Les Femmes célèbres contemporaines françaises/Madame Aragon

, Alfred de Montferrand, Lesguillon
(p. 251-258).
Mme Aragon.

Mme ARAGON

(Anne-Alexandrine).

Parmi les femmes du grand siècle qui transmirent leurs noms à la postérité, Mme Dacier se fit remarquer par un savoir profond, par les traductions les plus estimées des philosophes et des orateurs de l’antiquité. Bientôt après, sous la plume gracieuse du même auteur, Anacréon se montra dans ses odes avec tout son charme, son ravissant abandon ; Homère enfin, sous le style correct et nerveux de sa digne interprète, vit propager en France l’Iliade et l’Odyssée, dont aucun des nombreux traducteurs, quel que fût leur mérite, n’a pu nous faire oublier la stricte fidélité, l’admirable couleur primitive qui brillent chez Mme Dacier ; et surtout ses notes savantes et ses dissertations sur l’antiquité.

À côté de cette femme d’un mérite aussi rare qu’éminent, se montrait, douée d’un style enchanteur, irrésistible, Mme de Sévigné, qui, n’imitant rien des anciens, ne suivait que l’instinct de la nature, et prenait toutes ses séductions dans son cœur. Mère tendre, femme aimable, amie vraie, et peintre fidèle des mœurs de son temps, elle décrivit tour à tour l’orgueil des rangs, les intrigues de cour, les délices de la solitude, les jouissances, les tourments de l’amour maternel.

Eh bien, il est de nos jours, et nous rencontrons souvent dans nos cercles, une femme qui, sans y songer, réunit, pour ainsi dire, à elle seule, ce qui composait le mérite des deux femmes que je viens de citer. Jamais on ne cacha sous le voile de la modestie un plus grand amour des hautes sciences, un savoir plus profond et plus varié, fruit de longues et d’austères études. Jamais surtout on n’expia les rares avantages de la supériorité par une simplesse plus touchante, par une bonté plus communicative… Et cette femme, dont il est si profitable et si doux pour le moraliste observateur d’étudier les mouvements de l’âme, l’inaltérable raison, la grâce naturelle et l’imagination féconde,… c’est Mme Anne-Alexandrine Aragon.

Je la vois rougir, en m’entendant prononcer son nom et révéler ici tous ses droits à être classée parmi les femmes célèbres de notre époque ; mais dussé-je faire souffrir sa modestie, je prétends prouver ce que j’avance par la récapitulation des productions qui déjà signalent cette femme de lettres.

Mme Aragon naquit au sein de la philanthropie. Mme Gloux, sa mère, dont on ne saurait trop honorer la mémoire, fut la fondatrice du bel établissement de Sainte-Périne de Chaillot, devenu l’asile de tant de personnes recommandables. Ce fut là qu’on vit la jeune Alexandrine se livrer à l’étude des langues étrangères, qui depuis lui fit publier l’Histoire d’Angleterre, traduite de Goldsmith, et qu’elle continua jusqu’à l’époque de la mort de Napoléon : cet important ouvrage, composant 6 vol. in-8o, parut en 1825.

Deux ans après, Mme Aragon fit paraître, en 3 vol., les Mémoires d’Elisabeth, de miss Lucie Aykin ; et dans la même année, sa charmante traduction de l’Épicurien, de Thomas Moore, qui, conçu dans l’esprit le plus philo sophique, retrace dans un touchant épisode le triomphe du christianisme sur le paganisme. La traductrice a reproduit avec bonheur la grâce et la poésie de l’original.

Quoique l’étude des sciences soit presque toujours étrangère aux femmes qu’elle effraie, Mme Aragon, jeune encore, sembla s’adonner de prédilection à tout ce qui annonce et exige un esprit grave, des goûts austères et studieux. Parmi ses ouvrages, on remarque des articles de géologie propres à rendre cette science aimable à ceux qui souvent seraient le moins portés à s’en occuper ; des articles de physiognomonie où se montrent autant de finesse d’esprit que de connaissances positives du cœur humain ; des descriptions historiques et critiques de villes de France, d’Angleterre et d’Italie, et de monuments du moyen âge, pleines d’observations justes et d’aperçus piquants et variés. Un de ses ouvrages les plus importants, et qui seul suffirait pour fonder une haute réputation, est son Dictionnaire universel de Géographie moderne, destiné principalement aux gens du monde. Cet ouvrage, en 2 vol. in-4", se distingue non seulement par un grand savoir et de nombreuses recherches, mais encore par un style clair, élégant, et surtout par des développements curieux et attachans. Enfin Mme Aragon rédige en ce moment le texte d’un atlas géographique, statistique et historique des communes environnant Paris ; et met en ordre des observations intéressantes qu’elle a faites pendant son voyage en Suisse : ces nouveaux écrits prouvent autant que ceux déjà cités, un amour infatigable de l’étude, le désir constant de rendre utile une imagination brillante et richement ornée… Voilà pour la femme érudite et vouée à la science.

