Le Sopha (Crébillon)/Texte entier
LIBRAIRIE ALPHONSE LEMERRE
PRÉFACE
C’est un des agréments de cet exquis XVIIIe siècle que la réalité y montre souvent autant de fantaisie qu’une fiction. La vie de Crébillon fils, conteur libertin, est elle-même amusante comme un conte, toute pleine de péripéties et d’imprévu.
Crébillon le tragique, son père, Crébillon le barbare ainsi que Voltaire l’appelait, était, quoique fort honnête homme, un caractère singulier. De bonne heure il avait conquis la gloire par son théâtre dont la langue n’est pas très pure, mais qui ne manque point de force dramatique. Il régnait sur la scène par la terreur. On connaît son mot, qui n’est peut-être pas authentique : « Corneille avait pris le ciel, Racine la terre : il me restait l’enfer ; je m’y suis jeté à corps perdu. »
Ce dramaturge terrible avait d’ailleurs la moralité d’un bon bourgeois ; néanmoins il fit une folie de jeunesse : il devint l’amant de Charlotte Péaget, fille d’apothicaire. Mais il se conduisit avec elle en galant homme, et malgré l’opposition de son père, il l’épousa.
Il était temps : quatorze jours après le mariage, elle le rendait père d’un garçon. C’était le futur auteur du Sopha. Crébillon fils, qui dut ses succès à l’amour libertin, est donc un enfant de l’amour : il était prédestiné.
Son jeune front fut éclairé par un reflet de la gloire paternelle. Mais celle-ci se voila bientôt. Une pièce du tragique étant tombée à plat, il ressentit si vivement cet échec qu’il garda plus de vingt-cinq ans le silence. Un veuvage précoce acheva de l’assombrir. Alors il devint sauvage, chagrin, misanthrope. Il s’enferma dans sa chambre, avec ses corbeaux et ses chats, et lui qui avait aimé les beaux habits de velours et de soie, il se vêtit sordidement.
Son fils lui tenait compagnie. C’est dans une mansarde empestée de tabac, auprès d’un bonhomme maussade malgré son excellent cœur et son honnêteté raffinée, que le deuxième Crébillon vécut ses années de jeunesse. Mais comme son père autrefois, il aimait secrètement le luxe et la vie élégante ; il rêvait aux marquises, à leurs boudoirs parfumés. Il fit ses études à Louis-le-Grand, chez les jésuites, comme Voltaire ; il eut pour maître le fameux Père Tournemine. Les bons religieux, émerveillés de ses dispositions, firent tout au monde pour qu’il entrât dans la compagnie. Ils perdirent leurs peines.
Le jeune homme était attiré vers le théâtre. Il eut ses entrées à la Comédie-Française, les acteurs considérant que cette faveur était bien due au fils du grand tragique. Mais il fréquenta surtout le Théâtre Italien et s’y lia avec le célèbre Riccoboni ; il mit la main à des parodies d’opéras. Il fit partie d’une société littéraire composée de jeunes nobles, qui s’appelait l’Académie de ces Messieurs, et s’exerça dans la poésie légère. Puis il donna au public Tanzaï et Les Égarements du Cœur et de l’Esprit.
Aussitôt il fut célèbre. Heureux temps où quelques grivoiseries, galamment présentées dans un livre coquet, suffisaient à illustrer un écrivain débutant.
Le succès de ces menus ouvrages retentit hors de France. Une Anglaise, riche, noble et belle, s’amouracha du romancier licencieux, au point qu’elle passa la Manche pour le lui dire. Elle fit mieux, elle lui offrit sa main avec sa fortune dedans. Voilà un romanesque qui paraîtrait un peu forcé dans un conte bleu ou rose de l’époque et c’est pourtant un épisode de la vie invraisemblable que vécut l’auteur du Sopha. Et ceci complète le paradoxe : le romancier qui ménagea si peu dans ses écrits les réputations des marquises et des caillettes, crut à la vertu de sa femme bien que cette belle se fût proprement jetée à sa tête, et que son goût pour les Égarements du Cœur et de l’Esprit ne témoignât pas d’une grande austérité. Chose plus remarquable encore : il paraît qu’il n’eut pas tort d’y croire et que lady Stafford fit une excellente épouse.
Le bonhomme Crébillon bouda quelque temps sa bru, mais il finit par s’attendrir et lui ouvrit paternellement les bras. Le jeune homme connut alors une existence charmante, goûtant à la fois les joies du mariage, de la famille, de la fortune et de la célébrité.
Il était ami de Diderot, de d’Alembert, de Montcrif, de Mme Geoffrin, de la Clairon et du Chancelier Maurepas. Il se lia avec Colli et Piron, et fut parmi les premiers membres du fameux Caveau.
Un jour cependant, une disgrâce soudaine lui rappela la fragilité des jouissances humaines. Mme de Pompadour, qu’on ne s’attendrait pas à trouver si soucieuse de la morale chez autrui, s’émut des passages licencieux qui abondent dans l’œuvre du romancier et s’en plaignit au roi. Louis XV, gardien des bonnes mœurs littéraires, exila le coupable de Paris. Celui-ci se réfugia dans le pays de sa femme, en Angleterre.
Il y était fort goûté : Garrick et Fielding l’admiraient. Sterne disait volontiers : « Avant d’écrire, j’ai lu Rabelais et Crébillon. » Les enthousiastes, on le voit, n’y allaient pas de main morte, mais leurs hyperboles ne tournaient pas la tête au triomphateur, qui était sceptique envers lui-même comme envers les autres.
À son retour d’exil, Crébillon fils reçut, pour cette disgrâce bénigne et passagère, une compensation assez inattendue. Sous prétexte que le père avait exercé la charge et qu’il était convenable de la réserver au fils, on le nomma censeur des écrivains ses confrères. Crébillon censeur ! On voit que le XVIIIe siècle fut vraiment l’âge charmant de la fantaisie, comme nous le disions tout à l’heure. Mais après tout, il y avait aussi de la sagesse dans cette décision. Un homme qui est professionnellement immoral doit avoir des clartés particulières pour découvrir l’immoralité chez les autres.
Ce fut la dernière incarnation de l’auteur du Sopha, ce roman où il est si souvent question des incarnations.
Quand on aura ajouté que le second Crébillon, comme le premier, aimait beaucoup les chats, sans qu’il fût comme lui misanthrope, qu’il était un homme de bon ton et d’agréable compagnie, qu’il mena une vie honnête et modeste, tout à fait opposée à celle de ses personnages, on aura fixé les principaux traits de cette figure toute composée de contrastes et d’oppositions et dont le charme réside précisément dans sa diversité.
Le Sopha, avec ses défauts, qui sont surtout des longueurs, que nous avons supprimées, est un ouvrage aimable, qui n’est pas seulement libertin comme toute la menue littérature du XVIIIe siècle, mais spirituel aussi et tout à fait ingénieux. Les scènes galantes dont fut témoin ce Sopha qui a une âme, une âme de vieux philosophe, ne sont point indignes des jolies estampes de ce temps-là, où le libertinage s’accompagne de malice et dont la sensualité avec ses raffinements a très souvent quelque chose de cérébral. Il en est de même chez Crébillon : la grivoiserie se déguise, se voile, et la discrétion avec laquelle elle s’exprime ajoute à la perversité de l’intention. L’auteur a eu le souci de ne rien dire que ce qu’on pouvait se permettre dans la bonne compagnie de son temps, il y a mis tout son soin, et ses allusions les plus hardies se présentent d’abord comme des énigmes qu’il faut deviner. Mais le diable rose du libertinage n’y perd rien.
Le sultan Schah-Baham qui écoute les histoires scandaleuses du Sopha et y ajoute des interruptions pleines de saveur passe pour être Sa Majesté Louis XV en personne. Le roi eut le suprême bon goût de ne s’y point reconnaître et de ne point se fâcher de l’irrévérence. Faisons comme lui et ne traitons pas avec trop de rigueur un des jolis livres du XVIIIe siècle, un de ceux que l’on pourrait appeler les Bijoux indiscrets de cette littérature.
CHAPITRE PREMIER
Le moins ennuyeux du livre.
« Sire, Votre Majesté n’ignore pas que, quoique je sois son sujet, je ne suis pas la même loi qu’elle, et que je ne reconnais pour Dieu que Brahma.
— Quand je le saurais, dit le Sultan, qu’est-ce que cela ferait à votre conte ? Au reste, ce sont vos affaires. Tant pis pour vous si vous croyez Brahma ; il vaudrait mieux cent fois que vous fussiez Mahométan ! Je vous le dis en ami ; n’allez pas croire au moins que ce soit pour faire le docteur ; car, au fond, cela ne m’importe guère. Après ?
— Nous autres sectateurs de Brahma, nous croyons la métempsycose, continua Amanzéi (c’est le nom du conteur), c’est-à-dire, pour ne point embarrasser mal à propos Votre Majesté, que nous croyons qu’au sortir d’un corps notre âme passe dans un autre, et ainsi successivement, tant qu’il plaît à Brahma, ou que notre âme soit devenue assez pure pour être mise au nombre de celles qu’enfin il juge dignes d’être éternellement heureuses.
— Mon cher ami, dit alors le Sultan, Mahomet me pardonne si ce n’est pas de la morale ce que vous venez de me dire !
— Sire, répondit Amanzéi, ce sont des réflexions préliminaires, qui, je crois, ne sont pas inutiles.
— Fort inutiles, c’est moi qui le dis, répliqua Schah-Baham. C’est que, tel que vous me voyez, je n’aime pas la morale, et que vous m’obligerez beaucoup de la laisser là.
— J’exécuterai vos ordres, répondit Amanzéi ; il me reste cependant à dire à Votre Majesté que Brahma permet quelquefois que nous nous souvenions de ce que nous avons été, surtout quand il nous a infligé quelque peine singulière ; et ce qui le prouve, c’est que je me souviens parfaitement d’avoir été sopha.
— Un sopha ! s’écria le Sultan.
— Oui, Sire, répondit Amanzéi : le premier sopha dans lequel mon âme entra était couleur de rose, brodé d’argent.
— Tant mieux ! dit le Sultan ; vous deviez être un assez beau meuble. Enfin, pourquoi votre Brahma vous fit-il sopha plutôt qu’autre chose ? Quel était le fin de cette plaisanterie ? Sopha ! Cela me passe !
— C’était, répondit Amanzéi, pour punir mon âme de ses dérèglements. Dans quelque corps qu’il l’eût mise, il n’avait pas eu lieu d’en être content ; et sans doute il crut m’humilier plus en me faisant sopha qu’en me faisant reptile.
« Je me souviens qu’au sortir du corps d’une femme, mon âme entra dans celui d’un jeune homme. Comme il était minaudier, coquet, tracassier, médisant, grand connaisseur en bagatelles, uniquement occupé de ses habits, de sa toilette, et de mille autres petits riens, à peine s’aperçut-elle qu’elle eût changé de demeure.
— Je voudrais bien, interrompit Schah-Baham, savoir un peu ce que vous faisiez pendant que vous étiez femme.
— Il ne m’est resté de ce que je faisais alors qu’une idée fort imparfaite, répondit Amanzéi. Ce dont je me souviens le plus, c’est que j’étais galante dans ma jeunesse, que je ne savais ni haïr ni aimer ; que, née sans caractère, j’étais tour à tour ce qu’on voulait que je fusse, ou ce que mes intérêts et mes plaisirs me forçaient d’être ; qu’après une vie fort dérangée, je finis par me faire hypocrite, et qu’enfin je mourus en m’occupant, malgré mon air prude, de ce qui, dans le cours de ma vie, m’avait amusé le plus.
« Ce fut apparemment du goût que j’avais eu pour les sophas, que Brahma prit l’idée d’enfermer mon âme dans un meuble de cette espèce. Il voulut qu’elle conservât dans cette prison toutes ses facultés, moins sans doute pour adoucir l’horreur de mon sort que pour me la faire mieux sentir. Il ajouta que mon âme ne commencerait une nouvelle carrière que quand deux personnes se donneraient mutuellement et sur moi leurs prémices. Il me restait assez d’idées, et de ce que j’avais fait, et de ce que j’avais vu, pour sentir que la condition à laquelle Brahma voulait bien m’accorder une nouvelle vie, me retenait pour longtemps dans le meuble qu’il m’avait choisi pour prison ; mais la permission qu’il me donna de me transporter, quand je le voudrais, de sopha en sopha, calma un peu ma douleur. Cette liberté mettait dans ma vie une variété qui devait me la rendre moins ennuyeuse ; d’ailleurs, mon âme était aussi sensible aux ridicules d’autrui que lorsqu’elle animait une femme, et le plaisir d’être à portée d’entrer dans les lieux les plus secrets, et d’être en tiers dans les choses que l’on croirait les plus cachées, la dédommagea de son supplice.
