Les Femmes célèbres contemporaines françaises/Texte entier
FEMMES CÉLÈBRES
CONTEMPORAINES FRANÇAISES
AMABLE-TASTU, ULLIAC-TRÉMADEURE, DESBORDES-VALMORE,
ÉLISA VOIART, Etc., etc.
MM. AIMÉ MARTIN, BALLANCHE,
BOUILLY, ÉMILE DESCHAMPS, CHARLES NODIER, CONSTANT BERRIER,
DE PONGERVILLE, SAINTE-BEUVE, Etc. etc.
AVANT-PROPOS.
Une démolition presque complète de l’édifice social s’est accomplie depuis un demi-siècle environ. On s’occupe, dit-on, de reconstruire ; mais le travail est lent ; car si le cours d’un soleil suffit pour arracher le chêne séculaire, il faut que les saisons se multiplient avant que la place qu’on a rendue vide ait une autre cime protectrice. L’avenir sera-t-il au profit du plus grand nombre ? ne laissera-t-il rien à regretter du passé ? C’est ce qu’il est difficile de dire ; ou plutôt est-il sage de croire que l’œuvre de l’homme sera soumise, dans tous les temps, aux imperfections qui résultent de la sienne propre ?
Toutefois, dans le cataclysme intellectuel qui s’est opéré, au milieu des secousses de toute nature qui ont remanié les esprits, les mœurs et les institutions, les femmes ont obtenu, sans contredit une large part aux avantages recueillis. D’esclaves qu’elles étaient de préjugés poussés souvent au plus haut ridicule, elles sont devenues indépendantes autant qu’elles peuvent raisonnablement le prétendre ; et, après avoir été en butte à la satire la plus amère lorsqu’elles essayaient de prouver que leurs facultés les rendaient aptes aussi à la culture des lettres, elles sont arrivées au point d’exciter un véritable enthousiasme pour leurs écrits. Il faut bien ajouter que cet enthousiasme a causé chez quelques-unes une sorte d’enivrement qui leur a fait franchir les limites que le ciel semble avoir assignées à leur sexe dans la société ; mais le nombre des femmes oublieuses de leur pudeur, de leurs devoirs, de leur rôle au foyer domestique, est heureusement peu considérable ; et toutes celles qui ont le sentiment de leur dignité, je dirai même de leur puissance, savent faire justice des prétentions monstrueuses de quelques êtres mixtes qui sont à plaindre s’ils ne sont méprisables.
On serait donc pédant soi-même aujourd’hui si on accusait de pédantisme la femme qui aime les lettres ; mais il est pardonnable à l’homme de craindre quelquefois que cet amour ne porte atteinte aux obligations qui sont imposées à la femme dans le ménage. J’observe que l’homme n’est pas coupable lorsqu’il éprouve cette appréhension, puisqu’il s’agit pour lui des intérêts d’époux et de père ; mais je ne prétends nullement établir que son inquiétude soit fondée. Écoutons d’ailleurs à ce sujet la défense de la doyenne de nos femmes poëtes, Mme Victoire Babois :
« On a dit et répété que les femmes qui écrivent négligent les soins de leur maison, de leurs enfants, enfin les devoirs de leur sexe. On a répondu à cette assertion, toujours dénuée de preuves, que pendant qu’elles écrivent, elles ne sont point devant une table de jeu à risquer de porter la gêne dans leur ménage, ou au bal à ruiner leur santé. On pourrait ajouter qu’elles sont plus étrangères au luxe, à la dissipation et aux dépenses qu’elle entraîne, que beaucoup d’autres femmes ; on pourrait dire encore que cette occupation sédentaire les voue davantage à la nature, dont leur talent n’a pas, pour ainsi dire, le pouvoir de s’écarter, et que cette mère commune les retient dans son sein par les sentiments et les pensées du cœur qu’elles expriment si bien ; qu’enfin la souplesse et la mobilité de leurs facultés les rendent propres à remplir et à chanter presque en même temps des soins si doux et des devoirs si chers. L’habitude de la réflexion et l’exercice de la pensée peuvent et doivent nécessairement apporter de la lumière jusque dans leurs intérêts pécuniaires, lorsque des affections conjugales et maternelles les obligent à mettre dans les soins de leur ménage ou dans l’administration de leurs biens l’attention dévouée dont elles sont capables. Les femmes qui écrivent portent, il est vrai, moins de temps et moins de paroles dans les détails de l’économie domestique que les ménagères de profession, et n’en entretiennent personne ; mais elles les parcourent et les ordonnent tout aussi bien ; et Qui peut plus peut moins est un axiome très applicable ici. D’ailleurs il n’est pas à craindre que ce genre d’occupation devienne le partage d’un grand nombre de femmes : il faut qu’elles y soient absolument entraînées par la nature. Leur éducation ne les y porte nullement : il n’y a à espérer pour elles ni académie ni places. Cela est peut-être sage, elles auraient tort de s’en plaindre ; mais enfin elles n’ont à attendre dans cette carrière que le charme de l’inspiration et la douceur solitaire qu’elles éprouvent dans l’épanchement de leur âme. Si quelque renommée suit de si doux travaux, plusieurs d’entre elles, poursuivies par l’injure et la calomnie, l’ont payée bien cher. »
Constater les progrès qui ont eu lieu dans l’éducation et la littérature des femmes depuis le commencement du dix-neuvième siècle ; faciliter l’appréciation de ce que la société doit perdre ou gagner dans le nouvel ordre de choses, en ce qui concerne la femme ; contribuer à une amélioration réelle, si déjà elle n’existe, dans le sort de cet être si gracieux dont les premiers soins déterminent l’avenir de l’homme, dont la conduite fait les mœurs d’un pays, dont l’influence s’exerce sur la prospérité ou la ruine des États ; tel est le but que je me suis proposé en donnant une Biographie des Femmes auteurs contemporaines.
Pour atteindre ce but, j’ai soumis les titres littéraires des femmes à une sorte de jury composé d’opinions, d’esprits et de talents divers. Chacun de mes collaborateurs a jugé les mêmes causes, les mêmes effets, avec sa logique particulière, ses impressions personnelles ; et le public, aidé de la sorte, pourra mieux prononcer en dernier ressort.
Je dois avouer cependant que le résultat que je viens d’établir m’a déjà été contesté. Quelques critiques pensent que, la bienséance ne permettant pas de tout dire sur le compte des femmes qui doivent figurer dans la Biographie, on tombera dans l’excès de la louange, pour combler le vide que laissera le blâme, qui ne sera point accueilli. D’autres prétendent qu’une notice de femme ne saurait être piquante si la malice ne trouve à s’y épancher. Les plus accommodants déclarent qu’il ne faut pas s’occuper de la réputation littéraire d’une femme tant que cette femme conserve la faculté d’entendre et de parler.
Voilà qui est spécieux ; mais la conscience y répond aisément. La louange a aussi des bornes que ne franchit point celui qui se respecte ; le scandale entache toujours son auteur, et plus salement encore lorsqu’il s’agit de décrier un sexe aimable et faible ; il y a loyauté enfin à faire connaître en face, avec convenance, à la femme auteur, ce qu’on admire ou ce que l’on réprouve dans ses écrits.
Mon travail a aussi pour objet de fournir un tableau complet des femmes qui ont écrit depuis 1800 jusqu’à notre époque. Je fais connaître les gloires acquises et les forces qui s’essaient. Je n’ai rien négligé pour que l’on puisse trouver dans ma galerie des détails sur tous les noms qui se sont inscrits, à quelque rang que ce soit, dans la littérature des femmes. La liste sera nombreuse et pourra paraître superflue à beaucoup de gens ; mais j’espère avoir l’approbation de tous ceux qui s’intéressent véritablement aux lettres et qui se livrent aux recherches biographiques.
Pour mieux remplir le cadre que je me suis tracé, j’eusse voulu ne rien omettre des renseignements que réclame une œuvre semblable à celle que je réalise ; mais ma bonne volonté et mon zèle ont échoué plus d’une fois dans les investigations aux-quelles je me suis livré. Il n’est pas besoin d’ajouter que l’affaire de l’âge a été pour moi l’écueil infranchissable : partout où j’ai trouvé de la résistance, il n’a été impossible de la vaincre ; mes efforts n’ont eu d’autre résultat que de me faire qualifier d’homme sans tact et sans galanterie ; et j’ai dû me retirer honteux, et convaincu que si le progrès a passé par-là, ç’a été pour y empirer la faiblesse, si faiblesse il y a à une femme de vouloir toujours paraître jeune.
Cette affection des femmes pour leurs premières années a causé aussi des contrariétés à M. Jules Boilly. Tout en conservant à plusieurs de ses portraits une ressemblance qui a déjà obtenu les plus honorables suffrages, il lui a fallu cependant leur donner une physionomie plus sérieuse qu’il ne le voulait, parce que des ombres aux coins du nez et de la bouche ont été prises par quelques dames pour des rides, ce qui leur a fait jeter les hauts cris.
Hélas ! c’est avec le cœur bien serré que je viens de déposer un tel aveu ; mais je devais consciencieusement cette justification à mes confrères les biographes, qui m’eussent peut-être accusé de négligence dans l’accomplissement de ma tâche en ne voyant, dans quelques notices, aucun extrait des registres de l’état civil, ni rien qui pût mener à comprendre si l’on n’a que vingt-cinq ans ou si l’on passe la quarantaine. D’ailleurs si les dames dont je trahis une légère peccadille veulent bien se rappeler les réclamations qu’elles m’ont adressées, elles me pardonneront sans doute le petit écart dont je me rends coupable, en faveur du silence rigoureux que j’observe sur tout le reste.
Je n’ai suivi dans ma Biographie ni l’ordre alphabétique ni les autres dispositions communes aux dictionnaires. J’ai pensé que le mélange des noms, des capacités et des époques, donnerait plus de piquant à mon ouvrage ; et la marche que j’ai suivie ne nuira en aucune manière aux recherches, puisque celles-ci seront facilitées par des tables.
Les écrivains qui m’ont accordé leur collaboration ont tous signé leurs notices. Je leur adresse ici des remercîments d’autant plus empressés pour cette collaboration, que si le monument que j’ai voulu édifier acquiert de la durée, il le devra surtout aux matériaux que j’ai obtenus de leur courtoisie.
J’ai rassemblé les portraits de toutes les femmes célèbres dont il est fait mention dans ma Biographie ; toutes celles qui sont vivantes ont été dessinées d’après nature. Deux ou trois portraits me manquent : ils m’ont été refusés ; et je dois d’autant plus respecter les motifs qui m’ont été allégués, que le refus a été accompagné d’une très grande gracieuseté pour aider au succès de ma publication. Parmi les portraits qui complètent le nombre que j’ai assigné à mon Album, il en est quelques-uns qui appartiennent, sans contredit, à des femmes dont les travaux sont encore peu connus. J’aurais pu faire un choix plus rigoureux, et même j’ai peut-être commis, à mon insu, quelques injustices. Je ne me défends nullement de tout cela, et ne prétends pas m’être soustrait aux inconvénients que subissent les entreprises de la nature de la mienne. Mais, comme en définitive dans ce cas-ci mes souscripteurs gagneront toujours à ma prodigalité, je ne pense pas qu’ils m’en fassent sérieusement un reproche ; et si j’ai mécontenté involontairement quelques dames, je leur en ferai réparation autant qu’il dépendra de moi.
À une époque où les collections d’autographes sont en faveur, où les signes graphiques des gens illustres sont recherchés, parce que beaucoup de personnes croient trouver dans ces signes des indications précises sur le caractère et le génie de celui qui les a tracés, on me saura gré, probablement, du grand nombre de fac simile que j’ai joints aux portraits. Ces fac simile reproduisent d’ailleurs des pièces inédites, et leur réunion forme presque une sorte de keepsake d’un nouveau genre.
M. Armand-Aubrée, mon éditeur, a rivalisé de soins avec moi pour donner à la Biographie des Femmes auteurs contemporaines tout le luxe que comportait le prix de cette publication ; et les beaux ouvrages qu’a déjà fait paraître cet éditeur sont une garantie pour celui-ci.
Je viens de faire connaître le plan que j’ai suivi, et je me suis empressé d’aller au-devant d’une partie des objections qui pourraient m’être adressées. Maintenant j’ajouterai, et avec conviction, que ma Galerie sera la plus complète, la plus variée et la plus piquante qui ait paru jusqu’à ce jour. Je ne conteste pas pour cela qu’on puisse encore mieux faire ; mais du moins on n’apportera pas plus de conscience, de zèle et d’affection que je n’en ai voués à cette entreprise.
INTRODUCTION.
Jamais les mille voix de l’opinion n’ont été plus unanimes qu’aujourd’hui en faveur des femmes. J’en rends grâce à mon siècle, quoique sa courtoisie m’épouvante. Il est, en effet, de la nature d’un pauvre peuple, que le torrent de la civilisation entraîne vers l’abîme où il doit périr, d’exalter avec un enthousiasme qui a quelquefois la verve du désespoir, toutes les joies dont il va être privé pour toujours. C’est l’éloquent adieu du pasteur à ses toits incendiés, du nocher à son vaisseau submergé par la tempête, de l’Arabe nomade à ses coursiers engloutis sous le sable du désert. Quelle était douce et propice au sommeil, la cabane paternelle où l’on avait été bercé de tendres soins et de chansons caressantes ! Comme il sillait sur les mers tourmentées, le bâtiment plus léger que l’air, qui riait à tous les orages, et qui emprisonnait en se jouant, dans les larges replis de ses voiles triomphantes, les démons courroucés de l’Océan ! Avec quelle ardeur il dévorait l’espace, le fier cheval, plus fin que la gazelle, pour chercher un noble péril ou pour y dérober son maître ! Tout cela, ce sont des chants de deuil et de regrets, qui s’exhalent sur des cendres et sur des débris. La seule corde de la lyre de l’humanité qui vibre au dernier jour des nations, c’est celle de la douleur. C’est alors qu’il y a, comme dit Virgile, des larmes au fond des choses. Une éternelle fatalité nous condamne, infortunés que nous sommes, à ne goûter les bienfaits de la vie qu’au moment de les perdre.
Écoutez ce poète voluptueux qui décrit avec tant de charmes les joies enivrantes de la jeunesse, et dont la verve est animée de toute la sève du printemps. Depuis un demi-siècle, Anacréon ne vit plus que d’illusions ou de souvenirs. Les roses qui couronnent son front ne cachent que des cheveux blancs.
Écoutez celui-ci, qui se complaît tous les jours dans la peinture des innocentes félicités de la retraite et des champs. Ô belles campagnes, s’écrie-t-il, quand pourrai-je vous revoir ? » Il ne les reverra jamais ; car ce philosophe est un courtisan lié par des chaînes d’or à la demeure des rois.
L’acception politique de ce mot magique de liberté, si nouvelle et si mal définie, date d’une époque étrange où les dernières libertés des nations allaient mourir sous les deux règnes les plus absolus de l’histoire, le règne sanglant du comité public, et le règne éblouissant de Napoléon : lieu commun vulgaire de rhétorique, usé par la tolérance des gouvernements modérés ; cri de ralliement frauduleux du despotisme de la guillotine et du despotisme de l’épée. N’allez pas, amants généreux de la liberté, demander la liberté aux peuples qui prodiguent son nom avec une folle munificence. La tyrannie ne tardera pas d’y venir, si elle n’y est déjà.
Ne cherchez pas non plus la poésie dans le pompeux étalage de paroles qui a usurpé son nom, parodie ambitieuse et mensongère du chant inspiré des premiers âges. Nos générations décrépites pourront voir briller encore quelques éclairs de talent, et peut-être de génie. Elles dissimuleront peut-être, à force d’artifices, leur stérile caducité. De la poésie, elles n’en ont plus ; il leur est défendu d’en avoir encore. La poésie, c’est ce qu’il y a de plus ingénu et de plus spontané dans la fraiche et brillante adolescence des sociétés ; on ne la contrefait pas.
De toutes les délices de la terre, il ne nous reste que la tendre sympathie qui unit les sexes par des harmonies toujours nouvelles ; accord ineffable qui résulte de l’équilibre de la force avec la grâce, de l’énergie avec la sensibilité, de la puissance avec l’amour, et qui fait goûter encore à nos dernières années quelque chose des douces illusions de la jeunesse. Ménagez tant que vous le pourrez, ménagez avec soin ce contraste heureux, si habilement calculé par la nature, car l’égalité absolue est féconde en rivalités tracassières ; elle n’a jamais engendré, jamais souffert une affection. Le caractère de l’amour vrai, c’est de donner tout ce qu’il a pour enrichir ce qu’il aime ; c’est d’en recevoir tout ce qui lui est donné, pour devoir plus qu’il n’a donné, car l’amour n’imagine pas qu’il puisse devoir assez. Tout pour rien ou rien pour tout, ce sont les deux termes les plus vifs de ses jouissances. Il n’y a point d’humiliations pour l’amour ; il n’y a point de sacrifices pour lui. Ses humiliations sont des triomphes ; ses sacrifices, des conquêtes ; ce qu’il subit, il le possède ; ce qu’il prodigue, il le gagne. L’amour, c’est Hercule qui accepte un fuseau ; c’est Arrie qui offre un poignard. Quel est le dieu ? Quelle est la femme ?
Attendez, me direz-vous ? Où est l’égalité morale et politique ? Je me soucie bien de ton égalité morale et politique, méchant sophisme que tu es. Elle est dans ce contre-poids éternel des forces et des sentiments qui maintient, depuis six mille ans, au milieu de la race humaine l’ordre sublime que tes rêveries seules ont troublé. Elle est dans le dévouement passionné qui attache l’amant à sa maitresse, le mari à sa femme, et le père à son enfant. Je te dirai bien plus si tu peux m’entendre. Elle est dans la bienfaisance du riche qui consacre sa richesse aux besoins du pauvre, dans la conscience de l’homme d’état qui met son influence au service du malheureux et de l’opprimé. Ils sont rares sans doute ; mais les sectaires qui savent ce qu’ils disent le sont mille fois plus encore. Emporteras-tu avec toi dans les cachots de ta ténébreuse métaphysique, l’amour, la pitié et la charité ? Fais si c’est ta mission ! Le monde infortuné qui t’a produit n’attend que cela pour mourir.
Nous aussi, cependant, nous allons joindre notre faible voix à ce concert de panégyriques insidieux dont l’objet le plus clair est de tromper les femmes sur leur véritable destination ; mais selon notre usage, ce sera pour leur adresser des vérités qui les honorent et qui ne les abusent point. Nous ne sommes plus à l’âge où leur vue était un prestige, où leur nom était un talisman, où nous ne comprenions d’autres rapports avec elles que ceux d’un culte aveugle et d’une adoration fanatique ; et même alors, nous les aurions détournées avec des larmes, dont le pouvoir était plus sûr que celui de nos discours, de descendre pour nous jusqu’à l’égalité sociale : la femme préfet, la femme procureur du roi, la femme pair de France ou ministre, sont des fictions plus bizarres que tous les caprices du sculpteur gothique, qui brode ses cauchemars fantasques autour du front des chapiteaux. Abdiquer le nom de femme pour devenir, grand Dieu ! je ne sais quoi de semblable à l’homme, c’est bien pis que l’aberration d’une vanité stupide ; c’est une profanation et un sacrilége ! Toute femme qui aspire à l’état de l’homme, n’est pas digne d’être femme.
La belle et noble émulation que nous approuvons dans les femmes, c’est celle d’une éducation plus forte et plus correcte, qui les rend capables de présider avec succès à la première éducation de leurs enfants ; c’est celle d’une instruction plus étendue et plus variée qui les initie jusqu’à un certain point aux jouissances que l’étude des sciences procure, sans les égarer toutefois dans les voies maussades du pédantisme ; c’est celle qui les porte à exercer assidûment les brillantes facultés d’une imagination plus vive et plus déliée que la nôtre, d’une sensibilité plus délicate, plus fine et plus universelle, et surtout ce tact ingénieux et doux qui leur fait saisir, dans les rapports des idées entre elles, mille nuances qui nous échappent. C’est ainsi que nous comprenons, dans la nature même de leur organisation privilégiée, tout ce qu’elle peut comporter d’émancipation légitime et de perfectibilité relative : les grâces du corps embellies par les grâces de l’esprit ; l’élégance des formes ornée par l’élégance des mœurs ; cette alliance enfin des avantages physiques les plus séduisants, et des avantages moraux les plus précieux, qui produit sans effort un type achevé de supériorité sociale auquel l’homme n’a rien à opposer que sa force. Sa force, il faut la lui laisser avec les charges pénibles, avec les soins peu dignes d’envie qu’elle impose. Ainsi l’a décidé la pensée d’ordre et d’harmonie qui soumet aux lois d’un merveilleux équilibre les espèces et les mondes, et jamais aucun système n’a prévalu contre elle. La seule révolution par laquelle les destinées de la femme puissent s’accomplir progressivement, et de l’aveu unanime du genre humain, n’est réservée ni à l’influence d’un philosophe, ni au prosélytisme d’une secte. C’est la femme elle-même qui en porte le germe fécond dans son esprit et dans son cœur.
