Les Chinois peints par eux-mêmes/Texte entier

Calmann Levy (p. T-TdM).


LES CHINOIS


PEINTS PAR EUX-MÊMES


PAR LE COLONEL
TCHENG-KI-TONG
ATTACHÉ MILITAIRE DE CHINE A PARIS


TROISIÈME ÉDITION



PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRERES
3, RUE AUBER, 3


1884


AVANT-PROPOS


Dix années de séjour en Europe m’ont permis de juger que, de tous les pays de la terre, la Chine est le plus imparfaitement connu.

Ce n’est cependant pas la curiosité qui fait défaut !

Tout ce qui vient de la Chine a un attrait particulier ; un rien, une petite tasse de porcelaine transparente, même un éventail, sont regardés comme des objets précieux. — Cela vient de la Chine !

Il semblerait, à voir ces étonnements, que nous soyons un peuple en volière, une espèce d’êtres savants faisant des choses merveilleuses, — comme les hommes ! On nous mettrait volontiers dans la lanterne magique, et chacun sait le boniment qui nous y accompagnerait ! Entre les petits Chinois qui nagent dans le sirop, comme les prunes, et les grands Chinois qui s’ébahissent sur les paravents, il y a assez de place pour nos quatre cents millions d’habitants. C’est tout ce qu’on sait de notre Chine !

Je n’ai pas besoin de dire quelles ont dû être mes stupéfactions, au fur et à mesure que je m’introduisais plus avant dans les mœurs de l’Occident. Non seulement les questions qui m’ont été posées révélaient la plus étrange ignorance, mais les livres mêmes qui avaient la prétention de revenir de Chine racontaient les choses les plus extravagantes.

Si l’on se contentait de dire que nous sommes des mangeurs de chiens, et que nous servons à nos hôtes des œufs de serpent et des rôtis de lézard, passe encore ! Je ne verrais pas non plus un grand inconvénient à ce qu’on prétendît que nous sommes des polygames, — il y en a tant d’autres, — et que nous donnons nos enfants, nos chers petits enfants ! en nourriture à des animaux… dont le nom m’échappe en français. Il y a des excentricités d’une telle nature qu’il est inutile de s’en alarmer ; il suffit de rétablir la vérité.

En toutes choses, il y a le vraisemblable et l’invraisemblable ; et il faut savoir distinguer entre les enfantillages et les choses sérieuses ; entre l’erreur et le parti pris.

Je n’ai pas tardé à reconnaître que c’était le parti pris qui entraînait l’erreur ; et je me suis promis, lorsque j’en serais un peu capable, de donner mes impressions personnelles sur la Chine, croyant que ma qualité de Chinois serait au moins aussi avantageuse que celle de voyageur pour remplir ce but.

Rien n’est plus imparfait qu’un carnet de voyage ; le premier imbécile venu représente à lui seul toute la nation dont on prétend retracer les mœurs. Une conversation avec un déclassé est un document précieux pour un voyageur. Un mécontent se fera l’interprète de ses rancunes et jettera le mépris sur sa propre classe. Toutes les notes seront faussées ; il n’y aura rien d’exact.

C’est vraiment naïveté de ma part d’insister ! Les Occidentaux se connaissent-ils entre eux ? Dans un même pays n’existe-t-il pas des contrées inconnues, des régions incertaines ? les mœurs ne sont-elles pas variables comme les caractères, et, pour certains détails, n’y a-t-il pas un point précis où le silence accueille l’interrogation ? Les mœurs représentent la résultante de tous les souvenirs du passé ; c’est l’œuvre lente de tous les siècles qui se sont écoulés là même où vous voulez porter votre attention ; et, pour comprendre, il vous faut connaître cette longue suite de traditions, sinon vous allez à l’aventure, comme un joueur d’orgue, et votre récit n’a aucune autorité.

Il faut bien le dire, souvent le livre est fait avant le voyage, par cette seule cause que le but du voyage est le livre qui sera publié. On s’en va pour chercher trois cents pages d’impression : il s’agit bien de la vérité ! Au contraire ; ce qui doit assurer le succès du livre, c’est l’étrange, l’horrible, les plaies hideuses, les scandales ; ou bien les coutumes les plus dégoûtantes.

Mais montrer la vie simple qui s’écoule au foyer de la famille ; étudier la langue pour méditer sur les traditions ; vivre de la vie de chaque jour, en mandarin avec les mandarins ; en lettré avec les lettrés ; en ouvrier avec les ouvriers ; en un mot, en Chinois avec les Chinois, ce serait vraiment se donner trop de mal pour un livre !

En vérité, ne sont-ce pas là les conditions qu’il est indispensable de remplir pour espérer donner quelques renseignements qui aient de la valeur ? N’est-il donc plus nécessaire d’apprendre pour savoir ?

Je prêche des convertis ; la chose est trop évidente. Le voyageur qui rencontre un géant inscrira sur ses notes : « Les peuples de ces contrées lointaines sont d’une haute taille. » Apercevra-t-il, au contraire, un nain, il écrira : « Dans ces contrées on ne voit que des nains ; on se croirait dans le pays décrit par Gulliver. » Il en est des mœurs comme des faits. Constate-t-on un cas d’infanticide ? vite le carnet : « Ces gens sont des barbares ! » Apprend-on qu’un mandarin a failli à l’honneur ? encore le carnet : « Le mandarinat est avili ! » Ce n’est pas plus difficile, et c’est ainsi que s’écrit l’histoire, conformément au proverbe connu : A beau mentir qui vient de loin !

Je suis d’avis que les nations civilisées devraient instituer une académie qui aurait pour mission de contrôler les livres d’impressions de voyages et, en général, toutes les publications qui se rapportent aux mœurs, aux principes de gouvernement, aux lois d’un pays. Il ne devrait pas être permis de fausser la vérité, sous prétexte de spéculation, ou, du moins, puisque tous les droits sont facultatifs, il devrait y avoir un index qui signalerait tel livre comme menteur ou tel autre comme sincère. L’honnêteté de l’écrivain est une qualité qu’il serait moins difficile de désirer, puisque les efforts que chacun tenterait pour dire vrai seraient reconnus, estimés et récompensés. Pourquoi n’établirait-on pas un cordon sanitaire contre la calomnie ?

Je me suis proposé, dans ce livre, de représenter la Chine telle qu’elle est, de décrire les mœurs chinoises, avec la connaissance que j’en ai, mais avec l’esprit et le goût européens.

J’ai voulu mettre mon expérience native au service de mon expérience acquise ; en un mot, je pense comme un Européen qui aurait appris tout ce que je sais de la Chine, et qui se plairait à établir entre les civilisations de l’Occident et de l’extrême-Orient les comparaisons et les rapprochements auxquels cette étude peut donner lieu.

Si je passe en revue l’éducation et la famille, on reconnaîtra que je n’ignore pas quelles en sont les organisations en Europe. Mon lecteur m’accompagnera, il entrera avec moi, je le présenterai à mes amis et il partagera nos plaisirs. Je lui ouvrirai nos livres, je lui apprendrai notre langue, il parcourra nos coutumes. Puis, nous irons ensemble dans les provinces ; pendant la route nous causerons en français, en anglais, en allemand ; nous parlerons de sa patrie, de ceux qui attendent son retour. Nous charmerons nos soirées en feuilletant nos poètes, et il sentira l’émotion le gagner quand il entendra l’harmonie de nos vers unie à la profondeur des sentiments. Alors il se fera une autre idée de notre civilisation : il en aimera ce qu’elle a d’élevé et de juste ; et, s’il a des critiques à faire, il se rappellera que rien n’est parfait dans le monde et qu’il faut toujours espérer en un avenir meilleur.

Qui sait s’il n’osera plus me révéler toute sa pensée, quand je lui aurai ouvert toutes grandes les portes de mon hospitalité ! mais il me suffira qu’il n’ait pas que du dédain !

Çà et là on trouvera des critiques sur les mœurs de l’Occident. Il ne faut pas oublier que je tiens une plume et non un pinceau, et que j’ai appris la manière de penser et d’écrire à l’européenne.

Les critiques sont, en effet, le sel du discours ; on ne peut pas toujours admirer, et, de temps à autre, on se plaît à penser comme ce paysan qui en voulait à Aristide parce qu’il était fatigué de l’entendre appeler « le Juste ».

On ne peut pas éternellement louer sans devenir banal, et je me suis efforcé de ne pas l’être.

Donc mon lecteur voudra bien se rappeler que toutes mes critiques n’auront pas d’autre importance : elles donneront plus de mouvement au style que je m’excuse de présenter avec ses imperfections, et qui n’a d’autre ambition que d’être clair.

J’ai cherché à instruire et à plaire, et, si parfois je me laisse entraîner par le sujet jusqu’à affirmer mon amour pour mon pays, j’en demande pardon, d’avance, à tous ceux qui aiment leur patrie.




LES CHINOIS
PEINTS PAR EUX-MÊMES


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CONSIDÉRATIONS SUR LA FAMILLE


L’institution de la famille est la base sur laquelle repose tout l’édifice social et gouvernemental de la Chine.

La société chinoise peut se définir : l’ensemble des familles.

Depuis les temps les plus reculés, l’influence de l’esprit de famille a prévalu dans tous les ordres d’idée, et nous disons, d’après Confucius, que pour gouverner un pays il faut d’abord avoir appris à gouverner la famille.

La famille est essentiellement un gouvernement en miniature : c'est l'école à laquelle se forment les gouvernants, et le souverain lui-même en est un disciple.

La différence entre l'Orient et l'Occident est tellement caractéristique au point de vue de l'organisation de la famille, qu'il m'a paru intéressant de donner d'abord une idée générale de cette institution, me réservant d'en détailler plus tard les traits principaux. J'en esquisse à grands traits les caractères généraux : ce sera comme un croquis dont j'achèverai les contours.

La famille chinoise peut être assimilée à une société civile en participation. Tous ses membres sont tenus de se prêter assistance et de vivre en communauté. L'histoire fait mention d'un ancien ministre, nommé Tchang, qui réunit sous son toit tous les membres de sa famille issus de neuf générations. Cet exemple est cité comme un modèle que nous devons nous efforcer d'imiter.

Ainsi constituée, la famille est une sorte d'ordre religieux soumis à des règlements fixes. Toutes les ressources viennent se réunir dans une même caisse, et tous les apports sont faits par chacun sans distinction du plus et du moins. La famille est soumise au régime de l’Égalité et de la Fraternité, grands mots qui sont inscrits dans les cœurs et non sur les murs.

Chacun des membres de la famille doit se conduire de telle sorte que la bonne harmonie existe entre eux. C’est un devoir. Mais la perfection ne se rencontre nulle part, et si nous concevons un idéal, nous savons par expérience que toute règle a ses exceptions, comme il y a des taches au soleil.

Si, par des circonstances fortuites, cet accord vient à être troublé ; si l’ordre ne se maintient pas dans la famille, alors la loi autorise le partage des biens de la communauté, partage qui se fait par égalité entre tous les membres du sexe masculin. J’expliquerai plus loin pourquoi les femmes n’en profitent pas.

Cette organisation a des avantages incontestables au point de vue de l’assistance. Qu’un membre de la famille tombe malade, il reçoit aussitôt tous les secours dont il a besoin ; que le travail cesse, pour tel autre, de rapporter les ressources qui seraient nécessaires pour assurer son existence, la famille intervient aussitôt, soit pour réparer les injustices du sort à son égard, soit pour adoucir les maux et les privations qu’engendre la vieillesse.

Comme on le voit, c’est l’institution du système patriarcal, tel qu’il florissait autrefois pendant la période biblique.

L’autorité appartient au membre le plus âgé de la famille, et dans toutes les circonstances importantes de la vie, c’est à lui qu’on soumet les décisions à prendre. Il a les fonctions d’un chef de gouvernement ; tous les actes sont signés par lui au nom de la famille.

Le voyageur qui parcourt nos campagnes peut se rendre facilement compte de la vérité de ces renseignements. Qu’il demande à qui appartient telle propriété qu’il désigne de la main, on lui répondra : c’est à telle famille. S’il examine plus attentivement encore ce qu’il désire savoir, il ira lire, sur les bornes qui servent à délimiter chaque propriété, le nom de la famille propriétaire. Les choses se passent chez nous, comme elles se passent en Occident, — après la mort.

Dans les cimetières qui se trouvent aux portes des villes, on voit des tombes sur lesquelles sont écrits ces mots : sépulture de famille. Là vont se réunir des frères qui souvent se sont à peine vus ; là, vont dormir, côte à côte, des parents qui n’ont jamais pu s’aimer. Ils sont réconciliés dans la mort et leurs parts sont égales. Nous, nous commençons dès cette vie l’ouvrage que la mort achève sans contestations.

Chaque famille a ses statuts réglant les coutumes ; c’est une sorte de droit écrit. Tous les biens que possède la famille y sont inscrits avec leur affectation respective. On croirait lire un testament. Ainsi, le produit de telle terre est destiné à créer des pensions pour les vieillards ; telle autre fournira la somme qui doit assurer les primes accordées aux jeunes gens après leurs examens. Les ressources qui servent à subvenir aux frais de l’éducation des enfants ; celles qui constituent les donations aux filles mariées ; en un mot, toutes les dépenses qui répondent à des exigences prévues sont inscrites dans le revenu.

Les statuts ne déterminent pas seulement les conditions de la vie matérielle ; ils définissent aussi les devoirs, et tel de ses articles fixe les punitions qui doivent être infligées à celui des membres de la famille qui, par une conduite coupable ou par dissipation, aura porté une atteinte grave à l’honneur de la famille.

Sans doute, on ne comprendrait pas que ces coutumes pussent se maintenir, si tout dans l’éducation n’en proclamait le respect. Notre système d’éducation est justement préparé pour le but qu’elle se propose d’atteindre, c’est-à-dire qu’elle inspire souverainement l’amour de la famille. Sans cette précaution, la famille serait probablement aussi divisée en Orient qu’elle l’est en Occident, où, il faut bien le reconnaître, elle n’existe plus comme force sociale, où elle n’a d’autre avantage que de créer des relations dont l’utilité se manifeste pour recueillir les successions inattendues, circonstances qui, seules, réveillent l’esprit de famille.

Il y a cinq principes généraux qui forment et maintiennent, par l’éducation, le culte de la famille. Ce sont : la fidélité au souverain, le respect envers les parents, l’union entre les époux, l’accord entre les frères, la constance dans les amitiés. Ces principes sont l’essence même de l’éducation, et tendent à introduire dans l’esprit la conviction qu’il est nécessaire d’y placer pour aimer la famille et en maintenir l’antique organisation, en dépit des incompatibilités d’humeur qui servent généralement d’excuse aux moins excusables désordres.

La famille dans laquelle nous naissons a derrière elle quarante siècles de paix, et chaque génération qui passe en accroît le prestige. Aussi, qu’on ne soit pas étonné si l’esprit de famille est si puissant en Chine, et si le premier article de notre symbole est la fidélité envers le souverain. Le souverain est, en effet, la clef de voûte de tout notre édifice ; il est le chef de toutes les familles, le patriarche auquel sont dus tous les dévouements. Servir le souverain c’est servir le grand maître de la famille universelle, et honorer sa propre famille. C’est ce qui explique pourquoi le mobile le plus élevé de l’ambition soit d’appartenir aux administrations de l’État.

Le respect envers les parents ou l’amour filial est un sentiment qui se manifeste sous tous les cieux. Il vit dans le cœur de l’homme ; c’est un sentiment naturel. En Chine le respect filial est très grand, et il a sa particularité dans ce fait que les parents bénéficient de tous les services rendus par leurs enfants. Ainsi, non seulement les enfants doivent respect et reconnaissance à leurs parents, mais ceux-là mêmes qui reçoivent des bienfaits du fait des enfants en font remonter la reconnaissance aux parents.

Qu’un fonctionnaire de l’État soit anobli, ses parents deviennent nobles en même temps. L’anoblissement a un effet rétroactif ; et, à mesure que la dignité du rang s’élève, elle s’élève également dans la famille des ascendants.

Cette coutume est caractéristique et elle établit une différence profonde entre les mœurs de l’Orient et celles de l’Occident. La noblesse ne consiste pas uniquement chez nous dans le titre honorifique que confère un souverain. Nous distinguons deux sortes de noblesse : l’une est héréditaire et le fils aîné seul en est le titulaire, comme cela se pratique encore en Angleterre ; l’autre s’attache au rang d’une fonction de l’État.

La noblesse héréditaire ne s’accorde que dans de rares circonstances : elle est octroyée pour honorer et immortaliser des services éminents, la valeur guerrière par exemple.

La noblesse qui s’attache au rang de la charge occupée dans l’État est une sorte de noblesse de robe ; elle ne se transmet pas aux descendants, mais aux ascendants. Un fonctionnaire est-il promu, ses parents obtiennent une dignité égale à la sienne ; ils sont vraiment anoblis, si je puis m’exprimer ainsi, par droits d’auteurs, afin de recevoir l’hommage de la piété filiale. Mais les enfants du fonctionnaire, quelle que soit l’élévation de son rang, n’ont droit à aucun privilège.

L’aristocratie chinoise est donc composée et de ceux dont le rang officiel constitue la noblesse et de ceux qui la tiennent de l’hérédité : celle-ci, quand elle n’est pas soutenue par le mérite personnel, est sans influence dans l’Empire du milieu :

J’ai indiqué l’union entre les époux comme un principe faisant partie du programme de l’éducation ; c’est en effet un principe dont on ne saurait trop vanter l’excellence, puisqu’en Chine le mariage est indissoluble. Non pas qu’il faille comprendre ce mot au point de vue légal (on sait que dans certains cas la loi chinoise autorise la dissolution du mariage), mais au point de vue du respect dû à la famille et plus spécialement aux parents.

L’indissolubilité du mariage tient à une cause précise qui dépend des circonstances mêmes dans lesquelles il se produit. En Chine, on se marie jeune, et ce sont les parents qui choisissent eux-mêmes pour leur enfant l’épouse qui lui convient.

En Europe, rien de semblable : ce sont les jeunes gens qui s’avisent de juger s’il convient ou non de se marier, et s’il est temps de rompre avec la vie de garçon. Il existe un grand nombre de motifs au profit desquels on sacrifie les plus belles années du mariage, celles qui sont les plus heureuses pour la femme. Chez nous, nous observons encore les us et coutumes du bon vieux temps. Ce sont les parents qui marient leurs enfants et ils croient, en vérité, que leur expérience n’est pas tout à fait inutile pour bien choisir la femme qui convient à leur fils.

Le mariage est exclusivement considéré en Chine comme une institution de famille ; il a pour but unique l’accroissement de la famille, et une famille n’est prospère et heureuse que lorsqu’elle devient plus nombreuse. Dès lors il est logique que les époux respectent une union voulue par les parents, au nom même du principe de l’amour filial.

J’ai parlé aussi de la fraternité : ce n’est pas un vain mot. Les mots sont toujours effectifs chez nous, et celui de fraternité, surtout entre frères, a une réalité vraie.

La fraternité est un sentiment qui a sa source dans la famille et qui y puise sa force. Il n’est donc pas étonnant que dans les sociétés où la famille a péri, la fraternité ait perdu son caractère. Il s’est substitué à sa place une sorte de sentiment qui ressemble à la résignation — je ne crois pas qu’elle soit chrétienne — et qui, aidé de l’habitude, finit par créer le modus vivendi entre frères. Nos mœurs sont tout à fait différentes.

L’amitié fait aussi partie de nos devoirs les plus précieux ; ce n’est pas un sentiment inutile. Les amis sont les amis, et pour me servir des mêmes expressions que La Fontaine, je dirai que ni le nom ni la chose ne sont rares. Nous possédons même une antique formule qui se chantait autrefois et qui définit simplement les devoirs de l’amitié. En voici la traduction littérale :


  Par le Ciel et par la Terre,
En présence de la Lune et du Soleil,
Par leur père et par leur mère,
A et B se sont juré une inébranlable amitié.

Et maintenant si A monté sur un char
Rencontre B coiffé d’un chapeau de paille grossière,
A descendra de son char,
Pour marcher au-devant de B.

Qu’un autre jour B, voyageant sur un beau cheval,
Vienne à rencontrer A, chargé d’un ballot de colporteur,
B descendra de cheval.
Comme A était descendu de son char.


Voilà sans doute de l’amitié pratique, celle qui va plus loin que la bourse, ce cap que l’amitié ne franchit qu’à regret, comme si elle n’était qu’un art d’agrément.

Les exemples du dévouement de l’amitié abondent dans notre histoire nationale. Ainsi tel quittera son vêtement pour habiller son ami devenu pauvre qu’il a rencontré sur son chemin. Cet exemple est assez fréquent, et ne crée pas des saints Martin. J’ai remarqué que, généralement, dans les pays chrétiens, on présente à l’admiration de tous des traits de mœurs absolument ordinaires. L’exercice des vertus est présenté comme une merveille ! Est-ce par excès d’humilité, ou est-ce simplement l’aveu de ses faiblesses ? je pencherais plutôt vers cette dernière opinion.

A mon sens le mot charité gâte bien des sentiments humains. La prétention qu’on a de plaire à Dieu et à ses saints, c’est-à-dire à tout le monde, fait qu’on néglige ses spécialités. La charité est une manière de faire le bien, mais, comme c’est une manière divine, les hommes ne l’exercent qu’à la méthode des imitateurs. Il y a un certain secret dans le procédé qu’on n’apprend pas. J’ai lu cette pensée : « Qui veut faire l’ange fait la bête. » Je crois que, de même, celui qui veut faire Dieu ne fait pas l’ange. Nous n’avons pas ces ambitions et nous nous en trouvons bien.

L’assistance des amis tombés dans le malheur est un usage : ce n’est pas une vertu.

Non seulement les riches secourent leurs amis malheureux, mais aussi les pauvres viennent en aide à leurs amis plus pauvres qu’eux. Appartenez-vous à la classe des lettrés, tous vos amis lettrés se cotisent pour vous secourir. Êtes-vous un ouvrier, vos confrères agissent de la même manière. C’est un usage entre gens d’une même classe. Il y a même des cotisations réunies entre amis pour contribuer au mariage d’un des leurs : d’autres cotisations sont également rassemblées pour secourir la veuve de l’ami ou élever ses enfants : l’être humain n’est pas isolé.

Ce qui m’a frappé dans les mœurs du monde occidental, c’est l’indifférence du cœur humain. Le malheur des autres n’a aucun attrait : au contraire, on a même écrit qu’il faisait plaisir. Le fait n’est pas louable, et cependant on ne manque ni de cœur ni de bon sens. La seule cause est qu’on n’est pas pratique.

Alfred de Musset, le poète favori d’un grand nombre, a écrit ces vers :


Celui qui ne sait pas durant les nuits brûlantes
Se lever en sursaut, sans raison, les pieds nus,
Marcher, prier, pleurer des larmes ruisselantes
Et devant l’infini joindre les mains tremblantes,
Le cœur plein de pitié pour des maux inconnus.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Pour des maux inconnus ! Voilà bien l’idéal ! La pitié pour des maux qu’on ne connaît pas remplace celle qu’on devrait avoir pour les maux que l’on connaît trop. Je n’ai jamais rien lu de pareil : ou c’est un pathos sans nom, ou c’est une parodie de la compassion, indigne d’un galant homme. Mais en poésie, tout s’excuse, même le non-sens : c’est une licence. N’importe ! les plus beaux vers font triste mine quand on leur oppose la simple vérité : tel un rayon de soleil dans des décors d’opéra !


RELIGIONS ET PHILOSOPHIE


De tout temps les religions ont existé.

Primitivement, elles constituaient le lien mystérieux qui réunit la créature au créateur, et ses symboles représentaient l’adoration et la reconnaissance. Sous les formes si diverses qui expriment la sympathie de l’âme humaine pour l’Esprit Universel, on découvre toujours la pensée du surnaturel unie aux plus étranges pratiques. Dans ses élans vers Dieu, l’homme fait des chutes et se souvient de sa nature imparfaite. Mais il y a un premier élan qui est comme ailé. Les religions sont moins compliquées à mesure que l’on remonte le cours des âges ; elles se simplifient et tendent vers cette unité qui définit pour nous l’harmonie de la beauté. Il semble qu’elles ont dû être alors dignes de Dieu. Mais cet état diminue graduellement en même temps que le monde vieillit, et finit par ne plus jeter que de faibles lueurs à travers les ombres qui s’allongent sur le chemin de l’humanité, comme au déclin d’un beau jour. Cette impression je l’ai ressentie en étudiant nos vieux livres et en lisant les admirables maximes de nos sages ; je l’ai ressentie aussi en cherchant dans les livres sacrés des Occidentaux le secret de notre destinée. Il m’a paru que le grand jour de la lumière sereine avait déjà lui, et que nous n’en recevions plus que les derniers pâles reflets. Partout je vois resplendir une vérité dont la beauté est une ; il me semble entendre un immense chœur où toutes les voix de la terre et du ciel s’harmonisent ; et lorsque, quittant l’enchantement de ce rêve, j’écoute les clameurs tumultueuses du monde devenu un chaos de croyances, l’étonnement s’empare de mon esprit, et je douterais qu'il y eût une vérité, si cette foi ne s'imposait d'elle-même à la conscience.

Nous n'avons rien à envier à l'Occident dans ses croyances religieuses, quoique nous ne nous placions pas au même point de vue. Aussi bien, je ne discuterai pas sur le mérite des religions : l'homme est si petit vu de haut, qu'il importe peu de savoir de quelle manière il honore Dieu. Dieu comprend toutes les langues et surtout celle qui s'exprime dans le silence par les mouvements intérieurs de l'âme. Nous possédons aussi les adorateurs par l'âme et les adorateurs par les lèvres. Les uns et les autres ne se connaissent pas : nous avons la religion idéale, celle qui force au recueillement de l'esprit, et nous avons la religion terrestre, celle qui force aux manifestations des bras et des jambes. En un mot, nous connaissons la sincérité et la contrefaçon.

Les religions sont au même niveau que l'esprit.

Nous avons la religion des lettrés qui correspond à l'état de culture du corps le plus éclairé de l’Empire : c’est la religion de Confucius, ou mieux sa philosophie ; car sa doctrine est celle d’un chef d’école qui a laissé des maximes morales, mais qui ne s’est pas livré à des spéculations philosophiques sur les destinées de l’homme et la nature de la Divinité.

Confucius s’en est tenu à recommander le respect des traditions antiques, où le déisme se montre sans dogme, dans sa plus grande simplicité.

Confucius vivait au VIe siècle avant l’ère chrétienne ; son souvenir a tant de prestige qu’il n’y a pas une ville en Chine qui n’ait un temple élevé en son honneur. Son système philosophique consiste essentiellement dans l’éducation du cœur humain ; et le mot éducation est vraiment celui qui exprime le mieux le but de cette doctrine. Élever, c’est-à-dire soulever de terre l’homme inerte que le mauvais emploi de ses facultés a abaissé ; lui ouvrir les yeux pour lui montrer la splendeur bleue du monde illimité ; l’habituer peu à peu à sortir de son néant et à se sentir esprit, être pensant, voulant et connaissant. Penser, vouloir, connaître, sont les trois degrés de cette éducation qui commence par le réveil et s’achève par la science, et dont le formulaire possède les plus belles maximes que jamais philosophe ait écrites sur l’humanité.

Il ne faudrait pas croire cependant que la doctrine de Confucius s’en tienne à des maximes ou à des conseils sans indiquer de méthode précise. Il y a un enseignement très exact dans cette doctrine et c’est véritablement un cours pratique d’éducation morale. Je vais essayer d’en faire connaître le plan.

Le principe sur lequel repose ce système est de maintenir la raison dans des limites fixes.

Confucius disait que le cœur humain est semblable à un cheval au galop qui n’écoute « ni le frein ni la voix » : ou bien à un torrent qui descend les pentes rapides des montagnes ; ou encore à une flamme qui éclate. Ce sont des forces violentes qu’il faut essayer de maîtriser en les maintenant, sans attendre qu’elles se développent.

Il disait que le cœur humain a un idéal invariable : la justice et la sagesse, et que les cinq sens ont des puissances de séduction qui l’écartent de cet idéal. S’armer volontairement contre les dangers de ces séductions, tel est le moyen que Confucius conseille à ses adeptes, et l’arme invincible qu’il leur donne, c’est le respect.

Le respect est le sentiment général qui s’étend à chaque action de la vie. La cause première de la corruption est la négligence ; il n’y a pas de quantité négligeable pour la raison.

C’est la négligence qui nous met au pouvoir de l’habitude qu’on a appelée cyniquement une seconde nature, comme si la nature n’était pas une et identique ! C’est le respect qui, s’étendant à tous les actes de la vie, surtout les plus insignifiants, en écarte les influences malsaines et opère de proche en proche l’œuvre patiente de l’éducation.

Confucius nous fait observer que les cinq sens tels qu’on les définit constituent des facultés, mais non pas des dons. L’homme a cependant reçu de la nature des dons, et il nous les indique : ce sont : la physionomie respectueuse, la parole douce, l’ouïe fine, l’œil clairvoyant, la pensée réfléchie. Ces états particuliers de nos facultés doivent être développés sans relâche.

La base du système philosophique de Confucius est donc le respect, comme la charité est la base de la doctrine évangélique. Le respect s’adresse aux actions, la charité aux individus, ou pour parler exactement « à son prochain ».

J’imagine — c’est un caprice de mon esprit — que Confucius a pu entrevoir cette charité qui crée un prochain. Mais notre moraliste n’aura pas osé proposer un but aussi parfait ; il fallait la présomption d’un Dieu pour croire à l’existence d’un prochain. Il a préféré laisser à l’homme l’initiative de la charité, et s’il lui donne la clef pour parvenir à la perfection humaine, il ne désespère pas que l’humanité n’en reçoive quelques bienfaits.

Je n’ai pas la prétention de faire un cours de religion, encore moins de convertir, d’autant que Confucius laisse chacun libre d’adorer Dieu comme il l’entend. Mais je ferai remarquer que ce système qui consiste à élever le cœur de l’homme pour diriger ensuite toutes ses pensées vers Dieu, comme une sorte de conséquence du bien moral obtenu, ne manque ni de grandeur ni de logique. Il paraît juste que l’être humain se pare de toutes les splendeurs de la vertu pour communiquer avec l’être divin ; et présenter l’adoration comme un but est une idée élevée, sublime, qui satisfait l’esprit et enchante la raison.

On m’accusera peut-être d’embellir le sujet et de ne montrer que la beauté des théories. Mon lecteur sait bien mieux que moi que les livres ont de magnifiques reliures et qu’on ne les ouvre guère ; que les préceptes ne rendent pas tous les hommes sages et qu’il ne suffit pas de les connaître pour les appliquer. J’ai entendu dire que notre morale était semblable aux langues mortes qui ne se parlent plus : volontiers on lui donnerait l’épithète d’archéologique... mais, je connais bien des morales qui ont le même sort et les maximes de fraternité et d’égalité, voire même de liberté, me paraissent occuper davantage les arrangeurs de mots que des disciples sincères. Critique qu’il m’est aisé de faire : tour à tour les hommes composant la grande tribu humaine aiment à discuter sur la paille énorme du voisin, et oublient la poutre... imperceptible. Ce sont des inconséquences qui ne font que mieux ressortir l’utilité des maximes : car, avec un peu plus de respect et moins de négligence, la vie serait plus digne et plus estimable.

Je reviens encore aux maximes pratiques. Confucius a, dans sa doctrine, quantité de petits moyens qui combattent victorieusement les grosses erreurs : c’est comme l’homéopathie appliquée aux maladies de l’âme. Il défend, pour citer un de ces moyens, l’idée fixe, c’est-à-dire le préjugé. Il dit : tous les hommes sont semblables, les anciens et les nouveaux ; ce qui est le bien pour les uns est aussi le bien pour les autres ; ils ne diffèrent pas. Les imiter dans la sagesse de leur conduite, et s’appliquer à les connaître, c’est le meilleur chemin à suivre pour se connaître soi-même. En un mot, il cherche à créer un point de vue d’ensemble qui réunira toutes les consciences ; personne n’échappera à ce magnétisme, et, sans arrière-pensée, sans la conception d’un autre idéal, tous les esprits se tourneront vers le soleil du monde moral pour en recevoir la bienfaisante lumière.

Il dit encore : « Entrez dans le domaine intime de la nature et étudiez le bien et le mal : vous serez pénétré par le sentiment de la nature elle-même, et, malgré les vastes dimensions de l’univers et les distances qui séparent les situations sociales, vous concevrez dans votre conscience le principe de l’égalité des êtres. »

« Si vous maintenez la conscience vous restreindrez le désir, et arriverez à l’idéal de la vie terrestre qui est la tranquillité de l’esprit. »

« La tranquillité est une sorte d’attention vigilante. C’est lorsqu’elle est complète que les facultés humaines déploient toutes leurs ressources parce qu’elles sont éclairées par la raison et maintenues par la connaissance. »

Je m’arrête : il n’est pas nécessaire de développer davantage cette magnifique doctrine qui constitue un des plus splendides hommages rendus par l’homme à son créateur.

Le culte antique sanctionné par Confucius n’admettait ni images, ni prêtres, mais seulement certaines cérémonies qui forment les règles d’un culte. Ces cérémonies occupent peu les esprits, qui considèrent les principes.

L’unité religieuse n’existe pas en Chine : où existe-t-elle ? l’unité est un état de perfection qui ne règne nulle part. Mais si la Chine a plusieurs religions dominantes, je m’empresse de dire qu’elle n’en a que trois. C’est bien peu !

Outre la religion de Confucius, il y a celle de Lao-Tsé qui n’est plus pratiquée que dans la basse classe et qui admet la métempsycose, et la religion de Fô ou le bouddhisme, doctrine qui appartient à la métaphysique, dans laquelle on trouve d’admirables points de vue.

Suivant cette doctrine le monde matériel est une illusion ; l’homme doit tendre à s’isoler au milieu de la nature, à s’immobiliser. C’est la doctrine de la contemplation en Dieu, c’est-à-dire dans l’être immatériel. Le but de cette vie idéale est d’amener l’extase ; alors le principe divin s’empare de l’âme, l’envahit, la pénètre, et la mort achève cette union mystique. Tel est le principe abstrait de cette religion qui a ses temples, ses autels, et un culte très pompeux. J’ajouterai que les moines bouddhistes qui vivent dans de vastes monastères possèdent de grandes richesses.

En Chine, comme dans tous les pays, on trouve des croyants sincères et un grand nombre d’indifférents.

L’indifférence est une sorte de négligence qui s’attache aux choses de l’esprit : c’est une maladie qu’on ne soigne pas. Partout où il y a des hommes il s’y produit des indifférents. Mais je n’ai pas à constater dans nos mœurs la haine religieuse ; c’est pour moi une chose stupéfiante. Je comprends qu’on haïsse... le moi, par exemple ; mais une idée religieuse, une religion !

Quant à l’athéisme, on a dit que c’était un produit de la civilisation moderne. Nous ne sommes pas encore assez civilisés pour n’avoir aucune croyance.


LE MARIAGE


En Chine, on considère comme des phénomènes le vieux garçon et la vieille fille.

C’est à dessein que je commence ce sujet sous la protection de cette observation : car il me sera plus facile de dire les choses les plus singulières, sans exciter un trop grand étonnement.

Le vieux garçon et la vieille fille sont des produits essentiellement occidentaux, et cette manière d’exister est absolument contraire à nos mœurs.

