il étoit il y a deux ou trois siècles, ou du moins que la différence est peu considérable. Cependant tout le monde y parloit alors ; la police & la décence qu’on y voit régner aujourd’hui n’étoit pas établie. On crioit quelquefois ; mais le peuple étoit libre, le Magistrat respecté, & le Conseil s’assembloit fréquemment. Donc M. le Syndic Chouet accusoit faux, & raisonnoit mal.] ait besoin de police & d’ordre, je l’accorde : mais que cette police & cet ordre ne renversent pas le but de son institution ! Est-ce donc une chose plus difficile d’établir la règle sans servitude entre quelques centaines d’hommes naturellement graves & froids, qu’elle ne l’étoit à Athènes, dont on nous parle, dans l’assemblée de plusieurs milliers de Citoyens emportés, bouillans, & presque effrénés ; qu’elle ne l’étoit dans la Capitale du monde, où le Peuple en corps exerçoit en partie la Puissance exécutive ; & qu’elle ne l’est aujourd’hui même dans le grand Conseil de Venise, aussi nombreux que votre Conseil général ? On se plaint de l’impolice qui règne dans le Parlement d’Angleterre ; & toutefois dans ce Corps composé de plus de sept cents membres, où se traitent de si grandes affaires, où tant d’intérêts se croisent, où tant de cabales se forment, où tant de têtes s’échauffent, où chaque membre a le droit de parler, tout se fait, tout s’expédie, cette grande Monarchie va son train : & chez vous où les intérêts sont si simples, si peu compliqués, où l’on n’a, pour ainsi dire, à régler que les affaires d’une famille, on vous fait peur des orages comme si tout alloit renverser ! Monsieur, la police de votre Conseil général est la chose du monde la plus facile ; qu’on veuille sincèrement l’établir pour le bien public, alors tout y sera libre, & tout s’y passera plus tranquillement qu’aujourd’hui.
Supposons que dans le Règlement on eût pris la méthode opposée à celle qu’on a suivie ; qu’au lieu de fixer les Droits du Conseil général on eût fixé ceux des autres Conseils, ce qui par là même eût montré les siens ; convenez qu’on eût trouvé dans le seul petit Conseil un assemblage de pouvoirs bien étrange pour un Etat libre & démocratique, dans des chefs que le peuple ne choisit point & qui restent en place toute leur vie.
D’abord l’union de deux choses par-tout ailleurs incompatibles : savoir l’administration des affaires de l’Etat, & l’exercice suprême de la justice sur les biens, la vie & l’honneur des Citoyens.
Un Ordre, le dernier de tous par son rang & le premier par sa puissance.
Un Conseil inférieur, sans lequel tout est mort dans la République ; qui propose seul, qui décide le premier, & dont la seule voix, même dans son propre fait, permet à ses Supérieurs d’en avoir une.
Un Corps qui reconnoît l’autorité d’un autre, & qui seul a la nomination des membres de ce Corps auquel il est subordonné.
Un Tribunal suprême duquel on appelle ; ou bien, au contraire, un Juge inférieur qui préside dans les Tribunaux supérieurs au sien.
Qui, après avoir siégé comme Juge inférieur dans le Tribunal dont on appelle, non-seulement va siéger comme Juge suprême dans le Tribunal où est appellé, mais n’a dans ce Tribunal suprême que les collègues qu’il s’est lui-même choisis.
Un Ordre, enfin, qui seul a son activité propre, qui donne à tous les autres la leur, & qui dans tous soutenant les résolutions qu’il a prises, opine deux fois & vote trois.*
[*Dans un Etat qui se gouverne en République & où l’on parle la langue française, il faudroit se faire un langage à part pour le gouvernement. Par exemple, Délibérer, Opiner, Voter, sont trois choses très différentes & que les François ne distinguent pas assez. Délibérer, c’est peser le pour & le contre ; Opiner, c’est dire son avis & le motiver ; Voter, c’est donner son suffrage, quand il ne reste plus qu’à recueillir les voix. On met d’abord la matière en délibération. Au premier tour on opine ; on vote au dernier. Les Tribunaux ont par-tout à-peu-près les mêmes formes ; mais comme dans les Monarchies le publie n’a pas besoin d’en apprendre les termes, ils restent consacrés au Barreau. C’est par une autre inexactitude de la Langue en ces matières que M. de Montesquieu, qui la savoit si bien, n’a pas laissé de dire toujours la Puissance exécutrice ; blessant ainsi l’analogie, & faisant adjectif le mot exécuteur qui est substantif. C’est la même faute que s’il eût dit ; le Pouvoir législateur.] L’appel du petit Conseil au Deux-Cent est un véritable jeu d’enfant. C’est une farce en politique, s’il en fut jamais. Aussi n’appelle-t-on pas proprement cet appel un appel ; c’est une grâce qu’on implore en justice, un recours en cassation d’arrêt ; on ne comprend pas ce que c’est. Croit-on que si le petit Conseil n’eût bien senti que ce dernier recours étoit sans conséquence, il s’en fût volontairement dépouillé comme il fit ? Ce désintéressement n’est pas dans ses maximes.
Si les jugemens du petit Conseil ne sont pas toujours confirmés en Deux-Cent, c’est dans les affaires particulières & contradictoires où il n’importe guère au Magistrat laquelle des deux Parties perde ou gagne son procès. Mais dans les affaires qu’on poursuit d’office, dans toute affaire où le Conseil lui-même prend intérêt, le Deux-Cent répare-t-il jamais ses injustices, protéger-t-il jamais l’opprimé ? ose-t-il ne pas confirmer tout ce qu’a fait le Conseil, usa-t-il jamais une seule fois avec honneur de son droit de faire grâces ? Je rappelle à regret des tems dont la mémoire est terrible & nécessaire. Un Citoyen que le Conseil immole à sa vengeance, a recours au Deux-Cent ; l’infortuné s’avilit jusqu’à demander grace ; son innocence n’est ignorée de personne ; toutes les règles ont été violées dans son procès : la grâce est refusée, & l’innocent périt. Fatio sentit si bien l’inutilité du recours au Deux-Cent, qu’il ne daigna pas s’en servir.
Je vois clairement ce qu’est le Deux-Cent à Zurich, à Berne, à Fribourg, & dans les autres Etats aristocratiques ; mais je ne saurois voir ce qu’il est dans votre Constitution, ni quelle place il y tient. Est-ce un Tribunal supérieur ? En ce cas, il est absurde que le Tribunal inférieur y siège. Est-ce un Corps qui représente le Souverain ? En ce cas, c’est au Représenté de nommer son Représentant. L’établissement du Deux-Cent ne peut avoir d’autre fin que de modérer le pouvoir énorme du petit Conseil ; & au contraire, il ne fait que donner plus de poids à ce même pouvoir. Or tout Corps qui agit constamment contre l’esprit de son institution est mal institués.
Que sert d’appuyer ici sur des choses notoires qui ne sont ignorées d’aucun Genevois ? Le Deux-Cent n’est rien par lui-même ; il n’est que le petit Conseil qui reparoît sous une autre forme. Une seule fois il voulut tâcher de secouer le joug de ses maîtres & se donner une existence indépendante, & par cet unique effort l’Etat faillit être renversé. Ce n’est qu’au seul Conseil général, que le Deux-Cent doit encore une apparence d’autorité. Cela se vit bien clairement dans l’époque dont je parle, & cela se verra bien mieux dans la suite, si le petit Conseil parvient à son but : ainsi, quand, de concert avec ce dernier le Deux-Cent travaille à déprimer le Conseil général, il travaille à sa propre ruine ; & s’il croit suivre les brisées du Deux-Cent de Berne, il prend bien grossièrement le change : mais on a presque toujours vu dans ce Corps peu de lumières & moins de courage, & cela ne peut guère être autrement par la manière dont il est rempli.*
[*Ceci s’entend en général & seulement de l’esprit du Corps : car je sais qu’il y a dans le Deux-Cent des membres très-éclairés & qui ne manquent pas de zèle : mais incessamment sous les yeux du petit Conseil, livrés à sa merci, sans appui, sans ressource, & sentant bien qu’ils seroient abandonnés de leur Corps, ils s’abstiennent de tenter des démarches inutiles qui ne feroient que les compromettre & les perdre. Le vile tourbe bourdonne & triomphe : le sage se tait & gémit tout bas.
Au reste, le Deux-Cent n’a pas toujours été dans le discrédit où il est tombé. Jadis il jouit de la considération publique & de la confiance des Citoyens : aussi lui laissoient-ils sans inquiétude exercer les droits du Conseil général, que le petit Conseil tâcha dès-lors d’attirer à lui par cette voie indirecte. Nouvelle preuve de ce qui sera dit plus bas, que la Bourgeoisie de Geneve est peu remuante & ne cherche guère à s’intriguer des affaires d’Etat.] Vous voyez, Monsieur, combien, au lieu de spécifier les droite du Conseil Souverain, il eût été plus utile de spécifier les attributions des Corps qui lui sont subordonnés ; &, sans aller plus loin, vous voyez plus évidemment encore que, par la force de certains articles pris séparément, le petit Conseil est l’arbitre suprême des Loix & par elles du sort de tous les particuliers. Quand on considère les droits des Citoyens & Bourgeois assemblés en Conseil général, rien n’est plus brillant : mais considérez hors de-là ces mêmes Citoyens & Bourgeois comme individus ; que sont-ils, que deviennent-ils ? Esclaves d’un pouvoir arbitraire, ils sont livrés sans défense à la merci de vingt-cinq Despotes ; les Athéniens du moins en avoient trente. Et que dis-je vingt-cinq ? Neuf suffisent pour un jugement civil, treize pour un jugement criminel.*
[* Edits civils, Tit.I.Art. XXXVI.]
Sept ou huit d’accord dans ce nombre vont être pour vous autant de Décemvirs : encore les Décemvirs furent-ils élus par le Peuple ; au lieu qu’aucun de ces Juges n’est de votre choix : & l’on appelle cela être libres !
J’ai tiré, Monsieur, l’examen de votre Gouvernement présent
du Réglement de la Médiation par lequel ce Gouvernement
est fixé ; mais loin d’imputer aux Médiateurs d’avoir
voulu vous réduire en servitude, je prouverois aisément, au
contraire, qu’ils ont rendu votre situation meilleure à plusieurs
égards qu’elle n’étoit avant les troubles qui vous forcerent
d’accepter leurs bons offices. Ils ont trouvé une Ville
en armes ; tout étoit à leur arrivée dans un état de crise &
de confusion qui ne leur permettoit pas de tirer de cet état la
regle de leur ouvrage. Ils sont remontés aux tems pacifiques,
ils ont étudié la constitution primitive de votre Gouvernement :
dans les progrès qu’il avoit déjà fait, pour le remonter,
il eût fallu le refondre ; la raison, l’équité ne permettoient
pas qu’ils vous en donnassent un autre, & vous ne l’auriez
pas accepté. N’en pouvant donc ôter les défauts, ils ont
borné leurs soins à l’affermir tel que l’avoient laissé vos pères ;
ils l’ont corrigé même en divers points, & des abus que je
viens de remarquer, il n’y en a pas un qui n’existât dans la
République long-tems avant que les Médiateurs en eussent
pris connoissance. Le seul tort qu’ils semblent vous avoir fait,
a été d’ôter au Législateur tout exercice du pouvoir exécutif &
l’usage de la force à l’appui de la justice : mais en vous donnant
une ressource aussi sûre & plus légitime, ils ont changé
ce mal apparent en un vrai bienfait ; en se rendant garans
de vos droits, ils vous ont dispensés de les défendre vous-mêmes. Eh ! dans la misère des choses humaines, quel bien vaut la peine d’être acheté du sang de nos frères ? La liberté même est trop chere à ce prix.
Les Médiateurs ont pu se tromper, ils étoient hommes ; mais ils n’ont point voulu vous tromper ; ils ont voulu être justes. Cela se voit, même cela se prouve ; & tout montre, en effet, que ce qui est équivoque ou défectueux dans leur ouvrage, vient souvent de nécessité, quelquefois d’erreur, jamais de mauvaise volonté. Ils avoient à concilier des choses presque incompatibles, les droits du Peuple & les prétentions du Conseil, l’empire des Loix & la puissance des hommes, l’indépendance de l’Etat & la garantie du Règlement. Tout cela ne pouvoit se faire sans un peu de contradiction, & c’est de cette contradiction que votre Magistrat tire avantage, en tournant tout en sa faveur, & faisant servir la moitié de vos Loix à violer l’autre.
Il est clair d’abord que le Règlement lui-même n’est point une Loi que les Médiateurs aient voulu imposer à la République, mais seulement un accord qu’ils ont établi entre ses membres, & qu’ils n’ont par conséquent porté nulle atteinte à sa souveraineté. Cela est clair, dis-je, par l’Article XLIV, qui laisse au Conseil général légitimement assemblé le droit de faire aux articles du Règlement tel changement qu’il lui plaît. Ainsi les Médiateurs ne mettent point leur volonté au-dessus de la sienne ; ils n’interviennent qu’en cas de division. C’est le sens de l’Article XV.
Mais de-là résulte aussi la nullité des réserves & limitations données dans l’Article III, aux droits & attributions du Conseil général : car si le Conseil général décide que ces réserves & limitations ne borneront plus sa puissance, elles ne la borneront plus ; & quand tous les membres d’un Etat souverain règlent son pouvoir sur eux-mêmes, qui est-ce qui a droit de s’y opposer ? Les exclusions qu’on peut inférer de l’Article III ne signifient donc autre chose, sinon que le Conseil général se renferme dans leurs limites jusqu’à ce qu’il trouve à propos de les passer.
C’est ici l’une des contradictions dont j’ai parlé, & l’on en démêle aisément la cause. Il étoit d’ailleurs bien difficile aux Plénipotentiaires pleins des maximes de Gouvernemens tout différens, d’approfondir assez les vrais principes du vôtre. La Constitution démocratique a jusqu’à présent été mal examinée. Tous ceux qui en ont parlé, ou ne la connoissoient pas, ou y prenoient trop peu d’intérêt, ou avoient intérêt de la présenter sous un faux jour. Aucun d’eux n’a suffisamment distingué le Souverain du Gouvernement, la puissance législative de l’exécutive. Il n’y a point d’Etat où ces deux pouvoirs soient si séparés, & où l’on ait tant affecté de les confondre. Les uns s’imaginent qu’une Démocratie est un Gouvernement où tout le Peuple est Magistrat & Juge. D’autres ne voient la liberté que dans le droit d’élire ses Chefs, & n’étant soumis qu’à des Princes, croient que celui qui commande est toujours le Souverain. La Constitution démocratique est certainement le chef-d’œuvre de l’art politique : mais plus l’artifice en est admirable, moins il appartient à tous les yeux de le pénétrer. N’est-il pas vrai, Monsieur, que la première précaution de n’admettre aucun Conseil général légitime que sous la convocation du petit Conseil, & la seconde précaution de n’y souffrir aucune proposition qu’avec l’approbation du petit Conseil, suffisoient seules pour maintenir le Conseil général dans la plus entière dépendance ? La troisieme précaution d’y régler la compétence des matieres étoit donc la chose du monde la plus superflue ; & quel eût été l’inconvénient de laisser au Conseil général la plénitude des droits suprêmes, puisqu’il n’en peut faire aucun usage qu’autant que le petit Conseil le lui permet ? En ne bornant pas les droits de la puissance souveraine, on ne la rendoit pas dans le fait moins dépendante, & l’on évitoit une contradiction : ce qui prouve que c’est pour n’avoir pas bien connu votre Constitution, qu’on a pris des précautions vaines en elles-mêmes, & contradictoires dans leur objet.
On dira que ces limitations avoient seulement pour fin de marquer les cas où les Conseils inférieurs seroient obligés d’assembler le Conseil général. J’entends bien cela ; mais n’étoit-il pas plus naturel & plus simple de marquer les droits qui leur étoient attribués à eux-mêmes, & qu’ils pouvoient exercer sans le concours du Conseil général ? Les bornes étoient-elles moins fixées par ce qui est au-deçà que par ce qui est au-delà ; & lorsque les Conseils inférieurs vouloient passer ces bornes, n’est-il pas clair qu’ils avoient besoin d’être autorisés ? Par-là, je l’avoue, on mettoit plus en vue tant de pouvoirs réunis dans les mêmes mains, mais on présentoit les objets dans leur jour véritable ; on tiroit de la nature de la chose le moyen de fixer les droits respectifs des divers Corps, & l’on sauvoit toute contradiction.
À la vérité l’Auteur des Lettres prétend que le petit Conseil étant le Gouvernement même, doit exercer à ce titre toute l’autorité qui n’est pas attribuée aux autres Corps de l’Etat ; mais c’est supposer la sienne antérieure aux Edits ; c’est supposer que le petit Conseil, source primitive de la puissance, garde ainsi tous les droits qu’il n’a pas aliénés. Reconnoissez-vous, Monsieur, dans ce principe celui de votre Constitution ? Une preuve si curieuse mérite de nous arrêter un moment.
Remarquez d’abord qu’il s’agit là, *
[* Lettres écrites de la Campagne, page 66.] du pouvoir du petit Conseil, mis en opposition avec celui des Syndics, c’est-à-dire, de chacun de ces deux pouvoirs séparé de l’autre. L’Edit parle du pouvoir des Syndics sans le Conseil, il ne parle point du pouvoir du Conseil sans les Syndics ; pourquoi cela ? Parce que le Conseil sans les Syndics est le Gouvernement. Donc le silence même des Edits sur le pouvoir du Conseil, loin de prouver la nullité de ce pouvoir en prouve l’étendue. Voilà, sans doute, une conclusion bien neuve. Admettons-la toutefois, pourvu que l’antécédent soit prouvé.
Si c’est parce que le petit Conseil est le Gouvernement, que les Edits ne parlent point de son pouvoir, ils diront du moins, que le petit Conseil est le Gouvernement ; à moins que de preuve en preuve leur silence n’établisse toujours le contraire de ce qu’ils ont dit. Or je demande qu’on me montre dans vos Edits où il est dit que le petit Conseil est le Gouvernement ; & en attendant je vais vous montrer, moi, où il est dit tout le contraire. Dans l’Edit politique de 1568, je trouve le préambule conçu dans ces termes. Pour ce que le Gouvernement & Estat de cette Ville consiste par quatre Syndicques, le Conseil des vingt-cinq, le Conseil des soixante, des Deux-Cents, du Général, & un Lieutenant en la justice ordinaire, avec autres offices, selon que bonne police le requiert, tant pour l’administration du bien publie que de la justice, nous avons recueilli l’ordre qui jusqu’ici a été observé… afin qu’il soit gardé à l’avenir… comme s’ensuit !
Dès l’Article premier de l’Edit de 1738, je vois encore que cinq Ordres composent le Gouvernement de Genève. Or de ces cinq Ordres les quatre Syndics tout seuls en font un ; le Conseil des Vingt-cinq, où sont certainement compris les quatre Syndics, en fait un autre, & les Syndics entrent encore dans les trois suivans. Le petit Conseil sans les Syndics n’est donc pas le Gouvernement.
J’ouvre l’Edit de 1707, & j’y vois à l’Article V, en propres termes, que Messieurs les Syndics ont la direction & le Gouvernement de l’Etat. À l’instant je ferme le Livre, & je dis : certainement selon les Edits le petit Conseil sans les Syndics n’est pas le Gouvernement, quoique l’Auteur des Lettres affirme qu’il l’est.
On dira que moi-même j’attribue souvent dans ces Lettres le Gouvernement au petit Conseil. J’en conviens ; mais c’est au petit Conseil présidé par les Syndics ; & alors il est certain que le Gouvernement provisionnel y réside dans le sens que je donne à ce mot ; mais ce sens n’est pas celui de l’Auteur des Lettres ; puisque dans le mien le Gouvernement n’a que les pouvoirs qui lui sont donnés par la Loi, & que dans le sien, au contraire, le Gouvernement a tous les pouvoirs que la Loi ne lui ôte pas.