« Après que Brahma m’eut prononcé mon arrêt, il transporta lui-même mon âme dans un sopha que l’ouvrier allait livrer à une femme de qualité qui passait pour être extrêmement sage ; mais s’il est vrai qu’il y ait peu de héros pour les gens qui les voient de près, je puis dire aussi qu’il y a, pour leur sopha, bien peu de femmes vertueuses.
CHAPITRE II
Qui ne plaira pas à tout le monde.
« Un sopha ne fut jamais un meuble d’antichambre,
et l’on me plaça, chez la dame à qui
j’allais appartenir, dans un cabinet séparé du
reste de son palais, et où, disait-elle, elle
n’allait souvent que pour méditer sur ses
devoirs, et se livrer à Brahma avec moins de
distraction. Quand j’entrai dans ce cabinet,
j’eus peine à croire, à la façon dont il était
orné, qu’il ne servît jamais qu’à d’aussi sérieux
exercices. Ce n’était pas qu’il fût somptueux,
ni que rien y parût trop recherché ; tout y
semblait, au premier coup d’œil, plus noble
que galant : mais, à le considérer avec réflexion,
on y trouvait un luxe hypocrite, des
meubles d’une certaine commodité, de ces
choses enfin que l’austérité n’invente pas, et dont elle n’est pas accoutumée à se servir. Il
me sembla que j’étais moi-même d’une couleur
bien gaie pour une femme qui affichait
tant d’éloignement pour la coquetterie.
« Peu de temps après que je fus dans le cabinet, ma maîtresse entra ; elle me regarda avec indifférence, parut contente, mais sans me louer trop, et, d’un air froid et distrait, elle renvoya l’ouvrier. Aussitôt qu’elle se vit seule, cette physionomie sombre et sévère s’ouvrit ; je vis un autre maintien et d’autres yeux ; elle m’essaya avec un soin qui m’annonçait qu’elle ne comptait pas faire de moi un meuble de simple parade. Cet essai voluptueux, et l’air tendre et gai qu’elle avait pris d’abord, qu’elle s’était vue sans témoins, ne m’ôtaient rien de la haute idée qu’on avait d’elle dans Agra.
« Je savais que ces âmes que l’on croit si parfaites, ont toujours un vice favori, souvent combattu, mais presque toujours triomphant ; qu’elles paraissent sacrifier des plaisirs, qu’elles n’en goûtent quelquefois qu’avec plus de sensualité, et qu’enfin elles font souvent consister la vertu moins dans la privation que dans le repentir. Je conclus de cela que Fatmé était paresseuse, et je me serais alors reproché de porter mes idées plus loin.
« La première chose qu’elle fit après celle dont je viens de parler, fut d’ouvrir une armoire fort secrètement pratiquée dans le mur, et cachée avec art à tous les yeux ; elle en tira un livre. De cette armoire elle passa à une autre, où beaucoup de volumes étaient fastueusement étalés ; elle y prit aussi un livre qu’elle jeta sur moi avec un air de dédain et d’ennui, et revint, avec celui qu’elle avait choisi d’abord, se plonger dans toute la mollesse des coussins dont j’étais couvert.
— Dites-nous un peu, Amanzéi, interrompit le Sultan, était-elle jolie, votre femme raisonnable ?
— Oui, Sire, répondit Amanzéi, elle était belle, plus qu’elle ne le paraissait. On sentait même qu’avec moins de modestie, ces airs évaporés qui inspirent le mépris, à la vérité, mais qui excitent les désirs, elle aurait pu ne le céder à personne. Ses traits étaient beaux, mais sans jeu, sans vivacité, et n’exprimant que cet air vain et dédaigneux sans lequel les femmes de ce genre croiraient n’avoir pas une physionomie vertueuse.
« Le livre qu’elle avait pris le dernier ne me parut pas être celui qui l’intéressait le plus. C’était pourtant un gros recueil de réflexions composées par un Brahmine. Soit qu’elle crût avoir assez de celles qu’elle faisait elle-même, ou que celles-là ne portassent pas sur des objets qui lui plussent, elle ne daigna pas en lire deux, et quitta bientôt ce livre, pour prendre celui qu’elle avait tiré de l’armoire secrète, et qui était un roman dont les situations étaient tendres et les images vives.
Il me parut que ce livre l’animait ; ses yeux devinrent plus vifs ; elle le quitta, moins pour perdre les idées qu’il lui donnait que pour s’y abandonner avec plus de volupté. Revenue enfin de la rêverie dans laquelle il l’avait plongée, elle allait le reprendre, lorsqu’elle entendit un bruit qui le lui fit cacher. Elle s’arma, à tout événement, de l’ouvrage du Brahmine ; sans doute elle le croyait meilleur à montrer qu’à lire.
« Un homme entra, mais d’un air si respectueux, que, malgré la noblesse de sa physionomie et la richesse de ses vêtements, je le pris d’abord pour un des esclaves de Fatmé. Elle le reçut avec tant d’aigreur, lui parla si durement, parut si choquée de sa présence, si ennuyée de ses discours, que je commençais à croire que cet homme si maltraité ne pouvait être que son mari. Je ne me trompais pas. Elle rejeta longtemps, et avec aigreur, les instantes prières qu’il lui fit de le laisser auprès d’elle, et n’y consentit enfin que pour l’accabler de l’importun détail des fautes qu’elle prétendait qu’il commettait sans cesse. Ce mari, le plus malheureux de tous les époux d’Agra, reçut cette impatiente correction avec une douceur dont je m’indignais pour lui. L’opinion qu’il avait de la vertu de Fatmé n’était pas la seule chose qui le rendît si docile ; Fatmé était belle, et quoiqu’elle parût se soucier peu d’inspirer des désirs, elle en inspirait pourtant. Quelque peu aimable qu’elle voulût paraître aux yeux de son mari, elle éveilla sa tendresse. L’amant le plus timide, et qui parlerait d’amour pour la première fois à la femme du monde qu’il craindrait le plus, serait mille fois moins embarrassé que ce mari ne le fut pour dire à sa femme l’impression qu’elle faisait sur lui. Il la pressa tendrement et respectueusement de répondre à son ardeur ; elle s’en défendit longtemps de mauvaise grâce, et céda enfin comme elle s’était défendue.
« Avec quelque opiniâtreté qu’elle lui refusât tout ce qui aurait pu lui faire penser qu’elle n’avait pas, pour ce qu’il exigeait d’elle, la plus forte répugnance, je crus m’apercevoir qu’elle était moins insensible qu’elle ne voulait le paraître. Ses yeux s’animèrent, elle prit un air plus attentif, elle soupira, et quoique avec nonchalance, elle devint moins oisive. Ce n’était cependant pas son mari qu’elle aimait. Je ne sais quelles étaient alors les idées de Fatmé, mais soit que la reconnaissance la rendît plus douce, soit qu’elle voulût engager son mari à de nouvelles attentions, des propos assez tendres, quoique graves et mesurés, succédèrent à ce ton dur et grondeur dont elle s’était armée en le voyant. Il est apparent qu’il n’en découvrit pas le motif, ou qu’il n’en était pas touché, et il ne l’est pas moins que sa froideur ou sa distraction déplurent à Fatmé. Insensiblement elle engagea une querelle ; elle vit dans un instant à son mari les vices les plus odieux. Quelles horribles mœurs n’avait-il pas ! Quelle débauche ! Quelle dissipation ! Quelle vie ! Elle l’accabla enfin de tant d’injures, que, malgré toute sa patience, il fut obligé de la quitter. Fatmé se fâcha de son départ ; le trouble de ses yeux, moins obscur pour moi qu’il n’avait été pour ce mari, m’apprit que ce n’était point par son absence qu’elle aurait voulu être calmée, avant même que quelques mots assez singuliers qu’elle prononça, quand elle se vit seule, m’eussent absolument mis au fait de ce qu’elle pensait là-dessus.
« Fatmé, en apparence, fuyait les plaisirs, et ce n’était que pour s’y livrer avec plus de sûreté. Dévouée à l’imposture dès sa plus tendre jeunesse, elle avait moins songé à corriger les penchants vicieux de son cœur, qu’à les voiler sous l’apparence de la plus austère vertu. Son âme, naturellement… dirai-je voluptueuse ? non : ce n’était pas le caractère de Fatmé ; son âme était portée aux plaisirs. Peu délicate, mais sensuelle, elle se livrait au vice, et ne connaissait point l’amour. Elle n’avait pas encore vingt ans ; il y en avait cinq qu’elle était mariée, et plus de huit qu’elle avait prévenu le mariage. Ce qui séduit ordinairement les femmes ne prenait rien sur elle ; une figure aimable, beaucoup d’esprit, lui inspiraient peut-être des désirs ; mais elle n’y cédait pas. Les objets de ses passions étaient choisis parmi des gens non suspects, engagés par leur genre de vie à taire leurs plaisirs, ou entre ceux que la bassesse de leur état dérobe aux soupçons du public, que la libéralité séduit, que la crainte retient dans le silence, et qui, dévoués en apparence aux plus vils emplois, quelquefois n’en paraissent pas moins propres aux plus doux mystères de l’amour.
CHAPITRE III
Qui contient des faits peu vraisemblables.
« Après le départ de son mari, Fatmé se
mit à rêver profondément, mais sans tristesse :
ses yeux s’attendrirent, ils errèrent languissamment
dans le cabinet ; il semblait qu’elle
désirât vivement quelque chose qu’elle n’avait
pas, ou dont elle craignait de jouir. Enfin, elle
appela.
« À sa voix, un jeune esclave, d’une figure plus fraîche qu’agréable, se présenta. Fatmé, le fixant avec des yeux où régnait l’amour et le désir, parut cependant irrésolue et craintive.
— « Ferme la porte, Dahis ! lui dit-elle enfin. Viens, nous sommes seuls ; tu peux sans danger te souvenir que je t’aime, et me prouver ta tendresse ! »
« Dahis, à cet ordre, quittant l’air respectueux d’un esclave, prit celui d’un homme que l’on rend heureux. Il me parut peu délicat, peu tendre, mais vif et ardent, dévoré de désirs, ne connaissant point l’art de les satisfaire par degrés, ignorant la galanterie, ne sentant point de certaines choses, ne détaillant rien, mais s’occupant essentiellement de tout. Ce n’était pas un amant, et pour Fatmé qui ne cherchait pas l’amusement, c’était quelque chose de plus nécessaire. Dahis louait grossièrement ; mais le peu de finesse de ses éloges ne déplaisait pas à Fatmé, qui, pourvu qu’on lui prouvât fortement qu’elle inspirait des désirs, croyait toujours être louée assez bien.
« Fatmé se dédommagea avec Dahis de la réserve avec laquelle elle s’était forcée avec son mari. Moins fidèle aux sévères lois de la décence, ses yeux brillèrent du feu le plus vif ; elle prodigua à Dahis les noms les plus tendres et les plus ardentes caresses ; loin de lui rien dérober de tout ce qu’elle sentait, elle se livrait à tout son trouble. Plus tranquille, elle faisait remarquer à Dahis toutes les beautés qu’elle lui abandonnait, et le forçait même à lui demander de nouvelles preuves de sa complaisance, et que lui-même il n’aurait pas désirées.
« Dahis, cependant, paraissait peu touché. Ses yeux s’arrêtaient stupidement sur les objets que la facile Fatmé leur présentait ; c’était machinalement qu’ils faisaient impression sur lui. Son âme grossière ne sentait rien ; le plaisir ne pénétrait même pas jusqu’à elle. Pourtant Fatmé était contente. Le silence de Dahis et sa stupidité ne choquaient point son amour-propre, et elle avait de trop bonnes raisons pour croire qu’il était sensible à ses charmes, pour ne pas préférer son air indifférent aux éloges les plus outrés et aux plus fougueux transports d’un petit-maître.
« Fatmé, en s’abandonnant aux désirs de Dahis, annonçait assez qu’elle avait aussi peu de délicatesse que de vertu, et n’exigeait pas de lui cette vivacité dans les transports, ces tendres riens que la finesse de l’âme et la politesse des manières rendent supérieurs aux plaisirs, ou qui, pour mieux dire, les font eux-mêmes.
« Dahis sortit enfin, après avoir bâillé plus d’une fois. Il était du nombre de ces personnes malheureuses, qui, ne pensant jamais rien, n’ont jamais aussi rien à dire, et qui sont meilleures à occuper qu’à entendre.