On dit en Europe que quiconque est bon pour le service est soldat ; chez nous la formule peut rester la même : il suffit de substituer au mot soldat celui de marié.

Très sérieusement on considère le célibat comme un vice. Il faut avoir des raisons pour l’excuser. En Occident, il faut avoir des excuses pour expliquer le mariage. Cette forme est peut-être exagérée, mais elle est parisienne, et quand on parle du mariage en Chine, on se trouve aux antipodes du mariage parisien. Les détails qui vont suivre sont donc nécessairement curieux.

Les Chinois se marient de très bonne heure, le plus souvent avant vingt ans. Il n’est pas rare de voir des jeunes gens de seize ans épouser des jeunes filles de quatorze ans et l’on peut être grand’mère à trente ans ! On chercherait en vain des causes climatologiques dans ces dispositions de nos mœurs. Elles sont une conséquence de l’institution même de la famille et du culte des ancêtres. Au nord ou au sud de la Chine, c’est-à-dire dans des régions où l’on peut éprouver la chaleur des tropiques ou le froid de la Sibérie, ces mœurs sont les mêmes : on se marie jeune dans toutes les provinces de l’Empire.

C’est la première préoccupation des parents : le mariage de l’enfant dès que l’adolescence se manifeste ; longtemps même avant que l’âge ait sonné, les parents font leur choix. Ceux-ci ont déjà fait part à des amis de leur intention d’unir leur fils à leur fille. Ils conviennent entre eux d’en réaliser le projet dès que le temps sera venu. Souvent le choix de l’épouse est fait dans le cercle même de la famille. Il y a enfin les amis des amis qui s’occupent de faire les mariages, qui servent d’intermédiaires… désintéressés et ont quelquefois la main heureuse. Car, chez nous comme ailleurs, le mariage est une chance et les époux ne se connaissent que lorsqu’ils sont mariés.

Faire sa cour est un devoir inconnu et que nos mœurs du reste rendent irréalisable. En Europe on s’accorde, avant le mariage, quelques semaines pour apprendre à s’aimer. C’est une sorte de stage, de trêve précédant le grand jour, et pendant cet intervalle on donne des fêtes et de grands dîners. C’est une existence charmante qui sert de préface au mariage et dont les souvenirs deviendront plus chers à mesure que croîtront les années de mariage. Il est clair que personne ne veut prendre la responsabilité de l’union projetée. On dit aux jeunes gens : apprenez à vous connaître, vous avez deux mois et alors vous direz oui ou non. Se connaît-on ou plutôt peut-on se connaître ? Évidemment non. Je conclus qu’il vaut mieux que les parents soient les seuls agents matrimoniaux responsables, et que les enfants épousent à l’heure dite.

J’ai entendu citer cette phrase : « Dans le mariage la période la plus heureuse se passe avant le mariage. » Un Parisien jugerait qu’un homme marié seul a pu faire cette déclaration, mais il faut avouer que ces mœurs-là sont bien aussi curieuses que les nôtres !

Les mariages se font par principe, entre familles de même situation sociale. Il y a certainement des mariages excentriques ; mais c’est l’exception.

Lorsque le choix est résolu, c’est-à-dire lorsque la jeune fille a été désignée, les parents du futur font officiellement la demande en mariage. Cette demande est suivie de la cérémonie des fiançailles.

À cette occasion, les parents échangent les contrats de mariage signés par les chefs de famille et les parents. Chez nous les chefs de famille remplacent les officiers de l’état civil et les notaires. Puis le fiancé envoie à sa future deux bracelets en or ou en argent, selon la fortune de la famille. Ce sont les cadeaux de fiançailles. Ces coutumes sont exactement les mêmes qu’en Occident, mais en Chine elles s’accomplissent hors la vue de la fiancée. Les bracelets sont attachés par un fil rouge qui symbolise le lien conjugal.

La remise de la corbeille a lieu quelque temps après et est l’occasion de cérémonies pompeuses.

Le fiancé envoie à sa future plusieurs dizaines de corbeilles richement ornées et contenant la soie, le coton, les broderies, les fleurs, en un mot tout ce qui constitue la toilette de la mariée. À ces cadeaux qui peuvent être d’une grande richesse, se trouvent joints des mets exquis pour la famille et particulièrement des gâteaux de circonstance que la famille de la fiancée doit distribuer à tous ses amis en leur faisant l’annonce officielle du mariage de leur fille. De son côté, la fiancée, après réception de la corbeille, envoie à son futur un costume ou l’uniforme de son rang, s’il est déjà mandarin, costume qui sera porté par le futur le jour de son mariage. Dans chacune des deux familles un grand festin réunit, le jour des fiançailles, les parents et les amis réciproques.

Le mariage doit toujours être célébré dans l’année où a été fait l’envoi de la corbeille. La veille du jour fixé pour la cérémonie, les parents de la jeune fille envoient au futur tout ce qui constitue la dot de sa femme, ses toilettes, l’argenterie, les meubles, le linge, en un mot tout son ménage. L’envoi de ces divers objets se fait toujours avec une grande mise en scène.

Le soir du même jour, à sept heures, la famille du marié envoie à sa fiancée une chaise à porteurs garnie de satin rouge brodé. Cette chaise est conduite par un orchestre de musiciens, des domestiques portant des lanternes ou des torches ; si la famille a un rang officiel, un parapluie rouge, un écran vert (ce sont les insignes officiels), puis les tablettes sur lesquelles sont inscrits tous les titres que la famille possède depuis plusieurs générations. Ce même soir la famille de la mariée donne un grand dîner appelé invitation, et la chaise est exposée au milieu du salon pour être admirée par les invités. Pendant le dîner les musiciens envoyés par le futur font entendre des airs joyeux. La famille du marié donne également le grand dîner de l’invitation et tous les objets constituant la dot de la mariée sont exposés aux regards de tous.

Le jour du mariage, dès le matin, quatre personnes choisies parmi les parents ou les amis du futur se rendent au domicile de la mariée et l’invitent à se rendre chez son fiancé. Elle monte dans sa chaise et est portée par quatre ou huit hommes selon le rang de sa famille ou de celle dans laquelle elle doit entrer. Sa chaise est précédée par celles des quatre envoyés et le cortège ainsi formé se rend vers la maison où habite la famille de son fiancé.

Son arrivée est annoncée par des fanfares joyeuses et des détonations de boîtes d’artifices. Aussitôt après, la chaise est apportée dans le salon où sont rangés les membres de la famille, les amis, les dames d’honneur et les garçons d’honneur. Un de ceux-ci, portant devant sa poitrine un miroir métallique, se présente devant la chaise dont le rideau est encore baissé et salue trois fois. Ensuite une des dames d’honneur entr’ouvrant le rideau invite la mariée (elle est encore voilée) à descendre de sa chaise et à se rendre dans sa chambre où l’attend son fiancé en costume de cérémonie. C’est à ce moment que les époux se voient pour la première fois. Après cette entrevue, ils sont introduits dans le salon, conduits par deux personnes déjà mariées depuis longtemps et ayant eu des enfants du sexe masculin. Ce sont les anciens du mariage et nous les appelons « le couple heureux ».

Au milieu du salon se trouve une table sur laquelle on a disposé un brûle-parfums, des fruits et du vin. Dans notre esprit, cette table est placée à la vue du ciel. Les mariés se prosternent alors devant la table pour remercier l’Être suprême de les avoir créés, la terre de les avoir nourris, l’empereur de les avoir protégés, et les parents de les avoir élevés. Puis le marié présente sa femme aux membres de sa famille et à ses amis présents.

Pendant toute la durée de la cérémonie la musique continue de jouer, et pendant le dîner qui suit cette cérémonie.

On remarquera la simplicité de ces cérémonies. Elles ne sont ni religieuses ni civiles. Aucun prêtre n’y assiste, aucun fonctionnaire ne s’y présente, il n’y a ni consécration, ni acte. Les seuls témoins du mariage sont Dieu, la famille, les amis. Pendant toute la soirée, après le dîner, les portes de la maison restent ouvertes, et tous les voisins, même les passants ont le droit d’entrer dans la demeure et d’y aller voir la mariée qui se tient debout dans le salon, séparée du public par une table sur laquelle sont posés deux chandeliers allumés.

Le lendemain du mariage, c’est au tour de la mariée à conduire son époux dans sa famille, où les mêmes cérémonies s’accomplissent.

Voilà quelles sont, vues d’ensemble, les coutumes du mariage. Elles ne varient que par la splendeur des détails dans les familles riches, et l’on peut aisément se rendre compte de ce qu’il est possible de réaliser avec un tel cadre. Si les mœurs accordaient aux riches de l’Occident la coutume des cortèges, les cérémonies du mariage seraient aussi imposantes que le sont celles des obsèques.

Mais il en est tout autrement : le cérémonial est une coutume qui a passé dans les mœurs occidentales ; on le supprime autant qu’on peut, et il n’y a plus guère que dans les campagnes où les mariages sont encore des noces. On y danse, on y chante, on y fête une grande joie. Les mariages que j’ai vus, dans la société élevée, sont bien la chose la moins gaie du monde. On ne va pas à la célébration du mariage civil ; ceux qui admettent la consécration religieuse se hâtent de sortir de l’église. À peine rentré chez soi, on change de toilette et on prend le chemin de fer. Vraiment on ferait mieux de faire venir le maire et le curé dans un sleeping-car et de procéder rapidement à la célébration du mariage avant le départ du train. Les invités se tiendraient sur le quai de la gare et l’on pourrait même prier les locomotives d’exécuter un chœur, pour impressionner la mariée. Je crois qu’on finira par en arriver là.

J’ai la naïveté de croire à l’influence des cérémonies ; elles obligent au respect de l’acte accompli. Malgré vous, vous sentez la grandeur de quelque chose que vous ne définissez pas, mais qui existe. Les cérémonies font sentir le mystère, et, par elles, nous savons nous élever au-dessus de nos petitesses. Moins les cérémonies sont importantes, moins l’action accomplie paraît importante. C’est pourquoi le mariage a perdu son charme en Europe.

Chose curieuse ! les honneurs rendus aux morts restent les mêmes ; les cérémonies publiques sont respectées et le deuil ne se discute pas. C’est que l’on peut ridiculiser à bon compte les cérémonies des vivants ; mais en présence de la mort, on laisse faire la coutume, et les plus sérieux ne contrôlent pas les cérémonies de la douleur.

Le culte du sérieux a remplacé dans la civilisation moderne tous les autres cultes. Il y en avait jadis de charmants que des livres anciens m’ont appris à connaître. On vivait alors en communication plus directe avec la nature. J’ai retrouvé dans ces anciennes descriptions bien des traits de ressemblance avec nos mœurs actuelles qui me font conclure que les changements ne sont pas des progrès, du moins rarement. Quand je contemple les beaux costumes du temps, les chapeaux à plumes et les manteaux brodés, je ne puis m’empêcher de trouver très laids le tube noir qui sert de couvre-chef et cet habit noir si étrange que tout le monde porte, surtout les domestiques.

Je parierais que, si on faisait l’histoire complète du costume et des coutumes, on remarquerait que leurs changements correspondent avec quelque événement de nature sérieuse. Toutes les coutumes locales entretenaient l’affection du sol natal ; le costume maintenait le rang. Aujourd’hui tout le monde se ressemble dans tous les pays de l’Occident et on ne tient plus à grand’chose. Si c’est là le progrès désiré, il est complet, et j’admire sans envie.



LE DIVORCE


Il existe en Chine, mais d’une certaine manière. J’ai dit que le mariage créait un lien indissoluble au point de vue de la famille ; le législateur seul a introduit une disposition d’exception, et il ne l’a introduite que dans l’intérêt même de la famille. A vrai dire le divorce est une nécessité légale.

Que le lecteur ne cherche pas ici une thèse favorable ou contraire à la loi du divorce. Je ne fais concurrence ni à Alexandre Dumas fils, ni à M. Naquet. Je raconte ce que nous pensons du divorce en Chine ; je ne peux donc pas dire ce qu’on en penserait si la famille était organisée en Chine comme elle l’est dans les nations occidentales.

On fait des lois pour les sociétés à mesure que ces sociétés se transforment : les lois marquent les évolutions, j’allais dire les révolutions. Il se peut donc que les législateurs trouvent le moment favorable d’introduire le divorce ; cela est très admissible, mais je n’en ai pas fait la preuve.

Ce que je sais, c’est que l’an 253 avant l’ère chrétienne, époque à laquelle fut publié notre code, le divorce existait en Chine. Quand fut-il promulgué comme loi ? la réponse est obscure, mais Voltaire, fort heureusement, nous l’apprend : « Le divorce est à peu près de la même date que le mariage : je crois que le mariage est de quelques semaines plus ancien. » L’esprit vient toujours à bout de tout !

Quoi qu’il en soit de l’âge exact du divorce, il n’a pas été institué à la légère et il est entré dans le code accompagné d’un dispositif qui en fait une mesure sérieuse. La loi a prévu d’avance certaines circonstances qu’il est inutile de rappeler ici et qui sont dans la mémoire de tous les gens mariés. Sur ce chapitre, l’Orient et l’Occident s’entendent à merveille. Mais il y a chez nous une originalité. Nous possédons deux cas de divorce inédits en Europe. Ils consistent dans la désobéissance poussée jusqu’à l’injure envers les parents de l’un ou de l’autre des conjoints, et dans la stérilité constatée à un âge fixé par la loi.

Que ces principes paraissent étranges, je n’en disconviens pas ; mais si l’on se rappelle l’organisation de la famille selon les principes que j’ai déjà exposés, on comprendra la raison de ces deux cas particuliers. Ils viennent confirmer l’opinion que j’ai avancée au sujet du rôle social de la famille dans la société chinoise.

Toutes ces observations ne sont que des préliminaires. La seule question intéressante dans le divorce est de savoir si on en use. Toutes les personnes que j’ai rencontrées et qui m’ont interrogé sur nos mœurs m’ont toujours adressé cette question : « Divorce-t-on beaucoup en Chine ? » La première fois cette demande m’a étonné, puis, en réfléchissant, j’ai compris que c’était, en effet, la seule chose qu’il importe de savoir. Lorsque, pour la première fois, la souffrance vous oblige à aller chez un dentiste, vous demandez à vos amis si « ça fait bien mal ». Vous avez l’inquiétude de l’inconnu. Il se passe quelque chose de semblable pour le divorce : on en a peur ! et c’est pourquoi on questionne : « Divorce-t-on beaucoup chez vous ? » Rassurez-vous, esprits timorés et naïfs.

Le divorce n’est pas si terrible qu’il en a l’air ! À force de le craindre vous le rendez menaçant, comme Croquemitaine, Lorsqu’il suffit pour l’annihiler qu’il soit un remède pire que le mal. Voilà sa vraie définition en Chine. Il suffit qu’il puisse être utile pour que sa présence soit excusable ; mais il a un vice originel de « mal nécessaire » parce qu’il est un témoignage de l’imperfection humaine et qu’il rompt le charme que nous voyons dans le mariage, union projetée et contractée par la famille pour la famille.

Le seul cas sérieux de divorce, à part celui de l’adultère, qui est puni par le mari de main de maître, consiste dans la stérilité, puisque le but du mariage est de donner des enfants à la famille pour honorer les parents et continuer le culte des ancêtres. Eh bien ! même lorsque la stérilité de la femme est constatée à l’âge voulu par la loi, même dans ce cas-là, le mari n’use pas de son privilège légal. Le divorce est une rupture violente, et, pour s’y résoudre froidement, il faut pouvoir oublier la femme qu’on a aimée, en dépit de sa stérilité. Peut-elle être rendue responsable d’un malheur dont elle souffre autant que son mari ? Mais non ! alors les époux restent unis. Voilà la leçon de l’expérience. Il est certain qu’on raisonne toujours profondément avant de changer sa vie ; on se demande si, en prenant une autre femme légitime, on en aura des enfants ; peut-être n’est-ce qu’une chance à courir… À quoi bon, alors, attrister son existence par des essais aussi douteux ? On reste donc uni et on adopte un enfant choisi parmi les enfants de la famille, conformément à la loi sur l’adoption. C’est là un moyen dont on use fréquemment pour guérir le mal de la stérilité, surtout lorsque la famille est riche.

Je multiplierais les exemples que j’arriverais à la même conclusion : que le divorce autorisé par la loi est condamné par l’usage. C’est un fait indéniable. On aura beau dire, le divorce n’est pas une loi de nature, c’est la conséquence d’un certain état social ; et, en fait, qu’il soit légal ou illégal, n’existe-t-il pas partout ? Que sont les séparations sinon une sorte de divorce ? Seulement, je suis porté à croire que dans les pays où le divorce n’existe pas légalement, il y aurait moins de divorces qu’il n’y a actuellement de séparations, s’il existait. Être divorcé ! passe encore la séparation ; mais le divorce ! on réfléchirait comme chez nous avant d’arriver à cette extrémité ; les demi-mesures ne font pas réfléchir sérieusement. Que de gens qui se séparent et qui, dans les mêmes circonstances, ne divorceraient pas !... Mais je m’aperçois que je plaide pour le divorce, ce dont je m’excuse, parce que les situations respectives de la société occidentale et de la nôtre sont absolument différentes. Chez nous la femme se marie sans dot. Le mot sublime d’Harpagon : sans dot ! n’aurait aucun sens. L’argent et la femme n’ont aucun rapport entre eux ; les femmes n’héritent pas. Ah ! certes, je ne veux pas médire du sexe féminin, mais c’est là une des institutions les plus heureuses de la Chine, et une des plus habiles. Le mariage d’argent n’existe pas.

J’ai cherché à expliquer à mes compatriotes ce qu’on entendait par un mariage d’argent ; ils ont toujours compris que c’était un acte de commerce, une affaire. Chez nous, les parents comptent longtemps à l’avance les titres d’honorabilité de la famille à laquelle on va demander une épouse ; on s’informe au sujet des qualités de la jeune fille. Ailleurs, en Occident, on compte les écus de la dot, on calcule les espérances, c’est-à-dire les décès des parents, et quand on a bien compté, additionné, et qu’on arrive à un chiffre rond, le mariage est fait : bon parti !

N’est-ce pas ainsi ? pourquoi le : sans dot ! de Molière serait-il sublime, s’il n’en était pas de la sorte ?

Les mariages d’argent sont l’injure la plus violente qu’on puisse faire aux femmes. Mais elles ne sentent pas l’affront, puisque, se laissant acheter, elles ont souvent même le courage de se vendre.

J’avoue que le divorce ne me paraît plus nécessaire quand on examine un tel état social. On est si peu uni par le mariage ! Ah ! nos mœurs sont plus solides, plus dignes, et il m’est impossible d’admirer, malgré la meilleure volonté du monde, ce mélange de traditions solennelles et de petites choses mesquines qui ressemble à une pièce d’opéra bouffe. Ainsi constitué, le mariage est devenu si fragile qu’il faut des procédés d’une grande délicatesse pour le traiter dans ses écarts : et le divorce étant une pièce d’artillerie de siège, je crains fort qu’il n’emporte dans sa foudre ce qu’il reste de bon dans le mariage. Mais ce n’est pas mon affaire.

Le bon ménage est très en honneur en Chine. Une vieille chanson du Livre des Vers célèbre les bons ménages dans une ode naïve dont voici la traduction :


Le coq a chanté ! dit la femme.
L’homme répond : On ne voit pas clair,
Il ne fait pas encore jour.
— Lève-toi ! et va examiner l’état du ciel !
— Déjà l’étoile du matin a paru
Il faut partir ; souviens-toi
D’abattre à coups de flèches .
L’oie sauvage et le canard.

Tu as lancé tes flèches et atteint le but.
Buvons un peu de vin,
Et passons ensembb notre vie ;
Que nos instruments de musique s’accordent,
Qu’aucun son irrégulier
Ne frappe nos oreilles !


Telle est la chanson des époux qui ne sont ni Roméo ni Juliette, quoique l’on put s’y méprendre. Elle n’a d’autre ambition que d’enseigner les devoirs et non de poétiser les grandes passions. Et ce chasseur, n’allez pas croire que ce soit un pauvre montagnard, indigne de votre intérêt, obligé de chasser pour soutenir sa dure existence : c’est un homme d’une condition opulente : car l’ode se termine ainsi :


Offre des pierres précieuses
A tes amis qui viennent te voir ;
Ils les emporteront
Suspendues à leur ceinture.


J’ai dit que le divorce était condamné par l’usage ; c’est surtout dans la société aristocratique qu’il est le plus méprisé. Plutôt que de livrer au grand jour les secrets de la vie intime, lorsque les causes de la rupture ne sont pas extrêmement graves, on préfère le système des concessions mutuelles.

Du reste, la femme est intéressée, pour des questions de vanité, à conserver la paix et à ne pas désirer le divorce, car elle ne possède rien que les honneurs attachés à sa qualité d’épouse.

Le mariage donne à la femme tous les privilèges dont jouit le mari, même celui de porter l’uniforme de son rang. Dans ces conditions, divorcer serait d’une extrême maladresse, et si la femme le comprend, le mariage restera uni.

Pour être chinoises, ces dispositions de nos législateurs au sujet de l’influence de la femme n’en sont pas moins habiles, llest presque impossible, chez nous, qu’on puisse dire : cherchez la femme ! C’est un principe d’Occident.

Comme je l’établirai dans un autre chapitre, la femme est tout aussi heureuse en Chine qu’en Europe ; mais, n’ayant pas l’esprit de personnalité trop développé, elle ne songe ni aux scandales ni aux intrigues.

Dans les familles aristocratiques on est surtout aristocrate ; on a la fierté du rang qui maintient l’esprit de conduite et l’on chercherait en vain des occasions de plaisanter aux dépens des nobles. En Occident on a écrit cette phrase : « Je ne connais aucun endroit où il se passe plus de choses que dans le monde. » Cela est vrai, tout s’y passe. Ce monde-là se retrouve partout, mais je constate qu’on le plaisante, ce qui ne se voit pas en Chine.

Dans les classes ouvrières le divorce ne se produit que très rarement. Là tous les membres de la famille travaillent pour assurer le pain quotidien, les discussions sont une perte de temps. Le père, la mère, les enfants s’en vont ensemble aux champs comme dans la vie antique. S’ils se querellent, ce qui leur arrive bien quelquefois, ils en sont quittes pour se réconcilier : après la pluie, le beau temps ! Quand, par hasard, les motifs de la brouille deviennent graves, lorsque le mari dissipe le bien de la communauté, et que la femme s’adresse au magistrat pour obtenir le divorce, le plus souvent le magistrat s’abstient de prononcer la séparation définitive. Il est le juge, et, à ce titre, il attend que ses bons conseils opèrent un changement dans le cœur du coupable. Sa prudence est presque toujours clairvoyante.

Enfin il est encore une autre considération qui peut arrêter à temps la femme résolue à demander le divorce. Ce sont ses enfants et l’espoir qu’elle fonde dans leur avenir. En Chine, c’est la mère qui élève ses enfants, et nous ne serons jamais assez civilisés pour comprendre une éducation plus parfaite. La mère fait passer son ambition dans le cœur de ses enfants : par eux elle peut devenir noble, honorée ! et quand un sentiment pareil réside dans le cœur de la femme, il est une force. Nous avons fait de la femme un être espérant toujours. C’est cet espoir qu’elle oppose sans cesse aux douleurs qui l’assiègent, lorsque son mari la rend trop malheureuse. Elle patiente pour que ses enfants la récompensent un jour et la vengent des mépris du mari.

Il me serait impossible de terminer ce sujet sans dire quelques mots de l’adultère que les lois, en Europe, ne punissent pas comme un crime.

Chez nous il est admis que le mari seul a le droit de tuer sa femme lorsqu’il la surprend en flagrant délit. Voilà qui résout la question du divorce.

Cependant on a dit au sujet des pénalités châtiant la femme adultère, des excentricités telles que je ne puis m’empêcher de les citer. Alexandre Dumas fils dit dans son ouvrage « la Question du divorce » page 85 : * Dans le Tonquin et en Chine la femme adultère est livrée à un supplice que Philyre, la mère du centaure Chiron avait trouvé fort agréable sans doute. Il est vrai que c’était un dieu qui avait pris pour elle la forme d’un cheval. Après ce supplice un éléphant, dressé à ces exécutions, saisit la femme avec sa trompe, l’élève en l’air, la laisse retomber et l’écrase sous ses pieds. »

Je pourrais me contenter du texte comme démenti. L’absurde dépasse l’invraisemblance. Mais cet exemple montre le système adopté pour dépeindre nos mœurs. Il est de fait qu’il y a bien moins d’éléphants en Chine qu’en France. A peine y en a-t-il deux ou trois à Péking que l’on va voir, par curiosité, comme les animaux des ménageries. Mais c’est de mode de faire de la Chine l’asile de la barbarie. Existe-t-il quelque part une coutume inhumaine, cruelle, comment ? Vous n’avez pas deviné dans quel pays ? C’est en Chine !

Il faudrait revenir sur ces fantaisies de l’imagination, et, ne serait-ce que par amour de la vérité, les prouver ou se rétracter !


LA FEMME


On se représente généralement la femme chinoise comme un être amoindri, pouvant à peine marcher et emprisonnée dans son intérieur au milieu de ses servantes et des concubines de son époux. C’est là une de ces fantaisies de l’imagination qu’il faut cesser d’admettre, quoi qu’il en coûte à l’amour-propre des voyageurs.

Il en est de tout ce qu’on dit à propos de ces mœurs comme de l’écrevisse qu’un dictionnaire célèbre définissait : un petit poisson rouge qui marche à reculons. Il est évidemment difficile de changer une opinion à laquelle on s’est habitué ; mais, devant l’évidence, il faut être de bonne foi et avouer qu’on ne vous y reprendra plus.

Donc l’écrevisse n’est pas rouge et ne l’a jamais été. De même la femme chinoise marche aussi bien que vous et moi ; elle court même sur ses petits pieds et, pour mettre le comble au désespoir des conteurs de merveilles, elle sort, se promène dans sa chaise, et n’a même pas de voile pour se protéger contre les regards trop indiscrets.

Quel livre curieux — pour les Chinois — on composerait avec tout ce qui s’est dit sur eux ! Quel ne serait pas leur étonnement de se savoir si mal connus, lorsque tant de voyageurs ont parcouru leurs villes et reçu leur hospitalité ! Mais une des erreurs qui nous flattent le moins et pour laquelle je me risque à donner une rectification, c’est celle qui fait de la femme un être ridicule, grotesque, sans influence, uniquement créé pour mettre au monde nos enfants.

C’est se faire une singulière idée de la femme. Sans nul doute notre femme ne ressemble pas à la femme d’Occident ; mais c’est toujours la femme, avec tout ce qui ne se définit pas ; et, à quelques nuances près, elles sont toutes filles d’Ève, s’il faut entendre par cette expression la disposition instinctive qui les pousse à dominer le genre masculin. Le meilleur service qu’on puisse rendre à la femme c’est de la diriger, et de lui laisser croire qu’elle dirige pour flatter son amour-propre. Nos traditions nous permettent de faire le bonheur de la femme en ce que, chez nous, le masculin est représenté par le soleil et le féminin par la lune. L’un éclaire, l’autre est éclairée ; l’un est éblouissant de clarté, l’autre lui doit ses pâles reflets. Mais le soleil est l’astre bienfaisant et généreux, et la lumière qu’il cède à la lune a le don d’éclairer aussi : elle a une douceur tempérée qui calme les esprits chagrins et apaise les passions du cœur.

J’ai remarqué que le soleil était du genre masculin dans la plupart des langues, sauf dans la langue allemande où la lune est du genre masculin et le soleil du féminin. C’est une exception très curieuse et qui serait très commentée par un lettré du Céleste-Empire. Il croirait que ce sont les Allemandes qui conduisent la politique et dirigent les administrations de l’État, et que les Allemands travaillent au trousseau de leurs filles. Ce qui ne serait pas tout à fait la vérité.

Quoi qu’il en soit, puisque les exceptions confirment les règles générales, il est permis d’établir comme une loi la supériorité du masculin sur le féminin. En Chine cette loi a la force d’une loi naturelle et elle a donné naissance à certaines conséquences qui ont fondé des coutumes et créé des devoirs.

L’homme et la femme, comme membres de la famille, ont des devoirs spéciaux auxquels se rapportent des systèmes d’éducation différents. Leur rôle social est défini d’avance et ils sont chacun élevés pour suivre la direction qui convient à leur classe. L’homme et la femme reçoivent donc une éducation séparée. L’un entreprendra les études qui conduisent aux emplois de l’État ; l’autre ornera son intelligence de connaissances utiles et apprendra la science précieuse du ménage.

Nous pensons que la science approfondie est un fardeau inutile pour la femme : non pas que nous lui fassions l’injure de supposer qu’elle nous est inférieure pour l’étude des lettres et des sciences, mais parce que ce serait la faire dévier de sa véritable voie. La femme n’a pas besoin de se perfectionner : elle naît parfaite ; et la science ne lui apprendrait jamais ni la grâce ni la douceur, ces deux souveraines du foyer domestique qui s’inspirent de la nature.

Ces principes sont essentiels dans les mœurs chinoises, et ce qui les distingue, c’est qu’ils sont appliqués à la lettre, comme une nécessité.

Que la femme ne connaisse ni les antichambres des ministères ni les réceptions mondaines où l’Européenne se pare de toutes les séductions de son sexe pour charmer la société des hommes, elle n’a pas à le regretter. Sa vie n’a pas d’importance au point de vue politique, et les hommes font seuls leurs affaires.

Mais passez le seuil de la maison, vous entrez dans son royaume et elle y gouverne avec une autorité que n’ont certes pas les femmes européennes !

En France, la femme suit la condition de son mari, mais en aucun lieu du monde elle n’est plus soumise au mari. J’ai cru naïvement que ce mot de condition avait une grande étendue et je me suis aperçu qu’il fallait étudier le droit pour le connaître afin de savoir qu’il n’accorde aucun pouvoir à la femme.

En se mariant, la femme devient une mineure, une interdite : elle est en tutelle ; et la loi arme le mari contre sa femme de manière à lui enlever même la liberté de disposer de ce qui lui appartient. Voilà des détails de mœurs qui étonneraient… les femmes chinoises : car elles peuvent remplacer le mari dans toutes les circonstances où il fait acte de maître, et la loi lui reconnaît le pouvoir de vendre et d’acheter, d’aliéner les biens en communauté, de contracter des effets de commerce, de marier ses enfants et de leur accorder les dots qu’il lui plaît de leur donner. En un mot, elle est libre et l’on comprendra d’autant plus facilement qu’il en soit ainsi, qu’il n’existe chez nous ni notaires ni avoués et que, par suite, il n’a pas été nécessaire de créer des exceptions légales pour pouvoir ensuite s’en débarrasser au moyen d’actes de procédure.

La vie de famille forme la femme chinoise et elle n’aspire qu’à être une savante dans l’art de gouverner la famille. C’est elle qui dirige l’éducation de ses enfants ; elle se contente de vivre pour les siens, et si le ciel lui a donné un bon mari, elle est certainement la plus heureuse des femmes.

J’ai dit ailleurs que l’éclat des honneurs obtenus par le mari rejaillissait sur elle et que même par ses enfants elle pouvait obtenir toutes les satisfactions de la vanité, ces faiblesses du cœur humain excusables sous tous les cieux.

Elle a donc un intérêt en se mariant, celui d’élever son rang : elle a le même intérêt en accomplissant tous les devoirs de la maternité.

L’existence de la femme n’est donc pas à critiquer, mais à louer, puisqu’elle est conforme à l’ordre établi par la Providence, et je connais bon nombre d’Européens qui seraient de cet avis, s’ils l’osaient.

Ce sujet ne serait pas intéressant, si je ne parlais pas du… concubinage : c’est le mot à effet de cette étude.

Le mépris qui s’attache au mot lui-même m’empêchera de trouver un lecteur impartial : car on peut avoir toutes les maîtresses du monde, hormis une concubine. Le mot seul excuse la chose. On eût dit que les Chinois ont des maîtresses que pas la moindre critique ne les atteindrait. Ce sont des nuances qu’il est difficile de faire comprendre. La maîtresse ou la concubine diffère en Chine de la maîtresse telle qu’elle est en Europe, en ce que, en Chine, elle est reconnue : c’est une sorte de maîtresse légitime.

Il existe des circonstances — elles peuvent exister — où le mariage entre les deux époux cesse d’être… ce qu’il doit être. Il peut survenir des raisons spéciales qui peuvent briser la carrière matrimoniale du mari. Souvent le changement d’humeur, les infirmités en sont la cause. En Europe les hommes trouvent facilement des maîtresses, et le double ménage n’est pas une institution inconnue dans le monde chrétien.

Dans nos mœurs où le sort de l’enfant intéresse plus spécialement qu’aucun autre et où la prospérité de la famille est l’honneur même de la famille, cette dispersion des enfants nés en dehors du mariage eût été contraire aux usages admis. Le concubinage a donc été institué dans ce but, et il dispense l’homme de chercher ses aventures hors de chez lui.

L’institution en elle-même est très difficile à admettre, au premier abord, — pour un Européen elle ne paraît pas délicate, — mais sous prétexte de délicatesse, on commet des crimes bien plus grands, lorsque des enfants issus de relations galantes seront jetés dans la vie avec une tache ineffaçable dans leur état civil et se trouveront sans ressources et sans famille. Je trouve ces maux plus graves que la brutalité du concubinage.

Ce qui excuse le concubinage, c’est qu’il est toléré par la femme légitime ; et le sacrifice qu’elle fait, elle en connaît la valeur : car l’amour lie les cœurs en Chine comme partout. Mais l’amour vrai calcule entre deux maux et choisit le moindre dans l’intérêt de la famille.

Il ne faut donc pas voir dans la présence de la concubine au foyer de la famille un autre but que l’intérêt de la famille.

La monogamie est le caractère du mariage chinois. La loi punit très sévèrement toute personne qui aurait contracté un second mariage, le premier étant valable. L’institution du concubinage n’enlève rien au caractère d’indissolubilité du mariage. Je pourrais même dire, au risque d’étonner mes lectrices, qu’il fortifie cette indissolubilité. La concubine ne peut entrer dans la famille avec ce nom qu’avec l’autorisation de l’épouse légitime, et dans des circonstances déterminées. Ce consentement n’est pas donné à la légère et il ne s’accorde que par esprit de dévouement à la famille et pour que le mari ait des enfants qui honorent les ancêtres.

Je cherche à excuser cette coutume, plutôt qu’à la représenter, et j’oublie qu’elle n’est, en somme, que la copie fidèle des mœurs des anciens âges. On lit en effet dans la Bible : « Or Sarah, femme d’Abraham, n’avait pas encore donné d’enfant à son mari ; mais elle avait une servante Égyptienne nommée Agar, et elle dit à Abraham : « L’Éternel m’a rendue stérile, viens, je te prie, vers ma servante ; peut-être aurai-je des enfants par elle. » Alors Sarah prit Agar et la donna pour femme à son mari. »

Voilà donc l’exemple si horrible que nos mœurs imitent. Pour être véridique, je dois reconnaître qu’imitant à leur tour la conduite d’Agar, les concubines abusent souvent de la situation particulière qu’elles ont reçue pour mépriser la femme légitime. Ce sont les inconvénients de l’institution. Aussi quoique l’usage existe et qu’il soit dans les mœurs, il n’est pas rare de trouver des familles où la concubine n’entrera jamais, quelles que soient les circonstances.