Si nous ne sommes pas du nombre de ces adulateurs hypocrites qui s’efforcent de suggérer aux femmes une ambition déplacée, dans le dessein secret de les dépouiller de leurs véritables priviléges, nous sommes encore plus loin de nous ranger parmi ces détracteurs odieux qui leur interdisent la culture des lettres, de la poésie et des arts. Nous pensons au contraire qu’elle leur prête un charme de plus, et que nulle parure ne leur sied mieux qu’une couronne tressée par les muses. Les muses elles-mêmes sont des femmes, et le satirique jaloux qui interdit l’encre aux doigts de rose, aurait dû rougir de faire un pareil affront à sa Polymnie. Non-seulement les femmes sont propres à briller dans un grand nombre de genres littéraires, mais il en est certains dans lesquels les hommes doués de l’esprit le plus vif et le plus délicat ne les égaleront jamais. Il est facile de conclure de là que si leur aptitude aux formes et aux combinaisons de la pensée n’est pas complète et universelle, celle des hommes ne l’est pas non plus, et que le goût sévère qui prescrit quelques limites à leurs études et à leur imagination, n’est pas plus indulgent pour les hommes que pour elles. Cette supériorité encyclique, qui plane avec liberté sur tous les domaines de l’intelligence, n’est pas l’attribut d’un sexe ; elle n’appartient ni à l’un ni à l’autre, et il n’y a point de honte à subir une loi que les génies les plus accomplis ont subie, et qu’ils subiront toujours.
Nous irons plus loin. La théorie trop étroite peut-être, mais exacte et judicieuse dans son principe, qui restreint à un ordre déterminé de genres et de sujets les travaux intellectuels des femmes, est si loin de porter préjudice à leur gloire qu’on la croirait faite au contraire pour en augmenter l’éclat ; l’heureuse appropriation des facultés de l’écrivain à la matière qu’il traite, est la première condition de son succès, parce qu’elle est la première condition de son talent. Pour qu’un ouvrage d’esprit soit estimable, et surtout pour qu’il soit excellent, il faut qu’il révèle à un haut degré le caractère moral et, pour ainsi dire, la vie intime de son auteur ; il faut, si on veut bien nous permettre de recourir à une assez mauvaise locution du temps, qu’il ait reçu l’empreinte ou le cachet de son individualité.Cette sympathie de l’âme avec son œuvre, c’est l’art de penser et d’écrire. Hors de là, il n’y a plus d’écrivain, il n’y a plus de livre ; et si un livre qui manque de cette qualité trouve par hasard des lecteurs, c’est qu’il n’y a rien qui ne trouve des lecteurs chez un peuple oisif et blasé, pour lequel la variété des sensations supplée tant bien que mal à leur pauvreté.
Un livre de femme devrait donc être avant tout un livre de femme ; et les femmes le savent bien, car cette espèce d’axiome n’a jamais souffert de nombreuses exceptions. Pour s’approprier avec puissance la pensée tout entière du sexe dans lequel on n’est pas né, il faut se pénétrer de son éducation, de ses mœurs, de sa manière de sentir, de ses émotions les plus familières, et c’est un effort contre nature qui s’épuisera en dix mille essais avant de produire un chef-d’œuvre. La difficulté de faire parler les femmes est le plus grand écueil des poëtes dramatiques et des romanciers. Le grand Corneille ne l’a pas vaincue. La Julie de Rousseau est un jeune étudiant des universités d’Allemagne qui s’est déguisé en Vaudoise. Quand un génie heureux triomphe de cet obstacle, on suppose volontiers qu’il s’est inspiré de l’âme et du caractère des femmes ; il serait presque toujours plus naturel et plus vrai de penser qu’il s’est inspiré de leurs conversations et qu’il a en quelque sorte écrit sous leur dictée.
Je ne l’ai pas encore embrassé d’aujourd’hui,
est un mot de femme, un mot de mère, mais c’est un mot entendu.
J’ai parlé des exceptions, et j’ai dit qu’elles étaient rares. Segrais m’en fournit une parmi les hommes. Cet agréable poëte a fait de charmants livres de femme ; encore les femmes pourraient-elles bien y trouver quelque chose à redire. Ce qui prouve, au reste, qu’il avait autant d’esprit qu’une femme, c’est qu’il a pris un nom de femme pour les publier.
Notre époque admire, avec raison, une femme très supérieure à Segrais, et à bien d’autres romanciers plus célèbres que Segrais. Son style, qui se recommande par des grâces exquises dont les femmes seules ont le secret, suffirait à justifier l’enthousiasme qu’elle inspire ; il se distingue, toutefois, du style des femmes qui écrivent en perfection, par des touches hardies, robustes, quelquefois hasardeuses comme les jeux de la force, qui décèlent non-seulement un talent et une pensée d’homme, mais le talent et la pensée d’un homme énergique, profondément désabusé des illusions de la vie, devenu étranger à la plupart de ses affections et de ses espérances, et qui se joue avec amertume des scrupules et des bienséances vulgaires comme d’un hochet brisé. Le grand écrivain dont je parle a pris un nom d’homme, et IL a fait à merveille ; car il n’y a plus rien de la femme dans les inspirations actuelles de son génie, sinon quelques touchants mystères du cœur, qui parfois attendrissent encore sa parole, et que les femmes n’oublient jamais tout-à-fait. Cet exemple éclaircira d’une manière beaucoup plus concluante que mes discours les idées que je cherchais à développer sur la véritable destination morale et intellectuelle des femmes. Toute femme qui ambitionne un talent, une pensée, une réputation d’homme, doit commencer sans détours, ou commence tacitement par faire abnégation de son sexe. Je ne sais, après cela, si elle réussira dans son entreprise, et j’ai de fortes raisons pour en douter ; mais je lui prédis, quoi qu’il arrive, qu’elle ne gagnera pas au change.
Ces réflexions paraîtront sans doute un peu sérieuses, au commencement d’un livre dédié à la gloire des femmes ; mais je crois les femmes assez avancées dans l’état de progression qui leur est permis, pour les juger dignes d’entendre ce langage. Après avoir pourvu à cette partie de mon ministère, qui est pour moi l’expression d’un sentiment comme l’accomplissement d’un devoir, je déclare que je n’ai rien à rabattre ni à modifier dans les hommages qui leur sont dus, et je m’y associe avec une ferveur qui ressemble peut-être encore à l’amour.
Sans compter la fabuleuse Clotilde de Surville, dont un esprit de critique très facile à exercer, a relégué depuis longtemps l’existence au nombre des mensonges littéraires les mieux constatés, avec le Rowley de Chatterton et l’Ossian de Macpherson, notre vieille poésie a été illustrée dès son origine par d’ingénieux travaux de femmes. Marie de France, Christine de Pisan, Clémence Isaure, la dernière par son influence, les deux autres par leurs ouvrages, ont contribué, plus qu’aucun de leurs contemporains, à l’ornement et au progrès de la littérature française ; et aucune littérature de la même époque ne peut leur opposer de rivales. Le seizième siècle fut plus fertile encore en muses injustement oubliées aujourd’hui, mais dont une nation plus soigneuse de sa gloire, comme l’Angleterre ou l’Italie, aurait précieusement conservé le souvenir. Près de la Marguerite des Princesses, ou sur la voie brillante qu’elle avait tracée, on vit florir tour à tour cette charmante Louise Labé, dont les inspirations ont fourni à La Fontaine, le plus élégant et le plus pur de ses apologues ; Pernette du Guillet, Marie de Romieu, Anne des Marquetz, la sage et sentencieuse Georgette de Montenay, Magdelaine et Catherine des Roches, ces deux savantes et spirituelles Deshoulières des grands jours de Poissy, et une multitude d’autres qu’il serait superflu de rappeler aux amateurs de cette langue inculte, mais naïve, énergique et vivement colorée, dont notre langue perfectionnée n’a malheureusement pas conservé toutes les grâces.
Les femmes ne furent pas entièrement infidèles à la poésie dans les siècles suivants, mais leur esprit, encore plus enclin que le nôtre à suivre le mouvement capricieux des modes, se conforma volontiers aux nombreuses variétés de forme qui s’introduisaient dans les genres et dans le style. Rien n’était plus propre à modifier le tour et les penchants de leur esprit que l’influence de la littérature espagnole, si puissante et si universelle pendant la première moitié du dix-septième siècle ; tout ce qui rappelle de grands dévouements, de généreux enthousiasmes, des passions ardentes mais délicates, des pensées tendres mais exaltées, a des droits sur leur imagination et sur leur âme ; elles ne pouvaient être insensibles à la lecture de ces romans où respire la fleur de la galanterie moresque et de la bravoure castillane ; elles adoptèrent le roman, ou plutôt elles s’en firent une conquête, car il leur était réservé de le naturaliser en France par des chefs-d’œuvre. Le roman est resté d’une manière presque exclusive dans le nombre de leurs apanages, et le même succès leur est promis toutes les fois qu’elles embrasseront un genre d’études et de travail analogue à leurs sympathies et à leur caractère.
Le dix-huitième siècle agit fort diversement sur les esprits. Les esprits bornés devinrent plus frivoles ; les esprits graves devinrent plus sérieux ; et il y avait bien de quoi s’attrister sur l’avenir, s’il s’était dévoilé aux regards des hommes ; mais cette double tendance, plus instinctive que raisonnée, se développait sans acception de la nature et de l’importance des idées qui exerçaient la pensée. Par un déplacement bizarre des convenances communes du langage, on parla des choses solennelles en style bouffon, et on broda des phrases prétentieuses et gourmées sur d’insignifiantes bagatelles. Il parut de pesantes dissertations sur la musique italienne, et des facéties d’une gaieté extravagante sur la religion. La fantaisie s’arma d’un sceptre de plomb, et la philosophie d’une marotte. Le jugement exquis des femmes ne se laissa cependant pas altérer par la révolution de mauvais goût qui s’opérait dans les intelligences ; mais elles payèrent leur tribut à la mélancolie prophétique d’une partie de ces générations de malheur, en négligeant plus ou moins leurs arts favoris pour se livrer à des occupations d’esprit d’une nature plus austère. Elles commencèrent dès lors à écrire sur d’utiles questions de morale pratique, d’économie sociale, et particulièrement d’éducation ; vocation nouvelle et bien entendue qui marqua pour elles une nouvelle ère de progrès, car la bonne littérature leur est redevable de quelques-unes des meilleures productions qui aient été publiées sur ces matières. Les excellents Magasins de Mme Le Prince de Beaumont, si ingénument savants et si agréablement instructifs, ont peut-être formé plus d’esprits droits et de cœurs honnêtes que les funestes paradoxes de Rousseau n’en ont égaré.
Notre siècle ne ressemble à aucun des autres. C’est un âge de diffusion où toutes les paroles se confondent, comme dans l’antique Babel qui en est le type. Son caractère particulier, si ce pouvait en être un, serait de n’en avoir point, mais de se composer de tous. Jamais on n’a autant écrit, quoique jamais on n’ait été moins inspiré de cet instinct du talent qui fait écrire, et on appliquerait volontiers à cette époque, si ce n’était excéder les convenances de la parodie, le mot célèbre de Bossuet sur le panthéisme insensé du paganisme : Tout est littérature, excepté la littérature elle-même. Les femmes ont apporté un immense contingent à ce chaos de livres qui menace d’envahir le monde matériel, et de le faire retomber dans les ténèbres dont il fut tiré par la création. Hâtons-nous d’ajouter, toutefois, qu’elles ont conservé, même en cette occasion, les avantages que donne un discernement plein de tact et de finesse, et qu’en augmentant la masse de ces éléments confus, elles ont généralement évité d’en augmenter le désordre. Leurs écrits, presque toujours animés d’un pieux sentiment de respect pour les véritables lois sociales, n’en auront pas du moins hâté la dissolution, et la Pandore de la fin des temps, comme celle des temps qui commençaient, ne nous a pas encore déshérités de l’espérance.
Tel est l’instant que M. de Montferrand a choisi pour consacrer les titres littéraires des femmes dans une biographie contemporaine qui embrasse tout le tiers écoulé du dix-neuvième siècle, et qui sera aussi complète dans ce cadre qu’un recueil biographique peut l’être. C’est dire assez que toutes les renommées n’y sont pas égales, et que si tous les auteurs qui sont appelés à figurer dans cette élégante galerie ont des droits incontestables à l’indulgence d’un lecteur homme et français, ou pour parler avec plus de précision et de justice, d’un lecteur poli et sensible, tous n’ont pas les mêmes droits aux succès. Il est impossible de faire un pas dans la carrière des sciences, des lettres et des beaux-arts, sans s’exposer à cette chance d’inégalité, et les femmes y sont soumises comme nous. Pour elles comme pour nous, le médiocre est mauvais, et le vulgaire intolérable ; mais la bienfaisante nature leur a donné de plus qu’à nous, des compensations qui réparent toutes les disgrâces de l’amour propre, et qui valent mieux que toutes ses gloires. Elles sont femmes.
BIOGRAPHIE
DES
FEMMES AUTEURS
Mme TASTU
Fille de Jacques-Philippe Voïart, ancien administrateur général des vivres, et de Jeanne-Amable Bouchotte, sœur du ministre de ce nom.
Mme Voiart, femme à l’esprit puissant, mourut jeune encore, et dès l’âge de sept ans sa pauvre fille connut ce chagrin amer de voir une place vide au foyer de famille. Les années passèrent, l’enfant grandit, et les facultés brillantes que le ciel lui avait données commencèrent à se développer. Dieu, en la créant, avait mis du soleil dans sa pensée ; il avait embaumé son cœur de parfums qui devaient bientôt s’exhaler au dehors ; il avait mis dans son âme une foule de cordes délicates que le moindre souffle agitait : il l’avait faite poëte enfin. Bientôt toute cette poésie intérieure se répandit en mots brillants, en mélodie, et à neuf ans elle fit ses premiers vers. S’il faut dire quelle circonstance les fit naître, je ne puis, je ne sais. Sans doute cette poésie qu’elle avait en elle se fit jour tout naturellement parce que peut-être la veille elle avait regardé les ailes d’un papillon, parce qu’elle avait fait un beau rêve, parce qu’il fallait que cela fût, et qu’il est dans l’ordre des choses que les semences produisent leurs fruits. À dix-sept ans la jeune fille publia des vers sur des fleurs. Dans l’extrême jeunesse du poëte, tous les sujets sont frais et roses ; puis viennent les poésies de flamme, puis viennent les poésies tristes et noires. Une de ces gracieuses idylles, le Narcisse, parut dans le Mercure. Mme Dufresnoy fut ravie de cet essai, et offrit au jeune poëte ses conseils et son amitié.
Une année s’écoula, la jeune fille devint jeune femme. En 1816 M. Joseph Tastu épousa Me Voïart, et lui donna ce nom que la gloire devait illuminer. Quelque temps avant M. Voiart s’était remarié, et une femme de talent, Mme Élise Voiart, était devenue la belle-mère de Mme Tastu.
Après avoir remporté plusieurs prix aux Jeux-Floraux, et reçu en échange de ses vers de belles fleurs d’un or pur comme les poésies qu’elles couronnaient, après avoir publié un charmant ouvrage intitulé la Chevalerie française, Me Tastu réunit enfin ses gracieuses poésies, que nous savons tous par cœur (cinq éditions, formats in-8° et in-18, Paris, 1826). Ce premier recueil, avec ses vers ravissants, avec ses élégantes traductions, est riche de beautés poétiques ; les couleurs en sont pures, la mélodie toujours douce à l’oreille. On voit que l’auteur évite tout ce qui est étrange ou trop hardi ; dans ses vers, la raison qui pèse et qui calcule marche à côté de l’inspiration. Aussi la poésie de Mme Tastu reste toujours à la même hauteur : elle ne tombe jamais, parce qu’elle regarde où elle va marcher avant de poser ses pieds blancs. Vous ne verrez rien de dérangé dans sa parure, car avant de se mettre en chemin elle arrange avec soin les plis de sa robe et les fleurs de sa guirlande. Elle exhale un charme infini ; sa voix a des sons qui viennent de l’âme ; elle a une beauté noble, un mélange de grâce et de gravité que l’on ne voit peut-être qu’en elle seule ; elle est toute chasteté, et garde toujours des vêtements blancs ; en la regardant on sent en soi quelque chose de pur et de doux, comme lorsqu’on contemple une vierge de Raphaël.
Belle dans l’ensemble, la poésie de Mme Tastu l’est encore dans les détails : on y remarque un art extrême, des peintures habiles. Mme Tastu excelle dans les tableaux. Celles de ses poésies où ce talent est le plus frappant sont le Dernier Jour de l’année, les Feuilles de Saule, la Chambre de la Châtelaine. Dans ce premier recueil cependant elle emploie rarement ces épithètes qui peignent matériellement les objets, en indiquent la forme ou la couleur, et servent à faire image ; mais elle sait suppléer à ce moyen par un choix savant de mots et par une grande justesse d’expressions.
Son rhythme n’est presque jamais heurté ; on y rencontre fort peu d’hémistiches brisés, de vers enjambés, et l’on serait fâché d’en trouver, car cela ferait un contraste trop grand avec l’ensemble de sa poésie ; il faut que toutes les parties d’une chose s’accordent entre elles, un trait qui embellit un visage, sur un autre paraîtrait disgracieux ; et le rhythme brisé, qui convient si bien à Hugo, serait comme un son faux dans les vers de Mme Tastu. Sa poésie est un instrument dont l’un des charmes principaux est une harmonie parfaite, toutes les notes en sont mélodieuses, et un mouvement plus pressé, une mesure moins égale, pourraient blesser l’oreille. Elle a cependant quelquefois un rhythme plus heurté, surtout dans les Scènes de la Fronde et dans Peau d’âne, mais cela prouve justement son tact exquis ; dans ces deux poëmes, elle prend un autre style, elle doit changer de marche en changeant de manière et de couleur.
Trois ans après la brillante apparition de ses premières poésies. Mme Tastu publia les Chroniques de France (un vol. in-8°, Paris, 1829). Cet ouvrage comprend cinq chroniques où l’auteur peint le quatrième siècle ou les temps religieux, le sixième ou les temps barbares, le quatorzième ou les temps chevaleresques, etc. C’est une idée grande que celle d’aller chercher tous ces cadavres de siècles, pour recomposer leurs traits, y lire la pensée dominante qui les caractérisait, et écrire, sur le front de chacun d’eux, Religion, Barbarie, Chevalerie. La chronique des temps religieux a une teinte chaste et douce qui lui sied bien ; la seconde, intitulée les Enfants de Clodomir, peint bien ces temps barbares où les princes se massacraient entre eux pour arriver au trône ; visaient sur les couronnes, sans regarder si elles étaient posées sur la tête d’un frère ou d’un fils, et n’entraient dans leurs palais de rois qu’en en forçant la porte. Les trois autres chroniques, surtout celle des Cent Jours, ont aussi de fort beaux passages.
Dans ces secondes poésies la touche de l’auteur devient moins légère et plus profonde ; là les graves travaux de l’historien se mêlent à l’inspiration du poëte : point de vague dans ces vers ; de la précision. Ils sont plutôt pensés que rêvés.
Les Chroniques de France doivent être classées parmi les ouvrages de haute portée ; l’idée première en est neuve, large, grandiose, et l’on y trouve de fortes pensées, des vers qui ressortent en relief dans les pages, des vers tels que ceux-ci :
Quel monarque aujourd’hui croirait s’y maintenir (sur le trône)
Quand la serre de l’aigle a peine à s’y tenir ?
On attendit long-temps un nouveau recueil après les Chroniques de France ; pendant plusieurs années les poésies de M Tastu ne parurent qu’éparpillées dans des journaux, dans des keepsakes. Il lui prit fantaisie de faire de la prose, et elle publia quelques nouvelles dans le Livre des Femmes, le Livre des Conteurs, les Cent et une Nouvelles, le Salmigondis. Cela sembla d’abord étrange d’entendre l’oiseau parler ; mais quand on vit que sa voix dans son nouveau langage conservait toute la douceur du chant, on l’applaudit comme d’habitude. Enfin, après six ans d’attente, on vient de voir paraître, les Poésies nouvelles (un vol. in-18, Paris, 1835). Ces poésies, un cours d’enseignement pour les enfants, intitulé Simples Leçons d’une mère à ses enfants, et une traduction de Robinson, d’un style élégant et pur, viennent clore la liste des œuvres de Mme Tastu ; certes cette liste est brillante, son écrin se compose de joyaux précieux.
On retrouve dans ces Poésies nouvelles la touche des premières ; c’est bien la même grâce, la même sensibilité ; mais six années de distance ont apporté nécessairement un changement dans la forme ; là, les couleurs sont plus vives, l’allure plus hardie. Un poëme intitulé Peau d’âne est en tête du volume : Me Tastu a vu, dans le naïf conte de fée, une ingénieuse allégorie ; elle l’a développée dans des vers pleins de finesse. Ce poëme est mélangé de récits et de chants ; dans les récits, l’auteur quitte son style habituel et adopte un style de conte, un style railleur, à la couleur simple, à l’allure bourgeoise. Dans les chants, le style change, il reprend les anciens ornements et la manière noble que nous lui connaissons jusqu’à présent ; c’est celle qui me semble convenir le mieux au talent de Mme Tastu : sa poésie est essentiellement grande dame : comme à la belle infante qu’elle a chantée, il lui faut ses robes couleur d’azur, couleur de la lune, couleur du soleil. Elle est née princesse comme d’autres naissent bourgeoises ; et quelque charmante qu’elle soit en négligé, elle fera bien de garder son rang et de conserver toujours ses riches parures.