Reste donc dans toute sa force l’objection des Représentans, que, quand l’Edit parle des Syndics, il parle de leur puissance, & que, quand il parle du Conseil, il ne parle que de son devoir. Je dis que cette objection reste dans toute sa force ; car l’Auteur des Lettres n’y répond que par une assertion démentie par tous les Edits. Vous me ferez plaisir, Monsieur, si je me trompe, de m’apprendre en quoi pèche mon raisonnement.
Cependant cet Auteur, très-content du sien, demande comment-si le Législateur n’avoit pas considéré de cet œil le petit Conseil, on pourroit concevoir que dans aucun endroit de l’Edit il n’en réglât l’autorité ; qu’il la supposât par-tout, & qu’il ne la déterminât nulle part.*
[* Ibid. page 67. ]
J’oserai tenter d’éclaircir ce profond mystère. Le Législateur ne règle point la puissance du Conseil, parce qu’il ne lui en donne aucune indépendamment des Syndics ; & lorsqu’il la suppose, c’est en le supposant aussi présidé par eux. Il a déterminé la leur, par conséquent il est superflu de déterminer la sienne. Les Syndics ne peuvent pas tout sans le Conseil, mais le Conseil ne peut rien sans les Syndics ; il n’est rien sans eux, il est moins que n’étoit le Deux-Cent même lorsqu’il fut présidé par l’Auditeur Sarrazin.
Voilà, je crois, la seule manière raisonnable d’expliquer le silence des Edits sur le pouvoir du Conseil ; mais ce n’est pas celle qu’il convient aux Magistrats d’adopter. On eût prévenu dans le Règlement leurs singulières interprétations, si l’on eût pris une méthode contraire, & qu’au lieu de marquer les droits du Conseil général, on eût déterminé les leurs. Mais pour n’avoir pas voulu dire ce que n’ont pas dit les Edits, on a fait entendre ce qu’ils n’ont jamais supposé.
Que de choses contraires à la liberté publique & aux droits des Citoyens & Bourgeois, & combien n’en pourrois-je pas ajouter encore ! Cependant tous ces désavantages qui naissoient ou sembloient naître de votre Constitution & qu’on n’auroit pu détruire sans l’ébranler, ont été balancés & réparés avec la plus grande sagesse par des compensations qui en naissoient aussi ; & telle étoit précisément l’intention des Médiateurs, qui, selon leur propre déclaration, fut de conserver à chacun ses droits, ses attributions particulières, provenant de la Loi fondamentale de l’Etat. M. Micheli Du Cret, aigri par ses malheurs contre cet ouvrage, dans lequel il fut oublié, l’accuse de renverser l’institution fondamentale du Gouvernement & de dépouiller les Citoyens & Bourgeois de leurs droits ; sans vouloir voir combien de ces droits, tant publics que particuliers, ont été conservés ou rétablis par cet Edit, dans les Articles III, IV, X, XI, XII, XXII, XXX, XXXI, XXXII, XXXIV ; XLII, & XLIV ; sans songer sur-tout que la force de tous ces articles dépend d’un seul qui vous a aussi été conservé. Article essentiel, Article équipondérant à tous ceux qui vous sont contraires, & si nécessaire à l’effet de ceux qui vous sont favorables, qu’ils seroient tous inutiles si l’on venoit à bout d’éluder celui-là, ainsi qu’on l’a entrepris. Nous voici parvenus au point important ; mais pour en bien sentir l’importance, il faloit peser tout ce que je viens d’exposer.
On a beau vouloir confondre l’indépendance & la liberté. Ces deux choses sont si différentes que même elles s’excluent mutuellement. Quand chacun fait ce qu’il lui plaît, on fait souvent ce qui déplaît à d’autres, & cela ne s’appelle pas un état libre. La liberté consiste moins à faire sa volonté qu’à n’être pas soumis à celle d’autrui ; elle consiste encore à ne pas soumettre la volonté d’autrui à la nôtre. Quiconque est maître, ne peut être libre ; & régner, c’est obéir. Vos Magistrats savent cela mieux que personne : eux qui comme Othon n’omettent rien de servile pour commander.*
[*En général, dit l’Auteur des Lettres, les hommes craignent encore plus d’obéir qu’ils n’aiment à commander. Tacite en jugeoit autrement, & connoissoit le cœur humain. Si la maxime étoit vraie, les Valets des Grands seroient moins insolens avec les Bourgeois ; & l’on verroit moins de fainéans ramper dans les Cours des Princes. Il y a peu d’hommes d’un cœur assez sain pour savoir aimer la liberté. Tous veulent commander ; à ce prix, nul ne craint d’obéir. Un petit parvenu se donne cent maîtres pour acquérir dix valets. Il n’y a qu’à voir la fierté des nobles dans les Monarchies ; avec quelle emphase ils prononcent ces mots de service & de servir ; combien ils s’estiment grands & respectables quand ils peuvent avoir l’honneur de dire, le Roi mon maître ; combien ils méprisent des Républicains qui ne sont que libres, & qui certainement sont plus nobles qu’eux.] Je ne connois de volonté vraiment libre que celle à laquelle nul n’a droit d’opposer de la résistance ; dans la liberté commune, nul n’a droit de faire ce que la liberté d’un autre lui interdit, & la vraie liberté n’est jamais destructive d’elle-même. Ainsi la liberté sans la justice est une véritable contradiction ; car, comme qu’on s’y prenne, tout gêne dans l’exécution d’une volonté désordonnée.
Il n’y a donc point de liberté sans Loix, ni où quelqu’un est au-dessus des Loix : dans l’état même de nature l’homme n’est libre qu’à la faveur de la Loi naturelle qui commande à tous. Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs, & non pas des maîtres ; il obéit aux Loix, mais il n’obéit qu’aux Loix, & c’est par la force des Loix qu’il n’obéit pas aux hommes. Toutes les barrières qu’on donne dans les Républiques au pouvoir des Magistrats, ne sont établies que pour garantir de leurs atteintes l’enceinte sacrée des Loix : ils en sont les Ministres, non les arbitres ; ils doivent les garder, non les enfreindre. Un peuple est libre, quelque forme qu’ait son Gouvernement, quand, dans celui qui le gouverne, il ne voit point l’homme, mais l’organe de la Loi. En un mot, la liberté suit toujours le sort des Loix, elle règne ou périt avec elles ; je ne sache rien de plus certain.
Vous avez des Loix bonnes & sages, soit en elles-mêmes, soit par cela seul que ce sont des Loix. Toute condition imposée à chacun par tous ne peut être onéreuse à personne, & la pire des Loix vaut encore mieux que le meilleur maître ; car tout maître a des préférences, & la Loi n’en a jamais.
Depuis que la Constitution de votre Etat a pris une forme fixe & stable, vos fonctions de Législateur sont finies. La sûreté de l’édifice veut qu’on trouve à présent autant d’obstacles pour y toucher, qu’il faloit d’abord de facilités pour le construire. Le droit négatif des Conseils pris en ce sens est l’appui de la République : l’article VI du Règlement est clair & précis ; je me rends sur ce point aux raisonnemens de l’Auteur des Lettres, je les trouve sans réplique ; & quand ce droit si justement réclamé par vos Magistrats seroit contraire à vos intérêts, il faudroit souffrir & vous taire. Des hommes droits ne doivent jamais fermer les yeux à l’évidence, ni disputer contre la vérité.
L’ouvrage est consommé, il ne s’agit plus que de le rendre inaltérable. Or l’ouvrage du Législateur ne s’altère & ne se détruit jamais que d’une manière ; c’est quand les dépositaires de cet ouvrage abusent de leur dépôt, & se font obéir au nom des Loix en leur désobéissant eux-mêmes.*
[*Jamais le Peuple ne s’est rebellé contre les Loix, que les Chefs n’aient commencé par les enfreindre en quelque chose. C’est sur ce principe certain qu’à la Chine, quand il y a quelque révolte dans une Province, on commence toujours par punir le Gouverneur. En Europe les Rois suivent constamment la maxime contraire ; aussi voyez comment prosperent leurs Etats ! La population diminue par-tout d’un dixième tous les trente ans ; elle ne diminue point à la Chine. Le Despotisme oriental se soutient, parce qu’il est plu sévère sur les Grands que sur le Peuple ; il tire ainsi de lui-même son propre remède. J’entends dire qu’on commence à prendre à la Porte la maxime Chrétienne. Si cela est, on verra dans peu ce qu’il en résultera.] Alors la pire chose naît de la meilleure, & la Loi qui sert de sauvegarde à la Tyrannie est plus funeste que la Tyrannie elle-même. Voilà précisément ce que prévient le droit de Représentation stipulé dans vos Edits, & restreint, mais confirmé, par la Médiation. Ce droit vous donne inspection, non plus sur la Législation comme auparavant, mais sur l’administration ; & vos Magistrats, tout-puissans au nom des Loix, seuls maîtres d’en proposer au Législateur de nouvelles, sont soumis à ses jugemens s’ils s’écartent de celles qui sont établies. Par cet Article seul votre Gouvernement, sujet d’ailleurs à plusieurs défauts considérables, devient le meilleur qui jamais ait existé : car quel meilleur Gouvernement que celui dont toutes les parties se balancent dans un parfait équilibre, où les particuliers ne peuvent transgresser les Loix, parce qu’ils sont soumis à des Juges, & où ces Juges ne peuvent pas non plus les transgresser, parce qu’ils sont surveillés par le Peuple ?
Il est vrai que pour trouver quelque réalité dans cet avantage, il ne faut pas le fonder sur un vain droit : mais qui dit un droit, ne dit pas une chose vaine. Dire à celui qui a transgressé la Loi, qu’il a transgressé la Loi, c’est prendre une peine bien ridicule ; c’est lui apprendre une chose qu’il sait aussi-bien que vous.
Le droit est, selon Pufendorf, une qualité morale par laquelle il nous est dû quelque chose. La simple liberté de se plaindre n’est donc pas un droit, ou du moins c’est un droit que la nature accorde à tous, & que la Loi d’aucun pays n’ôte à personne. S’avisa-t-on jamais de stipuler dans les Loix que celui qui perdroit un procès auroit la liberté de se plaindre ? S’avisa-t-on jamais de punir quelqu’un pour l’avoir fait ? Où est le Gouvernement, quelque absolu qu’il puisse être, où tout Citoyen n’ait pas le droit de donner des mémoires au Prince ou à son ministre sur ce qu’il croit utile à l’Etat ? & quelle risée n’exciteroit pas un Edit public par lequel on accorderoit formellement aux sujets le droit de donner de pareils mémoires ? Ce n’est pourtant pas dans un Etat despotique, c’est dans une République, c’est dans une Démocratie, qu ’on donne authentiquement aux Citoyens, aux membres du Souverain, la permission d’user auprès de leur Magistrat de ce même droit que nul Despote n’ôta jamais au dernier de ses esclaves.
Quoi ! ce droit de Représentation consisteroit uniquement à remettre un papier qu’on est même dispensé de lire, au moyen d ’une réponse sèchement négative ?*
[*Telle, par exemple, que celle que fit le Conseil le 10 Août 1763, aux Représentations remises le à M. le premier Syndic par un grand nombre de Citoyens & Bourgeois.] Ce droit si solennellement stipulé en compensation de tant de sacrifices, se borneroit à la rare prérogative de demander & ne rien obtenir ? Oser avancer une telle proposition, c’est accuser les Médiateurs d’avoir usé avec la Bourgeoisie de Geneve de la plus indigne supercherie ; c’est offenser la probité des Plénipotentiaires, l’équité des Puissances médiatrices ; c’est blesser toute bienséance, c’est outrager même le bon sens.
Mais enfin quel est ce droit ? jusqu’où s’étend-il ? comment peut-il être exercé ? Pourquoi rien de tout cela n’est-il spécifié dans l’article VII ? Voilà des questions raisonnables ; elles offrent des difficultés qui méritent examen.
La solution d’une seule nous donnera celle de toutes les autres, & nous dévoilera le véritable esprit de cette institution.
Dans un Etat tel que le vôtre, où la souveraineté est entre les mains du Peuple, le Législateur existe toujours, quoiqu’il ne se montre pas toujours. Il n’est rassemblé & ne parle authentiquement que dans le Conseil général ; mais hors du Conseil général, il n’est pas anéanti ; ses membres sont épars, mais ils ne sont pas morts ; ils ne peuvent parler par des Loix, mais ils peuvent toujours veiller sur l’administration des Loix : c’est un droit, c’est même un devoir attaché à leurs personnes, & qui ne peut leur être ôté dans aucun tems. De-là le droit de Représentation. Ainsi la Représentation d’un Citoyen, d’un Bourgeois, ou de plusieurs, n’est que la déclaration de leur avis sur une matière de leur compétence. Ceci est le sens clair & nécessaire de I’Edit de 1707, dans l’article V qui concerne les Représentations.
Dans cet article on proscrit avec raison la voie des signatures, parce que cette voie est une manière de donner son suffrage, de voter par tête comme si déjà l’on étoit en Conseil général, & que la forme du Conseil général ne doit être suivie que lorsqu’il est légitimement assemblé. La voie des Représentations a le même avantage, sans avoir le même inconvénient. Ce n’est pas voter en Conseil général, c’est opiner sur les matières qui doivent y être portées ; puisqu’on ne compte pas les voix, ce n’est pas donner son suffrage, c’est seulement dire son avis. Cet avis n’est, à la vérité, que celui d’un particulier ou de plusieurs ; mais ces particuliers étant membres du Souverain, & pouvant le représenter quelquefois par leur multitude, la raison veut qu’alors on ait égard à leur avis, non comme à une décision, mais comme à une proposition qui la demande, & qui la rend quelquefois nécessaire. Ces Représentations peuvent rouler sur deux objets principaux, & la différence de ces objets décide de la diverse manière dont le Conseil doit faire droit sur ces mêmes Représentations. De ces deux objets, l’un est de faire quelque changement à la Loi, l’autre de réparer quelque transgression de la Loi. Cette division est complete, & comprend toute la matière sur laquelle peuvent rouler les Représentations. Elle est fondée sur I’Edit même, qui, distinguant les termes selon ces objets, impose au Procureur général, de faire des instances ou des remontrances, selon que les Citoyens lui ont fait des plaintes ou des requisitions*
[*Requérir n’est pas seulement demander, mais demander en vertu d’un droit qu’on a d’obtenir. Cette acception est établie par toutes les formules judiciaires dans lesquelles ce terme de Palois est employé. On dit requérir justice ; on n’a jamais dit requérir grâce. Ainsi dans les deux cas les Citoyens avoient également droit d’exiger que leurs réquisitions ou leurs plaintes, rejetées par les Conseils inférieurs, fussent portées en Conseil général. Mais par le mot ajouté dans l’article VI de I’Edit de 1738, ce droit est restreint seulement au cas de la plainte, comme il sera dit dans le texte.]
Cette distinction une fois établie, le Conseil auquel ces Représentations sont adressées doit les envisager bien différemment selon celui de ces deux objets auquel elles se rapportent. Dans les Etats où le Gouvernement & les Loix ont déjà leur assiette, on doit, autant qu’il se peut, éviter d’y toucher, & sur-tout dans les petites Républiques, où le moindre ébranlement désunit tout. L’aversion des nouveautés est donc généralement bien fondée ; elle l’est sur-tout pour vous qui ne pouvez qu’y perdre, & le Gouvernement ne peut apporter un trop grand obstacle à leur établissement : car quelques utiles que fussent des Loix nouvelles, les avantages en sont presque toujours moins sûrs que les dangers n’en sont grands. À cet égard, quand le Citoyen, quand le Bourgeois, a proposé son avis, il a fait son devoir, il doit au surplus avoir assez de confiance en son Magistrat pour le juger capable de peser l’avantage de ce qu’il lui propose & porté à l’approuver s’il le croit utile au bien public. La Loi a donc très-sagement pourvu à ce que l’établissement & même la proposition de pareilles nouveautés ne passât pas sans l’aveu des Conseils, & voilà en quoi doit consister le droit négatif qu’ils réclament, & qui, selon moi, leur appartient incontestablement.
Mais le second objet ayant un principe tout opposé, doit être envisagé bien différemment. Il ne s’agit pas ici d’innover ; il s’agit, au contraire, d’empêcher qu’on n’innove ; il s’agit non d’établir de nouvelles Loix, mais de maintenir les anciennes. Quand les choses tendent au changement par leur pente, il faut sans cesse de nouveaux soins pour les arrêter. Voilà ce que les Citoyens & Bourgeois, qui ont un si grand intérêt à prévenir tout changement, se proposent dans les plaintes dont parle l’Edit. Le Législateur existant toujours, voit l’effet ou l’abus de ses Loix : il voit si elles sont suivies ou transgressées, interprétées de bonne ou de mauvaise foi ; il y veille, il y doit veiller ; cela est de son droit, de son devoir, même de son serment. C’est ce devoir qu’il remplit dans les Représentations ; c’est ce droit alors, qu’il exerce ; & il seroit contre toute raison, il seroit même indécent, de vouloir étendre le droit négatif du Conseil à cet objet-là.
Cela seroit contre toute raison quant au Législateur ; parce qu’alors toute la solemnité des Loix seroit vaine & ridicule, & que réellement l’Etat n’auroit point d’autre Loi que la volonté du petit Conseil, maître absolu de négliger, mépriser, violer, tourner à sa mode les règles qui lui seroient prescrites, & de prononcer noir où la Loi diroit blanc, sans en répondre à personne. À quoi bon rassembler solemnellement dans le temple de Saint Pierre, pour donner aux Edits une sanction sans effet ; pour dire au petit Conseil : Messieurs, voilà le Corps de Loix que nous établissons dans l’Etat, & dont nous vous rendons les dépositaires, pour vous y conformer quand vous le jugerez à propos, & pour le trangresser quand il vous plaira ?
Cela seroit contre la raison quant aux Représentations ; parce qu’alors le droit stipulé par un article exprès de I’Edit de 1707, & confirmé par un article exprès de I’Edit de 1738, seroit un droit illusoire & fallacieux, qui ne signifieroit que la liberté de se plaindre inutilement quand on est vexé ; liberté qui, n’ayant jamais été disputée à personne, est ridicule à établir par la Loi.
Enfin cela seroit indécent en ce que par une telle supposition la probité des Médiateurs seroit outragée, que ce seroit prendre vos Magistrats pour des fourbes & vos Bourgeois pour des dupes d’avoir négocié, traité, transigé avec tant d’appareil pour mettre une des Parties à l’entière discrétion de l’autre, & d’avoir compensé les concessions les plus fortes par des sûretés qui ne signifieroient rien.
Mais, disent ces Messieurs, les termes de l’Edit sont formels : Il ne sera rien porté au Conseil général qu’il n’ait été traité & approuvé, d’abord dans le Conseil des Vingt-cinq, puis dans celui des Deux-Cents.
Premièrement, qu’est-ce que cela prouve autre chose dans la question présente, si ce n’est une marche réglée & conforme à l’ordre, & l’obligation dans les Conseils inférieurs de traiter & approuver préalablement ce qui doit être porté au Conseil général ? Les Conseils ne sont-ils pas tenus d’approuver ce qui est prescrit par la Loi ? Quoi ! si les Conseils n’approuvoient pas qu’on procédât à l’élection des Syndics, n’y devroit-on plus procéder ; & si les sujets qu’ils proposent sont rejettés, ne sont-ils pas contrains d’approuver qu’il en soit proposé d’autres ?
