Les Chinois peints par eux-mêmes/Orient et Occident

Calmann Levy (p. 262-278).


ORIENT ET OCCIDENT


La plupart des inventions célèbres qui ont changé les civilisations et créé les révolutions dans les idées n’appartiennent généralement pas aux nations qui en sont favorisées.

Il est de fait qu’une idée aussitôt exprimée appartient à l’humanité. On comprend cependant qu’un peuple soit fier de ses découvertes quand elles définissent un progrès.

Les applications diverses de la vapeur et de l’électricité sont de merveilleuses inventions auxquelles ont concouru toutes les nations de l’Occident. Mais il est d’autres découvertes non moins précieuses qui proviennent de sources souvent très lointaines dont on ne peut remonter le cours jusqu’à leur origine.

Telles sont les sciences exactes qu’aucun pays de l’Occident ne peut se vanter d’avoir créées ; tels sont les caractères alphabétiques qui ont servi à écrire les sons ; tels sont les beaux-arts qui ont eu leurs chefs-d’œuvre dans l’antiquité la plus reculée ; telles sont aussi les langues modernes elles-mêmes qui doivent leurs radicaux à une commune origine, le sanscrit ; telles sont les propriétés du magnétisme importées de l’Orient et qui ont permis de créer l’art de la navigation ; tels sont les genres littéraires qui tous, sans excepter un seul, ont été créés dans le monde ancien. La poésie et toutes ses formes d’inspiration, depuis l’épopée jusqu’à l’idylle, le drame et la comédie, l’art oratoire, la fable, la métaphysique et toutes ses branches, la législation, la politique et ses nombreuses institutions, sont autant de genres représentés par des chefs-d’œuvre plus de deux mille ans avant le grand siècle de Louis XIV !

Les nations occidentales étaient plongées, il y a au moins six cents ans, dans les ténèbres de l’ignorance. Plusieurs parmi elles n’étaient pas fondées, et telle qui resplendit aujourd’hui de tout l’éclat de la renommée n’était qu’une imperceptible puissance.

Ces remarques sont curieuses à faire : elles sont surtout importantes pour un Chinois qui a bien quelque droit de jeter sa poignée de merveilles dans la balance universelle où s’estiment tous les services rendus à l’humanité.

Si l’on veut bien considérer le peu de rapports que nous avons eus avec les autres peuples, il faudra cependant convenir qu’il est au moins surprenant que nous ayons connu tout ce que nous connaissons. On s’accorde généralement à dire qu’à l’exception de l’astronomie et de la géographie toutes les autres sciences que nous possédons sont le résultat de nos propres investigations ; et, alors qu’il n’existe aucun peuple sur le globe terrestre qui puisse revendiquer comme un droit la propriété d’un système de civilisation, qui puisse prétendre s’être formé de lui-même, et être, en un mot, original, nous seuls nous pouvons nous parer de cette gloire. Nous n’avons imité personne ; il n’existe de civilisation chinoise qu’en Chine !

Si on étudie notre théâtre, par exemple, on le reconnaîtra original comme celui des Grecs.

J’espère avoir prochainement le loisir d’en faire connaître les principales œuvres, quoique des savants érudits, Stanislas Julien entre autres, en aient publié divers fragments. Mais ces travaux ne sont pas suffisants pour fixer le génie particulier de notre école littéraire qui excelle dans beaucoup de genres et qui fournirait d’amples matières à l’étude des Occidentaux.

Ce qu’il m’importe de faire remarquer dès maintenant, et j’en conçois la raison depuis que je me suis donné le plaisir d’étudier les littératures de l’Europe et leurs histoires, c’est que nous formons un monde à part dans l’univers terrestre et que la seule question qui se dresse devant l’esprit attentif est de savoir s’il n’a pas existé entre notre Orient et l’Occident une civilisation type qui ait étendu ses rameaux dans un sens ou dans l’autre, ou bien, en employant une autre figure, n’aurait-il pas existé une source commune jaillissant des divers sommets d’une crête de montagnes, sorte de ligne de partage, et se répandant sur deux versants opposés vers l’Orient et vers l’Occident ?