Je citerai deux rhythmes d’un effet heureux : celui de la poésie intitulée Chant, et celui d’un chant de Peau d’ane. Dans cette dernière poésie, chaque strophe se compose de vers de neuf syllabes, et se termine par un vers de trois ; cette chute fait parfaitement, parce que ce petit vers s’harmonise avec les autres, où le repos est ménagé à la troisième syllabe. C’est un rhythme neuf, tout artistique, que l’on aime par son étrangeté. Ces vers de neuf syllabes, défendus autrefois, sont vraiment dignes d’être employés ; et, tout en se gardant bien de les prodiguer, on devrait s’en servir quelquefois dans les poésies de peu d’étendue. Ils sont moins connus que les autres vers, et n’ont pas été maniés par toutes les mains ; puis ils sont souples comme des joncs, et se ploient à tous les caprices : tantôt le repos est à la troisième syllabe, tantôt à la quatrième ; on les construit à son gré.
On a trouvé généralement dans ce dernier recueil une profonde empreinte de souffrance et de découragement. Ce que l’on y remarque surtout, c’est une soif ardente du bonheur des cieux pour se consoler des douleurs de la terre ; c’est une horrible crainte d’être trompée, et de ne trouver qu’un ciel vide ; c’est le besoin impérieux d’un point lumineux qui se fasse jour dans les ténèbres, d’un Dieu qui nous tende la main, quand nos amis nous retirent la leur. Après avoir lu ces vers, on se dit tristement : « Pauvre poëte, comme il a pleuré avant de chanter ! Mais ces plaintes ne sont pas seulement, comme on se l’imagine, le cri d’une âme qui souffre, elles sont naturelles à tous les poëtes. Lisez Lamartine, Hugo, lisez-les tous, et vous verrez qu’heureux ou malheureux, tôt ou tard ils se lassent de la vie et en désirent une plus radieuse ; quand ils se sont enorgueillis de leur gloire, ils en sentent le vide ; ils finissent par être las de cette poésie de mots qui n’est jamais qu’une pâle traduction de leurs pensées ; ils sentent qu’il leur faut de la poésie vivante, de la poésie de soleil, d’étoiles, d’infini ; alors, ils ne chantent plus qu’avec amertume les choses de la terre ; ils lèvent la tête vers le ciel, et puis ils disent : « Mon Dieu ! » Ce dégoût de la vie n’est-il pas tout palpitant dans ces vers que Lamartine adresse à Mme Tastu ?
À ces vains jeux de l’harmonie
Disons ensemble un long adieu :
Pour sécher les pleurs du génie,
Que peut la lyre ?… Il faut un Dieu !
Quelques vraies que soient les paroles du poète saint, nous supplions tous Mme Tastu de ne pas suivre son conseil : elle, dire adieu à la poésie ! elle, déposer sa baguette de fée avec laquelle elle nous bâtit des palais magiques ! Oh ! si parfois, dans les heures de chagrin et de lassitude du monde, elle se sent prête à jeter sa plume d’or, qu’elle s’en garde bien, par pitié pour le public ! Elle sait que ce public l’aime ; il lui a donné la gloire, cette splendide royauté du génie ; il a entouré son nom de rayons éclatants, et il l’a mise au nombre des poëtes qu’il distingue entre tous, comme on choisit parmi les oiseaux les rossignols et les fauvettes.
Mme LA BARONNE DE BAWR
Parmi les dames qui cultivent les lettres avec le plus de succès, il n’est pas rare d’en rencontrer quelques-unes, soumises à l’influence de l’ancien préjugé contre les femmes savantes, ou de leur propre modestie, qui se reprochent souvent de s’être engagées dans la carrière littéraire, qui ne la poursuivent pas sans inquiétudes et l’abandonnent même avec satisfaction, dès qu’une autre position sociale leur en fait un devoir ou leur en fournit seulement l’occasion. Ces personnes, chez qui le besoin d’écrire et le goût de la célébrité le cèdent de beaucoup à l’instinct féminin, jugent toujours leurs productions avec rigueur. Bien plus, elles sont, en général, disposées à douter de la prédisposition de leur esprit, pour acquérir une instruction grave et solide, et persévérer dans les longues et pénibles études qu’exige la profession des lettres. Elles prétendent que, si la richesse de leur imagination et la pénétration de leur intelligence sont, comme cela est certain, égales à ces mêmes facultés chez les hommes, il leur est impossible de nier qu’elles ne se sentent pas douées au même degré, par la nature, de cette force matérielle de l’organe de la pensée, qui permet à leurs rivaux de se livrer journellement et dès l’enfance, à des veilles studieuses, aux efforts longs et soutenus de la réflexion et de la pensée.
Cette proposition doit-elle être prise d’une manière absolue, ou n’est-elle, comme tant d’autres, qu’une portion de vérité qui se rapporte exclusivement à ceux qui l’émettent ? C’est une question que l’on soumet au lecteur. Quoi qu’il en soit, tout semble donner à croire que Mme de Bawr penche vers cette opinion.
Au sortir de l’enfance, Me de Bawr, malgré son esprit naturel et quelques talents déjà acquis, était loin cependant de penser qu’elle dût jamais faire sa profession des lettres, car elle était née et vivait alors dans une grande opulence. Après la mort de sa mère, qu’elle perdit fort jeune, son père, M. Goury de Champgrand, la fit élever avec le plus grand soin. Les maîtres de toute espèce et les plus habiles furent appelés pour l’instruire. Mais l’étude vers laquelle elle se sentit le plus vivement entraînée fut celle de la musique. Une fort belle voix, qu’un crachement de sang lui fit perdre lorsqu’elle était très jeune encore, contribua sans doute à déterminer ce penchant. Quoi qu’il en soit, sa passion pour cet art devint si vive et si constante, que mademoiselle de Champgrand se décida à apprendre la composition, dont elle reçut des leçons de Grétry et de l’abbé Roze, l’un des plus habiles harmonistes de cette époque.
Cependant des pertes successives, occasionnées par la révolution, avaient entièrement ruiné M. de Champgrand, lorsque sa fille épousa le comte de Saint-Simon, qui possédait encore les précieux débris de l’immense fortune que son talent pour les spéculations lui avait fait gagner.
Le comte de Saint-Simon était un homme doué de beaucoup d’esprit et d’un cœur excellent, mais dont la tête était fort exaltée. Il paraîtrait même, si nous sommes bien instruits, que cette exaltation augmenta à mesure que les débris de sa fortune se dissipèrent. Ce fut à partir de cette époque que, délivré des biens de ce monde, il se regarda comme envoyé ici bas pour reformer la société sur de nouvelles bases morales et politiques.
On sait de reste quelles furent l’origine, les viscissitudes et la fin de la secte bizarre, qui s’autorisa de quelques écrits obscurs et du nom de Saint-Simon pour essayer de changer les deux appuis de la société moderne, le droit de propriété et l’institution du mariage. Aussi ne parlera-t-on que de ce qui se rattache au sujet que nous traitons. Lors donc que le comte de Saint-Simon eut perdu tout ce qu’il possédait, et qu’il se crut certain d’avoir reçu la mission de régénérer le monde, il écrivit un jour à sa femme : « Que, malgré la tendresse et l’estime que lui inspiraient sa personne et son caractère, les pensées étroites et vulgaires dans lesquelles elle avait été élevée, et qui la dominaient encore, ne lui permettaient pas de s’élancer avec lui au-dessus de toutes les lignes connues ; qu’il était donc obligé de demander le divorce ; le premier homme de ce monde ne devant avoir pour épouse que la première femme. >
Il paraîtrait que cette inconcevable lettre fut écrite au moment où le comte de Saint-Simon nourrissait une espérance plus inconcevable encore, car il fit vers le même temps, un voyage à Coppet, avec l’idée de se remarier avec madame de Staël, dès qu’il aurait recouvré la liberté.
Le divorce fut prononcé, non toutefois sans que le comte de Saint-Simon ne donnåt encore à sa femme une preuve très bizarre de l’espèce d’attachement qu’il lui portait. Comme ils étaient tous deux en présence de l’officier public, pour cette triste cérémonie, celui-ci, s’apercevant que le comte de Saint-Simon pleurait, s’adressa à sa femme qu’il supposait demanderesse, et l’engagea à prendre en considération le chagrin de son époux, et à se désister de son entreprise. Ce quiproquo dura jusqu’au moment où M de Saint-Simon se trouva dans la nécessité de dire que le divorce avait lieu sur la demande de son mari.
Enfin, quand tout fut terminé légalement, M. de Saint-Simon fit jurer à celle qui n’était plus sa femme, de porter son nom tant qu’elle ne formerait pas de nouveaux nœuds.
C’est alors que Mme de Saint-Simon se vit obligée d’avoir recours à ses talents pour vivre. A cette époque, les romances étaient fort à la mode à Paris et dans toute la France. Elle en composa plusieurs recueils, paroles et musique, qui eurent une très grande vogue et lui fournirent quelques ressources pécuniaires. Encouragée par ce succès, il lui vint en pensée de composer la musique d’un opéra, que Grétry s’était chargé de faire recevoir et répéter ; il s’agissait de trouver un poëme. Après avoir sollicité pendant plus d’un an tous les gens de lettres que Me de Saint-Simon connaissait, pour en obtenir ce qu’elle désirait, elle crut s’apercevoir que ceux mêmes qui lui portaient l’intérêt le plus sincère ne pouvaient vaincre la défiance que faisait naître un talent de femme. Elle prit donc la résolution d’écrire elle-même les paroles d’un opéra. Par malheur, la pièce était achevée, quand elle s’aperçut que ce prétendu poëme n’était qu’une petite comédie, qui ne se prêtait nullement à être mise en musique. Mae de Saint-Simon, ne voulant cependant pas perdre tout le fruit de son travail, alla trouver Picard, alors directeur du théâtre Louvois, et lui remit le Petit Mensonge, tel était le titre de l’ouvrage. Comme elle était fort jeune encore, et que la bienséance ne lui permettait ni de suivre des répétitions, ni de laisser imprimer son nom sur l’affiche, elle pria Picard de vouloir bien se charger des détails de la mise en scène, de faire jouer la pièce sous le nom de M. François, et, par-dessus tout, de lui garder le secret. Picard lui promit tout ce qu’elle demandait, lui tint parole sur tous les points, et le Petit Mensonge eut beaucoup de succès. Deux autres pièces, la Matinée du jour et l’Argent du voyage, furent, bientôt après, jouées sur le même théâtre et avec les mêmes précautions.
Le directeur de l’Ambigu-Comique ayant accepté les mêmes conditions que celui de Louvois, Mme de Saint-Simon, toujours sous le nom de M. François, fit représenter successivement sur cette autre scène, deux comédies, le Rival obligeant (1811), et le Double Stratagème (1812) ; puis trois mélodrames, les Chevaliers da Lion, le Revenant de Bérezu et Léon de Montaldi, dont elle composa aussi la musique.
Vers ce temps Me de Saint-Simon, s’étant remariée à M. de Bawr, officier russe et fils du général célèbre de ce nom, elle cessa entièrement d’écrire et ne songea plus qu’à jouir d’un bonheur intérieur qui lui avait été long-temps refusé. Mais ces jours heureux n’eurent que bien peu de durée, car, quelques années après ce mariage, M. de Bawr, âgé de trente et un ans, périt de la manière la plus funeste : il fut écrasé dans la rue par une voiture chargée de pierres, dont la roue se détacha de l’essieu.
Dans le cours de la même année la fortune que sa veuve tenait de lui, fut enlevée en partie par des banqueroutes et par le mauvais succès d’entreprises industrielles, ce qui obligea de nouveau Mme de Bawr d’avoir recours à sa plume.
Le succès de ses ouvrages dramatiques lui donna naturellement l’idée de travailler encore pour la scène. Sur le conseil de Talma, elle présenta au Théâtre-Français la Suite d’un bal masqué, pièce en un acte. Cette jolie comédie, représentée pour la première fois le 9 avril 1813, fut goûtée et applaudie alors, comme elle l’est encore aujourd’hui, et bientôt après Me de Bawr donna, au même théâtre, la Méprise (1816), l’Ami de tout le monde, et en dernier lieu Charlotte Brown.
Des douze pièces que cette dame a composées, pour les divers théâtres de Paris, quelques-unes ont obtenu beaucoup de succès, et toutes ont été jouées plus d’une fois.
Mme de Bawr a publié aussi plusieurs romans et d’autres ouvrages qu’on lit toujours avec plaisir : Auguste et Frédéric, 2 vol. in-12, Paris, 1817 ; Cours de littérature ancienne, extrait de La Harpe, 2 vol. in-18, Paris, 1821 ; Histoire de Charlemagne, un vol. in-18, Paris, 1821 ; le Novice, 4 vol. in-12, Paris, 1830 ; Raoul ou l’Énéide, 1 vol. in-8°, Paris, 1832 ; et un volume de nouvelles sous le titre d’Histoires fausses et vraies.
En général, les comédies et les romans de Mme de Bawr sont composés et écrits avec simplicité et finesse tout à la fois. On n’y trouve surtout jamais rien, soit dans les sentiments ou dans les paroles, de cette exagération dont les romanciers et les auteurs dramatiques abusent si souvent ; aussi est-il facile de juger en les lisant qu’avec une imagination flexible et gracieuse, l’auteur a cependant l’esprit droit et positif.
Mais ce qui fait ressortir encore mieux ce qu’il y a de ferme et de précis dans l’intelligence de Mme de Bawr, c’est un ouvrage d’un genre tout différent : l’Histoire de ·la Musique. Dans le tableau rapide qu’elle a tracé des vicissitudes de cet art chez les peuples de l’antiquité et parmi les nations de l’Europe moderne, on est frappé tout à la fois de l’ordre qui y règne, du nombre de faits qui s’y trouvent et de l’impartialité des jugements de l’écrivain. Pour conduire à bonne fin un pareil travail, il fallait consulter beaucoup d’ouvrages écrits en langues étrangères, et la connaissance de la théorie musicale était indispensable, ainsi que la délicatesse du goût et la fermeté de critique. Mme de Bawr s’est heureusement trouvée en mesure pour remplir toutes ces conditions.
D’après l’exposé sommaire des travaux littéraires de Me de Bawr, on peut se faire une idée de la variété de ses connaissances acquises, de ses talents naturels et du nombre de ses principales productions ; car on ne parle pas ici de celles moins importantes et fort nombreuses, que les revues et tous les recueils élégants renferment.
Quant à l’auteur de tous ces ouvrages, c’est une personne spirituelle et simple en parlant, comme quand elle écrit. Habituellement elle conserve assez de gaieté, bien que sa vie, souvent mêlée d’amertume, ait presque toujours été excessivement laborieuse. Elle travaille constamment, avec plaisir même ; et quoique son esprit et son imagination, en aides toujours vigilants et dispos, soient sans cesse là tout prêts pour mettre en œuvre ce qu’elle médite, cependant, beaucoup plus femme qu’auteur, Mme de Bawr se repose de ses travaux, en songeant avec délices qu’elle serait bien plus heureuse si elle pouvait cesser d’écrire.
Mme SÉGALAS
La plus jeune des femmes poëtes, Mme Ségalas s’est élevée tout à coup au premier rang, et a fondé sa réputation sur un petit nombre de pièces publiées séparément dans les journaux et les keepsakes : la réunion de ces différentes pièces en volumes, et la publication des autres poésies qu’elle achève en ce moment, donneront à cette réputation bien méritée une base solide et durable.
Il faut peu de vers pour révéler un poëte, peu de vers pour illustrer un nom. Aujourd’hui, plus que jamais, on doit répéter ce qui était déjà vrai du temps de Voltaire : les gros bagages ne vont pas à la postérité ; le cercle de la littérature s’agrandit si prodigieusement, que les rayons de la gloire n’arrivent que pâles et rares aux extrémités, et pour les recevoir de plus près dans tout leur éclat, on a besoin de se glisser à travers la foule des heureux élus qui se pressent au centre, et qui ne sont souvent les premiers que par ordre de dates. Aujourd’hui, sans doute, le sonnet de Desbarreaux, le quatrain de Saint-Aulaire, le vers du siècle de Lemierre, ne suffiraient pas pour établir une longue célébrité, ni pour ouvrir les portes de l’Académie ; mais quelques poésies, vraiment remarquables par les idées comme par l’expression, tour à tour naïves, gracieuses, fortes et sublimes, sont les fleurs resplendissantes et parfumées dont une femme tresse sa couronne littéraire : Sapho n’a pas chanté une Iliade ; Louise Labé a laissé trois élégies et vingt-quatre sonnets.
La vie d’une femme poëte, telle que Mme Anais Ségalas, qui vit renfermée dans ses études et dans son bonheur domestique, est tout entière en ses ouvrages. Le public, qu’on a peut-être indiscrètement initié aux secrets de l’intérieur des gens de lettres, ne trouverait pas d’aliment à sa curiosité en pénétrant avec nous dans la révélation des qualités choisies et brillantes qui font à Mme Ségalas autant d’amis que d’admirateurs : on sent, à lire ses touchantes compositions, combien son âme est belle, pure, enthousiaste ; on devine, à voir ses traits élégants et gracieux, combien le charme de sa personne ajoute encore à celui de son talent ; on sait enfin qu’elle fait l’ornement du monde qui l’accueille avec des regards et des sourires de joie, lorsqu’elle vient dans les salons, comme une moderne Velléda, réchauffer le prosaisme glacé de notre époque, et rallier autour d’elle les derniers défenseurs de la poésie nationale.
Molles rêveries de poëte, travaux inspirés, applaudissements qui encouragent, nobles élans vers l’avenir ; voilà les principaux épisodes d’une vie consacrée aux muses dans la paix du ménage et les douceurs de l’intimité. Mme Ségalas prépare lentement et en silence, avec conviction, avec amour, ses poëmes, dont la perfection rachète la brièveté, et qui n’ont d’abord pour confidents que son mari et son excellente mère : le cœur d’une mère est le premier écho des succès de sa fille.
Mme Anais Ségalas est née en 1814: si jeune et déjà placée si haut comme poëte, Mme Ségalas doit nous permettre de citer son extrait de naissance à la tête de nos éloges. L'instinct poétique se développa chez elle en même temps que l'intelligence. À l'âge de sept ans elle fit des vers, si l'on peut donner le nom de vers à une pensée, ou plutôt à un sentiment encadré dans des lignes rimées. Cet enfant, qui ne connaissait pas d'autre prosodie que deux ou trois fables de La Fontaine apprises par cœur, s'avisa de composer, pour la fête de son père, un compliment simple et filial, beaucoup mieux tourné et surtout mieux senti que celui de son professeur, lequel fut bien surpris du dédain que cette petite fille témoignait pour les figures de rhétorique et pour les lieux communs du style pédantesque. Depuis cet essai précoce, la vocation de Mme Ségalas se prononça, et ne rencontra pas d'obstacles dans la tendresse idolâtre de ses parents.
Mariée dans sa quinzième année à M. Victor Ségalas, avocat distingué à la cour royale de Paris, et frère d'un des plus habiles praticiens de l'Académie de médecine, elle se livra plus exclusivement à son goût favori pour la littérature, et elle ne cessa de mûrir, de féconder par la lecture et par la méditation, le précieux germe de poésie jeté dans son âme par un souffle inconnu, ainsi que ces graines invisibles que les vents récoltent dans les airs et sèment d'un hémisphère à l'autre, sur un sol aride ou fertile. L'imagination de Mme Ségalas était merveilleusement propre à développer ces dispositions naturelles: les premiers vers vraiment dignes de ce nom, qu'elle façonna, contenaient ce qui vaut mieux que la forme froidement et classiquement arrêtée, le génie du poëte, ce feu sacré qui peut luire parmi les incorrections du langage, et sous les pâles hémistiches d'une versification inexpérimentée. La Psyché, recueil mensuel de poésies inédites, nous fit, je crois, connaître, en 1829, le nom et les vers de Me Anais Ségalas.
Ces vers étaient faibles, il faut l’avouer : le style surtout, plus incolore qu’incorrect, trahissait l’extrême jeunesse de l’auteur ; mais çà et là des idées fraiches et nouvelles, de la grâce partout, quoique un peu enfantine, effaçaient les taches de ces pièces, qui furent remarquées par la critique. Me Ségalas écouta les conseils de manière à en profiter : elle travailla davantage ses compositions, et se préserva par degrés de cette facilité dangereuse qui est l’écueil ordinaire des débuts poétiques ; recueillie en elle-même, elle acquit une à une les qualités d’exécution qui lui manquaient ; elle se familiarisa de plus en plus avec la langue, avec le rhythme, avec la rime ; elle fortifia son style en l’ornant d’images, en l’enrichissant d’expression ; elle réussit à trouver ces alliances de mots inattendues et saisissantes qui sont, pour ainsi dire, les pierreries de la poésie française. En 1830, elle publia un petit volume de vers intitulé les Algériennes.
