Les Chinois peints par eux-mêmes/L’œuvre de la Sainte-Enfance

Calmann Levy (p. 174-180).


L’ŒUVRE DE LA SAINTE-ENFANCE


Une formule, célèbre en Europe, a vanté l’art de mentir : « Mentez, mentez, il en restera toujours quelque chose ! » On ne peut pas donner de meilleure preuve de la vérité de ce principe que l’opinion qui s’est faite en France sur le sort de certains petits Chinois que leurs cruels parents jetaient aux immondices et abandonnaient à la voracité d’animaux domestiques, hôtes ordinaires de la fange.

En soi, cette œuvre de la Sainte-Enfance a un caractère si touchant, quand au nom de l’enfance misérable on réunit les petits sous de l’enfance heureuse, ces sous qui représentent les friandises inutiles et qui deviennent un trésor, qu’on ne peut s’empêcher d’admirer et de croire à la fable. Ces pauvres petits Chinois jetés aux... Quelle imagination perfide a pu inventer une pareille infamie !

Certainement, dans bien des esprits, cette opinion n’a pas été conservée : car bon nombre de voyageurs qui ont visité ces contrées de l’extrême Orient ont démenti cette calomnie outrageante ; mais l’œuvre continue toujours à prospérer en Chine et on pourrait s’imaginer qu’il en est de même de la cause.

Il m’est arrivé, à moi personnellement, dans Paris, d’entendre derrière moi une vieille dame qui disait en me désignant : « Voilà un Chinois ; qui sait si ce ne sont pas mes sous qui l’ont acheté ? » Elle n’avait pas, fort heureusement pour moi, son titre de propriété très en règle ; sans quoi j’eusse été sans doute exposé à lui payer l’intérêt de ses sous : toute bonne action ne doit-elle pas rapporter ? Quoi qu’il en soit, j’ai retenu le propos ; on n’a pas toujours d’aussi bonne fortune.

Il est de fait que l’amour des parents pour les enfants est le même dans tout l’univers. Cet amour est inné, et les Chinois ne font pas exception à cette règle. Qu’il existe des créatures dénaturées qui abandonnent, dans un moment d’oubli de soi-même, ou pour détruire la preuve d’une faute, le pauvre petit être qui vient de naître, c’est un crime que tous les codes punissent et qui est aussi fréquent en Europe qu’en Chine. La misère, le vice conduisent aux mêmes conséquences.

On s’explique, dit-on, l’abandon des enfants en Chine, parce qu’ils sont extrêmement nombreux et que la misère est très grande. Cet argument est essentiellement faux : la misère n’est pas aussi grande qu’on veut bien le dire, et il existe un grand nombre de moyens de protéger l’enfance contre la misère.

En premier lieu les lois punissent les infanticides comme un assassinat commis sur les proches parents, — de plus, l’État subventionne les établissements d’assistance publique pour secourir les enfants abandonnés. Il y a, en outre, des institutions de bienfaisance fondées par des particuliers et dans lesquels l’enfance abandonnée trouve un asile et une protection.

Non seulement ces établissements ont reçu une attribution spéciale définie par leurs règlements, mais ces mêmes règlements déterminent des récompenses pour les sages-femmes qui auraient apporté un enfant trouvé ou déclaré un crime d’infanticide.

Les textes de nos lois sont extrêmement sévères et lorsqu’un crime semblable a été commis, non seulement les auteurs du crime sont punis, mais même le chef de la famille et les voisins, l’un comme responsable, les autres comme complices.

Ainsi que je l’ai établi dans les chapitres qui précèdent, l’accroissement de la famille n’est pas considéré comme un malheur. Les enfants du sexe masculin en sont l’honneur en ce qu’ils sont les continuateurs de la famille.

Il est rare qu’on entende parler d’infanticides dans les villes où les ressources de l’existence sont plus abondantes que dans les campagnes. Mais dans celles-ci certaines coutumes existent qui favorisent l’éducation des enfants, surtout des filles. Dans toutes les familles, dès qu’il naît un enfant mâle, la coutume est de lui choisir celle qui sera un jour sa femme. On prend alors dans une famille voisine une petite fille qui est élevée en même temps que son futur mari et dans la même maison. Elle est élevée comme si elle appartenait à la famille.

Il existe encore pour les parents pauvres un autre moyen d’échapper à la misère et de protéger l’existence de leurs enfants du sexe féminin : C’est la vente de l’enfant à une famille riche dans laquelle elle servira comme domestique.

Ce terme de vente choque les oreilles délicates et sent quelque peu l’esclavage : mais il ne faut pas s’arrêter au mot. Les enfants vendues sont élevées par la famille qui les achète et les emploie à son service jusqu’à leur majorité. Elles sont alors dotées, puis mariées, et elles deviennent libres. Ces femmes qui furent des enfants vendues peuvent recevoir tous les droits que confère la maternité, et leur origine n’est pas une tache humiliante.

Ce sont là des usages qu’il faut accepter et ne pas blâmer parce qu’ils viennent en aide à la famille trop nombreuse et qu’ils favorisent même l’accroissement de la famille.

Il existe des familles en grand nombre qui conservent avec elles tous leurs enfants, et leur prodiguent les plus tendres soins. La mère qui travaille aux champs en porte deux sur elle pendant qu’elle se penche péniblement vers la terre. Ils sont attachés, l’un sur ses épaules, l’autre dans les plis de sa robe, et ils sourient aux oiseaux qui voltigent autour d’eux pendant que la pauvre mère poursuit son pénible labeur.

Dans les villes flottantes, j’ai même vu des enfants attachés dans des paniers, attendant le retour de leur mère. — Hélas ! la pauvreté a ses dangers : mais pourquoi n’aurait-elle pas ses dévouements comme la richesse à qui tout est facile ?

Les missionnaires ont fondé des hôpitaux et des écoles avec les sommes provenant de la moisson des petits sous. Ces établissements rendent de grands services à la classe pauvre et je n’ai pas à critiquer une œuvre qui fait le bien.