D’ailleurs, qui ne voit que ce droit d’approuver & de rejetter, pris dans son sens absolu, s’applique seulement aux propositions qui renferment des nouveautés, & non à celles qui n’ont pour objet que le maintien de ce qui est établi ? trouvez-vous du bon sens à supposer qu’il faille une approbation nouvelle, pour réparer les transgressions d’une ancienne Loi ? Dans l’approbation donnée à cette Loi, lorsqu’elle fut promulguée, sont contenues toutes celles qui se rapportent à son exécution. Quand les Conseils approuvèrent que cette Loi seroit établie, ils approuvèrent qu’elle seroit observée, par conséquent qu’on en puniroit les transgresseurs ; & quand les Bourgeois dans leurs plaintes se bornent à demander réparation sans punition, l’on veut qu’une telle proposition ait de nouveau besoin d’être approuvée ? Monsieur, si ce n’est pas-là se moquer des gens, dites-moi comment on peut s’en moquer ? Toute la difficulté consiste donc ici dans la seule question de fait. La Loi a-t-elle été transgressée, ou ne l’a-t-elle pas été ? Les Citoyens & Bourgeois disent qu’elle l’a été ; les Magistrats le nient. Or voyez, je vous prie, si l’on peut rien concevoir de moins raisonnable en pareil cas que ce droit négatif qu’ils s’attribuent ? On leur dit, Vous avez transgressé la Loi : ils répondent, Nous ne l’avons pas transgressée ; &, devenus ainsi juges suprêmes dans leur propre cause, les voilà justifiés contre l’évidence par leur seule affirmation.
Vous me demanderez si je prétends que l’affirmation contraire soit toujours l’évidence ? Je ne dis pas cela ; je dis que quand elle le seroit, vos Magistrats ne s’en tiendroient pas moins contre l’évidence à leur prétendu droit négatif. Le cas est actuellement sous vos yeux ; & pour qui doit être ici le préjugé le plus légitime ? Est-il croyable, est-il naturel que des particuliers, sans pouvoir, sans autorité, viennent dire à leurs Magistrats qui peuvent être demain leurs Juges ; vous avez fait une injustice, lorsque cela n’est pas vrai ? Que peuvent espérer ces particuliers d’une démarche aussi folle, quand même ils seroient sûrs de l’impunité ? Peuvent-ils penser que des Magistrats si hautains jusques dans leurs torts, iront convenir sottement des torts mêmes qu’ils n’auroient pas ? Au contraire, y a-t-il rien de plus naturel que de nier les fautes qu’on a faites ? N’a-t-on pas intérêt de les soutenir, & n’est-on pas toujours tenté de le faire lorsqu’on le peut impunément & qu’on a la force en main ? Quand le foible & le fort ont ensemble quelque dispute, ce qui n’arrive guères qu’au détriment du premier, le sentiment par cela seul le plus probable est toujours que c’est le plus fort qui a tort.
Les probabilités, je le sais, ne sont pas des preuves ; mais dans des faits notoires comparés aux Loix, lorsque nombre de Citoyens affirment qu’il y a injustice, & que le Magistrat accusé de cette injustice affirme qu’il n’y en a pas, qui peut être juge, si ce n’est le publie instruit ; & où trouver ce publie instruit à Geneve, si ce n’est dans le Conseil général composé des deux partis ?
Il n’y a point d’Etat au monde où le sujet lézé par un Magistrat injuste ne puisse, par quelque voie, porter sa plainte au Souverain, & la crainte que cette ressource inspire est un frein qui contient beaucoup d’iniquités. En France même, où l’attachement des Parlemens aux Loix est extrême, la voie judiciaire est ouverte contre eux en plusieurs cas par des requêtes en cassation d’Arrêt. Les Genevois sont privés d’un pareil avantage ; la Partie condamnée par les Conseils ne peut plus, en quelque cas que ce puisse être, avoir aucun recours au Souverain : mais ce qu’un particulier ne peut faire pour son intérêt privé, tous peuvent le faire pour l’intérêt commun : car toute transgression des Loix étant une atteinte portée à la liberté, devient une affaire publique ; & quand la voix publique s’élève, la plainte doit être portée au Souverain. Il n’y auroit sans cela ni Parlement, ni Sénat, ni Tribunal sur la terre qui fût armé du funeste pouvoir qu’ose usurper votre Magistrat, il n’y auroit point dans aucun Etat de sort aussi dur que le vôtre. Vous m’avouerez que ce seroit là une étrange liberté ! Le droit de Représentation est intimement lié à votre constitution : il est le seul moyen possible d’unir la liberté à la subordination, & de maintenir le Magistrat dans la dépendance des Loix sans altérer son autorité sur le Peuple. Si les plaintes sont clairement fondées, si les raisons sont palpables, on doit présumer le Conseil assez équitable pour y déférer. S’il ne l’étoit pas, ou que les griefs n’eussent pas ce degré d’évidence qui les met au-dessus du doute, le cas changeroit, & ce seroit alors à la volonté générale de décider ; car, dans votre Etat cette volonté est le Juge suprême & l’unique Souverain. Or comme dès le commencement de la République, cette volonté avoit toujours des moyens de se faire entendre, & que ces moyens tenoient à votre Constitution, il s’ensuit que l’Edit de 1707, fondé d’ailleurs sur un droit immémorial & sur l’usage constant de ce droit, n’avoit pas besoin de plus grande explication.
Les Médiateurs ayant eu pour maxime fondamentale de s’écarter des anciens Edits le moins qu’il étoit possible, ont laissé cet article tel qu’il étoit auparavant, & même y ont renvoyé. Ainsi, par le Règlement de la Médiation, votre droit sur ce point est demeuré parfaitement le même, puisque l’article qui le pose est rappelé tout entier.
Mais les Médiateurs n’ont pas vu que les changemens qu’ils étoient forcés de faire à d’autres articles, les obligeoient, pour être conséquens, d’éclaircir celui-ci, & d’y ajouter de nouvelles explications que leur travail rendoit nécessaires. L’effet des Représentations des particuliers négligées est de devenir enfin la voix du Public, & d’obvier ainsi au déni de justice. Cette transformation étoit alors légitime & conforme à la Loi fondamentale, qui, par tout pays, arme en dernier ressort le Souverain de la force publique pour l’exécution de ses volontés.
Les Médiateurs n’ont pas supposé ce déni de justice. L’événement prouve qu’ils l’ont dû supposer. Pour assurer la tranquillité publique, ils ont jugé à propos de séparer du droit la puissance, & de supprimer même les assemblées & députations pacifiques de la Bourgeoisie ; mais puisqu’ils lui ont d’ailleurs confirmé son droit, ils devoient lui fournir dans la forme de l’institution d’autres moyens de le faire valoir, à la place de ceux qu’ils lui ôtoient : ils ne l’ont pas fait. Leur ouvrage, à cet égard, est donc resté défectueux ; car le droit étant demeuré le même, doit toujours avoir les mêmes effet.
Aussi voyez avec quel art vos Magistrats se prévalent de l’oubli des Médiateurs ! En quelque nombre que vous puissiez être, ils ne voient plus en vous que des particuliers ; & depuis qu’il vous a été interdit de vous montrer en corps, ils regardent ce corps comme anéanti : il ne l’est pas toutefois, puisqu’il conserve tous ses droits, tous ses priviléges, & qu’il fait toujours la principale partie de l’Etat & du Législateur. Ils partent de cette supposition fausse, pour vous faire mille difficultés chimériques sur l’autorité qui peut les obliger d’assembler le Conseil général. Il n’y a point d’autorité qui le puisse hors celle des Loix, quand ils les observent : mais l’autorité de la Loi qu’ils transgressent retourne au Législateur ; & n’osant nier tout-à-fait qu’en pareil cas cette autorité ne soit dans le plus grand nombre, ils rassemblent leurs objections sur les moyens de le constater. Ces moyens seront toujours faciles, si-tôt qu’ils seront permis, & ils seront sans inconvénient, puisqu’il est aisé d’en prévenir les abuse.
Il ne s’agissoit là ni de tumultes, ni de violence ; il ne s’agissoit point de ces ressources quelquefois nécessaires, mais toujours terribles, qu’on vous a très-sagement interdites ; non que vous en ayez jamais abusé, puisqu’au contraire vous n’en usâtes jamais qu’à la dernière extrémité, seulement pour votre défense, & toujours avec une modération qui peut-être eût dû vous conserver le droit des armes, si quelque Peuple eût pu l’avoir sans danger. Toutefois je bénirai le Ciel, quoi qu’il arrive, de ce qu’on n’en verra plus l’affreux appareil au milieu de vous. Tout est permis dans les maux extrêmes, dit plusieurs fois l’Auteur des Lettres. Cela fût-il vrai, tout ne seroit pas expédient. Quand l’excès de la Tyrannie met celui qui la souffre au-dessus des Loix, encore faut-il que ce qu’il tente pour la détruire lui laisse quelque espoir d’y réussir. Voudroit-on vous réduire à cette extrémité ? je ne puis le croire ; & quand vous y seriez, je pense encore moins qu’aucune voie de fait pût jamais vous en tirer. Dans votre position, toute fausse démarche est fatale, tout ce qui vous induit à la faire est un piège ; & fussiez-vous un instant les maîtres, en moins de quinze jours vous seriez écrasés pour jamais. Quoique fassent vos Magistrats, quoique dise l’Auteur des Lettres, les moyens violens ne conviennent point à la cause juste : sans croire qu’on veuille vous forcer à les prendre, je crois qu’on vous les verroit prendre avec plaisir ; & je crois qu’on ne doit pas vous faire envisager comme une ressource ce qui ne peut que vous ôter toutes les autres. La justice & les Loix sont pour vous : ces appuis, je le sais, sont bien faibles contre le crédit & l’intrigue ; mais ils sont les seuls qui vous restent : tenez-vous-y jusqu’à la fin.
Eh ! comment approuverois-je qu’on voulût troubler la paix civile pour quelque intérêt que ce fût, moi qui lui sacrifiai le plus cher de tous les miens ? Vous le savez, Monsieur, j’étois désiré, sollicité ; je n’avois qu’à paroître ; mes droits étoient soutenus, peut-être mes affronts réparés. Ma présence eût du moins intrigué mes persécuteurs, & j’étois dans une de ces positions enviées, dont quiconque aime à faire un rôle se prévaut toujours avidement. J’ai préféré l’exil perpétuel de ma Patrie ; j’ai renoncé à tout, même à l’espérance, plutôt que d’exposer la tranquillité publique : j’ai mérité d’être cru sincère, lorsque je parle en sa faveur.
Mais pourquoi supprimer des assemblées paisibles & purement civiles, qui ne pouvoient avoir qu’un objet légitime, puisqu’elles restoient toujours dans la subordination due au Magistrat ? Pourquoi, laissant à la Bourgeoisie le droit de faire des Représentations, ne les lui pas laisser faire avec l’ordre & l’authenticité convenables ? Pourquoi lui ôter les moyens d’en délibérer entre elle, &, pour éviter des assemblées trop nombreuses, au moins par ses Députés ? Peut-on rien imaginer de mieux réglé, de plus décent, de plus convenable, que les assemblées par compagnies, & la forme de traiter qu’a suivie la Bourgeoisie pendant qu’elle a été la maîtresse de l’Etat ? N’est-il pas d’une police mieux entendue de voir monter à l’Hôtel-de-Ville une trentaine de Députés au nom de tous leurs Concitoyens, que de voir toute une Bourgeoisie y monter en foule, chacun ayant sa déclaration à faire, & nul ne pouvant parler que pour soi ? Vous avez vu, Monsieur, les Représentans en grand nombre, forcés de se diviser par pelotons, pour ne pas faire tumulte & cohue, venir séparément par bandes de trente ou quarante, & mettre dans leur démarche encore plus de bienséance & de modestie qu’il ne leur en étoit prescrit par la Loi. Mais tel est l’esprit de la Bourgeoisie de Geneve ; toujours plutôt en-deçà qu’en-delà de ses droits, elle est ferme quelquefois, elle n’est jamais séditieuse. Toujours la Loi dans le cœur, toujours le respect du Magistrat sous les yeux, dans le tems même où la plus vive indignation devoit animer sa colère, & où rien ne l’empêchoit de la contenter, elle ne s’y livra jamais. Elle fut juste étant la plus forte ; même elle sut pardonner. En eût-on pu dire autant de ses oppresseurs ? On sait le sort qu’ils lui firent éprouver autrefois ; on sait celui qu’ils lui préparoient encore.
Tels sont les hommes vraiment dignes de la liberté, parce qu’ils n’en abusent jamais, qu’on charge pourtant de liens & d’entraves comme la plus vile populace. Tels sont les Citoyens, les membres du Souverain qu’on traite en sujets, & plus mal que des sujets mêmes ; puisque, dans les Gouvernemens les plus absolus, on permet des assemblées de Communautés qui ne sont présidées d’aucun Magistrat. Jamais, comme qu’on s’y prenne, des règlemens contradictoires ne pourront être observés à la fois. On permet, on autorise le droit de Représentation ; & l’on reproche aux Représentans de manquer de consistance, en les empêchant d’en avoir ! Cela n’est pas juste, & quand on vous met hors d’état de faire en corps vos démarches, il ne faut pas vous objecter que vous n’êtes que des particuliers. Comment ne voit-on point que si le poids des Représentations dépend du nombre des Représentans, quand elles sont générales il est impossible de les faire un à un ; & quel ne seroit pas l’embarras du Magistrat, s’il avoit à lire successivement les Mémoires ou à écouter les discours, d’un millier d’hommes, comme il y est obligé par la Loi ?
Voici donc la facile solution de cette grande difficulté que l’Auteur des Lettres fait valoir comme insoluble : *
[* Page 88.] Que lorsque le Magistrat n’aura eu nul égard aux plaintes des particuliers portées en Représentations, il permette l’assemblée des Compagnies bourgeoises ; qu’il la permette séparément, en des lieux, en des tems, différens ; que celles de ces Compagnies qui voudront à la pluralité des suffrages appuyer les Représentations, le fassent par leurs Députés. Qu’alors le nombre des Députés représentans se compte ; leur nombre total est fixe ; on verra bientôt si leurs vœux sont ou ne sont pas ceux de l’Etat.
Ceci ne signifie pas, prenez-y bien garde, que ces assemblées partielles puissent avoir aucune autorité, si ce n’est de faire entendre leur sentiment sur la matière des Représentations. Elles n’auront, comme assemblées autorisées pour ce seul cas, nul autre droit que celui des particuliers : leur objet n’est pas de changer la Loi, mais de juger si elle est suivie ; ni de redresser des griefs, mais de montrer le besoin d’y pourvoir : leur avis, fût-il unanime, ne sera jamais qu’une Représentation. On saura seulement par-là si cette Représentation mérite qu’on y défère, soit pour assembler le Conseil général, si les Magistrats l’approuvent, soit pour s’en dispenser, s’ils l’aiment mieux, en faisant droit par eux-mêmes sur les justes plaintes des Citoyens & Bourgeois.
Cette voie est simple, naturelle, sûre, elle est sans inconvénient, Ce n’est pas même une Loi nouvelle à faire, c’est seulement un Article à révoquer pour ce seul cas. Cependant si elle effraye encore trop vos Magistrats, il en reste une autre non moins facile, & qui n’est pas plus nouvelle : c’est de rétablir les Conseils généraux périodiques, & d’en borner l’objet aux plaintes mises en Représentations durant l’intervalle écoulé de l’un à l’autre, sans qu’il soit permis d’y porter aucune autre questions. Ces assemblées, qui, par une distinction très-importante,*
[*Voyez le Contrat Social, L. III. Chap.17.] n’auroient pas l’autorité du Souverain, mais du Magistrat suprême, loin de pouvoir rien innover, ne pourroient qu’empêcher toute innovation de la part des Conseils, & remettre toutes choses dans l’ordre de la Législation, dont le Corps dépositaire de la force publique peut maintenant s’écarter sans gêne, autant qu’il lui plaît. En sorte que, pour faire tomber ces assemblées d’elles-mêmes, les Magistrats n’auroient qu’à suivre exactement les Loix : car la convocation d’un Conseil général seroit inutile & ridicule lorsqu’on n’auroit rien à y porter ; & il y a grande apparence que c’est ainsi que se perdit l’usage des Conseils généraux périodiques au seizieme siecle, comme il a été dit ci-devant.
Ce fut dans la vue que je viens d’exposer, qu’on les rétablit en 1707, & cette vieille question renouvelée aujourd’hui fut décidée alors par le fait même des trois Conseils généraux consécutifs, au dernier desquels passa l’article concernant le droit de Représentation. Ce droit n’étoit pas contesté, mais éludé : les Magistrats n’osoient disconvenir que lorsqu’ils refusoient de satisfaire aux plaintes de la Bourgeoisie, la question ne dût être portée en Conseil général ; mais comme il appartient à eux seuls de le convoquer, ils prétendoient sous ce prétexte, pouvoir en différer la tenue à leur volonté, & comptoient lasser, à force de délais, la constance de la Bourgeoisie. Toutefois son droit fut enfin si bien reconnu, qu’on fit, dès le 9 Avril, convoquer l’assemblée générale pour le 5 Mai, afin, dit le Placard, de lever, par ce moyen, les insinuations qui ont été répandues, que la convocation en pourroit être éludée & renvoyée encore loin.
Et qu’on ne dise pas que cette convocation fut forcée par quelque acte de violence ou par quelque tumulte tendant à sédition, puisque tout se traitoit alors par députation, comme le Conseil l’avoit désiré, & que jamais les Citoyens & Bourgeois ne furent plus paisibles dans leurs assemblées, évitant de les faire trop nombreuses & de leur donner un air imposant. Ils pousserent même si loin la décence, & j’ose dire la dignité, que ceux d’entre eux qui portoient habituellement l’épée, la posèrent toujours pour y assister.*
[*Ils eurent la même attention en 1734, dans leurs Représentations du 4 Mars, appuyées de mille ou douze cents Citoyens ou Bourgeois en personne, dont pas un seul n’avoit l’épée an côté. Ces soins, qui paroîtroient minutieux dans tout autre Etat, ne le sont pas dans une Démocratie, & caractérisent peut-être mieux un peuple que des traits plus éclatans.] Ce ne fut qu’après que tout fut fait, c’est-à-dire à la fin du troisième Conseil général, qu’il y eut un cri d’armes causé par la faute du Conseil, qui eut l’imprudence d’envoyer trois Compagnies de la garnison, la baÏonnette an bout du fusil, pour forcer deux ou trois cents Citoyens encore assemblés à Saint Pierre.
Ces Conseils périodiques rétablis en 1707, furent révoqués cinq ans après ; mais par quels moyens & dans quelles circonstances ? Un court examen de cet Edit de 1712 nous fera juger de sa validité.
Premièrement le Peuple, effrayé par les exécutions & proscriptions récentes, n’avoit ni liberté, ni sûreté ; il ne pouvoit plus compter sur rien, après la frauduleuse amnistie qu’on employa pour le surprendre. Il croyoit à chaque instant, revoir à ses portes les Suisses qui servirent d’archers à ces sanglantes exécutions. Mal revenu d’un effroi que le début de l’Edit étoit très-propre à réveiller, il eût tout accordé par la seule crainte ; il sentoit bien qu’on ne l’assembloit pas pour donner la Loi, mais pour la recevoir.
