Les Chinois peints par eux-mêmes/Les plaisirs

Calmann Levy (p. 202-218).


LES PLAISIRS


Une des nombreuses questions qui m’ont été adressées le plus souvent a été de savoir si l’on s’amusait en Chine, et comment on s’amusait. S’amuse-t-on ? alors c’est un pays charmant.

Ah ! s’amuser ! quel mot civilisé, et qu’il est difiicile de le traduire !

Je répondis, un jour, à une femme d’esprit qui, sans le savoir, me posait cette éternelle même question, mais qu’est-ce donc s’amuser ? Elle pensa que je cherchais à l’embarrasser ; mais reprit aussitôt. « Ce que vous faites en ce moment par exemple : vous amusez-vous ?

J’étais embarrassé à mon tour, ou du moins je crus l’être. — Certes, oui ! répondis-je, c’est donc là s’amuser ? — Sans doute ! Eh bien, ajouta-t-elle, avec un sourire charmant, s’amuse-t-on ? » et je dus avouer qu’on ne s’amusait pas de la même manière.

Car enfin on s’amuse, et beaucoup, quand on n’est pas dépourvu d’esprit ou tout au moins de bonne humeur. L’esprit joue dans nos plaisirs le plus grand rôle. Naturellement on l’excite, on le met en train, on lui donne des ailes ; mais il est le grand organisateur de nos amusements. La vie au dehors n’est pas organisée comme la vie à l’européenne. On ne cherche pas les distractions et les amusements hors de chez soi. Les Chinois qui ont quelque fortune sont installés de manière à n’avoir pas à désirer les plaisirs factices qui sont, en somme, la preuve qu’on s’ennuie chez soi. Ils ont pensé d’avance à l’ennui qui aurait pu les envahir et ils se sont prémunis contre l’occurrence. Ils n’ont pas pensé que les cafés et autres lieux publics fussent absolument nécessaires pour perdre agréablement son temps. Ils ont donné à leurs habitations tout le confortable que des hommes de goût peuvent désirer, des jardins pour se promener, des kiosques pour y trouver de l’ombre pendant l’été, des fleurs pour charmer les sens. A l’intérieur tout est disposé pour la vie de famille : le plus souvent le même toit abrite plusieurs générations. Les enfants grandissent, et comme on se marie très jeune, on est vite sérieux.

On pense aux amusement utiles, à l’étude, à la conversation, et les occasions de se réunir sont si nombreuses !

Les fêtes sont très en honneur en Chine et on les célèbre avec un grand entrain. Ce sont d’abord les anniversaires de naissance, et ils arrivent fréquemment dans les familles. Ces fêtes consistent surtout en festins ; on offre des cadeaux à la personne fêtée ; c’est une suite de réunions qui ne manquent pas de charme.

Nous avons aussi les grandes fêtes populaires, celle du nouvel an qui met tout le monde en mouvement. Les fêtes des Lanternes, des bateaux-dragons, des cerfs-volants sont plutôt des fêtes populaires que des amusements, mais elles sont l’occasion de rendez-vous et de réunions de famille qui donnent beaucoup d’animation.

Les fêtes officielles ne sont pas les seules. On fête également les fleurs auxquelles on prête certains pouvoirs allégoriques, et chaque fleur possède son anniversaire. On s’adresse de famille à famille des invitations à venir contempler un beau clair de lune, un ravissant point de vue, une fleur rare. La nature fait toujours partie de la fête qui s’achève par un festin. Les convives sont aussi invités à composer des vers qui sont les chronogrammes de la soirée.

Pendant la belle saison on fait beaucoup d’excursions. On va surtout dans les monastères bouddhistes où l’on trouve tout à souhait ; merveilleuse vue sur les montagnes, fruits exquis et le meilleur thé. Les moines bouddhistes s’entendent à merveille à recevoir les parties et à faire les honneurs de leurs domaines. Ces promenades, quand on peut les faire aux environs de la ville, sont très fréquentes. On en rapporte toujours quelques poésies inspirées par les circonstances. C’est notre manière de prendre des croquis.

Lorsque la contrée que l’on habite n’est pas privilégiée de la nature, on entreprend de lointains voyages, soit par eau, soit en chaise.