Dans tous les cas, les concubines sont prises le plus souvent dans la basse classe ou parmi les parents nécessiteux. Les enfants de la concubine sont considérés comme les enfants légitimes de la femme légitime dans les cas où celle-ci n’en a aucun ; ils sont, au contraire, considérés comme enfants reconnus, c’est-à-dire ayant autant de droits que les enfants légitimes, si la femme légitime a déjà des enfants.

La concubine doit l’obéissance à la femme légitime et se considère comme étant à son service.

Et c’est tout !



LA LANGUE ÉCRITE


L’origine des langues est un mystère pour tous les savants. Lorsqu’on examine une langue, c’est-à-dire cet ensemble de sons se groupant d’une manière méthodique et exprimant tous les tours si délicats de la pensée, on se demande avec stupéfaction qui a pu créer une telle merveille ; et lorsque, parcourant les divers pays du globe, on entend parler tant de langues diverses, incompréhensibles les unes aux autres, on est bien obligé de reconnaître qu’il y a eu des auteurs de langues, puisqu’elles diffèrent avec les peuples.

Comme il est constant que ces créations remontent à une très haute antiquité, il faut en conclure qu’il y a eu une époque de splendeur dans les premiers temps du monde et que l’intelligence de l’homme a été capable d’imaginer et de composer les langues dans les diverses tribus formant alors la société humaine.

C’est là, je pense, la déduction qu’il est permis de faire.

Nos auteurs ne s’expliquent pas à ce sujet d’une manière plus claire que les lettrés de l’Occident, quoique les monuments écrits de notre littérature soient de deux mille ans plus anciens que les poèmes d’Homère. Ils fournissent cependant quelques renseignements sur les transformations subies par la langue écrite, renseignements qui seront sans doute lus avec intérêt par tous ceux qui se plaisent aux choses de l’antiquité.

L’histoire mentionne que, pendant toute la période de temps qui s’écoule entre la création du monde et l’an 3000 avant l’ère chrétienne, la Chine ne connaissait pas la langue écrite.

La coutume consistait à faire des nœuds de cordes pour rappeler le souvenir d’un fait.

Cet usage semble s’être conservé dans les mœurs pour fixer une action que l’on tient à ne pas oublier : c’est le nœud du mouchoir.

Cette absence de langue écrite, constatée ainsi officiellement, a un certain intérêt. Ce fait caractérise un état d’ignorance ou un état de tranquillité parfaite. Il existe encore dans notre extrême Orient certaines tribus qui ont été assez complètement séparées du reste du monde pour ne parler qu’une langue de tradition, pure de toute corruption, et qui ne connaissent pas le moyen de l’écrire. Il y a quelques raisons de croire que ces tribus ont dû conserver intactes les racines des mots composant leurs langues et qu’un érudit trouverait dans l’étude de ces idiomes plus d’un rapprochement à faire avec les langues célèbres de l’Orient.

C’est après l’an 3000 qu’un empereur du nom de Tchang-Ki imagina les lettres, appelées Tsiang, qu’il forma d’après les constellations des étoiles. Ces caractères ne portaient pas le nom de lettres mais de figures. Ils sont de dix siècles plus anciens que les caractères inventés par les Égyptiens.

Ces figures représentaient les objets eux-mêmes ; c’était donc un système d’écriture très primitif, il est vrai ; mais l’idée révélée de l’existence possible d’une langue écrite, et les efforts des âges futurs produiront des procédés plus parfaits qui fixeront définitivement la langue et deviendront les compagnons inséparables.de la pensée.

A travers les siècles nous pouvons suivre ces progrès : car l’histoire en a conservé la trace.

Nous n’avons d’abord que des figures grossières représentant les objets. Plus tard ces traits sont modifiés et constituent les lettres appelées Li qui sont encore, des caractères figurant les objets, mais en lignes courbes. Ce sont les caractères qui ont servi à composer les livres sacrés de Confucius et de Lao-tze.

Les transformations qui suivirent ces premiers essais ne sont plus du même ordre. C’est le principe qui change, et l’on invente des caractères appelés tze (mots) écrits d’après la prononciation de l’objet. C’est l’écriture des sons.

Plus tard encore, sous le règne de l’empereur Tsang-Ouang,de la dynastie de Tcheou (788 avant J.-C), un académicien nommé Su-Lin introduisit le principe naturel des objets dans l’écriture. Ces lettres s’appellent Ta-Tchiang. Elles ont été conservées dans les livres sacrés Y-King, les seuls qui aient échappé aux flammes lors de l’incendie des livres ordonné par l’empereur Tsin-Su-Hoang.

Ces lettres Ta-Tchiang ont servi pour l’enseignement public jusqu’à l’époque où s’opéra la nouvelle transformation sous le règne de Tsing (246 avant J.-C). Cette transformation ne porta que sur les traits qui devinrent plus droits et en relief. Ces caractères s’appellent les baguettes de Jade et sont encore utilisés aujourd’hui dans les sceaux officiels. Les inscriptions placées sur les édifices et celles qui figurent sur les vases de grand prix appartiennent aussi à cette écriture.

Un siècle plus tard un nouveau progrès est accompli : il est obtenu par la combinaison de toutes les lettres anciennes. Les caractères ainsi formés sont plus réguliers dans les lignes et notre écriture actuelle n’en diffère pas beaucoup.

Toutes ces transformations successives montrent avec quel art sont composés nos caractères où tant de principes divers ont été appliqués. Ils se perfectionnent lentement, d’âge en âge, et chaque siècle leur donne une nouvelle physionomie, plus en rapport avec les progrès de l’intelligence. C’est comme un diamant d’abord à l’état brut, rugueux et sombre d’éclat ; mais qui, peu à peu, est usé, limé, jusqu’à découvrir les facettes de son cristal limpide et profond.

Cependant notre écriture n’est pas encore fixée. Au commencement du premier siècle, un sous-préfet, nommé Tcheng-Miao, est jeté en prison. Il adresse à l’empereur une demande en grâce et compose ses caractères en prenant pour base l’écriture Li. Trois mille mots se trouvaient dans cette demande, et leur mode de formation étant plus simple et plus facile que le mode jusqu’alors adopté, l’empereur, faisant droit à la requête, ordonna en même temps l’introduction du système Li dans l’écriture publique. C’est sous la dynastie des Han que fut opérée la dernière transformation importante de la langue écrite. Un conseiller de l’empereur voulant donner à son souverain des informations rapides sur les diverses requêtes qui lui étaient adressées, imagina une écriture demi-cursive, ayant toujours pour base le système Li, et c’est cette écriture qui, cinq siècles plus tard, devait, en se transformant en cursive, constituer la langue écrite définitive de la Chine. Cette écriture économise un temps considérable perdu dans les précédents systèmes, soit pour dessiner les figures, soit pour tracer les lignes dont se composait un mot.

On voit par ces développements combien notre langue peut être rendue difficile si l’on se propose de connaître les divers systèmes d’écriture qui composent nos monuments littéraires et nos livres sacrés. L’écriture actuellement adoptée, la cursive, est faite de telle sorte qu’on peut écrire un mot en un trait de pinceau sans aucune interruption. Tous les traits sont liés. C’est un progrès incontestable très commode pour les divers usages de la vie ; mais les lettres officielles, les compositions d’examen, les rapports au souverain, doivent être écrits en écriture nette, avec un grand soin, et c’est un travail assez difficile. Nous avons des modèles qui varient selon les méthodes, et leur étude forme une des occupations les plus importantes de notre éducation.

On sait sans doute comment s’écrivent les lettres puisque l’usage de l’encre de Chine n’est pas inconnu en Europe. Il ne sera peut-être pas inutile de savoir qu’il ne suffit pas de délayer de l’encre et de prendre un pinceau. Il faut savoir aussi délayer l’encre à un degré déterminé et tenir le pinceau dans une position perpendiculaire au plan de la table sur laquelle on écrit.

Je terminerai ces notes en apprenant à mes lecteurs d’Occident une leçon célèbre sur les divers moyens d’écrire avec le pinceau.

Il y a huit moyens d’écrire avec le pinceau : 1° La figure d’une lettre doit être vivante et les traits doivent être plus ou moins en relief selon les liaisons de la lettre ; 2° les parties qui composent une lettre doivent être droites, énergiques, proportionnées ; le commencement et la fin doivent se faire remarquer par des traits distincts ; 3° les traits qui ne sont pas renfermés dans le même mot doivent être naturels, comme des nageoires de poisson ou des ailes d’oiseau ; 4° les pieds d’une lettre doivent être proportionnels à la grandeur de la lettre, et placés soit vers le haut, soit vers le bas, à droite ou à gauche ; 5° un mot, qu’il soit de forme carrée ou ronde doit être composé de lignes très droites dans les lignes droites et de lignes rondes dans les courbes ; 6° les lignes de jonction doivent être d’une courbe progressive sans bosses ; 7° l’arrêt d’une ligne droite ne doit pas être pointu comme le pinceau lui-même, mais très énergique ; 8° avant d’arriver à la courbure d’un trait, il faut penser à diminuer ou à fortifier déjà le trait.

Qu’on remarque toutes les expressions que contient cette leçon et peut-être pourront-elles mieux que nos développements faire comprendre la valeur d’un caractère, sorte de miniature où l’idée est peinte comme en un tableau. Ces traits qui se croisent en tous sens, ces nuances du pinceau, ces pleins et ces déliés, toutes ces lignes droites, courbes, expriment et représentent les tours multiples de la pensée avec tout le fini d’une œuvre artistique.

Il y a dans cette méthode d’écriture appliquée aux langues un avantage qu’on ne peut constater en Occident que pour les langues parlées. Aux yeux des Européens la beauté d’une langue réside dans le son et il n’est pas rare d’entendre vanter l’harmonie d’un mot ou même d’une phrase. Mais ces manières d’être des mots ne se représentent pas par l’écriture. Les mots sont muets et n’ont que des relations orthographiques. L’énergie ou la douceur des lettres ne modifiera en rien le sens d’un mot ; il aura toujours la même valeur, et s’il en change jamais, ce sera par un artifice de style dont il n’est pas permis d’abuser sans lasser l’attention. Et cependant l’esprit n’est-il pas le monde des nuances et des délicatesses abstraites, et la culture de l’intelligence ne tend-elle pas toujours à augmenter la sensibilité de cette faculté ? Comment pouvoir répondre à cette vocation naturelle si l’on n’a à sa disposition que des mots à sens fixe ?

Et si un auteur parvient, à force d’habileté et de bonheur, à trouver un tour particulier qui satisfera l’esprit, il emporte avec lui son secret, et quiconque voudra s’en servir ne sera qu’un plagiaire. Nous, nous ne perdons pas ainsi nos trésors : nous les conservons : ils vivent dans nos caractères et, une fois créés, ils font leur tour de Chine comme une expression de Voltaire fait le tour du monde, avec cette différence que l’un est devenu un mot nouveau, et que l’autre ne sera jamais qu’une citation.

J’espère par ces comparaisons m’être fait comprendre ; non pas que je cherche à vanter les avantages de l’un des systèmes aux dépens de l’autre, mais je trouve que les langues de l’Occident n’ont pas toutes les ressources qui doivent satisfaire ou passionner un écrivain.

J’ai fait cette observation que l’orateur était infiniment au-dessus de l’écrivain : pourquoi ? parce que la vie est dans le son. Eh bien ! c’est cette vie qui réside dans nos caractères : ils ont non seulement un corps, mais une âme qui peut leur donner la chaleur et le mouvement.


LES CLASSES


On distingue en Chine quatre classes ou catégories de citoyens, selon les mérites et les honneurs que la coutume et les lois du pays accordent à chacune d’elles. Ces classes sont formées par les lettrés, les agriculteurs, les manufacturiers et les commerçants. Tel est l’ordre de la hiérarchie sociale en Chine.

Les lettrés occupent le premier rang, comme représentant la classe qui pense ; les agriculteurs ont la seconde place, comme représentant la classe qui nourrit ; les manufacturiers jouissent aussi d’une assez grande considération en rapport avec leur industrie ; mais la classe des commerçants est la dernière.

À vrai dire, les deux classes estimées et honorées sont les deux premières ; elles constituent l’aristocratie de l’esprit et du travail. Nos gentilshommes ne pourraient inscrire dans leurs armes parlantes qu’une plume — je veux dire un pinceau — ou une charrue ; dans l’une le ciel pour horizon, dans l’autre la terre. Ne semble-t-il pas que les seules préoccupations de l’homme aient été de tout temps tournées vers ces deux pôles, vers ces deux limites : le ciel, c’est-à-dire l’invisible et l’inconnu pour la pensée ; et la terre que foulent les pieds pour le travail manuel ? Ce sont les sources naturelles du labeur humain ; nous en avons respecté la disposition pour fixer les distinctions sociales.

Si la science est la plus haute des spéculations, la plus noble et la plus honorée, c’est qu’elle fait les hommes capables de gouverner et que c’est parmi les lettrés que se recrutent les fonctionnaires de l’État. Mais la préférence est accordée aux travaux de l’esprit et elle n’est pas exclusive. L’agriculture est également honorée parce que la terre est le principal objet des taxes. Comparée à l’industrie et au commerce, l’agriculture est appelée la racine et ceux-ci les branches.



LES LETTRÉS


Tous les individus appartenant aux quatre classes dont j’ai parlé dans le chapitre précédent sont admis à prendre part aux concours publics qui décernent les grades.

Ce droit est en lui-même plus précieux que tous ceux qui sont inscrits dans le code célèbre, emphatiquement nommé les Immortels Principes, ou les Droits de l’homme.

Il n’existe nulle part dans le monde un principe plus démocratique ; et je m’étonne qu’on n’ait pas songé à l’adopter dans les contrées occidentales, où les Immortels Principes n’ont pas encore assuré le meilleur des gouvernements et l'état social le moins imparfait.

Les grades qui s'appellent en Chine comme dans d'autres pays de l'Occident, le baccalauréat, la licence et le doctorat, ne sont pas de simples diplômes témoignant de l'étendue relative des connaissances dans les lettres et les sciences. Ils ont un tout autre caractère en ce sens qu'ils confèrent des titres auxquels sont attachés des droits et des privilèges. La chanson de Lindor ne serait pas comprise en Chine, et les vœux d'un « simple bachelier » ne seraient pas aussi modestes.

En France, j'ai été singulièrement surpris de constater combien les grades universitaires étaient peu honorés. Le grade de bachelier, par exemple, est absolument déconsidéré, et par ceux qui ne l'ont pas obtenu — naturellement — et par ceux qui en ont subi l'examen. On n'avoue pas qu'on est bachelier ; on ne demande pas à quelqu'un s'il est bachelier ; cela serait aussi déplacé que de demander son âge à une ex-jolie femme.

Quant aux grades de licencié et de docteur, les personnes seules qui veulent se livrer aux études sérieuses et se consacrer à l'enseignement supérieur prennent la peine de les obtenir. Mais le grade de docteur n'est pas une distinction qui crée un emploi et embellit une carrière. On peut être docteur es lettres ou es sciences et solliciter une place très humble dans une administration sur le pied d'égalité avec un ignorant. Ce sont là des anomalies qu'on m'a assuré être régulières, et j'ai constaté que, malgré ma répugnance à admettre de telles assertions, je devais les accepter comme vraies.

Je me demande encore, après dix années de séjour, après des études nombreuses, quel peut être dans les institutions du monde occidental le principe vraiment digne d'être appelé démocratique ou libéral. Je n'en vois aucun, et personne ne m'en a montré un qui le fût aussi excellemment que le droit d'admission de tous les citoyens aux concours conférant les grades. On m'a bien parlé du suffrage universel ; mais c'est une rose des vents ; c'est un principe sans principes ; et, c’est se faire une singulière opinion de l’opinion publique que de s’imaginer qu’elle pourra se manifester, par décret, à une époque précise, tel jour à telle heure. Chose curieuse ! on ne pourrait pas proposer l’élection des académiciens par le suffrage universel sans se rendre ridicule ; et on admet que ce soit le même suffrage qui choisisse les législateurs ! Je crois que ceux-ci sont plus difficiles à discerner que ceux-là ; que faut-il conclure ?

Où est la récompense accordée au travail opiniâtre éclairé par une noble intelligence ? si vous êtes pauvre, n’ayant pour toute richesse qu’un nom honorable et l’ambition de le bien porter, pourrez-vous, par l’étude seule et par ses succès, vous assurer un rang dans les fonctions de l’État ?

Pourrez-vous vous élever par le seul crédit de votre science ? Pourrez-vous lui demander de conquérir pour vous un droit ? Pourrez-vous obtenir par elle seule les honneurs et la puissance ? En Chine, oui ; en Europe, non.

Ce n’est donc pas en vain que je prétends que nos coutumes sont plus libérales, plus justes, et plus salutaires : car les plus instruits sont les plus sages et ce sont les ambitieux qui tourmentent la paix publique. Exigez, pour remplir les fonctions élevées de l’État, le renom du mérite le plus élevé, comme on exige pour les fonctions militaires la bravoure éprouvée, le culte de l’honneur et la science des combats, et vous supprimez les guerres intestines que livrent aux portes des ministères les intrigues et les passe-droits. C’est là le secret de la stabilité de notre pacifique empire. Il suffirait d’en adopter le système pour changer, — bien des changements ; mais le jour où l’Europe cessera d’aimer ce qui change, elle sera parfaite, — et nous n’aurons plus rien à lui envier.

La Chine n’a pas d’enseignement officiel.

Notre gouvernement entend mieux la liberté que certains États de l’Occident où l’on impose l’obligation de l’instruction sans lui donner de but précis. Le gouvernement n’a de contrôle que sur les concours. Les candidats ne sont soumis qu’à une seule loi, la plus tyrannique de toutes, celle de savoir.

Il faut encore remarquer que nos grades ne signifient pas seulement un mérite acquis, mais la supériorité du mérite. Les grades sont, en effet, obtenus au concours : car c’est la seule manière de donner du crédit à un grade.

Il n’y a pas de meilleure preuve à indiquer que ce qui se passe à propos des nominations dans les armées européennes, par le système des écoles spéciales où l’on ne peut entrer qu’à la suite d’un concours. Ces écoles deviennent alors de véritables institutions où se forme un esprit de corps, exclusif, fier de ses privilèges, et se constituant en une sorte d’aristocratie dont l’influence est très élevée. J’admire l’École polytechnique et ses règlements. Ne voyez-vous pas quel prestige elle conserve malgré les diverses révolutions qui ont détruit tant d’excellentes choses ? C’est que le grade impose et s’impose !

Supposez que le grade d’avocat soit soumis au concours ; qu’on en fixe chaque année le nombre : quels ne seraient pas les bienfaits qu’apporterait une telle réforme ! Le droit de plaider deviendrait un honneur et l’esprit de corps auquel prétendent les avocats acquerrait une véritable dignité ; mais c’est un caprice de mon imagination, et ne serait-ce que pour confirmer la vérité d’un principe évangélique, il faut laisser aux derniers le privilège de pouvoir devenir quelquefois les premiers : c’est en ceci que réside l’esprit démocratique.

Les études se font dans la famille. Les familles aisées ont des précepteurs : mais dans chaque village de la Chine les parents les moins fortunés peuvent envoyer leurs enfants dans les écoles, et il y a des écoles de jour et de nuit. Les enfants qui les fréquentent sont si nombreux que le prix de l’admission est très minime.

L’ordre de nos concours aura peut-être quelque intérêt pour mes lecteurs européens, quoique ce soient des détails connus des voyageurs qui ont écrit sur la Chine. Je n’ai pas la prétention de faire découvrir un nouveau monde, mais d’attirer l’attention sur certaines institutions qui ne sont pas complètement barbares, et pour lesquelles on peut professer un sentiment qui dépasse les limites de la pitié. J’aide mon semblable à voir par mes yeux : c’est toute mon ambition.

Lorsque les candidats se jugent suffisamment prêts pour subir le premier examen, ils vont se faire inscrire à la sous-préfecture où a lieu cet examen. Il comporte six épreuves.

Le candidat élu à la suite de la dernière épreuve est désigné comme apte à subir les examens qui ont lieu devant le préfet au chef-lieu de la province. Cet examen comporte également un certain nombre d’épreuves et si toutes ont été victorieuses, le candidat élu se présente devant l’examinateur impérial délégué spécialement dans chaque province.

Ce n’est qu’après avoir été admis par cet examinateur que le candidat reçoit le grade de bachelier.

Chaque épreuve dure une journée entière, et il en faut subir quinze environ pour satisfaire aux conditions du programme. Toutes ces épreuves sont écrites, et les candidats sont enfermés dans de petites cellules, sans le secours d’aucun livre, n’ayant avec eux que leur pinceau, l’encre et le papier. Ils doivent faire leurs compositions sur des sujets de littérature et de poésie, d’histoire et de philosophie. Ces examens ont lieu tous les ans au chef-lieu de la préfecture.

Les examens du second degré conférant la licence ont lieu tous les trois ans. Ils se passent à la capitale de la province et se composent de trois examens, durant chacun trois jours et fournissant une durée totale de douze jours. Les candidats sont généralement très nombreux, quelquefois plus de dix mille... pour deux cents élus !

Les examens du troisième degré conférant le doctorat ont lieu à Péking dans le même ordre que les examens du second degré. Les élus de ce dernier concours subissent encore un dernier examen en présence de l’empereur et sont classés par ordre de mérite en quatre catégories : la première ne compte que quatre membres ; ils sont reçus immédiatement académiciens. La seconde catégorie comprend les candidats académiciens qui devront de nouveau concourir pour entrer à l’Académie. La troisième catégorie nomme les attachés aux ministères, et la quatrième les sous-préfets ou ayant rang de sous-préfet. Le nombre des docteurs admis à chaque session varie entre deux et trois cents.

Les académiciens deviennent les membres du collège impérial des Han-lin et forment le corps le plus élevé dans lequel on choisit ordinairement les ministres de l’empereur.

Je n’ai pas besoin de dire d’après cette énumération que la vie d’un lettré se passe en examens. A vingt ans, en Europe, le temps est arrivé pour la plupart de laisser de côté l’étude et de commencer à oublier. Nous, nous commençons à élever notre ambition, c’est-à-dire à espérer un nouveau grade auquel correspondra un accroissement d’honneur et de fortune.

La hiérarchie chinoise n’est pas fondée sur l’ancienneté, mais sur le mérite. Le grade fixe la position ; et plus la position s’élève, plus il faut de mérite pour en être le titulaire. On n’aurait pas l’idée, chez nous, de se moquer d’un chef de bureau, par cette simple raison qu’un chef de bureau est nécessairement plus capable qu’un sous-chef. La hiérarchie par l’ancienneté est une erreur. Ce n’est pas le crâne dénudé qui fait le mérite, et les jeunes attachés aux ministères m’ont suffisamment édifié sur les défaillances de l’ancienneté pour me faire d’autant mieux apprécier la sagacité de nos gouvernants d’en avoir supprimé la cause.

Rien ne peut faire une idée des démonstrations de joie qui accueillent la nouvelle d’un succès remporté dans les examens. J’ai vu en Angleterre et en Allemagne, c’est-à-dire dans les deux seuls pays ou il existe des universités, des processions d’étudiants, des fêtes de félicitations qui certes ne manquaient pas d’entrain ni de grandeur. Mais en Chine ces réjouissances ont une grande extension et sont extrêmement populaires.

Les cérémonies qui se font dans la famille sont aussi pompeuses que celles du mariage. Les parents se réunissent, d’abord au temple des ancêtres pour leur faire l’offrande de l’honneur qu’ils ont reçu ; puis des festins magnifiques sont donnés à tous les membres de la famille et à tous les amis. Pendant plusieurs jours on se livre à toutes les manifestations de la joie la plus vive. L’élu est porté comme en triomphe. Lorsqu’il va annoncer la nouvelle de son succès à ses connaissances et aux membres de sa famille, un orchestre de musiciens l’accompagne, ses amis se tiennent autour de lui portant des bannières de soie rouge et lui font cortège. Il est acclamé par la population comme un roi qui aurait remporté une grande victoire. Sur les murailles de sa demeure sont affichées des lettres portant à la connaissance de tous le succès qu’il a remporté. Ces mêmes lettres sont envoyées dans toutes les familles avec lesquelles l’élu entretient des relations. Naturellement, l’éclat de ces fêtes et de ces honneurs n’est pas fait pour ralentir l’ambition des candidats. Toutes ces solennités attisent l’émulation et excitent ceux qui ont conquis les palmes du premier degré à prétendre à celles du second. Les fêtes relatives au succès du doctorat prennent les proportions d’une fête publique à laquelle se joignent tout les habitants de la ville où est né le lettré.

Outre les examens que j’ai mentionnés, il en existe encore d’autres qui succèdent au premier degré et qui donnent droit pour les élus à une pension alimentaire ou à un titre. Les lettrés pourvus de ce titre peuvent concourir pour les emplois dépendant de la magistrature dont les membres ne sont pas les élus directs des examens.

Si l’on ajoute enfin à tous ces honneurs, suffisants déjà par eux-mêmes pour enflammer l’ambition la plus lente, la pensée profondément chère au cœur des Chinois que ces honneurs rejaillissent sur la famille, qu’ils sont agréables aux ancêtres, et que les parents directs, le père et la mère, recevront le même rang et la même considération, on sentira quelle force peut avoir sur nos mœurs l’institution des concours. Il pourrait arriver, comme cela se voit ailleurs, que le fils parvenu méprisât ses parents restés dans l’humble position où il est né lui-même. Mais nos lois ont été prudentes et ce scandale n’ai triste pas nos pensées. Le père et la mère s’élèvent en même temps que leur fils, ils reçoivent l’honneur et le rang de son grade, et il n’y a que des heureux dans la famille le jour d’un triomphe aux examens. Ah ! nos ancêtres connaissaient bien le cœur humain et leurs institutions sont vraiment sages ! Elles méritent l’admiration et la reconnaissance de tous les amis de l’humanité. Plus j’apprendrai la civilisation moderne, plus ma passion pour nos vieilles institutions augmentera : car elles seules réalisent ce qu’elles promettent : la paix et l’égalité. -


LE JOURNAL ET L’OPINION


Si l’on définissait « le journal » aussi exactement que peut le faire une définition d’un terme aussi complexe, on pourrait dire que c’est une publication périodique destinée à créer une opinion dans le public.

Je pense que bien des journaux accepteraient cette définition, car c’est un noble métier que celui de créer une opinion et de la répandre presque instantanément à des milliers d’exemplaires dans ce grand monde toujours nouveau qu’on appelle le public. Je suis un admirateur du journal en Europe. Il aide à passer le temps agréablement ; en voyage, c’est un compagnon qui vous suit comme s’il était à votre service ; vous le retrouvez partout, dans toutes les gares ; son titre seul vous est agréable à apercevoir, et avec un journal on regrette moins les absents. C’est là je crois son meilleur éloge.

L’influence du journal sur l’esprit n’est pas aussi grande qu’on pourrait le craindre. Si on lisait toujours le même journal, il est possible qu’à la longue, étant donné que le journal soit assez convaincu pour dire toujours la même chose, il opère dans l’esprit de l’abonné une impression profonde. Mais le public lit tant de journaux de nuances si diverses qu’on finit par être de tous les groupes politiques, ce qui est infiniment commode lorsque les ministères changent.

Quoi qu’il en soit, les journaux répondent à un besoin. Telle que la société est organisée, il est devenu nécessaire d’utiliser tous les moyens de transmission de la pensée qui sont à sa disposition pour lui redire tous les bruits de la terre. Le journal dit généralement ce qui se passe ; lorsqu’il est très bien informé, il ne dit que cela. Quelquefois il se risque à dire ce qui ne se passe pas, mais sous toutes réserves ; ce serait la seule chose intéressante, et le lendemain elle est démentie. A part cela, le journal a des articles d’opinion que les lecteurs de la même opinion approuvent très haut ; mais je me suis laissé dire qu’on n’avait jamais vu — en province, peut-être — des convertis du journalisme.

On ne peut pas dire cependant des journaux qu’ils prêchent dans le désert, mais dans le public, ce qui est un peu de l’essence du désert, ce monde mouvant, tantôt plaine, tantôt montagne, où rien n’est stable et rien ne vit, où les oasis ne sont que des mirages et qui ne semble exister que par le bruit des tempêtes qui soulèvent ses vagues de sable.

C’est en effet un monde insaisissable, capricieux. Ce qui lui plaît aujourd’hui lui déplaît demain ; il n’est jamais satisfait. Regardez ces affolés se précipiter à toute heure du jour sur les journaux : ils en lisent dix, vingt — avec le même air impassible — et vous les entendez toujours gémir : il n’y a rien dans les journaux ! On attend le soir, rien ! le lendemain, rien encore ! Arrive enfin une nouvelle, tout le monde la sait avant le journal.

Quant aux articles sérieux il paraît qu’on ne les lit jamais. Ils sont cependant toujours très bien faits ; mais ils n’ont d’intérêt que pour leurs auteurs qui les lisent vingt fois, qui les relisent aux amis qui ont la bonne fortune de les rencontrer, sans jamais se lasser. Pour comprendre cet enthousiasme, il faut avoir vu son article imprimé à la première colonne, et le voir entre les mains de quelqu’un de ce grand public ; voir qu’on le lit ; suivre avidement la pensée de cet ami inconnu... on l’embrasserait, si on l’osait ; on lui révélerait le nom de l’auteur. Qui n’a pas connu ces émotions ne peut pas connaître le rôle du journal : c’est une institution bien utile, bien précieuse, pour ceux qui écrivent !

Telle est mon opinion ; elle aidera à faire comprendre les développements qui vont suivre.

On chercherait vainement, en Chine, un journal ayant quelque analogie avec un journal européen, j’entends un journal publié sous le régime de la liberté absolue de la presse. C’est une liberté qui ne fleurit pas dans l’Empire du Milieu ; et, j’ajouterai, pour ne pas paraître le regretter, qu’il existe de grands empires, même en Occident, où cette liberté n’est pas entière. Mais quoique nous n’ayons ni liberté de la presse, ni journalisme, nous avons cependant une opinion publique et on verra par la suite de ce récit qu’elle n’est pas un vain mot.

Le journal chinois a son histoire et ses antiquités, comme tout ce qui se rapporte à nos usages. Au XIIe siècle avant l’ère chrétienne, nous lisons dans nos livres que le peuple avait coutume de chanter des chansons adaptées aux mœurs de chaque province. L’empereur Hung-Hoang de la dynastie des Tcheou, ordonna de compulser tous ces chants populaires afin de connaître les mœurs de son peuple.

Ces chants ont été perdus dans le grand incendie des Livres ; mais Confucius en recueillit trois cents dont il a composé le Livre des Vers.

Nous regardons cette publication comme l’origine du journal en Chine.

Quoiqu’il n’y ait plus eu depuis longtemps de publication analogue, et que la coutume des chansons populaires ne se soit pas maintenue, il n’en reste pas moins un fait : que les souverains de la Chine ont toujours été informés de l’état de l’opinion publique relativement aux actes de leur gouvernement. Il existe depuis de longs siècles un conseil permanent composé de fonctionnaires appelés censeurs et qui ont pour mission de présenter au souverain des rapports sur l’état de l’opinion dans les diverses provinces de l’empire. Ces rapports constituaient un journal ayant l’empereur et les hauts dignitaires pour lecteurs. Plus tard ces rapports ont reçu une plus grande publicité et aujourd’hui ils forment le journal qui s’appelle la Gazette de Péking, et qui est à vrai dire le journal officiel de l’empire.

La liberté de la presse n’existe pas en Chine parce qu’elle serait contraire à l’idée que nous avons du caractère de la vérité de l’histoire.

Pour nous il n’y a pas d’histoire contemporaine publiée. L’histoire ne publie que les annales des dynasties, et, tant que la même dynastie occupe le trône, il n’est pas permis d’en publier l’histoire. Cette histoire est écrite, à mesure qu’elle se déroule, par un conseil de lettrés qui y apportent autant de soin et de sage lenteur que les immortels de l’Académie française à composer le dictionnaire.

On comprend dès lors qu’il soit nécessaire de tenir tous ces documents secrets pour qu’ils soient une reproduction fidèle de la vérité ; et on admettra d’autant plus facilement qu’il en soit ainsi, que les hommes d’État célèbres suivent, en Europe, exactement le même principe pour la publication des Mémoires qu’ils ont écrits sur les événements contemporains. Souvent ces Mémoires ne voient le jour qu’un temps déterminé après leur mort et ils ne serviront de documents historiques que lorsque le temps sera venu d’écrire l’histoire à la manière de Tacite, sans passion et sans haine.

Il ne faudrait pas croire, cependant, que ce mutisme de l’histoire soit rigoureux. En certaines circonstances on voit d’audacieux censeurs qui ne se font pas faute d’accuser de très hauts fonctionnaires sur les irrégularités d’actes administratifs, ordonner une enquête et, selon les cas, infliger des punitions aux coupables. Le souverain lui-même n’est pas exempté de la sévérité des reproches.

Ce conseil des censeurs est une institution vraiment unique en ce qu’il réalise l’idéal même que poursuit le journalisme en Europe. Il est composé des lettrés les plus en renom de toutes les provinces ; ils ont, par faveur de l’empereur, le privilège de pouvoir tout dire, même les on-dit, et ils ne sont jamais réprimandés sur la légèreté de leurs informations.

La Gazette officielle n’est généralement reçue que dans les cercles officiels. Le peuple ignore complètement ce qui se passe dans l’ordre des faits politiques. Ce n’est pas qu’il n’y ait pas eu des tentatives dans ce sens : mais elles n’ont pas réussi. Depuis que les ports, en effet, ont été ouverts au commerce international, les étrangers ont fondé des journaux chinois rédigés par des Chinois sur le modèle des journaux européens.

L’exemple est contagieux, le bon comme le mauvais ; et il s’est rencontré des Chinois qui ont essayé de faire paraître des journaux dans les provinces. Ces entreprises se sont heurtées contre les délits de presse, ce poison du journalisme, dont les gouvernements usent assez fréquemment lorsque la liberté d’écrire dépasse la mesure permise par les lois existantes.

Ce journalisme local est donc mort de mort violente, et personne ne songe à le ressusciter.

Les étrangers seuls continuent à exploiter les journaux : ils sont considérés comme neutres. Les plus répandus de ces journaux sont : le journal de Shanghaï et celui de Hong-Kong. Il y a d’autres journaux publiés en anglais : mais ceux-ci n’ont d’abonnés que parmi les étrangers résidents.

Il existe une autre sorte de journal qu’on pourrait appeler un journal intime et que les Chinois ont coutume d’écrire. Ils y insèrent leurs impressions de voyage, les divers événements importants auxquels ils assistent : en général, tout ce qui mérite un souvenir. Mais si ces relations traitent de questions concernant la politique, elles ne peuvent pas être publiées tant que la même dynastie est souveraine du trône. C’est une loi qui peut paraître excessive, mais elle est puissante si l’on veut qu’il y ait une vérité historique absolue.