« Quelque idée que les amusements de Fatmé m’eussent donnée d’elle, j’avouerai qu’après la retraite de Dahis, je crus que, ne lui restant plus rien sur quoi elle pût méditer dans ce cabinet, elle en sortirait bientôt ; je me trompais : c’était sur ce genre de méditation une femme infatigable. Il n’y avait pas longtemps qu’elle était toute aux réflexions dont Dahis lui avait fourni si ample matière, lorsqu’il lui arriva de quoi en faire de nouvelles.
« Un Brahmine sérieux, mais jeune, frais, et avec une de ces physionomies dont l’air composé ne détruit pas la vivacité, entra dans le cabinet. Malgré son habit de Brahmine, peu fait pour les grâces, il était aisé de remarquer qu’il était tourné de façon à donner des idées à plus d’une prude ; aussi était-il le Brahmine d’Agra le plus recherché, le plus consolant, et le plus employé. Il parlait si bien ! disait-on ; c’était avec tant de douceur qu’il insinuait dans les âmes le goût de la vertu ! Le moyen sans lui de ne pas s’égarer ! Voilà ce qu’en public on disait de lui ; on verra bientôt sur quoi en particulier on lui devait des éloges, et si ceux qu’on lui donnait le plus haut étaient ceux qu’il méritait le mieux.
« Cet heureux Brahmine s’approcha de Fatmé d’un air doucereux et empesé, plus fade que galant. Ce n’était pas qu’il ne cherchât des airs légers, mais il copiait mal ceux qu’il prenait pour modèles, et le Brahmine perçait au travers du masque qu’il empruntait.
— « Reine des cœurs, dit-il à Fatmé, en minaudant, vous êtes aujourd’hui plus belle que les Êtres heureux destinés au service de Brahma ! Vous élevez mon âme à une extase qui a quelque chose de céleste, et que je voudrais bien vous voir partager ! »
« Fatmé, d’un air languissant, lui répondit sur le même ton ; et, le Brahmine n’en changeant point, il s’établit entre eux une conversation fort tendre, mais où l’amour parlait une langue bien étrangère, et en apparence bien peu faite pour lui. Sans leurs actions, je doute que j’eusse jamais compris leurs discours.
« Fatmé, qui naturellement faisait assez peu de cas de l’éloquence, et qui, quoi qu’elle en dît, n’estimait pas beaucoup celle du Brahmine même, fut la première à s’ennuyer du sentiment. Le Brahmine, à qui il ne plaisait pas plus qu’à elle, le quitta bientôt aussi, et cette conversation si fade, si doucereuse, finit comme celle de Dahis avait commencé.
« Il est vrai cependant que Fatmé, en faisant les mêmes choses, était plus soigneuse des dehors. Elle voulait et paraître délicate, et que le Brahmine pût croire qu’elle ne cédait qu’à l’amour.
« Le Brahmine, qui, pour le caractère et la figure, ressemblait assez à Dahis, ne lui fut inférieur en rien, et mérita tous les compliments que lui prodiguait sans cesse la complaisante Fatmé. Après qu’ils eurent donné à leur tendresse ce qu’elle avait exigé d’eux, ils tournèrent la vertu en ridicule, s’entretinrent ensemble du plaisir qu’il y a à tromper les autres, et se firent mutuellement des leçons d’hypocrisie. Ces deux odieuses personnes se séparèrent enfin, et Fatmé alla désespérer son mari, en faisant parade de ses mortifications.
« Pendant que je fus chez elle je ne lui connus point d’autres façons d’amuser ses loisirs, que celles que j’ai racontées à Votre toujours auguste Majesté.
« Fatmé, toute prudente qu’elle était, s’oubliait quelquefois. Un jour que, seule avec son Brahmine, elle se livrait à ses transports, son mari, que le hasard conduisit à la porte du cabinet, entendit des soupirs et de certains termes qui l’étonnèrent. Les occupations publiques de Fatmé laissaient si peu imaginer ses amusements particuliers, que je doute que son mari devinât d’abord de qui partaient les soupirs et les étranges paroles qui venaient de frapper ses oreilles.
« Soit enfin qu’il crût reconnaître la voix de Fatmé, soit que la curiosité seule lui fît désirer de s’éclaircir de cette aventure, il voulut entrer dans le cabinet.
« Malheureusement pour Fatmé, la porte n’était pas bien fermée, et il l’enfonça d’un seul coup.
« Le spectacle qui frappa ses yeux le surprit au point que, sa fureur demeurant suspendue, il sembla pendant quelques instants douter de ce qu’il voyait, et ne savait à quoi se déterminer.
— « Perfides ! s’écria-t-il enfin ; recevez le châtiment dû à vos vices et à votre hypocrisie ! »
« À ces mots, sans écouter ni Fatmé ni le Brahmine, qui s’étaient précipités à ses pieds, il les fit expirer sous ses coups.
« Quelque affreux que fût ce spectacle, il ne me toucha pas. Ils avaient tous deux trop mérité la mort pour qu’ils pussent être plaints, et je fus charmé qu’une aussi terrible catastrophe apprît à tout Agra ce qu’avaient été deux personnes qu’on y avait si longtemps regardées comme des modèles de vertu.
CHAPITRE IV
Où l’on verra des choses qu’il se pourrait bien qu’on n’eût pas prévues.
« Après la mort de Fatmé, mon âme prit
son essor, et vola dans un palais voisin, où
tout me parut à peu près réglé comme dans
celui que j’abandonnais. Dans le fond pourtant,
on y pensait d’une façon bien différente.
« Ce n’était pas que la dame qui l’habitait entrât dans cet âge où les femmes un peu sensées, quand elles ne condamneraient pas la galanterie comme un vice, la regardent au moins comme un ridicule. Elle était jeune et belle, et l’on ne pouvait pas dire qu’elle n’aimait la vertu que parce qu’elle n’était point faite pour l’amour. À son air simple et modeste, au soin qu’elle prenait de faire de bonnes actions et de les cacher, à la paix qui semblait régner dans son cœur, on devait croire qu’elle était née ce qu’elle paraissait. Sage sans contrainte et sans vanité, elle ne se faisait ni une peine, ni un mérite de suivre ses devoirs. Jamais je ne la vis un moment ni triste ni grondeuse ; sa vertu était douce et paisible, elle ne s’en faisait pas un droit de tourmenter ni de mépriser les autres, et elle était sur cet article beaucoup plus réservée que ne le sont ces femmes qui, ayant tout à se reprocher, ne trouvent cependant personne exempt de reproche. Son esprit était naturellement gai, et elle ne cherchait pas à en diminuer l’enjouement. Elle ne croyait pas sans doute, comme beaucoup d’autres, qu’on n’est jamais plus respectable que lorsqu’on est fort ennuyeux. Elle ne médisait point et n’en savait pas moins amuser. Persuadée qu’elle avait autant de faiblesses que les autres, elle savait pardonner à celles qu’elle leur découvrait. Rien ne lui paraissait vicieux ou criminel que ce qui l’est effectivement. Elle ne se défendait pas les choses permises, pour ne se permettre, comme Fatmé, que celles qui sont défendues. Sa maison était sans faste, mais tenue noblement. Tous les honnêtes gens d’Agra se faisaient honneur d’y être admis, tous voulaient connaître une femme d’un aussi rare caractère, tous la respectaient ; et, malgré ma perversité naturelle, je me vis enfin forcé de penser comme eux.
« J’étais, lorsque j’entrai chez cette dame, si rempli encore de la fausseté de Fatmé, que je ne doutai pas d’abord qu’elle ne fît les mêmes choses, et je confondis, au premier coup d’œil, la femme vertueuse avec l’hypocrite. Jamais je ne voyais entrer un esclave ou un Brahmine, sans croire qu’on me mettrait de la conversation, et je fus longtemps étonné d’y être toujours compté pour rien.
« L’oisiveté à laquelle on me condamnait dans cette maison m’ennuya enfin, et persuadé que ce serait en vain que j’attendrais qu’on m’y donnât matière à observations, je quittai le sopha de cette dame, charmé d’être convaincu par moi-même qu’il y avait des femmes vertueuses, mais désirant assez peu d’en retrouver de pareilles.
« Mon âme, pour varier les spectacles que son état actuel pouvait lui procurer, ne voulut pas, en quittant ce palais, rentrer dans un autre, et s’abattit dans une vilaine maison, obscure, petite, et telle que je doutai d’abord s’il y aurait de quoi m’y donner retraite. Je pénétrai dans une chambre triste, meublée au-dessous du médiocre, et dans laquelle pourtant je fus assez heureux pour rencontrer un sopha, qui, terni, délabré, témoignait assez que c’était à ses dépens qu’on avait acquis les autres meubles qui l’accompagnaient. Ce fut, avant que je susse chez qui j’étais, la première idée qui me vint, et, quand je l’appris, je ne changeai pas d’opinion.
« Cette chambre, en effet, servait de retraite à une fille assez jolie, et qui par sa naissance, et par elle-même, étant ce qu’on appelle mauvaise compagnie, voyait cependant quelquefois les gens qui, dit-on, composent la bonne. C’était une jeune danseuse, qui venait d’être reçue parmi celles de l’Empereur, et dont la fortune et la réputation n’étaient pas encore faites, quoiqu’elle connût particulièrement presque tous les jeunes seigneurs d’Agra, qu’elle les comblât de ses bontés, et qu’ils l’assurassent de leur protection. Je doute même, quelque chose qu’ils lui promissent, que sans un intendant des domaines de l’Empereur qui prit du goût pour elle, la fortune eût sitôt changé de face.
« Abdalathif, c’est le nom de cet intendant, par sa naissance et par son mérite personnel, ne faisait pas une conquête brillante. Il était naturellement rustre et brutal, et depuis sa fortune, il avait joint l’insolence à ses autres défauts. Ce n’était pas qu’il ne voulût être poli ; mais persuadé qu’un homme comme lui honore quelqu’un quand il lui marque des égards, il avait pris cette politesse froide et sèche des gens d’un certain rang, qu’en eux on veut bien appeler dignité, mais qui dans Abdalathif était le comble de la sottise et de l’impertinence. Né dans l’obscurité la plus profonde, non seulement il l’avait oublié, mais même il n’y avait rien qu’il ne fît pour se donner une origine illustre ; il couronnait ses travers en jouant perpétuellement le seigneur ; vain et insolent, sa familiarité outrageait autant que sa hauteur ; ignoble et sans goût dans sa magnificence, elle n’était en lui qu’un ridicule de plus. Avec peu d’esprit et moins encore d’éducation, il n’y avait rien à quoi il ne crût se connaître et dont il ne voulût décider. Tel qu’il était cependant, on le ménageait, non qu’il pût nuire, mais il savait obliger. Les plus grands d’Agra étaient assidûment ses complaisants et ses flatteurs, et leurs femmes même étaient sur le pied de lui pardonner des impertinences qu’avec elles il poussait à l’excès, ou de ne rien refuser à ses désirs. Quelque couru qu’il fût dans Agra, il était quelquefois bien aise de se délasser des trop grands empressements des femmes de qualité, et de chercher des plaisirs qui, pour être moins brillants, n’en étaient pas moins vifs, et (selon ce qu’il avait l’insolence de dire) souvent guère plus dangereux.
« Ce fut un soir en sortant de chez l’Empereur, devant qui Amine avait dansé, que ce nouveau protecteur la ramena chez elle. Il promena dans son triste et obscur logement des regards orgueilleux et distraits, puis en daignant à peine lever les yeux sur elle :
— « Vous n’êtes pas bien ici, lui dit-il ; il faut vous en tirer. C’est autant pour moi que pour vous, que je veux que vous soyez plus convenablement logée. On se moquerait de moi, si une fille de qui je me mêle n’était pas d’une façon à se faire respecter. »
« Après ces paroles, il s’assit sur moi, et la tirant sur lui brusquement, il prit avec elle toutes les libertés qu’il voulut ; mais comme il avait plus de libertinage que de désirs, elles ne furent pas excessives.
« Amine, que j’avais vue haute et capricieuse avec les seigneurs qui allaient chez elle, loin de prendre avec Abdalathif des airs familiers, le traitait avec un extrême respect, et n’osait même le regarder que quand il paraissait désirer qu’elle le fît.
— « Vous me plaisez assez, lui dit-il enfin, mais je veux qu’on soit sage. Point de jeunes gens, des mœurs, une conduite réglée ; sans tout cela, nous ne serions pas longtemps bons amis. Adieu, petite, ajouta-t-il en se levant ; demain vous entendrez parler de moi : vous n’êtes point meublée de façon qu’on puisse aujourd’hui souper avec vous ; j’y vais pourvoir, bonjour ! »
« En achevant ces mots, il sortit. Amine le reconduisit respectueusement, et revint sur moi se livrer à toute la joie que lui causait sa bonne fortune, et compter, avec sa mère, les diamants et les autres richesses qu’elle attendait le lendemain de la générosité d’Abdalathif.