Les montagnes de Soutchéou sont aussi fréquentées que les vallées d’Interlaken, et à une certaine époque de l’année on s’y rencontre avec le high-life venu des environs pour admirer les merveilles de la création.

Les voyages sur l’eau sont également très appréciés. Les bateaux qui font le service sont organisés pour recevoir les touristes les plus difficiles à contenter. Bon dîner, bon gîte et le reste ; et on laisse passer les heures que charment tantôt la musique du bord, tantôt le murmure mélodieux des vagues, au milieu des soupirs de la brise. Le soir on illumine sur le pont et dans les salons, et rien n’est plus poétique que ces grandes ombres qui glissent sur les flots, et les éclats de rire dans le silence de la nuit.

La femme n’a pas en Chine le pouvoir d’amusement qu’on lui reconnaît en Europe. Elle fait des visites à ses amies : elle reçoit les leurs à son tour. Mais ces réunions sont interdites aux hommes. Ainsi une des causes qui excitent et produisent les plaisirs du monde, c’est-à-dire la meilleure part des amusements, est supprimée dans l’organisation de la société chinoise.

Les hommes se réunissent très souvent, mais seuls ; et ils ne font pas de visites aux dames en dehors du cercle de famille.

Les Chinois qui sont admis dans le monde des Européens, qui assistent aux soirées et aux fêtes, auraient fort mauvaise grâce de prétendre vanter l’excellence de leurs mœurs relativement à l’organisation des relations sociales. A vrai dire, on peut comparer des institutions qui ont un caractère politique ; on ne peut pas comparer des coutumes : elles ont le même privilège que les goûts et les couleurs.

Chacun prend son plaisir où il le trouve, est un proverbe tout à fait juste qui exprime ma pensée ; car, dans ce cas, on le trouve toujours là où on le prend. Mais il est probable que nos législateurs, en diminuant autant que possible le nombre des circonstances qui pouvaient mettre en présence l’homme et la femme, ont agi dans l’intérêt de la famille.

Il existe un proverbe chinois qui dit : « Sur dix femmes, neuf jalouses. » De leur côté les hommes ne sont pas parfaits ; la paix de la famille est donc exposée à de grands dangers.

J’ai déjà dit que les institutions de la Chine n’ont qu’un but : l’organisation de la paix sociale, et, pour en assurer la réalisation, le seul principe qui ait paru le meilleur a été... la fuite des occasions. Cela est très pratique. Ce n’est peut-être pas d’une bravoure chevaleresque ; mais, parmi les braves, combien succombent à la tentation.

Ce sujet est délicat à traiter par la nature même des passions qu’il met en scène ; cependant il mérite qu’on s’y arrête.

Le remède aux situations in extremis du mariage est l’exécution sommaire, sans autre forme de procès. C’est le célèbre tue-la ! si spirituellement commenté par Alexandre Dumas fils. Ce n’est pas moi qui contesterai ce droit du mari dans un moment où sa dignité et son autorité sont gravement compromises. Mais enfin je suis de l’avis de nos sages : il vaut mieux ne pas arriver à ces sortes d’explications qui gâtent l’existence, quelque juste qu’ait été la punition ; car dans la plupart des cas on aimait la femme qui vous trompait, et il s’ensuit des souvenirs pénibles.

Le remède qui consiste à prendre un avocat et un avoué et à plaider en public une cause qui devrait être cachée comme un secret, me paraît n’offrir que de médiocres consolations. C’est donner un diplôme à sa qualité de mari trompé et nulle part cette situation ex-matrimoniale n’a inspiré la compassion, encore moins le respect.

Il n’y a donc que des ennuis et des bouleversements dans l’institution de la société occidentale telle qu’elle existe. Mon expérience personnelle à ce sujet, et ce que j’en ai lu, m’ont complètement instruit. Je ne partage cependant pas l’opinion d’un grand nombre d’Occidentaux qui prétendent que la plupart des femmes trompent leurs maris. Cela doit être exagéré, quoique j’aie entendu une femme me dire que c’était le luxe du mariage et que les hommes s’habituaient à leur nouvelle existence avec résignation. Je ne m’étonne plus que le mariage soit si abandonné ; ce ne sera plus bientôt qu’une simple formalité légale approuvée par les notaires. Ce ne sera sans doute pas un progrès, mais je concède que ce sera très amusant.