La presse est une sorte de statistique des opinions du jour, je prends le jour pour unité. À ce point de vue les journaux ont une grande utilité pratique lorsque ces opinions sont nombreuses. En Chine, où la presse n’existe pas, il n’est donc pas très aisé de rechercher quelles sont les opinions. Néanmoins dans l’ordre politique nous avons aussi nos conservateurs et nos démocrates ; nous avons les partisans des anciennes traditions de l’empire qui ne veulent à aucun prix faire de concessions à l’esprit nouveau. Ils pourraient fraterniser avec les réactionnaires de tous les pays. L’esprit démocratique dont nous avons aussi de nombreux partisans n’a pas les mêmes tendances qu’en Occident où la démocratie admet une infinité de sens qu’il ne m’appartient pas de définir ici, mais qui, assurément, ne seraient pas du goût de nos démocrates. Ceux-ci croient simplement servir les intérêts du peuple et de manière à ce que le peuple en reçoive quelque profit. Voilà, je crois, une distinction qu’il était utile de faire.

Ces démocrates admettent ce principe que ce qui est utile à la généralité est bon ; et dans beaucoup de cas ils ne s’opposeront pas à une réforme sous prétexte d’obéir à des scrupules que d’autres croient, au contraire, inviolables.

La voix du peuple s’appelle aussi en Chine la voix de Dieu : c’est la devise qui pare le blason découronné de tous les peuples de la terre, comme s’il était le descendant d’une antique dynastie issue de Dieu même. Cette formule existe chez tous les peuples ; nos 400 millions d’habitants n’en ignorent pas le sens profond, et cette voix se fait entendre jusqu’au milieu des conseils du gouvernement quand les circonstances l’exigent.

Le peuple est, en effet, représenté par les lettrés qui se rendent des provinces dans la capitale ; et, quoiqu’ils n’aient aucun titre officiel, ils ont cependant le droit d’adresser des requêtes dans lesquelles ils exposent les réclamations nécessaires. Ces requêtes sont faites au nom du peuple.

C’est là une sorte de mandat sans élection ; les érudits et les lettrés ont cet honneur, qu’ils doivent à la culture de leur intelligence, d’être les avocats naturels du peuple, pour faire entendre la voix de Dieu. Magnifique hommage, me semble-t-il, rendu au travail et à la persévérance, et qui inspire pour la tradition qui perpétue cet usage le plus grand respect !

Si jamais la Chine devait changer ses mœurs politiques et adopter un des modes de représentation nationale en vigueur chez les autres peuples de l’Occident, elle se souviendrait de cette tradition et n’accorderait le droit de vote et le titre de mandataire qu’à ceux qui se seraient honorés par l’étude et la probité.

Les requêtes présentées par les lettrés au nom des provinces sont examinées avec soin, et lorsque les lois le permettent, si l’objet de la réclamation est juste, acceptées par le gouvernement.

Mais il arrive assez fréquemment que, pour répondre aux vœux contenus dans une requête, il faudrait une loi nouvelle. Or, chez nous, le code est fixe. On crée alors pour ces cas particuliers des exceptions qui pourront à leur tour établir des précédents pour de semblables circonstances.

C’est ainsi que nous comprenons la représentation nationale. La méthode est simple et ne nous impose aucun embarras. Nous n’avons pas les inquiétudes qui épuisent les États à gouvernements parlementaires. L’empire est semblable à une grande famille dont le chef souverain dirige tous les intérêts et maintient tous les droits avec l’autorité que les siècles de l’histoire lui ont léguée et que le respect des traditions a consacrée. Le jour où l’empire appellera par toutes les voix du peuple l’attention de ses gouvernants sur la nécessité d’un changement dans les institutions fondamentales de l’État, ces changements pourront s’effectuer sans secousse parce qu’ils ne seront pas inspirés par la passion, mais par le désir seul de maintenir la paix dans toutes les provinces.

Mais ce jour n’a pas encore vu poindre les premières lueurs de son aurore, et si le journalisme importé dans nos ports a pu croire un moment à l’influence qu’il prétendait exercer sur les idées, il a dû reconnaître après expérience que c’était un rêve.

Pour se rendre compte de l’excellence d’une nouvelle invention il ne suffit pas qu’un journal ou qu’une revue en démontrent les bienfaits.

Dans un pays où le prestige de l’article n’existe pas, il est nécessaire que ce soient les essais eux-mêmes qui démontrent la réalité du progrès que l’on cherche à établir. On ne peut juger sans apprécier les conséquences.

C’est là notre seul crime devant l’Europe.

Le sujet auquel je touche est des plus délicats à traiter : car je veux dire mon opinion et je ne veux pas paraître dédaigner ce qui fait l’étonnement même des Européens. Mais quand on est sincère, on est d’avance excusable.

Le caractère essentiel de la civilisation occidentale est d’être envahissant. Je n’ai pas besoin de le démontrer.

Autrefois les hordes barbares envahissaient aussi, non pas pour apporter les bienfaits d’un esprit nouveau, mais pour piller et ruiner les états florissants. Les civilisés suivent la même voie, mais prétendent arriver à l’établissement du bonheur sur la terre.

La violence est le point de départ du progrès. Je me flatte de penser que la méthode n’est pas parfaite et qu’elle trouvera, notamment en Chine, autant de détracteurs qu’il y a de bons esprits. En Chine, comme partout où vivent des êtres humains, la lutte pour la vie tend au bonheur, et le seul progrès applicable est celui qui assure la paix et combat le paupérisme. La guerre et le paupérisme sont les deux fléaux de l’humanité, et le jour où la Chine sera convaincue que l’esprit nouveau, dont s’enorgueillit le monde occidental, avec toutes ces inventions ingénieuses qui font battre des mains, lorsque nous en constatons les prodiges, possède le secret qui fait les peuples paisibles et accroît leur bien-être, ah ! ce jour-là la Chine entrera avec enthousiasme dans le concert universel ! Ceux qui nous connaissent n’en ont jamais douté.

Mais cette conviction a-t-elle été faite ?

Sait-on quelles sont les importations du commerce dans ces ports qu’un traité fameux a rendus internationaux ? les armes à feu. Nous espérions des engins de paix, on nous vend des machines de guerre, et en fait d’institutions modernes civilisatrices nous inaugurons le militarisme.

Et l’on trouve que nous sommes défiants ! Eh bien ! dussé-je indigner ceux qui ne pensent pas comme moi, nous haïssons de toutes nos forces tout ce qui de près ou de loin menace la paix, et excite l’esprit de combat dans l’âme humaine suffisamment imparfaite. Qu’avons-nous besoin de ces guerres, détestées des mères, et vers quel idéal peut nous conduire l’espoir d’armer un jour de fusils nos quatre cents millions de sujets ? Est-ce là une pensée de progrès ? détourner la richesse publique de la voie qui lui est naturellement enseignée par l’esprit de raison pour la faire contribuer ensuite à organiser toutes les angoisses qui naissent et de l’emploi et de l’abus de la force, c’est, il me semble, s’amoindrir et se corrompre. Nous ne verrons jamais dans le militarisme un élément de civilisation : loin de là ! nous sommes convaincus que c’est le retour à la barbarie.

Mais les armes à feu ne sont pas les seules importations de première nécessité qui nous aient été offertes. A dire vrai ce sont à peu près les seules dont l’utilité nous ait été démontrée : la démonstration a été parfaite. Mais il existe d’autres essais qui n’ont pas réussi et à propos desquels on a toujours pense que nous opposions un parti pris contraire aux lois de la raison.

Comme je l’ai déjà dit, tout est soumis en Chine à l’examen, et l’examen porte non seulement sur le mérite du système proposé, mais sur les avantages qu’il a procurés. Je prends pour exemple les chemins de fer. Il n’ont pas réussi, quoique ce soit une merveilleuse manière de voyager ; mais quelque merveilleuse qu’elle soit, est-elle jugée utile ? Jusqu’à présent, non. Dès lors elle n’est pas entreprise. De plus, l’exécution d’un tel projet apporterait dans les mœurs une grande perturbation. Nous tenons par-dessus tout aux traditions de la famille, et parmi elles il n’en existe pas de plus chère que le culte des ancêtres et le respect de leurs tombes. La locomotive renverse tout sur son passage ; elle n’a ni cœur ni âme ; il faut qu’elle passe comme l’ouragan.

Nos peuples ne sont donc pas encore décidés à se laisser envahir par le cheval de feu, et vraiment on ne peut trop leur en vouloir quand on se rappelle que l’Institut de France lui-même se refusa à admettre le projet de Fulton relatif à l’application de la vapeur à la locomotion des navires. Ils méritent bien autant d’indulgence que les savants de l’Académie, et même on les verrait mettre en pièces les ballons, par ignorance de la force ascensionnelle, refuser de s’éclairer par la lumière du gaz, qu’ils seraient quelque peu parents avec les Occidentaux. Ceci m’amène à dire qu’on ne convainct que l’esprit et qu’il vaut mieux démontrer par des faits évidents une vérité que l’imposer violemment en foulant aux pieds les traditions et les mœurs.

On n’accepte jamais ce qui est imposé : c’est une expérience qu’il n’est pas même nécessaire d’aller faire en Chine. En France, raconte-t-on, le peuple ne voulait pas manger de pommes de terre parce que la pomme de terre lui était imposée : on l’avait rendue obligatoire. Le peuple n’en voulut pas ; il ne voulut même pas en goûter. Il fallut l’exemple de la cour, il fallut même, si l’on en croit l’histoire, que défense expresse fût faite de manger des pommes de terres, et alors tout le monde en mangea.

Voilà la vraie civilisation, celle qui procède par la connaissance du cœur humain, le même sous toutes les latitudes. Que de pommes de terre on nous ferait manger, si on s’y était pris de la bonne manière ! Mais on ne nous a importé que la pomme de discorde !

Demandez à un Chinois comment il appelle les Anglais ; il vous répondra que ce sont les marchands d’opium. De même il vous dira que les Français sont des missionnaires. C’est sous chacun de ces deux aspects qu’il les connaît, et on comprendra aisément qu’il garde dans sa mémoire un souvenir ineffaçable de ces étrangers, puisque les uns ruinent leur santé aux dépens de leur bourse et que les autres bouleversent leurs idées. Je constate seulement le fait ; car il se peut, après tout, que l’opium et les religions nouvelles soient des progrès irrésistibles. Le lecteur impartial appréciera.

Tous les étrangers qui débarquent en Chine n’ont qu’un but unique : la spéculation ; et, ce qui est infiniment curieux, tous ces étrangers spéculateurs nous méprisent parce que nous sommes défiants. N’est-ce pas là une observation qui vaut son pesant d’or ? défiants ! vraiment, il n’y a pas de quoi ! notre ennemi, dit le fabuliste universel, c’est notre maître, mais c’est aussi celui qui en veut à notre bourse, sous prétexte de civilisation. Défiants ? mais nous ne le serons jamais assez !

Nous sommes obligés de confondre dans notre esprit tous les peuples et tous les individus, et de les appeler d’un même nom, les étrangers. Mais je tiens à affirmer que nous savons distinguer les bons des mauvais ; car il y a des étrangers qui honorent leur nationalité par le respect qu’ils témoignent pour nos institutions. Je veux parler des diplomates qui nous séduisent par leur distinction et qui accomplissent des tâches souvent délicates avec une courtoisie et un tact qui font le meilleur éloge de leur civilisation ; je veux parler aussi des érudits qui viennent étudier nos langues et puiser dans nos livres les enseignements que la plus antique des sociétés humaines nous a donnés. Ceux-là ne sont pas pour nous des étrangers, mais des amis avec lesquels nous sommes fiers d’échanger nos pensées, et nous rêvons quelquefois de progrès et de civilisation avec ces fils légitimes de l’humanité qui n’ont rien de commun avec les charlatans qui abordent sur nos rivages.

En terminant cette revue de l’opinion sur des sujets divers, je ne puis m’empêcher de parler des missionnaires et de l’état de l’opinion à leur égard. J’avais l’intention de dire toute ma pensée et d’exprimer, à côté du bien qu’on dit, le mal qu’on ne dit pas. Mais j’aurais craint de paraître passionné et je me suis engagé, en écrivant ces impressions, à ne rien dire qui pût laisser supposer que je ne sais pas respecter la liberté de penser. Heureusement j’ai trouvé dans une des publications de la Société des élèves de l’École libre des sciences politiques, école dont j’ai eu l’honneur d’être un des élèves, un travail de M. de la Vernède et j’y ai lu ce que je n’osais pas moi-même dire de peur de n’être pas suffisamment écouté. Voici en effet ce que je lis dans cette note (Annuaire, exercice 1875-76) :

« Il y a trois siècles, les écrits des missionnaires donnaient une description enthousiaste de la Chine. Chacun, disaient-ils, est heureux dans ce merveilleux pays. Dieu l’a comblé de mille faveurs ; il lui a donné de riches étoffes, un breuvage délicieux et parfumé, des produits en abondance.

» La puissante et intelligente Société de Jésus avait bien compris tout le parti qu’on en pouvait tirer ; aussi envoya-t-elle en Chine des personnages très distingués qui saisirent de suite qu’il fallait se concilier les sympathies, s’identifier avec les idées des Chinois, se dépouiller complètement de leur caractère européen avant de parler de dogme et de mystères à ce grand peuple qui n’y aurait rien compris. En 1579, nous voyons d’illustres Italiens parcourir la Chine, enseignant l’astronomie, la physique, les arts et la religion.

» Accueillis avec empressement par l’empereur, pensionnés sur le trésor, ils captivent toutes les classes de la société par leurs manières irrésistibles. Ils n’avaient qu’à parler pour convaincre. C’est qu’ils ne dénigraient pas, comme on le fait à présent, le culte admirable des ancêtres, ce culte que nous retrouvons à Rome dans l’antiquité. Ils respectaient Confucius et ils se gardaient bien d’offenser les antiques convictions sur lesquelles repose l’édifice politique de l’empire.

» Comme couronnement de leur œuvre intelligente, le grand empereur Kang-Hi décrète un édit qui leur permet d’ouvrir des églises. L’exposé des motifs est des plus curieux :

» Moi, président du ministère des rites, je présente avec respect cette requête à Votre Majesté pour obéir humblement à ses ordres.

» Nous avons délibéré, moi et mes assesseurs, sur l’affaire qu’Elle nous a communiquée, et nous avons trouvé que ces Européens, qui ont traversé de vastes mers, sont venus des extrémités de la terre, attirés par votre sagesse et votre incomparable vertu. Ils ont présentement l’intendance et le tribunal des mathématiques ; ils ont rendu de grands services à l’empire.

» On n’a jamais accusé les Européens qui sont dans les provinces d’avoir fait aucun mal, ni d’avoir commis aucun désordre ; la doctrine qu’ils enseignent n’est pas mauvaise ni capable de causer de troubles.

» Nous sommes d’avis qu’il faut leur laisser ouvrir les églises et permettre à tout le monde d’adorer Dieu comme il l’entend... »

» Mais bientôt les dominicains et les franciscains, jaloux de la puissance des jésuites dans l’extrême Orient, firent sortir du Vatican le blâme et la persécution ; ils détruisirent le magnifique édifice élevé par eux et les firent expulser en 1773 par une bulle du pape Clément XIV.

» Les lazaristes les remplacèrent par une méthode nouvelle. Ils froissèrent les habitudes morales de la nation, ses préjugés, ses croyances. Les jésuites eussent été d’excellents auxiliaires pour la politique et le commerce européens ; ils dominaient dans toute la Chine et préparaient petit à petit ce grand peuple à recevoir et à échanger ses richesses avec les peuples de l’Occident. Les lazaristes compromirent tout. »

Cette citation est un exposé très véridique. Il est juste d’affirmer que partout où le zèle des missionnaires ne s’exercera que sur les esprits, ils ne trouveront aucune hostilité de la part du gouvernement. S’ils ont pour but l’éducation de l’âme par l’observation des principes évangéliques, ils feront bien de les appliquer eux-mêmes avant d’être assurés de rencontrer dans notre empire des sympathies et non des défiances. Que sous le manteau de la religion ils cachent des intentions suspectes, ce sont des manœuvres détestées même des Chinois, et personne n’entreprendrait d’excuser des missionnaires qu’un zèle trop ardent a transformés en agents de renseignements.

Je crois avoir assez dit pour espérer pouvoir obtenir quelque sursis dans l’opinion de ceux qui nous jettent à la tête le nom de barbares. Nous sommes défiants, voilà tout ! Mais le moyen de ne pas l’être ?

Dans un siècle où tout s'entreprend, ne trouvera-t-on pas un meilleur système que le protecteclorat pour définir l'alliance avec les contrées lointaines ? Ne pourrait-on pas apprendre à se connaître, de gouvernement à gouvernement, el préparer d'un commun accord toutes les concessions que des esprits faits pour s'entendre peuvent se faire mutuellement ; la cause de la civilisation y gagnerait ce qu'elle perdra à chaque coup de canon. Mais on aime le bruit et la fumée, et les lauriers de la gloire ne fleurissent que sur les ruines.


ÉPOQUES PREHISTORIQUES


Les peuples de l'Occident n'ont pas d'histoire ancienne ; ils ne sont même pas certains de l'authenticité de faits importants qui se sont passés il y a quinze cents ans à peine. Au delà de l'ère chrétienne on ne distingue rien de défini : c'est le chaos de l'histoire : les ténèbres sont suspendues sur le monde occidental.

Plus on s'éloigne des bords du couchant, plus l'obscurité diminue. La lumière grandit à mesure qu'on marche vers l'Orient, le pays du soleil. Voici Rome et les peuples de la péninsule qui nous apportent déjà cinq siècles d'histoire ; puis la Grèce et les colonies asiatiques qui atteignent dans leurs poèmes le XIIe siècle. Pénétrons plus avant sur la terre d’Asie et sur les contrées qui l’avoisinent : nous découvrons les civilisations qui ont brillé d’un vif éclat sur les bords de l’Euphrate et du Nil. Babylone et Ninive, d’une part, Memphis et Thèbes, de l’autre, sont encore, dans leurs ruines, les témoignages imposants d’une brillante civilisation remontant dans la suite des âges au delà du XXe siècle.

Tous les peuples qui touchent aux bords de la Méditerranée ont eu de magnifiques destinées, et leurs travaux ont servi à la civilisation universelle.

Derrière eux, cependant, l’histoire, qu’aucun préjugé n’arrête et qui cherche la vérité, leur découvre des ancêtres et inscrit déjà sur ses tablettes la date de quatre mille ans. Elle cherche la trace de tous ces États qui semblent avoir été les tribus dispersées d’un grand peuple et qui tour à tour ont disparu dans une tourmente d’invasion, emportant dans leur tombe les secrets de leur origine.

On croirait, à juger les événements d'après la méthode sentimentale, qu'une volonté mystérieuse a élevé puis anéanti chacun de ces États, en faisant passer la puissance entre les mains d'un peuple privilégié dont il usait au gré de son caprice et dont il était dépossédé quelque temps après. C'est là, en effet, une manière d'expliquer les événements historiques qui ne manque pas d'originalité. Mais il suffit de jeter les yeux sur une carte de ces divers États pour se rendre compte que géographiquement leur avenir était naturellement instable et qu'ils devaient tôt ou tard être emportés dans un grand courant, quelques luttes qu'ils se soient livrées entre eux avant cette époque décisive. Ils étaient sur la route des pays de l'Occident et sur celle de l'Orient : ils devaient donc fatalement être la proie des uns et des autres, et il est certain que si tous ces États, au lieu de s'être détruits les uns les autres, avaient pu être assez puissants pour résister aux invasions, et devenir à leur tour colonisateurs, l'Occident aurait eu un autre destin. La fondation de Massilia, au VIe siècle, est une preuve de la justesse de cette opinion : mais ce n'est qu'un fait isolé.

Ce que je prétends établir c'est que, s'il y a eu des peuples asiatiques, depuis les bords de la mer Méditerranée jusqu'aux montagnes du Thibet, qui aient joui d'une civilisation parfaite, dans l'antiquité la plus reculée, pourquoi les peuples de la Chine, cette terre mystérieuse que les conquérants classiques n'ont pas pu atteindre, ne seraient-ils pas dépositaires de la même civilisation ? C'est pour un érudit européen une vérité d'induction qu'il est permis de proposer sans qu'il on coûte à la logique.

Il serait curieux, en effet, que les sables brûlants de la Perse et de l'Arabie aient été peuplés, et que les contrées fertiles de l'Empire du Milieu affinant aux mers de l'océan Pacifique ne l'aient pas été ! c'est un contre-sens impossible à admettre ; et, si l'on veut bien se souvenir que, déjà, aux époques anciennes des royaumes de Darius, les ambitions des conquérants rêvaient de pénétrer au delà de ce pays des Scythes indomptés, chez ces peuples dont ils connaissaient à peine le nom, on se convaincra sans doute que la Chine est historiquement le plus ancien des États de la terre et en possession des traditions les plus exactes de la race humaine.

La Chine n’a dû qu’à sa situation géographique d’avoir été épargnée par les conquêtes. A l’est, elle a les mêmes frontières que l’Océan, c’est-à-dire un vaste continent inhabité ; au nord, les glaces du pôle ; au sud, des chaînes de montagnes et des tribus errantes. Ce n’est qu’à l’ouest qu’elle est menacée. Mais les peuples qui s’étendent de ce côté de ses frontières lui servent de bouclier, et pendant toute l’antiquité, la Chine entend le bruit lointain des combats et assiste, sans y prendre part, à tous les bouleversements sociaux.

A partir du moment où le silence établit son empire entre nos grandes murailles et le tombeau d’Alexandre, notre isolement devient absolu : il a été le même durant toute l’antiquité.

Supposez une tribu appartenant à la race la plus antique de l’humanité, et oubliée du reste du monde dans un coin de la terre, se développant d’après la loi de nature, selon la notion du progrès, c’est-à-dire avec l’intuition du meilleur, cherchant ses propres ressources en elle-même, ne songeant pas à sortir des limites dans lesquelles elle vit, au contraire, croyant habiter un monde distinct des autres, et, vous vous représenterez la nation chinoise que personne ne peut connaître parce qu’elle est un type unique dans l’humanité.

On ne peut connaître, en effet, qu’en comparant ; et on ne peut comparer que deux termes ayant des points de contact : autrement on verse dans l’erreur. C’est là l’origine de tous les préjugés qui ont cours sur la Chine et sur les Chinois.

Ce qui m’étonne, c’est que la Chine soit dédaignée même par les savants et que nos lettres aient moins de faveur auprès d’eux que les hiéroglyphes de l’Égypte. Cependant, il serait assez curieux de constater que nos maximes philosophiques ont précédé celles des grands maîtres de la Grèce ; que nos arts florissaient à une époque où Athènes était encore à fonder et que nos principes de gouvernement étaient en vigueur longtemps avant que les souverains de l’Égypte aient dicté leurs codes. Ce sont là des sujets capables d’attirer l’attention et qui méritent au moins autant d’intérêt que l’étude des inscriptions chaldéennes.

Quoi qu’il en soit, m’étant proposé de m’instruire dans la connaissance des antiquités et de savoir l’opinion des érudits de l’Occident sur l’origine du monde, j’ai consulté les sources et je n’ai rien appris de très défini sur la question.

Il y a environ six mille ans, le premier homme aurait paru sur la terre ; sa femme l’aurait gravement compromis dans l’estime du Créateur, et leurs descendants n’auraient été que de misérables hères dignes de toutes les vengeances du ciel, — les hommes seraient ces descendants. Voilà la théorie de l’Occident réduite à une simple expression ; elle proclame un créateur, Dieu, et une créature, l’homme.

Comment sont nés les arts et les coutumes. comment se sont formés tous les éléments de la vie sociale, à quelle époque la société a-t-elle été organisée ? autant de questions sur lesquelles n’existent que des lueurs ; et, quant aux principes, ils sont même contredits par certains savants, qui les traitent d’hypothèses ou d’imaginations. Que ces critiques soient fondées ou non, qu’elles soient faites au nom de la science ou au nom de la passion, je n’ai pas à le savoir ; mais la Bible a pour nous un grand mérite : c’est que c’est un livre ancien, et un livre de l’Orient. À ce double point de vue il nous est cher, et l’on verra, par la suite de ce récit, que notre histoire sacrée, sous quelques aspects, n’en est pas absolument différente.

L’histoire de la Chine comprend deux grandes périodes : celle qui s’étend depuis l’an 1980 avant l’ère chrétienne jusqu’à nos jours, dite période officielle ; et l’autre, remontant dans l’antiquité à dater de l’an 1980, dite période préhistorique.

Je vais essayer de donner un résumé de cette période préhistorique que nos livres développent avec un grand soin : car elle est la période d’enfantement de notre civilisation et l’introduction à la vie sociale.

L’histoire ne dit pas comment est venu l’homme, mais elle établit qu’il y a eu un premier homme. « Cet homme était placé entre le ciel et la terre, et savait à quelle distance il était placé de l’un et de l’autre. Il connaissait le principe de causalité, l’existence des éléments, et les germes des êtres vivants étaient formés. »

L’imagination populaire se représente encore ce premier homme comme doué d’une grande puissance et portant dans chacune de ses mains le soleil et la lune.

Nos livres sacrés donnent, comme on le voit à la lecture du texte qui définit la nature de l’homme, une idée élevée de son origine et proclament le principe de la personnalité. Cet être, placé entre le ciel et la terre, c’est-à-dire portant un esprit dans une enveloppe terrestre, sait qu’il n’est ni Dieu ni matière, mais doué d’une intelligence qu’inspirera le principe de causalité et entouré d’éléments qui viendront en aide aux ressources de son invention.

Tel est l’homme, le premier. A quelle époque paraît-il ? Il y a des milliers d’années : le nombre est incalculable. L’histoire de cet homme et de ses descendants forme la période préhistorique qui s’est accomplie dans les limites de notre empire.

On remarquera la tradition populaire qui place le soleil et la lune dans chacune des mains du premier homme. Le soleil et la lune symbolisent chez nous le masculin et le féminin, et c’est de leur réunion que date l’ère de l’humanité souffrante, abandonnée. Cette tradition se rapproche du texte de la Bible et a quelque rapport avec l’aventure de la pomme dans le paradis terrestre. Nous représentons la même catastrophe par la rencontre subite du soleil-masculin et de la lune-féminin. C’est, je crois, une manière aussi voilée de faire comprendre le péché originel ; mais un peu mieux spécifiée.

Cette préface de l’histoire des hommes précède immédiatement le récit de leurs premiers essais de civilisation, si l’on peut exprimer par ce mot les premiers pas de l’homme sur la terre et les premières conquêtes sur l’ignorance.

La notion d’une providence céleste veillant sur les hommes et fécondant leurs efforts apparaît dans notre histoire avec une grande force de vérité, par ce fait que les hommes ont été gouvernés par des empereurs d’une sagesse inspirée et qui ont été les organisateurs de la civilisation chinoise. Ces empereurs sont considérés comme saints. L’histoire ne leur assigne pas de date certaine, mais elle nous apprend quels furent leurs travaux.

Le premier empereur est appelé l’Empereur du Ciel. Il a déterminé l’ordre du temps qu’il a divisé en dix troncs célestes et douze branches terrestres, le tout formant un cycle. Cet empereur vécut dix-huit mille ans. Le second empereur est l’Empereur de la Terre ; il vécut aussi dix-huit mille ans : on lui attribue la division du mois en trente jours.

Le troisième empereur est l’Empereur des Hommes. Sous son règne apparaissent les premières ébauches de la vie sociale. Il partage son territoire en neuf parties, et à chacune d’elles il donne pour chef un des membres de sa famille. L’histoire célèbre pour la première fois les beautés de la nature et la douceur du climat. Ce règne eut quarante-cinq mille cinq cents ans de durée.

Pendant ces trois règnes qui embrassent une période de quatre-vingt-un mille ans, il n’est question ni de l’habitation ni du vêtement. L’histoire nous dit que les hommes vivaient dans des cavernes, sans crainte des animaux, et la notion de la pudeur n’existait pas parmi eux.

A la suite de quels événements cet état de choses se transforma-t-il ? L’histoire n’en dit mot. Mais on remarquera les noms des trois premiers empereurs qui comprennent trois termes, le ciel, la terre, les hommes, gradation qui conduit à l’hypothèse d’une décadence progressive dans l’état de l’humanité.

C’est sous le règne du quatrième empereur, appelé Empereur des Nids, que commence véritablement la lutte pour la vie.

L’homme cherche à se défendre contre les animaux sauvages et se construit des nids en bois. Il se sert de la peau des animaux pour se couvrir et les textes font la distinction entre les deux expressions : se couvrir et se vêtir.

L’agriculture est encore inconnue.

Le cinquième empereur est l’Empereur du Feu. C’est lui qui par l’observation des phénomènes de la nature découvrit le feu et indiqua le moyen de le produire. Il enseigna aux hommes la vie domestique. On lui doit l’institution de l’échange et l’invention des cordes de nœuds pour fixer le souvenir de certains faits importants. La vie sauvage a complètement disparu.

Son successeur Fou-Hy enseigna aux hommes la pêche, la chasse, l’élève des animaux domestiques. Il proclama les huit Diagrammes, c’est-à-dire les principes fondamentaux qui contiennent en essence tous les progrès de la civilisation et qui ont donné naissance à la philosophie. C’est aussi pendant ce règne que s’est organisée la propriété.

Ce grand empereur, que nos livres considèrent comme inspiré par la Providence pour préparer le bonheur des hommes, régla la plupart des institutions qui constituent actuellement les mœurs de la Chine. Il a défini les quatre saisons et réglé le calendrier. Dans son système le premier jour de l’année est le premier jour du printemps, ce qui correspond à peu près au milieu de l’hiver dans le calendrier en usage chez les peuples de l’Occident. L’institution du mariage, avec toutes ses cérémonies, date de ce règne ; le don de fiançailles consistait alors en peaux d’animaux. Il enseigna aux hommes l’orientation, en fixant les points cardinaux. Il inventa aussi la musique par la vibration des cordes.

Le successeur de Fou-Hy est Tcheng-Nung ou Empereur de l’Agriculture. Il étudia les propriétés des plantes et enseigna le moyen de guérir les maladies. Il entreprit de grands travaux de canalisation ; il fit creuser des rivières et arrêta les progrès de la mer. C’est de son règne que date l’emblème du dragon qui se trouve actuellement dans les armes de l’empereur. L’histoire mentionne l’apparition de ce cheval fantastique comme un événement mystérieux, sorte de prodige assez fréquent dans la plupart des souvenirs de l’antiquité.

Le successeur de Tcheng-Nung est l’Empereur Jaune qui continua l’œuvre commencée par ses prédécesseurs en créant l’observatoire, les instruments à vent, les costumes, l’ameublement, l’arc, la voiture, le navire, les monnaies. Il publia un livre de médecine. On y lit pour la première fois l’expression de « tâter le pouls ». La valeur des objets fut également réglée ; ainsi il est dit : « Les perles sont plus précieuses que l’or. » La femme de cet empereur éleva les premiers vers à soie.

C’est sous ce règne que fut organisée la division administrative de l’empire.

La réunion de huit maisons voisines s’appela un puits. Trois puits formèrent un ami, et trois amis composèrent un village. La sous-préfecture comprit cinq villages : dix sous-préfectures firent un département ; dix départements un district et dix districts une province.

Les premières mines de cuivre ont été exploitées par l’Empereur Jaune.

Le règne du successeur de cet empereur porte une date certaine : c’est l’année 2399, et, jusqu’à l’année 1980, époque à laquelle commence la période officielle, les empereurs qui se succèdent sont tous considérés comme saints. Jusqu’à cette date la puissance impériale ne s’est pas transmise par l’hérédité. Chaque empereur, sur le déclin de sa vie, choisissait le plus digne d’occuper le trône, et abdiquait en sa faveur.

Sous le règne du dernier empereur saint, c’est-à-dire vers l’an 2000, l’histoire mentionne de grands travaux hydrauliques accomplis pendant les inondations qui causèrent de grands désastres. C’est le seul fait de ce genre qui puisse avoir quelque rapport avec le déluge. Il reste à savoir s’il y a concordance de date : c’est une question que je ne me chargerai pas de résoudre et qui n’offre du reste qu’un médiocre intérêt depuis qu’il a été démontré que le déluge n’a pas été universel.

Tel est en un rapide résumé le sommaire de nos annales mystérieuses. Elles n’ont pas l’intérêt séduisant des fables de la mythologie ; elles racontent simplement les commencements de l’histoire du monde en nous initiant, pas à pas, aux progrès accomplis. C’est la vie primitive.

Nous attachons un grand prix à tout ce qui est ancien, et, parmi les traditions populaires qui ont résisté au temps, il n’en est pas de plus estimée que celle où l’enseignement de la civilisation nous est présenté comme inspiré par la Providence. Nous aimons à rattacher nos institutions à un principe supérieur à l’homme : ainsi Moïse rapporta à son peuple le texte des lois qu’il venait d’écrire sous la dictée de Dieu. Le monde chrétien ne pourra pas trouver trop étrange notre spiritualisme puisqu’il est la base de sa foi.


PROVERBES ET MAXIMES


Il y a des vérités tellement précises et si complètement exactes qu’elles s’expriment sous une forme qui leur est propre, pour être distinguées de ce qu’on est convenu d’appeler une pensée. Ces vérités sont reconnues vraies par tout le monde, elles sont proverbiales.

Les proverbes sont, dit-on, la sagesse des nations. Ils ont ce privilège assez unique de n’être pas contestés. Un proverbe ne se modifie pas, ne change jamais, est toujours vieux et toujours jeune : ils sont tous immortels. J’ai été curieux de connaître les proverbes des Occidentaux et de chercher quels sont ceux qui ont de l'analogie avec les nôtres. Outre que c'était une étude dont je savais retirer d'avance un grand profit, car les proverbes sont écrits dans une langue simple et juste, je m'insinuais de cette manière dans le fond même des choses, et je faisais la connaissance des mœurs. J'ai été ravi de constater que, sous bon nombre d'aperçus, des pays qui sont diamétralement opposés s'entendent à merveille pour dépeindre tous les caprices, toutes les fantaisies, toutes les bizarreries de cet être étrange qu'on appelle l'homme, si divers, si multiple, mais qui prouve cependant qu'il est susceptible d'être constant... dans ses travers.

C'est le bon sens qui donne à un proverbe son estampille. Cela ne paraît pas cherché : c'est une vérité vraie. Les proverbes français m'ont paru être de bons gros bourgeois, et non des élégants. Ils parlent dans une langue correcte, concise, sans apprêts, et le plus souvent sur un ton familier et de bonhomie : ce sont des pensées de grand’mères. Ils sont plus souvent de bonne humeur que tristes.

Chez nous, au contraire, nous donnons quelquefois à nos proverbes des robes brodées, et ils se rapprochent davantage des vérités philosophiques qui inquiètent l’esprit humain. Nous sommes en cela des Orientaux, et l’Orient a toujours vu fleurir la comparaison, cherchant son bien là ou il le trouve, c’est-à-dire dans la nature, un livre qui en vaut un autre.

Les Européens ont peu de relations avec la nature et leurs proverbes en font foi. Le bonheur est un bien que l’on désire aussi en Occident, et il se trouve qu’Européen et Chinois ont la même manière de l’exprimer. Nous disons : « Heureux comme un poisson dans l’eau ». Il y a bien des formules qui font dépendre le bonheur de l’accomplissement de son devoir ou de la modération dans les désirs. Mais ce sont formules qu’emporte le vent.

La seule vraiment vraie est celle qui constate la vie heureuse du poisson : rien ne lui manque : c’est là un principe universellement reconnu.