Quand Mme Ségalas avait commencé sa carrière de poëte, l’inspiration lui tenait lieu de modèle et de guide ; elle ne marchait que d’après les errements classiques, et les versificateurs ingénieux du dix-huitième siècle lui avaient montré le chemin ; mais dès qu’elle eut entrevu la poésie antique d’André Chénier, la poésie mystique de Lamartine, la grande poésie de Victor Hugo, elle changea de route et de but ; elle s’élança palpitante d’émulation sur les traces de ces précurseurs, elle s’efforça de s’approcher d’eux et même de les devancer. Les Méditations et les Orientales se reflètent à chaque page des Algériennes.
L’épilogue du recueil raconte la métamorphose survenue dans la poésie de Mme Ségalas, et comme ce morceau est une harmonieuse réminiscence de Lamartine, nous le citons pour préciser le nouveau point de départ de cette muse de seize ans.
Alors bien loin de moi ces sujets héroïques !
C’était un blanc nuage aux formes fantastiques,
Une étoile au påle rayon,
Les bleuets de nos champs, la fleur nouvelle éclose,
Le souffle du zéphyr, une feuille de rose
Et les ailes d’un papillon.
Maintenant je m’essaie auprès de nos poštes :
Les uns vont réveiller la harpe des prophètes,
D’autres en traits de feu peignent la liberté ;
Et ceux-là, franchissant une ligne tracée,
Libérateurs de l’art, délivrent la pensée,
Qui reprend son vol indompté.
En effet, Me Ségalas avait abordé un genre et des sujets qui semblaient ne pas convenir à une femme ; elle voulait peindre la vieille Numidie avec ses villes irrégulières, ses déserts, ses tribus errantes, ses singulières coutumes et sa religion fanatique ; elle voulait retracer les exploits de notre armée en Afrique, et entrer à sa suite dans la Ca- sauba. C’étaient des tableaux qu’elle n’avait pu emprunter à la nature, et son imagination seule devait visiter le Champ de bataille, accompagner les Français à Alger, et arborer le Drapeau tricolore sur le palais du dey. Victor Hugo, il est vrai, n’avait pas vu autrement les sérails et les mosquées de l’Orient.
Mme Ségalas trouva donc dans son imagination les couleurs que demandait ce voyage imaginaire en Afrique, et souvent elle s’éleva jusqu’au ton de l’ode en exprimant avec énergie des pensées toutes masculines, que le patriotisme avait transplantées dans le cœur d’une femme. On s’étonne qu’une femme ait créé les grandes et imposantes images qu’on rencontre çà et là dans les Algériennes ; mais le style, il faut l’avouer, n’est pas toujours à la hauteur de l’idée.
Les Français débarquent : on dirait que Scipion épouvante encore l’Afrique,
En se retournant dans sa tombe.
Ces braves sont les restes des armées impériales :
Du colosse de leurs victoires
Voilà les membres immortels !
Les Algériens poussent leur cri de guerre :
Anathème aux chrétiens ! aux Français anathème !
Mahomet les poursuit de son courroux suprême.
Sur notre sol brulant, ou morts ou prisonniers,
Qu’ils restent plus nombreux, tous ces démons des guerres,
Que les grains du maïs, les taches des panthères
Et les feuilles de nos palmiers !
La bataille se donne et les Français sont vainqueurs :
Tout est calme à présent dans le champ du carnage…
La Mort, qui vient s’asseoir dans son affreux domaine,
Regarde en souriant cette ruine humaine
.Et ces décombres palpitants !
Ces vers que l’on ne nous reprochera pas d’avoir été chercher dans un recueil ignoré que Mme Ségalas renie presque aujourd’hui, annonçaient un poëte de l’école de Victor Hugo, et donnaient un démenti au sexe de l’auteur. Mme Ségalas, qui possédait déjà la force de la pensée et quelquefois celle de l’expression, ne s’aveugla pas sur les défauts de son livre ; mais redoublant de zèle et d’émulation, elle rendit sa poésie plus ferme, plus concise, plus égale, plus nourrie de mots et de tournures, plus parfaite enfin ; elle s’exerça dès lors à rompre avec habileté la monotonie du mètre par des coupes neuves et pittoresques ; elle surveilla le choix de ses épithètes, et colora hardiment son style devenu figuré et luxueux, de pauvre et uniforme qu’il était dans ses premiers vers ; elle s’essaya dans plusieurs genres de poésie avant de reconnaître le plus convenable à son génie.
D’abord elle composa, sous le titre d’Enfantine, une charmante ballade qui joint à la richesse du coloris les plus exquises délicatesses de la naiveté. C’est un chef-d’œuvre qu’on peut comparer à tout ce que Mme Desbordes-Valmore a fait de mieux sous l’influence de l’amour maternel. Cette description du paradis, mise à la portée de l’enfance, a de quoi nous tenter, lorsque l’imagination de M. Ségalas semble nous le promettre. La Petite Anna et la Leçon sur la Bible sont encore de la même famille que cette délicieuse Enfantine.
Elle publia ensuite des élégies dramatisées, comme celles de Millevoye, mais plus savamment versifiées : La paure Femme, la jeune Fille mourante, Qui sait le début sait la fin, sont des scènes du plus touchant pathétique, de la plus haute philosophie : quelles admirables strophes !
À vous encor, mes sœurs, cet avenir qui brille ;
À vous tous ces plaisirs bruyants de jeune fille,
Puis cet anneau d’hymen, ce mot dit en tremblant,
Et ces grains d’oranger, couronne virginale ;
Moi, pour voile de noce et robe nuptiale
J’aurai mon linceul blanc ;
Lugubre vêtement jeté sous une pierre,
Qui tient ensevelis dans une étroite bière
Bien des illusions, bien du bonheur révé ;
Qui tombe par lambeaux sous la terre jalouse,
Et que les battements d’un cœur de jeune épouse
N’ont jamais soulevé ?
Combien faut-il de vers semblables pour proclamer un grand poëte !
Mme Ségalas voulut aussi s’approprier quelques brins de lauriers de la couronne de Lamartine, et elle composa la petite Fille, la Jeunesse, aux Poètes, le Bal, mélancoliques méditations sur ce texte toujours nouveau pour le poëte penseur, le néant des choses humaines. Ne croirait-on pas entendre Lamartine ?
Oh ! puisque la jeunesse est une ombre qui passe,
Tandis qu’elle apparait dans un étroit espace
Jouissons : traversons le chemin en dansant ;
Nous le verrons subir bien des métamorphoses ;
Pendant qu’il est fleuri cueillons toutes les roses
Et chantons en passant.
L’hiver viendra glacer notre joyeux cortége ;
Vers la fin du trajet s’étend un sol de neige,
Les arbres dépouillés forment un blanc cordon ;
Les voyageurs tardifs, à la marche incertaine,
Tout frissonnant de froid s’avancent avec peine,
Courbés sur un bâton.
Avant de nous trainer sur cette route obscure
Enivrons-nous de jeux, de galté, de parure !
Nous régnons maintenant, hétons-nous, ô mes sœurs !
Des groupes enfantins pressent leurs pas agiles
Pour nous ravir bientôt nos couronnes fragiles
Et nos sceptres de fleurs !
Là dedans tout est beau, tout va à l’âme, parce que tout en vient.
Mme Ségalas n’est pas satisfaite de sa supériorité dans ces divers genres de poésie ; elle rivalise maintenant avec Alfred de Musset, ce joyeux et spirituel conteur d’Espagne et d’Italie : voyez le Brigand espagnol.
Si je m’avance, moi, près d’une jeune fille,
Ce n’est point pour lorgner ses pieds fins et petits,
Pour baiser sa main blanche et voir son œil qui brille ;
C’est pour détacher sa mantille
Ou bien ses bagues de rubis……
Avec son grand bras de squelette,
La potence là-bas m’attend :
Je le sais, j’en ris ; car avant
Qu’on me passe la collerette,
Par ma croix et mon chapelet !
Vos cachots seront sans grillage,
Et le vent, la pluie et l’orage
Pourriront votre vieux gibet !
Il ne restait plus à Mme Ségalas, que d’égaler Victor Hugo dans la poésie descriptive, non pas cette versification à la Delille, fausse, guindée, qui s’essouffle à déguiser la trivialité de la chose sous les oripeaux de la périphrase, mais cette poésie imagée, luxuriante, éclatante, orientale, comme Hugo l’a surnommée. M Ségalas offre au parallèle le discours d’un Sauwage à un Européen, Paris et le Marin. Que l’on compare cette dernière pièce avec la prétentieuse amplification, la Frégate la Sérieuse, que M. Alfred de Vigny a prétendu opposer aux resplendissantes et magiques Orientales de Victor Hugo :
Oh ! l’orage, mon Dien ! Le ciel rouge d’allume !
A l’arrière, à l’avant ! le tillac s’emplit d’ean !
Plus vite encor ! — La mer étreint mon beau vaisseau
Dans ses baisers tout blancs d’écume !
Allons, calez la voile ! — Oh ! voyez les éclairs !
Mousses, sur les haubans ! matelots, aux cordages ! -
Nous, marins, nous jetons notre vie aux orages,
A tous les vents du ciel, à tous les flots des mers.
L’eau roule verte et jaune, et la vague blanchie,
Ainsi qu’un mont de neige, arrive en se levant ;
L’océan gronde, et Dieu le bat avec le vent,
Comme un esclave qu’on châtie.
Eh bien ! je t’aime encore, ô mer, quand je te vois
Comme un lion blessé qui bondit de colère,
Se roule, se débat, redresse sa crinière
Et se met à rugir avec sa grande voix ! —
Ces magnifiques vers ne seraient-ils pas admirés dans les Orientales ? Me Ségalas n’a-t-elle pas en elle quelque chose du génie de Victor Hugo ?
Enfin, M="Ségalas est allée plus loin dans les deux Chodruc Duclos, et surtout dans les vers adressés à une Tele de mort:en lisant cette sublime et philosophique allocution, chacun pourra, comme nous, apprécier le rang que l’auteur doit prendre entre nos meilleurs poëtes.
Squelette, qu’as-tu fait de l’âme ?
Foyer, qu’as-tu fait de ta flamme ?
Cafe muette, qu’ao-tu fait
De ton bel oiseau qui chantait ?
Volcan, qu’as-tu fait de ta lave ?
Qu’as-tu fait de ton maitre, esclave ?
Comme une souveraine avec toute sa cour,
Une âme t’habitait. Son cortège d’amour,
D’espoir, chantait, pleurait, et peuplait son domaine;
Tu n’es plus qu’un désert:le lézard sous ton front
S’établit; l’âme a fui:le frèle moucheron
S’introduit librement dans son château de reine.
Étais-tu femme et belle, avec de longs cils noirs,
Des fleurs dans les cheveux, souriant aux miroirs ;
Grand seigneur, dépassant les tétes de la foule;
Jeune homme, et délirant pour des yeux bruns ou bleus ?
Oa ne sait : tous les morts se ressemblent entre eux ;
La vie a cent aspects, le néant n’a qu’un moule.
Débris dans les débris, crâne blanc et bideux,
Édifice montrant ta charpente à nos yeux,
Miroir brisé de l’âme où rien ne se reflète ;
Le passant, qui te voit sans lèvres, sans regard.
Sans chair, demande : Où donc est l’homme ? Un peu plus tard
Il va se demander : Où donc est le squelette ?
C’est pitié ! Reste là, regarde les passants,
Oh ! reste : dis néant aux heureux, aux puissants.
Celui qui t’exposa dans son joyeux domaine
A pensé que tes os parleraient haut et fort :
Il vient d’écrire avec une tête de mort
Son traité sur l’orgueil et la misère humaine !
Ton âme a fui là-haut, vers la cité des cieux
Aux mille portes d’or, aux escaliers de feux.
Elle est là, contemplant dans une sainte extase
Le soleil dans sa force et Dieu dans sa splendeur.
Toi, tu n’es que ruine et cendre : le Seigneur,
Quand il a pris l’encens, laisse tomber le vase.
Et l’auteur de ces vers est une femme, et cette femme n’a que vingt et un ans !
Mme LA COMTESSE DE BRADI
Le père de Mme de Bradi, né dans le pays Basque, capitaine de cavalerie, et chevalier de Saint-Louis, l’éleva avec toute la rudesse d’une éducation militaire, et même les arts d’agrément lui furent enseignés à coups de plat d’épée. Ce père, financier par besoin après avoir été soldat par goût, la força dès son enfance à contracter l’habitude d’un travail de tête, tandis que sa mère, Suédoise, l’obligeait à travailler de ses mains. Elle était née avec des inclinations religieuses que le marquis de Valléfleurs, vieux ami de son père, développa soigneusement, lorsqu’en 1793, il vint visiter la famille de Caylan, chassée de Paris et habitant Fontenay-sur-Bois, où Pauline menait paître la chèvre qui nourrissait le frère unique qu’elle a perdu dans la campagne de Moscou. Depuis cet enseignement du vieux gentilhomme normand, elle s’efforça de conformer ses actions à sa croyance, et si elle n’y parvint que rarement, elle ne se lassa jamais de le désirer et de l’essayer. Orpheline de père très jeune Mlle de Caylan fut mariée à dix-sept ans par sa mère au comte de Bradi, descendant d’une ancienne et noble famille de Sartène. Elle adopta la famille, le pays de son mari, et se croyant Corse, elle agit comme si elle l’eût été. Elle suivit son mari en Italie, fut blessée au siége de Gênes par un éclat de bombe, faillit y mourir de faim, et n’y ressentit que la douleur d’être séparée de sa mère, qui mourut dans ses bras peu de temps après. Devenue mère à son tour, Mme de Bradi se retira dans le château de Rebrechien, près d’Orléans, pour y nourrir et y élever ses trois enfants. Tout ce que l’étude la plus assidue a pu développer en elle de facultés, a été consacré à ses enfants ; cette application à ses devoirs lui valut l’amitié de Mme la comtesse de Genlis, qui se plaisait à la nommer son élève, et lui écrivait : Vous êtes appelée à me seconder et à me succéder en tout. Mais Mac de Bradi qui ne sut jamais comprendre la gloire, et qui ne voyait rien en elle qui l’autorisât à y prétendre, n’aurait point imaginé de faire imprimer ce qu’elle écrivait, si elle n’eût perdu sa fortune. De dame châtelaine elle devint femme auteur, professeur, et se résigna tristement, mais sans humeur, à travailler pour vivre, comme le font tant de gens qui ne s’en enorgueillissent pas du tout. Le monde cependant parut lui en savoir gré ; ses amis lui demeurèrent fidèles, ses écoliers devinrent ses amis, les journalistes dirent du bien de ses ouvrages, et les lecteurs ne les trouvèrent pas ennuyeux.
Son métier d’auteur, pourtant, ne lui prodigua pas d’abord beaucoup d’agrément. Par générosité de caractère, ou par esprit de contradiction, elle soutenait toujours ses oppositions ; et quoique sa famille, alliée à celle des Bonaparte, eût été ruinée par une haine particulière de Napoléon ; quoique l’opinion de Mme de Bradi n’eût aucune importance, les Lettres écrites de Corse (1 vol in-8°) firent mettre leur auteur sur deux listes de proscription en 1815, comme bonne à surveiller ou à déporter ; les éditeurs de Vannina (2 vol. in-12, 1823), et de Colonna (2 vol. in-12, 1825), lui firent faillite ; ceux de Berthold et d’Une Nouvelle par mois (3 vol. in-12, 1825), achetèrent ses manuscrits si bon marché, que ce serait pitié d’en parler ; M. le baron T… ne lui paya pas la moitié des articles qu’il inséra dans ses Annales ; la Préparation au catéchisme (in-32, 1827) ne lui fut pas payée du tout ; et la Réfutation des opinions du comte de Montlosier (in-8°, 1826), accueillie au Vatican, la fit déclarer sotte, folle et jésuite… Elle n’en a pas moins continué à écrire sur la religion, l’histoire, la politique, la littérature et l’éducation, persuadée qu’il ne faut qu’un sens droit et quelque instruction pour traiter ces sortes de sujets ; elle n’en a pas moins composé des Contes et des Nouvelles, en vers et en prose, pour les recueils qui ont paru depuis quelques années, et n’en rédige pas moins des Mémoires de son temps, si consciencieux, qu’elle aura de la peine à trouver un éditeur qui les publie. Elle n’a jamais été pensionnée par aucun gouvernement, et quoique présentée aux différentes cours de France, elle ne doit de reconnaissance à aucun pouvoir. Très sûre que personne ne sait aussi bien qu’elle, non ce qu’elle est, mais ce qu’elle a fait et voulu faire, elle a donné cette notice, dépourvue de grâces, mais parfaitement exacte.
La rare modestie qui a dicté cette notice, nous autorise à ajouter quelques lignes. Mme la comtesse de Genlis qui fut pendant trente ans l’amie de M" de Bradi, s’exprime ainsi qu’il suit dans ses Mémoires, tome v :
« Mme de Bradi, très jeune et d’une beauté éclatante, m’écrivit pendant un an des lettres anonymes, en me donnant, pour lui répondre, un nom de fantaisie. Ses lettres annonçaient tant d’esprit qu’elles m’intéressèrent vivement. Je l’engageai dans mes réponses à cultiver cet esprit qui est devenu si supérieur, et auquel la vertu la plus pure et la plus irréprochable a donné toute l’étendue qu’il pouvait avoir. »
Ailleurs M de Genlis dit encore, dans la dédicace du Siège de La Rochelle, ouvrage qu’elle termina au château de Rebrechien, qui appartient à M. de Bradi :
- « Mon amie,
« Cet ouvrage, composé sous vos yeux, vous a intéressée, et je trouve un grand plaisir à vous en faire hommage. Vous devez aimer mon héroine ; en la peignant, j’ai plus d’une fois pensé à vous, et tous ceux qui vous connaissent seraient bien étonnés que la vertu de Clara vous parût exagérée. Votre modestie m’interdit tout éloge, votre amitié n’a pas besoin des assurances de la mienne. Vous savez que, malgré votre jeunesse, je vous regarde comme l’amie la plus solide. »
Mlle ROBERT
Chérie de ses parents, et traitée par eux avec une douceur qui même pouvait avoir trop d’influence sur ses qualités naissantes, Me Robert s’habituait à craindre ce qui viendrait du dehors, ce qui ne pourrait guère se montrer aussi constamment favorable. C’est vraisemblablement par une suite de ces dispositions qu’elle n’aura pas accueilli l’idée du mariage : nul caractère pensif et timoré ne brave sans hésitation les hasards d’un lien irrévocable. Lorsque la première jeunesse s’écoule dans la sécurité, un talent médiocre reste méconnu, ou ne se développe qu’avec lenteur. Mile Robert, au contraire, ne fut arrêtée ni par cette sorte d’obstacle, ni par celui qui provenait d’une santé faible et douteuse. Ainsi entravés pourtant, les plus vrais moyens, même après s’être révélés de très bonne heure, ne donneront pas précisément de l’assurance ; mais, soutenu par un juste espoir, par quelque pressentiment, on écrira malgré soi, pour ainsi dire, et non sans timidité, parce qu’on entreverra, mieux que beaucoup d’autres, une perfection inaccessible. Les forces tenues en réserve, les forces intimes ne sont pas perdues pour la pensée, pour l’imagination ; souvent les inspirations les plus puissantes ont été dues à ceux qui ne jouissaient pas d’une santé ro- buste. C’est en 1827 que Mlle Robert vint, avec sa mère, demeurer à Paris : elle avait perdu son père depuis peu. Elle ne tarda pas à donner dans différents recueils périodiques des morceaux en vers, et d’autres articles lus avec empressement. Les malheurs des Polonais l’ont ensuite invitée à publier les Ukrainiennes, traduction qui a paru vers le commencement de 1835, en 1 vol, in-8. Ce volume doit être incessamment suivi de deux autres, consistant surtout en tableaux de mœurs, sous le titre Amour et Religion. Ces mots ainsi rapprochés n’ont rien qui surprenne aujourd’hui ; et quant au mérite du livre, il semble attesté par les fragments communiqués particulièrement au Journal des Femmes. Dans sa partie consacrée à la poésie, le même recucil a inséré, de Mlle Robert, le Luxembourg, le Froid, les Tuileries, et la pièce suivante :
Un soir, près de Paris, dans un joli village,
Une rose s’ouvrit toute blanche et sauvage.
Elle avait seulement quelque feuillage vert,
El deux boutons, dont l’un se jouait entr’ouvert ;
Tandis que l’autre, encor tout petit et verdåtre,
Pressait étroitement sa corolle d’albâtre.
Le matin elle vit finir au point du jour
Sa jeunesse et la paix du rustique séjour :
Elle fut enlevée à son natal bocage.
Une petite fille, un enfant de village,
suggérées par le souvenir de ce qu’en a dit elle-même, en 1834, Mlle Clémence Robert, dans une espèce de profession de foi qu’il faut malheureusement affaiblir en l’abrégeant. La littérature n’ayant qu’un mérite purement littéraire, est un simple divertissement de l’esprit. « Faire des vers, seulement pour produire de jolis effets, c’est un plaisir comme de broder ; raconter de belles histoires dont on ne peut tirer nulle conclusion utile, c’est aller à la chasse dans des terres de son imagination ; écrire en vers ou en prose pour le seul honneur du style, c’est, dans la sphère intellectuelle, donner un bal où des mots élégants et variés dansent gracieusement….. Mais les écrivains qui ont le sentiment de l’avenir, voient que le temps de ces fêtes est passé pour la littérature… et ils la chargent de porter une pierre à l’édifice social : ces hommes-là sont religieux, car toute pensée qui protége l’humanité remonte à Dieu… »
Mme DAMINOIS
Il y a presque toujours deux stations dans la carrière littéraire d’une femme, deux mobiles successifs dans sa vocation.