Les motifs de cette révocation, fondés sur les dangers des Conseils généraux périodiques, sont d’une absurdité palpable à qui connoît le moins du monde l’esprit de votre Constitution & celui de votre Bourgeoisie. On allègue les tems de peste, de famine & de guerre, comme si la famine ou la guerre étoient un obstacle à la tenue d’un Conseil ; & quant à la peste, vous m’avouerez que c’est prendre ses précautions de loin. On s’effraye de l’ennemi, des mal-intentionnés, des cabales ; jamais on ne vit des gens si timides : l’expérience du passé devoit les rassurer. Les fréquens Conseils généraux ont été, dans les tems les plus orageux, le salut de la République, comme il sera montré ci-après, & jamais on n’y a pris que des résolutions sages & courageuses. On soutient ces assemblées contraires à la Constitution, dont elles sont le plus ferme appui ; on les dit contraires aux Edits, & elles sont établies par les Edits ; on les accuse de nouveauté, & elles sont aussi anciennes que la Législation. Il n’y a pas une ligne dans ce préambule, qui ne soit une fausseté ou une extravagance ; & c’est sur ce bel exposé que la révocation passe, sans programme antérieur qui ait instruit les membres de l’assemblée de la proposition qu’on leur vouloit faire, sans leur donner le loisir d’en délibérer entre eux, même d’y penser, & dans un tems où la Bourgeoisie mal instruite de l’histoire de son Gouvernement s’en laissoit aisément imposer par le Magistrat !
Mais un moyen de nullité plus grave encore, est la violation de l’Edit dans sa partie à cet égard la plus importante, savoir la manière de déchiffrer les billets ou de compter les voix. Car dans l’article 4 de l’Edit de 1707, il est dit qu’on établira quatre Secrétaires ad actum pour recueillir les suffrages, deux des Deux-Cents & deux du Peuple, lesquels seront choisis sur-le-champ par M. le premier Syndic, & prêteront serment dans le Temple : & toutefois dans le Conseil général de 1712, sans aucun égard à l’Edit précédent, on fait recueillir les suffrages par les deux Secrétaires d’Etat. Quelle fut donc la raison de ce changement, & pourquoi cette manœuvre illégale dans un point si capital, comme si l’on eût voulu transgresser à plaisir la Loi ni venoit d’être faite ? On commence par violer dans un article l’Edit qu’on veut annuler dans un autre ! Cette marche est-elle régulière ? Si, comme porte cet Edit de révocation, l’avis du Conseil fut approuvé presque unanimement,*
[*Par la manière dont il m’est rapporté qu’on s’y prit, cette unanimité n’étoit pas difficile à obtenir, & il ne tint qu’à ces Messieurs de la rendre complète.
Avant l’assemblée, le Secrétaire d’Etat Mestrezat dit : Laissez-les venir ; je les tiens. Il employa, dit-on, pour cette fin, les deux mots, Approbation, & Réjection, qui, depuis, sont demeurés en usage dans les billets : en sorte que, quelque parti qu’on prît, tout revenoit au même. Car si l’on choisissoit Approbation, l’on approuvoit l’avis des Conseils, qui rejettoit l’assemblée périodique ; & si l’on prenoit Réjection, l’on rejetait l’assemblée périodique. Je n’invente pas ce fait, & je ne le rapporte pas sans autorité ; je prie le lecteur de le croire ; mais je dois à la vérité, de dire qu’il ne me vient pas de Geneve, & à la justice d’ajouter que je ne le crois pas vrai : je sais seulement que l’équivoque de ces deux mots abusa bien des votans sur celui qu’ils devoient choisir pour exprimer leur intention, & j’avoue encore que je ne puis imaginer aucun motif honnête, ni aucune excuse légitime à la transgression de la Loi dans le recueillement des suffrages. Rien ne prouve mieux la terreur dont le peuple étoit saisi, que le silence avec lequel il laissa passer cette irrégularité.] pourquoi donc la surprise & la consternation que marquoient les Citoyens en sortant du Conseil, tandis qu’on voyoit un air de triomphe & de satisfaction sur les visages des Magistrats ?*
[*Ils disoient entre eux en sortant, & bien d’autres l’entendirent : nous venons de faire une grande journée. Le lendemain nombre de Citoyens furent se plaindre qu’on les avoit trompés, & qu’ils n’avoient point entendu rejetter les assemblées générales, mais l’avis des Conseils. On se moqua d’eux.] Ces différentes contenances sont-elles naturelles à gens qui viennent d’être unanimement du même avis ?
Ainsi donc, pour arracher cet Edit de révocation, l’on usa de terreur, de surprise, vraisemblablement de fraude, & tout au moins, on viola certainement la Loi. Qu’on juge si ces caractères sont compatibles avec ceux d’une Loi sacrée, comme on affecte de l’appeler ?
Mais supposons que cette révocation soit légitime, & qu’on n’en ait pas enfreint les conditions :*
[*Ces conditions portent qu’aucun changement à l’Edit n’aura force, qu’il n’ait été approuvé dans ce souverain Conseil. Reste donc à savoir si les infractions de l’Edit ne sont pas des changemens à l’Edit ?] quel autre effet peut-on lui donner, que de remettre les choses sur le pied où elles étoient avant l’établissement de la Loi révoquée ? & par conséquent, la Bourgeoisie dans le droit dont elle étoit en possession ? Quand on casse une transaction, les Parties ne restent-elles pas comme elles étoient avant qu’elle fût passée ?
Convenons que ces Conseils généraux périodiques n’auroient eu qu’un seul inconvénient, mais terrible ; c’eût été de forcer les Magistrats & tous les Ordres de se contenir dans les bornes de leurs devoirs & de leurs droits. Par cela seul je sais que ces assemblées si effarouchantes ne seront jamais rétablies, non plus que celles de la Bourgeoisie par compagnies ; mais aussi n’est-ce pas de cela qu’il s’agit : je n’examine point ici ce qui doit, ou ne doit pas se faire, ce qu on fera, ni ce qu’on ne fera pas. Les expédiens que j’indique simplement comme possibles & faciles, comme tirés de votre constitution, n’étant plus conformes aux nouveaux Edits, ne peuvent passer que du consentement des Conseils, & mon avis n’est assurément pas qu’on les leur propose : mais adoptant un moment la supposition de l’Auteur des Lettres, je résous des objections frivoles ; je fais voir qu’il cherche dans la nature des choses des obstacles qui n’y sont point, qu’ils ne sont tous que dans la mauvaise volonté du Conseil ; & qu’il y avoit, s’il l’eût voulu, cent moyens de lever ces prétendus obstacles sans altérer la constitution, sans troubler l’ordre, & sans jamais exposer le repos publie.
Mais pour rentrer dans la question, tenons-nous exactement au dernier Edit, & vous n’y verrez pas une seule difficulté réelle contre l’effet nécessaire du droit de Représentation.
1. Celle d’abord de fixer le nombre des Représentans, est vaine par l’Edit même, qui ne fait aucune distinction du nombre, & ne donne pas moins de force à la Représentation d’un seul qu’à celle de cent.
2. Celle de donner à des particuliers le droit de faire assembler le Conseil général est vaine encore ; puisque ce droit, dangereux ou non, ne résulte pas de l’effet nécessaire des Représentations. Comme il y a tous les ans deux Conseils généraux pour les élections, il n’en faut point pour cet effet assembler d’extraordinaire. Il suffit que la Représentation, après avoir été examinée dans les Conseils, soit portée au plus prochain Conseil général, quand elle est de nature à l’être.*
[*J’ai distingué ci-devant les cas où les Conseils sont tenus de l’y porter, & ceux où ils ne le sont pas.] La séance n’en sera pas même prolongée d’une heure, comme il est manifeste à qui connoît l’ordre observé dans ces assemblées. Il faut seulement prendre la précaution que la proposition passe aux voix avant les élections : car si l’on attendoit que l’élection fût faite, les Syndics ne manqueroient pas de rompre aussi-tôt l’assemblée, comme ils firent en 1735.
3. Celle de multiplier les Conseils généraux, est levée avec la précédente ; & quand elle ne le seroit pas, où seroient les dangers qu’on y trouve ? C’est ce que je ne saurois voir.
On frémit en lisant l’énumération de ces dangers dans les Lettres écrites de la Campagne, dans l’Edit de 1712, dans la harangue de M. Chouet ; mais vérifions. Ce dernier dit que la République ne fut tranquille que quand ces assemblées devinrent plus rares. Il y a là une petite inversion à rétablir. Il faloit dire que ces assemblées devinrent plus rares quand la République fuit tranquille. Lisez, Monsieur, les fastes de votre Ville durant le seizieme siècle. Comment secoua-t-elle le double joug qui l’écrasoit ? comment étouffa-t-elle les factions qui la déchiroient ? Comment résista-telle à ses voisins avides, qui ne la secouroient que pour l’asservir ? Comment s’établit dans son sein la liberté évangélique & politique ? Comment sa constitution prit-elle de la consistance ? Comment se forma le systême de son Gouvernement ? L’histoire de ces mémorables tems est un enchaînement de prodiges. Les Tyrans, les Voisins, les ennemis, les amis, les sujets, les Citoyens, la guerre, la peste, la famine, tout sembloit concourir à la perte de cette malheureuse ville. On conçoit à peine comment un Etat déjà formé eût pu échapper à tous ces périls. Non-seulement Geneve en échappe, mais c’est durant ces crises terribles que se consomme le grand Ouvrage de sa Législation. Ce fut par ses fréquens Conseils généraux,*
[*Comme on les assembloit alors dans tous les cas ardus, selon les Edits, & que ces cas ardus revenoient très-souvent dans ces tems orageux, le Conseil général étoit alors plus fréquemment convoqué que n’est aujourd’hui le Deux-Cent. Qu’on en juge par une seule époque. Durant les huit premiers mois de l’année 1540, il se tint dix-huit Conseils généraux, & cette année n’eut rien de plus extraordinaire que celles qui avoient précédé & que celles qui suivirent.] ce fut par la prudence & la fermeté que ses Citoyens y portèrent, qu’ils vainquirent enfin tous les obstacles, & rendirent leur Ville libre & tranquille, de sujette & déchirée qu’elle étoit auparavant ; ce fut après avoir tout mis en ordre au-dedans, qu’ils se virent en état de faire au-dehors la guerre avec gloire. Alors le Conseil Souverain avoit fini ses fonctions, c’étoit au Gouvernement de faire les siennes : il ne restoit plus aux Genevois qu’à défendre la liberté qu’ils venoient d’établir, & à se montrer aussi braves soldats en campagne qu’ils s’étoient montrés dignes Citoyens au Conseil : c’est ce qu’ils firent. Vos annales attestent par-tout l’utilité des Conseils généraux ; vos Messieurs n’y voient que des maux effroyables. Ils font l’objection, mais l’histoire la résout.
4. Celle de s’exposer aux saillies du Peuple, quand on avoisine de grandes Puissances, se résout de même. Je ne sache point en ceci de meilleure réponse à des sophismes, que des faits constans. Toutes les résolutions des Conseils généraux ont été dans tous les tems aussi pleines de sagesse que de courage ; jamais elles ne furent insolentes ni lâches ; on y a quelquefois juré de mourir pour la patrie ; mais je défie qu’on m’en cite un seul, même de ceux où le Peuple a le plus influé, dans lequel on ait par étourderie indisposé les Puissances voisines, non plus qu’un seul où l’on ait rampé devant elles. Je ne ferois pas un pareil défi pour tous les arrêtés du petit Conseil : mais passons. Quand il s’agit de nouvelles résolutions à prendre, c’est aux Conseils inférieurs de les proposer, au Conseil général de les rejeter ou de les admettre ; il ne peut rien faire de plus ; on ne dispute pas de cela : cette objection porte donc à faux.
5. Celle de jetter du doute & de l’obscurité sur toutes les Loix, n’est pas plus solide, parce qu’il ne s’agit pas ici d’une interprétation vague, générale, & susceptible de subtilités ; mais d’une application nette & précise d’un fait à la Loi. Le Magistrat peut avoir ses raisons pour trouver obscure une chose claire ; mais cela n’en détruit pas la clarté. Ces Messieurs dénaturent la question. Montrer par la lettre d’une Loi qu’elle a été violée, n’est pas proposer des doutes sur cette Loi. S’il y a dans les termes de la Loi un seul sens selon lequel le fait soit justifié, le Conseil, dans sa réponse, ne manquera pas d’établir ce sens. Alors la Représentation perd sa force, & si l’on y persiste, elle tombe infailliblement en Conseil général. Car l’intérêt de tous est trop grand, trop présent, trop sensible, sur-tout dans une Ville de commerce, pour que la généralité veuille jamais ébranler l’autorité, le Gouvernement, la Législation, en prononçant qu’une Loi a été transgressée, lorsqu’il est possible qu’elle ne l’ait pu été.
C’est au Législateur, c’est au rédacteur des Loix à n’en pas laisser les termes équivoques. Quand ils le sont, c’est à l’équité du Magistrat d’en fixer le sens dans la pratique : quand la Loi a Plusieurs sens, il use de son droit en préférant celui qu’il lui plaît ; mais ce droit ne va point jusqu’à changer le sens littéral des loix, & à leur en donner un qu’elles n’ont pas : autrement il n’y auroit plus de Loi. La question ainsi posée est si nette qu’il est facile au bon sens de prononcer, & ce bon sens qui prononce se trouve alors dans le Conseil général. Loin que de-là naissent des discussions interminables, c’est par-là qu’au contraire on les prévient ; c’est par-là qu’élevant les Edits au-dessus des interprétations arbitraires & particulières que l’intérêt ou la passion peut suggérer, on est sûr qu’ils disent toujours ce qu’ils disent, & que les particuliers ne sont plus en doute, sur chaque affaire, du sens qu’il plaira au Magistrat de donner à la Loi. N’est-il pas clair que les difficultés dont il s’agit maintenant n’existeroient plus, si l’on eût pris d’abord ce moyen de les résoudre ?
6. Celle de soumettre les Conseils aux ordres des Citoyens est ridicule. Il est certain que des Représentations ne sont pas des ordres, non plus que la requête d’un homme qui demande justice n’est pas un ordre ; mais le Magistrat n’en est pas moins obligé de rendre au suppliant la justice qu’il demande, & le Conseil de faire droit sur les Représentations des Citoyens & Bourgeois. Quoique les Magistrats soient les supérieurs des particuliers, cette supériorité ne les dispense pas d’accorder à leurs inférieurs ce qu’ils leur doivent, & les termes respectueux qu’emploient ceux-ci pour le demander n’ôtent rien au droit qu’ils ont de l’obtenir. Une Représentation est, si l’on veut, un ordre donné au Conseil, comme elle est un ordre donné au premier Syndic à qui on la présente, de la communiquer au Conseil ; car c’est ce qu’il est toujours obligé de faire, soit qu’il approuve la Représentation, soit qu’il ne l’approuve pas.
Au reste, quand le Conseil tire avantage du mot de Représentation, qui marque infériorité ; en disant une chose que personne ne dispute, il oublie cependant que ce mot employé dans le Règlement n’est pas dans l’Edit auquel il renvoye, mais bien celui de Remontrances qui présente un tout autre sens ; à quoi l’on peut ajouter qu’il y a de la différence entre les Remontrances qu’un corps de Magistrature fait à son Souverain, & celles que des membres du Souverain font à un corps de Magistrature. Vous direz que j’ai tort de répondre à une pareille objection ; mais elle vaut bien la plupart des autres.
7. Celle enfin d’un homme en crédit contestant le sens ou l’application d’une Loi qui le condamne, & séduisant le public en sa faveur, est telle que je crois devoir m’abstenir de la qualifier. Eh ! qui donc a connu la Bourgeoisie de Geneve pour un Peuple servile, ardent, imitateur, stupide, ennemi des loix, & si prompt à s’enflammer pour les intérêts d’autrui ? Il faut que chacun ait bien vu le sien compromis dans les affaires publiques, avant qu’il puisse se résoudre à s’en mêler. Souvent l’injustice & la fraude trouvent des protecteurs ; jamais elles n’ont le public pour elles : c’est en ceci que la voix du Peuple est la voix de Dieu ; mais malheureusement cette voix sacrée est toujours foible dans les affaires contre le cri de la puissance, & la plainte de l’innocence opprimée s’exhale en murmures méprisés par la tyrannie. Tout ce qui se fait par brigue & séduction, se fait par préférence au profit de ceux qui gouvernent ; cela ne sauroit être autrement. La ruse, le préjugé, l’intérêt, la crainte, l’espoir, la vanité, les couleurs spécieuses, un air d’ordre & de subordination, tout est pour des hommes habiles constitués en autorité & versés dans l’art d’abuser le Peuple. Quand il s’agit d’opposer l’adresse à l’adresse, ou le crédit au crédit, quel avantage immense n’ont pas dans une petite Ville les premières familles toujours unies pour dominer, leurs amis, leurs clients, leurs créatures ; tout cela joint à tout le pouvoir des Conseils, pour écraser des particuliers qui oseroient leur faire tête, avec des sophismes pour toutes armes ? Voyez autour de vous dans cet instant même. L’appui des loix, l’équité, la vérité, l’évidence, l’intérêt commun, le soin de la sûreté particulière, tout ce qui devroit entraîner la foule, suffit à peine pour protéger des Citoyens respectés qui réclament contre l’iniquité la plus manifeste ; & l’on veut que chez un Peuple éclairé, l’intérêt d’un brouillon fasse plus de partisans que n’en peut faire celui de l’Etat ! Ou je connois mal votre Bourgeoisie & vos Chefs, ou si jamais il se fait une seule Représentation mal fondée, ce qui n’est pas encore arrivé que je sache, l’Auteur, s’il n’est méprisable, est un homme perdu. Est-il besoin de réfuter des objections de cette espèce quand on parle à des Genevois ? Y a-t-il dans votre Ville un seul homme qui n’en sente la mauvaise foi, & peut-on sérieusement balancer l’usage d’un droit sacré, fondamental, confirmé, nécessaire, par des inconvéniens chimériques, que ceux mêmes qui les objectent savent mieux que personne ne pouvoir exister ; tandis qu’au contraire ce droit enfreint ouvre la porte aux excès de la plus odieuse Olygarchie, au point qu’on la voit attenter déjà sans prétexte à la liberté des Citoyens, & s’arroger hautement le pouvoir de les emprisonner sans astriction ni condition, sans formalité d’aucune espèce, contre la teneur des Loix les plus précises, & malgré toutes les protestations.
L’explication qu’on ose donner à ces Loix est plus insultante encore que la tyrannie qu’on exerce en leur nom. De quels raisonnemens on vous paye ? Ce n’est pas assez de vous traiter en esclaves, si l’on ne vous traite encore en enfants. Eh, Dieu ! Comment a-t-on pu mettre en doute des questions aussi claires, comment a-t-on pu les embrouiller à ce point ? Voyez, Monsieur, si les poser n’est pas les résoudre ? En finissant par-là cette Lettre, j’espère ne la pas allonger de beaucoup.
Un homme peut être constitué prisonnier de trois manières. L’une à l’instance d’un autre homme qui fait contre lui partie formelle ; la seconde, étant surpris en flagrant délit, & saisi sur-le-champ, ou, ce qui revient au même, pour crime notoire, dont le Public est témoin ; & la troisième, d’office, par la simple autorité du Magistrat, sur des avis secrets, sur des indices, ou sur d’autres raisons qu’il trouve suffisantes.
Dans le premier cas, il est ordonné par les Loix de Geneve que l’accusateur revête les prisons, ainsi que l’accusé ; & de plus, s’il n’est pas solvable, qu’il donne caution des dépens & de l’adjugé. Ainsi l’on a de ce côté, dans l’intérêt de l’accusateur, une sûreté raisonnable que le prévenu n’est pas arrêté injustement.
Dans le second cas, la preuve est dans le fait même, & l’accusé est en quelque sorte convaincu par sa propre détention.
Mais dans le troisième cas on n’a ni la même sûreté que dans le premier, ni la même évidence que dans le second, & c’est pour ce dernier cas que la Loi, supposant le Magistrat équitable, prend seulement des mesures pour qu’il ne soit pas surpris.