Cette hypothèse peut être acceptée ; à moins qu’on ne suppose que les diverses tribus composant la race humaine, dispersées à la suite de quelque grand cataclysme, se sont successivement élevées par les efforts continus du travail, amassant péniblement tous les trésors de la science et parvenant ainsi, par une suite non interrompue de progrès, jusqu’à un état stable et défini.

Je ne vois que ces deux manières d’interpréter notre destinée : ou le monde humain établi dans ses demeures respectives, éclairé subitement par une connaissance révélée et mise en possession de toutes les forces actives de l’intelligence : ou le monde humain cherchant à tâtons, isolément, le chemin qui le conduira dans une contrée favorable, pour y élire domicile et y préparer son avenir.

Telles sont les deux seules hypothèses plausibles, et je ne puis dire à laquelle donner la préférence. S'il est vrai que la civilisation acquise actuellement a été le résultat du labeur incessant de la race humaine, que de siècles ont dû s'écouler avant de produire un chant d'Homère ou un livre de Confucius ! que d'existences ont dû peser sur la terre avant les premiers essais de civilisation ! que de sons ont dû frapper les échos avant de fonder toutes ces langues régulièrement construites, ces grammaires savantes, ces formes si multiples de la poésie et de la littérature ! L'esprit se prend de vertige à contempler l'immensité de ces travaux !

S'il en est ainsi, pourquoi donc cette similitude de découvertes correspondant à des besoins identiques ; et pourquoi ces différences si marquées dans les langues, c'est-à-dire dans l'expression de la pensée qui est le propre de l'homme ? Certes on reconnaît çà et là des traits de ressemblance ; mais ces traits sont épars, et il semble qu'une volonté mystérieuse ait pris plaisir à emmêler tous les fils qui auraient pu faire retrouver la trace suivie par le genre humain.

Quoi qu’il en soit, je m’estimerais satisfait si de l’étude et de la comparaison de nos sources nous pouvions arriver à éclairer le monde lointain des souvenirs et à reconstituer la généalogie de l’humanité. La science ne pourra-t-elle donc jamais jeter aux hommes cette grande parole de paix : Vous êtes frères !

La civilisation du monde occidental est, si je puis m’expliquer ainsi, une nouvelle édition, revue et corrigée, des civilisations antérieures. La nôtre a subi sans doute bien des éditions ; mais nous la trouvons suffisamment corrigée, et dans tous les cas nous n’avons pas d’éditeur qui songe à en préparer une nouvelle.

Il semble que le système consistant à améliorer sans cesse, suivant le précepte du grand lettré Boileau :


Vingt fois, sur le métier, remettez votre ouvrage


soit plus rationnel. On nous fait volontiers ce reproche : « Pourquoi restez-vous stationnaires ? » Eh ! quand on est bien ou aussi bien que possible, est-on sûr, en changeant le présent, d’obtenir un meilleur avenir ? That is the question ! Le mieux, dit-on, est l’ennemi du bien ; et la sagesse consiste à savoir se borner.

Je n’en veux nullement à la civilisation moderne que je trouve agréable ; mais le désir des nouveautés est-il un moyen de tendre au progrès vrai ? Est-on dans le vrai, lorsqu’on suppose que le progrès consiste dans le changement ? C’est là une question de thèse qui aurait ses partisans et ses adversaires et que je ne me hasarderai pas à discuter. Ce que je me bornerai à dire, quant à présent, c’est que nous connaissons la poudre depuis longtemps — on nous fait l’honneur d’admettre que nous avons inventé la poudre — , mais, c’est en ceci que nous différons d’opinions avec nos frères d’Occident, nous ne l’avons employée que pour faire des feux d’artifices ; et sans les circonstances qui nous ont fait faire la connaissance des Occidentaux, nous ne l’aurions pas appliquée aux armes à feu. Ce sont les jésuites qui nous ont appris l’art de fondre des canons ! Ite, docete omnes gentes …..