D’abord, et bien jeune encore, elle se crée des travaux intellectuels, pour échapper aux premiers ennuis qui viennent à naître dans la vie. Lorsqu’une jouissance est effeuillée et qu’elle croit toutes les jouissances flétries, lorsqu’un espoir est déçu et qu’elle croit tous les espoirs trompeurs, lorsqu’un amour est terminé et qu’elle croit tous les amours anéantis, elle écrit pour cacher son front soucieux dans la solitude ; elle s’enferme là pour se séparer de tout ce qui la blesse ; elle chante ses notes plaintives pour bercer son cœur et l’endormir. Le principal dans sa condition est l’oubli de ce qui la possédait, la création est l’accessoire. On travaille pour soi, l’art occupe peu, et le public est oublié. La littérature n’est encore qu’un pis-aller, et, dans la faiblesse d’une vie qui s’isole et s’abandonne, un favorable point d’appui. Mais peu à peu, en vivant dans sa nouvelle destinée, on prend du goût pour Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/89 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/90 sions, et l’anachronisme que forme la présence des maisons monacales dans un temps où les circonstances qui les avaient rendues si nécessaires et si puissantes ont entièrement cessé d’exister. Nous sommes heureux de savoir ce beau sujet entre bonnes mains.
En 1833, Me Daminois a été reçue membre de l’Athénée des Arts, établissement littéraire connu dès longtemps par l’esprit distingué et le ton plein de convenances qui s’y sont établis, et par cet amour des lettres qui les fait aimer pour elles-mêmes, sans but étranger, sans volonté de bouleverser le monde avec un couplet, de renverser un pouvoir avec une épigramme, et de faire d’un mot un poignard. Heureux enfant des arts, qui n’a que le sourire de la poésie, la douce émotion du roman ; et, de toutes les ambitions de la littérature, que le désir des jouissances qu’elle donne, qui, tandis que les positifs et vénals intérêts envahissent tout, se sauve de la politique, et lui montre de loin son léger drapeau qu’elle n’a pu inféoder à sa bannière.
distingués assignent même un rang supérieur. Le sujet du Nain Clicthoue est celui qui a inspiré à Shakspeare une si belle tragédie, c’est la mort d’Arthur de Bretagne. La création du personnage du nain atteste dans Mme Désormery beaucoup d’imagination. Un intérêt vif et puissant est répandu sur l’ensemble de cette vaste composition.
Une foule de morceaux de littérature légère recommandent encore le nom de Mme Désormery. De ce nombre sont le Roman d’une vieille Femme dans les Heures du Soir, le Rêve d’une Femme, la Chapelle de Windsor, et surtout Marcouf ; nouvelles charmantes, qui embellissent les recueils la France littéraire, la Revue ébroïcienne, le Panorama de Londres et autres.
Plusieurs fois on a répété que les romans de Mme Désormery étaient tracés à la manière de Walter Scott. Walter Scott et Mme Désormery ont tous deux en effet traité des sujets historiques, à l’exception toutefois que le romancier écossais s’empare d’une époque dans laquelle il introduit des personnages de convention qui deviennent les principaux acteurs de son drame ; tandis que notre compatriote puise tous ses matériaux aux meilleures sources, et ne se permet aucune excursion hors de son sujet, n’ayant recours aux personnages accessoires que pour aider à la marche de l’action. Aussi les livres de Mme Désormery sont-ils de l’histoire pure et simple, comme on la voit dans les anciennes chroniques.
Mme DE VILLIERS
Cette dame est mariée au comte Alexandre-Louis-Joseph Milon de Villiers, auteur de divers ouvrages sur les sciences et l’économie politique, et d’une brochure ayant pour titre Paroles d’un Mécréant, en réponse à M. de Lamennais.
Me de Villiers s’est fait connaître favorablement comme collaboratrice du Journal des Femmes et du journal l’Époque. Plusieurs de ses articles ont paru sous les pseudonymes de Julia Limno et de Rose de Liersvil. Voici les principaux :
Portrait de Napoléon, Portrait de Chateaubriand, l’Hirondelle, historiette morale, Conseils à une mattresse de maison,
Me de Villiers appartient par sa mère à l’ancienne famille des Rotrou qui s’honore du poëte de ce nom, qu’on a souvent qualifié du titre de père de la tragédie française, et qui s’illustra autant par ses vertus civiques que par son génie. On sait qu’il périt victime de son dévouement pour ses concitoyens.
Mme DE LERNAY
Cette dame est chanoinesse de l'ordre de Sainte-Anne. Vouée dès ses plus jeunes ans à l'étude des arts, Mme de Lernay a surtout donné à la peinture des soins assidus et sévères. Ses travaux en ce genre, qui avant 1830 n'avaient d'autre but que celui de charmer la vie intime, reçurent des événements de cette époque une nouvelle importance. Les intérêts de fortune de la famille de cette dame se trouvant compromis, il fallut essayer de réparer les effets de la rigueur du sort, et renoncer à l'obscurité, qui est souvent le bonheur, pour embrasser une carrière publique, où les plus nobles efforts ne sont pas toujours appréciés.
Pendant que Mme de Lernay exposait au Louvre plusieurs tableaux de chevalet, elle se faisait aussi connaître dans le monde littéraire par plusieurs morceaux en prose ou en vers insérés dans différents recueils. Voici les titres de quelques-uns :
Le Sommeil en diligence, les Adieux à Paris, Stances à madame Adèle Janvier, Stances sur le départ de Maroncelli pour le Nouveau-Monde, le Torticolis, le Proscrit, la Nuit, Litanies à l'usage des femmes, Ode à la Gloire, Notice historique sur Saint-Aignan, Notice sur les Beaux-Arts.
Mme de Lernay livrera prochainement à l'impression
un poëme intitulé les Derniers Jours du monde.plusieurs articles à ces journaux et à d’autres recueils périodiques.
Enfin, cette dame a rassemblé un grand nombre de matériaux pour une Histoire des Germains depuis les temps les plus reculés jusqu’à l’établissement de l’empire d’Allemagne. Cet ouvrage remplira une lacune ; car on ne possède sur les Germains que le livre de Tacite, qui, très remarquable comme ceuvre philosophique, n’est point d’ailleurs une histoire, et ne repose que sur des faits tronqués, vagues ou incertains. Tacite continué, complété par une femme, ce sera, en histoire et en littérature, un événement qui causera quelque surprise. Mais cette femme est Germaine d’origine, et Française d’habitude, de talent et d’inclination.
qui n’auraient rien à démêler avec ma toute vieille amitié. Mais, je l’avoue, je me sens une sorte de pudeur pour cette si jeune femme déjà mère, qui n’a pas demandé à s’asseoir au banquet de la renommée, et qui y a été conviée comme une jeune fille à la noce d’une compagne chérie. Peut-être voudrait-elle quelque temps encore se contenter du reflet de la gloire inoffensive de son père, le meilleur et le plus aimable des hommes, et dont l’admirable talent peut fournir aisément à plusieurs couronnes.
d’une société douce, sans avoir rien perdu de cette vive imagination, de ces élans d’une âme forte, elle récapitule son honorable carrière avec cette dignité, ce calme du for intérieur et cette pieuse résignation d’une femme de talent, d’une femme de cœur et surtout d’une femme de bien.
Mme DÉNOIX
Cette dame s’est mariée, le 16 février 1818, avec M. Guillaume de Lavergnat, chirurgien major des dragons de la garde royale.
M. Descampeaux, qui occupait une chaire au collége Louis-le-Grand, inspira dès l’enfance le goût de la littérature à sa fille, et ce goût devint dans la suite une source de délices pour Me Dénoix, qui a toujours préféré les douces rêveries de la solitude aux distractions du monde. Toutefois les premiers essais de cette dame ne remontent qu’à 1832. Elle aussi voulut être poëte, et elle essaya, dit-elle, quelques airs légers ou plaintifs que les échos de sa contrée se plurent à répéter. Voici encore ce que Mme Dénoix se plaît à raconter : « Lorsque, le 29 juin 1832, elle apprit la captivité de M. de Châteaubriand, dont elle est fort enthousiaste, elle vola à Paris, pénétra à l’hôtel de la préfecture de police, et malgré les ordres les plus sévères, des obstacles sans cesse renaissants, des refus mille fois répétés, elle parvint au donjon de l’illustre
prisonnier. Palpitante de trouble, d’émotion, de bonheur, Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/135 Jeter tous nos chefs-d’œuvre au feu.
Mais, hélas ! vous partez… Ce périlleux voyage,
Muse, vous le ferez ; c’est votre dernier vœu.
Peut-être je voudrais, tranquille sur la plage,
Pour contenter encore un désir curieux,
Sur des flots incertains vous suivre au moins des yeux ;
Mais j’aperçois le noir rivage,
Et sur son trône assis l’inexorable dieu
Que ne saurait fléchir muse au gentil langage.
Déjà Caron m’appelle et m’attend au passage.
Puissiez-vous, dans ce triste lieu,
Ne me suivre jamais !… Adieu donc, Muse, adieu !
Salm un rang élevé dans la littérature ; mais les titres qui mettent le sceau à sa réputation sont ses nombreuses épîtres ; c’est là que la pensée de l’auteur se révèle sous des formes brillantes et variées. L’amour de la vérité, l’amour de la patrie, des sentiments de justice, d’indépendance et de morale, semblent s’échapper instinctivement de l’âme du poëte, et font éprouver au lecteur le plaisir de l’estimer et d’applaudir à ses talents.
À notre époque, où domine le goût des controverses. il est beau de jouir d’une réputation littéraire qui n’a point reçu d’atteinte. Cette épreuve est aussi efficace que celle du temps. Les vivants dont on respecte les droits acquis par de longe travaux, obtiennent ainsi un avant-goût du respect de la postérité.
De Pongerville, de l’Académie française.
Nota. La princesse de Salm est membre des sociétés savantes de Marseille, de l’Ain, de Vaucluse, de Nantes, de Lyon, de Caen, de Livourne, de la société de Statistique, de la société
d’Encouragement de Paris, etc.nouvelles. Parvenue à un âge fort avancé, malade fréquemment, souffrant beaucoup, elle chercha jusqu’au dernier moment dans le travail des distractions à ses douleurs. Toute sa vie fut, pour ainsi dire, exempte d’orage. La sérénité de son âme se reflétait sur sa figure, comme l’azur d’un ciel pur dans un beau lac. Il serait difficile d’avoir plus de douceur dans le caractère, plus d’aménité dans les mœurs. Bonne, tendre pour ses amis, généreuse pour tous, son cœur ne le cédait en rien à son esprit. Peu de femmes ont eu des connaissances plus variées, plus universelles ; aucune peut-être ne l’a surpassée en sensibilité et en douceur.
Arrivée au terme de sa longue carrière, âgée de quatre-vingt-cinq ans, ne discontinuant plus de souffrir depuis quelque temps, et cependant employant encore à écrire les courts instants de répit que lui laissait sa maladie, elle fut enlevée en 1805 à ses nombreux amis, qui donnèrent à sa mort d’abondantes larmes et de sincères regrets. Les lettres perdirent en elle une de leurs gloires, les malheureux une protectrice qui n’avait pas de plus grand bonheur que de les soulager. On trouva après elle plusieurs manuscrits inédits, dont nous ignorons la destinée. Il fut lu à l’académie de Berlin, par ordre de Frédéric le Grand, un discours sur l’amour-propre, qu’on lui attribuait ; ce discours, qui fut imprimé en 1770, offre des choses fort remarquables.
Voici le catalogue des principaux ouvrages de Mme de Genlis :
Théâtre à l’usage des jeunes personnes, ou Théatre d’éducation, 1778, 7 vol. in-8° ; Théatre de société, 1781, 2 vol. in-8 ; Annales de la Vertu, 1781, 2 vol. in-8° ; Adèle et Théodore, 1782, 3 vol. in-8° ; les Veillées du Château, 1784, 3 vol. in-8° ; Leçons d’une Gouvernante à ses élèves, ou fragments d’un Journal qui a été fait pour l’éducation des enfants de M. d’Orléans, 1791, 2 vol. in-12 ; Nouveau Théâtre sentimental, 1791, 1 vol. in-8° ; les Chevaliers du Cygne, Hambourg, 1795, 3 vol. in-8º ; les Petits Emigrés, 1798, 2 vol. in-8° ; les Mères rivales, 1800, 3 vol. in-8º ; le Petit La Bruyère, 1800, 1 vol. in-8º ; les Vœeux téméraires, 1800, 2 vol. in-8º ; Nouvelles Heures à l’usage des enfants, 1801, 1 vol. in-12 ; Mademoiselle de Clermont, 1802, 1 vol. in-18 ; Nouveaux Contes moraux et Nouvelles historiques, 1802, 3 vol. in-12 ; les Souvenirs de Félicie, 1804, 1 vol. in-12 ; la Duchesse de La Vallière, 1805, 1 vol. in-8° ; Alphonsine, 1806, 2 vol. in-8° ; Madame de Maintenon, 1806, 1 vol. in-8° ; le Sidge de La Rochelle, 1808, 1 vol. in-8° ; Saint Clair, 1808, 1 vol. in-18 ; Bélisaire, 1808, 1 vol. in-8ª ; Alphonse, ou le Fils naturel, 1809, 3 vol. in-8° ; Arabesques mythologiques, 1810, 1 vol. in-12 ; la Maison rustique, 3 vol. in-8º ; Botanique littéraire, 1810, 1 vol. in-8° ; le Journal imaginaire, 1811, I vol. in-8° ; Mademoiselle de La Fayette, 1813, 1 vol. in-8" ; les Ermites des Marais Pontins, 1814, 1 vol. in-8° ; Histoire de Henri le Grand, 1815, 2 vol. in-8° ; Jeanne de France, 1816, 2 vol. in-12 ; les Battuécas, 1816, 2 vol. in-12 ; Abrégé des Mémoires du marque de Dangeau, 1817. 4 vol. in-8 ; Zuma, ou la Découverte du quinquina, 1817, 1 vol. in-12 ; Mémoires, 10 vol. in-8°.
Femme ou les six amours, le prix fondé par M. de Monthyon pour l’ouvrage le plus utile aux mœeurs. Noble récompense, digne en tout de l’auteur, et qui seule pouvait lui sembler digne d’être vivement désirée.
Après ce triomphe, il serait frivole de rappeler des succès de vogue. Toute entreprise littéraire qui veut réussir, cherche à s’associer Mme Élise Voiart. C’est ainsi que les Cent et un, les Heures du soir, les journaux, les recueils, les revues, se sont montrés et se montrent à l’envi jaloux de posséder son nom. Des travaux si multipliés ne lui font pourtant pas négliger les traductions d’anglais et d’allemand, dont l’une des plus remarquables d’entre les dernières est celle des Chants populaires des Serviens. J’ai déjà fait entendre, au commencement de cet article, que Mme Voiart avait quelque chose de germanique dans l’esprit et dans les sentiments. Cette disposition, qui lui fait trouver un charme tout particulier aux romanciers allemands, donne en même temps à ses traductions le cachet de la vérité, et cette grâce naïve qui les rend pour les Allemands préférables à celles de Mme de Montolieu.
Ma tâche est terminée, et je puis dire que je l’ai remplie avec joie. Unie de conviction avec Mme Voiart, dans la pensée que l’accomplissement du devoir peut seul donner une bonne foi à nos œuvres, j’ai été heureuse de pouvoir dire : Fille, en se pliant aux exigences de sa position, elle a jeté de l’éclat sur une modeste famille ; épouse, elle a fait le bonheur de son mari et rendu sereine une longue carrière ; mère, elle a formé deux filles. L’Europe en connaît une, ses amis apprécient l’autre. Femme, auteur, je n’ai eu que des succès à enregistrer.
matériaux pour d’autres ouvrages, non pas plus utiles, mais plus longuement médités. Sa santé s’est fortifiée malgré ses travaux ; sa surdité est devenue moins grave par cela seul qu’elle s’en est moins affligée. La fortune et la nature l’avaient frappée tour à tour : à force de travail, d’efforts, de résignation, de patiente énergie, elle a triomphé de la nature et de la fortune, elle a re conquis la position qu’elle avait perdue. Et maintenant aimée, estimée, se livrant en paix aux études qu’elle préfère ; allant peu dans le monde, mais ne le fuyant pas, faisant oublier ses travaux par sa grande simpli cité, elle a rempli la plus douce mission de son sexe, car elle a inspiré et partagé une affection durable. Enfin trois mots, qui se trouveront dans la biographie d’un bien petit nombre de femmes, peuvent finir cette notice : elle est heureuse.
Mlle DE SAVIGNAC
(Alida-Esther-Charlotte) NÉE À PARIS LE 5 JUILLET 1796.
Fille de Pierre-François DuBILLON DE SAVIGNAC et de Sophie de LINIERS. Élevée par sa mère, qui n’eut d’autre but que d’en faire une honnête femme, propre au ménage et au monde, Mlle de Savignac vécut auprès d’elle de cette vie simple et tranquille ; mais toujours occupée, mêlant aux soins de la famille les travaux à l’aiguille et ceux de l’esprit, se complaisant dans ses diverses affections, faisant succéder une instruction solide aux délassements et aux plaisirs de la société, cultivant à la fois les arts d’agrément et les arts utiles, et voyant s’écouler rapidement
dans de douces jouissances, ces jours si précieux
de la jeunesse, qui pèsent tant aux âmes indifférentes et aux esprits désœuvrés.
Mais bientôt de cruels chagrins vinrent l’assaillir. À peine avait-elle atteint sa quatorzième année lorsqu’elle perdit son père, officier distingué dans la marine royale. Des revers de fortune, qui suivirent presque immédiatement
ce désastre, éloignèrent Mm et M. de Savignac
de la société, sans cependant leur faire perdre la place qu’elles y occupaient, ni les séparer de leurs amis ; presque tous les suivirent dans leur retraite plus que modeste ; presque tous s’empressérent a l’envi de leur offrir des consolations, de leur faire oublier par leurs prévenances et leurs égards tout ce que leur nouvelle position avait de pénible, et tout ce qu’elle leur imposait de privations.
Dans cet état de renoncement aux plaisirs du grand monde, Mlle de Savignac se créa des distractions, sinon plus agréables, au moins plus utiles, plus profitables, plus en rapport avec l’activité de son esprit et la solidité de son jugement. Les ouvrages des philosophes moralistes, des historiens et des auteurs les plus distingués parmi les anciens et les modernes, devinrent dés lors sa société Ja plus intime. Elle aimait a les relire, a les commenter ; quelquefois même elle s’exercait 4 les comparer entre eux, à les défendre ou à les combattre, selon qu’ils lui paraissaient être dans le vrai ou dans Je faux, dans le naturel ou l’exagéré. Habituée qu’elle était a reconnaitre dans sa mère la supréme régulatrice de ses actions comme de ses sentiments, de ses idées d’éloignement ou de ses répugnances comme de ses préférences ou de ses entrainements, elle lut soumettait modestement ses doutes et ses impressions diverses : bien différente en cela de la plupart des jeunes personnes de nos jours, qui pensent tout savoir sans avoir presque rien appris, qui se croiraient humiliées d’interroger l'expérience et de se diriger d’après la sage autorité de leurs parents. Mme de Savignac, en mère tendre, affectueuse, se prétait volontiers à ces petites discussions littéraires : douée elle-même d’un bon fonds d’instruction, et jouissant avec satisfaction des progrès de sa fille, elle se complaisait & entretenir son gout pour l'étude et à donner à ses moindres travaux une direction raisonnée vers un but constamment utile.
Le premier ouvrage de Mlle de Savignac fut écrit pendant l’hiver de 1823. Sa mère était alors très souffrante. Elle lui prodigua tous ses soins, et ce fut en veillant près de son lit qu’elle composa un roman dont elle lui lisait les chapitres & mesure qu’ils étaient terminés, dans intention d’occuper un peu son imagination, de la distraire quelques instants de ses maux, et d’ajouter ainsi un adoucissement moral aux calmants physiques que l’art avait prescrits. Ce roman est : La Comtesse de Melcy, ou le Mariage de convenance. Mme Armande Roland, femme de lettres distinguée autant par son caractère sûr et aimable que par son esprit, et qui avait donné des encouragements à l’auteur novice, lui facilita encore ! a publication de cet ouvrage, en plaçant son nom justement célèbre à côté du nom inconnu d’Alida de Savignac ; mais dès que le succès du roman fut assuré, elle abdiqua publiquement sa part de gloire, pour la reporter en entier sur sa jeune amie. Nous n’avons pas besoin de faire ressortir tout ce qu’il y a de bonté et de courage dans cette action de Mme Roland ; nous remarquerons seulement, à cette occasion, qu’en 1807, M. de Laverne avait donné une preuve d’amitié toute semblable, lorsque, pour procurer à la fille de Mme de Cérenville un prix plus avantageux d’une œuvre posthume de sa mére : la Vie du Comte de Potemkin, il consentit à lui prêter autorisation de son nom, et se fit plus tard un devoir d’avouer qu’il n’avait a cette publication de titre réel que celui d’éditeur.