Voilà les principes sur lesquels le Législateur se dirige dans ces trois cas ; en voici maintenant l’application.
Dans le cas de la partie formelle, on a, dès le commencement, un procès en règle qu’il faut suivre dans toutes les formes judiciaires : c’est pourquoi l’affaire est d’abord traitée en première instance. L’emprisonnement ne peut être fait, si, parties ouïes, il n’a été permis par justice.*
[* Edits civils. Tit. XII. art. 1] Vous savez que ce qu’on appelle à Geneve la Justice, est le Tribunal du Lieutenant & de ses assistans appelés Auditeurs. Ainsi c’est à ces Magistrats & non à d’autres, pas même aux Syndics, que la plainte en pareil cas doit être portée, & c’est à eux d’ordonner l’emprisonnement des deux parties, sauf alors le recours de l’une des deux aux Syndics, si, selon les termes de l’Edit, elle se sentoit grevée parce qui aura été ordonné. *
[* Edits civils, art.2.] Les trois premiers articles du Titre XII, sur les matières criminelles, se rapportent évidemment à ce cas-là.
Dans le cas du flagrant délit, soit pour crime, soit pour excès que la police doit punir, il est permis à toute personne d’arrêter le coupable ; mais il n’y a que les Magistrats chargés de quelque partie du pouvoir exécutif, tels que les Syndics, le Conseil, le Lieutenant, un Auditeur, qui puissent l’écrouer ; un Conseiller ni plusieurs, ne le pourroient pas ; & le prisonnier doit être interrogé dans les vingt-quatre heures. Les cinq articles suivans du même Edit se rapportent uniquement à ce second cas, comme il est clair, tant par l’ordre de la matière, que par le nom de criminel donné au prévenu, puisqu’il n’y a que le seul cas du flagrant délit ou du crime notoire, où l’on puisse appeler criminel un accusé avant que son procès lui soit fait. Que si l’on s’obstine à vouloir qu’accusé & criminel soient synonymes, il faudra par ce même langage, qu’innocent & criminel le soient aussi.
Dans le reste du Titre XII, il n’est plus question d’emprisonnement ; &, depuis l’Article 9 inclusivement, tout roule sur la procédure & sur la forme du jugement dans toute espèce de procès criminel. Il n’y est point parlé des emprisonnemens faits d’office.
Mais il en est parlé dans l’Edit politique sur l’Office des quatre Syndics. Pourquoi cela ? parce que cet article tient immédiatement à la liberté civile, que le pouvoir exercé sur ce point par le Magistrat, est un acte de Gouvernement plutôt que de Magistrature, & qu’un simple Tribunal de justice ne doit pas être revêtu d’un pareil pouvoir. Aussi l’Edit l’accorde-t-il aux Syndics seuls, non au Lieutenant ni à aucun autre Magistrat.
Or, pour garantir les Syndics de la surprise dont j’ai parlé, l’Edit leur prescrit de mander premièrement ceux qu’il appartiendra, d’examiner, d’interroger, & enfin de faire emprisonner, si mestier est. Je crois que dans un pays libre, la Loi ne pouvoit pas moins faire pour mettre un frein à ce terrible pouvoir. Il faut que les Citoyens aient toutes les sûretés raisonnables qu’en faisant leur devoir ils pourront coucher dans leur lit.
L’article suivant du même Titre rentre, comme il est manifeste, dans le cas du crime notoire & du flagrant délit, de même que l’Article premier du Titre des matières criminelles, dans le même Edit politique. Tout cela peut paroître une répétition : mais dans l’Edit civil, la matière est considérée, quant à l’exercice de la justice, & dans l’Edit politique, quant à la sûreté des Citoyens. D’ailleurs les Loix ayant été faites en différens tems, & ces Loix étant l’ouvrage des hommes, on n’y doit pas chercher un ordre qui ne se démente jamais & une perfection sans défaut. Il suffit qu’en méditant sur le tout & en comparant les articles, on y découvre l’esprit du Législateur & les raisons du dispositif de son ouvrage. Ajoutez une réflexion. Ces droits si judicieusement combinés, ces droits réclamés par les Représentans en vertu des Edits, vous en jouissiez sous la souveraineté des Evêques, Neuchâtel en jouit sous ses Princes, & à vous, Républicains, on veut les ôter ! Voyez les Articles X, XI, & plusieurs autres des franchises de Geneve dans l’Acte d’Ademarus Fabri. Ce monument n’est pas moins respectable aux Genevois que ne l’est aux Anglois la grande Chartre encore plus ancienne, & je doute qu’on fût bien venu chez ces derniers à parler de leur Chartre avec autant de mépris que l’Auteur des Lettres ose en marquer pour la vôtre.
Il prétend qu’elle a été abrogée par les Constitutions de la République.*
[*C’étoit par une Logique toute semblable qu’en 1742 on n’eut aucun égard au traité de Soleure de 1579, soutenant qu’il étoit suranné, quoiqu’il fût déclaré perpétuel dans l’Acte même, qu’il n’ait jamais été abrogé par aucun autre, & qu’il ait été rappelé plusieurs fois, notamment dans l’Acte de la Médiation.] Mais au contraire je vois très-souvent dans vos Edits ce mot, comme d’ancienneté, qui renvoie aux usages anciens, par conséquent aux droits sur lesquels ils étoient fondés ; & comme si l’Evêque eût prévu que ceux qui devoient protéger les franchises les attaqueroient, je vois qu’il déclare dans l’Acte même qu’elles seront perpétuelles, sans que le non usage ni aucune prescription les puisse abolir. Voici, vous en conviendrez, une opposition bien singulière. Le savant Syndic Chouet dit dans son Mémoire à Milord Townsend que le peuple de Geneve entra, par la Réformation, dans les droits de l’Evêque, qui étoit Prince temporel & spirituel de cette Ville : l’Auteur des Lettres nous assure au contraire que ce même Peuple perdit en cette occasion les franchises que l’Evêque lui avoit accordées. Auquel des deux croirons-nous ?
Quoi ! vous perdez étant libres, des droits dont vous jouissiez étant sujets ! Vos Magistrats vous dépouillent de ceux que vous accordèrent vos Princes ! Si telle est la liberté que vous ont acquise vos pères, vous avez de quoi regretter le sang qu’ils verserent pour elle. Cet acte singulier qui vous rendant Souverains vous ôta vos franchises, valoit bien, ce me semble, la peine d’être énoncé ; & du moins, pour le rendre croyable, on ne pouvoit le rendre trop solennel. Où est-il donc cet acte d’abrogation ? Assurément, pour se prévaloir d’une pièce aussi bizarre, le moins qu’on puisse faire est de commencer par la montrer.
De tout ceci je crois pouvoir conclure avec certitude, qu’en aucun cas possible, la Loi dans Geneve n’accorde aux Syndics, ni à personne, le droit absolu d’emprisonner les particuliers sans astriction ni condition. Mais n’importe : le Conseil en réponse aux Représentations établit ce droit sans réplique. Il n’en coûte que de vouloir, & le voilà en possession. Telle est la commodité du droit négatif.
Je me proposois de montrer dans cette Lettre que le droit de Représentation, intimement lié à la forme de votre Constitution n’étoit pas un droit illusoire & vain ; mais qu’ayant été formellement établi par l’Edit de 1707, confirmé par celui de 1738, il devoit nécessairement avoir un effet réel : que cet effet n’avoit pas été stipulé dans l’Acte de la Médiation, parce qu’il ne l’étoit pas dans l’Edit, & qu’il ne l’avoit
pas été dans l’Édit ; tant parce qu’il résultoit alors par lui-même
de la nature de votre Constitution, que parce que le
même Édit en établissoit la sureté d’une autre maniere :
que ce droit, & son effet nécessaire, donnant seul de la consistance
à tous les autres, étoit l’unique & véritable équivalent
de ceux qu’on avoit ôtés à la Bourgeoisie ; que cet
équivalent, suffisant pour établir un solide équilibre entre toutes
les parties de l’État, montroit la sagesse du Réglement,
qui, sans cela, seroit l’ouvrage le plus inique qu’il fût possible
d’imaginer : qu’enfin les difficultés qu’on élevoit contre l’exercice
de ce droit étoient des difficultés frivoles, qui n’existoient
que dans la mauvaise volonté de ceux qui les proposoient, &
qui ne balançoient en aucune maniere les dangers du droit
négatif absolu. Voilà, Monsieur, ce que j’ai voulu faire ; c’est
à vous à voir si j’ai réussi.
J’ai cru, Monsieur, qu’il valoit mieux établir directement
ce que j’avois à dire, que de m’attacher à de longues réfutations.
Entreprendre un examen suivi des Lettres écrites de
la Campagne, seroit s’embarquer dans une mer de sophismes.
Les saisir, les exposer, seroit, selon moi, les réfuter ; mais
ils nagent dans un tel flux de doctrine, ils en sont si fort
inondés, qu’on se noie en voulant les mettre à sec.
Toutefois en achevant mon travail, je ne puis me dispenser de jetter un coup-d’œil sur celui de cet Auteur. Sans analyser les subtilités politiques dont il vous leurre, je me contenterai d’en examiner les principes, & de vous montrer dans quelques exemples le vice de ses raisonnemens.
Vous en avez vu ci-devant l’inconséquence par rapport à moi : par rapport à votre République, ils sont plus captieux quelquefois, & ne sont jamais plus solides. Le seul & véritable objet de ces Lettres est d’établir le prétendu droit négatif dans la plénitude que lui donnent les usurpations du Conseil. C’est à ce but que tout se rapporte ; soit directement, par un enchaînement nécessaire ; soit indirectement, par un tour d’adresse, en donnant le change au Public sur le fond de la question.
Les imputations qui me regardent, sont dans le premier cas. Le Conseil m’a jugé contre la Loi : des Représentations s’élevent. Pour établir le droit négatif, il faut éconduire les Représentans ; pour les éconduire, il faut prouver qu’ils ont tort ; pour prouver qu’ils ont tort, il faut soutenir que je suis coupable, mais coupable à tel point, que, pour punir mon crime, il a falu déroger à la Loi.
Que les hommes frémiroient au premier mal qu’ils font, s’ils voyoient qu’ils se mettent dans la triste nécessité d’en toujours faire, d’être méchans toute leur vie pour avoir pu l’être un moment, & de poursuivre jusqu’à la mort le malheureux qu’ils ont une fois persécuté !
La question de la présidence des Syndics dans les Tribunaux criminels, se rapporte au second cas. Croyez-vous qu’au fond le Conseil s’embarrasse beaucoup que ce soient des Syndics ou des Conseillers qui président, depuis qu’il a fondu les droits des premiers dans tout le Corps ? Les Syndics, jadis choisis parmi tout le Peuple [2], ne l’étant plus que dans le Conseil, de chefs qu’ils étoient des autres Magistrats sont demeurés leurs collegues, & vous avez pu voir clairement dans cette affaire que vos Syndics, peu jaloux d’une autorité passagere, ne sont plus que des Conseillers. Mais on feint de traiter cette question comme importante, pour vous distraire de celle qui l’est véritablement, pour vous laisser croire encore que vos premiers Magistrats sont toujours élus par vous, & que leur puissance est toujours la même. Laissons donc ici ces questions accessoires, que, par la manière dont l’Auteur les traite, on voit qu’il ne prend guères à cœur. Bornons-nous à peser les raisons qu’il allègue en faveur du droit négatif auquel il s’attache avec plus de soin, & par lequel seul, admis ou rejeté, vous êtes esclaves ou libres.
L’art qu’il emploie le plus adroitement pour cela, est de réduire en propositions générales un système dont on verroit trop aisément le foible s’il en faisoit toujours l’application. Pour vous écarter de l’objet particulier, il flatte votre amour-propre en étendant vos vues sur de grandes questions ; & tandis qu’il met ces questions hors de la portée de ceux qu’il veut séduire, il les cajole & les gagne, en paroissant les traiter en hommes d’Etat. Il éblouit ainsi le Peuple pour l’aveugler, & change en theses de philosophie des questions qui n’exigent que du bon sens, afin qu’on ne puisse l’en dédire, & que, ne l’entendant pas, on n’ose le désavouer.
Vouloir le suivre dans ses sophismes abstraits, seroit tomber dans la faute que je lui reproche. D’ailleurs, sur des questions ainsi traitées, on prend le parti qu’on veut sans avoir jamais tort : car il entre tant d’élémens dans ces propositions, on peut les envisager par tant de faces, qu’il y a toujours quelque côté susceptible de l’aspect qu’on veut leur donner. Quand on fait pour tout le Public en général un Livre de politique, on y peut philosopher à son aise : l’Auteur, ne voulant qu’être lu & jugé par les hommes instruits de toutes les Nations & versés dans la matière qu’il traite, abstrait & généralise sans crainte ; il ne s’appesantit pas sur les détails élémentaires. Si je parlois à vous seul, je pourrois user de cette méthode ; mais le sujet de ces Lettres intéresse un Peuple entier, composé, dans son plus grand nombre d’hommes qui ont plus de sens & de jugement que de lecture & d’étude, & qui, pour n’avoir pas le jargon scientifiques, n’en sont que plus propres à saisir le vrai dans toute sa simplicité. Il faut opter en pareil cas entre l’intérêt de l’Auteur & celui des Lecteurs, & qui veut se rendre plus utile doit se résoudre à être moins éblouissant.
Une autre source d’erreurs & de fausses applications, est d’avoir laissé les idées de ce droit négatif trop vagues, trop inexactes ; ce qui sert à citer avec un air de preuve les exemples qui s’y rapportent le moins, à détourner vos Concitoyens de leur objet par la pompe de ceux qu’on leur présente, à soulever leur orgueil contre leur raison, & à les consoler doucement de n’être pas plus libres que les maîtres du monde. On fouille avec érudition dans l’obscurité des siècles, on vous promène avec faste chez les Peuples de l’antiquité. On vous étale successivement Athènes, Sparte, Rome, Carthage ; on vous jette aux yeux le sable de la Libie, pour vous empêcher de voir ce qui se passe autour de vous.
Qu’on fixe avec précision, comme j’ai tâché de faire, ce droit négatif, tel que prétend l’exercer le Conseil, & je soutiens qu’il n’y eut jamais un seul Gouvernement sur la terre où le Législateur, enchaîné de toutes manières par le corps exécutif, après avoir livré les Loix sans réserve à sa merci, fût réduit à les lui voir expliquer, éluder, transgresser à volonté, sans pouvoir jamais apporter à cet abus d’autre opposition, d’autre droit, d’autre résistance, qu’un murmure inutile & d’impuissantes clameurs.
Voyez en effet à quel point votre Anonyme est forcé de dénaturer la question, pour y rapporter moins mal-à-propos ses exemples.
Le droit négatif n’étant pas, dit-il, page 110, le pouvoir de faire des Loix, mais d’empêcher que tout le monde indistinctement ne puisse mettre en mouvement la puissance qui fait les Loix, & ne donnant pas la facilité d’innover, mais le pouvoir de s’opposer aux innovations, va directement au grand but que se propose une société politique, qui est de se conserver en conservant sa constitution.
Voilà un Droit négatif très-raisonnable, & dans le sens exposé ce droit est en effet une partie si essentielle de la constitution démocratique, qu’il seroit généralement impossible qu’elle se maintînt, si la Puissance Législative pouvoit toujours être mise en mouvement par chacun de ceux qui la composent. Vous concevez qu’il n’est pas difficile d’apporter des exemples en confirmation d’un principe aussi certain.
Mais si cette notion n’est point celle du droit négatif en question, s’il n’y a pas dans ce passage un seul mot qui ne porte à faux par l’application que l’Auteur en veut faire, vous m’avouerez que les preuves de l’avantage d’un droit négatif tout différent ne sont pas fort concluantes en faveur de celui qu’il veut établir.
Le droit négatif n’est pas celui de faire des Loix. Non, mais il est celui de se passer de Loix. Faire de chaque acte de sa volonté une Loi particulière, est bien plus commode que de suivre des Loix générales, quand même on en seroit soi-même l’Auteur. Mais d’empêcher que tout le monde indistinctement ne puisse mettre en mouvement la puissance qui fait les Loix. Il faloit dire, au lieu de cela : mais d’empêcher que qui que ce soit ne puisse protéger les Loix contre la puissance qui les subjugue.
Qui ne donnant pas la facilité d’innover…. Pourquoi non ? Qui est-ce qui peut empêcher d’innover celui qui a la force en main, & qui n’est obligé de rendre compte de sa conduite personne ? Mais le pouvoir d’empêcher les innovations. Disons mieux : le pouvoir d’empêcher qu’on ne s’oppose aux innovations.
C’est ici, Monsieur, le sophisme le plus subtil, & qui revient le plus souvent dans l’écrit que j’examine. Celui qui a la puissance exécutive n’a jamais besoin d’innover par des actions d’éclat. Il n’a jamais besoin de constater cette innovation par des actes solemnels. Il lui suffit, dans l’exercice continu de sa puissance, de plier peu-à-peu chaque chose à sa volonté, & cela ne fait jamais une sensation bien forte.
Ceux, au contraire, qui ont l’œil assez attentif & l’esprit assez pénétrant pour remarquer ce progrès & pour en prévoir la conséquence, n’ont, pour l’arrêter, qu’un de ces deux partis à prendre ; ou de s’opposer d’abord à la première innovation qui n’est jamais qu’une bagatelle, & alors on les traite de gens inquiets, brouillons, pointilleux, toujours prêts à chercher querelle ; ou bien de s’élever enfin contre un abus qui se renforce, & alors on crie à l’innovation. Je défie que, quoi que vos Magistrats entreprennent, vous puissiez en vous y opposant, éviter à la fois ces deux reproches. Mais à choix, préférez le premier. Chaque fois que le Conseil altère quelque usage, il a son but que personne ne voit, & qu’il se garde bien de montrer. Dans le doute, arrêtez toujours toute nouveauté, petite ou grande. Si les Syndics étoient dans l’usage d’entrer au Conseil du pied droit, & qu’ils y voulussent entrer du pied gauche, je dis qu’il faudroit les en empêcher.
Nous avons ici la preuve bien sensible de la facilité de conclure le pour & le contre par la méthode que suit notre Auteur. Car appliquez au droit de Représentation des Citoyens, ce qu’il applique au droit négatif des Conseils, & vous trouverez que sa proposition générale convient encore mieux à votre application qu’à la sienne. Le droit de Représentation, direz-vous, n’étant pas le droit de faire des Loix, mais d’empêcher que la puissance qui doit les administrer ne les transgresse, & ne donnant pas le pouvoir d’innover, mais de s’opposer aux nouveautés, va directement au grand but que se propose une société politique ; celui de se conserver en conservant sa constitution. N’est-ce pas exactement-là ce que les Représentans avoient à dire, & ne semble-t-il pas que l’Auteur ait raisonné pour eux ? Il ne faut point que les mots nous donnent le change sur les idées. Le prétendu droit négatif du Conseil est réellement un droit positif, & le plus positif même que l’on puisse imaginer, puisqu’il rend le petit Conseil seul maître direct & absolu de l’Etat & de toutes les Loix ; & le droit de Représentation pris dans son vrai sens n’est lui-même qu’un droit négatif. Il consiste uniquement à empêcher la puissance exécutive de rien exécuter contre les Loix.
Suivons les aveux de l’Auteur sur les propositions qu’il présente ; avec trois mots ajoutés, il aura posé le mieux du monde votre état présent.
Comme il n’y auroit point de liberté dans un Etat où le Corps chargé de l’exécution des Loix auroit droit de les faire parler à sa fantaisie ; puisqu’il pourroit faire exécuter comme des Loix ses volontés les plus tyranniques.
Voilà, je pense, un tableau d’après nature ; vous allez voir en tableau de fantaisie mis en opposition.