Quoi qu’il en soit, le sacrifice que nous nous sommes imposé est digne d’avoir été fait. Il est du reste conforme à l’opinion que nous avons de la nature de l’homme. Nous pensons que l’homme est originairement enclin à la vertu et qu’il ne se pervertit que par la force des mauvais exemples, en devenant souillé de ce que nous appelons la poussière du monde.

Confucius classe parmi les dangereux la femme et le vin. L’histoire universelle se charge de lui donner raison. Arrive-t-il un scandale, de quelque nature qu’il soit, la première pensée est celle-ci : cherchez la femme ! L’occident offre cette particularité remarquable qu’il présente l’exemple et la critique ! il est donc aisé de s’éclairer. Cherchez la femme ! est un dicton qui n’aurait pas son application chez nous ; il faut, pour le comprendre, traverser l’Oural et même aller plus loin vers le couchant où alors vous trouverez la femme.

Je suis certain que ces observations n’ont jamais été faites à propos de nos mœurs, le goût étant de les critiquer avant tout et de les trouver... chinoises, c’est-à-dire extravagantes. Leur grand défaut, et tout esprit sincère en conviendra avec moi, c’est qu’elles sont trop raisonnables. Les grands enfants sont comme les petits, ils n’aiment pas les prix de sagesse. C’est le caractère vrai de la société occidentale : la honte de paraître sage. On voudrait bien l’être, mais on se pare du mauvais exemple comme d’une action qui distingue, et ce plaisir-là pervertit ; car c’est jouer avec le feu.

Nous sommes restés sérieux... ah ! le mot est violent ; mais qui veut la fin doit prendre les moyens, et si nous avons le bonheur dans la famille, c’est que nous avons supprimé... les tentations. La gaîté en souffre un peu, mais les bonnes mœurs se maintiennent. Et puis, maintenant, les voyages sont si faciles, nous avons l’Europe.

Je ne voudrais pas cependant laisser supposer que le monde chinois, et principalement la jeunesse, soit enchaîné par des coutumes tyranniques. Tout le monde connaît les exceptions dont il est inutile de parler. Mais on a présenté comme une exception ces bateaux appelés bateaux de fleurs qui se trouvent aux abords des grandes villes et que certains voyageurs s’entêtent à vouloir dépeindre comme des lieux de débauche. Rien n’est moins exact.

Les bateaux de fleurs ne méritent pas davantage le nom de mauvais lieux que les salles de concert en Europe. Il suffirait de conduire en aval de Paris, sous les coteaux de Saint-Germain, la frégate qui moisit au pont Royal et de lui donner un air de fête qu’elle n’a plus, pour en faire un bateau de fleurs.

C’est un des plaisirs les plus favoris de la jeunesse chinoise. On organise des parties sur l’eau, principalement le soir, en compagnie de femmes qui acceptent des invitations. Ces femmes ne sont pas mariées ; elles sont musiciennes, et c’est à ce titre qu’elles sont invitées sur les bateaux de fleurs.

Lorsque vous voulez organiser une partie, vous trouvez, à bord, des invitations toutes prêtes sur lesquelles vous inscrivez le nom de l’artiste, le vôtre et l’heure de la réunion.

C’est une manière agréable de passer le temps quand il est trop lent. On trouve sur les bateaux tout ce qu’un gourmet peut désirer, et dans la fraîcheur du soir, auprès d’une tasse de thé délicieusement parfumé, la voix harmonieuse de la femme et le son mélodieux des instruments ne sont pas considérés comme des débauches nocturnes.

Les invitations ne sont faites que pour une durée d’une heure, on peut en prolonger le temps, si la femme n’a pas d’autre invitation — et naturellement la dépense est doublée.