L’union fait la force, dit un proverbe aimé des Belges, et le proverbe a raison : car l’union est une perfection sociale. Mais c’est une perfection, et, à ce titre, il est assez rare d’éprouver l’exacte vérité de ce proverbe. Il me paraît trop ambitieux. Nous sommes plus modestes, et, me semble-t-il, plus clairs dans l’expression de la même pensée : « Un seul bambou ne fait pas un radeau. » Il y a là un acte évident qui impose sa vérité, et la leçon morale vient ensuite.

Tous les proverbes qui représentent l’exploitation de l’homme par l’homme, tous les exploits du capitaine Renard ou les sottises du Bouc, sont à peu près semblables. Nous disons : « Battre les buissons pour les autres » cela représente les marrons du feu. Chez nous aussi, « Chacun aime à parler de son métier » : c’est un travers très excusable que M. Josse s’est chargé de ridiculiser.

Nous avons aussi le troupeau de Panurge ; non pas que ce Panurge me soit connu ; mais ses moutons ressemblent aux nôtres, et nous avons bon nombre de gens qui marchent à la suite, comme les moutons.

« L’esprit est fort, la chair est faible » est un proverbe qui « court les rues » — toutes les rues du monde. L’un est plus ou moins fort, l’autre plus ou moins faible ; c’est une question de plus ou de moins.

Nous avons en Chine des « aveugles qui gravissent les montagnes pour admirer les beautés de la nature ». J’ai bien lu dans Juvénal que de son temps il y avait des eunuques qui avaient des maîtresses. C’est le même genre de prétention.

Nous connaissons la grenouille qui veut manger de la cigogne : voilà une parente bien proche de la grenouille de La Fontaine : ces grenouilles-là, on en trouve partout.

Voulez-vous des conseils ? Nos proverbes en sont cousus : « Une grosse fortune ne vaut pas un petit revenu de tous les jours. » N’est-ce pas là le proverbe français : « Feu qui vaille est feu qui dure ! »

« Ne parlez pas dans la rue : il y a des oreilles sous les pavés ! »

Nous avons aussi nos naïfs qui font des cordes pour attraper la tempête ; ceux-là s’entendraient bien avec ceux qui veulent prendre la lune avec leurs dents !

J’en passe et des meilleurs, au sujet desquels il me conviendrait de faire des rapprochements ; mais le lecteur les fera plus facilement que moi et se persuadera, à la lecture des principaux proverbes que le bon sens populaire emploie, que toutes ces vérités se rattachent à un même principe contre lequel l’histoire de l’humanité proteste en vain, celui de la fraternité des esprits. L’Évangile a proclamé ce dogme ; nous, nous l’avions proclamé 3000 ans avant l’ère chrétienne et nos anciens livres contiennent cet article de foi : « Tous les hommes de l’univers sont frères.»

La communauté d’origine s’entrevoit aisément lorqu’on étudie tous ces dictons qui sont les diagnostics de la nature humaine. Le fait que nous admettons comme vraies toutes ces formules amène à cette conclusion que l’homme ne change pas, ce que nous exprimons de cette manière : « Les dynasties changent, le caractère reste. »

Quelques-uns de nos proverbes ont souvent des tournures énigmatiques : ils ressemblent à ces devises que les chevaliers d’autrefois inscrivaient sur leurs écus, et dont le sens n’est pas toujours très clair, — sans doute pour s’excuser aux yeux du vulgaire d’y contredire le plus souvent. Une devise cependant devrait être claire, puisqu’elle exprime une règle d’honneur. Un proverbe n’a pas le même but. Il passe de bouche en bouche à travers tous les chemins détournés de la tradition et il est parvenu jusqu’à nous, sans nom d’auteur, semblable à ces anciennes médailles dont l’effigie est à moitié effacée et que les érudits reconnaissent à certains signes caractéristiques.

Les proverbes sont les reliques du souvenir. Ainsi s’expliquent leur concision et leur sens énigmatique. « Chaleur pour tous, froid pour soi » est un ancien proverbe chinois qui attire l’attention et réclame le secours de la réflexion. Il exprime une vérité d’expérience assez décourageante pour tous ceux qui ont à cœur le bonheur de l’humanité, — mais, malgré cela, juste. Les bienfaiteurs, lorsqu’ils réussissent, répandent leurs bienfaits dans le monde ; s’ils échouent dans leurs efforts, ils supportent seuls les conséquences de leur insuccès.

Souvent ce sont des comparaisons prises dans la nature : « Quand l’eau baisse, les poissons se montrent, » pour établir que le crime caché finit par être découvert. « Chaque brin d’herbe, chaque goutte de rosée, » pour représenter l’équitable libéralité de la Providence. Nous avons même des expressions proverbiales qui ressemblent à ces débauches d’esprit qui ont fait pendant quelque temps les délices de Paris et qu’on appelait « les combles ». Voulant dépeindre l’avidité de l’avare nous disons : « Tomber dans la mer et saisir l’écume. » N’est-ce pas un comble ? Je ne revendique pas cependant la priorité de l’invention pour mes compatriotes. Je tiens seulement à montrer qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil.

Qui le croirait ? nous avons aussi nos taquineries contre les belles-mères : car il y en a partout. Nous non plus, nous ne les épargnons guère. Nous disons : « Le ciel du printemps ressemble souvent à la mine de la belle-mère. » Souvent ! que d’ironie dans ce mot, et comme il est naturel !

Nous pénétrons même plus profondément dans ce sujet des coups d’épingle de la vie d’intérieur. « Une belle-fille laide ne peut pas dissimuler sa laideur aux parents de son mari. » Voilà une vérité qui fera sourire plus d’une belle-mère, s’il en est qui me fassent l’honneur de me lire ; et elles se diront en elles-mêmes qu’il existe donc un pays où elles sont vengées.

Je quitte à regret ces proverbes où je démontrerais maintes fois que nous connaissons notre homme. Mais il n’y a pas que les proverbes qui en fassent foi : nous avons aussi nos maximes, quoique l’univers n’ait jamais entendu parler de nos Pascal ni de nos La Rochefoucauld. Loin de moi l’intention de dénigrer ces grands penseurs : car nous avons en Chine un grand respect pour ceux qui font penser leur pensée.

J’ai recueilli quelques-unes de ces maximes, non pas toutes, — il me faudrait des volumes, — mais seulement celles qui sont connues dans « le monde où l’on s’ennuie » puisqu’on définit ainsi — spirituellement — le monde des lettrés. Je les cite dans l’ordre selon lequel elles se présentent à mon souvenir, et il en est plus d’une qui charmeront.

La vie a sa destinée ; la fortune dépend de la Providence.

Quoique la mer soit grande, les navires se rencontrent quelquefois.

Il est facile de faire une fortune ; il est difficile de la conserver.

L’or pur ne craint pas le feu.

Une bonne abeille ne prend pas la fleur tombée.

La vie d’un vieillard ressemble à la flamme d’une bougie dans un courant d’air.

Si élevé que soit l’arbre, ses feuilles tombent toujours à terre.

L’arbre planté par le hasard donne souvent de l’ombre.

Il faut avoir souffert pour connaître la souffrance d’autrui.

L’arbre dont la racine est profonde ne craint pas le vent.

il est facile de recruter mille soldats, mais il est difficile de trouver un général.

Les habits doivent être neufs, les hommes anciens.

Le ciel ne crée pas un homme sans lui assurer une existence, comme la terre ne fait pas croître un brin d’herbe sans lui donner une racine.

La capitale a bien des charmes, mais le foyer a toujours le sien.

La fidélité ne recule pas devant la mort.

L’homme n’est pas toujours bon, comme la fleur n’est pas toujours belle.

Il ne faut pas être les esclaves de vos enfants, ils trouveront eux-mêmes leur bonheur plus tard.

La vraie charité consiste à envoyer du charbon aux pauvres, lorsqu’ils ont froid, et non pas à faire des présents à ceux qui sont heureux.

On élève un enfant pour venir en aide à la vieillesse, comme on remplit une tirelire pour les besoins à venir.

Avant de connaître le cœur, écoutez la parole.

Les portes du tribunal sont grandes ouvertes ; mais ceux qui n’ont que des raisons et pas d’argent n’y entrent pas.

A la mort, les poings sont vides.

Le mal est le mal quand il est fait avec la conscience qu’il peut être connu.

Le bien qu’on fait avec la pensée qu’il sera connu n’est pas le vrai bien.

Si vous ne croyez pas aux Dieux, regardez les éclairs.

Après bon vin, parole sincère.

La honte passe, les dettes restent.

Quand on est pressé, le cheval recule.

A travers la fente d’une porte on ne voit l’homme qu’en petit.

La selle fait penser au cheval.

Le marteau frappe la hache, et la hache frappe le bois.

Les parents éloignés ne valent pas les voisins proches.

Un mendiant ne monte pas sur une planche pourrie.

Demander à soi-même vaut mieux que demander aux autres.

La bouche doucereuse cache un cœur de rasoir.

Dix veilleuses ne valent pas une lampe.

Après avoir traversé l’amertume, on devient homme.

Avec une conscience tranquille on peut marcher dans l’obscurité.

Les bijoux ne sont jolis que lorsqu’ils sont montés, comme la fleur n’est belle que lorsque les feuilles la font ressortir.

Corriger le défaut de quelqu’un, c’est vouloir guérir la lèpre.

Un mari insensé craint sa femme ; une femme prudente obéit à son mari.

Il ne faut qu’un coup à un bon cheval, qu’un mot à un homme sage.

Un homme n’a besoin que de se corriger avec la même sévérité qu’il reprend les autres, et excuser les autres avec la même indulgence qu’il a pour soi-même.

Ce n’est pas le vin qui fait l’ivrogne, mais le vice.

Les hommes, quand ils sont heureux, ne brûlent pas d’encens ; mais quand le malheur arrive ils se précipitent aux pieds de Bouddha.

Ce que les supérieurs font est toujours poussé à l’extrême par les inférieurs.

Plus les talents s’exercent, plus ils se développent.

L’erreur d’un moment devient le chagrin de toute une vie.

Le tourment de l’envie est comme un grain de sable dans l’œil.

L’homme sage sait se plier aux circonstances comme l’eau prend la forme du vase qui la contient.

Ces maximes n’ont pas d’auteur connu ; elles habitent dans les mémoires et reviennent souvent dans les conversations et les écrits. Ce sont des habitudes de l’esprit.

Sans doute il en est d’autres qui ont un parfum de réalisme que le goût des délicats n’admettrait pas et que je passe sous silence. Je n’ai fait qu’un choix de ce qui peut être lu en français, ne connaissant pas assez le latin pour les traduire et braver… mes scrupules.

Mais je me déciderai peut-être un jour à en reparler, lorsque j’aurai étudié Rabelais.


L’ÉDUCATION


Le but que je me suis proposé d’atteindre a été de faire connaître les caractères de la civilisation chinoise dans son état primitif, et d’en établir l’originalité. Tout le monde connaît ces boules d’ivoire concentriques sculptées à jour et qui étonnent l’imagination par la délicatesse de leur exécution. Elles sont le produit d’une patience habile qui dirige dans l’intérieur d’une sphère d’ivoire une pointe d’acier recourbée, et qui y découpe lentement, par des procédés ingénieux, ces petites sphères concentriques dont les surfaces seront ensuite ornées de dessins variés. Ces sculptures à l’aiguille dans une matière aussi dure que l’ivoire donnent l’idée de notre esprit. Nous procédons par ordre, avec lenteur, et nous nous appliquons à bien faire ce que nous faisons, avec méthode et avec patience.

L’éducation a une influence capitale sur la destinée d’un État ; de son organisation dépendent la grandeur et la prospérité d’une société. Notre gouvernement a de bonne heure compris la nécessité de répandre l’instruction dans tout l’empire, et dans un ouvrage écrit avant l’ère chrétienne il est fait mention de « l’ancien système d’instruction » en vertu duquel toutes les villes et tous les villages devaient être pourvus d’une école commune.

Dans l’esprit de nos institutions, le but poursuivi en rendant l’éducation générale est de répandre la science dans la masse du peuple, afin d’en extraire le véritable talent et le faire servir au bien de l’État.

Nous ne dissimulons nullement cette tendance de nos méthodes ; car nous ne comprenons que l’éducation qui se transforme en services réels au profit de tous.

Aussi nos systèmes d’instruction sont-ils très différents de ceux qui sont en usage en Occident où le mot l’emporte sur la chose. L’instruction obligatoire ne vise qu’à l’effet : ce n’est pas un système d’éducation.

On croit qu’en répandant une certaine dose d’instruction on aura tout fait pour le bonheur d’un peuple ; mais l’instruction sans système d’éducation est lettre morte. C’est un cours sans profondeur : il ne produit pas le jugement ; il ne développe pas la nature.

Selon la méthode chinoise, l’obligation réside dans la méthode de s’instruire. L’État ne se préoccupe pas d’autre chose.

Avant de faire des savants, ce qui arrivera toujours assez tôt, il songe à en faire de bons instruments de travail : car il ne suffit pas d’être apte à apprendre, il faut savoir et pouvoir apprendre.

J’ai remarqué que l’État, en Europe, était plus particulièrement préoccupé de faire des programmes que d’enseigner des méthodes. J’avoue que ce procédé me paraît manquer de logique, et qu’il y a beaucoup de chances pour que l’enseignement ainsi présenté ne porte pas beaucoup de fruits, quel qu’en soit d’ailleurs l’esprit.

On ne se préoccupe, en effet, que de l’esprit de l’enseignement, et on est satisfait, on croit avoir rempli le but, si les maîtres cessent ou de prendre leurs exemples dans la morale religieuse, ou de les choisir dans un manuel de philosophie positiviste. En somme, on s’occupe dans les systèmes d’instruction d’un certain nombre de détails qui concernent des opinions, et le système est parfait s’il renferme des mots sonores à la mode.

Ces différences d’appréciation sur un sujet aussi grave que celui de l’éducation précisent nettement la distance qui sépare la civilisation européenne de la nôtre. Nos institutions ont été établies pour résister et durer, quand on réfléchit avec quelle sagesse méditée elles ont été établies, puisqu'en les étudiant on perçoit ce qui rend les autres défectueuses.

En éducation nos règlements sont de deux sortes : les uns s'adressent aux enfants ; les autres aux étudiants.

Les règlements qui définissent l'instruction des enfants sont contenus dans un des seize discours de l'empereur Yong-Tching, appelés le Saint-Édit, et on y trouve tous les conseils qui doivent inspirer la conduite des parents et des maîtres pour bien diriger les jeunes intelligences de l'enfant.

Avec quelle autorité l'empereur engage les parents à habituer de bonne heure leurs enfants à envisager le côté sérieux des choses, à leur montrer des principes plutôt que des circonstances, des lois plutôt que des faits, et à préparer leurs esprits à acquérir la qualité précieuse de l'attention ! Tous les efforts de l'éducation dans le premier âge devront tendre à élever l'attention et à combattre les habitudes. Parmi celles-ci le sage empereur cite : « L'habitude de répéter avec la bouche, tandis que le cœur (l’esprit) pense à autre chose. » Il recommande qu’on apprenne aux enfants à ne pas trop facilement se contenter, mais à interroger, afin qu’ils acquièrent le désir de savoir.

Puis l’empereur apprend aux parents leurs devoirs pour diriger cette éducation, obtenir de leurs enfants l’obéissance et les conduire sagement jusqu’à l’âge où les études commenceront à avoir un but.

La première pensée qui doit occuper l’esprit d’un étudiant est la suivante : « Former une résolution. » Il est admis que lorsqu’une résolution est fermement arrêtée, le but désiré sera atteint.

Je ne connais aucun principe plus efficace que celui-là : faire dépendre de la volonté seule, unie à la persévérance, le succès des études ! de tels principes non seulement dirigent les efforts mais préparent le caractère.

Les conseils que nous devons suivre ont aussi une grande valeur au point de vue de l’étude en elle-même, et je les propose à l’attention de tous les étudiants qui désirent parvenir sûrement au succès.

Analyser chaque jour le travail accompli.

Récapituler tous les dix ou vingt jours ce qui a été précédemment appris.

Commencer l’étude à cinq heures du matin ; prêter aux études autant d’attention qu’un général en prête aux opérations de son armée.

N’interrompre, sous aucun prétexte, ses études durant cinq ou dix jours.

Ne pas craindre d’être lent ; craindre seulement de s’arrêter.

Et enfin un dernier avis :

Le temps passe avec la rapidité de la flèche ; en un clin d’œil, un mois s’écoule, un second lui succède, et voici que l’année est déjà terminée.

Je crois qu’il serait difficile de me convaincre que cette méthode n’est pas bonne et qu’il est préférable d’abandonner l’intelligence à son initiative. Certes, il existe des esprits d’élite qui n’ont pas besoin d’être conseillés ; mais ils sont exceptionnels. Ce sont les intelligences ordinaires que les méthodes doivent avoir en vue de diriger, et pour celles-là il faut procéder par ordre, avec patience et avec clarté.

Je suis persuadé que tous ceux qui réussissent ne doivent pas leurs succès à l’esprit de l’enseignement, mais à la méthode qu’ils ont suivie. C’est pourquoi nos législateurs ont préféré instituer les préceptes qui conduisent au succès.

Ce n’est pas tout : non seulement ils ont enseigné le meilleur moyen de s’instruire, mais ils ont rendu l’éducation obligatoire par ce seul fait que les parents sont responsables de leurs enfants et qu’ils sont récompensés par l’État ou punis selon la conduite qu’ils observent à l’égard de leurs enfants. Il est aisé de comprendre avec quelle force un pareil système agit sur l’éducation.

Notre langue est remplie d’expressions proverbiales qui font allusion à l’excellence de l’éducation : « Pliez le mûrier, lorsqu’il est jeune encore. — Si l’éducation ne se répand pas dans les familles, comment obtiendra-t-on des hommes capables de gouverner ? » Aussi est-ce avec un sentiment de légitime orgueil que je constate le nombre innombrable d’hommes sachant lire et écrire, dans notre immense empire ; presque tous les habitants de la Chine sont instruits !

Et cependant ils vivent en paix. Ah ! c’est là un de nos titres de gloire ! De même que nous n’avons pas employé la poudre pour faire sauter le monde, nous n’avons pas abusé de l’imprimerie pour corrompre les esprits et exciter les passions inutiles. L’éducation ne se comprendrait pas dans ce sens. Les livres qui sont classiques, c’est-à-dire obligatoires, dont l’étude et la connaissance conduisent aux honneurs et à la fortune, ne parlent que de la direction de l’esprit, des devoirs de chacun d’entre nous dans nos diverses situations ; en un mot, l’éducation nous apprend d’abord à vivre raisonnablement ; à nous mettre dans le droit chemin ; à nous rappeler ce que nous sommes, et ce que nous serons si nous nous maintenons par le respect.

Pour exprimer toute ma pensée, je dirai que nos enfants sont ce que seraient ces mêmes enfants dans le monde chrétien si l’éducation consistait à apprendre, sous la direction de parents responsables, l’Évangile, les livres saints, l’histoire, les écrits des grands écrivains (les anciens) et la poésie. C’est là une comparaison qui prouve, puisque notre société est heureuse, que, dans l’éducation, tout dépend de l’exemple, de même que, pour faire un bon dessinateur, tout dépend du modèle. En éducation, le modèle c’est l’exemple, et un modèle n’est-ce pas une chose parfaite ?

Il faut donc nécessairement une logique invariable, absolue, sinon le système n’a plus de centre de gravité et vous courez les aventures de l’instabilité. La nature humaine est un organisme d’une telle sensibilité — nous l’appelons, en Chine, un petit monde — qu’il faut bien la connaître avant de la soumettre à un traitement. Or, certes, il vaut mieux, un million de fois mieux, qu’elle soit brute, ignorante, que mal instruite, je veux dire mal élevée.

Je plaindrai ceux qui ne penseront pas comme moi : et, en fait de socialisme, puisqu’il en faut nécessairement un, ou l’un ou l’autre, j’aime mieux le socialisme d’État qui règle tout, sous la protection de l’opinion publique, que le socialisme des caprices irréguliers qui ne conduit qu’aux anarchies.

Comme le dit un de nos proverbes : il vaut mieux être chien et vivre en paix que d’être homme et vivre dans l’anarchie.


LE CULTE DES ANCÊTRES


Parmi les croyances qui tiennent le plus au cœur des Chinois il faut citer en première ligne celle qui se rattache au culte des ancêtres. C’est la base même de la vie morale en Chine.

Honorer les ancêtres, leur rendre un culte, est un devoir aussi important que celui de la prière chez les chrétiens. Il n’en existe pas de plus grand ni de plus populaire.

Chaque famille honore ses ancêtres. Leurs noms sont inscrits sur des tablettes qui portent en même temps la mention des services rendus par chacun d’eux et les titres qu’ils ont obtenus de leur vivant. Ces tablettes sont placées dans l’ordre de la filiation de manière à représenter une sorte d’arbre généalogique et, selon la fortune des familles, le monument des ancêtres peut recevoir les proportions magnifiques d’un temple, où réside éternellement, comme un feu sacré, l’âme de la famille. Ce temple est la demeure des ancêtres, et c’est là qu’à des dates fixes tous les membres de la famille se réunissent pour honorer ceux qui ne sont plus et donner à leur mémoire l’hommage de la reconnaissance.

Ce culte existe dans toute la Chine, dans les plus humbles comme dans les plus opulentes familles. Il constitue l’honneur même de la famille.

J’éprouve une certaine gêne à faire connaître ces mœurs et à en faire l’éloge dans la société européenne où elles sont absolument opposées à l’idée que l’on se fait des ancêtres ; et je dois m’excuser pour la hardiesse de notre opinion relative à la constitution de la famille qui est considérée comme formée et de ses membres vivants et des âmes de ceux qui sont morts.

La mort ne brise pas le pacte de l’amour dans la famille : elle le divinise en quelque sorte ; elle le rend sacré. Les morts ne sont pas oubliés.

L’oubli pour les morts c’est une loi en Occident. Peu y contredisent ; et à part les familles où par vanité, dit-on, il faudrait dire par un noble orgueil, on conserve la mémoire de ceux qui ont illustré le nom dans les grandes charges de l’État, on ne sait généralement rien des aïeux au delà de trois générations. L’aïeul, c’est-à-dire, le père du grand-père est l’X de la famille ; et, quant aux grand’mères, la nuit qui les enveloppe est encore plus obscure.

J’ai entendu traiter ce sujet avec une désinvolture qui m’a intéressé : car c’est un côté vraiment intéressant de l’histoire de la civilisation moderne qui use tout, consume tout, ridiculise tout, j’allais dire, même ce qui est sacré ! c’est un reste de simplicité.

Les ancêtres s’appellent les vieux, et il faut ajouter à ce mot un sens qui n’est pas dans la grammaire. Pauvres vieux, en effet, moins chers que les tapisseries antiques qui décorent les escaliers somptueux des hôtels neufs ; dont le souvenir a moins de prix qu’un bahut moisi, ou que des faïences fêlées, et dont les noms à demi effacés sur les pierres tombales des cimetières ne sont reconnus par personne. Ils sont entrés dans le néant !

J’ai visité les cimetières, ces villes des morts, tristes comme des lieux maudits. Les immortelles noircies par le temps jonchent les tombes anciennes qui ne connaissent plus les fleurs nouvelles. Ah ! j’exècre ces immortelles, ces fleurs sans parfum et sans fraîcheur, qui ne se fanent pas et qui symbolisent l’hypocrisie du souvenir. Elles dispensent de revenir ! Les roses, elles, ne vivent que l’espace d’un matin…

Nous portons nos morts dans les champs, sur les collines qui entourent les villes, aussi haut que nous le pouvons, plus près du ciel ; et les tombes que nous élevons à la mémoire de nos vieux y resteront indéfiniment, au milieu de la nature immortelle. Les morts dorment en paix !

Cependant j’ai lu que les morts étaient honorés en Occident : oui, il est vrai, j’ai vu de somptueuses funérailles et des deuils superbes ; j’ai vu, le jour de la fête des Morts, la foule encombrer les cimetières ; mais qu’ils sont peu nombreux les vivants auprès de la grande foule des morts dont le souvenir n’a pas duré ! Le culte des morts va-t-il plus loin que le bout de l’an ? peut-être pas !

Les cérémonies concernant le culte des ancêtres ont lieu, en Chine, chaque année au printemps et à l’automne. Ces cérémonies ont pour caractère particulier la reconnaissance et se font avec une grande solennité. Ces anniversaires sont l’occasion de réunions de famille et ont déjà cette heureuse influence qui a son bon côté.

Dans les familles fortunées, le temple des ancêtres est assez vaste pour contenir des appartements où sont reçus les membres de la famille qui n’habitent pas la même ville. On y voit même des salles disposées pour servir d’école, et comme les temples sont généralement construits à la campagne, ils servent quelquefois, pendant l’été, de villas de plaisance. Dans les familles nombreuses, on s’y réunit souvent ; ainsi aux fêtes du mariage, et à l’époque des examens.

Toutes les joies de la famille se passent en famille, c’est-à-dire au milieu de ses ancêtres, et chez eux. Ce sont des absents qui ne sont pas oubliés.

Ces usages sont les mêmes dans toutes les provinces de la Chine. Dans chaque village, où presque tous les habitants sont parents, on voit des chapelles dédiées aux ancêtres. C’est notre clocher.

L’empereur honore le fonctionnaire qui a rempli avec dévouement et intelligence les hautes charges qui lui ont été confiées durant sa vie — non pas en lui élevant une statue — mais un temple où sa postérité célébrera le culte des ancêtres. Aux époques anniversaires, ces cérémonies se font non seulement en présence des membres de la famille, mais l’empereur y envoie des délégués qui le représentent. Ce temple porte en inscription le nom et les titres du fonctionnaire défunt et rappelle les services éminents qu’il a rendus à l’État.

Cet honneur ne s’accorde que rarement : c’est le bâton de maréchal de la famille.



L’ŒUVRE DE LA SAINTE-ENFANCE


Une formule, célèbre en Europe, a vanté l’art de mentir : « Mentez, mentez, il en restera toujours quelque chose ! » On ne peut pas donner de meilleure preuve de la vérité de ce principe que l’opinion qui s’est faite en France sur le sort de certains petits Chinois que leurs cruels parents jetaient aux immondices et abandonnaient à la voracité d’animaux domestiques, hôtes ordinaires de la fange.

En soi, cette œuvre de la Sainte-Enfance a un caractère si touchant, quand au nom de l’enfance misérable on réunit les petits sous de l’enfance heureuse, ces sous qui représentent les friandises inutiles et qui deviennent un trésor, qu’on ne peut s’empêcher d’admirer et de croire à la fable. Ces pauvres petits Chinois jetés aux... Quelle imagination perfide a pu inventer une pareille infamie !

Certainement, dans bien des esprits, cette opinion n’a pas été conservée : car bon nombre de voyageurs qui ont visité ces contrées de l’extrême Orient ont démenti cette calomnie outrageante ; mais l’œuvre continue toujours à prospérer en Chine et on pourrait s’imaginer qu’il en est de même de la cause.

Il m’est arrivé, à moi personnellement, dans Paris, d’entendre derrière moi une vieille dame qui disait en me désignant : « Voilà un Chinois ; qui sait si ce ne sont pas mes sous qui l’ont acheté ? » Elle n’avait pas, fort heureusement pour moi, son titre de propriété très en règle ; sans quoi j’eusse été sans doute exposé à lui payer l’intérêt de ses sous : toute bonne action ne doit-elle pas rapporter ? Quoi qu’il en soit, j’ai retenu le propos ; on n’a pas toujours d’aussi bonne fortune.

Il est de fait que l’amour des parents pour les enfants est le même dans tout l’univers. Cet amour est inné, et les Chinois ne font pas exception à cette règle. Qu’il existe des créatures dénaturées qui abandonnent, dans un moment d’oubli de soi-même, ou pour détruire la preuve d’une faute, le pauvre petit être qui vient de naître, c’est un crime que tous les codes punissent et qui est aussi fréquent en Europe qu’en Chine. La misère, le vice conduisent aux mêmes conséquences.

On s’explique, dit-on, l’abandon des enfants en Chine, parce qu’ils sont extrêmement nombreux et que la misère est très grande. Cet argument est essentiellement faux : la misère n’est pas aussi grande qu’on veut bien le dire, et il existe un grand nombre de moyens de protéger l’enfance contre la misère.

En premier lieu les lois punissent les infanticides comme un assassinat commis sur les proches parents, — de plus, l’État subventionne les établissements d’assistance publique pour secourir les enfants abandonnés. Il y a, en outre, des institutions de bienfaisance fondées par des particuliers et dans lesquels l’enfance abandonnée trouve un asile et une protection.

Non seulement ces établissements ont reçu une attribution spéciale définie par leurs règlements, mais ces mêmes règlements déterminent des récompenses pour les sages-femmes qui auraient apporté un enfant trouvé ou déclaré un crime d’infanticide.

Les textes de nos lois sont extrêmement sévères et lorsqu’un crime semblable a été commis, non seulement les auteurs du crime sont punis, mais même le chef de la famille et les voisins, l’un comme responsable, les autres comme complices.

Ainsi que je l’ai établi dans les chapitres qui précèdent, l’accroissement de la famille n’est pas considéré comme un malheur. Les enfants du sexe masculin en sont l’honneur en ce qu’ils sont les continuateurs de la famille.

Il est rare qu’on entende parler d’infanticides dans les villes où les ressources de l’existence sont plus abondantes que dans les campagnes. Mais dans celles-ci certaines coutumes existent qui favorisent l’éducation des enfants, surtout des filles. Dans toutes les familles, dès qu’il naît un enfant mâle, la coutume est de lui choisir celle qui sera un jour sa femme. On prend alors dans une famille voisine une petite fille qui est élevée en même temps que son futur mari et dans la même maison. Elle est élevée comme si elle appartenait à la famille.

Il existe encore pour les parents pauvres un autre moyen d’échapper à la misère et de protéger l’existence de leurs enfants du sexe féminin : C’est la vente de l’enfant à une famille riche dans laquelle elle servira comme domestique.

Ce terme de vente choque les oreilles délicates et sent quelque peu l’esclavage : mais il ne faut pas s’arrêter au mot. Les enfants vendues sont élevées par la famille qui les achète et les emploie à son service jusqu’à leur majorité. Elles sont alors dotées, puis mariées, et elles deviennent libres. Ces femmes qui furent des enfants vendues peuvent recevoir tous les droits que confère la maternité, et leur origine n’est pas une tache humiliante.

Ce sont là des usages qu’il faut accepter et ne pas blâmer parce qu’ils viennent en aide à la famille trop nombreuse et qu’ils favorisent même l’accroissement de la famille.

Il existe des familles en grand nombre qui conservent avec elles tous leurs enfants, et leur prodiguent les plus tendres soins. La mère qui travaille aux champs en porte deux sur elle pendant qu’elle se penche péniblement vers la terre. Ils sont attachés, l’un sur ses épaules, l’autre dans les plis de sa robe, et ils sourient aux oiseaux qui voltigent autour d’eux pendant que la pauvre mère poursuit son pénible labeur.

Dans les villes flottantes, j’ai même vu des enfants attachés dans des paniers, attendant le retour de leur mère. — Hélas ! la pauvreté a ses dangers : mais pourquoi n’aurait-elle pas ses dévouements comme la richesse à qui tout est facile ?

Les missionnaires ont fondé des hôpitaux et des écoles avec les sommes provenant de la moisson des petits sous. Ces établissements rendent de grands services à la classe pauvre et je n’ai pas à critiquer une œuvre qui fait le bien.


LES CLASSES LABORIEUSES


J’ai cherché dans les ouvrages les plus récents qui ont été écrits sur la Chine quelle était l’opinion que l’organisation des classes laborieuses avait fait naître dans l’esprit des voyageurs européens.

Je n’ai pas osé traiter moi-même ce sujet de crainte d’être considéré comme un optimiste qui voit toutes choses du fond de son cabinet d’étude et qui estime un peu le bonheur de l’humanité d’après le sien propre ; ce qui arrive généralement à tous ceux qui écrivent sur les classes pauvres. On constate toujours deux faits, ou que les pauvres sont pauvres par leur faute, et alors ils sont indignes de pitié, ou qu’ils sont les êtres les plus heureux de la création.

Il est probable que je n’aurais pas échappé à cette critique.

J’ai donc ouvert les livres écrits par ceux qui ont vu : ce sont des Européens, des Anglais et des Français, et je prierai mes lecteurs de se contenter des renseignements que contiennent les récits de ces voyageurs.

Je lis dans l’ouvrage de M. J. Thompson, publié en français (par la maison Hachette) en 1877, à Paris, la relation suivante sur la situation des ouvriers à Canton :

« En dépit de ses terribles exigences, le travail, même pour le plus pauvre ouvrier, a des moments d’interruption. Alors, assis sur un banc ou tout simplement par terre, il fume et cause tranquillement avec son voisin, sans être le moins du monde dérangé par la présence de son excellent patron qui semble trouver dans les sourires et l’heureux caractère de ses ouvriers des éléments de richesse et de prospérité.

» En parcourant ces quartiers de travail, on peut s’expliquer comment en réalité cette grande ville est bien plus peuplée qu’on ne le croirait d’abord. La plupart des ateliers sont aussi pour les ouvriers qui les occupent une cuisine, une salle à manger et une chambre à coucher. C’est là que sur leurs bancs les ouvriers déjeunent : c’est là et sur les mêmes bancs que, la nuit venue, ils s’étendent pour dormir. C’est là aussi que se trouve tout ce qu’ils possèdent. Une jaquette de rechange, une pipe, quelques ornements qu’ils portent à tour de rôle, et une paire de petits bâtons de bois ou d’ivoire. Mais de tous leurs trésors, le plus précieux qu’ils portent avec eux consiste en une bonne provision de santé et un cœur satisfait. L’ouvrier chinois est content s’il échappe aux angoisses de la faim, et s’il a une santé suffisante pour lui permettre simplement de vivre et de jouir de la vie dans un pays si parfait que le seul fait de l’habiter constitue le vrai bonheur.

» La Chine est selon lui un pays où tout est établi et ordonné par des hommes qui savent exactement ce qu’ils doivent savoir, et qui sont payés pour empêcher les gens de troubler l’ordre en cherchant ambitieusement à quitter la condition où la Providence les a fait naître. On dira cependant que le Chinois n’est pas dénué d’ambition, et en un sens on aura raison. Les parents ont l’ambition d’avoir des enfants instruits et qui puissent se présenter aux examens établis par le gouvernement pour les candidats aux fonctions publiques ; et il n’y a pas d’hommes au monde qui convoitent plus ardemment le pouvoir, la fortune, les places que ne le font les Chinois qui ont passé avec quelques succès leurs examens. Cela tient à ce qu’ils savent qu’il n’y a pas de limites à la réalisation de leurs ambitieux projets. Les plus pauvres d’entre eux peuvent aspirer aux plus hautes fonctions du gouvernement impérial. » (Page 225.)

M. Herbert A. Gille, attaché au corps consulaire du gouvernement britannique, a publié en 1876 (chez l’éditeur Trübner, de Londres) un livre qui a pour titre « Chinese sketches » ; j’y trouve quelques passages que je me permettrai de citer (à ma place).

La préface de cet ouvrage contient le jugement suivant :

« On croit généralement que la nation chinoise forme une race dégradée et immorale ; que ses habitants sont absolument déshonnêtes, cruels, et en tous points dépravés : que l’opium, un fléau plus terrible que le gin, exerce parmi eux d’effroyables ravages dont les excès ne pourront être arrêtés que par le christianisme. Un séjour de huit années en Chine m’a appris que les Chinois sont un peuple infatigable au travail, sobre et heureux.»