Il n’y auroit point aussi de Gouvernement dans un Etat où le Peuple exerceroit sans règle la puissance législative. D’accord ; mais qui est-ce qui a proposé que le peuple exerçât sans règle la puissance législative ?
Après avoir ainsi posé un autre droit négatif que celui dont il s’agit, l’Auteur s’inquiète beaucoup pour savoir où l’on doit placer ce droit négatif dont il ne s’agit point, & il établit là-dessus un principe qu’assurément je ne contesterai pas. C’est que, si cette force négative peut sans inconvénient résider dans le Gouvernement, il sera de la nature & du bien de la chose qu’on l’y place. Puis viennent les exemples, que je ne m’attacherai pas à suivre, parce qu’ils sont trop éloignés de nous & de tout point étrangers à la question.
Celui seul de l’Angleterre qui est sous nos yeux, & qu’il cite avec raison comme un modèle de la juste balance des pouvoirs respectifs, mérite un moment d’examen, & je ne me permets ici qu’après lui la comparaison du petit au grand. Malgré la puissance Royale, qui est très-grande, la Nation n’a pas craint de donner encore au Roi la voix négative. Mais comme il ne peut se passer long-tems de la puissance législative, & qu’il n’y auroit pas de sûreté pour lui à l’irriter, cette force négative n’est dans le fait qu’un moyen d’arrêter les entreprises de la puissance législative, & le Prince, tranquille dans la possession du pouvoir étendu que la Constitution lui assure, sera intéressé à la protéger.*
[* Page 117.]
Sur ce raisonnement & sur l’application qu’on en veut faire, vous croiriez que le pouvoir exécutif du Roi d’Angleterre est plus grand que celui du Conseil à Geneve, que le droit négatif qu’a ce Prince est semblable à celui qu’usurpent vos Magistrats, que votre Gouvernement ne peut pas plus se passer que celui d’Angleterre de la puissance législative, & qu’enfin l’un & l’autre ont le même intérêt de protéger la Constitution. Si l’Auteur n’a pas voulu dire cela, qu’a-t-il donc voulu dire, & que fait cet exemple à son sujet ?
C’est pourtant tout le contraire à tous égards. Le Roi d’Angleterre, revêtu par les Loix d’une si grande puissance pour les protéger, n’en a point pour les enfreindre : personne en pareil cas ne lui voudroit obéir, chacun craindroit pour sa tête ; les Ministres eux-mêmes la peuvent perdre s’ils irritent le Parlement : on y examine sa propre conduite. Tout Anglois, à l’abri des Loix, peut braver la puissance Royale ; le dernier du Peuple peut exiger & obtenir la réparation la plus authentique s’il est le moins du monde offensé : supposé que le Prince osât enfreindre la Loi dans la moindre chose, l’infraction seroit à l’instant relevée ; il est sans droit, & seroit sans pouvoir pour la soutenir.
Chez vous la Puissance du petit Conseil est absolue à tous égards ; il est le Ministre & le Prince, la partie & le Juge tout-à-la-fois : il ordonne & il exécute ; il cite, il saisit, il emprisonne, il juge, il punit lui-même : il a la force en main pour tout faire ; tous ceux qu’il emploie sont irrécherchables ; il ne rend compte de sa conduite ni de la leur à personne ; il n’a rien à craindre du Législateur, auquel il a seul droits d’ouvrir la bouche, & devant lequel il n’ira pas s’accuser. Il n’est jamais contraint de réparer ses injustices ; & tout ce que peut espérer de plus heureux l’innocent qu’il opprime, c’est d’échapper enfin sain & sauf, mais sans satisfaction ni dédommagement.
Jugez de cette différence par les faits les plus récentes. On imprime à Londres un Ouvrage violemment satyrique contre les Ministres, le Gouvernement, le Roi même. Les imprimeurs sont arrêtés. La Loi n’autorise pas cet arrêt, un murmure publie s’élève, il faut les relâcher. L’affaire ne finit pas là : les Ouvriers prennent à leur tour le Magistrat à partie, & ils obtiennent d’immenses dommages & intérêts. Qu’on mette en parallèle avec cette affaire celle du Sieur Bardin, Libraire à Geneve ; j’en parlerai ci-après. Autre cas : il se fait un vol dans la Ville ; sans indice & sur des soupçons en l’air, un Citoyen est emprisonné contre les Loix ; sa maison est fouillée ; on ne lui épargne aucun des affronts faits pour les malfaiteurs. Enfin son innocence est reconnue, il est relâché ; il se plaint, on le laisse dire, & tout est fini. Supposons qu’à Londres j’eusse eu le malheur de déplaire à la Cour, que sans justice & sans raison elle eût saisi le prétexte d’un de mes Livres pour le faire brûler & me décréter : j’aurois présenté requête au Parlement comme ayant été jugé contre les Loix ; je l’aurois prouvé, j’aurois obtenu la satisfaction la plus authentique, & le Juge eût été puni, peut-être cassé.
Transportons maintenant M. Wilkes à Geneve, disant, écrivant, imprimant, publiant contre le petit Conseil le quart de ce qu’il a dit, écrit, imprimé, publié hautement à Londres contre le Gouvernement, la Cour, le Prince. Je n’affirmerai pas absolument qu’on l’eût fait mourir, quoique je le pense ; mais sûrement il eût été saisi dans l’instant même, & dans peu très-griévement puni.*
[* La Loi mettant M. Wilkes à couvert de ce côté, il a falu, pour l’inquiéter, prendre un autre tour, & c’est encore la Religion qu’on a fait intervenir dans cette affaire.]
On dira que M. Wilkes étoit membre du Corps législatif dans son Pays ; & moi, ne l’étois-je pas aussi dans le mien ? Il est vrai que l’Auteur des Lettres veut qu’on n’ait aucun égard à la qualité de Citoyen. Les règles, dit-il, de la procédure sont & doivent être égales pour tous les hommes : elles ne dérivent pas du droit de la Cité ; elles émanent du droit de l’humanité.*
[* Page 54.]
Heureusement pour vous, le fait n’est pas vrai ;*
[* Le droit de recours à la grâce n’appartenoit par l’Edit qu’aux Citoyens & Bourgeois ; mais par leurs bons offices ce droit & d’autres furent communiqués aux Natifs & Habitans, qui, ayant fait cause commune avec eux, avoient besoin des mêmes précautions pour leur sûreté ; les étrangers en sont demeurés exclus. L’on sent aussi que le choix de quatre parens ou amis, pour assister le prévenu dans un procès criminel, n’est pas fort utile à ces derniers ; il ne l’est qu’à ceux que le Magistrat peut avoir intérêt de perdre, & à qui la Loi donne leur ennemi naturel pour Juge. Il est étonnant même qu’après tant d’exemples effrayans les Citoyens & Bourgeois n’aient pas pris plus de mesures pour la sûreté de leurs personnes, & que toute la matière criminelle reste, sans Edits & sans Loix, presque abandonnée à la discrétion du Conseil. Un service pour lequel seul les Genevois & tous les hommes justes doivent bénir à jamais les Médiateurs, est l’abolition de la question préparatoire. J’ai toujours sur les lèvres un rire amer quand je vois tant de beaux Livres, où les Européens s’admirent & se font compliment sur leur humanité, sortir des mêmes Pays où l’on s’amuse à disloquer & briser les membres des hommes, en attendant qu’on sache s’ils sont coupables ou non. Je définis la torture, un moyen presque infaillible employé par le fort pour charger le foible des crimes dont il le veut punir.] & quant à la maxime, c’est sous des mots très-honnêtes, cacher un sophisme bien cruel. L’intérêt du Magistrat, qui, dans votre Etat, le rend souvent partie contre le Citoyen, jamais contre l’Etranger, exige, dans le premier cas que la Loi prenne des précautions beaucoup plus grandes pour que l’accusé ne soit pas condamné injustement. Cette distinction n’est que trop bien confirmée par les faits. Il n’y a peut-être pas, depuis l’établissement de la République, un seul exemple d’un jugement injuste contre un Etranger ; & qui comptera dans vos annales combien il y en a d’injustes & même d’atroces contre des Citoyens ? Du reste, il est très-vrai que les précautions qu’il importe de prendre pour la sûreté de ceux-ci peuvent sans inconvénient s’étendre à tous les prévenus, parce qu’elles n’ont pas pour but de sauver le coupable, mais de garantir l’innocent. C’est pour cela qu’il n’est fait aucune exception dans l’Article XXX du règlement, qu’on voit assez n’être utile qu’aux Genevois. Revenons à la comparaison du droit négatif dans les deux Etats.
Celui du Roi d’Angleterre consiste en deux choses ; à pouvoir seul convoquer & dissoudre le Corps législatif, & à pouvoir rejetter les Loix qu’on lui propose ; mais il ne consista jamais à empêcher la puissance législative de connoître des infractions qu’il peut faire à la Loi.
D’ailleurs cette force négative est bien tempérée : premièrement, par la Loi triennale,*
[*Devenue septennale par une faute dont les Anglois ne sont pas à se repentir.] qui l’oblige de convoquer un nouveau Parlement au bout d’un certain tems ; de plus, par sa propre nécessité, qui l’oblige à le laisser presque toujours assemblé ;*
[*Le Parlement n’accordant les subsides que pour une année, force ainsi le Roi de les lui redemander tous les ana.] enfin, par le droit négatif de la Chambre des Communes, qui en a, vis-à-vis de lui-même, un non moins puissant que le sien.
Elle est tempérée encore par la pleine autorité que chacune des deux Chambres une fois assemblées a sur elle-même ; soit pour proposer, traiter, discuter, examiner les Loix & toutes les matières du Gouvernement ; soit par la partie de la puissance exécutive qu’elles exercent & conjointement & séparément, tant dans la Chambre des Communes, qui connoît des griefs publics & des atteintes portées aux Loix, que dans la Chambre des Pairs, Juges suprêmes dans les matières criminelles, & sur-tout dans celles qui ont rapport aux crimes d’Etat. Voilà, Monsieur, quel est le droit négatif du Roi d’Angleterre. Si vos Magistrats n’en réclament qu’un pareil, je vous conseille de ne le leur pas contester. Mais je ne vois point quel besoin, dans votre situation présente, ils peuvent jamais avoir de la puissance législative, ni ce qui peut les contraindre à la convoquer pour agir réellement, dans quelque cas que ce puisse être ; puisque de nouvelles Loix ne sont jamais nécessaires à gens qui sont au-dessus des Loix, qu’un Gouvernement qui subsiste avec ses finances, & n’a point de guerre, n’a nul besoin de nouveaux impôts, & qu’en revêtant le corps entier du pouvoir des chefs qu’on en tire, on rend le choix de ces chefs presque indifférent.
Je ne vois pas même en quoi pourroit les contenir le Législateur, qui, quand il existe, n’existe qu’un instant, & ne peut jamais décider que l’unique point sur lequel ils l’interrogent.
Il est vrai que le Roi d’Angleterre peut faire la guerre & la paix ; mais outre que cette puissance est plus apparente que réelle, du moins quant à la guerre, j’ai déjà fait voir ci-devant & dans le Contrat Social que ce n’est pas de cela qu’il s’agit pour vous, & qu’il faut renoncer aux droits honorifiques quand on veut jouir de la liberté. J’avoue encore que ce Prince peut donner & ôter les places au gré de ses vues, & corrompre en détail le Législateur. C’est précisément ce qui met tout l’avantage du côté du Conseil, à qui de pareils moyens sont peu nécessaires & qui vous enchaîne à moindres frais. La corruption est un abus de la liberté ; mais elle est une preuve que la liberté existe, & l’on n’a pas besoin de corrompre les gens que l’on tient en son pouvoir : quant aux places, sans parler de celles dont le Conseil dispose, ou par lui-même ou par le Deux-Cent, il fait mieux pour les plus importantes ; il les remplit de ses propres membres, ce qui lui est plus avantageux encore ; car on est toujours plus sûr de ce qu’on fait par ses mains, que de ce qu’on fait par celles d’autrui. L’histoire d’Angleterre est pleine de preuves de la résistance qu’ont faite les Officiers Royaux à leurs Princes, quand ils ont voulu transgresser les Loix. Voyez si vous trouverez chez vous bien des traits d’une résistance pareille faite au Conseil par les Officiers de l’Etat, même dans les cas les plus odieux ? Quiconque à Geneve est aux gages de la République, cesse à l’instant même d’être Citoyen ; il n’est plus que l’esclave & le satellite des Vingt-cinq, prêt à fouler aux pieds la Patrie & les Loix si-tôt qu’ils l’ordonnent. Enfin la Loi, qui ne laisse en Angleterre aucune puissance au Roi pour mal faire, lui en donne une très-grande pour faire le bien ; il ne paroît pas que ce soit de ce côté que le Conseil est jaloux d’étendre la sienne.
Les Rois d’Angleterre assurés de leurs avantages, sont intéressés à protéger la Constitution présente, parce qu’ils ont peu d’espoir de la changer. Vos Magistrats, au contraire, surs de se servir des formes de la vôtre pour en changer tout-à-fait le fond, sont intéressés à conserver ces formes comme l’instrument de leurs usurpations. Le dernier pas dangereux qu’il leur reste à faire, est celui qu’ils font aujourd’hui. Ce pas fait, ils pourront se dire encore plus intéressés que le Roi d’Angleterre à conserver la Constitution établie, mais par un motif bien différent. Voilà toute la parité que je trouve entre l’Etat politique de l’Angleterre & le vôtre. Je vous laisse à juger dans lequel est la liberté.
Après cette comparaison, l’Auteur, qui se plaît à vous présenter de grands exemples, vous offre celui de l’ancienne Rome. Il lui reproche avec dédain ses Tribuns brouillons & séditieux : il déplore amèrement, sous cette orageuse administration, le triste sort de cette malheureuse Ville, qui pourtant, n’étant rien encore à l’érection de cette Magistrature, eut sous elle cinq cents ans de gloire & de prospérités, & devint la Capitale du monde. Elle finit enfin parce qu’il faut que tout finisse ; elle finit par les usurpations de ses Grands, de ses Consuls, de ses Généraux qui l’envahirent : elle périt par l’excès de sa puissance ; mais elle ne l’avoit acquise que par la bonté de son Gouvernement. On peut dire en ce sens que ses Tribuns la détruisirent*.
[* Les Tribuns ne sortoient point de la Ville ; ils n’avoient aucune autorité hors de ses murs : aussi les Consuls, pour se soustraire à leur inspection, tenoient-ils quelquefois les Comices dans la campagne. Or les fers des Romains ne furent point forgés dans Rome, mais dans ses armées, & ce fut par leurs conquêtes qu’ils perdirent leur liberté. Cette perte ne vint donc pas des Tribuns.
Il est vrai que César se servit d’eux comme Sylla s’étoit servi du Sénat ; chacun prenoit les moyens qu’il jugeoit les plus prompts ou les plus sûrs pour parvenir : mais il faloit bien que quelqu’un parvint, & qu’importoit qui de Marius ou de Sylla, de César ou de Pompée, d’Octave ou d’Antoine fût l’usurpateur ? Quelque parti qui l’emportât, l’usurpation n’en étoit pas moins inévitable ; il faloit des Chefs aux Armées éloignées, & il étoit sûr qu’un de ces Chefs deviendroit le Maître de l’Etat. Le Tribunat ne faisoit pas à cela la moindre chose.
Au reste, cette même sortie que fait ici l’Auteur des Lettres écrites de la Campagne sur les Tribuns du Peuple, avoit été déjà faite en 1715 par M. de Chapeaurouge, Conseiller d’Etat, dans un Mémoire contre l’Office de Procureur-Général. M. Louis le Fort, qui remplissoit alors cette charge avec éclat, lui fit voir dans une
très-belle lettre en réponse à ce Mémoire, que le crédit & l’autorité des Tribuns avoient été le salut de la République, & que sa destruction n’étoit point venue d’eux, mais des Consuls. Sûrement le Procureur-Général Le Fort ne prévoyoit guères par qui seroit renouvelé de nos jours le sentiment qu’il réfutoit si bien.]
Au reste je n’excuse pas les fautes du Peuple Romain, je les ai dites dans le Contrat Social : je l’ai blâmé d’avoir usurpé la puissance exécutive qu’il devoit seulement contenir ;*
[*Voyez le Contrat Social, Livre IV. Chap. V. Je crois qu’on trouvera dans ce chapitre, qui est fort court, quelques bonnes maximes sur cette matière.] j’ai montré sur quels principes le Tribunat devoit être institué, les bornes qu’on devoit lui donner, & comment tout cela se pouvoit faire. Ces règles furent mal suivies à Rome ; elles auroient pu l’être mieux. Toutefois voyez ce que fit le Tribunat avec ses abus ; que n’eût-il point fait, bien dirigé ? Je vois peu ce que veut ici l’Auteur des Lettres : pour conclure contre lui-même, j’aurois pris le même exemple qu’il a choisi.
Mais n’allons pas chercher si loin ces illustres exemples, si fastueux par eux-mêmes & si trompeurs, par leur application. Ne laissez point forger vos chaînes par l’amour-propre. Trop petits pour vous comparer à rien, restez en vous-mêmes, & ne vous aveuglez point sur votre position. Les anciens Peuples ne sont plus un modèle pour les modernes ; ils leur sont trop étrangers à tous égards. Vous sur-tout, Genevois, gardez votre place, & n’allez point aux objets élevés qu’on vous présente pour vous cacher l’abyme qu’on creuse au-devant de vous. Vous n’êtes ni Romains, ni Spartiates, vous n’êtes pas même Athéniens. Laissez là ces grands noms qui ne vous vont point. Vous êtes des Marchands, des Artisans, des Bourgeois, toujours occupés de leurs intérêts privés, de leur travail, de leur trafic, de leur gain ; des gens pour qui la liberté même n’est qu’un moyen d’acquérir sans obstacle & de posséder en sûreté.
Cette situation demande pour vous des maximes particulières. N’étant pas oisifs comme étoient les anciens Peuples, vous ne pouvez comme eux vous occuper sans cesse du Gouvernement : mais par cela même que vous pouvez moins y veiller de suite, il doit être institué de manière qu’il vous soit plus aisé d’en voir les manœuvres & de pourvoir aux abus. Tout soin public que votre intérêt exige, doit vous être rendu d’autant plus facile à remplir, que c’est un soin qui vous coûte & que vous ne prenez pas volontiers. Car vouloir vous en décharger tout-à-fait, c’est vouloir cesser d’être libres. Il faut opter, dit le Philosophe bienfaisant, & ceux qui ne peuvent supporter le travail, n’ont qu’à chercher le repos dans la servitude.
Un Peuple inquiet, désœuvré, remuant, &, faute d’affaires particulières, toujours prêt à se mêler de celles de l’Etat, a besoin d’être contenu, je le sais ; mais encore un coup, la Bourgeoisie de Geneve est-elle ce Peuple-là ? Rien n’y ressemble moins ; elle en est l’antipode. Vos Citoyens, tout absorbés dans leurs occupations domestiques & toujours froids sur le reste, ne songent à l’intérêt public que quand le leur propre est attaqué. Trop peu soigneux d’éclairer la conduite de leurs Chefs, ils ne voient les fers qu’on leur prépare que quand ils en sentent le poids. Toujours distraits, toujours trompés, toujours fixés sur d’autres objets, ils se laissent donner le change sur le plus important de tous, & vont toujours cherchant le remède, faute d’avoir su prévenir le mal. À force de compasser leurs démarches, ils ne les font jamais qu’après coup. Leurs lenteurs les auroient déjà perdus cent fois, si l’impatience du Magistrat ne les eût sauvés, & si, pressé d’exercer ce pouvoir suprême auquel il aspire, il ne les eût lui-même avertis du danger.