« Cette mère, qui, quoique femme d’honneur, était la plus complaisante des mères, exhortait sa fille à se conduire sagement dans le bonheur qu’il plaisait à Brahma de lui envoyer, et comparant l’état où elles allaient se trouver, faisait mille réflexions sur la providence des Dieux qui n’abandonne jamais ceux qui la méritent.
« Elle fit après cela une longue énumération des seigneurs qui avaient été amis de sa fille.
— « Combien peu leur amitié vous a-t-elle été utile, mon enfant ! lui disait-elle ; aussi, c’est bien votre faute ! Je vous l’ai dit mille fois, vous êtes née trop douce. Ou vous vous donnez par pure indolence, ce qui est un grand vice ; ou, qui ne vaut pas mieux et vous a donné de grands ridicules, vous vous prenez de fantaisie. Je ne dis pas qu’on ne se satisfasse quelquefois, à Dieu ne plaise ! mais il ne faut pas tellement se sacrifier à ses plaisirs, qu’on en néglige sa fortune ; il faut surtout éviter qu’on ne puisse dire qu’une fille comme vous peut se livrer quelquefois à l’amour, et malheureusement vous avez donné la-dessus matière à bien des propos. Enfin, vous êtes encore bien jeune, et j’espère que cela ne vous fera pas grand tort. Rien ne perd tant les personnes de votre condition que ces étourderies que j’ai entendu nommer des complaisances gratuites. Quand on sait qu’une fille est dans la malheureuse habitude de se donner quelquefois pour rien, tout le monde croit être fait pour l’avoir au même prix, ou, du moins, à bon marché. Voyez Roxane, Alalis, Elzire : elles n’ont pas une faiblesse à se reprocher ; aussi Brahma a béni leur conduite. Moins jolies que vous, voyez comme elles sont riches ! Profitez bien de leur exemple ; ce sont des filles bien raisonnables.
— « Hé oui ! ma mère, oui, répondit Amine, que cette exhortation impatientait ; j’y songerai. Mais me conseillez-vous pourtant de n’être qu’au monstre que j’ai actuellement ? Cela est impossible, je vous en avertis.
— « Vraiment non, reprit la mère : à l’égard de son cœur, on n’en est pas la maîtresse ; je dis simplement qu’il faut que vous renonciez aux seigneurs de la Cour, à moins que vous les voyiez incognito, et qu’ils aient pour vous de meilleures façons qu’ils n’en ont eu jusques ici. Si vous voulez, je leur parlerai, moi. Vous avez Massoud que vous aimez ; c’est un bon choix, il n’est connu de personne, il se prête à tout, vous le faites passer pour votre parent, on le prend pour cela, il n’y a rien à dire. Ce monsieur qui vous veut du bien s’y trompera comme les autres ; en vous conduisant avec prudence, il ne se doutera de rien, et…
— « Croyez-vous, ma mère, interrompit Amine, qu’il me donne des diamants ? Ah ! oui, il m’en donnera. Ce n’est pas, ajoutait-elle, que j’aie de la vanité, mais quand on tient un certain rang, on est bien aise d’être comme tout le monde ! »
« Là-dessus elle se mit à compter toutes les filles qui seraient désespérées et des diamants et des belles robes qu’elle aurait : idée qui la flattait plus que la fortune même.
« Le lendemain d’assez bonne heure, un char vint la prendre, et mon âme, curieuse de voir l’usage qu’Amine ferait des conseils de sa mère, la suivit. On la conduisit dans une jolie maison toute meublée, qu’Abdalathif avait dans une rue détournée. Je me plaçai en y arrivant dans un sopha superbe que l’on avait mis dans un cabinet extrêmement orné. Jamais je n’ai vu personne dans une aussi sotte admiration que celle qu’Amine témoignait pour tout ce qui s’y offrait à ses yeux. Après avoir curieusement examiné tout, elle vint se mettre à sa toilette. Les vases précieux dont elle la vit couverte, un écrin rempli de diamants, des esclaves bien vêtus, qui, d’un air respectueux, s’empressaient à la servir, des marchands et des ouvriers qui attendaient ses ordres, tout la transportait et augmentait son ivresse.
« Quand elle en fut un peu revenue, elle songea au rôle qu’elle devait jouer devant tant de spectateurs. Elle parla à ses esclaves avec hauteur, aux marchands et aux ouvriers avec impertinence, choisit ce qu’elle voulut, ordonna que tout ce qu’elle commandait fût prêt pour le lendemain au plus tard, se remit à sa toilette, y resta longtemps, et en attendant les magnificences qui lui étaient destinées, se revêtit d’un déshabillé superbe qui avait été fait pour une princesse d’Agra et qu’elle trouva à peine assez beau pour elle.
« Elle passa la plus grande partie de la journée à s’occuper de tout ce qu’elle voyait, et à attendre Abdalathif. Vers le soir enfin, il parut.
— « Hé bien ! petite, lui dit-il, comment vous trouvez-vous de tout ceci ? »
« Amine se précipita à ses pieds, et, dans les termes les plus ignobles, le remercia de tout ce qu’il faisait pour elle.
« J’étais étonné, moi qui jusques alors avais été en bonne compagnie, de tout ce qui frappait mes oreilles. Ce n’était pas que je n’eusse jamais entendu de sottises, mais du moins elles étaient élégantes, et de ce ton noble avec lequel il semble presque qu’on n’en dit pas.
CHAPITRE V
Meilleur à passer qu’à lire.
« Avant que de s’engager dans une plus longue conversation, Abdalathif tira de sa poche une longue bourse pleine d’or, qu’il jeta sur une table d’un air négligent.
— « Serrez ceci, lui dit-il : vous en aurez peu de besoin. Je me charge de toute la dépense de votre maison, et de celle de votre personne. Je vous ai envoyé un cuisinier : c’est, après le mien, le meilleur d’Agra. Je compte souper souvent ici. Nous n’y serons pas toujours seuls ; des seigneurs de mes amis, avec quelques beaux esprits à qui je prête de l’argent, y viendront quelquefois. On y joindra de vos compagnes, des plus jolies s’entend ; cela fera des soupers gais, je les aime. »
« À ces mots, il la conduisit dans le petit cabinet où j’étais, et la mère d’Amine, cette femme respectable, qui jusques-là avait été présente à la conversation, se retira et ferma la porte.
« Ce n’est pas d’une pareille conversation, dit Amanzéi en s’interrompant, que je rendrai un compte exact à Votre Majesté ; Aminé y parut tout à fait tendre et vive jusqu’au transport. Abdalathif avait pris soin de lui dire auparavant que les femmes réservées dans leurs discours lui déplaisaient et, avec l’envie qu’Amine avait de lui plaire, son éducation et les habitudes qu’elle avait contractées, Votre Majesté imagine sans peine qu’il se tint des propos qu’il serait difficile de lui rendre et qui d’ailleurs ne la flatteraient pas.
— Pourquoi cela ? demanda le Sultan ; peut-être les trouverais-je fort bons. Voyons un peu.
— Voyez ! dit la Sultane en se levant ; mais comme je suis sûre qu’ils ne m’amuseraient pas, vous trouverez bon que je sorte.
— Voyez-vous cela ! s’écria le Sultan, la belle modestie ! Vous croyez peut-être que j’en suis la dupe ; détrompez-vous ! Je connais les femmes à présent, et je me souviens d’ailleurs qu’un homme qui les connaissait aussi bien que moi, ou à peu près, m’a dit que les femmes ne font rien avec tant de plaisir que ce qui leur est défendu, et qu’elles n’aiment que les discours qu’il semble qu’elles ne doivent pas entendre ; par conséquent, si vous sortez, ce n’est pas que vous ayez l’envie de sortir. Mais n’importe, Amanzéi me dira à mon coucher ce que vous ne voulez pas qu’il me dise à présent. Cela fera précisément que je n’y perdrai rien, n’est-il pas vrai ? »
Amanzéi n’avait garde de ne pas convenir que le Sultan avait raison, et, après avoir exagéré la prudence de sa conduite, il continua ainsi :
« Après l’entretien d’Abdalathif et d’Amine, qui fut plus long qu’intéressant, on servit. Comme je n’étais pas dans la salle à manger, je ne puis, Sire, vous rendre compte de ce qu’ils y dirent. Ils revinrent longtemps après. Quoiqu’ils eussent soupé en tête-à-tête, il me parut qu’ils n’en avaient pas été plus sobres. Après quelques fort mauvais discours, Abdalatif s’endormit sur le sein de la dame.
« Amine, toute complaisante qu’elle était, trouva mauvais d’abord qu’Abdalathif prît avec elle de si grandes libertés. Sa vanité souffrait aussi du peu de cas qu’il paraissait faire d’elle. Les éloges qu’il lui avait donnés sur la façon dont elle avait soutenu l’entretien qu’elle avait eu avec lui, l’avaient enorgueillie, et lui faisaient croire qu’elle méritait qu’il prît la peine de l’entretenir encore. Malgré les attentions qu’elle devait à Abdalathif, elle s’ennuya de la contrainte où il la retenait, et elle en aurait étourdiment marqué son chagrin, si Abdalathif, ouvrant pesamment les yeux, ne lui eût demandé, d’un ton brusque, l’heure qu’il était. Il se leva sans attendre sa réponse.
— « Adieu ! lui dit-il, en la caressant brutalement ; je vous ferai dire demain si je puis souper ici. »
« À ces mots il voulut sortir. Quelque envie qu’eût Amine qu’il la laissât libre, elle crut devoir le retenir, quoiqu’elle poussât la fausseté jusqu’à pleurer de son départ ; il fut inexorable, et se débarrassa des bras d’Amine, en lui disant qu’il voulait bien qu’elle l’aimât, mais qu’il ne prétendait pas être gêné.
« D’abord qu’il fut sorti, elle sonna, en l’honorant à demi-bas de toutes les épithètes qu’il méritait. Pendant qu’on la déshabillait, sa mère vint lui parler bas. La nouvelle qu’elle donnait à Amine lui fit hâter ses esclaves ; enfin elle ordonna qu’on la laissât seule. Peu de moments après que sa mère et ses esclaves se furent retirés, la première rentra. Elle menait un nègre mal fait, horrible à voir, et qu’Amine n’eut pourtant pas plutôt aperçu, qu’elle vint l’embrasser avec emportement.
— Amanzéi, dit le Sultan, si vous ôtiez ce nègre-là de votre histoire, je pense qu’elle n’en serait pas plus mauvaise.
— Je ne vois pas ce qu’il y gâte, Sire, répondit Amanzéi.
— Je m’en vais vous le dire, moi, répliqua le Sultan, puisque vous n’avez pas l’esprit de le voir. La première femme de mon grand-père Schah-Riar couchait avec tous les nègres de son palais. Ç’a été, grâce à Dieu, une chose assez notoire. En conséquence de ce, mon susdit grand-père, non seulement fit étrangler celle-là, mais toutes les autres qu’il eut après, jusques à ma grand’mère Schéhérazade, qui lui en fit perdre l’habitude. Donc, je trouve fort peu respectueux que l’on vienne, après ce qui est arrivé dans ma famille, me parler de nègres, comme si je n’y devais prendre aucun intérêt. Je vous passe celui-ci, puisqu’il est venu, mais qu’il n’en vienne plus, je vous prie ! »
Amanzéi, après avoir demandé pardon au Sultan de son étourderie, continua ainsi :
— « Ah ! Massoud, dit Aminé à son amant, que j’ai souffert d’être deux jours sans te voir ! Que je hais le monstre qui m’obsède ! Qu’on est malheureuse de se sacrifier à la fortune ! »
« Massoud, à tout cela, répondait assez peu de choses. Il lui dit cependant que, quoiqu’il l’aimât avec toute la délicatesse possible, il n’était pas fâché qu’Abdalathif eût pour elle des attentions. Il l’exhorta ensuite à faire tout ce qui serait convenable pour le ruiner, et se livrant après à toute la fureur des caresses d’Amine, ils commencèrent une sorte d’entretien dont la joie de tromper Abdalathif augmentait encore la vivacité. Avant que de sortir du cabinet, elle paya fort généreusement Massoud de l’extrême amour qu’il lui avait témoigné.