Nous réclamons aussi la priorité pour l’invention de l’imprimerie. Le question n’est plus mise en doute par personne qu’au Xe siècle l’art de la typographie fut connu et appliqué en Chine. Y aurait-il donc une si grande difficulté à admettre que le principe de cette invention merveilleuse ait pénétré vers l’Occident par la voie de la mer Rouge ou de l’Asie Mineure ? Je ne le crois pas. J’en dirai autant des propriétés de l’aiguille aimantée ; tous les travaux d’érudition qui ont été entrepris à ce sujet, et ils sont nombreux, établissent l’antiquité de cette précieuse découverte et nous l’attribuent. Il est avéré que les Arabes se servaient du compas de mer à l’époque des croisades, et qu’il a été transmis aux croisés qui l’ont rapporté en Occident. En Chine, la propriété de l’aiguille aimantée remonte à une haute antiquité. On trouve dans un dictionnaire chinois, écrit l’an 121 de l’ère chrétienne, cette définition du mot aimant : pierre avec laquelle on peut imprimer une direction à l’aiguille, — et un siècle plus tard nos livres expliquent l’usage du compas.

Ce sont là des question de détail qui n’ont en elles-mêmes qu’un intérêt relatif, mais qui me permettent de fonder sur des bases certaines l’opinion si contestée que nous soyons autre chose que des naïfs, quand nous nous refusons à admettre le système des changements. Voilà déjà à notre actif : la poudre, l’imprimerie, la boussole ; et je pourrai y adjoindre la soie et la porcelaine, qui certes sont de magnifiques inventions de notre industrie et qui suffiraient à nous assigner un rang parmi les nations civilisées.

Il faut actuellement conclure que, si dans l’ordre des découvertes éminemment utiles nous avons conquis une place distinguée, nous pouvons aussi avoir apporté dans nos institutions et nos lois le même esprit pratique et obtenu des résultats suffisamment parfaits pour ne pas désirer de les voir changer, sous prétexte de savoir ce qu’il en adviendrait.

Il existe donc, sans contestation, une civilisation humaine dont les monuments remontent à une époque où le monde occidental n’existait pas ; civilisation contemporaine des dynasties célèbres de l’Egypte et des patriarchies de Chaldée, s’étant fondée elle-même dès les premiers âges de l’humanité et n’ayant plus varié depuis plus de mille ans. Tel est le fait historique.

Nos relations avec les peuples avoisinant nos frontières n’ont pas laissé de traces dans leur histoire. Pour la première fois Arrien parle des Chinois comme des peuples ayant exporté les soies écrues et manufacturées qu’on apportait par la voie de Bactres, vers l’ouest. C’est le seul renseignement un peu ancien, mais moderne pour nous, qui mentionne notre existence au peuple Romain, le maître du monde ! Il paraît démontré que les Romains n’ont eu aucun rapport avec les peuples de notre empire. Notre histoire mentionne seulement une ambassade chinoise qui fut envoyée sous la dynastie de Han, l’an 94 de l’ère chrétienne, dans le but de chercher à nouer quelques relations avec le monde occidental. Cette ambassade atteignit l’Arabie et en rapporta un usage qui fut sans doute très apprécié puisqu’il fut immédiatement adopté : c’est celui des eunuques. C’est là, je crois, la seule allusion que fasse notre histoire aux relations de la Chine avec les peuples étrangers.

Cependant, si les habitants du Céleste empire n’ont jamais franchi les limites de leur territoire pour entreprendre des voyages dans les lointains pays de l’Ouest, ou si tout au moins le souvenir n’en a pas été conservé par l’histoire, il est un fait incontestable, c’est que des peuples étrangers sont venus s’installer chez nous et que, même actuellement, il existe des descendants de ces anciennes tribus errantes.

Parmi elles se trouvent les Juifs qui émigrèrent dans nos foyers deux cents ans avant l’ère chrétienne, sous la dynastie des Han, c’est-à-dire à une des époques les plus florissantes de l’empire.

C’est un Jésuite qui a fait, au XVIIIe siècle dernier, la découverte de cette colonie juive et la relation qu’il a écrite à ce sujet mérite d’être rapportée.

« Pour ce qui concerne ceux qu’on nomme ici Thiao-Kin-Kiao (la secte qui arrache les nerfs), il y a deux ans, je voulais la visiter, dans l’idée qu’ils étaient Juifs et dans l’espérance de trouver parmi eux l’ancien testament. Je leur fis des protestations d’amitié auxquelles ils répondirent immédiatement : ils eurent même la courtoisie de me venir voir. Je leur rendis leur visite dans le Li-paï-ssé qui est leur synagogue et où ils étaient rassemblés ; ce fut là que j’eus de longs entretiens avec eux.