Suivez l’historique de votre Gouvernement ; vous verrez toujours le Conseil, ardent dans ses entreprises, les manquer le plus souvent par trop d’empressement à les accomplir, & vous verrez toujours la Bourgeoisie revenir enfin sur ce qu’elle a laissé faire sans y mettre opposition.
En 1570, l’Etat étoit obéré de dettes & affligé de plusieurs fléaux. Comme il étoit mal-aisé dans la circonstance d’assembler souvent le Conseil général, on y propose d’autoriser les Conseils de pourvoir aux besoins présens : la proposition passe. Ils partent de-là pour s’arroger le droit perpétuel d’établir des impôts, & pendant plus d’un siècle on les laisse faire sans la moindre opposition.
En 1714, on fait, par des vues secretes,*
[* Il en a été parlé ci-devant] l’entreprise immense & ridicule des fortifications, sans daigner consulter le Conseil général, & contre la teneur des Edits. En conséquence de ce beau projet, on établit pour dix ans des impôts, sur lesquels on ne le consulte pas davantage. Il s’élève quelques plaintes ; on les dédaigne ; & tout se tait.
En 1725, le terme des impôts expire, il s’agit de les prolonger. C’étoit pour la Bourgeoisie le moment tardif, mais nécessaire, de revendiquer son droit négligé si long-tems. Mais la peste de Marseille & la Banque royale ayant dérangé le commerce, chacun, occupé des dangers de sa fortune, oublie ceux de sa liberté. Le Conseil, qui n’oublie pas ses vues, renouvelle en Deux-Cent les impôts, sans qu’il soit question du Conseil général.
À l’expiration du second terme les Citoyens se réveillent, &, après cent soixante ans d’indolence, ils réclament enfin tout de bon leur droit. Alors, au lieu de céder ou temporiser, on trame une conspiration.*
[*Il s’agissoit de former, par une enceinte barricadée, une espèce de Citadelle autour de l’élévation sur laquelle est l’Hôtel-de-Ville, pour asservir de-là tout le Peuple. Les bois déjà préparés pour cette enceinte, un plan de disposition pour la garnir, les ordres donnés en conséquence aux Capitaines de la garnison, des transports de munitions & d’armes de l’Arsenal à l’Hôtel-de-Ville, le tamponnement de vingt-deux pièces de canon dans un boulevard éloigné, le transmarchement clandestin de plusieurs autres, en un mot tous les apprêts de la plus violente entreprise faits sans l’aveu des Conseils par le Syndic de la Garde & d’autres Magistrats, ne purent suffire, quand tout cela fut découvert, pour obtenir qu’on fît le procès aux coupables, ni même qu’on improuvât nettement leur projet. Cependant la Bourgeoisie, alors maîtresse de la Place, les laissa paisiblement sortir sans troubler leur retraîte, sans leur faire la moindre insulte, sans entrer dans leurs maisons, sans inquiéter leurs familles, sans toucher à rien qui leur appartînt. En tout autre pays le Peuple eût commencé par massacrer ces Conspirateurs, & mettre leurs maisons au pillage.] Le complot se découvre ; les Bourgeois sont forcés de prendre les armes, & par cette violente entreprise le Conseil perd en un moment un siècle d’usurpation.
À peine tout semble pacifié, que, ne pouvant endurer cette espèce de défaite, on forme un nouveau complot. Il faut derechef recourir aux armes ; les Puissances voisines interviennent, & les droits mutuels sont enfin réglés.
En 1650, les Conseils inférieurs introduisent dans leurs Corps une manière de recueillir les suffrages, meilleure que celle qui est établie, mais qui n’est pas conforme aux Edits. On continue en Conseil général de suivre l’ancienne où se glissent bien des abus, & cela dure cinquante ans & davantage, avant que les Citoyens songent à se plaindre de la contravention ou à demander l’introduction d’un pareil usage dans le Conseil dont ils sont membres. Ils la demandent enfin ; & ce qu’il y a d’incroyable, est qu’on leur oppose tranquillement ce même Edit qu’on viole depuis un demi-siècle.
En 1707, un Citoyen est jugé clandestinement contre les Loix, condamné, arquebusé dans la prison, un autre est pendu sur la déposition d’un seul faux-témoin connu pour tel, un autre est trouvé mort. Tout cela passe, & il n’en est plus parlé qu’en 1734, que quelqu’un s’avise de demander au Magistrat des nouvelles du Citoyen arquebusé trente ans auparavant.
En 1736, on érige des Tribunaux criminels sans Syndics. Au milieu des troubles qui régnoient alors, les Citoyens, occupés de tant d’autres affaires, ne peuvent songer à tout. En 1758, on répète la même manœuvre : celui qu’elle regarde veut se plaindre ; on le fait taire & tout se tait. En 1762, on la renouvelle encore :*
[*Et à quelle occasion ! Voilà une inquisition d’Etat à faire frémir. Est-il concevable que dans un Pays libre on punisse criminellement un Citoyen pour avoir, dans une lettre à un autre Citoyen non imprimée, raisonné en termes décens & mesurés sur la conduite du Magistrat envers un troisieme Citoyen ? Trouvez-vous des exemples de violences pareilles dans les Gouvernemens les plus absolus ? À la retraite de M. de Silhouette, je lui écrivis une lettre qui courut Paris. Cette Lettre étoit d’une hardiesse que je ne trouve pas moi-même exempte de blâme ; c’est peut-être la seule chose répréhensible que j’aie écrite en ma vie. Cependant, m’a-t-on dit le moindre mot à ce sujet ? On n’y a pas même songé. En France on punit les libelles ; on fait très-bien : mais on laisse aux Particuliers une liberté honnête de raisonner entre eux sur les affaires publiques, & il est inouÏ qu’on ait cherché querelle à quelqu’un pour avoir, dans des lettres restées manuscrites, dit son avis, sans satire & sans invective, sur ce qui se fait dans les Tribunaux. Après avoir tant aimé le Gouvernement républicain, faudra-t-il changer de sentiment dans ma vieillesse, & trouver enfin qu’il y a plus de véritable liberté dans les Monarchies que dans nos Républiques ?] les Citoyens se plaignent enfin l’année suivante. Le Conseil répond : vous venez trop tard ; l’usage est établi.
En Juin 1762, un citoyen, que le Conseil avoit pris en haine, est flétri dans ses Livre s, & personnellement décrété contre l’Edit le plus formel. Ses parens étonnés demandent, par requête, communication du décret : elle leur est refusée, & tout se tait. Au bout d’un an d’attente, le Citoyen flétri, voyant que nul ne proteste, renonce à son droit de Cité. La Bourgeoisie ouvre enfin les yeux, & réclame contre la violation de la Loi : il n’étoit plus tems.
Un fait plus mémorable par son espèce, quoiqu’il ne s’agisse que d’une bagatelle, est celui du Sieur Bardin. Un Libraire commet à son Correspondant des exemplaires d’un Livre nouveau ; avant que les exemplaires arrivent, le Livre est défendu. Le Libraire va déclarer au Magistrat sa commission, & demander ce qu’il doit faire. On lui ordonne d’avertir quand les exemplaires arriveront ; ils arrivent, il les déclare ; on les saisit ; il attend qu’on les lui rende ou qu’on les lui paye ; on ne fait ni l’un ni l’autre : il les redemande, on les garde. Il présente requête pour qu’ils soient renvoyés, rendus, ou payés. On refuse tout. Il perd ses Livres ; & ce sont des hommes publics, chargés de punir le vol, qui les ont gardés.
Qu’on pèse bien toutes les circonstances de ce fait, & je doute qu’on trouve aucun autre exemple semblable dans aucun Parlement, dans aucun Sénat, dans aucun Conseil, dans aucun Divan, dans quelque Tribunal que ce puisse être. Si l’on vouloit attaquer le droit de propriété sans raison, sans prétexte, & jusque dans sa racine, il seroit impossible de s’y prendre plus ouvertement. Cependant l’affaire passe, tout le monde se tait, &, sans des griefs plus graves, il n’eût jamais été question de celui-là. Combien d’autres sont restés dans l’obscurité, faute d’occasions pour les mettre en évidence ?
Si l’exemple précédent est peu important en lui-même, en voici un d’un genre bien différent. Encore un peu d’attention, Monsieur, pour cette affaire, & je supprime toutes celles que je pourrois ajouter.
Le 20 novembre 1763, au Conseil général assemblé pour l’élection du Lieutenant & du Trésorier, les Citoyens remarquent une différence entre l’Edit imprimé qu’ils ont & l’Edit manuscrit dont un Secrétaire d’Etat fait lecture, en ce que l’élection du Trésorier doit par le premier se faire avec celle des Syndics, & par le second avec celle du Lieutenant. Ils remarquent de plus, que l’élection du Trésorier, qui, selon l’Edit, doit se faire tous les trois ans, ne se fait que tous les six ans selon l’usage, & qu’au bout des trois ans, on se contente de proposer la confirmation de celui qui est en place.
Ces différences du texte de la Loi entre le manuscrit du Conseil & l’Edit imprimé, qu’on n’avoit point encore observées, en font remarquer d’autres qui donnent de l’inquiétude sur le reste. Malgré l’expérience qui apprend aux Citoyens l’inutilité de leurs Représentations les mieux fondées, ils en font à ce sujet de nouvelles, demandant que le texte original des Edits soit déposé en Chancellerie ou dans tel autre lieu publie au choix du Conseil, où l’on puisse comparer ce texte avec l’imprimé.
Or vous vous rappellerez, Monsieur, que par l’article XLII de l’Edit de 1738, il est dit qu’on fera imprimer au plutôt un Code général des Loix de l’Etat, qui contiendra tous les Edits & Règlemens. Il n’a pas encore été question de ce Code au bout de vingt-six ans, & les Citoyens ont gardé le silence !*
[*De quelle excuse, de quel prétexte peut-on couvrir l’inobservation d’un article aussi exprès & aussi important ? Cela ne se conçoit pas. Quand par hasard on en parle à quelques Magistrats en conversation, ils répondent froidement : Chaque Edit particulier est imprimé, rassemblez-les. Comme si l’on étoit sûr que tout fût imprimé, & comme si le recueil de ces chiffons formoit un corps complet, un code général, revêtu de l’authenticité requise & tel que l’annonce l’Article XLII ! Est-ce ainsi que ces Messieurs remplissent un engagement aussi formel ? Quelles conséquences sinistres ne pourroit-on pas tirer de pareilles omissions ?] Vous vous rappellerez encore, que dans un Mémoire imprimé en 1745, un membre proscrit des Deux-Cents jetta de violens soupçons sur la fidélité des Edits imprimés en 1713, & réimprimés en 1735, deux époques également suspectes. Il dit avoir collationné sur des Edits manuscrits ces imprimés, dans lesquels il affirme avoir trouvé quantité d’erreurs dont il a fait note, & il rapporte les propres termes d’un Edit de 1556, omis tout entier dans l’imprimé. À des imputations si graves le Conseil n’a rien répondu, & les Citoyens ont gardé le silence.
Accordons, si l’on veut, que la dignité du Conseil ne lui permettoit pas de répondre alors aux imputations d’un proscrit. Cette même dignité, l’honneur compromis, la fidélité suspectée exigeoient maintenant une vérification que tant d’indices rendoient nécessaire, & que ceux qui la demandoient avoient droit d’obtenir.
Point du tout. Le petit Conseil justifie le changement fait à l’Edit, par un ancien usage auquel le Conseil général ne s’étant pas opposé dans son origine n’a plus droit de s’opposer aujourd’hui.
Il donne pour raison de la différence qui est entre le Manuscrit du Conseil & l’imprimé, que ce Manuscrit est un recueil des Edits avec les changemens pratiqués, & consentis par le silence du Conseil général ; au lieu que l’imprimé n’est que le recueil des mêmes Edits, tels qu’ils ont passé en Conseil général.
Il justifie la confirmation du Trésorier contre l’Edit qui veut que l’on en élise un autre, encore par un ancien usage. Les Citoyens n’apperçoivent pas une contravention aux Edits, qu’il n’autorise par des contraventions antérieures : ils ne font pas une plainte qu’il ne rebute, en leur reprochant de ne s’être pas plaints plutôt.
Et quant à la communication du texte original des Loix, elle est nettement refusée : *
[*Ces refus si durs & si sûrs à toutes les Représentations les plus raisonnables & les plus justes, paroissent peu naturels. Est-il concevable que le Conseil de Geneve, composé dans sa majeure partie d’hommes éclairés & judicieux, n’ait pas senti le scandale odieux, & même effrayant, de refuser à des hommes libres, à des membres du Législateur, la communication du texte authentique des Loix, & de fomenter ainsi comme à plaisir des soupçons produits par l’air de mystère & de ténèbres dont il s’environne sans cesse à leurs yeux ? Pour moi, je penche à croire que ces refus lui coûtent, mais qu’il s’est prescrit pour règle de faire tomber l’usage des Représentations, par des réponses constamment négatives. En effet, est-il à présumer que les hommes les plus patiens ne se rebutent pas de demander pour ne rien obtenir ? Ajoutez la proposition déjà faite en Deux-Cent d’informer contre les Auteurs des dernières Représentations, pour avoir usé d’un droit que la Loi leur donne. Qui voudra désormais s’exposer à des poursuites, pour des démarches qu’on sait d’avance être sans succès ? Si c’est-là le plan que s’est fait le petit Conseil, il faut avouer qu’il le suit très-bien.] soit comme étant contraire aux règles ; soit parce que les Citoyens & Bourgeois ne doivent connoître d’autre texte des Loix que le texte imprimé, quoique le petit Conseil en suive un autre & le fasse suivre en Conseil général.*
[*Extrait des Registres du Conseil du 7 Décembre 1763, en réponse aux Représentations verbales faites le 21 Novembre par six Citoyens ou Bourgeois.]
Il est donc contre les règles que celui qui a passé un acte ait communication de l’original de cet acte, lorsque les variantes dans les copies les lui font soupçonner de falsification ou d’incorrection, & il est dans la règle qu’on ait deux différens textes des mêmes Loix, l’un pour les particuliers, & l’autre pour le Gouvernement ! Ouites-vous jamais rien de semblable ? Et toutefois sur toutes ces découvertes tardives, sur tous ces refus révoltans, les Citoyens, éconduits dans leurs demandes les plus légitimes, se taisent, attendent, & demeurent en repos.
Voilà, Monsieur, des faits notoires dans votre Ville, & tous plus connus de vous que de moi ; j’en pourrois ajouter cent autres, sans compter ceux qui me sont échappés. Ceux-ci suffiront pour juger si la Bourgeoisie de Geneve est ou fut jamais, je ne dis pas remuante & séditieuse, mais vigilante, attentive, facile à s’émouvoir pour défendre ses droits les mieux établis & le plus ouvertement attaqués.
On nous dit qu’une Nation vive, ingénieuse, & très-occupée de ses droits politiques, auroit un extrême besoin de donner à son Gouvernement une force négative. *
[* Page 170.] En expliquant cette force négative on peut convenir du principe ; mais est-ce à vous qu’on en veut faire l’application ? A-t-on donc oublié qu’on vous donne ailleurs plus de sang-froid qu’aux autres Peuples ?*
[* Page 154] Et comment peut-on dire que celui de Geneve s’occupe beaucoup de ses droits politiques, quand on voit qu’il ne s’en occupe jamais que tard, avec répugnance, & seulement quand le péril le plus pressant l’y contraint ? De sorte qu’en n’attaquant pas si brusquement les droits de la Bourgeoisie, il ne tient qu’au Conseil qu’elle ne s’en occupe jamais. Mettons un moment en parallèle les deux partis, pour juger duquel l’activité est le plus à craindre, & où doit être placé le droit négatif pour modérer cette activité.
D’un côté je vois un Peuple très-peu nombreux, paisible & froid, composé d’hommes laborieux, amateurs du gain, soumis pour leur propre intérêt aux Loix & à leurs Ministres, tout occupés de leur négoce ou de leurs métiers ; tous, égaux par leurs droits & peu distingués par la fortune, n’ont entre eux ni chefs ni cliens ; tous, tenus par leur commerce, par leur état, par leurs biens, dans une grande dépendance du Magistrat, ont à le ménager ; tous craignent de lui déplaire ; s’ils veulent se mêler des affaires publiques, c’est toujours au préjudice des leurs. Distraits d’un côté par des objets plus intéressans pour leurs familles ; de l’autre, arrêtés par des considérations de prudence, par l’expérience de tous les tems, lui leur apprend combien dans un aussi petit Etat que le vôtre, où tout particulier est incessamment sous les yeux du Conseil, il est dangereux de l’offenser, ils sont portés par les raisons les plus fortes à tout sacrifier à la paix : car c’est par elle seule qu’ils peuvent prospérer ; & dans cet état de choses, chacun, trompé par son intérêt privé, aime encore mieux être protégé que libre, & fait sa cour pour faire son bien.
De l’autre côté je vois dans une petite Ville, dont les affaires sont au fond très-peu de chose, un Corps de Magistrats indépendant & perpétuel, presque oisif par état, faire sa principale occupation d’un intérêt très-grand & très-naturel pour ceux qui commandent, c’est d’accroître incessamment son empire ; car l’ambition comme l’avarice se nourrit de ses avantages, & plus on étend sa puissance, plus on est dévoré du désir de tout pouvoir. Sans cesse attentif à marquer des distances trop peu sensibles dans ses égaux de naissance, il ne voit en eux que ses inférieurs, & brûle d’y voir ses sujets. Armé de toute la force publique, dépositaire de toute l’autorité, interprète & dispensateur des Loix, qui le gênent, il s’en fait une arme offensive & défensive, qui le rend redoutable, respectable, sacré pour tous ceux qu’il veut outrager. C’est au nom même de la Loi qu’il peut la transgresser impunément Il peut attaquer la constitution en feignant de la défendre ; il peut punir comme un rebelle quiconque ose la défendre en effet. Toutes les entreprises de ce Corps lui deviennent faciles ; il ne laisse à personne le droit de les arrêter ni d’en connoître : il peut agir, différer, suspendre ; il peut séduire, effrayer, punir ceux qui lui résistent ; & s’il daigne employer pour cela des prétextes, c’est plus par bienséance que par nécessité. Il a donc la volonté d’étendre sa puissance, & le moyen de parvenir à. tout ce qu’il veut. Tel est l’état relatif du petit Conseil & de la Bourgeoisie de Geneve. Lequel de ces deux Corps doit avoir le pouvoir négatif pour arrêter les entreprises de l’autre ? L’Auteur des Lettres assure que c’est le premier.
Dans la plupart des Etats les troubles internes viennent d’une populace abrutie & stupide, échauffée d’abord par d’insupportables vexations, puis ameutée en secret par des brouillons adroits, revêtus de quelque autorité qu’ils veulent étendre. Mais est-il rien de plus faux qu’une pareille idée appliquée à la Bourgeoisie de Geneve, à sa partie au moins qui fait face à la puissance pour le maintien des Loix ? Dans tous les tems cette partie a toujours été l’ordre moyen entre les riches & les pauvres, entre les chefs de l’Etat & la populace. Cet ordre, composé d’hommes à-peu-près égaux en fortune, en état, en lumières, n’est ni assez élevé pour avoir des prétentions, ni assez bas pour n’avoir rien à perdre. Leur grand intérêt, leur intérêt commun est que les Loix soient observées, les Magistrats respectés, que la constitution se soutienne, & que l’Etat soit tranquille. Personne dans cet ordre ne jouit à nul égard d’une telle supériorité sur les autres, qu’il puisse les mettre en jeu pour son intérêt particulier. C’est la plus saine partie de la République, la seule qu’on soit assuré ne pouvoir, dans sa conduite, se proposer d’autre objet que le bien de tous. Aussi voit-on toujours dans leurs démarches communes une décence, une modestie, une fermeté respectueuse, une certaine gravité d’hommes qui se sentent dans leur droit & qui se tiennent dans leur devoir. Voyez, au contraire, de quoi l’autre partie s’étaye : de gens qui nagent dans l’opulence, & du Peuple le plus abject. Est-ce dans ces deux extrêmes, l’un fait pour acheter, l’autre pour se vendre, qu’on doit chercher l’amour de la justice & des Loix ? C’est par eux toujours que l’Etat dégénère : Le riche tient la Loi dans sa bourse, & le pauvre aime mieux du pain que la liberté. Il suffit de comparer ces deux partis, pour juger lequel doit porter aux Loix la première atteinte, & cherchez en effet dans votre histoire si tous les complots ne sont pas toujours venus du côté de la Magistrature, & si jamais les Citoyens ont eu recours à la force que lorsqu’il l’a fallu pour s’en garantir.