« Elle passa avec lui la plus grande partie de la nuit, et le renvoya enfin lorsqu’elle vit paraître le jour ; et la mère d’Amine, qui, par une porte de son appartement qui donnait dans celui de sa fille, l’avait introduit, le fit sortir par la même voie.
« Amine passa la matinée à essayer toutes les robes qu’elle avait commandées, et à en ordonner d’autres. Ce fut son amusement jusques à l’heure qui lui était marquée pour aller danser chez l’Empereur. Elle en fut ramenée par Abdalathif ; ils étaient suivis de quelques jolies compagnes d’Amine, de quelques jeunes omrahs[1] et de trois beaux esprits des plus renommés d’Agra. Ils s’empressèrent à l’envi de louer la magnificence d’Abdalathif, son goût, son air noble, la délicatesse de son esprit, et la sûreté de ses lumières.
« On descendit enfin pour souper. Comme il n’y avait pas de retraite pour mon âme dans le lieu où l’on mangeait, je ne pus entendre les discours qui s’y tinrent. À en juger par ceux qui précédèrent le souper, et ceux qui le suivirent, on pouvait ne pas regretter de n’être point à portée de les entendre.
« Abdalathif, noyé dans le via, enivré des éloges que le mérite qu’on avait découvert à son cuisinier avait rendus plus vifs et plus nombreux, ne tarda point à s’endormir. Un jeune homme, qui avait intérêt qu’il laissât bientôt Amine en état de disposer d’elle, osa bien l’éveiller pour lui représenter qu’un homme comme lui, chargé des plus grandes affaires, et nécessaire à l’État autant qu’il l’était, pouvait quelquefois permettre aux plaisirs de le distraire, mais ne devait jamais s’y abandonner. Il prouva si bien enfin à Abdalathif combien il était cher au prince et au peuple, qu’il le convainquit qu’il ne pouvait différer de s’aller coucher, sans que l’État ne risquât d’y perdre son plus ferme appui.
« Il sortit, et tout le monde avec lui. Quelques regards que j’avais surpris entre Amine et le jeune homme qui venait de haranguer si bien Abdalathif, me firent croire que je le reverrais bientôt. Elle se mit à sa toilette d’un air nonchalant, et débarrassée de cet attirail superbe, plus gênant encore pour les plaisirs qu’il n’est satisfaisant pour l’amour-propre, elle ordonna qu’on la laissât seule.
« La respectable mère d’Amine, gagnée apparemment par le récit que le jeune homme lui avait fait de ses souffrances (car je ne saurais croire qu’une âme si belle eût pu être sensible à l’intérêt), l’introduisit discrètement dans l’appartement de sa fille, et ne se retira qu’après qu’il lui eut donné parole positive de ne faire à Amine aucune proposition qui pût alarmer la pudeur d’une fille aussi sage et aussi modeste.
— « En vérité ! dit Amine au jeune homme, quand ils furent seuls, il faut que je vous aime bien tendrement pour m’être déterminée à ce que je fais ! Car enfin, je trompe un honnête homme, que je n’aime point à la vérité, mais à qui pourtant je devrais être fidèle. J’ai tort, je le sens bien : mais l’amour est une terrible chose, et ce qu’il me fait faire aujourd’hui est bien éloigné de mon caractère.
— « Je vous en sais d’autant plus de gré ! répondit le jeune homme, en voulant l’embrasser.
— « Oh ! pour cela, répliqua-t-elle en le repoussant, voilà ce que je ne veux pas vous permettre : de la confiance, du sentiment, du plaisir à vous voir, je vous en ai promis, mais si j’allais plus loin je trahirais mon devoir.
— « Mais, mon enfant, lui dit le jeune homme, deviens-tu folle ? Qu’est-ce donc que le jargon dont tu te sers ? Je te crois tout le sentiment du monde assurément : mais à quoi veux-tu qu’il nous serve ? Est-ce pour cela que je suis venu ici ?
— « Vous vous êtes trompé, répondit-elle, si vous avez attendu de moi quelque autre chose. Quoique je n’aime point le seigneur Abdalathif, j’ai fait vœu de lui être fidèle, et rien ne peut m’y faire manquer.
— « Ah ! petite reine, repartit le jeune homme en raillant, d’abord que tu as fait un vœu, je n’ai rien à dire, cela est respectable ; et pour la rareté du fait, je te permets d’y demeurer fidèle. Hé ! dis-moi, en as-tu beaucoup fait de pareils en ta vie ?
— « Ne raillez pas, répondit Amine ; je suis fort scrupuleuse.
— « Oh ! tu ne m’étonnes point, répliqua-t-il ; vous autres filles, tant soit peu publiques, vous vous piquez toutes de scrupules, et vous en avez en général beaucoup plus que les femmes vertueuses. Mais à propos de ton vœu, tu aurais tout aussi bien fait de m’en instruire tantôt et de ne me pas faire prendre la peine de venir passer la nuit ici !
— « Cela est vrai, répondit-elle d’un air embarrassé ; mais vous m’avez fait des propositions si brillantes, que d’abord elles m’ont ébloui, je l’avoue.
— « Hé ! lui demanda-t-il, la réflexion te les a donc gâtées ? Tiens, poursuivit-il en tirant une bourse, voilà ce que je t’ai promis ; je suis homme de parole ; il y a là-dedans de quoi guérir tes scrupules, et te relever de tous les vœux que tu as pu faire. Conviens-en du moins !
— « Que vous êtes badin ! répondit-elle en se saisissant de la bourse ; vous me connaissez bien peu ! Je vous jure sans l’inclination que je me sens pour vous…
— « Finissons cela ! interrompit-il. Pour te prouver combien je suis noble, je te dispense des remerciements, et même de cette prodigieuse inclination que tu as pour moi : aussi bien dans le marché que nous avons fait ensemble, ne m’a-t-elle servi à rien. Je te paie même aussi cher que si j’étais en premier, et tu sais bien que cela n’est pas dans les règles.
— « Il me semble que si ! répondit Amine ; je fais une perfidie pour vous, et…
— « Si je ne te payais, interrompit-il, qu’à raison de ce qu’elle te coûte, je te réponds que je t’aurais pour rien. Mais encore une fois finissons, quoique tu aies de l’esprit autant qu’on puisse en avoir, la conversation m’ennuie. »
« Quelque impatience qu’il marquât, il ne put empêcher qu’Amine, qui était la prudence même, ne comptât l’argent qu’il venait de lui donner. Ce n’était pas, disait-elle, qu’elle se défiât de lui, mais il pouvait lui-même s’être trompé ; enfin elle ne se rendit à ses désirs que quand elle fut sûre qu’il n’avait point commis d’erreur de calcul.
« Lorsque le jour fut prêt à paraître, la mère d’Amine revint, et dit au jeune homme qu’il était temps qu’il se retirât : il n’était pas tout à fait de cet avis. Quoique Amine le priât de vouloir bien ménager sa réputation, cette considération ne l’aurait sûrement pas ébranlé, et malgré ses prières, il serait resté, si Amine ne lui eût promis de lui accorder à l’avenir autant de nuits qu’elle pourrait en dérober à Abdalathif.
« Outre Abdalathif, Massoud, et ce jeune homme à qui quelquefois elle tenait parole, Amine, qui avait reconnu l’utilité des conseils que sa mère lui avait donnés, recevait indifféremment tous ceux qui la trouvaient assez belle pour la désirer, pourvu cependant qu’ils fussent assez riches pour lui faire agréer leurs soupirs. Bonzes, brahmines, imans, militaires, cadis, hommes de toutes nations, de tout genre, de tout âge, rien n’était rebuté. Il est vrai que, comme elle avait des principes et des scrupules, il en coûtait plus aux étrangers, à ceux surtout qu’elle regardait comme des infidèles, qu’à ses compatriotes et à ceux qui suivaient la même loi qu’elle. Ce n’était qu’à prix d’argent qu’ils pouvaient vaincre ses répugnances, et, après qu’elle s’était donnée, triompher de ses remords. Elle s’était même fait là-dessus des arrangements singuliers. Il y avait des cultes qu’elle avait plus en horreur que les autres, et je me souviendrai toujours qu’il en coûta plus à un guèbre[2] pour obtenir d’elle des complaisances, qu’il n’en avait coûté en pareil cas à dix mahométans.
« Soit qu’Abdalathif fût trop persuadé de son mérite pour croire qu’Amine pût être infidèle, soit qu’aussi ridiculement il comptât sur les serments qu’elle lui avait faits de n’être jamais qu’à lui, il fut longtemps avec elle dans la plus parfaite sécurité, et sans un événement imprévu, quoiqu’il ne fût pas sans exemple, il est apparent qu’il y aurait toujours été plongé.
— J’entends bien, dit alors le Sultan : quelqu’un lui dit qu’elle était infidèle.
— Non, Sire ! répondit Amanzéi.
— Ah ! oui, reprit le Sultan, je vois à présent que c’était tout autre chose ; cela se devine : lui-même il la surprit.
— Point du tout, Sire, repartit Amanzéi ; il aurait été trop heureux d’en être quitte à si bon marché.
— Je ne sais donc plus ce que c’était, dit Schah-Baham ; au fond ce ne sont pas mes affaires, et je n’ai pas besoin de me tourner la tête pour deviner quelque chose qui ne m’intéresse pas.
CHAPITRE VI
Pas plus extraordinaire qu’amusant.
— Depuis quelques jours, j’avais remarqué qu’Amine était plus triste qu’à l’ordinaire ; sa maison la nuit était fermée, et le jour elle ne voyait qu’Abdalathif. On lui avait écrit beaucoup de lettres, et toutes l’avaient chagrinée. Je me perdais en réflexions pour deviner ce qu’elle pouvait avoir, et ne pouvant le pénétrer, je fus assez imbécile pour croire que les remords dont elle était agitée, causaient seuls le chagrin qu’elle paraissait avoir.
« Quoique la connaissance que j’avais de son caractère dût m’interdire cette idée, la difficulté de pénétrer la cause de son inquiétude, me la fit former. Je ne fus pas longtemps à voir que je m’étais trompé sur tout ce que j’avais imaginé.
« Amine, l’air embarrassé, pensif, sombre, était un matin à sa toilette. Abdalathif entra. Elle rougit à sa vue ; elle n’était pas accoutumée à le voir le matin, et cette visite inopinée lui déplut. Confuse et timide, à peine osa-t-elle lever les yeux sur lui. À la mine refrognée d’Abdalathif, aux regards terribles que de temps en temps il lançait sur elle, il n’était pas difficile de juger qu’il était tourmenté d’une idée fâcheuse à laquelle, vraisemblablement, elle avait donné lieu. Amine, sans doute, savait ce que c’était, car elle n’osa jamais le lui demander. Il garda quelque temps le silence.
— « Vous êtes jolie ! lui dit-il enfin, avec une fureur ironique ; vous êtes jolie ! Oui, très fidèle ! Oh ! parbleu, ma reine, parbleu ! on saura vous apprendre à être sage, et vous mettre en lieu où vous serez forcée de l’être, du moins quelque temps.
— « Quel est donc ce discours. Monsieur ? lui répondit Amine, d’un air de hauteur ; est-ce à une personne comme moi qu’il peut jamais s’adresser ? Mesurez un peu vos paroles, je vous prie ? »
« L’insolence d’Amine, dans la situation présente, parut si singulière à Abdalathif, que d’abord elle le confondit, mais enfin, la fureur prenant le dessus, il l’accabla de toutes les injures et de tout le mépris qu’il croyait lui devoir. Amine voulut alors entrer en justification : mais Abdalathif, qui, sans doute, avait des témoins convaincants de ce dont il l’accusait, lui ordonna brusquement de se taire.
« Après avoir dit toutes les impertinences que sa fureur et sa fatuité lui dictaient tour à tour, il s’empara généralement de tout ce qu’il avait donné à Aminé. Elle s’était attendue à être quittée, et elle s’en consolait, en jetant de temps en temps les yeux sur les diamants et les autres choses qu’elle croyait qui lui resteraient ; mais quand elle vit l’impitoyable Abdalathif se mettre en devoir de tout reprendre, elle poussa les cris les plus perçants et les plus douloureux. Sa mère alors entra, se jeta mille fois aux pieds d’Abdalathif, et crut l’apaiser beaucoup en lui avouant que c’était un maudit bonze qui était cause de tout ce qui arrivait.
« Loin que ce qu’on disait du bonze parût attendrir Abdalathif, il sembla le déterminer à user de toute la rigueur possible.
