Les Femmes célèbres contemporaines françaises/Ségalas

, Alfred de Montferrand, Lesguillon
(p. 35-48).
Mme Ségalas.

Mme SÉGALAS

(Anaïs)
NÉE À PARIS LE 24 SEPTRE 1814.
Fille de Charles MENARD et d’Anne-Bonne PORTIER.

La plus jeune des femmes poëtes, Mme Ségalas s’est élevée tout à coup au premier rang, et a fondé sa réputation sur un petit nombre de pièces publiées séparément dans les journaux et les keepsakes : la réunion de ces différentes pièces en volumes, et la publication des autres poésies qu’elle achève en ce moment, donneront à cette réputation bien méritée une base solide et durable.

Il faut peu de vers pour révéler un poëte, peu de vers pour illustrer un nom. Aujourd’hui, plus que jamais, on doit répéter ce qui était déjà vrai du temps de Voltaire : les gros bagages ne vont pas à la postérité ; le cercle de la littérature s’agrandit si prodigieusement, que les rayons de la gloire n’arrivent que pâles et rares aux extrémités, et pour les recevoir de plus près dans tout leur éclat, on a besoin de se glisser à travers la foule des heureux élus qui se pressent au centre, et qui ne sont souvent les premiers que par ordre de dates. Aujourd’hui, sans doute, le sonnet de Desbarreaux, le quatrain de Saint-Aulaire, le vers du siècle de Lemierre, ne suffiraient pas pour établir une longue célébrité, ni pour ouvrir les portes de l’Académie ; mais quelques poésies, vraiment remarquables par les idées comme par l’expression, tour à tour naïves, gracieuses, fortes et sublimes, sont les fleurs resplendissantes et parfumées dont une femme tresse sa couronne littéraire : Sapho n’a pas chanté une Iliade ; Louise Labé a laissé trois élégies et vingt-quatre sonnets.

La vie d’une femme poëte, telle que Mme Anais Ségalas, qui vit renfermée dans ses études et dans son bonheur domestique, est tout entière en ses ouvrages. Le public, qu’on a peut-être indiscrètement initié aux secrets de l’intérieur des gens de lettres, ne trouverait pas d’aliment à sa curiosité en pénétrant avec nous dans la révélation des qualités choisies et brillantes qui font à Mme Ségalas autant d’amis que d’admirateurs : on sent, à lire ses touchantes compositions, combien son âme est belle, pure, enthousiaste ; on devine, à voir ses traits élégants et gracieux, combien le charme de sa personne ajoute encore à celui de son talent ; on sait enfin qu’elle fait l’ornement du monde qui l’accueille avec des regards et des sourires de joie, lorsqu’elle vient dans les salons, comme une moderne Velléda, réchauffer le prosaisme glacé de notre époque, et rallier autour d’elle les derniers défenseurs de la poésie nationale.

Molles rêveries de poëte, travaux inspirés, applaudissements qui encouragent, nobles élans vers l’avenir ; voilà les principaux épisodes d’une vie consacrée aux muses dans la paix du ménage et les douceurs de l’intimité. Mme Ségalas prépare lentement et en silence, avec conviction, avec amour, ses poëmes, dont la perfection rachète la brièveté, et qui n’ont d’abord pour confidents que son mari et son excellente mère : le cœur d’une mère est le premier écho des succès de sa fille.

Mme Anais Ségalas est née en 1814: si jeune et déjà placée si haut comme poëte, Mme Ségalas doit nous permettre de citer son extrait de naissance à la tête de nos éloges. L'instinct poétique se développa chez elle en même temps que l'intelligence. À l'âge de sept ans elle fit des vers, si l'on peut donner le nom de vers à une pensée, ou plutôt à un sentiment encadré dans des lignes rimées. Cet enfant, qui ne connaissait pas d'autre prosodie que deux ou trois fables de La Fontaine apprises par cœur, s'avisa de composer, pour la fête de son père, un compliment simple et filial, beaucoup mieux tourné et surtout mieux senti que celui de son professeur, lequel fut bien surpris du dédain que cette petite fille témoignait pour les figures de rhétorique et pour les lieux communs du style pédantesque. Depuis cet essai précoce, la vocation de Mme Ségalas se prononça, et ne rencontra pas d'obstacles dans la tendresse idolâtre de ses parents.

