Les Chinois peints par eux-mêmes/Religions et philosophie

Calmann Levy (p. 17-28).


RELIGIONS ET PHILOSOPHIE


De tout temps les religions ont existé.

Primitivement, elles constituaient le lien mystérieux qui réunit la créature au créateur, et ses symboles représentaient l’adoration et la reconnaissance. Sous les formes si diverses qui expriment la sympathie de l’âme humaine pour l’Esprit Universel, on découvre toujours la pensée du surnaturel unie aux plus étranges pratiques. Dans ses élans vers Dieu, l’homme fait des chutes et se souvient de sa nature imparfaite. Mais il y a un premier élan qui est comme ailé. Les religions sont moins compliquées à mesure que l’on remonte le cours des âges ; elles se simplifient et tendent vers cette unité qui définit pour nous l’harmonie de la beauté. Il semble qu’elles ont dû être alors dignes de Dieu. Mais cet état diminue graduellement en même temps que le monde vieillit, et finit par ne plus jeter que de faibles lueurs à travers les ombres qui s’allongent sur le chemin de l’humanité, comme au déclin d’un beau jour. Cette impression je l’ai ressentie en étudiant nos vieux livres et en lisant les admirables maximes de nos sages ; je l’ai ressentie aussi en cherchant dans les livres sacrés des Occidentaux le secret de notre destinée. Il m’a paru que le grand jour de la lumière sereine avait déjà lui, et que nous n’en recevions plus que les derniers pâles reflets. Partout je vois resplendir une vérité dont la beauté est une ; il me semble entendre un immense chœur où toutes les voix de la terre et du ciel s’harmonisent ; et lorsque, quittant l’enchantement de ce rêve, j’écoute les clameurs tumultueuses du monde devenu un chaos de croyances, l’étonnement s’empare de mon esprit, et je douterais qu'il y eût une vérité, si cette foi ne s'imposait d'elle-même à la conscience.

Nous n'avons rien à envier à l'Occident dans ses croyances religieuses, quoique nous ne nous placions pas au même point de vue. Aussi bien, je ne discuterai pas sur le mérite des religions : l'homme est si petit vu de haut, qu'il importe peu de savoir de quelle manière il honore Dieu. Dieu comprend toutes les langues et surtout celle qui s'exprime dans le silence par les mouvements intérieurs de l'âme. Nous possédons aussi les adorateurs par l'âme et les adorateurs par les lèvres. Les uns et les autres ne se connaissent pas : nous avons la religion idéale, celle qui force au recueillement de l'esprit, et nous avons la religion terrestre, celle qui force aux manifestations des bras et des jambes. En un mot, nous connaissons la sincérité et la contrefaçon.

Les religions sont au même niveau que l'esprit.

Nous avons la religion des lettrés qui correspond à l'état de culture du corps le plus éclairé de l’Empire : c’est la religion de Confucius, ou mieux sa philosophie ; car sa doctrine est celle d’un chef d’école qui a laissé des maximes morales, mais qui ne s’est pas livré à des spéculations philosophiques sur les destinées de l’homme et la nature de la Divinité.

Confucius s’en est tenu à recommander le respect des traditions antiques, où le déisme se montre sans dogme, dans sa plus grande simplicité.

Confucius vivait au VIe siècle avant l’ère chrétienne ; son souvenir a tant de prestige qu’il n’y a pas une ville en Chine qui n’ait un temple élevé en son honneur. Son système philosophique consiste essentiellement dans l’éducation du cœur humain ; et le mot éducation est vraiment celui qui exprime le mieux le but de cette doctrine. Élever, c’est-à-dire soulever de terre l’homme inerte que le mauvais emploi de ses facultés a abaissé ; lui ouvrir les yeux pour lui montrer la splendeur bleue du monde illimité ; l’habituer peu à peu à sortir de son néant et à se sentir esprit, être pensant, voulant et connaissant. Penser, vouloir, connaître, sont les trois degrés de cette éducation qui commence par le réveil et s’achève par la science, et dont le formulaire possède les plus belles maximes que jamais philosophe ait écrites sur l’humanité.