Dans le même ouvrage à la page 12 : « Le nombre des êtres humains qui souffrent du froid et de la faim est relativement bien moindre (far smaller) qu’en Angleterre, et à ce point de vue, qui est d’une très grande importance, il faut reconnaître aussi que la condition des femmes des basses classes est bien meilleure (far better) que celle de leurs sœurs européennes. La femme n’est jamais battue par son mari (wife beating is unknown) ; elle n’est sujette à aucun mauvais traitement, et même il est hors d’usage de lui parler avec cette langue grossière qu’il n’est pas rare d’entendre dans les contrées occidentales. »

Je pourrais multiplier ces citations, j’allais dire ces certificats, et extraire de bon nombre de livres des détails, sinon curieux, du moins justificatifs, sur la condition des classes laborieuses de la Chine. On y apprendrait, par exemple, quel est le bon marché de la vie. Avec quatre sous par jour un ouvrier peut vivre, et son salaire n’est jamais inférieur à un franc. Généralement, dans les familles d’ouvriers, la femme exerce une profession : ou elle fait un petit commerce, ou elle sert à la journée dans les maisons de son voisinage. Les familles, même nombreuses, peuvent donc suffire à leur existence.

Dans les provinces « la lutte pour la vie » a de nombreux auxiliaires. Les terres sont cultivées sur toute l’étendue de notre vaste empire, et les travaux des champs occupent une grande partie de la population.

Tous les cultivateurs sont généralement aisés, soit qu’ils possèdent la terre, soit qu’ils en soient seulement les fermiers. L’impôt foncier est excessivement minime, puisqu’il ne représente pas en moyenne un franc par habitant, et il est de règle que le fermier ne doit pas le fermage dans les mauvaises années.

Voici du reste une relation que je lis dans le rapport de M. de la Vernède, rapport que j’ai déjà cité, et qui achèvera la démonstration que j’ai hésité à présenter avec mes renseignements personnels.

« Nous avons parcouru les provinces ; nous avons vu une immense agglomération de population, arrivée à une telle densité que, la terre ne suffisant pas dans certains endroits, elle construit des habitations et cultive des jardins jusque sur des radeaux : nous avons vu des provinces ayant cent cinquante mille kilomètres carrés renfermant cinquante millions d’habitants et admirablement cultivées sur toute leur étendue.

» Dans le Petchili, par exemple, la propriété territoriale est excessivement divisée, les exploitations agricoles se font sur une petite échelle, mais l’intelligence avec laquelle elles sont dirigées empêche les graves inconvénients du morcellement.

» Les fermes, les métairies ombragées de grands arbres s’épanouissent comme des bouquets de fleurs au milieu de vastes plaines portant de riches moissons. L’abondance des bras, le bon marché de la main-d’œuvre, permettent un mode de culture par rangée alternative.

» La terre est admirablement cultivée et l’agriculture donne de magnifiques résultats.

» Lorsqu’on vient d’explorer les belles provinces de la Chine, la pensée ne peut s’empêcher de se reporter sur les malheureux pays de l’Asie Mineure et de l’Égypte. Là le désert est la règle, le champ cultivé l’exception : la ferme se montre toujours isolée, entourée d’espaces incultes.

» En parcourant les bords du Yang Tsé Kiang nous avons vu des villages riches et propres se succéder sans interruption, une population active et laborieuse, montrant sur son visage comme dans sa manière d’agir qu’elle était contente de son sort. Descendons le Nil pendant quelques kilomètres ; dirigeons-nous sur un village important : nous apercevrons des centaines de monticules en boue grisâtre qui sont loin d’avoir l’aspect d’une habitation humaine.

» Quelle différence avec les jolis villages que nous avons traversés dans le Hupé, sur les bords du lac de Poyang !

» Économe et sobre, patient et actif, honnête et laborieux, ce peuple Chinois a une puissance de travail qui surpasse celle de bien des nations de l’Occident : c’est là un facteur important qu’il ne faut pas négliger dans les questions de haute politique. »

Je n’ai rien à ajouter à ces témoignages, et ne puis que féliciter et remercier leurs auteurs d’avoir dit avec sincérité ce qu’ils ont vu. La rareté du fait mérite qu’on le signale.



LES CHANSONS HISTORIQUES


Les périodes poétiques fixant les transformations de la poésie aux divers âges de notre civilisation ont une grande analogie avec celles que les littératures ont établies en Occident. La langue poétique a été la langue de l’antiquité, et nos plus anciennes annales historiques ont été écrites en vers.

La poésie a été, chez nous comme en Grèce, la langue des dieux ; c’est elle qui a appris les lois et les maximes ; c’est par l’harmonie de ses vers que les traditions se sont propagées, dans un temps où la mémoire devait suppléer à l’écriture ; elle a été d’abord la langue de la sagesse et de l’inspiration.

Les pièces poétiques qui ont été rassemblées dans le Livre des vers se rapportent, comme je l’ai déjà dit, à cette première période de notre littérature, où la poésie n’était pas à proprement parler un art d’agrément. Ce n’est que plus tard que le goût de la poésie pénétra dans nos mœurs littéraires et que l’esprit s’essaya à exprimer les sentiments de l’âme sous la forme poétique.

Nos poètes, ceux dont les chefs-d’œuvre nous servent de modèles, n’ont pas conservé le mètre poétique des chansons historiques, dont les vers ont seulement quatre pieds. Le système prosodique que nous employons aujourd’hui se compose de vers de cinq pieds et de sept pieds. Dans notre poésie le pied est égal à un mot.

Outre que la structure du vers était changée, l’inspiration abandonna son antique simplicité ; de religieuse et de morale elle devint sentimentale et descriptive et exprima toutes les passions du cœur en même temps que les sentiments.

L’amour et ses déceptions, la tristesse et ses mélancoliques pensées, les douleurs de la disgrâce, sont des sujets que les poètes se plaisent à traiter le plus souvent sous des formes allégoriques. Il en est d’autres qui décrivent, au contraire, le bonheur de la vie champêtre, les belles scènes de la nature, les douceurs de l’amitié. Ce sont, comme on le voit, les habitudes de la Muse, plus souvent triste que gaie, la même sous tous les cieux.

La poésie chinoise admet la rime, mais celle-ci ne tombe qu’à la fin du deuxième vers. Ainsi, dans une stance de quatre vers, il n’y a que deux rimes, au deuxième et au quatrième vers. Nos poètes emploient aussi assez souvent une forme particulière qui porte le nom de parallélisme et qui consiste dans la correspondance d’un vers avec un autre, ou dans une opposition de mots exprimant deux sentiments contraires. Ces formes sont très expressives.

La Chine a eu ses époques poétiques comme les autres nations du monde. Nous avons eu des siècles fortunés où la muse a produit de nombreux chefs-d’œuvres. Nous comparons les progrès du génie poétique à la croissance d’un arbre : « L’ancien Livre des Vers est la racine ; les bourgeons parurent sous le règne de Hou-ti ; au temps de Kien-Ngan il y eut une grande abondance de feuilles ; enfin, sous la dynastie de Thang, l’arbre répandit un ombrage épais et fournit de magnifiques moissons de fleurs et de fruits. » Ce siècle glorieux de la poésie chinoise correspond au VIIIe siècle de l’ère chrétienne, il y a onze cents ans !

Je me propose, dans ce chapitre et un des suivants, de passer en revue très sommairement ces diverses périodes ; je citerai quelques œuvres choisies çà et là dans nos recueils, celles qui m'ont paru le mieux rendre l’esprit de notre poésie et qui se rapportent à des genres.

Le Livre des Vers ou les Chansons historiques est un recueil d’odes qui sont toutes antérieures au VIIe siècle avant l’ère chrétienne ; elles se chantaient dans les campagnes et dans les villes, comme cela se pratiquait dans l’ancienne Grèce au temps d’Homère.

Le style de ces odes est d’une grande simplicité et en même temps varié. Elles représentent les mœurs antiques de la Chine avec toute la naïveté et tout le naturel des premiers âges. On n’y remarque pas d’ornements de style préparés avec art pour enrichir la pensée ; l’art n’est pas encore artiste et ne connaît pas le luxe des draperies éclatantes ; ce n’est pas un diamant taillé, mais c’est un diamant. J’en vais donner tout de suite un exemple.


J’ai gravi la montagne sans verdure
Pour fixer mes yeux vers mon père,
Et j’ai cru l’entendre gémir :
Mon fils est au service militaire,
Jour et nuit,
Mais il est prudent, il pourra encore
Revenir, sans y être retenu.

J’ai gravi la montagne verdoyante
Pour fixer mes yeux vers ma mère,
Et j’ai cru l’entendre gémir :
Mon fils cadet est au service militaire
Sans pouvoir dormir ni le jour ni la nuit.
Mais il est prudent, il pourra encore
Revenir, sans y laisser ses os.

J’ai gravi la montagne jusqu’au sommet
Pour fixer mes yeux vers mon frère aîné
Et j’ai cru l’entendre gémir :
Mon jeune frère est au service militaire
Accompagné jour et nuit de ses camarades,
Mais il est prudent, il pourra encore
Revenir, sans y mourir.


J’ai tenu à donner la traduction presque littérale de cette petite pièce pour en faire mieux sentir la simplicité naïve. Elle est sans ambition ; un jeune soldat pense aux êtres qui lui sont le plus chers au monde : son père, sa mère, son frère aîné. L’ordre dans lequel est présentée sa pensée nous révèle l’organisation de la famille dans la vie antique ; elle comprend trois termes : le père, la mère, et le frère aîné. Le père et la mère se reconnaissent déjà par la nature des sentiments qui distinguent l’homme de la femme. La pauvre mère pense que son fils ne peut pas dormir ; le père n’y songe pas ; pour lui son fils est soldat, et, s’il est prudent, il pourra revenir. Le frère aîné voit la vie des camps, les camarades, et s’il doit mourir, il ne dit pas, comme la mère, qu’il doit venir mourir près d’elle, afin qu’elle puisse l’embrasser une dernière fois. Ce sont là des sentiments vrais, exacts, et ce qui frappe l’esprit c’est qu’ils seront toujours justes.

Combien sont différentes les poésies guerrières des poèmes de la Grèce où retentit le bruit des armes au milieu des combats ! Les ruses de guerre, la haine des partis, les colères de la vengeance, les horreurs du pillage inspirent successivement le génie des poètes. La patrie, le foyer, la famille sont abandonnés pour les sièges sans fin, les voyages sans horizons, les aventures les plus périlleuses. L’amour de la paix respire dans toutes nos odes, et le culte de la famille y parait comme essentiellement lié aux mœurs.

On remarquera aussi dans l’ode précédente le rôle que joue le frère aîné dans la famille et l’on se rappellera que la Bible parle aussi du frère aîné et de son autorité dans le même sens. Le droit d’aînesse est dans la vie antique comme si l’aîné seul représentait la famille. C’est un trait de mœurs qui s’est conservé dans les traditions de l’humanité et qu’il n’est pas indifférent de retrouver aussi nettement caractérisé.

Le Livre des Vers renferme tout un chapitre de chansons naïves dans lesquelles on découvre les caractères précis de la civilisation des âges anciens. Elles nous révèlent non seulement les pensées et les sentiments, mais aussi les coutumes, les institutions. Chacune de ces odes est un tableau où sont représentés des êtres vivants ; on les voit, il semble qu’on les entend ; chacun y a sa place déterminée. Ce n’est pas un monde qui sort de ses ruines comme les souvenirs de Pompéï et d’Herculanum ; ce ne sont pas des inscriptions obscures que des érudits cherchent vainement à déchiffrer ; non : c’est la vie elle-même, c’est le mouvement et la couleur.

Aussi ces odes ont-elles pour nous un grand attrait ; nous aimons à les chanter comme des textes sacrés car elles exaltent toutes nos aspirations, l’amour de la paix, du travail et de la famille, le respect pour le pouvoir absolu, la déférence pour les aînés. Ce sont ces exemples qui ont formé notre esprit national.

Nous trouvons dans ces odes des pièces qui célèbrent la fidélité des époux et l’amour dans le mariage. Elles caractérisent un trait de mœurs que je cite par respect pour cette antique tradition.


En dehors de la porte de la ville, à l’Est,
On voit des femmes belles et nombreuses
Qui ressemblent à des nuages.
Mais bien qu’elles ressemblent à des nuages
Elles ne sont pas l’objet de ma pensée :
Car avec sa robe blanche et sa toilette simple,
J’aime mieux ma compagne !

Autour des murs de la ville,
On voit des femmes souples et gracieuses
Qui ressemblent aux fleurs des champs.
Mais bien qu’elles ressemblent aux fleurs des champs,
Elles n’attirent pas mon amour pour elles :
Car avec sa robe blanche et son teint rosé,
Ma femme fait mon unique bonheur !


La rime n’est pas riche, et le style en est vieux ; mais n’est-ce-pas l’expression charmante d’une passion pure et naturelle ? Il n’y manque que le : « J’aime mieux ma mie, au gué, » pour en faire une chanson du roi Henri.

Ces odes sont très anciennes parmi celles qui se trouvent dans le Livre des vers. Comme elles ont été recueillies par les soins de Confucius au VIIe siècle avant l’ère chrétienne, et qu’elles proviennent directement de la tradition, il n’est pas très aisé de leur assigner une date.

Cependant quelques-unes remontent à la dynastie des Chang dont le fondateur a précédé Sésostris. Il en est d’autres qui sont relativement très récentes, quoique antérieures au siècle de Confucius, et où la poésie sentimentale commence à apparaître. Ces pièces sont plutôt des élégies que des chansons ; j’en ai choisi quelques-unes pour en définir le genre.


SOUPIRS


J’ai pris une barque faite en sapin
Et je me laisse emporter par le courant.
Je ne puis fermer les yeux durant la nuit ;
Mon cœur me semble rempli d’un chagrin secret.

Mon cœur n’est pas un miroir
Où je puisse voir ce qu’il éprouve :

Et mes frères, qui cependant ne sont pas mes soutiens.
Se fâchent contre moi si je parle de ma tristesse.

Mon cœur ne ressemble pas à la pierre
Que l’on puisse encore tailler ;
Il n’est pas tel qu’un store
Que l’on roule et déroule à volonté :
Il est plein de droiture et d’honnêteté ;
Moi-même ne puis le diriger.

Ma tristesse est si grande !
Presque tous sont jaloux de moi ;
Les calomnies m’attaquent, nombreuses ;
Et les railleries ne m’épargnent pas.
Cependant quelle faute ai-je commise ?
Je puis mettre la main sur ma conscience

Le soleil est toujours resplendissant,
Mais la lune décroit chaque jour.
Pourquoi les rôles ont-ils changé ?
Mon cœur est comme étouffé,
Semblable au haillon qu’on ne peut blanchir
Ah ! lorsque je pense, au milieu du silence,
Je regrette de ne pouvoir m’envoler !


L’ABSENT


La lune est haute et brillante ;
Je viens d’éteindre ma lampe...
Mille pensées s’agitent dans mon cœur,
Mes tristes yeux se remplissent de larmes.
Mais ce qui rend ma douleur plus poignante
C’est que vous ne la connaîtrez pas !


L’AMOUR


Une jeune fille jolie et vertueuse
M’a donné un rendez-vous
___Au pied des remparts.
Je l’aime ; mais elle tarde à venir ;
J’hésite à me retourner, et je suis impatient !

Cette jeune fille est vraiment belle !
C’est elle qui m’a donné ce bijou
___De jade rouge.
Mais ce bijou de jade rouge qui semble s’enflammer
Augmente encore mon amour.

Elle a cueilli, pour me l’offrir,
Une fleur belle et rare.
Mais ce qui rend la fleur bien plus belle
C’est qu’elle m’a été donnée par la jeune fille.


Toutes ces poésies sont empreintes d’un sentiment délicat qui charme. Que ne puis-je y joindre l’harmonie de nos vers !


LES PLAISIRS


Une des nombreuses questions qui m’ont été adressées le plus souvent a été de savoir si l’on s’amusait en Chine, et comment on s’amusait. S’amuse-t-on ? alors c’est un pays charmant.

Ah ! s’amuser ! quel mot civilisé, et qu’il est difiicile de le traduire !

Je répondis, un jour, à une femme d’esprit qui, sans le savoir, me posait cette éternelle même question, mais qu’est-ce donc s’amuser ? Elle pensa que je cherchais à l’embarrasser ; mais reprit aussitôt. « Ce que vous faites en ce moment par exemple : vous amusez-vous ?

J’étais embarrassé à mon tour, ou du moins je crus l’être. — Certes, oui ! répondis-je, c’est donc là s’amuser ? — Sans doute ! Eh bien, ajouta-t-elle, avec un sourire charmant, s’amuse-t-on ? » et je dus avouer qu’on ne s’amusait pas de la même manière.

Car enfin on s’amuse, et beaucoup, quand on n’est pas dépourvu d’esprit ou tout au moins de bonne humeur. L’esprit joue dans nos plaisirs le plus grand rôle. Naturellement on l’excite, on le met en train, on lui donne des ailes ; mais il est le grand organisateur de nos amusements. La vie au dehors n’est pas organisée comme la vie à l’européenne. On ne cherche pas les distractions et les amusements hors de chez soi. Les Chinois qui ont quelque fortune sont installés de manière à n’avoir pas à désirer les plaisirs factices qui sont, en somme, la preuve qu’on s’ennuie chez soi. Ils ont pensé d’avance à l’ennui qui aurait pu les envahir et ils se sont prémunis contre l’occurrence. Ils n’ont pas pensé que les cafés et autres lieux publics fussent absolument nécessaires pour perdre agréablement son temps. Ils ont donné à leurs habitations tout le confortable que des hommes de goût peuvent désirer, des jardins pour se promener, des kiosques pour y trouver de l’ombre pendant l’été, des fleurs pour charmer les sens. A l’intérieur tout est disposé pour la vie de famille : le plus souvent le même toit abrite plusieurs générations. Les enfants grandissent, et comme on se marie très jeune, on est vite sérieux.

On pense aux amusement utiles, à l’étude, à la conversation, et les occasions de se réunir sont si nombreuses !

Les fêtes sont très en honneur en Chine et on les célèbre avec un grand entrain. Ce sont d’abord les anniversaires de naissance, et ils arrivent fréquemment dans les familles. Ces fêtes consistent surtout en festins ; on offre des cadeaux à la personne fêtée ; c’est une suite de réunions qui ne manquent pas de charme.

Nous avons aussi les grandes fêtes populaires, celle du nouvel an qui met tout le monde en mouvement. Les fêtes des Lanternes, des bateaux-dragons, des cerfs-volants sont plutôt des fêtes populaires que des amusements, mais elles sont l’occasion de rendez-vous et de réunions de famille qui donnent beaucoup d’animation.

Les fêtes officielles ne sont pas les seules. On fête également les fleurs auxquelles on prête certains pouvoirs allégoriques, et chaque fleur possède son anniversaire. On s’adresse de famille à famille des invitations à venir contempler un beau clair de lune, un ravissant point de vue, une fleur rare. La nature fait toujours partie de la fête qui s’achève par un festin. Les convives sont aussi invités à composer des vers qui sont les chronogrammes de la soirée.

Pendant la belle saison on fait beaucoup d’excursions. On va surtout dans les monastères bouddhistes où l’on trouve tout à souhait ; merveilleuse vue sur les montagnes, fruits exquis et le meilleur thé. Les moines bouddhistes s’entendent à merveille à recevoir les parties et à faire les honneurs de leurs domaines. Ces promenades, quand on peut les faire aux environs de la ville, sont très fréquentes. On en rapporte toujours quelques poésies inspirées par les circonstances. C’est notre manière de prendre des croquis.

Lorsque la contrée que l’on habite n’est pas privilégiée de la nature, on entreprend de lointains voyages, soit par eau, soit en chaise.

Les montagnes de Soutchéou sont aussi fréquentées que les vallées d’Interlaken, et à une certaine époque de l’année on s’y rencontre avec le high-life venu des environs pour admirer les merveilles de la création.

Les voyages sur l’eau sont également très appréciés. Les bateaux qui font le service sont organisés pour recevoir les touristes les plus difficiles à contenter. Bon dîner, bon gîte et le reste ; et on laisse passer les heures que charment tantôt la musique du bord, tantôt le murmure mélodieux des vagues, au milieu des soupirs de la brise. Le soir on illumine sur le pont et dans les salons, et rien n’est plus poétique que ces grandes ombres qui glissent sur les flots, et les éclats de rire dans le silence de la nuit.

La femme n’a pas en Chine le pouvoir d’amusement qu’on lui reconnaît en Europe. Elle fait des visites à ses amies : elle reçoit les leurs à son tour. Mais ces réunions sont interdites aux hommes. Ainsi une des causes qui excitent et produisent les plaisirs du monde, c’est-à-dire la meilleure part des amusements, est supprimée dans l’organisation de la société chinoise.

Les hommes se réunissent très souvent, mais seuls ; et ils ne font pas de visites aux dames en dehors du cercle de famille.

Les Chinois qui sont admis dans le monde des Européens, qui assistent aux soirées et aux fêtes, auraient fort mauvaise grâce de prétendre vanter l’excellence de leurs mœurs relativement à l’organisation des relations sociales. A vrai dire, on peut comparer des institutions qui ont un caractère politique ; on ne peut pas comparer des coutumes : elles ont le même privilège que les goûts et les couleurs.

Chacun prend son plaisir où il le trouve, est un proverbe tout à fait juste qui exprime ma pensée ; car, dans ce cas, on le trouve toujours là où on le prend. Mais il est probable que nos législateurs, en diminuant autant que possible le nombre des circonstances qui pouvaient mettre en présence l’homme et la femme, ont agi dans l’intérêt de la famille.

Il existe un proverbe chinois qui dit : « Sur dix femmes, neuf jalouses. » De leur côté les hommes ne sont pas parfaits ; la paix de la famille est donc exposée à de grands dangers.

J’ai déjà dit que les institutions de la Chine n’ont qu’un but : l’organisation de la paix sociale, et, pour en assurer la réalisation, le seul principe qui ait paru le meilleur a été... la fuite des occasions. Cela est très pratique. Ce n’est peut-être pas d’une bravoure chevaleresque ; mais, parmi les braves, combien succombent à la tentation.

Ce sujet est délicat à traiter par la nature même des passions qu’il met en scène ; cependant il mérite qu’on s’y arrête.

Le remède aux situations in extremis du mariage est l’exécution sommaire, sans autre forme de procès. C’est le célèbre tue-la ! si spirituellement commenté par Alexandre Dumas fils. Ce n’est pas moi qui contesterai ce droit du mari dans un moment où sa dignité et son autorité sont gravement compromises. Mais enfin je suis de l’avis de nos sages : il vaut mieux ne pas arriver à ces sortes d’explications qui gâtent l’existence, quelque juste qu’ait été la punition ; car dans la plupart des cas on aimait la femme qui vous trompait, et il s’ensuit des souvenirs pénibles.

Le remède qui consiste à prendre un avocat et un avoué et à plaider en public une cause qui devrait être cachée comme un secret, me paraît n’offrir que de médiocres consolations. C’est donner un diplôme à sa qualité de mari trompé et nulle part cette situation ex-matrimoniale n’a inspiré la compassion, encore moins le respect.

Il n’y a donc que des ennuis et des bouleversements dans l’institution de la société occidentale telle qu’elle existe. Mon expérience personnelle à ce sujet, et ce que j’en ai lu, m’ont complètement instruit. Je ne partage cependant pas l’opinion d’un grand nombre d’Occidentaux qui prétendent que la plupart des femmes trompent leurs maris. Cela doit être exagéré, quoique j’aie entendu une femme me dire que c’était le luxe du mariage et que les hommes s’habituaient à leur nouvelle existence avec résignation. Je ne m’étonne plus que le mariage soit si abandonné ; ce ne sera plus bientôt qu’une simple formalité légale approuvée par les notaires. Ce ne sera sans doute pas un progrès, mais je concède que ce sera très amusant.

Quoi qu’il en soit, le sacrifice que nous nous sommes imposé est digne d’avoir été fait. Il est du reste conforme à l’opinion que nous avons de la nature de l’homme. Nous pensons que l’homme est originairement enclin à la vertu et qu’il ne se pervertit que par la force des mauvais exemples, en devenant souillé de ce que nous appelons la poussière du monde.

Confucius classe parmi les dangereux la femme et le vin. L’histoire universelle se charge de lui donner raison. Arrive-t-il un scandale, de quelque nature qu’il soit, la première pensée est celle-ci : cherchez la femme ! L’occident offre cette particularité remarquable qu’il présente l’exemple et la critique ! il est donc aisé de s’éclairer. Cherchez la femme ! est un dicton qui n’aurait pas son application chez nous ; il faut, pour le comprendre, traverser l’Oural et même aller plus loin vers le couchant où alors vous trouverez la femme.

Je suis certain que ces observations n’ont jamais été faites à propos de nos mœurs, le goût étant de les critiquer avant tout et de les trouver... chinoises, c’est-à-dire extravagantes. Leur grand défaut, et tout esprit sincère en conviendra avec moi, c’est qu’elles sont trop raisonnables. Les grands enfants sont comme les petits, ils n’aiment pas les prix de sagesse. C’est le caractère vrai de la société occidentale : la honte de paraître sage. On voudrait bien l’être, mais on se pare du mauvais exemple comme d’une action qui distingue, et ce plaisir-là pervertit ; car c’est jouer avec le feu.

Nous sommes restés sérieux... ah ! le mot est violent ; mais qui veut la fin doit prendre les moyens, et si nous avons le bonheur dans la famille, c’est que nous avons supprimé... les tentations. La gaîté en souffre un peu, mais les bonnes mœurs se maintiennent. Et puis, maintenant, les voyages sont si faciles, nous avons l’Europe.

Je ne voudrais pas cependant laisser supposer que le monde chinois, et principalement la jeunesse, soit enchaîné par des coutumes tyranniques. Tout le monde connaît les exceptions dont il est inutile de parler. Mais on a présenté comme une exception ces bateaux appelés bateaux de fleurs qui se trouvent aux abords des grandes villes et que certains voyageurs s’entêtent à vouloir dépeindre comme des lieux de débauche. Rien n’est moins exact.

Les bateaux de fleurs ne méritent pas davantage le nom de mauvais lieux que les salles de concert en Europe. Il suffirait de conduire en aval de Paris, sous les coteaux de Saint-Germain, la frégate qui moisit au pont Royal et de lui donner un air de fête qu’elle n’a plus, pour en faire un bateau de fleurs.

C’est un des plaisirs les plus favoris de la jeunesse chinoise. On organise des parties sur l’eau, principalement le soir, en compagnie de femmes qui acceptent des invitations. Ces femmes ne sont pas mariées ; elles sont musiciennes, et c’est à ce titre qu’elles sont invitées sur les bateaux de fleurs.

Lorsque vous voulez organiser une partie, vous trouvez, à bord, des invitations toutes prêtes sur lesquelles vous inscrivez le nom de l’artiste, le vôtre et l’heure de la réunion.

C’est une manière agréable de passer le temps quand il est trop lent. On trouve sur les bateaux tout ce qu’un gourmet peut désirer, et dans la fraîcheur du soir, auprès d’une tasse de thé délicieusement parfumé, la voix harmonieuse de la femme et le son mélodieux des instruments ne sont pas considérés comme des débauches nocturnes.

Les invitations ne sont faites que pour une durée d’une heure, on peut en prolonger le temps, si la femme n’a pas d’autre invitation — et naturellement la dépense est doublée.

Ces femmes ne sont pas considérées dans notre société sous le rapport de leurs mœurs : elles peuvent être, à cet égard, ce qu’elles veulent être : c’est leur affaire. Elles exercent la profession de musiciennes ou dames de compagnie, peu importe le nom — et on les paye pour le service qu’elles rendent, comme on paye un médecin ou un avocat. Elles sont généralement instruites et il y en a de jolies. Lorsqu’elles réunissent la beauté et le talent, elles sont évidemment très recherchées. Le charme de leur conversation devient aussi apprécié que celui de leur art et on devise sur de nombreux sujets qu’il plaît de soumettre au jugement des femmes. On adresse même des vers à celles qui peuvent en composer et il en est qui sont assez instruites pour répondre aux galanteries rythmées des lettrés.

Quant à prétendre que ces réunions sont tout le contraire et qu’il s’y passe des scènes de cabinets particuliers, c’est absolument fausser la vérité. Les étrangers qui ont rapporté ces détails ont dépeint ce qu’ils espéraient voir, en échange des sérénades auxquelles ils ne comprenaient rien.

Les femmes musiciennes sont souvent invitées dans la maison de la famille. Elles viennent après le dîner pour faire de la musique, comme on invite en Europe les artistes, lorsque l’on veut amuser ses convives. Si ces musiciennes étaient des femmes de mauvaises mœurs, elles ne franchiraient pas le seuil de notre demeure, et, surtout, ne paraîtraient pas en présence de notre femme.

Ces artistes reçoivent également chez elles sur invitation. Vous les invitez à vous recevoir chez elles à dîner. Vous commandez le dîner et vous invitez vos amis qui peuvent amener de leur côté les personnes qu’ils ont engagées pour la circonstance. On organise ainsi des soirées.

Les invitations peuvent aussi avoir pour objet d’assister au théâtre, et il n’est pas rare de voir le soir aux abords d’un théâtre, notamment à Shanghaï, des centaines de chaises à porteurs magnifiquement drapées et parfumées. Ce sont les chaises des invitées qui attendent la sortie du théâtre.

Ces usages démontrent suffisamment que le rôle séduisant de la femme est fortement apprécié dans l’Empire du milieu et que ce ne sont pas les dispositions qui manquent.

Le cœur humain est partout le même : il n’y a que les moyens de ne pas le diriger qui varient. Sans doute, bien des romans d’aventures s’esquissent dans une invitation : ce n’était d’abord qu’un désir d’entendre de la musique, mais cette musique est si perfide ! Confucius l’a aussi désignée parmi les choses dangereuses ; — le son de la voix pénètre dans le souvenir, on renouvelle les invitations — et celui qui invite peut bien à son tour n’être pas tout à fait indifférent. Donc :


. . . . . . l’herbe tendre et je pense
Quelque diable aussi le poussant,


On glisse dans le roman — et cela se passe en Orient comme en Occident : c’est extrêmement coûteux. Ce ne le sera du reste jamais assez : car il n’y a que les plaisirs qui ruinent qui soient vraiment agréables.

J’ai parlé des réunions entre hommes. Je dois faire remarquer que les sujets de conversation ne touchent jamais à la politique. On évite avec soin toute cause qui pourrait troubler la bonne harmonie dans les esprits. Tout au plus parle-t-on des nouvelles du jour. On cause voyages ; on s’entretient de ses amis absents dont on lit les lettres et les vers. Puis on fait des jeux de mots, et notre langue, très riche en monosyllabes, se prête merveilleusement à ces sortes de passe-temps.

En général on recherche les antithèses, les expressions en relief ou imagées, les oppositions de mots et d’idées. Ces plaisirs sont très à la mode.

Les dames jouent beaucoup aux cartes et aux dominos. Elles savent admirablement la broderie ; mais elles n’apprennent pas le chant. Elles ont la ressource de la conversation, ressource si précieuse chez les femmes, et il est inutile de demander s'il se trouve chez nous des Célimène et des Arsinoé. Il y a toujours un prochain très... apprécié dans la conversation du beau sexe. C'est un penchant irrésistible, ressemblant un peu à l'instinct, et qu'on peut constater comme une preuve de la communauté d'origine de l'espèce féminine.

Un passe-temps, que je ne trouve pas en Europe aussi bien suivi qu’en Chine, est celui que procurent les fleurs et les soins dont elles sont l’objet. Les femmes aiment passionnément les fleurs, leur rendent un véritable culte, les idéalisent, et même leurs feuilles tombées leur inspirent des poésies sentimentales.


LA SOCIÉTÉ EUROPÉENNE


La différence essentielle qui caractérise la société européenne si on la compare à la nôtre est qu’elle est infiniment plus exigeante pour tout ce qui constitue l’organisation de l’existence. Supposez que le monde chinois devienne subitement aussi difficile à satisfaire que le monde occidental se plaît à l’être, je ne doute pas qu’il s’offre toutes les mêmes satisfactions. Cela appartient à l’évidence.

Mais ces transformations du goût ne se produisent pas à l’improviste, et rien n’est plus dur à déraciner que les vieux usages. Il faut d’abord, qu’ils tombent en désuétude, presque d’eux-mêmes, comme une poutre moisie, et qu’une vie nouvelle pénètre dans la société. C’est une œuvre de substitution, lente, méthodique, qui doit procéder par principes et qui exige la patiente persévérance du temps.

Mes compatriotes et moi qui avons goûté du fruit de l’arbre d’Occident savons très bien que ce fruit a de belles couleurs, qu’il est savoureux et que l’Europe est une admirable partie du monde à visiter. Mais il n’y a en somme que les satisfactions appartenant à la vie de plaisirs, et elles finissent par lasser les plus distraits.

L’Européen est surtout fier de ses ressources d’amusements, et il faut à des étrangers une grande passion des choses sérieuses pour se mettre à étudier au milieu d’obstacles si divers. Le long séjour que j’ai fait en Occident m’a permis de pratiquer la vie du monde telle qu’on l’entend, principalement à Paris, tout en observant le programme d’études spéciales qui nous avait été tracé, et l’on sait que nous avons fait honneur à nos professeurs. Je puis donc parler de mes moments perdus, comme un étudiant en vacances qui vient de terminer ses examens.

On a toujours dit des Chinois qu’ils étaient soupçonneux. Ce mot a beaucoup de sens, mais on nous l’applique généralement dans le sens défavorable. C’est une erreur : il faut dire, pratiques. C’est une qualité qui nous porte à estimer le moyen terme comme étant l’indice du meilleur. Nous ne comprenons rien aux exceptions. Aussi il ne nous a pas été difficile de constater qu’il faut se résoudre dans la société européenne ou à s’amuser beaucoup ou à s’ennuyer beaucoup. Il n’y a pas de milieu. J’appellerais volontiers le monde occidental l’Empire des exceptions par opposition à l’Empire du milieu. Je demande pardon pour ce mot ; mais il rend ma pensée.

La grande civilisation ne nous étale que des surprises et non un état régulier. Ce n’est pas la surface unie et brillante du lingot d’or qui sort du creuset ; c’est un minerai où se distinguent tantôt des filons d’or pur, tantôt des alliages, tantôt des calcaires qu’il faut soumettre à l’analyse pour y trouver les poussières d’or qu’il contient. Les éblouissements du luxe ne représentent à nos yeux que des curiosités et non pas des progrès réels.

Ainsi, pour citer un exemple qui définisse ma pensée, on s’est habitué à dire que l’Angleterre est un pays riche parce qu’il y a de grandes fortunes. C’est une mauvaise raison, à mon sens. On peut seulement dire que c’est un pays riche en riches. C’est donc un point de vue exceptionnel. Cependant, parlez des Anglais en France, on dira toujours qu’ils sont riches : c’est une idée fixe. Il ne faut donc plus s’étonner qu’il y en ait tant au sujet de nos mœurs, puisqu’à quelques heures de distance on contrefait même les choses les plus claires. C’est l’application de la formule : ab uno disce omnes, formule qui sera toujours appliquée parce que le temps manque pour discerner le vrai des choses. Les à peu près suffisent amplement ; on prend une note sur un carnet, on en fait un volume. Cela s’appelle de l’assimilation.

