Les Chinois peints par eux-mêmes/Le culte des ancêtres

Calmann Levy (p. 167-173).


LE CULTE DES ANCÊTRES


Parmi les croyances qui tiennent le plus au cœur des Chinois il faut citer en première ligne celle qui se rattache au culte des ancêtres. C’est la base même de la vie morale en Chine.

Honorer les ancêtres, leur rendre un culte, est un devoir aussi important que celui de la prière chez les chrétiens. Il n’en existe pas de plus grand ni de plus populaire.

Chaque famille honore ses ancêtres. Leurs noms sont inscrits sur des tablettes qui portent en même temps la mention des services rendus par chacun d’eux et les titres qu’ils ont obtenus de leur vivant. Ces tablettes sont placées dans l’ordre de la filiation de manière à représenter une sorte d’arbre généalogique et, selon la fortune des familles, le monument des ancêtres peut recevoir les proportions magnifiques d’un temple, où réside éternellement, comme un feu sacré, l’âme de la famille. Ce temple est la demeure des ancêtres, et c’est là qu’à des dates fixes tous les membres de la famille se réunissent pour honorer ceux qui ne sont plus et donner à leur mémoire l’hommage de la reconnaissance.

Ce culte existe dans toute la Chine, dans les plus humbles comme dans les plus opulentes familles. Il constitue l’honneur même de la famille.

J’éprouve une certaine gêne à faire connaître ces mœurs et à en faire l’éloge dans la société européenne où elles sont absolument opposées à l’idée que l’on se fait des ancêtres ; et je dois m’excuser pour la hardiesse de notre opinion relative à la constitution de la famille qui est considérée comme formée et de ses membres vivants et des âmes de ceux qui sont morts.

La mort ne brise pas le pacte de l’amour dans la famille : elle le divinise en quelque sorte ; elle le rend sacré. Les morts ne sont pas oubliés.

L’oubli pour les morts c’est une loi en Occident. Peu y contredisent ; et à part les familles où par vanité, dit-on, il faudrait dire par un noble orgueil, on conserve la mémoire de ceux qui ont illustré le nom dans les grandes charges de l’État, on ne sait généralement rien des aïeux au delà de trois générations. L’aïeul, c’est-à-dire, le père du grand-père est l’X de la famille ; et, quant aux grand’mères, la nuit qui les enveloppe est encore plus obscure.

J’ai entendu traiter ce sujet avec une désinvolture qui m’a intéressé : car c’est un côté vraiment intéressant de l’histoire de la civilisation moderne qui use tout, consume tout, ridiculise tout, j’allais dire, même ce qui est sacré ! c’est un reste de simplicité.

Les ancêtres s’appellent les vieux, et il faut ajouter à ce mot un sens qui n’est pas dans la grammaire. Pauvres vieux, en effet, moins chers que les tapisseries antiques qui décorent les escaliers somptueux des hôtels neufs ; dont le souvenir a moins de prix qu’un bahut moisi, ou que des faïences fêlées, et dont les noms à demi effacés sur les pierres tombales des cimetières ne sont reconnus par personne. Ils sont entrés dans le néant !

J’ai visité les cimetières, ces villes des morts, tristes comme des lieux maudits. Les immortelles noircies par le temps jonchent les tombes anciennes qui ne connaissent plus les fleurs nouvelles. Ah ! j’exècre ces immortelles, ces fleurs sans parfum et sans fraîcheur, qui ne se fanent pas et qui symbolisent l’hypocrisie du souvenir. Elles dispensent de revenir ! Les roses, elles, ne vivent que l’espace d’un matin…

Nous portons nos morts dans les champs, sur les collines qui entourent les villes, aussi haut que nous le pouvons, plus près du ciel ; et les tombes que nous élevons à la mémoire de nos vieux y resteront indéfiniment, au milieu de la nature immortelle. Les morts dorment en paix !

Cependant j’ai lu que les morts étaient honorés en Occident : oui, il est vrai, j’ai vu de somptueuses funérailles et des deuils superbes ; j’ai vu, le jour de la fête des Morts, la foule encombrer les cimetières ; mais qu’ils sont peu nombreux les vivants auprès de la grande foule des morts dont le souvenir n’a pas duré ! Le culte des morts va-t-il plus loin que le bout de l’an ? peut-être pas !

Les cérémonies concernant le culte des ancêtres ont lieu, en Chine, chaque année au printemps et à l’automne. Ces cérémonies ont pour caractère particulier la reconnaissance et se font avec une grande solennité. Ces anniversaires sont l’occasion de réunions de famille et ont déjà cette heureuse influence qui a son bon côté.

Dans les familles fortunées, le temple des ancêtres est assez vaste pour contenir des appartements où sont reçus les membres de la famille qui n’habitent pas la même ville. On y voit même des salles disposées pour servir d’école, et comme les temples sont généralement construits à la campagne, ils servent quelquefois, pendant l’été, de villas de plaisance. Dans les familles nombreuses, on s’y réunit souvent ; ainsi aux fêtes du mariage, et à l’époque des examens.

Toutes les joies de la famille se passent en famille, c’est-à-dire au milieu de ses ancêtres, et chez eux. Ce sont des absents qui ne sont pas oubliés.

Ces usages sont les mêmes dans toutes les provinces de la Chine. Dans chaque village, où presque tous les habitants sont parents, on voit des chapelles dédiées aux ancêtres. C’est notre clocher.

L’empereur honore le fonctionnaire qui a rempli avec dévouement et intelligence les hautes charges qui lui ont été confiées durant sa vie — non pas en lui élevant une statue — mais un temple où sa postérité célébrera le culte des ancêtres. Aux époques anniversaires, ces cérémonies se font non seulement en présence des membres de la famille, mais l’empereur y envoie des délégués qui le représentent. Ce temple porte en inscription le nom et les titres du fonctionnaire défunt et rappelle les services éminents qu’il a rendus à l’État.

Cet honneur ne s’accorde que rarement : c’est le bâton de maréchal de la famille.