Les Chinois peints par eux-mêmes/Avant-propos

Calmann Levy (p. i-x).


AVANT-PROPOS


Dix années de séjour en Europe m’ont permis de juger que, de tous les pays de la terre, la Chine est le plus imparfaitement connu.

Ce n’est cependant pas la curiosité qui fait défaut !

Tout ce qui vient de la Chine a un attrait particulier ; un rien, une petite tasse de porcelaine transparente, même un éventail, sont regardés comme des objets précieux. — Cela vient de la Chine !

Il semblerait, à voir ces étonnements, que nous soyons un peuple en volière, une espèce d’êtres savants faisant des choses merveilleuses, — comme les hommes ! On nous mettrait volontiers dans la lanterne magique, et chacun sait le boniment qui nous y accompagnerait ! Entre les petits Chinois qui nagent dans le sirop, comme les prunes, et les grands Chinois qui s’ébahissent sur les paravents, il y a assez de place pour nos quatre cents millions d’habitants. C’est tout ce qu’on sait de notre Chine !

Je n’ai pas besoin de dire quelles ont dû être mes stupéfactions, au fur et à mesure que je m’introduisais plus avant dans les mœurs de l’Occident. Non seulement les questions qui m’ont été posées révélaient la plus étrange ignorance, mais les livres mêmes qui avaient la prétention de revenir de Chine racontaient les choses les plus extravagantes.

Si l’on se contentait de dire que nous sommes des mangeurs de chiens, et que nous servons à nos hôtes des œufs de serpent et des rôtis de lézard, passe encore ! Je ne verrais pas non plus un grand inconvénient à ce qu’on prétendît que nous sommes des polygames, — il y en a tant d’autres, — et que nous donnons nos enfants, nos chers petits enfants ! en nourriture à des animaux… dont le nom m’échappe en français. Il y a des excentricités d’une telle nature qu’il est inutile de s’en alarmer ; il suffit de rétablir la vérité.

En toutes choses, il y a le vraisemblable et l’invraisemblable ; et il faut savoir distinguer entre les enfantillages et les choses sérieuses ; entre l’erreur et le parti pris.

Je n’ai pas tardé à reconnaître que c’était le parti pris qui entraînait l’erreur ; et je me suis promis, lorsque j’en serais un peu capable, de donner mes impressions personnelles sur la Chine, croyant que ma qualité de Chinois serait au moins aussi avantageuse que celle de voyageur pour remplir ce but.

Rien n’est plus imparfait qu’un carnet de voyage ; le premier imbécile venu représente à lui seul toute la nation dont on prétend retracer les mœurs. Une conversation avec un déclassé est un document précieux pour un voyageur. Un mécontent se fera l’interprète de ses rancunes et jettera le mépris sur sa propre classe. Toutes les notes seront faussées ; il n’y aura rien d’exact.

C’est vraiment naïveté de ma part d’insister ! Les Occidentaux se connaissent-ils entre eux ? Dans un même pays n’existe-t-il pas des contrées inconnues, des régions incertaines ? les mœurs ne sont-elles pas variables comme les caractères, et, pour certains détails, n’y a-t-il pas un point précis où le silence accueille l’interrogation ? Les mœurs représentent la résultante de tous les souvenirs du passé ; c’est l’œuvre lente de tous les siècles qui se sont écoulés là même où vous voulez porter votre attention ; et, pour comprendre, il vous faut connaître cette longue suite de traditions, sinon vous allez à l’aventure, comme un joueur d’orgue, et votre récit n’a aucune autorité.

Il faut bien le dire, souvent le livre est fait avant le voyage, par cette seule cause que le but du voyage est le livre qui sera publié. On s’en va pour chercher trois cents pages d’impression : il s’agit bien de la vérité ! Au contraire ; ce qui doit assurer le succès du livre, c’est l’étrange, l’horrible, les plaies hideuses, les scandales ; ou bien les coutumes les plus dégoûtantes.

Mais montrer la vie simple qui s’écoule au foyer de la famille ; étudier la langue pour méditer sur les traditions ; vivre de la vie de chaque jour, en mandarin avec les mandarins ; en lettré avec les lettrés ; en ouvrier avec les ouvriers ; en un mot, en Chinois avec les Chinois, ce serait vraiment se donner trop de mal pour un livre !