On raille, sans doute, quand, sur les conséquences du droit que réclament vos Concitoyens, on vous représente l’Etat en proie à la brigue, à la séduction, au premier venu. Ce droit négatif que veut avoir le Conseil fut inconnu jusqu’ici ; quels maux en est-il arrivé ? Il en fût arrivé d’affreux, s’il eût voulu s’y tenir quand la Bourgeoisie a fait valoir le sien. Rétorquez l’argument qu’on tire de deux cents ans de prospérité ; que peut-on répondre ? Ce Gouvernement, direz-vous, établi par le tems, soutenu par tant de titres, autorisé par un si long usage, consacré par ses succès, & où le droit négatif des Conseils fut toujours ignoré, ne vaut-il pas bien cet autre Gouvernement arbitraire, dont nous ne connoissons encore ni les propriétés, ni ses rapports avec notre bonheur, & où la raison ne peut nous montrer que le comble de notre misère ?
Supposer tous les abus dans le parti qu’on attaque, & n’en supposer aucun dans le sien, est un sophisme bien grossier & bien ordinaire, dont tout homme sensé doit se garantir. Il faut supposer des abus de part & d’autre, parce qu’il s’en glisse par-tout ; mais ce n’est pas à dire qu’il y ait égalité dans leurs conséquences. Tout abus est un mal, souvent inévitable, pour lequel on ne doit pas proscrire ce qui est bon en soi. Mais comparez, & vous trouverez d’un côté des maux sûrs, des maux terribles, sans borne & sans fin ; de l’autre, l’abus même difficile, qui, s’il est grand, sera passager, & tel, que quand il a lieu, il porte toujours avec lui son remède. Car, encore une fois, il n’y a de liberté possible que dans l’observation des Loix ou de la volonté générale, & il n’est pas plus dans la volonté générale de nuire à tous, que dans la volonté particulière de nuire à soi-même. Mais supposons cet abus de la liberté aussi naturel que l’abus de la puissance. Il y aura toujours cette différence entre l’un & l’autre, que l’abus de la liberté tourne au préjudice du Peuple qui en abuse, & le punissant de son propre tort le force à en chercher le remède ; ainsi de ce côté le mal n’est jamais qu’une crise, il ne peut faire un état permanent. Au lieu que l’abus de la puissance ne tournant point au préjudice du puissant, mais du foible, est, par sa nature, sans mesure, sans frein, sans limites. Il ne finit que par la destruction de celui qui seul en ressent le mal. Disons donc qu’il faut que le Gouvernement appartienne au petit nombre, l’inspection sur le Gouvernement à la généralité, & que si de part ou d’autre l’abus est inévitable, il vaut encore mieux qu’un Peuple soit malheureux par sa faute qu’opprimé sous la main d’autrui.
Le premier & le plus grand intérêt public est toujours la justice. Tous veulent que les conditions soient égales pour tous, & la justice n’est que cette égalité. Le Citoyen ne veut que les Loix & que l’observation des Loix. Chaque particulier dans le Peuple soit bien que s’il y a des exceptions elles ne seront pas en sa faveur. Ainsi tous craignent les exceptions, & qui craint les exceptions aime la Loi. Chez les Chefs, c’est toute autre chose : leur état même est un état de préférence, & ils cherchent des préférences par-tout.*
[*La justice dans le Peuple est une vertu d’état ; la violence & la tyrannie est de même dans les Chefs un vice d’état. Si nous étions à leurs places, nous autres particuliers, nous deviendrions comme eux violens usurpateurs iniques. Quand des Magistrats viennent donc nous prêcher leur intégrité, leur modération, leur justice, ils nous trompent, s’ils veulent obtenir ainsi la confiance que nous ne leur devons pas : non qu’ils ne puissent avoir personnellement ces vertus dont ils se vantent ; mais alors ils font une exception, & ce n’est pas aux exceptions que la Loi doit avoir égard.] S’ils veulent des Loix, ce n’est pu pour leur obéir, c’est pour en être les arbitres. Ils veulent des Loix pour se mettre à leur place & pour se faire craindre en leur nom. Tout les favorise dans ce projet. Ils se servent des droits qu’ils ont, pour usurper sans risque ceux qu’ils n’ont pas. Comme ils parlent toujours au nom de la Loi, même en la violant, quiconque ose la défendre contre eux, est un séditieux, un rebelle : il doit périr ; & pour eux, toujours sûrs de l’impunité dans leurs entreprises, le pis qui leur arrive est de ne pas réussir. S’ils ont besoin d’appuis, par-tout ils en trouvent. C’est une ligue naturelle que celle des forts, & ce qui fait la foiblesse des foibles, est de ne pouvoir se liguer ainsi. Tel est le destin du Peuple, d’avoir toujours au-dedans & au-dehors ses parties pour juges. Heureux ! quand il en peut trouver d’assez équitables pour le protéger contre leurs propres maximes, contre ce sentiment si gravé dans le cœur humain, d’aimer & favoriser les intérêts semblables aux nôtres ! Vous avez eu cet avantage une fois, & ce fut contre toute attente. Quand la Médiation fut acceptée, on vous crut écrasés : mais vous eûtes des défenseurs éclairés & fermes, des Médiateurs intègres & généreux : la justice & la vérité triomphèrent. Puissiez-vous être heureux deux fois ! vous aurez joui d’un bonheur bien rare, & dont vos oppresseurs ne paroissent guere alarmés.
Après vous avoir étalé tous les maux imaginaires d’un droit aussi ancien que votre Constitution, & qui jamais n’a produit aucun mal, on pallie, on nie ceux du droit nouveau qu’on usurpe, & qui se font sentir dès aujourd’hui. Forcé d’avouer que le Gouvernement peut abuser du droit négatif jusqu’à la plus intolérable tyrannie, on affirme que ce qui arrive n’arrivera pas, & l’on change en possibilité sans vraisemblance ce qui se passe aujourd’hui sous vos yeux. Personne, ose-t-on dire, ne dira que le Gouvernement ne soit équitable & doux ; & remarquez que cela se dit en réponse à des Représentations où l’on se plaint des injustices & des violences du Gouvernement. C’est-là vraiment ce qu’on peut appeler du beau style ; c’est l’éloquence de Périclès, qui, renversé par Thucydide à la lutte, prouvoit aux spectateurs que c’étoit lui qui l’avoit terrassé.
Ainsi donc, en s’emparant du bien d’autrui sans prétexte, en emprisonnant sans raison les innocens, en flétrissant un Citoyen sans l’ouïr, en jugeant illégalement un autre, en protégeant les Livres obscènes, en brûlant ceux qui respirent la vertu, en persécutant leurs auteurs, en cachant le vrai texte des Loix, en refusant les satisfactions les plus justes, en exerçant le plus dur despotisme, en détruisant la liberté qu’ils devroient défendre, en opprimant la Patrie dont ils devroient être les pères, ces Messieurs se font compliment à eux-mêmes sur la grande équité de leurs jugements ; ils s’extasient sur la douceur de leur administration, ils affirment avec confiance que tout le monde est de leur avis sur ce point. Je doute fort, toutefois, que cet avis soit le vôtre, & je suis sûr au moins qu’il n’est pas celui des Représentans.
Que l’intérêt particulier ne me rende point injuste. C’est de tous nos penchans celui contre lequel je me tiens le plus en garde, & auquel j’espère avoir le mieux résisté. Votre Magistrat est équitable dans les choses indifférentes, je le crois porté même à l’être toujours ; ses places sont peu lucratives ; il rend la justice & ne la vend point ; il est personnellement intègre, désintéressé, & je sais que dans ce Conseil si despotique, il règne encore de la droiture & des vertus. En vous montrant les conséquences du droit négatif, je vous ai moins dit ce qu’ils feront, devenus Souverains, que ce qu’ils continueront à faire pour l’être. Une fois reconnus tels, leur intérêt sera d’être toujours justes, & il l’est dès aujourd’hui d’être justes le plus souvent : mais malheur à quiconque osera recourir aux Loix encore, & réclamer la liberté ! C’est contre ces infortunés que tout devient permis, légitime. L’équité, la vertu, l’intérêt même ne tiennent point devant l’amour de la domination ; & celui qui sera juste, étant le maître, n’épargne aucune injustice pour le devenir.
Le vrai chemin de la tyrannie n’est point d’attaquer directement le bien public ; ce seroit réveiller tout le monde pour le défendre : mais c’est d’attaquer successivement tous ses défenseurs, & d’effrayer quiconque oseroit encore aspirer à l’être. Persuadez à tous que l’intérêt publie n’est celui de personne, & par cela seul la servitude est établie ; car quand chacun sera sous le joug, où sera la liberté commune ? Si quiconque ose parler est écrasé dans l’instant même, où seront ceux qui voudront l’imiter ? & quel sera l’organe de la généralité, quand chaque individu gardera le silence ? Le Gouvernement sévira donc contre les zélés & sera juste avec les autres, jusqu’à ce qu’il puisse être injuste avec tous impunément. Alors sa justice ne sera plus qu’une économie pour ne pas dissiper sans raison son propre bien.
Il y a donc un sens dans lequel le Conseil est juste, & doit l’être par intérêt : mais il y en a un dans lequel il est du systême qu’il s’est fait d’être souverainement injuste, & mille exemples ont dû vous apprendre combien la protection des Loix est insuffisante contre la haine du Magistrat. Que sera-ce, lorsque, devenu seul maître absolu par son droit négatif, il ne sera plus gêné par rien dans sa conduite, & ne trouvera plus d’obstacle à ses passions ? Dans un si petit Etat où nul ne peut se cacher dans la foule, qui ne vivra pas alors dans vivra pas alors dans d’éternelles frayeurs, & ne sentira pas à chaque instant de sa vie le malheur d’avoir ses égaux pour maîtres ? Dans les grands Etats les particuliers sont trop loin du Prince & des Chefs pour en être vus, leur petitesse les sauve ; & pourvu que le peuple paye, on le laisse en paix. Mais vous ne pourrez faire un pu sans sentir le poids de vos fers. Les parens, les amis, les protégés, les espions de vos maîtres seront plus vos maîtres qu’eux ; vous n’oserez ni défendre vos droits, ni réclamer votre bien, crainte de vous faire des ennemis ; les recoins les plus obscurs ne pourront vous dérober à la tyrannie, il faudra nécessairement en être satellite ou victime. Vous sentirez à la fois l’esclavage politique & le civil, à peine oserez-vous respirer en liberté. Voilà, Monsieur, où doit naturellement vous mener l’usage du droit négatif tel que le Conseil se l’arroge. Je crois qu’il n’en voudra pas faire un usage aussi funeste, mais il le pourra certainement ; & la seule certitude qu’il peut impunément être injuste, vous fera sentir les mêmes maux que s’il l’étoit en effet.
Je vous ai montré, Monsieur, l’état de votre Constitution tel qu’il se présente à mes yeux. Il résulte de cet exposé que cette Constitution, prise dans son ensemble, est bonne & saine, & qu’en donnant à la liberté ses véritables bornes, elle lui donne en même tems toute la solidité qu’elle doit avoir. Car le Gouvernement ayant un droit négatif contre les innovations du Législateur, & le Peuple un droit négatif contre les usurpations du Conseil, les Loix seules regnent & regnent sur tous ; le premier de l’Etat ne leur est pu moins soumis que le dernier, aucun ne peut les enfreindre, nul intérêt particulier ne peut les changer, & la Constitution demeure inébranlable.
Mais si au contraire les Ministres des Loix en deviennent les seuls arbitres, & qu’ils puissent les faire parler ou taire à leur gré ; un droit de Représentation, seul garant des Loix & de la liberté, n’est qu’un droit illusoire & vain, qui n’ait en aucun cas aucun effet nécessaire ; je ne vois point de servitude pareille à la vôtre, & l’image de la liberté n’est plus chez vous qu’un leurre méprisant & puéril, qu’il est même indécent d’offrir à des hommes sensés. Que sert alors d’assembler le Législateur, puisque la volonté du Conseil est l’unique Loi ? Que sert d’élire solemnellement des Magistrats qui d’avance étoient déjà vos Juges, & qui ne tiennent de cette élection qu’un pouvoir qu’ils exerçoient auparavant ? Soumettez-vous de bonne grâce, & renoncez à ces jeux d’enfans, qui, devenus frivoles, ne sont pour vous qu’un avilissement de plus.
Cet état étant le pire où l’on puisse tomber, n’a qu’un avantage ; c’est qu’il ne sauroit changer qu’en mieux. C’est l’unique ressource des maux extrêmes ; mais cette ressource est toujours grande, quand des hommes de sens & de cœur la sentent & savent s’en prévaloir. Que la certitude de ne pouvoir tomber plus bas que vous n’êtes, doit vous rendre fermes dans vos démarches ! mais soyez sûrs que vous ne sortirez point de l’abyme, tant que vous serez divisés, tant que les uns voudront agir & les autres rester tranquilles.
Me voici, Monsieur, à la conclusion de ces Lettres. Après vous avoir montré l’état où vous êtes, je n’entreprendrai point de vous tracer la route que vous devez suivre, pour en sortir. S’il en est une, étant sur les lieux mêmes, vous & vos Concitoyens la devez voir mieux que moi ; quand on sait où l’on est & où l’on doit aller, on peut se diriger sans peine.
L’Auteur des Lettres dit que, si on remarquoit dans un Gouvernement une pente à la violence, il ne faudroit pas attendre à la redresser que la tyrannie s’y fût fortifiée.*
[* Page 172.] Il dit encore, en supposant un cas qu’il traite à la vérité de chimere, qu’il resteroit un remède triste, mais légal, & qui, dans ce cas extrême, pourroit être employé comme on emploie la main d’un Chirurgien quand la gangrene se déclare. *
[* Page 101.] Si vous êtes ou non dans ce cas supposé chimérique, c’est ce que je viens d’examiner. Mon conseil n’est donc plus ici nécessaire ; l’Auteur des Lettres vous l’a donné pour moi. Tous les moyens de réclamer contre l’injustice sont permis quand ils sont paisibles, à plus forte raison sont permis ceux qu’autorisent les loix.
Quand elles sont transgressées dans des cas particuliers, vous avez le droit de Représentation pour y pourvoir. Mais quand ce droit même est contesté, c’est le cas de la garantie. Je ne l’ai point mise au nombre des moyens qui peuvent rendre efficace une Représentation ; les Médiateurs eux-mêmes n’ont point entendu l’y mettre, puisqu’ils ont déclaré ne vouloir porter nulle atteinte à l’indépendance de l’Etat, & qu’alors, cependant, ils auroient mis, pour ainsi dire, la clef du Gouvernement dans leur poche.*
[*La conséquence d’un tel systême eût été d’établir un Tribunal de la Médiation résidant à Geneve, pour connoîtra des transgressions des Loix. Par ce tribunal la souveraineté de la République eût bientôt été détruite ; mais la liberté des Citoyens eût été beaucoup plus assurée qu’elle ne peut l’être si l’on ôte le droit de Représentation. Or de n’être Souverain que de nom, ne signifie pas grand’chose ; mais d’être libre en effet signifie beaucoup.] Ainsi dans le cas particulier l’effet des Représentations rejetées est de produire un Conseil général ; mais l’effet du droit même de Représentation rejeté paroît être le recours à la garantie. Il faut que la machine ait en elle-même tous les ressorts qui doivent la faire jouer : quand elle s’arrête, il faut appeler l’Ouvrier pour la remonter.
Je vois trop où va cette ressource, & je sens encore mon cœur patriote en gémir. Aussi, je le répète, je ne vous propose rien ; qu’oserois-je dire ? Délibérez avec vos Concitoyens, & ne comptez les voix qu’après les avoir pesées. Défiez-vous de la turbulente jeunesse, de l’opulence insolente, & de l’indigence vénale ; nul salutaire conseil ne peut venir de ces côtés-là. Consultez ceux qu’une honnête médiocrité garantit des séductions de l’ambition & de la misère ; ceux dont une honorable vieillesse couronne une vie sans reproche ; ceux qu’une longue expérience a versés dans les affaires publiques ; ceux qui, sans ambition dans l’État, n’y veulent d’autre rang que celui de Citoyens ; enfin ceux qui, n’ayant jamais eu pour objet dans leurs démarches que le bien de la Patrie & le maintien des Loix, ont mérité par leurs vertus l’estime du public, & la confiance de leurs égaux.
Mais sur-tout réunissez-vous tous. Vous êtes perdus sans ressource si vous restez divisés. & pourquoi le seriez-vous, quand de si grands intérêts communs vous unissent ? Comment, dans un pareil danger, la basse jalousie & les petites passions osent-elles se faire entendre ? Valent-elles qu’on les contente à si haut prix, & faudra-t-il que vos enfans disent un jour en pleurant sur leurs fers ; voilà le fruit des dissensions de nos pères ? En un mot il s’agit moins ici de délibération que de concorde ; le choix du parti que vous prendrez n’est pas la plus grande affaire. Fût-il mauvais en lui-même prenez-le tous ensemble ; par cela seul il deviendra le meilleur, & vous ferez toujours ce qu’il faut faire pourvu que vous le fassiez de concert. Voilà mon avis, Monsieur, & je finis par où j’ai commencé. En vous obéissant, j’ai rempli mon dernier devoir envers la Patrie. Maintenant je prends congé de ceux qui l’habitent ; il ne leur reste aucun mal à me faire, & je ne puis plus leur faire aucun bien.
TABLE
DES LETTRES
Et de leur Contenu.
Page | |
LETTRE PREMIERE. | |
État de la question par rapport à l’Auteur. Si elle est de la compétence des Tribunaux civils. Maniere injuste de la résoudre. | 123 |
Let. II. De la Religion de Geneve. Principes de la Réformation. L’Auteur entame la discussion des miracles. | 156 |
Let. III. Continuation du même sujet. Court examen de quelques autres accusations. | 179 |
Let. IV. L’Auteur se suppose coupable ; il compare la Procédure à la Loi. | 217 |
Let. V. Continuation du même sujet. Jurisprudence tirée des procédures faites en cas semblables. But de l’Auteur en publiant la profession de foi. | 237 |
Let. VI. S’il est vrai que l’Auteur attaque les Gouvernemens. Courte analyse de son Livre. La procédure faite à Geneve est sans exemple, & n’a été suivie en aucun Pays. | 287 |
Let. VII. État présent du Gouvernement de Geneve, fixé par l’Édit de la Médiation. | 300 |
Let. VIII. Esprit de cet Édit. Contrepoids qu’il donne à la Puissance aristocratique. Entreprise du petit Conseil, d’anéantir ce contrepoids par voie de fait. Examen des inconvéniens allégués. Systême des Édits sur les emprisonnemens. | 331 |
Let. IX. Maniere de raisonner de l’Auteur des Lettres écrites de la Campagne. Son vrai but dans cet Écrit. Choix de ses exemples. Caractere de la Bourgeoisie de Geneve. Preuve par les faits. Conclusion. | [377] |