Ce fut sur le frontispice de la Comtesse de Melcy que Mlle de Savignac usurpa, pour la première fois, le titre de dame, qu’elle a conservé depuis : suivant en cela l’avis de sa mère, qui, d’après l’état de nos mœurs, croyait que ce titre valait beaucoup mieux que celui de demoiselle, à la publicité de ses productions littéraires.
Cette première composition fut suivie de beaucoup d’autres, destinées la plupart à l’enfance, et que M. Gide publia de 1825 4 1829, dans ces jolie petits volumes a tranches et filets d’or qu’enferment d’élégants cartonnages, et qu’il livre au public pour être donnés en étrennes, à l’époque du nouvel an. Ainsi parurent successivement les Petits proverbes dramatiques, l’Histoire d’une pièce de cing francs, le Manuscrit trouvé dans un vieux chêne, les Vacances, le Théâtre de mes enfants, quatre vol. de Contes et historiettes, quatre vol. des Soirées de famille, un Abrégé de l’histoire de France, adopté par l’institution Cassart, et une foule d’autres cartonnages qu’il serait trop long d’énumérer ici. Vers la même époque parurent, chez Louis Colas, les Encouragements à la jeunesse, 2 vol. in-12 du même auteur, qui furent adoptés par la commission de l’instruction publique instituée au ministère de l’intérieur, et qui, depuis 1828, figurent avec distinction parmi les bons livres distribués en prix dans la plupart des maisons d’éducation de l’un et de l’autre sexe.
Le mérite de ces petits ouvrages avait, dés leur apparition, classé leur auteur au rang des instructeurs les plus renommés du jeune Age, qui, comme les Berquin, les Jauffret, mesdames Leprince-de-Beaumont, Marie Edgeworth, la comtesse de Genlis et plusieurs autres, ont composé de petits romans, de petites historiettes ou de petits dialogues à la portée des enfants, de manière à leur tracer leurs devoirs, à leur inspirer le gout de la vertu et l’horreur du vice, dont ils faisaient alternativement passer sous leurs yeux des tableaux en action. Mais on reconnut bientôt dans les livres de Mme Alida de Savignac une supériorité marquée sur tous ceux de ses prédécesseurs. En effet, elle ne se borne point à faire comme eux de jolis contes d’où sort une Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/218 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/219 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/220 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/221 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/222
L’obéissance, voilà donc le principe de Mme Alida de Savignac. Et, comme elle n’admet pas de loi plus pure, plus belle, plus facile que celle de l’Évangile, qui dit : Aime Dieu de toute ton âme, de toute ta pensée, et aton prochain comme toi-même, elle en a fait le fondement de tous ses livres, depuis le conte de nourrice, destiné aux tout petits enfants, jusqu’aux nouvelles insérées dans le Journal des Demoiselles ; elle a constamment prêché l’amour de Dieu et l’obéissance à la loi qui commande l’oubli de soi-même ; et cet oubli, elle l’a présenté comme seul gage du bonheur sur la terre. Ainsi dans ses Soirées de famille, le mauvais riche périt misérablement pour avoir arraché à un pauvre laboureur le champ qu’il avait ensemencé, afin de se passer, à lui riche, une fantaisie. Ainsi dans les deux Jumelles, conte de fées, Châtaigne, quoique laide, désire en secret d’être aimée ; elle peut demander à sa marraine de la rendre belle, elle n’a que ce don à réclamer ; mais elle préfère implorer la fée pour de pauvres villageois que la famine désole, et par ce sacrifice elle gagne le cœur que sa laideur repoussait.
Nous pourrions multiplier à l’infini les citations et les exemples ; mais obligé de nous renfermer dans le cercle étroit d’une simple notice, nous dirons, en terminant celle-ci, que Me Alida de Savignac pratique elle-même toutes les vertus qu’elle enseigne ; que les ressources qu’elle s’est créées par ses utiles et honorables travaux, tournent en bonne partie au profit des malheureux qu’elle soulage journellement sans ostentation ; et que, fidèle à la loi de l’oubli de soi-même, elle jouit en paix de ce bonheur si pur et si doux à la participation duquel sont appelées les jeunes personnes dont elle s’est bénévolement constituée le Mentor.
Mlle AGIER-PRÉVOST,
morte à genève en 1825.
Cette dame était peut-être native de Lyon, où elle habitait en 1790, et où elle eut occasion de connaître Bonaparte, alors âgé de dix-neuf ans et sous-lieutenant d’artillerie. Il s’exerçait dans la littérature et concourut pour le prix proposé par l’Académie. L’éloignement qu’il montrait pour la dissipation et les plaisirs, son extrême réserve dans la société, son application constante à l’étude excitèrent l’intérêt de Mlle Agier, déjà d’un âge avancé. Elle le vit souvent, et Bonaparte, après son départ de Lyon, écrivit quelquefois à celle qu’il avait pris l’habitude d’appeler sa bonne maman. Il ne l’oublia pas dans sa prospérité : traversant la Suisse en 1795, il s’écarta de sa route pour aller lui faire une visite à Lyon, ce qu’il fit encore une seconde fois, à son passage à Chambéry, après la bataille de Marengo. Différentes circonstances ayant altéré la petite fortune qui suffisait aux modestes besoins de Mlle Agier, on lui conseilla d’avoir recours à la libéralité de son ancien ami, parvenu à cette époque au faîte des honneurs et du pouvoir. Une pareille démarche aurait trop coûté à son âme délicate et fière, et ce fut à son insu qu’une de ses amies lui obtint une pension de 6,000 francs. Peu de temps avant sa mort, on publia chez J. J. Pachoud un roman de sa composition, en 2 vol. in-12, intitulé : Éléonore de Cressy. « Cet ouvrage, qui n’est pas absolument sans mérite (dit M. Al.-Mahul, à qui j’ai emprunté les documents pour cet article), ne s’élève pas pourtant au-dessus de la médiocrité. »
c'est n'y rien voir et faire d'une grande figure qui a tout le fantastique des dieux d'Ossian, un nain, que la France dans son orgueil ne peut avouer. Toutefois, l'Histoire de Napoléon, par Me de Saint-Ouen, suivie d'un tableau mnémonique, est loin d'être dépourvue d'intérêt.
En 1833 et 1834, elle publia successivement une Histoire ancienne élémentaire, avec tableaux chronologiques, et une Histoire romaine conçue dans le même esprit, que la société pour l'instruction élémentaire adopta. Aider la mémoire des enfants au moyen de la mnémonique, rendre l'étude de l'histoire amusante et facile en la simplifiant par la méthode, telles sont les qualités essentielles qui distinguent le talent de M de Saint-Ouen. Peu soucieuse de la gloire, les succès de famille furent tout ce qu'elle ambitionna jamais. On conçoit qu'avec des prétentions aussi modestes, sa pensée n'ait point eu de ces élans capricieux, de ces mouvements de fougue et d'humeur qui caractérisent certains génies. Douée d'une âme calme et transparente comme la surface d'un beau lac qu'aucune tempête ne vient troubler, son style réfléchit la même limpidité. Jamais la passion ne le tourmente; jamais il ne s'échappe indompté dans des écarts qui étonnent. Il a cette gravité, cette modération qu'on exigeait autrefois pour l'histoire, et surtout la simplicité nécessaire pour être aisément compris des enfants.
Ce que nous venons de dire sur Me de Saint-Ouen n'est point un dernier mot sur une tombe. Sa carrière littéraire peut être encore fort longue; mais quels que soient désormais ses nouveaux succès, elle en compte assez déjà dans sa vie pour ne rien envier de l'avenir.
À côté de ses talents qui sont devenus le domaine du public, il en est un qui faisait merveilleusement ressortir les ressources de son esprit et de sa grâce, qu’elle a souvent vu applaudir sous l’empire, et qu’elle a dernièrement renouvelé sur le théâtre fashionable du comte de Castellane : ce talent qui a fait dire à Mlle Mars qu’elle était bien heureuse que le sort est fait la duchesse d’Abrantès gouvernante de Paris. Dans la soirée dont nous parlons, elle paraissait comme actrice et comme auteur. La jolie comédie historique de Mme Geoffrin lui valut un double triomphe, et ce triomphe fut sanctionné par tout ce que la littérature française offre aujourd’hui de plus célèbre.
Nous avons conservé, pour dernier fleuron à sa couronne, la qualité la plus belle et la plus digne, celle qui seule peut faire pardonner la gloire, et qui, quelque grande que soit sa gloire, est assez grande pour la lui faire pardonner. Je veux parler de sa bonté ; c’est chez elle une passion vive, toujours agissante : oublieuse de ses intérêts, de sa santé, de son temps même, la seule véritable richesse de ceux qui pensent, elle est toujours prête à tout service, à toute action bienveillante. Indulgente parce qu’elle sait tout comprendre, elle a une puissance de grâce et de bonté irrésistible ; quand on l’a lue, on l’admire, et il suffit de la voir ou de l’entendre pour l’aimer.
{{droite|J. Lesguillon.
Mme LA COMTESSE
DE BEAUFORT D’HAUTPOUL
« L’éducation des femmes, dit J.-J. Rousseau, doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utile, se faire aimer et honorer ; les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce, voilà les devoirs des femmes dans tous les temps, et ce qu’on doit leur apprendre dès leur enfance. »
J.-J. Rousseau a raison pour la généralité des femmes ; mais si, parmi elles, Dieu crée parfois un esprit supérieur qui puisse remplir les devoirs de fille, d’épouse et de mère, et servir ses semblables par l’utilité et l’éclat de ses talents, nous devons respecter les voies de la Providence, et honorer un phénomène dont l’heureuse influence contribue au bonheur de la société. Si, dans un riche parterre qu’embellissent toutes les filles de Flore, il apparaît une fleur qui élève une tête superbe, vous n’allez pas la fouler sous vos pieds ; mais les yeux se plaisent à contempler la richesse de ses couleurs, et l’odorat respire avec délices les parfums qu’exhale son haleine embaumée.
C’est ainsi que l’on doit voir Mme la comtesse d’Hautpoul, nièce de ce Marsollier, aimable auteur de Nina, des Petits Savoyards, de Camille ou le Souterrain, d’Adolphe et Clara, etc. Fille aimable, tendre épouse et mère respectable, supportant les revers avec une fermeté d’âme d’autant plus admirable qu’elle s’unit à une sensibilité exquise, elle a su, au milieu des douceurs comme des amertumes de la vie, récolter dans le champ des Muses les fruits du travail et les lauriers de la gloire.
Les romans de Mme d’Hautpoul offrent toujours, avec une saine morale, cette pénétration d’esprit, ces pensées délicates, ces demi-teintes du cœur qui sont l’heureux secret des femmes, mais que toutes n’expriment pas comme notre auteur, avec cette grâce de style qui n’est autre chose qu’un naturel parfait.
Dans les ouvrages d’instruction destinés à son sexe, Mme d’Hautpoul développe ses intentions avec autant de clarté que de talent. Laissons-la parler elle-même : « Il me faut pas, dit-elle, qu’une femme soit assez ignorante pour faire une question ou une réponse qui jetterait sur elle une sorte de ridicule. Il ne faut pas non plus qu’elle soit assez savante (ce qu’on ne doit pas confondre avec instruite) pour se croire en droit d’afficher une érudition déplacée. Il est bon qu’elle ne s’expose point à la raillerie, en parlant de ce qu’elle ignore, et ne montre point de prétention en parlant de ce qu’elle sait. »
À une époque où la lyre française rend si peu d’accords harmonieux et respecte à peine cette langue poétique sortie du cerveau de Racine et de Boileau, comme la Minerve du cerveau de Jupiter, lisez et relisez les vers de Mme d’Hautpoul : vous y trouverez une entente admirable du rhythme français, et la plus heureuse flexibilité de talent qui joint la grâce à l’énergie, le naturel à l’élégance, et sait, comme le dit le législateur du Parnasse :
Passer du grave au doux, du plaisant au sévère.
Aussi me semble-t-il que Mme d’Hautpoul fait les idylles comme Deshoulières, les romans comme Berquin, les nouvelles comme Florian, et l’harmonie de son style est souvent un écho sonore de la lyre qu’animait le divin Racine.
Je suis sûr de n’être démenti par personne, si, parmi tant de beaux vers, je cite le fragment suivant du poëme d’Achille et de Déidamie, celui où, déguisé en femme, le fis de Pélée s’est montré à la cour de Lycomède.
Plus jeune que ses sœurs, pas encore aussi belle,
Et telle qu’une fleur que le bouton recèle,
Déidamie, à peine au printemps de ses jours,
Joint les traits de Vénus à l’âge des amours.
Pour la première fois son beau teint se colore
De ce rouge ingénu qui l’embellit encore ;
De sa nouvelle sœur elle approche en tremblant,
La reçoit dans ses bras avec frémissement ;
Achille a partagé le trouble de son âme ;
Sa grâce le ravit, son désordre l’enflamme ;
Combien il va chérir ce vêtement trompeur
Qui seconde l’amour sans blesser la pudeur !
En vain autour de lui tant de beautés s’empressent,
Il n’est plus qu’un objet à qui ses vœux s’adressent ;
Admis à leurs plaisirs, se mêlant à leurs jeux,
Il ne suit que ses pas, ne cherche que ses yeux ;
Il lui lance un regard, puis un regard plus tendre ;
Déidamie encor ne sait pas les entendre,
Pourtant elle rougit, un trouble plein d’appas
Lui révèle un danger qu’elle ne connait pas.
A la course il la suit, l’atteint bientôt, l’arrête,
La presse dans ses bras, pour prix de sa conquête ;
La frappe avec douceur d’un thyrse verdoyant,
Lui demande un baiser qu’elle évite en riant ;
Détache ses cheveux, de roses les couronne ;
Saisit avec transport la fleur qu’elle abandonne.
Dans ces aimables jeux ils finissent le jour,
Souriant de bonheur, d’innocence et d’amour.
Je ne puis résister au plaisir de reproduire ici cette célèbre idylle sur la violette, dont tant de recueils gracieux se sont enrichis. On sait que Delille, après l’avoir entendu lire, s’écria : « Oh ! que cela sent bon ! »
Ô fille du printemps ! douce et touchante image
D’un cœur modeste et vertueux,
Du sein des verts gazons, tu remplis ce bocage
De tes parfums délicieux.
Que j’aime à te chercher sous l’épaisse verdure
Où tu crois fuir mes regards et le jour !
Au pied d’un chêne vert qu’arrose une onde pure,
L’air embaumé m’annonce ton séjour ;
Mais ne crains pas cette main généreuse ;
Sans te cueillir j’admire ta fraicheur ;
Je ne voudrais pas être heureuse
Aux dépens même d’une fleur.
Reste sur ta tige flexible,
Jouis des beaux jours du printemps ;
Que la douce haleine des vents,
Et ces rameaux, et ce lierre sensible,
Calment pour toi les feux des rayons dévorants !
Que l’automne aussi fasse éclore
Autour de toi des rejetons nombreux !
Que de l’hiver le souffle rigoureux
S’adoucisse et t’épargne encore !
Ah ! comme ta suave odeur,
Qui parfume les airs sans dévoiler tes charmes,
Que ne puis-je, du pauvre en essuyant les larmes,
Lui dérober l’aspect du bienfaiteur !
Timide comme toi, je veux dans la retraite
Et dans l’oubli passer mes jours:
Un peu d’encens vaut-il ce trouble qui toujours
Poursuit notre gloire inquiète ?
Simple en mes goûts, de paisibles loisirs
Rendent mon âme satisfaite;
Mon nom contente mes désirs,
Puisque l’amitié le répète.
L’avenir m’oublira ; mais chère à mon époux,
Dans mes enfants trouvant le bien suprême,
Bornant le monde à ce que j’aime,
Je n’étonnerai point le vulgaire jaloux.
Oui, comme toi cherchant la solitude,
Ne me plaisant qu’en ces vallons déserts,
J’y viens rêver, et soupirer des vers
Qui ne doivent rien à l’étude.
Cette idylle, et la pièce intitulée : la Mort de Sapho, remportèrent des prix aux Jeux floraux de Toulouse.
Enfin, la charmante composition pastorale de Zélia contient ces stances si remarquables par la délicatesse du sentiment et de l’expression, et qui portent pour titre : le Refus d’un baiser.
De ce refus pénétrez-vous la cause ?
Vous êtes belle, et j’ai quatre-vingts ans ;
Par un baiser je fanerais la rose,
Et ce serait un outrage au printemps.
Je dois laisser à la vive jeunesse
Ces biens si doux, elle a droit d’en jouir ;
De vos plaisirs il reste à ma vieillesse
Moins un regret qu’un heureux souvenir.
Pour un refus, ne croyez pas, bergère,
Que l’âge rende un cœur indifférent ;
Mais un baiser pourrait-il satisfaire,
Ne causant plus le plaisir que l’on sent ?
Je m’en souviens, j’avais une maîtresse,
Belle, modeste, et fraiche comme vous ;
Elle eut vos traits, j’avais votre jeunesse,
Et c’est alors que les baisers sont doux.
Les richesses littéraires de Mme la comtesse d’Hautpoul sont nombreuses. En 1796, cette dame publia Zélia, roman pastoral, vol. in-12. Puis vinrent ensuite : Childéric, roi de France, 1806, 2 vol. in-12 ; Sévérine, 1808, 6 vol. in-12; Clémentine, ou l’Évélina française, 1809, 4 vol. in-12 ; Harendal ou le Jeune Peintre, 1809, 2 vol. in-12 ; Cours de littérature ancienne, moderne et étrangère, 1815, in-12 (cet ouvrage a eu quatre éditions) ; Rhétorique des Demoiselles, Études des Demoiselles, 2 vol. in-12 ; Charades en action, 2 vol. in-12 ; les Habitants de l’Ukraine ou Alexis et Constantin, 1820, 3 vol. in-12 ; le Page et la Romance, 1824, 3 vol. in-12 ; Recueil de poésies, dédié au roi, 1825, 1 vol. in-8o ; Manuel de littérature, 1834, 1 vol. in-12 ; Abrégé de toutes les sciences, à l’usage des enfants ; les contes de la Grand’mère ou le Château pendant la neige, 2 vol. in-12.
Mme d’Hautpoul avait commencé un poëme religieux intitulé : Clotilde reine et sainte ou le Baptême de Clovis. Elle en terminait le troisième chant, lorsqu’elle fut frappée du malheur le plus terrible et le plus imprévu. Son fils unique, le marquis de Beaufort d’Hautpoul, colonel du génie, homme aussi recommandable par sa carrière militaire que par son esprit et ses talents, lui fut enlevé en trois jours par une maladie inflammatoire, le 24 juillet 1831.
Quand on a lu les ouvrages de Mme la comtesse d’Hautpoul, on ne possède pas toute son âme. Pour la connaître entièrement, il faut assister à son entretien, soutenu par une grande lecture, une mémoire heureuse et une tournure piquante qui a fait recueillir dans le monde une foule de reparties de cette dame.
D’Hautpoul sait plaire autant que les plus beaux esprits,
Quand sa pensée, et noble et tendre,
S’écoule de sa lèvre, ou règne en ses écrits :
Heureux qui peut la lire, heureux qui peut l’entendre !
Mme ARAGON
(Anne-Alexandrine).
Parmi les femmes du grand siècle qui transmirent leurs noms à la postérité, Mme Dacier se fit remarquer par un savoir profond, par les traductions les plus estimées des philosophes et des orateurs de l’antiquité. Bientôt après, sous la plume gracieuse du même auteur, Anacréon se montra dans ses odes avec tout son charme, son ravissant abandon ; Homère enfin, sous le style correct et nerveux de sa digne interprète, vit propager en France l’Iliade et l’Odyssée, dont aucun des nombreux traducteurs, quel que fût leur mérite, n’a pu nous faire oublier la stricte fidélité, l’admirable couleur primitive qui brillent chez Mme Dacier ; et surtout ses notes savantes et ses dissertations sur l’antiquité.
À côté de cette femme d’un mérite aussi rare qu’éminent, se montrait, douée d’un style enchanteur, irrésistible, Mme de Sévigné, qui, n’imitant rien des anciens, ne suivait que l’instinct de la nature, et prenait toutes ses séductions dans son cœur. Mère tendre, femme aimable, amie vraie, et peintre fidèle des mœurs de son temps, elle décrivit tour à tour l’orgueil des rangs, les intrigues de cour, les délices de la solitude, les jouissances, les tourments de l’amour maternel.
Eh bien, il est de nos jours, et nous rencontrons souvent dans nos cercles, une femme qui, sans y songer, réunit, pour ainsi dire, à elle seule, ce qui composait le mérite des deux femmes que je viens de citer. Jamais on ne cacha sous le voile de la modestie un plus grand amour des hautes sciences, un savoir plus profond et plus varié, fruit de longues et d’austères études. Jamais surtout on n’expia les rares avantages de la supériorité par une simplesse plus touchante, par une bonté plus communicative… Et cette femme, dont il est si profitable et si doux pour le moraliste observateur d’étudier les mouvements de l’âme, l’inaltérable raison, la grâce naturelle et l’imagination féconde,… c’est Mme Anne-Alexandrine Aragon.
Je la vois rougir, en m’entendant prononcer son nom et révéler ici tous ses droits à être classée parmi les femmes célèbres de notre époque ; mais dussé-je faire souffrir sa modestie, je prétends prouver ce que j’avance par la récapitulation des productions qui déjà signalent cette femme de lettres.