— « Hélas ! ajoutait tristement la mère d’Amine, nous sommes bien punies de nous être fiées à un infidèle ! Ma fille sait ce que je pensais, et que je lui ai toujours dit que cela ne pouvait que lui porter malheur ! »
« Pendant ces lamentations, Abdalathif, ayant à la main un état de tout ce qu’il avait donné à Amine, se faisait tout restituer par ordre. Lorsque cela fut fait :
— « À l’égard de l’argent que je vous ai donné, dit-il à Amine d’un air grave, je vous le laisse ; il n’a pas tenu à moi, petite reine, que vous n’ayez été plus heureuse. Cette mortification-ci vous rendra sans doute plus prudente ; je le désire sincèrement. Allez, ajouta-t-il, je n’ai plus besoin de vous ici. Rendez grâce au ciel de ce que je ne porte pas plus loin ma colère ! »
« En achevant ces paroles, il ordonna à ses esclaves de les faire sortir, n’étant pas plus ému des injures atroces qu’alors elles vomissaient contre lui, qu’il ne l’avait été des larmes qu’il leur avait vu répandre.
« La curiosité de voir l’usage qu’Amine ferait de son humiliation me fit résoudre, malgré le dégoût que ses mœurs me causaient, à la suivre dans ce réduit obscur d’où Abdalathif l’avait tirée, et où elle retourna cacher sa honte et la douleur de n’avoir pas su le ruiner.
« Ce fut dans ce triste lieu que je fus témoin de ses regrets et des imprécations de la vertueuse mère. Les débris de leur fortune, qui étaient encore considérables, les consolèrent enfin de ce qu’elles avaient perdu.
— « Hé bien ! ma fille, disait un jour la mère d’Amine, est-ce donc un si grand malheur que ce qui vous est arrivé ? Je conviens que ce monstre que vous aviez était la libéralité même : mais il est donc le seul à qui vous puissiez plaire ? D’ailleurs, quand vous n’en retrouveriez pas un aussi riche, croiriez-vous pour cela être malheureuse ? Non, ma fille ; où l’espèce manque, il faut se dédommager par le nombre. Si quatre ne suffisent pas pour le remplacer, prenez-en dix, plus même s’il le faut. Vous me direz peut-être que cela est sujet à des accidents : cela est vrai ; mais quand on ne se met au-dessus de rien, que l’on craint tout, on reste dans l’infortune et dans l’obscurité. »
« Quelque envie qu’Amine eût de mettre à profit ces sages conseils, l’abandonnement où elle était ne lui permit pas de s’en servir aussi tôt qu’elle l’aurait voulu. Son aventure avec Abdalathif lui avait si bien donné, dans Agra, la réputation d’une personne peu sûre dans le commerce, que, hors le fidèle Massoud, de qui la tendresse était à l’épreuve de tout, je ne vis chez elle, pendant longtemps, que quelques-unes de ses compagnes qui venaient la voir, plutôt sans doute pour jouir de son malheur que pour l’en consoler.
« Le temps, qui efface tout, effaça enfin la mauvaise opinion qu’on avait d’Amine. On la crut changée, on imagina que les réflexions qu’on lui avait laissé le temps de faire l’auraient guérie de la fureur d’être infidèle. Les amants revinrent. Un seigneur persan, qui arriva dans ce temps à Agra, et qui n’en savait que médiocrement les anecdotes, vit Amine, la trouva jolie, et s’en entêta d’autant plus qu’un de ces hommes obligeants, qui ne s’occupent que du noble soin de procurer des plaisirs aux autres, l’assura que, s’il avait le bonheur de plaire à Amine, il devrait lui en savoir d’autant plus de gré que ce serait la première faiblesse qu’elle aurait à se reprocher.
« Tout autre aurait cru la chose impossible ; le Persan ne la trouva qu’extraordinaire. Cette nouveauté le piqua, et à l’aide de l’irréprochable témoin de la vertu d’Amine, il acheta au plus haut prix des faveurs qui, dans Agra, commençaient à être taxées au plus bas, et n’étaient pourtant pas encore aussi méprisées qu’elles auraient dû l’être.
« Cette triste maison qu’Amine habitait fut encore une fois quittée pour un palais superbe, où brillait tout le faste des Indes. Je ne sais si Amine usa sagement de sa nouvelle fortune ; mon âme, rebutée d’étudier la sienne, alla chercher des objets plus dignes de s’occuper, dans le fond peut-être aussi méprisables, mais qui, plus ornés, la révoltaient et l’amusaient davantage.
« Je m’envolai dans une maison qu’à sa magnificence et au goût qui y régnait de toutes parts, je reconnus pour une de celles où je me plaisais à demeurer, où l’on trouve toujours le plaisir et la galanterie, et où le vice même, déguisé sous l’apparence de l’amour, embelli de toute la délicatesse et de toute l’élégance possibles, ne s’offre jamais aux yeux que sous les formes les plus séduisantes.
« La maîtresse de ce palais était charmante, et à la tendresse qu’elle avait dans les yeux, autant qu’à sa beauté, je jugeai que mon âme y trouverait des amusements. Je restai quelque temps dans son sopha sans qu’elle daignât seulement s’y asseoir. Cependant elle aimait et elle était aimée. Poursuivie par son amant, persécutée par elle-même, il n’y avait pas d’apparence que je lui fusse toujours aussi indifférent qu’elle semblait se le promettre.
« Quand j’entrai chez elle, il avait déjà obtenu la permission de lui parler de son amour ; mais quoiqu’il fût aimable et pressant, que même il eût déjà persuadé, il était encore bien loin de vaincre.
« Phénime (c’est ainsi qu’elle s’appelait) renonçait avec peine à sa vertu, et Zulma, trop respectueux pour être entreprenant, attendait, du temps et des soins, qu’elle prît pour lui autant d’amour qu’il en ressentait pour elle. Mieux informé que lui des dispositions de Phénime, je ne concevais pas qu’il pût connaître aussi peu son bonheur. Toutes les fois qu’il la trouvait seule (et sans s’en apercevoir elle lui en donnait mille occasions), l’émotion la plus tendre et la plus marquée s’emparait d’elle involontairement. Si dans le cours d’un entretien long et animé, il arrivait à Zulma de lui baiser la main ou de se jeter à ses genoux, Phénime s’effrayait, mais ne se fâchait pas ; c’était même si tendrement qu’elle se plaignait de ses entreprises !
— Et cependant, interrompit le Sultan, il ne les continuait pas ?
— Non, assurément, Sire, répondit Amanzéi ; plus il était amoureux…
— Plus il était bête, dit le Sultan, je le vois bien.
— L’amour n’est jamais plus timide, reprit Amanzéi, que quand…
— Oui, timide, interrompit encore le Sultan, voilà un beau conte ! Est-ce qu’il ne voyait pas qu’il impatientait cette dame ? À la place de cette femme-là, je l’aurais renvoyé pour jamais, moi qui vous parle !
— Il n’est pas douteux, reprit Amanzéi, qu’avec une coquette, Zulma n’eût été perdu : mais Phénime, qui réellement désirait de n’être pas vaincue, tenait compte à son amant de sa timidité. D’ailleurs, plus il ménageait les scrupules de Phénime, plus il s’assurait la victoire. Un moment donné par le caprice, s’il n’est pas saisi, ne revient peut-être jamais, mais quand c’est l’amour qui le donne, il semble que moins on le saisit, plus il s’empresse à le rendre.
« Un jour, par exemple, il entra chez Phénime ; il y avait plus d’une heure que, livrée à sa tendresse, elle ne s’occupait que de lui ; elle avait commencé par le désirer vivement, et son imagination s’échauffant par degrés, elle s’abandonna voluptueusement à son désordre ; il était au plus haut point lorsque Zulma se présenta à ses yeux. Son trouble augmenta, elle acheva de rougir en le voyant. Ah ! s’il eût deviné ce qui faisait alors rougir Phénime ! S’il eût osé même la presser ! Mais il se croyait fort mal avec elle de quelques libertés, fort innocentes, que la veille il avait voulu prendre ; il employa à lui en demander pardon le temps où elle ne se serait offensée de rien.
— Ah ! le butor ! s’écria le Sultan ; il n’est pas croyable que l’on soit si bête !
— Il ne faut cependant pas que cela vous étonne, Sire, repartit Amanzéi : tout le temps que j’ai été sopha, j’ai vu manquer plus de moments que je n’en ai vu saisir.
CHAPITRE VII
Où l’on trouvera beaucoup à reprendre.
« Un soir, en quittant Phénime, Zulma lui demanda quand il pourrait la revoir ; quoiqu’elle craignît beaucoup sa présence, elle ne savait pas s’en passer ; ainsi après avoir rêvé quelque temps, elle lui répondit qu’il pourrait la voir le lendemain.
« Phénime, qui sentait bien tout le danger qu’il y avait pour elle à être seule avec lui, avait pensé avoir du monde, et pourtant fit dire, le jour du rendez-vous, qu’elle n’y était pour personne que pour Zulma. Il lui semblait que, quand il trouvait quelqu’un chez elle, moins il avait la liberté de lui parler de son amour, plus, par mille choses qu’il imaginait, il tâchait de lui faire comprendre qu’il en était perpétuellement occupé, et l’on est si clairvoyant dans le monde ! Elle entendait si bien Zulma ! La méchanceté des spectateurs ne pouvait-elle pas leur donner cette pénétration qu’elle ne devait qu’à l’amour ? Zulma était moins dangereux pour elle quand ils étaient seuls, puisque alors il savait être respectueux, et que devant des témoins il n’était pas assez prudent ; donc il ne fallait jamais le voir en compagnie que le moins qu’il serait possible.
« D’ailleurs, il était si triste quand il ne pouvait pas lui parler ! N’y avait-il pas trop d’inhumanité à le priver d’un plaisir que jusques alors elle avait trouvé si peu de risque à lui accorder ?
« Toutes ces raisons avaient déterminé Phénime, ou du moins elle le croyait, et elle fondait toujours soit sur les usages, soit sur des choses qui lui paraissaient aussi sensées, ce que l’amour seul lui faisait faire en faveur de Zulma.
« Ce jour même elle avait été extrêmement tentée de faire son bonheur ; elle s’était dit tout ce que peut se dire une femme qui veut se vaincre elle-même sur ce qu’elle oppose à son amour ; elle s’était exagéré la constance et les soins de Zulma, ce désir toujours si pressant qu’il avait de lui plaire : elle se souvenait même avec plaisir qu’il avait toujours mieux aimé être trompé qu’infidèle. Zulma d’ailleurs était jeune, spirituel, bien fait, toutes choses sur lesquelles elle ne croyait pas appuyer, mais qui n’en étaient pas moins celles qui l’avaient le plus touchée.
— Qui diable l’arrêtait donc ? demanda le Sultan. Cette femme-là m’excède !
— Huit ans de vertu, répondit Amanzéi, huit ans dont une seule faiblesse allait lui enlever tout le mérite.
— En effet, s’écria le Sultan, voilà ce qui s’appelle une perte !
— Zulma entra, reprit Amanzéi ; et Phénime, quoiqu’il vînt plus tôt qu’elle ne l’attendait, ne laissa pas de lui dire qu’il venait bien tard.
— « Que je suis heureux, Phénime, lui dit-il tendrement, que vous me trouviez coupable ! »
« Phénime ne s’aperçut que dans cet instant de la force de ce qu’elle venait de lui dire ; elle voulut s’excuser et ne sut que répondre. Zulma sourit de l’embarras où il la voyait, et elle rougit de l’avoir vu sourire. Il se jeta à ses genoux et lui baisa la main avec une ardeur extrême ; elle fit un mouvement pour la retirer, mais comme il ne faisait pas des efforts pour la retenir, elle la lui rendit.
« Zulma, cependant, lui disait les choses les plus tendres ; elle ne lui répondait pas, mais elle l’écoutait avec une attention et une avidité qu’elle se serait sûrement reprochées si elle avait pu démêler ses mouvements. Sa gorge était un peu découverte ; elle s’aperçut qu’il y portait ses yeux, et voulut rapprocher sa robe.
— « Ah ! cruelle ! » lui dit Zulma.
« Phénime, malgré le désordre qui s’emparait d’elle, s’aperçut de celui de son amant, et craignant également l’émotion de Zulma et la sienne, elle se leva brusquement. Il fit quelques efforts pour la retenir, et n’ayant plus la force de lui parler, il tâcha, en arrosant sa main des pleurs qu’il répandait, de lui faire comprendre combien il était touché de la cruelle résolution qu’elle prenait. Tant de respect achevait d’émouvoir Phénime, mais l’amour ne l’ayant pas encore absolument vaincue, elle triompha et de ses propres désirs et de ceux de son amant, plus dangereux pour elle peut-être que les siens mêmes.