Mariée dans sa quinzième année à M. Victor Ségalas, avocat distingué à la cour royale de Paris, et frère d'un des plus habiles praticiens de l'Académie de médecine, elle se livra plus exclusivement à son goût favori pour la littérature, et elle ne cessa de mûrir, de féconder par la lecture et par la méditation, le précieux germe de poésie jeté dans son âme par un souffle inconnu, ainsi que ces graines invisibles que les vents récoltent dans les airs et sèment d'un hémisphère à l'autre, sur un sol aride ou fertile. L'imagination de Mme Ségalas était merveilleusement propre à développer ces dispositions naturelles: les premiers vers vraiment dignes de ce nom, qu'elle façonna, contenaient ce qui vaut mieux que la forme froidement et classiquement arrêtée, le génie du poëte, ce feu sacré qui peut luire parmi les incorrections du langage, et sous les pâles hémistiches d'une versification inexpérimentée. La Psyché, recueil mensuel de poésies inédites, nous fit, je crois, connaître, en 1829, le nom et les vers de Me Anais Ségalas.

Ces vers étaient faibles, il faut l’avouer : le style surtout, plus incolore qu’incorrect, trahissait l’extrême jeunesse de l’auteur ; mais çà et là des idées fraiches et nouvelles, de la grâce partout, quoique un peu enfantine, effaçaient les taches de ces pièces, qui furent remarquées par la critique. Me Ségalas écouta les conseils de manière à en profiter : elle travailla davantage ses compositions, et se préserva par degrés de cette facilité dangereuse qui est l’écueil ordinaire des débuts poétiques ; recueillie en elle-même, elle acquit une à une les qualités d’exécution qui lui manquaient ; elle se familiarisa de plus en plus avec la langue, avec le rhythme, avec la rime ; elle fortifia son style en l’ornant d’images, en l’enrichissant d’expression ; elle réussit à trouver ces alliances de mots inattendues et saisissantes qui sont, pour ainsi dire, les pierreries de la poésie française. En 1830, elle publia un petit volume de vers intitulé les Algériennes.

Quand Mme Ségalas avait commencé sa carrière de poëte, l’inspiration lui tenait lieu de modèle et de guide ; elle ne marchait que d’après les errements classiques, et les versificateurs ingénieux du dix-huitième siècle lui avaient montré le chemin ; mais dès qu’elle eut entrevu la poésie antique d’André Chénier, la poésie mystique de Lamartine, la grande poésie de Victor Hugo, elle changea de route et de but ; elle s’élança palpitante d’émulation sur les traces de ces précurseurs, elle s’efforça de s’approcher d’eux et même de les devancer. Les Méditations et les Orientales se reflètent à chaque page des Algériennes.

L’épilogue du recueil raconte la métamorphose survenue dans la poésie de Mme Ségalas, et comme ce morceau est une harmonieuse réminiscence de Lamartine, nous le citons pour préciser le nouveau point de départ de cette muse de seize ans.

Alors bien loin de moi ces sujets héroïques !
C’était un blanc nuage aux formes fantastiques,
Une étoile au påle rayon,
Les bleuets de nos champs, la fleur nouvelle éclose,
Le souffle du zéphyr, une feuille de rose
Et les ailes d’un papillon.
Maintenant je m’essaie auprès de nos poštes :
Les uns vont réveiller la harpe des prophètes,
D’autres en traits de feu peignent la liberté ;
Et ceux-là, franchissant une ligne tracée,
Libérateurs de l’art, délivrent la pensée,
Qui reprend son vol indompté.

En effet, Me Ségalas avait abordé un genre et des sujets qui semblaient ne pas convenir à une femme ; elle voulait peindre la vieille Numidie avec ses villes irrégulières, ses déserts, ses tribus errantes, ses singulières coutumes et sa religion fanatique ; elle voulait retracer les exploits de notre armée en Afrique, et entrer à sa suite dans la Ca- sauba. C’étaient des tableaux qu’elle n’avait pu emprunter à la nature, et son imagination seule devait visiter le Champ de bataille, accompagner les Français à Alger, et arborer le Drapeau tricolore sur le palais du dey. Victor Hugo, il est vrai, n’avait pas vu autrement les sérails et les mosquées de l’Orient.

Mme Ségalas trouva donc dans son imagination les couleurs que demandait ce voyage imaginaire en Afrique, et souvent elle s’éleva jusqu’au ton de l’ode en exprimant avec énergie des pensées toutes masculines, que le patriotisme avait transplantées dans le cœur d’une femme. On s’étonne qu’une femme ait créé les grandes et imposantes images qu’on rencontre çà et là dans les Algériennes ; mais le style, il faut l’avouer, n’est pas toujours à la hauteur de l’idée.

Les Français débarquent : on dirait que Scipion épouvante encore l’Afrique,

En se retournant dans sa tombe.

Ces braves sont les restes des armées impériales :

Du colosse de leurs victoires
Voilà les membres immortels !

Les Algériens poussent leur cri de guerre :

Anathème aux chrétiens ! aux Français anathème !
Mahomet les poursuit de son courroux suprême.
Sur notre sol brulant, ou morts ou prisonniers,
Qu’ils restent plus nombreux, tous ces démons des guerres,
Que les grains du maïs, les taches des panthères
Et les feuilles de nos palmiers !