Mme Aragon naquit au sein de la philanthropie. Mme Gloux, sa mère, dont on ne saurait trop honorer la mémoire, fut la fondatrice du bel établissement de Sainte-Périne de Chaillot, devenu l’asile de tant de personnes recommandables. Ce fut là qu’on vit la jeune Alexandrine se livrer à l’étude des langues étrangères, qui depuis lui fit publier l’Histoire d’Angleterre, traduite de Goldsmith, et qu’elle continua jusqu’à l’époque de la mort de Napoléon : cet important ouvrage, composant 6 vol. in-8o, parut en 1825.
Deux ans après, Mme Aragon fit paraître, en 3 vol., les Mémoires d’Elisabeth, de miss Lucie Aykin ; et dans la même année, sa charmante traduction de l’Épicurien, de Thomas Moore, qui, conçu dans l’esprit le plus philo sophique, retrace dans un touchant épisode le triomphe du christianisme sur le paganisme. La traductrice a reproduit avec bonheur la grâce et la poésie de l’original.
Quoique l’étude des sciences soit presque toujours étrangère aux femmes qu’elle effraie, Mme Aragon, jeune encore, sembla s’adonner de prédilection à tout ce qui annonce et exige un esprit grave, des goûts austères et studieux. Parmi ses ouvrages, on remarque des articles de géologie propres à rendre cette science aimable à ceux qui souvent seraient le moins portés à s’en occuper ; des articles de physiognomonie où se montrent autant de finesse d’esprit que de connaissances positives du cœur humain ; des descriptions historiques et critiques de villes de France, d’Angleterre et d’Italie, et de monuments du moyen âge, pleines d’observations justes et d’aperçus piquants et variés. Un de ses ouvrages les plus importants, et qui seul suffirait pour fonder une haute réputation, est son Dictionnaire universel de Géographie moderne, destiné principalement aux gens du monde. Cet ouvrage, en 2 vol. in-4", se distingue non seulement par un grand savoir et de nombreuses recherches, mais encore par un style clair, élégant, et surtout par des développements curieux et attachans. Enfin Mme Aragon rédige en ce moment le texte d’un atlas géographique, statistique et historique des communes environnant Paris ; et met en ordre des observations intéressantes qu’elle a faites pendant son voyage en Suisse : ces nouveaux écrits prouvent autant que ceux déjà cités, un amour infatigable de l’étude, le désir constant de rendre utile une imagination brillante et richement ornée… Voilà pour la femme érudite et vouée à la science.
Passons maintenant à ces productions d’un autre genre, qui prouvent une grande souplesse d’esprit, une habitude d’observations à la fois critiques et gracieuses ; en un mot, une parfaite connaissance des mœurs du siècle, une étude approfondie du cœur humain. Parcourons dans plusieurs recueils à la mode, et notamment dans le Journal des Femmes, les nombreux articles dont chaque jour les enrichit Mme Aragon. Suivons-la dans ses aimables délassements, et voyons-la peindre tour à tour avec âme, esprit et malice de bon ton : les Jeune France ; l’Histoire de la danse ; le Jugement des hommes sur les écrits des femmes ; la Nouvelle littérature ou les puissances d’argent ; la Politesse ; l’Instruction des femmes au dix-neuvième siècle ; l’Influence de la mode ; les Vieux habits ; la Folie ; les Célibataires ; les Soleils ; la Femme de bon sens… Lisons surtout, avec l’intérêt qu’il mérite, l’un de ses articles les plus récents : les Convenances qu’il faut observer dans le choix des sociétés, et l’importance de ce choix pour les mères de famille. Nous découvrirons à chaque page, à chaque mot, la touche délicate d’une femme de bien qui peint avec franchise, et qui s’abandonne à tout l’élan d’un noble cœur ; nous serons frappés de la vérité, de la brillante variété de ces divers tableaux de mœurs, où toutes les figures sont parlantes, toutes les poses des nombreux personnages naturelles ; en un mot, où la scène du monde est retracée avec une fidélité qui charme, étonne, entraîne, effraie, corrige en riant et rend meilleur… Qu’a fait de plus Mme de Sévigné ?
Et pourtant, si vous abordez cette femme de talent et de mérite, si le hasard vous place auprès d’elle dans un cercle, vous croirez, à son extérieur simple et sans prétention, à sa conversation timide et réservée, que c’est une femme d’un mérite ordinaire, et qui n’a d’autre but que de ne pas être aperçue ; mais si vous parvenez, honoré de sa confiance et de son estime, à ces épanchements familiers où l’on s’apprécie à sa juste valeur, vous ne tarderez pas à reconnaître dans Mme Aragon un choix d’expressions, indice certain d’un grand savoir et d’un goût épuré ; vous serez attiré vers elle, non par cette pruderie qui ternit tout, jusqu’à la grâce ; non par cette adroite ambition de briller, qui n’est bien souvent chez les femmes qu’un riche ornement sur un tissu léger ; mais par cette raison douce, insinuante, donnant encore plus de charme à l’esprit ; mais par ces révélations modestes d’un talent créateur n’osant pas se montrer. Jamais vous n’entendrez s’échapper de la bouche de Mme Aragon le moindre mot qui puisse nuire à quel qu’un, ni blesser l’amour-propre, même de ses rivales. Ce n’est en effet que l’impuissance de créer qui produit l’habitude de médire ; et la femme que je me suis chargé de peindre est convaincue plus que toute autre que l’honneur d’avoir de la science ne vaut jamais la peine qu’on éprouve à l’acquérir.
Je n’ai point l’avantage si précieux de la connaître particulièrement, et je n’ai fait qu’entrevoir son paisible et honorable foyer. Là, j’ai vu la plus tendre mère qui dirige ses enfants avec ce ton ravissant d’une sœur et d’une amie ; là, j’ai vu sa fille aînée, que non contente d’avoir dotée de tout ce qui charme les yeux, elle initie pour ainsi dire à ses secrets de bonheur, à cette précieuse habitude de s’occuper sans cesse, et par là de méconnaître l’ennui qui souvent fait une femme légère, même de la plus estimable. Enfin là, j’ai vu cette égide maternelle couvrant sans cesse une fille chérie sans qu’elle s’en aperçoive, et la conduisant, par d’aimables causeries et des récits attachants, à cette connaissance du monde qu’on ne saurait trop étudier… J’ai cru voir une seconde Sévigné.
Récapitulant ensuite ces fidèles traductions de Goldsmith, de miss Aykin, et de Thomas-Moore, ce Dictionnaire de géographie, et ces nombreux articles scientifiques et historiques qui exigent de profondes connaissances et d’austères travaux, je ne puis me défendre d’établir une comparaison méritée, entre l’auteur de ces savantes productions et Mme Dacier.
Je sais bien que l’envie, et surtout l’impuissance de produire, s’étonneront de me voir ainsi réunir ces deux beaux noms de Dacier et de Sévigné sur une femme de lettres des temps modernes ; elle-même, j’en suis sûr d’avance, me reprochera ce parallèle ; mais chargé d’esquisser son portrait, j’ai dû peindre tout ce qui s’offrait à mes yeux et parlait à mon imagination. Habitué depuis un demi-siècle à faire une étude approfondie des femmes de tous les rangs, je n’écris que sous la dictée de mon cœur, que d’après ce que j’entends, ce que je vois. Heureux et fier d’avoir rencontré sur la fin de ma carrière tant de qualités réunies dans une seule femme, et cachées sous le voile épais de la modestie la plus constante, j’ose placer dans cette brillante galerie le portrait de Mme Aragon, comme rappelant à la fois deux femmes célèbres qui honorèrent le siècle de Louis XIV ; et tous ceux qui ont lu les nombreuses productions de cette dame, si remarquable, ceux-là surtout qui connaissent sa vie privée, avoueront, j’ose le croire, que je n’ai fait que retracer fidèlement mon modèle.
Mme GUIZOT
née Pauline de Meulan.
Certains esprits, en arrivant dans ce monde, et presque dès la première jeunesse, y apportent une faculté d’observation sagace, pénétrante, en garde contre l’enthousiasme, tournée directement au vrai, et sensible avant tout au ridicule, au travers, à la sottise. Quand la plupart des esprits élevés débutent par la passion, tantôt par une sorte d’illusion confiante, gracieuse et pastorale, tantôt par une misanthropie plus superbe et plus rebelle ; quand aux uns le monde s’ouvre riant et enchanté comme à Paul et à Virginie, aux autres plus altier, plus sévère et imposant, comme à Émile et à Werther ; pour les natures tout aussitôt mûres et prudentes dont nous voulons parler, l’apprentissage est plus de plain - pied, moins hasardeux ; le monde, dès l’abord, ne se découvre ni si riant, ni si solennel, ni si contraire ; il vaut à la fois moins et mieux que cela. La plupart des hommes, après la jeunesse passée, reviennent à un sens exact des choses. Ceux qui ont commencé par l’enthousiasme confiant et innocent ont appris à force de mécomptes à connaître Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/281 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/282 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/283 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/284 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/285 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/286 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/287 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/288 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/289 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/290 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/291 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/292 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/293 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/294 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/295 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/296 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/297 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/298 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/299 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/300 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/301 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/302 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/303 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/304 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/305 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/306 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/307 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/308 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/309 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/310 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/311 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/312 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/313 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/314 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/315 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/316 l’Église réformée à laquelle appartient son mari, et dont les cérémonies funèbres ne contrarient pas cette croyance simple qu’elle avait. Personne de vérité jusqu’au bout, elle ne voulut mêler, même aux devoirs qui suivent la mort, rien de factice et de convenu, rien que de conforme à l’intime pensée.
Elle avait un goût vif pour la conversation ; elle l’aimait, non pour y briller, mais par mouvement et exercice d’intelligence. On l’y pouvait trouver un peu rude d’abord ; sa raison inquisitive, comme elle dit quelque part, cherchait le fond des sujets. Mais l’intérêt y gagnait, les idées naissaient en abondance, et, sans y viser, elle exerçait grande action autour d’elle. Que dire encore, quand on n’a pas eu l’honneur de la connaître personnellement, de cette femme d’intelligence, de sagacité, de mérite profond et de vertu, qui, entre les femmes du temps, n’a eu que Mme de Staël supérieure à elle, supérieure, non par la pensée, mais seulement par quelques dons ? Le sentiment qu’elle inspire est tel que les termes d’estime et de respect peuvent seuls le rendre, et que c’est presque un manquement envers elle, toujours occupée d’être et si peu de paraître, que de venir prononcer à son sujet les mots d’avenir et de gloire.
Voici la liste des articles insérés par Mªe Éliza Guizot dans la Revue française :
Le Juif, par Spindler, traduit de l’allemand par J. Cohen. (Nº VI, novembre 1828.) — Histoire primitive de la Suède, par Geyer. (Nº VII, janvier 1829.) Chefs-duuvre du théatre italien, traduit du sanskrit par M. Wilson, et de l’anglais par M. Langlois. (Nº VIII, mars 1829.) — Quatre Nouvelles, en italien. (Nº X, juillet 1829.) — L’Exilé, par Giannove, en italien. (Nº X, juillet 1829.) — Les Puritains d’Amérique, par Cooper. (Nº XII, novembre 1829.) — Histoire de la conquête de Grenade, par Washington-leving. (Nº XIII, jauvier 1830.) — Omicron, par J. Newton, traduit de l’anglais. (Nº XIII, janvier 1830). Scènes populaires en Irlande, par M. Shiel. (Nº XV, mai 1830.) — Poésies de Louis Uhland, en allemand. (Nº XVI, juillet 1830.)
Comme elle a été élevée avec une certaine austérité, ses productions doivent nécessairement se ressentir des principes qui furent toujours la base de sa conduite ; mais la sévérité de sa morale ne rend ses compositions ni froides, ni ennuyeuses : elle sait y jeter du charme et de la variété. Pour faire juger son style, nous citerons au hasard un passage de son roman intitulé : Une Pythonisse, ouvrage en 2 vol. in-8°, qui a paru récemment et a obtenu un succès mérité :
« Moi, je réponds devant Dieu et devant les hommes de l’avenir de mon fils : il a un beau nom à porter, il un rang élevé à soutenir ; et tous mes efforts se réuniront sans cesse pour le maintenir dans le chemin de l’honneur et des obligations que la société impose tous ses membres ; mais plus impérativement à ceux qui, par leur naissance, doivent donner l’exemple de toutes les vertus. »
Nous savons que Me Caroline Delabarre a plusieurs ouvrages sous presse, et entre autres un roman intitulé : la Chambre nuptiale ; cet ouvrage est le résumé d’une pensée philosophique que l’on sera peut-être surpris de voir traitée par une femme.
Mme Caroline Delabarre est en outre auteur de Nouvelles qui vont paraître dans différentes feuilles périodiques, où ses articles sont accueillis avec empressement.
pour que le public n’oublie pas trop son nom ; et si par hasard il se rencontre un éditeur bonne créature, qui veuille se charger des ouvrages de Mme Victorine Collin, elle ne cessera d’importuner le ciel par ses vœux ardents et sincères pour que cet éditeur reçoive la récompense de ses vertus, par un prompt débit desdits ouvrages.
On mourant de langueur, de ses accords changés
Traine en soupirs plaintifs les refrains prolongés.
Dors, mon petit enfant ; l’abre qui t’environne
« Ouvre toutes ses fleurs dans l’air pour ta couronne ;
« L’aurore a des rayons plus doux que ceux du soir.
Dors ; tes yeux bleus demain s’ouvriront pour me voir ;
. Demain viendra le jour ; mais mon âme en prière,
« Dans ton regard aimé cherchera la lumière.
Silence, flots légers ; oiseaux, chantez plus bas :
« J’écoute mon enfant qui ne me parle pas. »
Au golfe d’Albenga, la lune belle et pâle,
S’avançant sur les mers en reine orientale,
A travers les rameaux d’un grand melrose en fleur,
Laissait tomber du ciel ses perles de blancheur.
Tous les esprits qui ont le sentiment poétique auront déjà reconnu, à ces deux pièces, quel poëte est Mme d’Altenheym ; et certes, à une autre époque, il n’y aurait pas eu assez de couronnes pour ce modeste front de vingt ans. Et c’est pour ainsi dire dans les errata de son volume qu’elle a relégué de pareils trésors !… Mais on irait les chercher comme l’or jusque dans les mines du Pérou. La Pluie de fleurs, Sapho, la Vision, le Peintre de la coupole, etc., etc., sont des compositions qui, par la suavité des formes et la réalité poignante des sentiments, justifient à merveille leur titre de : Mélodies de l’ame.
Sans doute il y a peu de prose et peu de vers dans le seul ouvrage qu’ait encore publié Mªe d’Altenheym ; mais honneur aujourd’hui à qui n’apporte qu’une pierre précieuse à la monstrueuse Babel de nos bibliothèques ! Et souvenons-nous, en relisant les Filiales, que les anciens auraient donné mille amphores de liqueur vulgaire pour une goutte de nectar.
Je puis être heureuse : n’ai-je pas la vivacité de l’émotion, et de loin en loin, la grâce du désir… de la jeunesse encore ? L’espérance ne fleurirait-elle qu’une fois ?… Souvenirs, que me voulez-vous ?… On ne fait pas revivre ce qui a vécu. Le cèdre frappé de la foudre ne reverdit pas sous le soleil d’un autre printemps. Oh ! qu’elle est regrettable cette saison charmante de la vie dont l’auteur de Volupté a dit avec sa manière attachante, mélancolique et vraie : On oublie, on s’exhale, on se renouvelle, on a véritablement en soi plusieurs jeunesses.
À vous, mes enfants, le labeur, les dernières tendresses de cette vie ; à vous, mes amis, les nobles battements de cœur ; à toi, monde inconnu, le soupir infini ![2]
Elle serait donc aussi parfaitement heureuse qu’une femme est destinée à l’être en ce monde, sans la mémoire qui lui rappelle à chaque instant tout ce qu’elle a perdu d’avantages et d’espérances, tout ce qu’elle a perdu d’illusions ! Elle serait donc heureuse, car elle n’a point d’ambition, car elle n’a qu’un besoin, celui d’aimer, celui d’être aimée ; et si ce besoin satisfait est le bonheur même, il est aussi le plus cruel des supplices tant qu’il n’est qu’un vœu secret de l’âme, un vague et douloureux désir du cœur, un perpétuel soupir d’espérance ! Oh ! oui, encore une fois, oui, le malheur, c’est le poëte !!!
une bonne action ; car elle a saisi le doute dans ses retranchements les plus forts, et ramené des convictions égarées ou chancelantes. Avec une âme comme la sienne, ce seul résultat est une récompense qui surpasse toutes les jouissances de l’amour-propre.
Ce qui distingue surtout ce roman, après l’intérêt du drame, c’est la fermeté des principes, la solidité du raisonnement et la franchise du débat entre l’Athée et la femme qui doit le ramener par la force de l’évidence. On n’y trouve aucun de ces subterfuges si fréquents dans des écrits de même nature, où l’objection est affaiblie dans l’intérêt de la réfutation. Cette conception en un mot, et son exécution, annoncent dans son auteur non-seulement une puissante faculté de penser, d’imaginer et de peindre, mais encore une inspiration qui s’est formée aux sources les plus élevées et les plus pures. Arrivée à l’âge de la plus grande force intellectuelle, Mme Sophie Pannier a marqué dans ce livre, d’une manière éclatante, le commencement d’une nouvelle époque dans sa carrière littéraire ; et désormais la France a en elle une illustration de plus.
L’Aveugle née, ou l’Héroïne du siècle, parut immédiatement après Pulchérie.
Cette œuvre, semi-historique et contemporaine, a été jugée digne de fixer l’attention des lecteurs les plus éclairés ; le succès qu’elle a obtenu parmi les classes supérieures de la société, est un suffrage honorable dû à la plus noble fidélité, à des faits et à des détails intéressants ; c’est un de ces livres rares qu’on ne peut quitter, et auquel on regrette de ne point voir plus d’étendue. Un autre ouvrage non terminé est resté entre les mains du marquis de Gévaudan : c’est un roman de chevalerie. Nous verrions avec plaisir cette dernière composition être publiée par fragments dans les journaux littéraires ; car ce que nous avons lu de cette femme spirituelle nous fait désirer de connaître toutes les productions de son âme de feu : ce n’est pas trop dire, car elle n’écrivait que sous l’influence d’une sorte d’inspiration de cette sublime portion de notre être.
La douloureuse brièveté de ses jours ne lui a pas permis de terminer ce travail, qu’aucune plume ne serait assez téméraire pour se croire digne d’achever.
avec ardeur dans une carrière qu’elle s’est ouverte si brillante.
Maintenant, quoiqu’il ne soit pas permis d’entrer dans le sanctuaire du ménage, quoique la vie privée soit mu rée, nous ne pourrons finir sans dire un mot du charme de l’intérieur qui réunit dans les mêmes plaisirs et les mêmes travaux deux âmes de poëte : il est impossible de rendre tout ce qu’il y a de délicieux dans cet échange entre deux esprits qui se comprennent, se soutiennent et se conseillent. Là, l’étude est un délice et les travaux une fête ! Ajoutons que le bienfait d’une âme aussi élevée n’est pas tombé sur une âme ingrate. M. Lesguillon n’a jamais fait preuve de plus d’intelligence que dans l’appréciation du trésor que le ciel lui a donné.
Mme GEORGE SAND.
Qui est-il ou qui est-elle ? Homme ou femme, ange ou démon, paradoxe ou vérité ? Quoi qu’il soit, c’est un des plus grands écrivains de notre temps. D’où vient-elle ? Comment nous est-il arrivé ? Comment tout d’un coup a-t-elle ainsi trouvé ce merveilleux style aux mille formes, et dites-moi pourquoi il s’est mis ainsi à couvrir de ses dédains, de son ironie et de ses cruels mépris la société tout entière ? Quelle énigme cet homme, quel phénomène cette femme ! quel intéressant objet de nos sympathies et de nos terreurs, cet être aux mille passions diverses, cette femme, ou plutôt cet homme et cette femme ! Et quel critique, en ce monde, osera jamais les aborder de front et les expliquer ?
Or, quelque temps après la révolution de juillet, et dans ces jours turbulents où, par un soudain caprice du peuple, cette royauté qui se croyait éternelle, avait aussi violemment été brisée et renversée que si c’eût été par un coup de foudre, un beau petit jeune homme, à l’œil vif et sûr, à la brune chevelure, à la démarche intelligente, vif, souriant, curieux et svelte , entrait à Paris. Il avait pour lui son ardeur, sa beauté, sa jeunesse, son courage et l’espérance. Ce qu’il venait chercher à Paris, il l’ignorait lui-même. Il y venait chercher la liberté et la poésie, des passions pour son cœur, des larmes pour ses yeux, des émotions pour son esprit, des paroles et des couleurs pour sa pensée. D’où venait-il ? Que vous importe ? Il venait d’où viennent les poëtes et les grands écrivains à coup sûr. Que laissait-il derrière lui ? Que vous importe encore ? Il laissait derrière lui tout ce qu’on laisse quand on dit adieu à la vie et à sa famille : il laissait le repos, le sommeil et le bonheur.