« Aussitôt qu’elle se fut débarrassée des bras de Zulma, elle lui fit signe de se relever ; il obéit. Ils se regardèrent quelque temps en gardant le silence. Phénime enfin lui dit qu’elle voulait jouer. Quelque déplacée que cette envie parût à Zulma, il ne savait pas résister aux volontés de Phénime, et il prépara tout lui-même avec autant de vivacité que si c’eût été lui qui eût désiré le jeu. Cette nouvelle preuve de sa soumission toucha extrêmement Phénime, et je la vis prête à lui demander pardon d’une fantaisie qu’alors elle trouvait ridicule.
« Le repentir de Phénime ne dura pas autant qu’il l’aurait fallu pour le bonheur de Zulma, et plus elle se sentit émue, plus elle crut devoir lui cacher son trouble. Elle se mit donc au jeu, mais il lui inspira un ennui qui lui fit bientôt connaître que ce qu’elle avait imaginé contre Zulma était, pour elle, d’une bien faible ressource. Elle ne voulut pourtant pas croire d’abord que les dispositions où elle était pour lui causassent cette langueur dans laquelle elle se sentait, et, l’attribuant uniquement au jeu qu’elle avait choisi, elle pressa son amant d’en prendre un autre : il obéit en soupirant, et elle n’en fut pas moins tourmentée. Elle croyait regarder son jeu, et ne s’occupait que de Zulma.
« L’air pénétré qu’elle lui voyait, les profonds soupirs qu’il poussait, ses larmes qu’elle voyait prêtes à couler et que son respect pour elle semblait seul retenir encore, achevèrent d’attendrir Phénime. Soit qu’enfin elle fût confuse de l’état où elle se trouvait, soit qu’elle ne pût plus soutenir les regards de Zulma, elle appuya sa tête sur sa main. Zulma ne la vit pas plutôt dans cette attitude qu’il alla se jeter à ses pieds ; ou Phénime trop occupée ne le vit pas, ou elle ne voulut pas l’en empêcher. Il profita de ce moment de faiblesse pour lui baiser la main qu’elle avait libre, et il la baisa avec plus de transports qu’un amant ordinaire n’en éprouve en jouissant de tout ce qui peut le rendre heureux.
« Comblé d’une faveur que, dans les termes mêmes où ils en étaient ensemble, il n’osait pas encore espérer, il voulut chercher dans les yeux de Phénime quel devait être son destin. Elle avait toujours la tête appuyée sur sa main ; il s’en empara doucement, et Phénime en se découvrant le visage, le laissa voir couvert de ses larmes. Ce spectacle émut Zulma au point d’en verser lui-même.
— « Ah ! Phénime ! s’écria-t-il, en poussant un profond soupir.
— « Ah ! Zulma ! » répondit-elle tendrement.
« En achevant ces paroles, ils se regardèrent, mais avec cette tendresse, ce feu, cette volupté, cet égarement que l’amour seul, et l’amour le plus vrai, peut faire sentir.
« Zulma enfin, d’une voix entrecoupée par les soupirs, reprit la parole :
— « Phénime, dit-il avec transport, ah ! s’il est vrai qu’enfin mon amour vous touche et que vous craigniez encore de me le dire, laissez du moins à ces yeux charmants, à ces yeux que j’adore, la liberté de s’expliquer en ma faveur.
— « Non, Zulma, répondit-elle, je vous aime, et je ne me pardonnerais pas de vous retrancher rien d’un triomphe que vous avez si bien mérité. Je vous aime, Zulma ; ma bouche, mon cœur, mes yeux, tout doit vous le dire, et tout vous le dit… Zulma ! mon cher Zulma ! je ne suis heureuse que depuis que je peux vous apprendre tout ce que je sens pour vous ! »
« À des paroles si douces et si peu attendues, Zulma pensa mourir de joie. Dans quelque égarement qu’elle le plongeât, il n’oublia pas que Phénime pouvait le rendre plus heureux. Quoiqu’il n’ignorât pas que l’aveu qu’elle lui faisait l’autorisait à mille choses qu’à peine jusqu’à ce moment il avait osé imaginer, le respect qu’il avait pour elle l’emportant sur ses désirs, il voulut attendre qu’elle achevât de décider de son sort.
« Phénime connaissait trop Zulma pour se méprendre au motif qui suspendait ses empressements ; elle le regarda encore avec une extrême tendresse, et, cédant enfin aux doux mouvements dont elle était agitée, elle se précipita sur lui avec une ardeur que les termes les plus forts et l’imagination la plus ardente ne pourraient jamais bien peindre.
« Que de vérité ! Que de sentiment dans leurs transports ! Non, jamais spectacle plus attendrissant ne s’était offert à mes yeux ! Tous deux, enivrés, semblaient avoir perdu tout usage de leurs sens. Ce n’était point ces mouvements momentanés que donne le désir, c’étaient ce vrai délire, cette douce fureur de l’amour toujours cherchés et si rarement sentis.
— « Ô Dieux ! Dieux ! » disait de temps en temps Zulma, sans pouvoir en dire davantage.
« Phénime, de son côté, abandonnée à tout son trouble, serrait tendrement Zulma dans ses bras, s’en arrachait pour le regarder, s’y rejetait, le regardait encore.
— « Zulma, lui disait-elle avec transport, ah ! Zulma, que j’ai connu tard le bonheur ! »
« Ces paroles étaient suivies de ce silence délicieux auquel l’âme se plaît à se livrer, lorsque les expressions manquent au sentiment qui la pénètre.
« Zulma cependant avait bien des choses encore à désirer, et Phénime, à qui son ardeur les rendait en ce moment presque aussi nécessaires qu’à lui-même, loin de vouloir rien opposer à ses désirs, s’y livra aveuglément. Il semblait même qu’elle fît encore plus pour lui qu’il ne faisait pour elle ; plus elle s’était défendue contre son amour, plus elle croyait devoir lui prouver combien sa résistance lui avait coûté, et lui faire une sorte de satisfaction sur les tourments qu’elle lui avait fait éprouver si longtemps. Elle aurait rougi de s’armer de cette fausse décence qui si souvent gêne et corrompt les plaisirs, et qui, paraissant mettre sans cesse le repentir à côté de l’amour, laisse, au milieu du bonheur même, un bonheur encore plus doux à désirer. La tendre, la sincère Phénime se serait crue coupable envers Zulma, si elle lui avait dérobé quelque chose de l’ardeur extrême qu’il lui inspirait ; elle volait avec empressement au-devant de ses caresses, et comme quelques moments auparavant elle s’estimait de lui résister, elle mettait alors toute sa gloire à le bien convaincre de sa tendresse.
« Il me serait impossible de me rappeler les discours de deux amants qui, enivrés d’eux-mêmes, s’interrogeaient et ne se donnaient jamais le temps de se répondre, et dont les idées, n’ayant alors entre elles aucune liaison, ne peignaient que le désordre de leur âme, et ne devaient pas avoir pour un tiers le même charme que pour eux. J’étais surpris et de la vivacité de leur passion, et des ressources qu’ils y trouvaient. Ils ne se séparèrent que fort tard, et Zulma fut à peine sorti, que Phénime, qui lui avait consacré tous ses moments, se mit à lui écrire.
« Zulma revint le lendemain de fort bonne heure, toujours plus amoureux, toujours plus tendrement aimé, jouir aux genoux, ou dans les bras de Phénime, des plus délicieux moments.
« Malgré le penchant qui me portait à changer souvent de demeure, je ne pus résister au désir de savoir si Zulma et Phénime s’aimeraient longtemps, et cette curiosité m’arrêta chez elle près d’un an ; mais voyant enfin que leur amour, loin de diminuer, semblait tous les jours prendre de nouvelles forces, et qu’ils avaient même joint à toutes les délicatesses, à toute la vivacité de la passion la plus ardente, la confiance et l’égalité de l’amitié la plus tendre, j’allai chercher ailleurs ma délivrance, ou de nouveaux plaisirs.
CHAPITRE VIII
« Las de la vie errante que je menais,
convaincu que le sentiment dont on veut sans
cesse paraître rempli est cependant ce que
l’on éprouve le moins, je commençai à m’ennuyer
de ma destinée, et à désirer de trouver
cette occasion qui devait terminer le supplice
auquel j’étais condamné.
— « Quelles mœurs ! m’écriais-je quelquefois ; non, Brahma, qui les connaît, m’a flatté d’une espérance vaine ; il n’a pas cru qu’avec ce goût effréné des plaisirs qui règne dans Agra, et ce mépris des principes qui y est si généralement répandu, je puisse jamais trouver deux personnes, telles qu’il les demande, pour m’appeler à une vie ? »
« Tout entier à ces chagrinantes réflexions, je me transportai dans une maison où tout avait l’air paisible. Une fille, âgée de près de quarante ans, y logeait seule. Quoiqu’elle fût encore assez bien pour pouvoir sans ridicule se livrer à l’amour, elle était sage, fuyait les plaisirs bruyants, voyait peu de monde, et semblait même avoir moins cherché à se faire une société agréable, qu’à vivre avec des gens qui, soit par leur âge, soit par la nature de leurs emplois, pussent la mettre à l’abri de tout soupçon. Aussi y avait-il dans Agra peu de maisons plus tristes que la sienne.
« Entre les hommes qui allaient chez elle, celui qu’elle paraissait voir avec le plus de plaisir, et qui aussi la quittait le moins, était un homme déjà d’un certain âge, grave, froid, réservé, plus encore par tempérament que par état, quoiqu’il fût chef d’un collège de Brahmines. Il était dur, haïssait les plaisirs, et ne croyait pas qu’il y en eût aucun dont l’âme du vrai sage pût n’être pas avilie. À cette mauvaise humeur, à cet extérieur sombre, je le pris d’abord pour une de ces personnes plus farouches que vertueuses, inexorables pour les autres, indulgentes pour elles-mêmes, et blâmant en public avec aigreur les vices auxquels elles se livrent en secret ; je le pris enfin pour un faux dévot. Fatmé m’avait terriblement gâté l’esprit sur les gens dont l’extérieur était sage et réglé. Quoique je me sois rarement mépris en pensant mal d’eux, je me trompais sur Moclès, et lorsque je le connus, il méritait que j’eusse de lui d’autres idées. Son âme alors était droite, et sa vertu sincère. Tout Agra le croyait plus sage même qu’il ne voulait le paraître ; personne ne doutait que son aversion pour les plaisirs ne fût réelle, et que, quelque durs que fussent ses principes, il ne les eût toujours suivis. L’on avait d’Almaïde (c’est le nom de la fille chez qui j’étais) des idées aussi favorables. L’étroite liaison qui était entre elle et Moclès n’avait donné aucun lieu à des soupçons qui leur fussent désavantageux, et quelle que soit, sur les liaisons intimes, la méchanceté du public, il n’y avait personne qui ne respectât la leur, et qui ne la crût fondée sur le goût qu’ils avaient pour la vertu.
« Moclès venait tous les soirs chez Almaïde, et, soit qu’ils fussent en compagnie, soit qu’ils fussent seuls, leurs actions étaient irréprochables, et leurs discours sages et mesurés. Communément ils agitaient quelques points de morale. Moclès, dans ces discussions, faisait toujours briller ses lumières et sa droiture. Une chose seule me déplaisait : c’était que deux personnes si supérieures aux autres, et qui tenaient toutes leurs passions dans des bornes si resserrées, n’eussent point triomphé de l’orgueil, et que mutuellement elles se proposassent pour exemple. Souvent même ne s’en reposant pas sur l’estime qu’ils avaient l’un pour l’autre, chacun d’eux entreprenait son panégyrique, et se louait avec une complaisance, une chaleur, une vanité dont assurément leur vertu n’aurait pas dû être contente.
« Quoiqu’une maison si triste m’ennuyât beaucoup, je résolus d’y demeurer quelque temps. Ce n’était pas que j’espérasse de m’y amuser un jour, ou d’y trouver ma délivrance. Plus je croyais Almaïde et Moclès assez parfaits pour l’opérer, moins j’osais attendre d’eux une faiblesse ; mais las encore de mes courses, dégoûté du monde, sentant alors avec horreur à quel point il m’avait perverti, je n’étais pas fâché d’entendre parler morale, soit que la nouveauté dont elle était pour moi fût seulement ce qui me la rendait agréable, ou que, dans les dispositions où j’étais, je la regardasse comme une chose qui pouvait m’être salutaire.
« Malgré la rare vertu dont Almaïde et Moclès étaient doués, ils mêlaient quelquefois à la morale des peintures du vice un peu trop détaillées. Leurs intentions, sans doute, étaient bonnes ; mais il n’en était pas plus prudent à eux de s’arrêter sur des idées dont on ne saurait trop éloigner son imagination, si l’on veut échapper au trouble qu’elles portent ordinairement dans les sens.