Passons maintenant à ces productions d’un autre genre, qui prouvent une grande souplesse d’esprit, une habitude d’observations à la fois critiques et gracieuses ; en un mot, une parfaite connaissance des mœurs du siècle, une étude approfondie du cœur humain. Parcourons dans plusieurs recueils à la mode, et notamment dans le Journal des Femmes, les nombreux articles dont chaque jour les enrichit Mme Aragon. Suivons-la dans ses aimables délassements, et voyons-la peindre tour à tour avec âme, esprit et malice de bon ton : les Jeune France ; l’Histoire de la danse ; le Jugement des hommes sur les écrits des femmes ; la Nouvelle littérature ou les puissances d’argent ; la Politesse ; l’Instruction des femmes au dix-neuvième siècle ; l’Influence de la mode ; les Vieux habits ; la Folie ; les Célibataires ; les Soleils ; la Femme de bon sens… Lisons surtout, avec l’intérêt qu’il mérite, l’un de ses articles les plus récents : les Convenances qu’il faut observer dans le choix des sociétés, et l’importance de ce choix pour les mères de famille. Nous découvrirons à chaque page, à chaque mot, la touche délicate d’une femme de bien qui peint avec franchise, et qui s’abandonne à tout l’élan d’un noble cœur ; nous serons frappés de la vérité, de la brillante variété de ces divers tableaux de mœurs, où toutes les figures sont parlantes, toutes les poses des nombreux personnages naturelles ; en un mot, où la scène du monde est retracée avec une fidélité qui charme, étonne, entraîne, effraie, corrige en riant et rend meilleur… Qu’a fait de plus Mme de Sévigné ?

Et pourtant, si vous abordez cette femme de talent et de mérite, si le hasard vous place auprès d’elle dans un cercle, vous croirez, à son extérieur simple et sans prétention, à sa conversation timide et réservée, que c’est une femme d’un mérite ordinaire, et qui n’a d’autre but que de ne pas être aperçue ; mais si vous parvenez, honoré de sa confiance et de son estime, à ces épanchements familiers où l’on s’apprécie à sa juste valeur, vous ne tarderez pas à reconnaître dans Mme Aragon un choix d’expressions, indice certain d’un grand savoir et d’un goût épuré ; vous serez attiré vers elle, non par cette pruderie qui ternit tout, jusqu’à la grâce ; non par cette adroite ambition de briller, qui n’est bien souvent chez les femmes qu’un riche ornement sur un tissu léger ; mais par cette raison douce, insinuante, donnant encore plus de charme à l’esprit ; mais par ces révélations modestes d’un talent créateur n’osant pas se montrer. Jamais vous n’entendrez s’échapper de la bouche de Mme Aragon le moindre mot qui puisse nuire à quel qu’un, ni blesser l’amour-propre, même de ses rivales. Ce n’est en effet que l’impuissance de créer qui produit l’habitude de médire ; et la femme que je me suis chargé de peindre est convaincue plus que toute autre que l’honneur d’avoir de la science ne vaut jamais la peine qu’on éprouve à l’acquérir.

Je n’ai point l’avantage si précieux de la connaître particulièrement, et je n’ai fait qu’entrevoir son paisible et honorable foyer. Là, j’ai vu la plus tendre mère qui dirige ses enfants avec ce ton ravissant d’une sœur et d’une amie ; là, j’ai vu sa fille aînée, que non contente d’avoir dotée de tout ce qui charme les yeux, elle initie pour ainsi dire à ses secrets de bonheur, à cette précieuse habitude de s’occuper sans cesse, et par là de méconnaître l’ennui qui souvent fait une femme légère, même de la plus estimable. Enfin là, j’ai vu cette égide maternelle couvrant sans cesse une fille chérie sans qu’elle s’en aperçoive, et la conduisant, par d’aimables causeries et des récits attachants, à cette connaissance du monde qu’on ne saurait trop étudier… J’ai cru voir une seconde Sévigné.

Récapitulant ensuite ces fidèles traductions de Goldsmith, de miss Aykin, et de Thomas-Moore, ce Dictionnaire de géographie, et ces nombreux articles scientifiques et historiques qui exigent de profondes connaissances et d’austères travaux, je ne puis me défendre d’établir une comparaison méritée, entre l’auteur de ces savantes productions et Mme Dacier.

Je sais bien que l’envie, et surtout l’impuissance de produire, s’étonneront de me voir ainsi réunir ces deux beaux noms de Dacier et de Sévigné sur une femme de lettres des temps modernes ; elle-même, j’en suis sûr d’avance, me reprochera ce parallèle ; mais chargé d’esquisser son portrait, j’ai dû peindre tout ce qui s’offrait à mes yeux et parlait à mon imagination. Habitué depuis un demi-siècle à faire une étude approfondie des femmes de tous les rangs, je n’écris que sous la dictée de mon cœur, que d’après ce que j’entends, ce que je vois. Heureux et fier d’avoir rencontré sur la fin de ma carrière tant de qualités réunies dans une seule femme, et cachées sous le voile épais de la modestie la plus constante, j’ose placer dans cette brillante galerie le portrait de Mme Aragon, comme rappelant à la fois deux femmes célèbres qui honorèrent le siècle de Louis XIV ; et tous ceux qui ont lu les nombreuses productions de cette dame, si remarquable, ceux-là surtout qui connaissent sa vie privée, avoueront, j’ose le croire, que je n’ai fait que retracer fidèlement mon modèle.

BOUILLY.