Avouez cependant que pour l’enfant qui se révolte contre son père, et pour la femme qui s’enfuit loin de ce joug de plomb qu’on appelle le mariage, pour le génie méconnu qui ne demande pas mieux que d’entasser ruines sur ruines, 1830 était une année bien choisie pour venir à Paris chercher fortune à son audace, à son style, à son esprit. Cette ville, naguère encore si tranquille et si doucement occupée d’art, d’éloquence et de poésie, était devenue un véritable chaos plein d’ambitions et de désordres de tous genres. Partout l’émeute, partout la peur, partout les nouveaux venus de la veille qui remplaçaient impitoyablement les maîtres d’hier, partout la licence qui relève la tête ; partout le peuple déchaîné qui, après avoir brisé le trône, s’amuse à briser l’autel, à chasser le Dieu du sanctuaire, comme il a chassé le roi des Tuileries. Oui, certes, le moment était bien choisi pour tous les aventuriers en tout genre, aventuriers d’ambition ou de fortune, aventuriers d’esprit et de poésie, aventuriers de passion et d’amour.
Aussi notre hardi aventurier de la veille, grâce à son esprit, à son sang-froid, à son courage, se trouvait merveilleusement à l’aise. Avec une révolution qui allait avoir grand besoin de nouveaux écrivains et de nouveaux poëtes ; que de style et que d’audace cette révolution allait demander aux nouveaux arrivés dans la lutte ! George Sand, car c’était lui, avec cette admirable intelligence qui participe de l’intelligence des deux sexes, se trouva tout d’un coup aussi joyeux que le conscrit à sa première bataille. Elle avait déjà la main dans la giberne littéraire pour y chercher son bâton de maréchal de France. Figurez-vous, encore une fois, un joli petit jeune homme, d’un esprit audacieux, au vaste front prédominant et plein d’intelligence ; animé, curieux, sérieux, flaneur, heureux et fier d’être libre, comme l’enfant qui sort du collége, plein d’esprit, plein de passion, plein de cœur, plein d’avenir, mais ignorant de l’avenir, tel était George Sand. Vous pensez s’il fut ébloui par les passions de cette ville en révolution qui s’étaient soulevées comme fait la lave du volcan ; vous pensez s’il fut étourdi par le bruit de ces pavés qui remuaient encore ; vous pensez s’il alla tout voir, ces Tuileries désertes et vides encore, cette église de Saint-Germain-l’Auxerrois violée par une troupe de masques un jour de carnaval ; cette royauté nouvelle qui passait dans les rues, à cheval, sur ces mêmes pavés de juillet, étonnés de sentir encore le pied d’un roi. Jugez par vous-même si cet esprit ardent, qui, dans le calme d’une maison de province, avait rêvé à Paris tant de choses inouïes, fut étonné et confondu, quand il vit que même tous ses rêves étaient dépassés ! Vous pensez si tout ce désordre social ne fut pas une immense fête remplie de joie, d’espérance et d’orgueil, pour cette âme en désordre, pour cet esprit révolté, et pour ce cœur qui ne se connaissait plus.
Ainsi était George Sand dans les premiers instants de son arrivée, j’ai presque dit de sa conquête. Il avait été saisi à son insu déjà, par l’enthousiasme des révolutions. Il ne comprenait pas de plus grand plaisir que de fouler aux pieds tant de ruines subites qu’on eût dit amoncelées tout exprès pour lui servir de piédestal. Il était ivre d’étonnement ; il comprenait déjà que parmi toutes ces royautés éparses, tous ces sceptres sans maître, il serait bien malheureux et bien maladroit si, lui aussi, il ne ramassait pas son sceptre et sa royauté. Ivre d’ambition, déjà impatient de renommée, il s’était mis en quête de la renommée à travers tous ces décombres. Il allait, il venait, il était partout. Quelquefois il se disait à lui-même, que peut-être la société allait finir, et qu’il allait sans doute assister à la ruine de toutes les institutions sociales et de toutes les lois divines et humaines, y compris le mariage et le baptême ; ce fut une joie frénétique et qui éveilla en lui je ne sais quel sentiment immense, inconnu, qui a fait son génie, qui a fondé sa puissance sur des ruines. Peut-être que sans la révolution de 1830, ce pamphlétaire antisocial, George Sand, serait encore à savoir qu’il est le plus puissant des destructeurs. 1830 lui a révélé sa valeur et sa force. À la vue de ces ruines et de ces désordres, George Sand s’est senti enfin un grand écrivain, comme on dit que La Fontaine s’est réveillé, tout à coup, un grand poëte, à la lecture d’une ode de Malherbe. C’en est fait, révolutionnaires de la France, votre révolution va féconder ces esprits en révolte, La Mennais, George Sand, Carrel et les autres. Vous avez arraché les pavés de juillet ; de ces pavés, vont sortir tout armés, comme les enfants de Cadmus, des révolutionnaires passionnés et convaincus, qui, chaque jour, à force d’éloquence, de style et de génie, remettront en question cette société renouvelée que vous avez eu tant de peine à fonder.
George Sand est l’enfant littéraire et politique le plus énergique et le plus significatif des pavés de juillet. Cependant, quand notre jeune poëte fut quelque peu revenu de ses premiers éblouissements, quand son imagination se fut un peu calmée, quand il eut vu tout ce qu’il devait voir, et senti tout ce qu’il devait sentir, George Sand rentra dans l’humble trou qui lui servait d’asile. Là il s’interrogea sérieusement et lentement pour savoir si enfin il serait assez fort pour mettre au jour les vérités et les paradoxes cruels, les passions si diverses qui l’avaient jeté, lui si novice et si ignorant des choses du monde, au milieu d’une révolution. Après le premier instant de réflexion, l’enfant se mit à l’œuvre, comme un homme d’action qu’il était. Il fit un roman en quatre volumes in-12, écrit tout d’une haleine, et il le jeta pêle-mêle et en toute confiance au milieu d’idées bonnes et mauvaises. Il tenait sa plume ; il n’avait jamais été si heureux ni si jeune. Quand ce premier roman fut achevé, il fallait trouver un libraire. Alors, prenant sa canne et son chapeau, et après avoir relevé de son mieux ses longs et épais cheveux bruns, George Sand alla voir l’eau couler, et le vent souffler, et les jolies filles parées reluire au soleil.
Cependant, à force de chercher un libraire, il en trouva un qui, voyant un auteur si alerte et si dégagé lui proposer en riant, un mauvais roman écrit en moins de quinze jours, consentit à tenter l’aventure et voulut bien hasarder quatre cents francs sur les quatre volumes de cet auteur inconnu qui riait si volontiers de lui-même et de son livre. — Quatre cents francs pour quatre volumes de moi, c’est beaucoup, disait George Sand ; et l’argent du malheureux libraire fut, toujours en riant, jeté dans un coin de la chambre, jusqu’à ce qu’il fût parti, écu par écu.
Ce premier roman, Rose et Blanche, ressemble tout à fait à un livre qui serait écrit par deux plumes différentes et dont l’alliance était impossible. On dirait deux écrivains d’une école opposée, réunis par le hasard, séparés par la pensée aussi bien que par le style, et qu’un lecteur un peu exercé ne saurait jamais confondre. L’un, clair, correct, élégant ; mais calme, doux, paisible, honnête, retenu, ayant peur de tout ce qui lui semblait hasardé ; l’autre, au contraire, fougueux, bouillant, osant tout et ne s’arrêtant guère que devant le barbarisme, par un merveilleux instinct de grand écrivain. C’est en effet une chose étrange qui embarrassera très-fort les critiques à venir, quand on leur dira : Voici un livre écrit par un homme et par une femme ; dites-nous quelles sont les pages écrites par celui-ci, et quelles sont les pages écrites par celle-là ? Et aussitôt les Saumaises futurs se mettront à l’œuvre. Et voyant d’un côté des pages simples, faciles, remplies de pudeur et de retenue, ils diront : À coup sûr, ceci est l’œuvre d’une femme ! Et voyant des chapitres entiers furibonds, emportés, tout nus et remplis des plus chauds détails de la passion et qu’on dirait écrits par une main de fer avec une plume de fer, ils diront : À coup sûr c’est un homme, et un homme fort, qui a écrit ces lignes ! Or, si les critiques disent cela, ils se tromperont deux fois ; ils attribueront à l’homme ce qui est à la femme, et à la femme ce qui est écrit par le jeune homme. Jamais on n’a préparé plus de tortures aux Saumaises futurs que George Sand.
Cependant cette confusion dans ses deux natures ne pouvait longtemps convenir à George Sand. Cette femme célèbre entre toutes les femmes célèbres, et dont l’apparition eût fait mourir de chagrin et de douleur, elle-même madame de Staël, si madame de Staël eût été sa contemporaine, George Sand voulait être à toute force un homme. C’était là plus que son ambition, plus que sa destinée, c’était sa nature. Tout ce qu’il y avait en elle de viril se révoltait à outrance, quand, par hasard entraînée par la force de l’habitude, elle redevenait de temps à autre une femme ; quand son cœur battait comme bat d’ordinaire le cœur d’une femme, quand ses yeux se mouillaient comme les yeux d’une femme. Les deux natures qui se disputaient cet être extraordinaire, qui à coup sûr devait être l’honneur du sexe qu’il daignerait choisir, se livraient de terribles et furieux combats dont vous pouvez découvrir quelques traces dans ses lettres. Ce combat dura longtemps entre l’âme de cette femme et l’esprit de cet homme. Mais voyez ce singulier combat, qui pourtant vous explique parfaitement la victoire de l’un et la défaite de l’autre, même dans ce combat des deux natures si diverses ; le genre de combat était mesuré dans George Sand, c’était l’homme qui avait peur, c’était la femme qui allait en avant. À la fin, cependant, l’homme l’emporta, à condition qu’il obéirait aveuglément aux passions de la femme. George Sand se dépouilla de cette seconde nature qui n’était pas la sienne. Il se fit ce qu’il voulait être, un homme avec l’instinct, l’art, le goût, l’intelligence d’une femme ; une femme avec le courage, l’audace, le scepticisme d’un homme ; maintenant il était libre de tout devoir même envers elle-même, elle était affranchie de tout respect, même pour lui-même ; le lien qui les réunissait dans la même âme, l’une et l’autre, celui-ci et celui-là, fut brisé par la femme au profit de l’homme ; et brisé, je puis le dire, violemment et brusquement, sans pitié, et avec autant d’énergie et de courage que s’il se fût agi de briser un devoir.
Une fois son maître, une fois un homme, George Sand ne démentit pas sa nouvelle nature. Cette fois il fit le livre d’un homme. Il écrivit Indiana, et ce livre, dès qu’il eut paru, causa, dans le monde littéraire, une vive et profonde sensation. En effet, jamais, depuis qu’on écrit des romans en France, jamais, depuis Gil Blas et Manon Lescaut (je dis Manon Lescaut et Gil Blas !) on n’avait jeté sur la société un regard plus profond, plus sûr ; mais en même temps plus triste, plus injuste et plus amer. Comme les nuances du monde parisien, le monde d’hier, une époque qu’on avait flattée ou fustigée à outrance, que personne n’avait jugée, sont habilement observées dans Indiana ! Ici un vieux soldat de l’Empire, dur, égoïste, froid, méchant, sans âme, — un portrait que tout le monde avait vu et que personne n’avait osé tracer, pour ne pas donner un démenti formel au théâtre des Variétés, à M. Gonthier, du Gymnase, et surtout aux chansons de M. Béranger ; — là une femme aimante, tremblante, dévouée, malheureuse, horriblement compromise dans un mariage dont elle ne comprend ni les droits, ni les devoirs ; une femme sans principes, encore plus perdue par sa haine pour son mari, que par son amour pour son amant ; encore plutôt victime de sa tête que de son cœur. Quelle belle composition, cette femme !
Cette femme, pauvre créature, imprudente et facile, qui ne sait ni aimer ce qu’elle doit aimer, ni haïr ce qu’elle doit haïr, qui place aussi mal son admiration que ses mépris, ne voit dans la vie que la passion présente ; elle s’abandonne sans rien prévoir à un fat égoïste, à l’un de ces beaux jeunes gens de la société moderne qui s’enfuient avec tant d’effroi devant une passion d’amour. Ce livre faisait ainsi justice des beaux jeunes gens de M. Scribe, comme il faisait justice des braves soldats de M. Brazier. Puis, entre ces trois êtres si bien trouvés, arrive Noun, la jeune servante, aussi faible que sa maîtresse, mais plus courageuse et plus sage, qui se jette à l’eau, trompée dans son amour. Puis, enfin, Ralph, l’ami dévoué et caché qui dévore ses larmes, qui contient sa jalousie, qui impose silence à son cœur, et qui enfin éclate tout d’un coup et s’écrie : — Me voilà ! quand la pauvre Indiana n’a plus d’espoir en ce monde. C’étaient autant de créations !
Après Indiana, parut Valentine. Cette fois, le style de l’auteur avait encore grandi. Ce style déjà viril avait encore plus d’éclat, plus de transparence, et en même temps plus d’abandon. Valentine, c’est encore l’histoire d’une femme que le mariage a perdue et déshonorée, comme tant d’autres femmes sont déshonorées et perdues par le célibat. Ce livre, dont le but est le même qu’Indiana, vit surtout par les détails qui sont pleins de grâce, de naïveté et de charmes. On ne saurait croire quel merveilleux parti le romancier a tiré du Berry, la plus triste et la plus ingrate de nos provinces. Il y a telle scène dans ce roman, par exemple la scène de la prairie, quand ces trois femmes, placées à distance, mais dominées toutes les trois par le même rayon de soleil et par la même passion du cœur, viennent à s’éprendre pour le même homme, qui est digne des plus grands maîtres, et qui tiendrait sa place dans les plus chaudes pages de l’Héloïse. Valentine acheva donc ce qu’avait si bien commencé Indiana, elle plaça au premier rang littéraire de ce temps-ci, avec très-peu de rivalité parmi les hommes, et à coup sûr sans rivalité possible parmi les femmes, soit dans le passé, soit dans le présent, soit dans l’avenir, le nom deux fois vainqueur de George Sand.
En général, on ne sait pas ce que c’est que la réputation littéraire à Paris : c’est quelque chose qui ressemble à ces royautés improvisées, inconnues hier, adorées à genoux le lendemain. Ainsi le gardeur de chameaux devint un dieu. Rien ne résiste à la renommée, rien ne l’arrête. Elle se fait toute seule, elle vient comme l’orage, elle éclate comme la foudre. De l’obscurité à la gloire, il n’y a qu’une feuille de papier qui les sépare. La renommée, capricieuse déesse, que tant d’hommes en ce monde appellent en vain par toutes sortes d’invocations et de lâchetés, apparaît chaque fois qu’il y a une fortune à faire et à enorgueillir dans le réduit le plus caché ; elle tombe sur la victime, comme le vautour sur la colombe ; elle va trouver l’homme le plus inconnu, et aussitôt elle l’entoure d’une auréole toute-puissante qui le fait reconnaître et louer dans la foule. La réputation littéraire, c’est la fortune, c’est la puissance, c’est le crédit ; ce sont les flatteurs le matin, à midi et le soir. George Sand fut donc saisi tout d’un coup, et emporté tout d’un coup, dans ce tourbillon des admirations, des flatteries, des médisances, des calomnies et des séductions parisiennes. Il fut la grande énigme, la grande occupation, la grande autorité de huit jours. On le cherchait en tous lieux, à toutes les heures, et sous tous les costumes. On le découvrit enfin qui lisait les livres de Benjamin Franklin et les vers de nos poëtes fugitifs, le tout sans rire. On le vit, on l’admira. On l’entendit parler, on l’admira encore. George Sand, chez lui, c’est tour à tour un capricieux jeune homme de dix-huit ans, et une très-jolie femme de vingt-cinq à trente ans ; c’est un enfant de dix-huit ans qui fume et qui prise avec beaucoup de grâce, c’est une grande dame dont l’esprit et l’imprévu vous étonnent et vous humilient. Le moyen de ne pas se laisser prendre à ces séductions, à ce double empire, doublement irrésistibles ? Le moyen de ne pas s’abandonner, corps et âme, à ces deux êtres charmants et inexplicables qui ne ressemblent à nul autre, ni en vices, ni en vertus, ni en style, ni en passions, ni en grâces, ni en beauté ; deux êtres aux mille noms divers, aux mille passions contraires, aux mille caprices imprévus !
Donc ne soyons pas étonnés que tant d’éclat inespéré et tant de succès inattendus aient porté quelque peu à la tête de George Sand ; de plus sages et de moins glorieux que lui se sont laissé prendre à l’enivrement de la faveur populaire. Ce fut au plus difficile moment de sa gloire, que George Sand, déposant un instant son habit d’homme, se déclara une femme (incessu patuit dea !) dans un livre fameux, intitulé Lélia. Ce roman, sous tous les rapports, est une tache dans la vie littéraire de George Sand. Dans Lélia, on ne retrouve ni le style, ni l’imagination, ni l’élégance, ni les inventions ingénieuses de l’auteur d’Indiana et de Valentine. Cette fois, George Sand quittant ce chaste manteau viril dont elle s’était enveloppée avec tant de courage et d’énergie, a voulu se montrer plus qu’une femme, c’est-à-dire, dans sa pensée, deux fois plus qu’un homme ; et elle est tombée dans les plus graves excès. Cette Lélia n’est qu’une abominable créature, une courtisane qui n’a pas de sens, qui n’a pas de cœur ; c’est-à-dire la plus horrible des courtisanes ; une prostituée sans excuse, qui court en hurlant comme une lionne après les sens qui lui manquent, et qui sacrifie au plaisir qu’elle n’a pas, un pauvre jeune homme qui l’aime de toute son âme, pendant qu’elle, Lélia, elle aime le galérien philosophe Trenmor qui ne l’aime pas. Atroce livre, tout sensuel, qui se noue et qui se dénoue au moyen d’une courtisane et d’un galérien. Heureusement, Lelia est un livre sans intérêt, une espèce de poëme en prose assez mauvaise, sans liaison avec les livres précédents de l’auteur.
Alors, et aussitôt, voyant comme il s’était trompé, et combien dans ce panégyrique des femmes, il avait donné raison à tous les hommes, et avec une merveilleuse facilité de talent, George Sand est redevenu dans ses livres, ce que l’ont fait la nature et le talent, purement et simplement un homme. Il est vrai que dans Indiana, dans Valentine, dans Lélia, notre pauvre espèce est horriblement maltraitée, et que les femmes y sont montrées, malgré leurs désordres de tous genres, dans le jour le plus magnifique ; cependant quelle femme oserait Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/469 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/470 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/471 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/472 Page:Nodier - Les Femmes celebres contemporaines.pdf/473 femme, cet homme, dans un moment d’irritation et de vengeance, se tournera tout d’un coup contre cette société qu’elle aurait pu défendre, ira se mettre dans les rangs de l’opposition dont elle sera le fleuron poétique, l’opposition elle-même, quand le nouveau venu lui voudra imposer sa volonté toute-puissante ; s’écriera : Elle est femme ! Ainsi même l’opposition, ce dernier recours des nobles esprits qu’on dédaigne, n’est pas permise à George Sand. Elle est femme !
Malheureuse et bien à plaindre en effet. Car pendant que les hommes la proclament une femme illustre et éloquente, l’orgueil de son sexe, voici que les femmes, pour se consoler de voir réunis tant de beauté et tant d’esprit, tant d’imagination et tant d’éloquence, tant de style et tant de génie, tant de dévouement et tant de courage, s’écrient de leur côté : ce n’est pas une femme, c’est un homme ! Et ce disant, elles font semblant de s’enfuir épouvantées ! Elles se voilent le visage, sans doute pour que même leur visage ne soit pas en contact avec cette intelligente figure. Femmes qui tremblez, rassurez-vous : George Sand, traquée par les hommes comme une femme, n’ira pas parmi vous revendiquer ses droits de femme. Elle vous a prises en pitié, vous les femmes, le jour où elle a pris en haine tous les hommes ; elle restera haute et calme sur la limite qui sépare ces deux camps opposés ; reine chez les hommes, roi chez les femmes !
TABLE
TABLE
- ↑ Cette tête de mort » été tronvée dans les ruines da châtean royal du Vivier, appartenant aujourd’hui à M. Parquin.
- ↑ Qu’ai-je publié ? Bien peu. Et encore ferais-je d’une bonne partie de ce peu une critique sévère et méritée. D’abord, deux livres d’éducation : la Mythologie dramatique et la France illustrée par ses femmes, 1832 ; le premier, malgré un anachronisme voulu, a été adopté par la Maison royale de Saint-Denis. Un roman, Cynodie, 2 vol. in-8º, 1833 ; un autre roman, Marguerite, 2 vol. in-8°, 1836. J’ai pour ce dernier quelque peu de tendresse ; il a reçu plus d’un souvenir. Pendant deux ans, j’ai dépensé ma vie en Nouvelles, en Études littéraires et en Eludes de mours, semées dans divers journaux. Parmi les Nouvelles, je préfère David Rizzio, la Vieille rue du Temple, le Chevalier de Bois-Bourdon, Catherine Parr, Sal- vator Rosa, Torquato Tasso, Olgiati. Parmi les Études littéraires, je distingue M. de Chateaubriand, M. de Sénancour, Alexandre Dumas et Alfieri. Tout cela fait avec conscience, avec progrès dans la forme et dans les idées ; mais entaché de nombreux défauts.