La bataille se donne et les Français sont vainqueurs :

Tout est calme à présent dans le champ du carnage…
La Mort, qui vient s’asseoir dans son affreux domaine,
Regarde en souriant cette ruine humaine
.Et ces décombres palpitants !

Ces vers que l’on ne nous reprochera pas d’avoir été chercher dans un recueil ignoré que Mme Ségalas renie presque aujourd’hui, annonçaient un poëte de l’école de Victor Hugo, et donnaient un démenti au sexe de l’auteur. Mme Ségalas, qui possédait déjà la force de la pensée et quelquefois celle de l’expression, ne s’aveugla pas sur les défauts de son livre ; mais redoublant de zèle et d’émulation, elle rendit sa poésie plus ferme, plus concise, plus égale, plus nourrie de mots et de tournures, plus parfaite enfin ; elle s’exerça dès lors à rompre avec habileté la monotonie du mètre par des coupes neuves et pittoresques ; elle surveilla le choix de ses épithètes, et colora hardiment son style devenu figuré et luxueux, de pauvre et uniforme qu’il était dans ses premiers vers ; elle s’essaya dans plusieurs genres de poésie avant de reconnaître le plus convenable à son génie.

D’abord elle composa, sous le titre d’Enfantine, une charmante ballade qui joint à la richesse du coloris les plus exquises délicatesses de la naiveté. C’est un chef-d’œuvre qu’on peut comparer à tout ce que Mme Desbordes-Valmore a fait de mieux sous l’influence de l’amour maternel. Cette description du paradis, mise à la portée de l’enfance, a de quoi nous tenter, lorsque l’imagination de M. Ségalas semble nous le promettre. La Petite Anna et la Leçon sur la Bible sont encore de la même famille que cette délicieuse Enfantine.

Elle publia ensuite des élégies dramatisées, comme celles de Millevoye, mais plus savamment versifiées : La paure Femme, la jeune Fille mourante, Qui sait le début sait la fin, sont des scènes du plus touchant pathétique, de la plus haute philosophie : quelles admirables strophes !

À vous encor, mes sœurs, cet avenir qui brille ;
À vous tous ces plaisirs bruyants de jeune fille,
Puis cet anneau d’hymen, ce mot dit en tremblant,
Et ces grains d’oranger, couronne virginale ;
Moi, pour voile de noce et robe nuptiale
    J’aurai mon linceul blanc ;

Lugubre vêtement jeté sous une pierre,
Qui tient ensevelis dans une étroite bière
Bien des illusions, bien du bonheur révé ;
Qui tombe par lambeaux sous la terre jalouse,
Et que les battements d’un cœur de jeune épouse
N’ont jamais soulevé ?

Combien faut-il de vers semblables pour proclamer un grand poëte !

Mme Ségalas voulut aussi s’approprier quelques brins de lauriers de la couronne de Lamartine, et elle composa la petite Fille, la Jeunesse, aux Poètes, le Bal, mélancoliques méditations sur ce texte toujours nouveau pour le poëte penseur, le néant des choses humaines. Ne croirait-on pas entendre Lamartine ?

Oh ! puisque la jeunesse est une ombre qui passe,
Tandis qu’elle apparait dans un étroit espace
Jouissons : traversons le chemin en dansant ;
Nous le verrons subir bien des métamorphoses ;
Pendant qu’il est fleuri cueillons toutes les roses
Et chantons en passant.

L’hiver viendra glacer notre joyeux cortége ;
Vers la fin du trajet s’étend un sol de neige,
Les arbres dépouillés forment un blanc cordon ;
Les voyageurs tardifs, à la marche incertaine,
Tout frissonnant de froid s’avancent avec peine,
Courbés sur un bâton.

Avant de nous trainer sur cette route obscure
Enivrons-nous de jeux, de galté, de parure !
Nous régnons maintenant, hétons-nous, ô mes sœurs !
Des groupes enfantins pressent leurs pas agiles
Pour nous ravir bientôt nos couronnes fragiles
Et nos sceptres de fleurs !

Là dedans tout est beau, tout va à l’âme, parce que tout en vient.

Mme Ségalas n’est pas satisfaite de sa supériorité dans ces divers genres de poésie ; elle rivalise maintenant avec Alfred de Musset, ce joyeux et spirituel conteur d’Espagne et d’Italie : voyez le Brigand espagnol.