En vérité, ne sont-ce pas là les conditions qu’il est indispensable de remplir pour espérer donner quelques renseignements qui aient de la valeur ? N’est-il donc plus nécessaire d’apprendre pour savoir ?

Je prêche des convertis ; la chose est trop évidente. Le voyageur qui rencontre un géant inscrira sur ses notes : « Les peuples de ces contrées lointaines sont d’une haute taille. » Apercevra-t-il, au contraire, un nain, il écrira : « Dans ces contrées on ne voit que des nains ; on se croirait dans le pays décrit par Gulliver. » Il en est des mœurs comme des faits. Constate-t-on un cas d’infanticide ? vite le carnet : « Ces gens sont des barbares ! » Apprend-on qu’un mandarin a failli à l’honneur ? encore le carnet : « Le mandarinat est avili ! » Ce n’est pas plus difficile, et c’est ainsi que s’écrit l’histoire, conformément au proverbe connu : A beau mentir qui vient de loin !

Je suis d’avis que les nations civilisées devraient instituer une académie qui aurait pour mission de contrôler les livres d’impressions de voyages et, en général, toutes les publications qui se rapportent aux mœurs, aux principes de gouvernement, aux lois d’un pays. Il ne devrait pas être permis de fausser la vérité, sous prétexte de spéculation, ou, du moins, puisque tous les droits sont facultatifs, il devrait y avoir un index qui signalerait tel livre comme menteur ou tel autre comme sincère. L’honnêteté de l’écrivain est une qualité qu’il serait moins difficile de désirer, puisque les efforts que chacun tenterait pour dire vrai seraient reconnus, estimés et récompensés. Pourquoi n’établirait-on pas un cordon sanitaire contre la calomnie ?

Je me suis proposé, dans ce livre, de représenter la Chine telle qu’elle est, de décrire les mœurs chinoises, avec la connaissance que j’en ai, mais avec l’esprit et le goût européens.

J’ai voulu mettre mon expérience native au service de mon expérience acquise ; en un mot, je pense comme un Européen qui aurait appris tout ce que je sais de la Chine, et qui se plairait à établir entre les civilisations de l’Occident et de l’extrême-Orient les comparaisons et les rapprochements auxquels cette étude peut donner lieu.

Si je passe en revue l’éducation et la famille, on reconnaîtra que je n’ignore pas quelles en sont les organisations en Europe. Mon lecteur m’accompagnera, il entrera avec moi, je le présenterai à mes amis et il partagera nos plaisirs. Je lui ouvrirai nos livres, je lui apprendrai notre langue, il parcourra nos coutumes. Puis, nous irons ensemble dans les provinces ; pendant la route nous causerons en français, en anglais, en allemand ; nous parlerons de sa patrie, de ceux qui attendent son retour. Nous charmerons nos soirées en feuilletant nos poètes, et il sentira l’émotion le gagner quand il entendra l’harmonie de nos vers unie à la profondeur des sentiments. Alors il se fera une autre idée de notre civilisation : il en aimera ce qu’elle a d’élevé et de juste ; et, s’il a des critiques à faire, il se rappellera que rien n’est parfait dans le monde et qu’il faut toujours espérer en un avenir meilleur.

Qui sait s’il n’osera plus me révéler toute sa pensée, quand je lui aurai ouvert toutes grandes les portes de mon hospitalité ! mais il me suffira qu’il n’ait pas que du dédain !

Çà et là on trouvera des critiques sur les mœurs de l’Occident. Il ne faut pas oublier que je tiens une plume et non un pinceau, et que j’ai appris la manière de penser et d’écrire à l’européenne.

Les critiques sont, en effet, le sel du discours ; on ne peut pas toujours admirer, et, de temps à autre, on se plaît à penser comme ce paysan qui en voulait à Aristide parce qu’il était fatigué de l’entendre appeler « le Juste ».

On ne peut pas éternellement louer sans devenir banal, et je me suis efforcé de ne pas l’être.

Donc mon lecteur voudra bien se rappeler que toutes mes critiques n’auront pas d’autre importance : elles donneront plus de mouvement au style que je m’excuse de présenter avec ses imperfections, et qui n’a d’autre ambition que d’être clair.

J’ai cherché à instruire et à plaire, et, si parfois je me laisse entraîner par le sujet jusqu’à affirmer mon amour pour mon pays, j’en demande pardon, d’avance, à tous ceux qui aiment leur patrie.