Ces femmes ne sont pas considérées dans notre société sous le rapport de leurs mœurs : elles peuvent être, à cet égard, ce qu’elles veulent être : c’est leur affaire. Elles exercent la profession de musiciennes ou dames de compagnie, peu importe le nom — et on les paye pour le service qu’elles rendent, comme on paye un médecin ou un avocat. Elles sont généralement instruites et il y en a de jolies. Lorsqu’elles réunissent la beauté et le talent, elles sont évidemment très recherchées. Le charme de leur conversation devient aussi apprécié que celui de leur art et on devise sur de nombreux sujets qu’il plaît de soumettre au jugement des femmes. On adresse même des vers à celles qui peuvent en composer et il en est qui sont assez instruites pour répondre aux galanteries rythmées des lettrés.

Quant à prétendre que ces réunions sont tout le contraire et qu’il s’y passe des scènes de cabinets particuliers, c’est absolument fausser la vérité. Les étrangers qui ont rapporté ces détails ont dépeint ce qu’ils espéraient voir, en échange des sérénades auxquelles ils ne comprenaient rien.

Les femmes musiciennes sont souvent invitées dans la maison de la famille. Elles viennent après le dîner pour faire de la musique, comme on invite en Europe les artistes, lorsque l’on veut amuser ses convives. Si ces musiciennes étaient des femmes de mauvaises mœurs, elles ne franchiraient pas le seuil de notre demeure, et, surtout, ne paraîtraient pas en présence de notre femme.

Ces artistes reçoivent également chez elles sur invitation. Vous les invitez à vous recevoir chez elles à dîner. Vous commandez le dîner et vous invitez vos amis qui peuvent amener de leur côté les personnes qu’ils ont engagées pour la circonstance. On organise ainsi des soirées.

Les invitations peuvent aussi avoir pour objet d’assister au théâtre, et il n’est pas rare de voir le soir aux abords d’un théâtre, notamment à Shanghaï, des centaines de chaises à porteurs magnifiquement drapées et parfumées. Ce sont les chaises des invitées qui attendent la sortie du théâtre.

Ces usages démontrent suffisamment que le rôle séduisant de la femme est fortement apprécié dans l’Empire du milieu et que ce ne sont pas les dispositions qui manquent.

Le cœur humain est partout le même : il n’y a que les moyens de ne pas le diriger qui varient. Sans doute, bien des romans d’aventures s’esquissent dans une invitation : ce n’était d’abord qu’un désir d’entendre de la musique, mais cette musique est si perfide ! Confucius l’a aussi désignée parmi les choses dangereuses ; — le son de la voix pénètre dans le souvenir, on renouvelle les invitations — et celui qui invite peut bien à son tour n’être pas tout à fait indifférent. Donc :


. . . . . . l’herbe tendre et je pense
Quelque diable aussi le poussant,


On glisse dans le roman — et cela se passe en Orient comme en Occident : c’est extrêmement coûteux. Ce ne le sera du reste jamais assez : car il n’y a que les plaisirs qui ruinent qui soient vraiment agréables.

J’ai parlé des réunions entre hommes. Je dois faire remarquer que les sujets de conversation ne touchent jamais à la politique. On évite avec soin toute cause qui pourrait troubler la bonne harmonie dans les esprits. Tout au plus parle-t-on des nouvelles du jour. On cause voyages ; on s’entretient de ses amis absents dont on lit les lettres et les vers. Puis on fait des jeux de mots, et notre langue, très riche en monosyllabes, se prête merveilleusement à ces sortes de passe-temps.

En général on recherche les antithèses, les expressions en relief ou imagées, les oppositions de mots et d’idées. Ces plaisirs sont très à la mode.

Les dames jouent beaucoup aux cartes et aux dominos. Elles savent admirablement la broderie ; mais elles n’apprennent pas le chant. Elles ont la ressource de la conversation, ressource si précieuse chez les femmes, et il est inutile de demander s'il se trouve chez nous des Célimène et des Arsinoé. Il y a toujours un prochain très... apprécié dans la conversation du beau sexe. C'est un penchant irrésistible, ressemblant un peu à l'instinct, et qu'on peut constater comme une preuve de la communauté d'origine de l'espèce féminine.

Un passe-temps, que je ne trouve pas en Europe aussi bien suivi qu’en Chine, est celui que procurent les fleurs et les soins dont elles sont l’objet. Les femmes aiment passionnément les fleurs, leur rendent un véritable culte, les idéalisent, et même leurs feuilles tombées leur inspirent des poésies sentimentales.