J’ai pris soin de noter presque jour par jour les divers incidents de ma vie parisienne, et je me suis plu à les classer en les réunissant dans deux portefeuilles dont le premier a pour titre : points d’interrogation et le second points d’exclamation. Mon lecteur reconnaîtra facilement les uns et les autres et je m’épargnerai ainsi le désagrément de paraître toujours questionner ou m’étonner.

J’ai dit quelles raisons avaient décidé nos législateurs à séparer la société des hommes de celle des femmes. J’ai fréquenté en Europe et surtout à Paris les sociétés de conversation ; elles m’ont particulièrement charmé. Autrefois, m’a-t-on dit, on aimait à se rencontrer dans le monde des élégants de l’esprit et les salons étaient plus recherchés qu’aujourd’hui. J’ai vu, dans ceux qui existent encore, des femmes charmantes très attachées aux choses de l’esprit, les adoptant quelquefois par goût, quelquefois par méthode pour se venger de la politique qui absorbe leurs maris ou pour faire diversion à la nullité de ceux-ci quand elle est devenue incurable.

Dans les salons dignes encore de ce nom, la femme a toujours la majorité de l’esprit : c’est peut-être la cause pour laquelle les salons ont disparu. Les hommes, peu flattés d’être vus au vif de leur insuffisance, ont cessé d’apprécier ces sortes de réunions, où leurs infirmités intellectuelles servaient le plus souvent de cibles ; il ne faut pas trop leur en vouloir. Il est toujours excessivement fâcheux d’être classé parmi les nigauds ou parmi les bornés par une femme éclairée. Quelle merveilleuse chose que l’esprit de la femme ! Cela est indéfinissable ; c’est à la fois léger et profond ; c’est vraiment délicieux et lorsque deux jolis yeux scintillent au milieu des éclats de rire de ce lutin qui ne se pose nulle part et qui voltige partout semblable au papillon dans un rayon de soleil, c’est une perfection qui laisse bien loin dans l’oubli les habits noirs et leurs prétentions.

Ma profession de foi est bien facile à faire : elle a pour idéal l’esprit de la femme. Ne me demandez pas lequel ? Il n’y a pas de type à fixer ; je l’ai quelquefois rencontré et ce fut un éclair d’éblouissement.

Je suis un admirateur passionné de l’esprit. C’est la seule chose qui distingue et qui suffit. On se lasse de tout excepté de cela. Quand il tarit chez les autres, on en garde encore une petite provision, et il console de la société d’un tas de gens qui ne sauront jamais rien de ce que vous sentez !

L’esprit est très aristocrate ; il est indulgent pour le bon sens tout simple et qui se sait terre à terre ; mais quel est son dédain pour cet esprit pédant, multicolore, emprunté, étiqueté, qui ressemble à un blason acheté ou à une décoration trop étrangère ! Les femmes ont un flair pour le connaître quand il est authentique, et j’aurais compris qu’on les consultât sur le choix des Académiciens. Avoir la voix des femmes ! quelle n’eût pas été la gloire d’appartenir à l’illustre compagnie !

J’ai vu des réunions très suivies, mais où l’on savait trop que l’on se réunissait. Chacun avait eu soin de polir monsieur son esprit et d’essayer ses ailes. On préparait d’avance ses mots, comme des soldats qui vont à la revue. Ces préparatifs sont excellents en stratégie, mais l’esprit, pour faire campagne, doit battre la campagne ! La nature est son meilleur guide ! Ne pas savoir ce qu’on va dire, mais c’est charmant ! C’est comme une promenade on ne sait où, où il vous plaira : on est certain d’avance de ne pas avoir vu ce qu’on va voir, on découvre ! mais avoir préparé d’avance ses surprises pour se surprendre soi-même ; avoir brossé un décor à la hâte et le présenter comme une inspiration, c’est digne d’être faiseur de tours !

L’esprit n’a de bonheur que dans le naturel, l’inattendu ; c’est le frère jumeau de la vérité, cette grande inconnue que les Occidentaux ont faite si séduisante qu’on perd son temps à la regarder et à lui faire des compliments !

Je n’ai pas aimé les sociétés mélangées ; elles sont devenues à la mode. Mais c’est un tort. Dans un salon très distingué du noble faubourg j’ai vu des réunions de personnes appartenant à des classes très différentes.

Tout le monde y avait de l’esprit ou un talent, chacun accordait son instrument. Celui-là, professeur très admiré, répondait à des définitions ; c’était son cours en miniature. Après ses réponses les invitées semblaient se recueillir un instant et les « très bien » s’unissaient aux « c’est très juste ». Un soir, on demanda, je m’en souviens, au célèbre académicien la définition de la modestie ; il répondit qu’elle naissait du sentiment que nous avions de notre exacte valeur. Nous avons tous admiré la justesse et la profondeur de cette pensée.

Il y avait aussi dans ce salon un comédien qui représentait l’esprit des autres avec une immense assurance. J’ai été étonné que le personnage fût placé à la place d’honneur et que des gentilshommes et des académiciens fussent relégués aux autres rangs. Nous observons en Chine une rigoureuse étiquette à l’égard des distinctions sociales acquises. On m’a dit que l’étiquette n’était plus de mise en France : je l’ai cru sans peine.

Le monde de l’Institut a une grande dignité. C’est un corps qui rappelle celui des lettrés : il forme, je crois, la seule compagnie qui n’ait pas vu abaisser son crédit. Il est vrai que les conditions qu’il faut remplir pour en faire partie sont restées les mêmes : il suffit d’être le premier dans son ordre. Cela seul explique le maintien du rang.

J’admire grandement cette institution qui crée l’aristocratie de la science et dont les palmes sont glorieuses. Ce sont vraiment les seules insignes qu’un homme puisse s’enorgueillir de porter : car ils confèrent un honneur qui honore.

Seulement, pourquoi ne trouve-t-on pas dans la société européenne, qui se pique d’avoir élevé la femme à l’égal de l’homme, un usage qui existe en Chine et qui fait la femme prendre sa part des honneurs de son mari ? Rien, dans une robe de ville ou de cérémonie, ne rappelle chez les femmes le rang de leurs seigneurs et maîtres.

Les femmes chinoises, comme j’ai déjà dit, portent les insignes du grade de leurs maris et suivent leurs qualités. C’est un usage qui pourrait être admis en Europe, ce me semble, avec un réel bénéfice. Cela ferait naître l’émulation et donnerait aux femmes mariées un privilège qu’elles apprécieraient hautement, et que beaucoup de maris trouveraient très salutaire. Il est très bon que l’ambition de la femme serve de prétexte au mari pour s’élever ; il est très bon aussi que le mari ait la satisfaction d’anoblir sa femme : ce sont des petits cadeaux qui entretiennent l’amitié, cette fleur rare du mariage dont les épines n’ont pas toujours des roses.

L’esprit du monde m’a paru surfait : je ne l’ai pas retrouvé dans le monde de l’esprit. Il se compose d’inutilités dont le charme ne s’impose pas. À première vue il plaît ; puis il lasse bientôt. C’est du bruit sans harmonie.

J’ai remarqué que la distinction, chez les hommes, ne se soutenait pas. En présence de la maîtresse de la maison, ils sont d’une politesse exquise ; mais à peine sont-ils délivrés qu’ils se croient au club et deviennent extrêmement communs. En France j’ai entendu critiquer le respect de son rang comme étant une pose. Il est cependant indispensable d’être ce qu’on représente, ou alors il n’est plus possible de s’entendre sur le sens des mots.

Il n’y a que la canaille qui affirme hautement son rang. Celle-là seule a conservé sa fierté, quelque dégoût qu’elle inspire. J’ai vu, dans nos contrées d’Orient, des mendiants qui avaient des airs de rois en exil ; en Italie j’ai rencontré d’anciens Césars sous des manteaux de haillons. Ces gens-là avaient un chic inimitable. Sans doute, s’ils avaient dû revêtir un habit, ils auraient perdu bien vite cette noblesse de l’air qui impose, malgré tout, le respect.

Le costume a une grande influence sur les mœurs, et c’est un de mes points d’interrogation les plus fortement soulignés dans mes notes d’impressions.

Quelle raison a pu faire supprimer ces magnifiques costumes qui distinguaient toutes les classes et tous les rangs ? S’est-on imaginé détruire les distinctions sociales ? Je crains que ce ne soit la distinction elle-même qui ait souffert de cette réforme. Peut-on imaginer un ensemble moins harmonieux qu’une réunion d’habits noirs ? J’ai entendu des maîtresses de maison nous dire chaque fois qu’elles nous faisaient l’honneur de nous inviter : « Surtout, venez en costume ! n’allez pas vous affubler de cet horrible habit noir que portent nos seigneurs et maîtres ! n’allez pas suivre nos modes ! » Et nous avons été toujours félicités sur la beauté de notre costume ; j’ai entendu vanter l’éclat de nos couleurs, la richesse de notre soie et l’imposante élégance du costume.

Chose infiniment curieuse ! tout le monde regrette la disparition des costumes et personne n’a l’idée de les rajeunir. On se console avec les bals costumés, une des plus ravissantes inventions des plaisirs mondains, et des plus utiles en même temps. J’y ai vu des gentilshommes de toutes les cours des règnes passés, depuis le siècle de François Ier jusqu’aux derniers jours de la monarchie où commencent les décadences… du costume. C’était un cours d’histoire générale vraiment féerique ! et comme ces hommes étaient devenus subitement distingués, nobles, fiers, grands, comme il convient à des hommes !

Je ne parle pas du sexe féminin qui, heureusement pour la société moderne, n’a pas abandonné ses charmantes toilettes. La mode en change les dessins assez souvent ; mais elle ne les détruit pas, et ressuscite quelquefois les anciens modèles sans qu’on y trouve à redire. Les femmes n’auraient jamais eu l’idée de s’imposer un uniforme de société ; comment ont-elles pu laisser aux hommes la possibilité de l’adopter ? elles aiment les brillants costumes et elles se plairaient à les admirer… C’est un point d’interrogation que j’ai placé souvent devant l’esprit de mes interlocutrices et qu’elles n’ont jamais pu résoudre à ma complète satisfaction. L’une d’elles cependant m’a fait observer que l’habit noir était beaucoup plus commode pour… en changer ; elle a remarqué que le costume définissait autrefois les partis politiques et que si cette mode avait subsisté, les hommes se ruineraient en costumes.

— C’est seulement depuis la révolution française, m’a-t-elle ajouté, avec un sourire ; comprenez-vous, monsieur le mandarin ? Il était inutile de me le demander ; car la réponse ne manquait pas d’à-propos.

Il m’a été donné de voir de grands bals officiels et d’assister à la prise d’assaut des buffets. C’est curieux au plus haut point ; et si je n’avais été renseigné sur la manière dont on mange dans le grand monde officiel, j’aurais pu écrire sur mes tablettes, au chapitre : de l’étiquette, la phrase suivante : « Les personnes composant la classe la plus distinguée, lorsqu’elles sont admises en présence du chef de l’État, ne se mettent pas à table, mais s’y précipitent avec une furie guerrière. » C’est cependant de cette manière que les Européens ont été prendre des notes dans leurs voyages, rapportant, pour ne citer qu’un exemple de leur coupable étourderie, les images sur lesquelles sont représentés les supplices soufferts dans l’enfer de Bouddha, et les présentant au public comme les tortures de notre système d’instruction judiciaire. Ce serait infâme si ce n’était grotesque ! Mais je reviens aux affamés qui attendent l’ouverture des portes : c’est tout aussi grotesque et j’invite les partisans de l’école réaliste à contempler cette scène qu’on pourrait appeler la mêlée des habits noirs.

C’est d’abord un torrent bondissant à travers tous les obstacles, s’étendant partout où se trouve un espace vide, puis par degré se resserrant, se rapetissant, jusqu’à former une masse compacte, véritable chaos de dos noirs sur lesquels pendent des têtes chauves enveloppées dans des cols empesés. Ces têtes font des mouvements indéfinissables marquant les progrès de l’entassement ; puis, les bras qui se lèvent, les mains qui approchent du but et parviennent à saisir les mets délicats si avidement désirés, et qui arrivent enfin, à moitié écrasés, dans la bouche de leurs heureux vainqueurs. Ce premier succès enhardit l’appétit.

Cette fois la coupe arrive jusqu’aux lèvres, et la bouche et les poches se bourrent simultanément de friandises habituées à ne se rencontrer que dans les recoins les plus cachés de l’estomac.

Tel est le monde vu de dos. Voici maintenant le monde vu de face : car,

Ce n’est pas tout de boire,
Il faut sortir d’ici...


et c’est un nouveau spectacle tout aussi intéressant que le précédent.

Au premier plan s’agite toujours la masse des dos noirs. Ce sont ceux qui ne sont pas encore arrivés, mais qui luttent encore et poussent toujours. Plus loin, les satisfaits, serrés le long des tables, opèrent un mouvement tournant, leur masse imposante s’ébranle ; on se foule, on s’écrase, et on sort de cette mêlée, bosselé, défoncé, moulu... mais repu ! Je ne parle pas de ceux qui restent ; car il en est qui ont assez d’estomac pour se faire prier poliment par les domestiques de céder la place aux autres.

Je n’ai jamais été dans un bal officiel sans assister à cette bataille.

Les bals qui ne sont pas officiels sont les bals du monde. Mais on ne s’y amuse pas autant, c’est froid, guindé et gênant. Il est assez difficile de trouver unies dans le monde la simplicité et la distinction. Si vous n’êtes pas un danseur... intéressé,il y a de nombreuses chances de s’ennuyer. Avez-vous remarqué l’air d’indifférence de tout ce grand monde ? c’est quelquefois glacial ! Les danses sont silencieuses ; quelques groupes causent à voix basse : on va, on vient, on entre,on sort, on disparaît. On se rencontre sans avoir l’air de se reconnaître ; à peine se touche-t-on la main. Tout ce monde semble préoccupé ; généralement on cherche une personne qui n’est pas au bal. Cela est constant, chacun a une personne qui n’est pas venue ; et on reste pour se donner une excuse : quelle comédie que le monde des salons !

Quand il s’y trouve par hasard un personnage, on l’entoure ; on représente une petite cour, plaisir d’autant mieux ressenti que cela a un petit air de conspiration...autorisée, — comme les loteries. C’est de cette manière qu’on soutient les gouvernements qui savent attendre. C’est inoffensif, et c’est un genre. On se croit dangereux !

Le seul monde où on se plaise complètement c’est le monde des artistes, et je comprends sous ce nom cette société privilégiée ou chacun n’est ni noble, ni bourgeois, ni magistrat, ni avocat, ni notaire, ni avoué, ni fonctionnaire, ni négociant, ni bureaucrate, ni rentier, mais n’est rien qu’artiste et s’en contente. Être artiste ! c’est la seule ambition qui ferait désirer d’appartenir à la société européenne.

On me pardonnera cet engouement, car je ne vois pas en quoi j’admirerais les études de notaire et d’avoué. Nous sommes plus de 400 millions d’habitants en Chine qui n’en usons pas ; et les titres de propriété, les actes, les contrats, en un mot tout ce qui intéresse les affaires, n’en sont pas moins réguliers. Mon admiration pour la classe des artistes est sans réserve ; car ce sont les seuls hommes qui se soient proposé un but élevé ; ils vivent pour penser, pour montrer à l’homme sa grandeur et son immatérialité. Tour à tour ils l’émeuvent et l’enthousiasment et réveillent ses facultés endormies en créant pour lui des œuvres où resplendira une idée. L’art anoblit tout, élève tout. Qu’importe le prix dont on paiera l’œuvre ? Est-ce le nombre des billets de banque qui excitera la passion de l’artiste, comme il enflamme le zèle d’un avocat ? Non. La seule chose qui échappe à la fascination de l’or, c’est l’art, quel que puisse être l’artiste ; il est essentiellement libre, et c’est pourquoi il est seul digne d’être estimé et honoré.

Le monde artistique comprend un grand nombre d’artistes de diverses classes et on y voit les mêmes distinctions sociales que dans les autres sociétés. Il y a les favoris de l’inspiration. L’art possède même en France, cette patrie des artistes, son roi, si par ce titre on veut proclamer le plus grand par la pensée. Son génie poétique a profondément remué son siècle et il en sera l’orgueil parmi tant d’autres renommées glorieuses.

Tous les esprits qui cherchent à entrevoir une clarté dans le domaine de l’idéal appartiennent à cette société d’hommes indépendants qu’on nomme les artistes. Leur société est exclusive : elle n’admet pas de faux frères, et nul ne peut prendre le titre d’artiste sans l’être. C’est une noblesse qui ne s’achète pas. J’ajouterai encore pour faire connaître toute ma pensée que tous les artistes de tous les pays se tendent la main par-dessus les frontières et font fi des politiques qui prétendent les séparer. L’esprit humain qui s’est exercé aux audaces de l’inspiration ne contrôle plus ni distances ni passeports : plus l’âme s’élève, plus l’humanité grandit pour achever de se transfigurer dans la fraternité.


LA POÉSIE CLASSIQUE


C'est sous la dynastie des Thang (618 à 907) que la poésie a atteint, en Chine, les plus hauts sommets de l'inspiration. Cette grande époque a pour nous la même splendeur que celle qui rayonne en Occident sur les siècles d'Auguste et de Louis XIV : ses monuments sont immortels.

J'ai réuni quelques pièces appartenant à cette période poétique et je les présente à mes lecteurs lettrés avec toutes les restrictions qu'un traducteur a toujours le droit de faire.

En poésie surtout il ne suffit pas de donner la pensée ou le sujet de la composition. Il reste le mot lui-même, la place qu’il occupe, la force ou le mouvement qu’il donne à une pensée, puis l’harmonie du vers et de la stance. Ce sont des physionomies qu’on ne peut traduire.

En outre il y a une telle différence entre notre langue et celles de l’Occident ! Les tours de la pensée sont si complètement étrangers les uns aux autres ! Il faut donc une grande bonne volonté pour traduire des poésies chinoises et je ne l’ai fait que pour répondre à un désir qui m’a été fréquemment exprimé et pour donner une idée de nos œuvres poétiques. Ma tâche s’est trouvée, fort heureusement pour moi aussi, simplifiée — et fort heureusement aussi pour mon lecteur — par quelques traductions que j’ai choisies dans le savant recueil du marquis d’Hervey de Saint-Denys, membre de l’Institut. J’ai eu soin de marquer d’une astérisque les fragments qui figurent dans ce travail ; le lecteur, du reste, n’aura pas de peine à distinguer l’élégante traduction du marquis d’Hervey de mon humble travail qui n’est qu’un mot-à-mot à peine orné.

Les premiers âges de la période des Thang ont subi l’influence de la religion, et les premiers poètes ont des aspirations appartenant plutôt à la philosophie religieuse qu’à la poésie sentimentale. Je cite seulement quelques passages pour marquer cette première époque.


RECUEILLEMENT*


Le religieux et moi nous nous sommes unis
Dans une même pensée.
Nous avions épuisé ce que la parole peut rendre,
Nous demeurions silencieux.
Je regardais les fleurs, immobiles comme nous ;
J’écoutais les oiseaux suspendus dans l’espace
Et je comprenais la grande vérité.


Voici une autre pièce du même genre :


LA CELLULE*


La lumière pure d’une belle matinée
Pénètre déjà dans le vieux couvent.
Déjà la cime éclairée des grands arbres
Annonce le retour du soleil :
C’est par de mystérieux sentiers
Qu’on arrive à ce lieu solitaire,
Où s’abrite la cellule du prêtre
Au milieu de la verdure et des fleurs !


Comme on le voit, ces fragments sont plutôt des thèmes devant servir d’inspiration à un poète. On remarquera la profondeur de la pensée qui inspire la première de ces deux petites pièces ; elle est d’un spiritualisme très pur, et c’est en quelques mots présenter la solution des questions les plus élevées de la philosophie religieuse.

Cette période de poésie religieuse ne fut pas de longue durée. Elle s’éteignit en même temps que l’influence du bouddhisme, et la poésie se retrempa dans le scepticisme où les pensées de doute et de découragement vinrent de nouveau l’inspirer.


 * Je tombe dans une rêverie profonde :
Combien de temps durent la jeunesse et l’âge mûr ?
Et contre la vieillesse que pouvons-nous ?


Ces vers sont du plus grand poète de la Chine, Tou-Fou, surnommé le dieu de la poésie. Je citerai quelques-unes de ses œuvres. Elles sont généralement empreintes de pensées mélancoliques. Il compare, dans ses vers, l’avenir à une mer sans horizon. La vue des ruines d’un vieux palais excite sa tristesse :


 * Je me sens ému d’une tristesse profonde,
Je m’assieds sur l’herbe épaisse.
Je commence un chant où ma douleur s’épanche,
Les larmes me gagnent et coulent en abondance...
Hélas ! dans ce chemin de la vie
Que chacun parcourt à son tour,
Qui donc pourrait marcher longtemps ?


Le poète Li-taï-pé qui appartient à la même période est plus philosophe ; il se console des misères de la vie :


 * Écoutez là-bas, sous les rayons de la lune,
Le singe accroupi qui pleure
Tout seul sur un tombeau !
Et maintenant remplissez mon verre :
Il est temps de le vider d’un seul trait !


Le même poète nous montre dans la pièce qui suit que déjà de son temps, c’est-à-dire au VIIe siècle, le soldat avait le beau rôle.


 * En toute sa vie il n’ouvre pas un seul livre,
Et il sait courir à la chasse ;
Il est adroit, fort et hardi,
Quand il galope, il n’a plus d’ombre
Quel air superbe et dédaigneux !
. . . . . . . . . . . . . . .

Combien nos lettrés diffèrent
De ces promeneurs intrépides

Eux qui blanchissent sur les livres
Derrière un rideau tiré,
Et, en vérité, pour quoi faire ?


Parmi les poètes élégiaques brille d’un vif éclat Tsom-Ming-Tong ; sa muse, semblable à celle de Li-taï-pé, fait des réflexions désolantes, puis célèbre le vin et les fleurs, par résignation, sans doute.


 * Il n’y a qu’un printemps dans chaque année !
Et pendant cent années
Combien voit-on d’hommes de cent ans ?
Combien de fois pouvons-nous nous enivrer
Au milieu des fleurs ?
Ce vin coûterait cher
Qu’il n’en faudrait pas regretter le prix !


La nature a aussi ses chantres et les descriptions poétiques des vallées et des montagnes ne manquent pas.


Le soleil a franchi, pour se coucher,
La chaîne des hautes montagnes.
Bientôt toutes les vallées se sont perdues
Dans les ombres du soir.
La lune surgit au milieu des pins.
Amenant la fraîcheur,
Le vent qui souffle et les ruisseaux qui coulent
Remplissent mes oreilles de sons enchanteurs.

Ailleurs nous lisons des poésies où les joies de l’amitié sont placées en contraste avec les douleurs de la séparation.


Ne pensons qu’à accorder nos luths,
Le temps que nous sommes réunis
Dans cette heureuse demeure !
Je ne veux songer aux routes qui m’attendent
Qu’à l’heure où il faudra nous séparer,
Quand la lune brillante aura disparu
Derrière les grands arbres !


L’exil est pour le peuple chinois une cruelle douleur. Les poètes disgraciés, victimes des révolutions de palais, en ont dépeint toutes les tristesses dans d’admirables poésies.


Devant mes yeux passent toujours
De nouveaux peuples et des rivières.
Mais hélas ! mon pauvre village
Ne se montre pas !
Tandis que le grand fleuve Kiang
Pousse vers l’Orient des flots rapides,
Les jours de l’exilé s’allongent
Et semblent ne pas s’écouler.


Ce fragment est de Tou-Fou qui mourut disgracié et qui a exhalé ses souffrances dans des poésies d’un grand charme. Il les représente sous une forme allégorique. On retrouvera dans la pièce suivante la douleur du poète.


L’ABANDONNÉE


Une femme resplendissante de beauté,
Issue d’une noble origine,
S’est retirée dans la solitude d’une montagne
Où elle vit, abandonnée, au milieu des herbes,
Ses seules compagnes.
Un jour, disait-elle, une révolution
Éclata aux frontières de l’empire,
Mes frères ont été tués !
Hélas ! à quoi sert-il d’être élevé aux honneurs !
On n’a même pas pu recueillir leurs ossements.
Toute chose a une fin ! Les exploits d’un héros sont semblables
A l’éclat d’une flamme
Qu’un souffle peut éteindre.
Mon mari, l’infidèle ! m’a abandonnée.
Et sa nouvelle femme est jolie comme le jade.
Il n’a de regards que pour le sourire de cette femme,
Il est insensible à mes soupirs !
Ainsi le limpide cristal d’une source
Sort obscurci des flancs de la montagne.
La servante a vendu mes perles
Et revient couvrir de paille
Le toit de ma chaumière...
Je cueille des fleurs, mais je n’en parerai pas
Mes sombres cheveux.
Moi-même de mes deux mains
Je ramasse le bois mort,
Et pour résister au froid,
Je n’ai que mes manches transparentes ;

Cependant je m’appuie contre les bambous
Et j’attends,
Mes tristes yeux fixés sur le soleil couchant !


EN VOYAGE


Aux rives parsemées de petites herbes
Sur lesquelles souffle la brise,
Mon navire solitaire flotte.
Dans la nuit, sa grande mâture, seule,
Projette son ombre.
Le firmament étoile développe
Un univers immense ;
La lune se brise en mille parcelles
Qui scintillent et coulent avec les vagues.
Je songe que la renommée
Ne se fonde pas sur le talent seul...
La vieillesse peut causer la disgrâce,
El aujourd’hui, errant dans l’univers.
Je ressemble à un cygne sur les eaux.


RETOUR ET ADIEU


Les étoiles du soir et du matin
Ne se rencontrent pas.
Ainsi, dit-on, en est-il des hommes.
Quelle est donc cette soirée
Qui nous réunit tous les deux
A la lumière des lampes ?
Combien de temps a duré le temps de la jeunesse .’
Nos cheveux ont déjà blanchi.
Nos anciens amis dont nous demandons
Des nouvelles sont tous morts, hélas !
Qui pouvait prévoir, il y a vingt ans,
Que je serais revenu dans ta demeure ?

Je t’ai quitté non marié...
Et tes enfants sont nombreux.
Les voilà qui tous, d’un air joyeux,
Accourent et m’appellent leur oncle,
Et me demandent d’où je viens !
Pendant ma causerie avec les tiens
Le festin est déjà préparé ;
Tu es allé couper toi-même les légumes
Pendant la pluie de la nuit,
Et tu m’as préparé le riz de la nouvelle récolte.
Puisque la rencontre est si difficile,
Tu m’as dit qu’il fallait vider dix tasses...
Mais ce n’est pas pour m’enivrer,
Mais pour me faire éprouver
L’ardeur de ton ancienne amitié.
Hélas ! nous serons séparés de nouveau, demain,
Par une multitude de montagnes,
Et le monde deviendra immense !


Ces petits poèmes n’ont pas les coups d’aile ambitieux de la poésie lyrique, mais ils en ont conservé une certaine forme de simplicité qu’on ne trouve que dans les œuvres de l’antiquité. Notre poétique n’a pas seulement que de petites pièces dans son répertoire : elle possède de nombreux poèmes où l’intérêt de l’action s’unit à l’éclat du style et à la richesse des couleurs. J’en veux donner comme exemple une pièce du poète Pé-Ku-Hi. Son titre est : l’Amour.


L’AMOUR


L’empereur Ming-Noang désirait posséder
La beauté la plus parfaite de son empire.
Mais, durant plusieurs années,
Ses recherches étaient restées infructueuses.
Cependant, dans la famille de Yong, existait
Une jeune fille, déjà nubile, resplendissante de beauté.
Mais elle restait chez ses parents et n’était pas connue.
La beauté créée par la nature
Ne peut pas rester ignorée :
Elle fut choisie et conduite à l’empereur.
Mille grâces naissaient de son sourire :
A la cour, la beauté la plus vantée pâlissait auprès de la sienne.
Lorsque, à la fraîcheur du printemps,
Elle se baignait dans l’étang de Hoa-Tscing
On eût dit que son corps était diaphane,
Et quand elle sortait de l’eau tiède,
Elle semblait s’élever, comme un être idéal, sans pesanteur.
Elle était accablée de la faveur du souverain ;
Ses cheveux flottaient comme des nuages ;
Son visage avait l’éclat des fleurs ;
Sa démarche était ailée.
Auprès d’elle les heures s’écoulaient trop vite.
Partout où l’empereur allait, même en voyage.
Elle l’accompagnait : tout était pour elle.
L’empereur lui a fait bâtir une maison d’or
Et des pavillons de jade ;
Ses frères, ses sœurs ont été anoblis,
Sa famille élevée aux honneurs.
De la tour la plus haute du pavillon
On entendait l’harmonie de sa joyeuse musique
Et la danse et les chants

Charmaient tous les instants de l’empereur.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Tout à coup, les tambours battent :
Une révolte a éclaté qui interrompt ces plaisirs :
La poussière s’élève au loin, au-delà des villes ;
Les chariots et les chevaux se précipitent vers le Sud-Est.
L’équipage impérial a parcouru déjà
Plus d’une centaine de lieues ;
Il est arrêté[1] : tous refusent de continuer la marche.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
L’empereur doit se résigner à la mort de sa favorite.
Tous ses bijoux sont éparpillés sur la terre ;
Le souverain, les deux mains sur son visage,
Fleurait dés larmes de sang,
En assistant à cette triste scène,
Sans pouvoir sauver celle qu’il aimait.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Au milieu de la poussière jaune
Que soulève un vent violent,
On arrive enfin, par des chemins détournés et escarpés,
A gagner une halte.
Au pied de la montagne, les voyageurs sont rares :
Les drapeaux ne brillent plus sous le soleil pâle ;
L’eau bleue du fleuve, la verdure des champs,
Augmentent encore la tristesse de l’empereur ;
Son cœur se brise, à la douce clarté de la lune ;
Il s’agite convulsivement.
Enfin l’empereur rentre dans sa capitale ;
En passant près de la tombe
Où repose sa bien-aimée
Et ne voyant plus cette figure si chère à son cœur,

Il s’arrête immobile.
Et le souverain et les serviteurs
Se regardaient, les yeux pleins de larmes !
Au palais, la vue des souvenirs,
Qui n’ont pas subi de changement,
Excite de nouveaux soupirs :
Les pivoines, qui rappellent la fraîcheur de son teint,
Et les saules, ses sourcils,
Font couler les larmes ;
Les feuilles jaunies jonchent les allées du jardin .
Tous les musiciens paraissent blanchis ;
Les serviteurs ont vieilli.
Le soir, les vers luisants voltigent
Autour de cette désolation ;
Et les lampes finissent de brûler
Sans que l’empereur ait pu s’endormir.
Que les soirées sont longues !
Il compte les veilles, jusqu’à ce que les étoiles pâlissent.
La gelée couvre les toits de givre,
Son lit lui semble froid comme la pierre,
Hélas ! la séparation date depuis des années.
Et jamais l’âme de la favorite
N’est revenue dans son rêve !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Un prêtre de Ling-Kung
Ayant le pouvoir de communiquer avec les esprits,
A appris que l’empereur est agité par des pensées
D’amour : il s’offre pour rechercher
L’esprit de la favorite.
Il traverse l’espace ; il marche, comme les éclairs,
Sur les nuages ;
il monte au ciel ; il pénètre dans les entrailles de la terre ;
Il ne trouve nulle part dans l’immensité l’esprit de la favorite.
Tout d’un coup il apprend qu’il existe sur la mer,
Une montagne idéale habitée par les immortelles.

Dans ces pavillons transparents,
Élevés au milieu des nuages,
Se trouvent des femmes d’une grande beauté.
Parmi elles, une porte le nom de la favorite,
Son visage a le même éclat ;
Son corps est de neige comme le sien.
Il s’y rend aussitôt et frappe à la porte de jade,
A l’ouest de la maison d’or,
Et se fait connaître………..
Lorsque la favorite apprend, dans son sommeil,
Que l’ambassadeur de l’empereur
La fait demander,
Elle ne fait qu’un bond de son lit de déesse,
Elle remet à la hâte ses vêtements
Et s’avance à travers les rideaux de perles
Qui s’ouvrent sur son passage.
Ses cheveux flottent comme des nuages ;
Elle a l’air encore endormi ;
La brise légère ondule ses larges manches
Qui se rappellent encore les danses joyeuses d’autrefois.
Les larmes coulaient sur son charmant visage attristé ;
Elle ressemblait à la fleur de neige
Fraîchement arrosée par la pluie.
D’un air affectueux, les yeux fixés sur le messager,
Elle demande des nouvelles de l’empereur,
Et le remercie d’avoir encore pensé à elle.
Elle dit que depuis la séparation
Tout lui a paru infini.
Les faveurs et l’amour étaient bien finis,
Elle se plaisait dans l’éternité de son séjour.
Quelquefois elle se baisse
Pour regarder vers la capitale ;
Mais elle n’a vu que la poussière et le brouillard.
Alors elle donne au messager,
Pour les remettre à l'empereur,

En témoignage de son amour,
Une épingle et un bracelet en or :
Si le cœur de l’empereur mortel, dit-elle,
Est aussi pur que cet or,
Nous pourrons encore nous réunir,
Sans qu’il y ait de frontières entre le ciel et la terre.
Au moment de l’adieu,
Elle confie à l’ambassadeur un vœu secret
Qu’elle lui recommande de rappeler à l’empereur :
Qu’il se souvienne,
Que le septième jour de la septième lune,
Au milieu de la nuit, pendant le silence,
Ils avaient fait le vœu
D’être transformés au ciel
En oiseaux volant toujours ensemble,
Et sur terre en deux branches entrelacées
D’un même arbre.
Et qu’ils avaient dit :
« L’éternité aura peut-être une fin,
Mais notre amour n’en aura pas. »


Cette poésie est une de nos plus belles.

Les lettrés sauront dégager de la légende le sentiment délicat et profond qui l’inspire. Ils reconnaîtront dans cet amour la même passion qui a fait battre le cœur de toutes les héroïnes de l’amour. L’empereur et sa favorite ont aimé, comme s’aimèrent Roméo et Juliette, Faust et Marguerite, et méritent d’entrer dans le Paradis de Dante, dans la grande lumière de l’immortalité.

Je trouve dans les poésies de Li-taï-Pé quelques pièces d’un caractère simple que je puis encore citer :


LA NUIT CHEZ UN AMI


Je suis descendu, le soir,
Du haut d'une montagne couverte de verdure.
La lune m’a accompagné pendant le chemin,
Et lorsque je me suis retourné,
Pour contempler la route parcourue.
Je n’ai vu qu’une plaine de verdure touffue.
Tu m’as pris par la main ;
Tu m’as conduit jusqu’à ta demeure champêtre.
Tes enfants sont venus nous ouvrir.
Après avoir traversé un sentier de bambous
Où les plantes grimpantes accrochaient çà et là
Mon habit de voyage.
Oh ! la charmante hospitalité !
Quel délicieux vin nous buvons !
Nous chantons avec force,
En harmonie avec le vent
Qui agite les grands arbres,
Semblable au bruit lointain des cascades,
Et quand nos chants sont terminés,
Nous nous apercevons que les étoiles
Commencent à pâlir :
Alors nous succombons tous les deux au sommeil,
Et nous avons oublié l’Univers !