Si je m’avance, moi, près d’une jeune fille,
Ce n’est point pour lorgner ses pieds fins et petits,

Pour baiser sa main blanche et voir son œil qui brille ;
C’est pour détacher sa mantille
Ou bien ses bagues de rubis……
Avec son grand bras de squelette,
La potence là-bas m’attend :
Je le sais, j’en ris ; car avant
Qu’on me passe la collerette,
Par ma croix et mon chapelet !
Vos cachots seront sans grillage,
Et le vent, la pluie et l’orage
Pourriront votre vieux gibet !

Il ne restait plus à Mme Ségalas, que d’égaler Victor Hugo dans la poésie descriptive, non pas cette versification à la Delille, fausse, guindée, qui s’essouffle à déguiser la trivialité de la chose sous les oripeaux de la périphrase, mais cette poésie imagée, luxuriante, éclatante, orientale, comme Hugo l’a surnommée. M Ségalas offre au parallèle le discours d’un Sauwage à un Européen, Paris et le Marin. Que l’on compare cette dernière pièce avec la prétentieuse amplification, la Frégate la Sérieuse, que M. Alfred de Vigny a prétendu opposer aux resplendissantes et magiques Orientales de Victor Hugo :

Oh ! l’orage, mon Dien ! Le ciel rouge d’allume !
A l’arrière, à l’avant ! le tillac s’emplit d’ean !
Plus vite encor ! — La mer étreint mon beau vaisseau
Dans ses baisers tout blancs d’écume !

Allons, calez la voile ! — Oh ! voyez les éclairs !
Mousses, sur les haubans ! matelots, aux cordages ! -
Nous, marins, nous jetons notre vie aux orages,
A tous les vents du ciel, à tous les flots des mers.

L’eau roule verte et jaune, et la vague blanchie,
Ainsi qu’un mont de neige, arrive en se levant ;
L’océan gronde, et Dieu le bat avec le vent,
Comme un esclave qu’on châtie.

Eh bien ! je t’aime encore, ô mer, quand je te vois
Comme un lion blessé qui bondit de colère,
Se roule, se débat, redresse sa crinière
Et se met à rugir avec sa grande voix ! —

Ces magnifiques vers ne seraient-ils pas admirés dans les Orientales ? Me Ségalas n’a-t-elle pas en elle quelque chose du génie de Victor Hugo ?

Enfin, M="Ségalas est allée plus loin dans les deux Chodruc Duclos, et surtout dans les vers adressés à une Tele de mort:en lisant cette sublime et philosophique allocution, chacun pourra, comme nous, apprécier le rang que l’auteur doit prendre entre nos meilleurs poëtes.

A UNE TETE DE MORT[1]

Squelette, qu’as-tu fait de l’âme ?
Foyer, qu’as-tu fait de ta flamme ?
Cafe muette, qu’ao-tu fait
De ton bel oiseau qui chantait ?
Volcan, qu’as-tu fait de ta lave ?
Qu’as-tu fait de ton maitre, esclave ?
Comme une souveraine avec toute sa cour,
Une âme t’habitait. Son cortège d’amour,
D’espoir, chantait, pleurait, et peuplait son domaine;
Tu n’es plus qu’un désert:le lézard sous ton front
S’établit; l’âme a fui:le frèle moucheron
S’introduit librement dans son château de reine.
Étais-tu femme et belle, avec de longs cils noirs,
Des fleurs dans les cheveux, souriant aux miroirs ;
Grand seigneur, dépassant les tétes de la foule;
Jeune homme, et délirant pour des yeux bruns ou bleus ?
Oa ne sait : tous les morts se ressemblent entre eux ;
La vie a cent aspects, le néant n’a qu’un moule.


Débris dans les débris, crâne blanc et bideux,
Édifice montrant ta charpente à nos yeux,
Miroir brisé de l’âme où rien ne se reflète ;
Le passant, qui te voit sans lèvres, sans regard.
Sans chair, demande : Où donc est l’homme ? Un peu plus tard
Il va se demander : Où donc est le squelette ?

C’est pitié ! Reste là, regarde les passants,
Oh ! reste : dis néant aux heureux, aux puissants.
Celui qui t’exposa dans son joyeux domaine
A pensé que tes os parleraient haut et fort :
Il vient d’écrire avec une tête de mort
Son traité sur l’orgueil et la misère humaine !

Ton âme a fui là-haut, vers la cité des cieux
Aux mille portes d’or, aux escaliers de feux.
Elle est là, contemplant dans une sainte extase
Le soleil dans sa force et Dieu dans sa splendeur.
Toi, tu n’es que ruine et cendre : le Seigneur,
Quand il a pris l’encens, laisse tomber le vase.

Et l’auteur de ces vers est une femme, et cette femme n’a que vingt et un ans !

Paul L. Jacob (le Bibliophile).
  1. Cette tête de mort » été tronvée dans les ruines da châtean royal du Vivier, appartenant aujourd’hui à M. Parquin.