Il ne faudrait pas croire cependant que la doctrine de Confucius s’en tienne à des maximes ou à des conseils sans indiquer de méthode précise. Il y a un enseignement très exact dans cette doctrine et c’est véritablement un cours pratique d’éducation morale. Je vais essayer d’en faire connaître le plan.

Le principe sur lequel repose ce système est de maintenir la raison dans des limites fixes.

Confucius disait que le cœur humain est semblable à un cheval au galop qui n’écoute « ni le frein ni la voix » : ou bien à un torrent qui descend les pentes rapides des montagnes ; ou encore à une flamme qui éclate. Ce sont des forces violentes qu’il faut essayer de maîtriser en les maintenant, sans attendre qu’elles se développent.

Il disait que le cœur humain a un idéal invariable : la justice et la sagesse, et que les cinq sens ont des puissances de séduction qui l’écartent de cet idéal. S’armer volontairement contre les dangers de ces séductions, tel est le moyen que Confucius conseille à ses adeptes, et l’arme invincible qu’il leur donne, c’est le respect.

Le respect est le sentiment général qui s’étend à chaque action de la vie. La cause première de la corruption est la négligence ; il n’y a pas de quantité négligeable pour la raison.

C’est la négligence qui nous met au pouvoir de l’habitude qu’on a appelée cyniquement une seconde nature, comme si la nature n’était pas une et identique ! C’est le respect qui, s’étendant à tous les actes de la vie, surtout les plus insignifiants, en écarte les influences malsaines et opère de proche en proche l’œuvre patiente de l’éducation.

Confucius nous fait observer que les cinq sens tels qu’on les définit constituent des facultés, mais non pas des dons. L’homme a cependant reçu de la nature des dons, et il nous les indique : ce sont : la physionomie respectueuse, la parole douce, l’ouïe fine, l’œil clairvoyant, la pensée réfléchie. Ces états particuliers de nos facultés doivent être développés sans relâche.

La base du système philosophique de Confucius est donc le respect, comme la charité est la base de la doctrine évangélique. Le respect s’adresse aux actions, la charité aux individus, ou pour parler exactement « à son prochain ».

J’imagine — c’est un caprice de mon esprit — que Confucius a pu entrevoir cette charité qui crée un prochain. Mais notre moraliste n’aura pas osé proposer un but aussi parfait ; il fallait la présomption d’un Dieu pour croire à l’existence d’un prochain. Il a préféré laisser à l’homme l’initiative de la charité, et s’il lui donne la clef pour parvenir à la perfection humaine, il ne désespère pas que l’humanité n’en reçoive quelques bienfaits.

Je n’ai pas la prétention de faire un cours de religion, encore moins de convertir, d’autant que Confucius laisse chacun libre d’adorer Dieu comme il l’entend. Mais je ferai remarquer que ce système qui consiste à élever le cœur de l’homme pour diriger ensuite toutes ses pensées vers Dieu, comme une sorte de conséquence du bien moral obtenu, ne manque ni de grandeur ni de logique. Il paraît juste que l’être humain se pare de toutes les splendeurs de la vertu pour communiquer avec l’être divin ; et présenter l’adoration comme un but est une idée élevée, sublime, qui satisfait l’esprit et enchante la raison.

On m’accusera peut-être d’embellir le sujet et de ne montrer que la beauté des théories. Mon lecteur sait bien mieux que moi que les livres ont de magnifiques reliures et qu’on ne les ouvre guère ; que les préceptes ne rendent pas tous les hommes sages et qu’il ne suffit pas de les connaître pour les appliquer. J’ai entendu dire que notre morale était semblable aux langues mortes qui ne se parlent plus : volontiers on lui donnerait l’épithète d’archéologique... mais, je connais bien des morales qui ont le même sort et les maximes de fraternité et d’égalité, voire même de liberté, me paraissent occuper davantage les arrangeurs de mots que des disciples sincères. Critique qu’il m’est aisé de faire : tour à tour les hommes composant la grande tribu humaine aiment à discuter sur la paille énorme du voisin, et oublient la poutre... imperceptible. Ce sont des inconséquences qui ne font que mieux ressortir l’utilité des maximes : car, avec un peu plus de respect et moins de négligence, la vie serait plus digne et plus estimable.