Du même poète je cite la petite pièce suivante comme un genre qui a reçu de nombreuses imitations. Elle exprime les pensées d’une femme dont le mari est absent. C’est un trait de plume qui a pour titre :


LE PRINTEMPS


Les herbes sont vertes et fines
Comme des fils de soie.
Le mûrier ouvre toutes ses feuilles verdoyantes.
C’est le moment où tu dois songer à revenir,
Et mon cœur se consume de tristesse,
Mais le Zéphyr que je ne connais pas,
Pourquoi donc est-il entré chez moi ?


Voici un autre exemple des pièces de ce genre :


La lumière au-dessus des montagnes
S’obscurcit, par degrés, à l’ouest :
Et la lune monte, à l’Est, doucement.
Je dénoue mes cheveux :
J’ouvre toutes grandes mes fenêtres
Pour respirer le frais de la nuit.
La brise caressante m’apporte un doux parfum
Des nénuphars ;
Et des feuilles de bambous j’entends tomber
La rosée, goutte à goutte.
Je voulais prendre mon instrument
Pour en jouer, mais hélas !
Personne ne peut m’entendre ni me comprendre.
Ce qui fait que vous êtes
L’objet de mes pensées et de mes rêves
Jour et nuit !

Les descriptions ont aussi excité le goût des poètes ; mais dans ce genre il faut être parfait pour ne pas créer l’ennui ou la monotonie. Il existe bien des pièces originales qui mériteraient d’être connues : je n’en citerai qu’une seule dont on chercherait vainement, je crois, une semblable dans les poésies de l’Occident. Je la cite comme un des chefs-d’œuvre de ce genre.


LA GUITARE


Aux bords du fleuve Tcheng-Yang,
Pendant la nuit, je reconduisais un ami.
Les arbres et les roseaux,
Agités par le vent d’automne,
Murmurent tristement.
J’étais descendu de cheval et j’accompagnai
Mon ami sur son navire :
Nous voulions boire une dernière fois,
Avant de nous quitter.
Mais sans musique on n’était pas gais,
Et seulement cinq minutes nous séparaient du départ ;
La lune répandait sur le fleuve
Une clarté mélancolique.
Tout d’un coup nous entendons le son d’une guitare.
Mon ami et moi oublions l’heure du départ ;
Et nous guidant d’après les sons,
Nous cherchons à découvrir qui en joue.
Nous approchons notre navire : nous appelons :
Mais les accords se taisent : on hésite

A nous répondre.
Cependant notre invitation est pressante ;
Nous la renouvelons ; nous remettons le couvert ;
Les lampes sont allumées.
Enfin nous distinguons une femme
La figure à moitié cachée par sa guitare ;
Elle se décide à monter sur notre navire.
Les premières notes qui vibrent,
Lorsqu’elle cherche à accorder les cordes,
Expriment déjà un sentiment :
Chaque son est amorti, mais expressif ;
Il est comme voilé par la tristesse.
Puis elle a commencé à jouer.
Les arpèges tracent des courbes sur les cordes,
Elles vont, elles viennent,
Elles montent et descendent les octaves.
Les cordes majeures simulent une ondée :
Les mineures un chuchotement.
Tout d’un coup les notes deviennent brillantes ;
On croirait entendre une pluie de perles
Tombant sur un plateau de jade.
La gamme ressemble au chant du rossignol,
Ou bien aux chutes d’eau d’une cascade.
Les silences expriment une tristesse qui glace.
La fin de l’air ressemble à un vase brisé
D’où l’eau jaillit en abondance,
Ou ressemble encore à la charge d’une cavalerie
Où les armes et les cuirasses sonnent en même temps.
En terminant, elle ramène l’archet sur les cordes
Qui vibrent d’un seul coup,
Comme si on déchirait un morceau d’étoffe.
À ce moment tous les bateaux, à l’est et à l’ouest,
Sont silencieux : on ne voit que le clair
De lune, sur la surface de l’eau.
Elle a fini : elle s’est levée pour saluer ses hôtes.

Elle dit qu’elle est de la capitale.
A treize ans elle a appris à jouer de la guitare.
Et son nom est devenu le premier
Parmi les artistes :
Ses morceaux ravissaient toujours les connaisseurs.
Elle excitait la jalousie de toutes les femmes.
Tous les jeunes gens de la capitale l’admiraient.
Chacun de ses morceaux était payé
Par des présents inestimables ;
Les bijoux remplissaient son appartement ;
Sur ses jupons rouges, combien de fois
Le vin s’est répandu !
L’année se passait en fêtes ;
Le printemps et l’automne s’écoulaient
Sans qu’elle s’en aperçût.
Son frère est allé au service, sa mère est morte,
De jour en jour sa jeunesse s’est effeuillée ;
Devant sa porte les voitures et les chevaux
Sont devenus rares,
Et elle s’est décidée à se marier
Avec un marchand.
Mais il n’aime que l’argent, ce marchand,
Et ne sent pas les douleurs de la séparation.
« Il est allé, il y a un mois, acheter du thé.
Depuis son départ, je garde seule le navire,
Autour duquel la lune et l’eau
Répandent un froid effroyable ;
Et ce soir, me rappelant ma jeunesse joyeuse,
Si bien remplie, j’ai pleuré :
J’ai joué pour me distraire. »
J’avais éprouvé de la sympathie
En entendant le jeu de l’artiste :
Mais, après son récit, je n’ai pu m’empècher de gémir.
Nous sommes tous les déclassés de l’univers.
Avons-nous besoin de nous connaître

Avant de nous rencontrer ?
Moi-même, depuis un an que j’ai quitté la capitale,
Je vis malade dans mon exil
Où il n’y a pas de musique.
Toute l’année je n’ai pas entendu un son mélodieux.
Ma demeure, au bord du fleuve, est marécageuse,
Les roseaux jaunes et les bambous l’entourent.
Savez-vous qu’est-ce que j’entends, jour et nuit ?
Des oiseaux qui pleurent, des singes qui gémissent.
Malgré les fleurs du printemps et la lune d’automne,
Je verse toujours seul le vin dans mon verre.
J’entends bien le chant des montagnards,
Et le son des chalumeaux des villageois ;
Mais cette musique m’étourdit
Sans me plaire.
Ce soir en entendant votre guitare,
Il m’a semblé que j’entendais
Le concert des anges, et j’ai été dans le ravissement.
Jouez encore un air, je vous en prie,
Afin que je puisse écrire cette heureuse rencontre.
Touchée par ma prière, elle joua debout ;
Son chant était triste ; toute l’assistance
Était émue, et moi-même j’ai pleuré.


Cette pièce renferme une pensée qui a en Chine une grande renommée : on l’aura sans doute remarquée :


Nous sommes tous les déclassés de l’univers.
Avons-nous besoin de nous connaître,
Avant de nous rencontrer !


Réflexion d’une profonde mélancolie, où est proclamé le principe universel de l’égalité des hommes devant la douleur. Mais quelle énergie dans l’expression de cette pensée !

Je termine à regret cette rapide esquisse de nos œuvres poétiques. Je souhaite qu’elle ait pu donner une idée du caractère de notre poésie nationale ; et je m’estimerai heureux si ces fragments ont pu plaire.


ORIENT ET OCCIDENT


La plupart des inventions célèbres qui ont changé les civilisations et créé les révolutions dans les idées n’appartiennent généralement pas aux nations qui en sont favorisées.

Il est de fait qu’une idée aussitôt exprimée appartient à l’humanité. On comprend cependant qu’un peuple soit fier de ses découvertes quand elles définissent un progrès.

Les applications diverses de la vapeur et de l’électricité sont de merveilleuses inventions auxquelles ont concouru toutes les nations de l’Occident. Mais il est d’autres découvertes non moins précieuses qui proviennent de sources souvent très lointaines dont on ne peut remonter le cours jusqu’à leur origine.

Telles sont les sciences exactes qu’aucun pays de l’Occident ne peut se vanter d’avoir créées ; tels sont les caractères alphabétiques qui ont servi à écrire les sons ; tels sont les beaux-arts qui ont eu leurs chefs-d’œuvre dans l’antiquité la plus reculée ; telles sont aussi les langues modernes elles-mêmes qui doivent leurs radicaux à une commune origine, le sanscrit ; telles sont les propriétés du magnétisme importées de l’Orient et qui ont permis de créer l’art de la navigation ; tels sont les genres littéraires qui tous, sans excepter un seul, ont été créés dans le monde ancien. La poésie et toutes ses formes d’inspiration, depuis l’épopée jusqu’à l’idylle, le drame et la comédie, l’art oratoire, la fable, la métaphysique et toutes ses branches, la législation, la politique et ses nombreuses institutions, sont autant de genres représentés par des chefs-d’œuvre plus de deux mille ans avant le grand siècle de Louis XIV !

Les nations occidentales étaient plongées, il y a au moins six cents ans, dans les ténèbres de l’ignorance. Plusieurs parmi elles n’étaient pas fondées, et telle qui resplendit aujourd’hui de tout l’éclat de la renommée n’était qu’une imperceptible puissance.

Ces remarques sont curieuses à faire : elles sont surtout importantes pour un Chinois qui a bien quelque droit de jeter sa poignée de merveilles dans la balance universelle où s’estiment tous les services rendus à l’humanité.

Si l’on veut bien considérer le peu de rapports que nous avons eus avec les autres peuples, il faudra cependant convenir qu’il est au moins surprenant que nous ayons connu tout ce que nous connaissons. On s’accorde généralement à dire qu’à l’exception de l’astronomie et de la géographie toutes les autres sciences que nous possédons sont le résultat de nos propres investigations ; et, alors qu’il n’existe aucun peuple sur le globe terrestre qui puisse revendiquer comme un droit la propriété d’un système de civilisation, qui puisse prétendre s’être formé de lui-même, et être, en un mot, original, nous seuls nous pouvons nous parer de cette gloire. Nous n’avons imité personne ; il n’existe de civilisation chinoise qu’en Chine !

Si on étudie notre théâtre, par exemple, on le reconnaîtra original comme celui des Grecs.

J’espère avoir prochainement le loisir d’en faire connaître les principales œuvres, quoique des savants érudits, Stanislas Julien entre autres, en aient publié divers fragments. Mais ces travaux ne sont pas suffisants pour fixer le génie particulier de notre école littéraire qui excelle dans beaucoup de genres et qui fournirait d’amples matières à l’étude des Occidentaux.

Ce qu’il m’importe de faire remarquer dès maintenant, et j’en conçois la raison depuis que je me suis donné le plaisir d’étudier les littératures de l’Europe et leurs histoires, c’est que nous formons un monde à part dans l’univers terrestre et que la seule question qui se dresse devant l’esprit attentif est de savoir s’il n’a pas existé entre notre Orient et l’Occident une civilisation type qui ait étendu ses rameaux dans un sens ou dans l’autre, ou bien, en employant une autre figure, n’aurait-il pas existé une source commune jaillissant des divers sommets d’une crête de montagnes, sorte de ligne de partage, et se répandant sur deux versants opposés vers l’Orient et vers l’Occident ?

Cette hypothèse peut être acceptée ; à moins qu’on ne suppose que les diverses tribus composant la race humaine, dispersées à la suite de quelque grand cataclysme, se sont successivement élevées par les efforts continus du travail, amassant péniblement tous les trésors de la science et parvenant ainsi, par une suite non interrompue de progrès, jusqu’à un état stable et défini.

Je ne vois que ces deux manières d’interpréter notre destinée : ou le monde humain établi dans ses demeures respectives, éclairé subitement par une connaissance révélée et mise en possession de toutes les forces actives de l’intelligence : ou le monde humain cherchant à tâtons, isolément, le chemin qui le conduira dans une contrée favorable, pour y élire domicile et y préparer son avenir.

Telles sont les deux seules hypothèses plausibles, et je ne puis dire à laquelle donner la préférence. S'il est vrai que la civilisation acquise actuellement a été le résultat du labeur incessant de la race humaine, que de siècles ont dû s'écouler avant de produire un chant d'Homère ou un livre de Confucius ! que d'existences ont dû peser sur la terre avant les premiers essais de civilisation ! que de sons ont dû frapper les échos avant de fonder toutes ces langues régulièrement construites, ces grammaires savantes, ces formes si multiples de la poésie et de la littérature ! L'esprit se prend de vertige à contempler l'immensité de ces travaux !

S'il en est ainsi, pourquoi donc cette similitude de découvertes correspondant à des besoins identiques ; et pourquoi ces différences si marquées dans les langues, c'est-à-dire dans l'expression de la pensée qui est le propre de l'homme ? Certes on reconnaît çà et là des traits de ressemblance ; mais ces traits sont épars, et il semble qu'une volonté mystérieuse ait pris plaisir à emmêler tous les fils qui auraient pu faire retrouver la trace suivie par le genre humain.

Quoi qu’il en soit, je m’estimerais satisfait si de l’étude et de la comparaison de nos sources nous pouvions arriver à éclairer le monde lointain des souvenirs et à reconstituer la généalogie de l’humanité. La science ne pourra-t-elle donc jamais jeter aux hommes cette grande parole de paix : Vous êtes frères !

La civilisation du monde occidental est, si je puis m’expliquer ainsi, une nouvelle édition, revue et corrigée, des civilisations antérieures. La nôtre a subi sans doute bien des éditions ; mais nous la trouvons suffisamment corrigée, et dans tous les cas nous n’avons pas d’éditeur qui songe à en préparer une nouvelle.

Il semble que le système consistant à améliorer sans cesse, suivant le précepte du grand lettré Boileau :


Vingt fois, sur le métier, remettez votre ouvrage


soit plus rationnel. On nous fait volontiers ce reproche : « Pourquoi restez-vous stationnaires ? » Eh ! quand on est bien ou aussi bien que possible, est-on sûr, en changeant le présent, d’obtenir un meilleur avenir ? That is the question ! Le mieux, dit-on, est l’ennemi du bien ; et la sagesse consiste à savoir se borner.

Je n’en veux nullement à la civilisation moderne que je trouve agréable ; mais le désir des nouveautés est-il un moyen de tendre au progrès vrai ? Est-on dans le vrai, lorsqu’on suppose que le progrès consiste dans le changement ? C’est là une question de thèse qui aurait ses partisans et ses adversaires et que je ne me hasarderai pas à discuter. Ce que je me bornerai à dire, quant à présent, c’est que nous connaissons la poudre depuis longtemps — on nous fait l’honneur d’admettre que nous avons inventé la poudre — , mais, c’est en ceci que nous différons d’opinions avec nos frères d’Occident, nous ne l’avons employée que pour faire des feux d’artifices ; et sans les circonstances qui nous ont fait faire la connaissance des Occidentaux, nous ne l’aurions pas appliquée aux armes à feu. Ce sont les jésuites qui nous ont appris l’art de fondre des canons ! Ite, docete omnes gentes …..

Nous réclamons aussi la priorité pour l’invention de l’imprimerie. Le question n’est plus mise en doute par personne qu’au Xe siècle l’art de la typographie fut connu et appliqué en Chine. Y aurait-il donc une si grande difficulté à admettre que le principe de cette invention merveilleuse ait pénétré vers l’Occident par la voie de la mer Rouge ou de l’Asie Mineure ? Je ne le crois pas. J’en dirai autant des propriétés de l’aiguille aimantée ; tous les travaux d’érudition qui ont été entrepris à ce sujet, et ils sont nombreux, établissent l’antiquité de cette précieuse découverte et nous l’attribuent. Il est avéré que les Arabes se servaient du compas de mer à l’époque des croisades, et qu’il a été transmis aux croisés qui l’ont rapporté en Occident. En Chine, la propriété de l’aiguille aimantée remonte à une haute antiquité. On trouve dans un dictionnaire chinois, écrit l’an 121 de l’ère chrétienne, cette définition du mot aimant : pierre avec laquelle on peut imprimer une direction à l’aiguille, — et un siècle plus tard nos livres expliquent l’usage du compas.

Ce sont là des question de détail qui n’ont en elles-mêmes qu’un intérêt relatif, mais qui me permettent de fonder sur des bases certaines l’opinion si contestée que nous soyons autre chose que des naïfs, quand nous nous refusons à admettre le système des changements. Voilà déjà à notre actif : la poudre, l’imprimerie, la boussole ; et je pourrai y adjoindre la soie et la porcelaine, qui certes sont de magnifiques inventions de notre industrie et qui suffiraient à nous assigner un rang parmi les nations civilisées.

Il faut actuellement conclure que, si dans l’ordre des découvertes éminemment utiles nous avons conquis une place distinguée, nous pouvons aussi avoir apporté dans nos institutions et nos lois le même esprit pratique et obtenu des résultats suffisamment parfaits pour ne pas désirer de les voir changer, sous prétexte de savoir ce qu’il en adviendrait.

Il existe donc, sans contestation, une civilisation humaine dont les monuments remontent à une époque où le monde occidental n’existait pas ; civilisation contemporaine des dynasties célèbres de l’Egypte et des patriarchies de Chaldée, s’étant fondée elle-même dès les premiers âges de l’humanité et n’ayant plus varié depuis plus de mille ans. Tel est le fait historique.

Nos relations avec les peuples avoisinant nos frontières n’ont pas laissé de traces dans leur histoire. Pour la première fois Arrien parle des Chinois comme des peuples ayant exporté les soies écrues et manufacturées qu’on apportait par la voie de Bactres, vers l’ouest. C’est le seul renseignement un peu ancien, mais moderne pour nous, qui mentionne notre existence au peuple Romain, le maître du monde ! Il paraît démontré que les Romains n’ont eu aucun rapport avec les peuples de notre empire. Notre histoire mentionne seulement une ambassade chinoise qui fut envoyée sous la dynastie de Han, l’an 94 de l’ère chrétienne, dans le but de chercher à nouer quelques relations avec le monde occidental. Cette ambassade atteignit l’Arabie et en rapporta un usage qui fut sans doute très apprécié puisqu’il fut immédiatement adopté : c’est celui des eunuques. C’est là, je crois, la seule allusion que fasse notre histoire aux relations de la Chine avec les peuples étrangers.

Cependant, si les habitants du Céleste empire n’ont jamais franchi les limites de leur territoire pour entreprendre des voyages dans les lointains pays de l’Ouest, ou si tout au moins le souvenir n’en a pas été conservé par l’histoire, il est un fait incontestable, c’est que des peuples étrangers sont venus s’installer chez nous et que, même actuellement, il existe des descendants de ces anciennes tribus errantes.

Parmi elles se trouvent les Juifs qui émigrèrent dans nos foyers deux cents ans avant l’ère chrétienne, sous la dynastie des Han, c’est-à-dire à une des époques les plus florissantes de l’empire.

C’est un Jésuite qui a fait, au XVIIIe siècle dernier, la découverte de cette colonie juive et la relation qu’il a écrite à ce sujet mérite d’être rapportée.

« Pour ce qui concerne ceux qu’on nomme ici Thiao-Kin-Kiao (la secte qui arrache les nerfs), il y a deux ans, je voulais la visiter, dans l’idée qu’ils étaient Juifs et dans l’espérance de trouver parmi eux l’ancien testament. Je leur fis des protestations d’amitié auxquelles ils répondirent immédiatement : ils eurent même la courtoisie de me venir voir. Je leur rendis leur visite dans le Li-paï-ssé qui est leur synagogue et où ils étaient rassemblés ; ce fut là que j’eus de longs entretiens avec eux.

» J’examinai leurs inscriptions dont quelques-unes sont en Chinois et d’autres dans leur propre langue. Ils me montrèrent leurs livres religieux et me permirent de pénétrer jusque dans l’endroit le plus secret de leur temple, dans celui-là même d’où le vulgaire est exclu. Il y a un lieu réservé pour le chef de la synagogue qui n’y entre jamais qu’avec un profond respect.

» Ils me dirent que leurs ancêtres étaient venus d’un royaume de l’Ouest, appelé le royaume de Juda conquis par Josué, après qu’il eut quitté l’Égypte, passé la mer Rouge et traversé le désert ; que les Juifs qui émigrèrent d’Égypte étaient au nombre de six cent mille. Ils m’assurèrent que leur alphabet avait trente-sept lettres, mais qu’ils n’en employaient ordinairement que vingt-deux ; ce qui s’accorde avec le témoignage de saint Jérôme, portant que l’Hébreu a vingt-deux lettres dont deux sont doubles.

» Quand ils lisent la bible dans leur synagogue, ils se couvrent la figure d’un voile transparent, en mémoire de Moïse qui descendit de la montagne le visage ainsi voilé, lorsqu’il donna le Décalogue à son peuple. Ils font la lecture d’une section tous les jours de sabbath. Les Juifs de la Chine, comme ceux de l’Europe, lisent donc la Loi dans le cours d’une année.

Ils me parlèrent d’une manière fort insensée du paradis et de l’enfer. Quand je les entretins du Messie promis dans les Écritures, il se montrèrent très surpris de mes paroles ; et lorsque je les informai que son nom était Jésus, il répondirent que la Bible faisait mention d’un saint homme nommé Jésus, lequel était fils de Sirach ; mais qu’ils ne connaissaient pas le Jésus dont je parlais. »

Voilà donc un souvenir authentique qui a deux mille ans de date ! On ne voit que dans la nation juive un tel attachement à la nationalité !

Prenez les peuples que vous voudrez : au bout de quatre ou cinq générations ils seront complètement naturalisés : les Juifs, jamais ! ils restent ce qu’ils sont partout où ils vont, attachés a leur religion, à leur caractère, à leurs coutumes ; et ce n’est pas un fait sans importance au point de vue de l’histoire générale que le maintien permanent d’une espèce particulière au milieu d’un peuple de 400 millions d’habitants.

Il est certain que, dans les bouleversements qui suivirent les grandes invasions, beaucoup de tribus, débris de peuples d’antique race, sont venues chercher un abri dans nos paisibles contrées. Il faudrait étudier les pratiques religieuses locales, observer certaines coutumes, faire des recherches minutieuses sur les caractères, et sans aucun doute on arriverait à mettre en lumière des faits intéressants pour l’histoire de l’antiquité.

L’introduction du christianisme n’a pas laissé chez nous de date précise. Tous les peuples cependant paraissent avoir été évangélisés par les apôtres dès les premiers siècles de l’ère chrétienne. Les jésuites ont prétendu que le christianisme fut prêché en Chine au VIe siècle par des évêques Nestoriens. Mais ces faits ne sont pas très certains. Il en est de même de l’opinion relative à la présence de saint Thomas dans nos contrées. Il y a eu certainement, de très bonne heure, une mission chrétienne en Chine : car on ne peut pas attribuer au hasard seul l’identité de certaines cérémonies bouddhistes avec les cérémonies du culte catholique. Quoi qu’il en soit, au XIIIe siècle, des églises chrétiennes existaient à Nanking et le fait est consigné dans les récits du célèbre voyageur vénitien, Marco Polo.

C’est à dater du VIIIe siècle que le voile qui couvre le monde de la Chine est levé : c’est le siècle des relations de l’empire avec les Arabes et c’est de cette époque que date véritablement notre naissance historique dans le monde.

Les relations écrites du séjour des Arabes dans nos contrées, relations écrites par eux-mêmes et dont il existe des traductions, témoignent de la prospérité de notre empire et obligent à admettre qu’il y a juste mille ans la Chine jouissait d’une brillante civilisation.

Il est vraisemblable de supposer que les Arabes apprirent nos arts et s’approprièrent nos découvertes qui parvinrent ensuite dans les contrées occidentales où elles furent perfectionnées.

C’est du moins une opinion que je crois avoir clairement démontrée.



L’ARSENAL DE FOU-TCHÉOU


J’ai dit dans le cours de ces études qui se rattachent à notre civilisation que la Chine avait à maintes reprises témoigné de son désir de s’initier aux travaux et aux arts des Européens. J’ai démontré que l’esprit de nos institutions nous invitait à pratiquer les arts utiles et que le seul effort des peuples étrangers devait consister à montrer d’abord l’utilité de leurs nouveaux procédés et de leurs découvertes mécaniques.

Je n’ai pas cru être excessif aux yeux des Occidentaux en réclamant pour mes compatriotes ce droit incontestable qui réside dans le choix.

Les jésuites, dont je n’ai pas besoin de vanter les excellentes méthodes, quand il s’agit d’arriver à un résultat, avaient admirablement compris notre caractère et il n’a pas dépendu d’eux seuls qu’ils n’aient pas rendu de plus grands services à la cause de la civilisation universelle. Ils savaient que tout progrès est lent de sa nature même et qu’il est la conquête d’un travail assidu au lieu d’être l’œuvre violente d’une conquête. Ils ont donc laissé en Chine de grands souvenirs et je n’éprouve aucun embarras à le reconnaître en rendant cet hommage à la vérité.

De nombreuses années se sont écoulées depuis le jour où la liberté de l’enseignement a été donnée aux jésuites — en Chine — ; un long siècle a passé qui a soufflé sur le monde occidental comme un vent de tempête, déracinant les dynasties et les croyances, bouleversant les institutions, élevant de nouveaux trônes et fondant au milieu du cliquetis des armes et des tonnerres des canons, la civilisation actuelle qui semble être arrivée à l’apogée de son éclat, sans avoir pu cependant assurer le règne de la paix.

Un des résultats les plus brillants de cette grande tourmente a été l’ouverture de débouchés nombreux pour le commerce international dont le développement a été vraiment merveilleux. Tous les peuples ont pratiqué l’échange et rivalisé de zèle pour établir la supériorité de leurs produits. Les Expositions universelles ont récompensé tous ces efforts du travail, et parmi toutes les nations du monde accourues dans les diverses capitales de l’Europe, l’Empire du milieu a tenu un rang distingué.

Je n’ai pas à rappeler ici les circonstances politiques qui ont précédé l’établissement définitif des relations sociales entre la Chine et les peuples de l’Occident. Je n’en ai ni le droit ni le goût. J’ai déjà dit que, dans leurs conversations, les gens bien élevés ne discutaient pas des questions politiques, et ce livre n’a pas d’autre prétention que d’être une causerie en réponse aux questions qui m’ont été si souvent adressées.

Je n’ai pas non plus la pensée de dire mon opinion sur les caractères divers des étrangers qui vivent dans nos ports et qui convoitent, pour la plupart, une plus grande extension d’influence. Les uns et les autres apportent dans leurs relations, en l’exagérant outre mesure, l’esprit qui est particulier à leur race. Nous n’avons pas la faculté de leur donner le caractère qu’il nous plairait qu’ils eussent ; nous ne pouvons que souhaiter qu’ils nous aident à rendre plus faciles et plus durables les relations réciproques.

Au reste, parmi les étrangers, il en est qui ont mis au service de la Chine leurs lumières ou leurs connaissances pratiques et dont les efforts ont été couronnés de succès. La patience qu’ils ont apportée dans leur tâche bienfaisante et le tact dont ils ont fait preuve dans leurs premiers essais d’innovation, ont été les agents victorieux de leurs entreprises ; ils n’ont ni à regretter une opposition systématique des Chinois contre leurs tentatives, ni à se plaindre du mauvais vouloir de nos fonctionnaires. Ces regrets et ces plaintes n’ont généralement été exprimés que lorsqu’ils ont été motivés ; il me suffit de constater que ceux qui ont réussi ne les ont pas excités, ni n’en ont jamais témoigné.

Leurs œuvres sont debout : des arsenaux ont été fondés dans plusieurs de nos villes et de nos ports ; des mines ont été mises en exploitation ; un réseau de lignes télégraphiques relie diverses provinces de l’empire à la capitale ; des steamers, battant pavillon chinois, font le commerce le long de la côte et sur le cours de nos grands fleuves. Ce sont là des résultats qui font honneur à ceux qui ont contribué à les produire, et s’ils ne sont pas encore aussi complets qu’ils doivent être, ils attestent du moins qu’il y a eu un pas de fait dans la voie des entreprises industrielles. En outre, les livres de sciences, traduits en Chinois, se vulgarisent parmi nos populations qui n’auront plus peur du cheval de feu, quand il fera son apparition dans les campagnes.

Parmi les étrangers qui ont ouvert le sillon de la bonne semence, M. Prosper Giquel dont le nom est souvent prononcé en France, quand il s’agit des choses de la Chine, occupe une place marquante ; et, dans cet aperçu de l’influence exercée par la jeune Europe sur notre vieil empire, l’établissement qu’il a créé vient se présenter naturellement à ma pensée, je veux parler de l’arsenal de Fou-Tchéou. Cette œuvre a eu en effet un grand succès, et si je me plais à le mentionner ici, c’est moins pour rendre hommage à l’habileté professionnelle et à l’énergie de ceux qui l’ont créée et dirigée, qu’aux mesures administratives, établies avec une parfaite connaissance du caractère Chinois, grâce auxquelles un nombreux personnel d’Européens et d’Asiatiques a pu vivre en bonne intelligence. Les règlements qui ont amené ce résultat pourront servir de modèle chaque fois que des étrangers auront à fonder un établissement pour le compte de notre gouvernement ou de nos compatriotes.

Il ne suffit pas cependant, comme on pourrait être tenté de le croire, d’être animé de bonnes intentions pour trouver le succès en Chine. Là, comme partout ailleurs, s’applique le proverbe « aide-toi le ciel t’aidera ! » et s’il est besoin de le démontrer, la carrière de M. Giquel dans notre empire en est la meilleure preuve.

À son arrivée en Chine M. Giquel était officier de marine. Dès les premiers temps de son séjour il apprit la langue mandarine et se familiarisa avec nos mœurs et nos institutions. Dans les années 1862, 1863 et 1864 il prit une part importante dans la suppression de la rébellion des Taïpings, en organisant et en commandant avec plusieurs de ses camarades de la marine et de l’armée un corps franco-chinois dans la province de Tché-kiang. C’est ainsi qu’il mérita et ses premiers grades dans la hiérarchie chinoise, et les hautes amitiés qui le feront désigner plus tard au choix de l’empereur pour la création de l’arsenal de Fou-Tchéou. Des récompenses auxquelles tout le monde a applaudi l’ont élevé par la suite à des dignités qui ne se confèrent chez nous qu’aux fonctionnaires du rang le plus haut. Un arsenal est, dans le sens exact du mot, une manufacture ou un dépôt d’armes ou d’engins de guerre ; l’établissement de Fou-Tchéou ne fabrique ni poudre ni fusils, ni canons. C’est spécialement un ensemble de chantiers et d’usines affecté à des constructions navales, ayant pour but non seulement de livrer des navires de guerre, mais de tirer parti des richesses métallurgiques de la Chine. Par les écoles qui sont attachées aux travaux, par les cours que font des professeurs européens, l’arsenal est aussi une école d’application.

Les élèves qu’il a formés, et dont plusieurs ont terminé leur éducation en Europe, sont déjà des ingénieurs habiles, prêts à prendre la direction de plusieurs branches de l’industrie déjà créées ou à créer.

L’inauguration des travaux a eu lieu en 1867. J’étais trop jeune alors pour apprécier les difficultés d’une telle entreprise, et mes souvenirs ne donneraient pas la mesure exacte des efforts qu’ils ont coûtés. Mes lecteurs me sauront gré de citer ici un des passages du savant mémoire adressé par le directeur de l’Arsenal à la Société des ingénieurs civils de Paris.

« Au commencement de l’année 1867 quelques travaux préparatoires, tels que logements du personnel et magasins furent mis en train ; mais ce n’est guère qu’au mois d’octobre de cette même année, au retour d’un voyage que j’avais fait en France pour réunir le matériel et le personnel, que les travaux de l’arsenal proprement dit ont reçu leur impulsion réelle. Je me rappellerai toujours l’impression pénible que j’éprouvai, quand je me trouvai en face d’une rizière nue, sur laquelle il fallait faire surgir des ateliers. De l’outillage acheté en France, il ne nous était encore rien arrivé ; nous nous trouvions dans un port qui ne présentait aucune ressource, comme machines et outils européens. Il fallait pourtant se mettre à l’œuvre.

« Une petite cabane carrée, la seule qui se trouvât sur le terrain et dont je ne puis vous décrire l’usage, nous servit d’atelier des forges ; on y bâtit de suite deux feux, mis en train au moyen d’un soufflet chinois ; nous en tirâmes nos premiers clous.

» Avec des charpentiers indigènes nous construisîmes des sonnettes pour enfoncer des pieux et nous procédâmes à l’installation d’un chantier.

» Pendant ce temps, les remblais étaient vigoureusement poussés, au moyen de douze cents hommes. Car nous avions à élever notre terrain de 1m,80 pour le mettre au-dessus des hautes crues, et comme il fallait calmer l’impatience bien naturelle des Chinois qui demandaient à voir des résultats dans le plus bref délai, nous entreprîmes la construction d’une série d’ateliers en bois, sous lesquels furent placées une partie de nos machines-outils, au fur et à mesure qu’elles arrivèrent de France. Ces ateliers improvisés existent toujours, et l’arsenal présente ce spectacle, assez commun dans les créations nouvelles faites à l’étranger, de bâtiments construits à la hâte, à côté d’établissements définitifs, élevés avec un véritable luxe de matériaux et de main-d’œuvre. »

Tous les voyageurs qui ont passé à Fou-Tchéou et qui ont laissé des relations de leur voyage sont unanimes dans les éloges qu’ils ont décernés à l’institution de l’arsenal.

Les résultats ont dépassé les espérances. Mais ce qui n’a pas été assez loué, et ce qui a ici une grande valeur, c’est la bonne administration de cet établissement, l’ordre et l’harmonie qui n’ont pas cessé d’y régner entre les Européens et les Chinois. Ceux-ci avaient l’administration de l’arsenal et en réglaient la discipline sous la surveillance d’un comité composé de hauts dignitaires de l’empire ; les Européens avaient seuls assumé la direction des travaux et de l’instruction.

C’est grâce à ce système que la petite colonie française de l’arsenal dut de ne rencontrer toujours que des difficultés aplanies, et que les uns et les autres n’eurent qu’à se féliciter et de l’énergie déployée dans le contrôle et des progrès réalisés par l’enseignement.

« Notre pays peut, je le crois, dit M. Giquel dans le même mémoire que je citais plus haut, retirer quelques fruits de cette création ; la direction des travaux étant toute française, les chefs chinois sont à même d’apprécier nos méthodes de travail et nos procédés de fabrication. Les ateliers ont été organisés avec des machines-outils venant de France, et l’arsenal entretient avec notre industrie des relations suivies. L’instruction industrielle donnée aux élèves et aux apprentis étant également française, ceux-ci jetteront tout naturellement les yeux sur la France, lorsque les progrès réalisés en Chine leur feront désirer de sortir du cercle borné dans lequel ils sont encore restreints. »

… Ces paroles, où respire un patriotisme élevé, exempt d’ambitions stériles, peuvent être citées sans regrets par un Chinois.

Qui donc parmi nous ne battrait pas des mains en entendant ce noble langage, animé de cet amour vrai de la patrie qui lui fait l’hommage, comme d’un tribut, de toutes les peines patiemment supportées, de tous les efforts réalisés, et qui salue l’avenir comme une espérance et une source de bienfaits ? les institutions comme celle de l’arsenal de Fou-Tchéou sont grandes, parce qu’elles créent des rivalités civilisatrices, et seules préparent le triomphe des idées généreuses qui rendent les peuples plus unis. C’est d’elles et par elles seulement que naîtra le progrès.




fin



TABLE



  1. La beauté de la favorite avait enflammé les envieuses convoitises d’un puissant voisin. Pour empêcher la guerre, l’empereur fut obligé de sacrifier sa favorite.