» J’examinai leurs inscriptions dont quelques-unes sont en Chinois et d’autres dans leur propre langue. Ils me montrèrent leurs livres religieux et me permirent de pénétrer jusque dans l’endroit le plus secret de leur temple, dans celui-là même d’où le vulgaire est exclu. Il y a un lieu réservé pour le chef de la synagogue qui n’y entre jamais qu’avec un profond respect.

» Ils me dirent que leurs ancêtres étaient venus d’un royaume de l’Ouest, appelé le royaume de Juda conquis par Josué, après qu’il eut quitté l’Égypte, passé la mer Rouge et traversé le désert ; que les Juifs qui émigrèrent d’Égypte étaient au nombre de six cent mille. Ils m’assurèrent que leur alphabet avait trente-sept lettres, mais qu’ils n’en employaient ordinairement que vingt-deux ; ce qui s’accorde avec le témoignage de saint Jérôme, portant que l’Hébreu a vingt-deux lettres dont deux sont doubles.

» Quand ils lisent la bible dans leur synagogue, ils se couvrent la figure d’un voile transparent, en mémoire de Moïse qui descendit de la montagne le visage ainsi voilé, lorsqu’il donna le Décalogue à son peuple. Ils font la lecture d’une section tous les jours de sabbath. Les Juifs de la Chine, comme ceux de l’Europe, lisent donc la Loi dans le cours d’une année.

Ils me parlèrent d’une manière fort insensée du paradis et de l’enfer. Quand je les entretins du Messie promis dans les Écritures, il se montrèrent très surpris de mes paroles ; et lorsque je les informai que son nom était Jésus, il répondirent que la Bible faisait mention d’un saint homme nommé Jésus, lequel était fils de Sirach ; mais qu’ils ne connaissaient pas le Jésus dont je parlais. »

Voilà donc un souvenir authentique qui a deux mille ans de date ! On ne voit que dans la nation juive un tel attachement à la nationalité !

Prenez les peuples que vous voudrez : au bout de quatre ou cinq générations ils seront complètement naturalisés : les Juifs, jamais ! ils restent ce qu’ils sont partout où ils vont, attachés a leur religion, à leur caractère, à leurs coutumes ; et ce n’est pas un fait sans importance au point de vue de l’histoire générale que le maintien permanent d’une espèce particulière au milieu d’un peuple de 400 millions d’habitants.

Il est certain que, dans les bouleversements qui suivirent les grandes invasions, beaucoup de tribus, débris de peuples d’antique race, sont venues chercher un abri dans nos paisibles contrées. Il faudrait étudier les pratiques religieuses locales, observer certaines coutumes, faire des recherches minutieuses sur les caractères, et sans aucun doute on arriverait à mettre en lumière des faits intéressants pour l’histoire de l’antiquité.

L’introduction du christianisme n’a pas laissé chez nous de date précise. Tous les peuples cependant paraissent avoir été évangélisés par les apôtres dès les premiers siècles de l’ère chrétienne. Les jésuites ont prétendu que le christianisme fut prêché en Chine au VIe siècle par des évêques Nestoriens. Mais ces faits ne sont pas très certains. Il en est de même de l’opinion relative à la présence de saint Thomas dans nos contrées. Il y a eu certainement, de très bonne heure, une mission chrétienne en Chine : car on ne peut pas attribuer au hasard seul l’identité de certaines cérémonies bouddhistes avec les cérémonies du culte catholique. Quoi qu’il en soit, au XIIIe siècle, des églises chrétiennes existaient à Nanking et le fait est consigné dans les récits du célèbre voyageur vénitien, Marco Polo.

C’est à dater du VIIIe siècle que le voile qui couvre le monde de la Chine est levé : c’est le siècle des relations de l’empire avec les Arabes et c’est de cette époque que date véritablement notre naissance historique dans le monde.

Les relations écrites du séjour des Arabes dans nos contrées, relations écrites par eux-mêmes et dont il existe des traductions, témoignent de la prospérité de notre empire et obligent à admettre qu’il y a juste mille ans la Chine jouissait d’une brillante civilisation.

Il est vraisemblable de supposer que les Arabes apprirent nos arts et s’approprièrent nos découvertes qui parvinrent ensuite dans les contrées occidentales où elles furent perfectionnées.

C’est du moins une opinion que je crois avoir clairement démontrée.