Je reviens encore aux maximes pratiques. Confucius a, dans sa doctrine, quantité de petits moyens qui combattent victorieusement les grosses erreurs : c’est comme l’homéopathie appliquée aux maladies de l’âme. Il défend, pour citer un de ces moyens, l’idée fixe, c’est-à-dire le préjugé. Il dit : tous les hommes sont semblables, les anciens et les nouveaux ; ce qui est le bien pour les uns est aussi le bien pour les autres ; ils ne diffèrent pas. Les imiter dans la sagesse de leur conduite, et s’appliquer à les connaître, c’est le meilleur chemin à suivre pour se connaître soi-même. En un mot, il cherche à créer un point de vue d’ensemble qui réunira toutes les consciences ; personne n’échappera à ce magnétisme, et, sans arrière-pensée, sans la conception d’un autre idéal, tous les esprits se tourneront vers le soleil du monde moral pour en recevoir la bienfaisante lumière.

Il dit encore : « Entrez dans le domaine intime de la nature et étudiez le bien et le mal : vous serez pénétré par le sentiment de la nature elle-même, et, malgré les vastes dimensions de l’univers et les distances qui séparent les situations sociales, vous concevrez dans votre conscience le principe de l’égalité des êtres. »

« Si vous maintenez la conscience vous restreindrez le désir, et arriverez à l’idéal de la vie terrestre qui est la tranquillité de l’esprit. »

« La tranquillité est une sorte d’attention vigilante. C’est lorsqu’elle est complète que les facultés humaines déploient toutes leurs ressources parce qu’elles sont éclairées par la raison et maintenues par la connaissance. »

Je m’arrête : il n’est pas nécessaire de développer davantage cette magnifique doctrine qui constitue un des plus splendides hommages rendus par l’homme à son créateur.

Le culte antique sanctionné par Confucius n’admettait ni images, ni prêtres, mais seulement certaines cérémonies qui forment les règles d’un culte. Ces cérémonies occupent peu les esprits, qui considèrent les principes.

L’unité religieuse n’existe pas en Chine : où existe-t-elle ? l’unité est un état de perfection qui ne règne nulle part. Mais si la Chine a plusieurs religions dominantes, je m’empresse de dire qu’elle n’en a que trois. C’est bien peu !

Outre la religion de Confucius, il y a celle de Lao-Tsé qui n’est plus pratiquée que dans la basse classe et qui admet la métempsycose, et la religion de Fô ou le bouddhisme, doctrine qui appartient à la métaphysique, dans laquelle on trouve d’admirables points de vue.

Suivant cette doctrine le monde matériel est une illusion ; l’homme doit tendre à s’isoler au milieu de la nature, à s’immobiliser. C’est la doctrine de la contemplation en Dieu, c’est-à-dire dans l’être immatériel. Le but de cette vie idéale est d’amener l’extase ; alors le principe divin s’empare de l’âme, l’envahit, la pénètre, et la mort achève cette union mystique. Tel est le principe abstrait de cette religion qui a ses temples, ses autels, et un culte très pompeux. J’ajouterai que les moines bouddhistes qui vivent dans de vastes monastères possèdent de grandes richesses.

En Chine, comme dans tous les pays, on trouve des croyants sincères et un grand nombre d’indifférents.

L’indifférence est une sorte de négligence qui s’attache aux choses de l’esprit : c’est une maladie qu’on ne soigne pas. Partout où il y a des hommes il s’y produit des indifférents. Mais je n’ai pas à constater dans nos mœurs la haine religieuse ; c’est pour moi une chose stupéfiante. Je comprends qu’on haïsse... le moi, par exemple ; mais une idée religieuse, une religion !

Quant à l’athéisme, on a dit que c’était un produit de la civilisation moderne. Nous ne sommes pas encore assez civilisés pour n’avoir aucune croyance.