« Il y avait au moins un mois que tous les soirs ils s’amusaient de ces peintures vives que je croyais si peu faites pour eux ; et quelques sujets qu’ils traitassent d’abord, ils retombaient toujours sur celui qu’ils auraient dû éviter. Moclès, de qui insensiblement ces discours avaient adouci l’humeur, venait chez Almaïde plus tôt qu’à son ordinaire, s’y amusait davantage, et en sortait plus tard. Almaïde, de son côté, l’attendait avec plus d’impatience, le voyait avec plus de plaisir, l’écoutait avec moins de distraction. Quand Moclès arrivait chez elle et qu’il y trouvait du monde, il y avait l’air contraint et embarrassé, et elle-même ne paraissait pas être plus contente. Enfin les laissait-on seuls, je remarquais sur leur visage cette joie que ressentent deux amants qui, longtemps troublés par une visite importune, ont enfin le bonheur de pouvoir se livrer à leur tendresse. Almaïde et Moclès s’approchaient l’un de l’autre avec empressement, se plaignaient de ce qu’on ne les laissait pas assez à eux-mêmes, et se regardaient mutuellement avec une extrême complaisance. C’était à peu près la même façon de parler, mais ce n’était plus le même ton. Ils vivaient enfin avec une familiarité qui devait les mener d’autant plus loin qu’ils s’étourdissaient sur ce qui l’avait fait naître, ou (ce que je croirais plus aisément) ne le pénétraient pas.
« Moclès, un jour, louait excessivement Almaïde sur sa vertu.
— « Pour moi, dit-elle, il n’est pas bien singulier que j’aie été sage : dans une femme, les préjugés aident la vertu, mais dans un homme, ils la corrompent. C’est une espèce de sottise à vous de n’être pas galants ; en nous c’est un vice de l’être. Vous avez dû, vous par exemple qui me louez, en ne pensant que comme moi, mériter pourtant plus d’estime.
— « À ne pas examiner les choses avec cette exactitude de raisonnement qui les montre telles qu’elles sont, répondit-il gravement, on imaginerait que je suis en effet plus estimable que vous, et l’on se tromperait. Il est aisé à un homme de résister à l’amour, et tout y livre les femmes. Si ce n’est pas la tendresse qui les y porte, ce sont les sens. À défaut de ces deux mouvements qui causent tous les jours tant de désordres, elles ont la vanité qui, pour être la source de leurs faiblesses que l’on doit excuser le moins, n’en est peut-être pas moins ordinaire ; et ce qui, ajouta-t-il en soupirant et en levant les yeux au ciel, est encore plus terrible pour elles, c’est le désœuvrement perpétuel dans lequel elles languissent. Cette nonchalance fatale livre l’esprit aux idées les plus dangereuses ; l’imagination, naturellement vicieuse, les adopte et les étend ; la passion déjà née en prend plus d’empire sur le cœur, ou, s’il est encore exempt de trouble, ces fantômes de volupté que l’on se plaît à se présenter, le disposent à la faiblesse.
— « Ah, Moclès ! s’écria Almaïde en rougissant, que la vertu est difficile à pratiquer !
— « Quoi ! lui dit-il, vous aussi, Almaïde ?
— « J’ai trop de confiance en vous pour vouloir rien vous cacher, reprit-elle, et je vous avouerai que j’ai eu cruellement à combattre. Ce qui m’a longtemps étonnée, et qu’encore aujourd’hui je ne conçois pas, c’est que ce trouble qui s’empare des sens et les confond, soit indépendant de nous-mêmes : cent fois il m’a surprise dans les occupations les plus sérieuses, et qui naturellement devaient y rendre mon âme moins accessible. Quelquefois je le combattais avec assez de succès ; dans d’autres temps, moins forte contre lui, malgré moi-même il m’asservissait, entraînait mon imagination, se soumettait toutes mes facultés. Que ces honteux mouvements subjuguent une âme qui se plaît à les nourrir, et qui ne se trouve heureuse qu’autant qu’elle en est en proie, je n’en suis pas surprise ; mais pourquoi y est-on exposé quand on fait le plus grand et le plus continu de ses soins de les anéantir ?
— « Ce que l’on appelle sagesse, répondit Moclès, consiste beaucoup moins à n’être pas tenté qu’à savoir triompher de la tentation, et il y aurait trop peu de mérite à être vertueux, si, pour l’être, l’on n’avait pas d’obstacles à surmonter. Mais puisque nous en sommes sur ce chapitre, dites-moi, de grâce : depuis que vous êtes dans cet âge où le sang coulant dans les veines avec moins d’impétuosité vous rend moins susceptible de désirs, sentez-vous encore ces mouvements affreux ?
— « Ils sont beaucoup moins fréquents, repartit-elle ; mais j’y suis encore sujette.
— « Je suis aussi dans le même cas, répondit-il en soupirant.
— « Mais nous sommes fous de parler comme nous faisons, dit Almaïde en rougissant, et cette conversation n’est pas faite pour nous.
— « Je doute, toutes réflexions faites, que nous devions beaucoup la craindre, répondit Moclès en souriant d’un air vain : il est bon de se défier de soi-même, mais ce serait aussi avoir trop mauvaise opinion de nous, que de nous croire si susceptibles. Je conviens que le sujet que nous traitons ramène nécessairement à de certaines idées ; mais il est bien différent de le discuter dans la vue de s’éclairer, ou dans celle de se séduire ; et nous pouvons, je crois, sans nous tromper, nous répondre de nos motifs et nous reposer sur eux de notre tranquillité. Il ne faut pas, d’ailleurs, que vous croyiez que ces sortes d’objets, si dangereux pour les gens qui vivent dans le désordre, puissent faire la même impression sur nous : par eux-mêmes ils ne sont rien ; des personnes de la vertu la plus pure sont quelquefois forcées de s’y arrêter, sans que la discussion la plus exacte de ces matières prenne sur l’innocence de leurs mœurs. Tout est mal et corruption pour les coeurs corrompus, comme les choses qui paraissent les plus contraires à la sagesse sont sans pouvoir sur ceux qui ne cherchent point à s’y complaire.
— « Cela n’est pas douteux, puisque vous le croyez, répondit-elle ; et je n’ai garde de me faire des scrupules, quand il vous paraît que je n’en dois pas avoir.
— « Vous ne devineriez jamais, lui dit-il, la curiosité qui m’occupe. Je n’ose vous la découvrir, parce que je la crois indiscrète, et je ne puis cependant y résister. Je voudrais savoir si jamais on ne vous a fait de propositions d’un certain genre ; si jamais enfin (pour vous montrer ma curiosité toute entière) vous n’avez essuyé les transports d’aucun homme, soit volontairement, soit malgré vous ? »
« À cette question qu’Almaïde n’avait pas prévue, elle demeura étonnée, rougit, et parut rêver. Enfin, prenant son parti :
— « Mais oui, répondit-elle avec embarras ; et, puisque vous voulez le savoir, je vous avouerai naturellement qu’un jour un jeune étourdi qui (car je ne veux rien vous dissimuler), malgré mon aversion pour les hommes, me paraissait assez aimable, me trouvant seule, me dit de ces galanteries que les hommes croient nous devoir, quand nous ne sommes pas encore parvenues à cet âge heureux qui ne leur inspire pour nous que du respect, ou que nous sommes assez à plaindre pour avoir une figure qui nous expose à leurs désirs. Nous étions seuls ; je lui répondis selon les principes que je m’étais faits. Loin que ma réponse lui imposât, il crut que je cherchais moins à lui dérober sa conquête, qu’à la lui faire valoir ; il osa même m’assurer que je l’aimerais. Vous imaginez bien que je lui soutins fortement le contraire. Je ne sais avec quelles femmes vivait ordinairement cet étourdi ; mais assurément elles ne l’avaient pas accoutumé au respect. Il s’approcha de moi, et, me prenant brusquement entre ses bras, il me renversa sur un sopha. Dispensez-moi, de grâce, du reste d’un récit qui blesserait ma pudeur, et qui peut-être troublerait encore mes sens. Qu’il vous suffise de savoir…
— « Non, interrompit Moclès, vous me direz tout : c’est moins, je le vois (et ne le vois pas sans frémir pour vous), la crainte d’émouvoir vos sens ou de blesser la pudeur qui vous ferme la bouche, que la honte d’avouer que vous avez été trop sensible, et ce motif, loin d’être louable, ne saurait être trop blâmé. Je puis, je crois même devoir ajouter à ce que je vous dis, que s’il est vrai que vous craignez que le récit que j’exige de vous ne vous jette dans une émotion dangereuse, vous ne pouvez le supprimer ou l’adoucir sans être coupable. N’est-il donc pour vous d’aucune conséquence d’ignorer ce que peuvent sur vous de certaines idées ? Oserez-vous compter sur vous-même, quand vous ne vous serez pas éprouvée ? Ainsi donc, ménageant toujours votre âme, vous ignorez toujours quelles sont ses forces ! Almaïde, croyez-moi, l’on ne craint jamais assez un danger que l’on ne connaît pas, et l’on ne tombe ordinairement que pour avoir trop compté sur soi-même. Vous ne pouvez donc peser trop sur toutes les circonstances de votre histoire ; ce n’est que par l’effet qu’elles feront aujourd’hui sur vous, que vous pourrez apprendre jusques où vont les progrès que vous avez faits dans le chemin de la vertu, ou (ce qui est encore plus essentiel) ce qu’il vous reste encore à détruire pour parvenir à cette aversion totale des plaisirs, qui seule fait les vertueux. »
« Ce conseil me surprit dans la bouche de Moclès ; je lui connaissais de la droiture et des lumières, et je ne concevais pas ce qui dans cet instant le faisait raisonner d’une façon si contraire à ses principes. « Quoi ! me dis-je avec étonnement, c’est Moclès, ce sage Moclès ! qui conseille à Almaïde de peser sur des détails qui peuvent blesser la pudeur, et porter la corruption ? » L’envie que j’avais de m’éclaircir des motifs de Moclès, me le fit regarder avec attention, et je lui trouvai tant d’agrément dans les yeux, que je commençai à croire que je pourrais bien trouver ma délivrance dans le lieu du monde où j’aurais le moins osé l’attendre.
« Pendant que je fondais de si douces espérances, autant sur l’idée que j’avais de la vertu d’Almaïde et de Moclès que sur le trouble où tous deux commençaient à se mettre, Almaïde continua son histoire.
CHAPITRE IX
Où l’on trouvera une grande question à décider.
— « Je vous obéirai aveuglément, répondit
Almaïde à Moclès. Je vous ai dit, ce me
semble, que ce jeune homme dont je vous
parlais m’avait renversée, sur un sopha ; je
n’étais pas encore revenue de mon étonnement,
qu’il s’y précipita sur moi. Quoique
l’excès de ma surprise me permît à peine de
lui exprimer ma colère, il la lut aisément dans
mes yeux, et, voulant se précautionner contre
mes cris, il parvint, malgré ma résistance, à
me fermer la bouche avec le baiser le plus
insolent. Il me serait impossible de vous dire
combien d’abord j’en fus révoltée ; je l’avouerai
pourtant, mon indignation ne fut pas
longue. La nature, qui me trahissait, me porta
bientôt ce baiser dans le fond du cœur ; il se mêla tout d’un coup à ma colère des mouvements
qui ne la laissèrent plus agir qu’avec
faiblesse. Tous mes sens se soulevèrent, un
feu inconnu se glissa dans toutes mes veines :
je ne sais quel plaisir qui, en le détestant,
m’entraînait, remplit insensiblement toute mon
âme ; mes cris se convertirent en soupirs, et,
emportée par des mouvements auxquels,
malgré ma colère et ma douleur, je ne pouvais
plus résister, en gémissant de l’état où je
me voyais, je n’avais plus la force de m’en
défendre.
— « Voilà, s’écria Moclès, une terrible situation ! Eh bien ? continua-t-il en la regardant avec des yeux enflammés.
— « Que vous dirai-je ? reprit-elle. Quand je le pouvais, je lui faisais des reproches : mais c’était machinalement. Je crois que je lui parlais, que je le traitais avec tout le mépris qu’il méritait ; je dis que je le crois, car je n’oserais l’assurer. À mesure que ce trouble cruel augmentait, je sentais expirer mes forces et ma fureur ; une confusion singulière régnait dans toutes mes idées. Je ne m’étais pourtant pas encore rendue ; mais quelle résistance ! Qu’elle était faible ! Et que toute faible qu’elle était, elle me coûtait encore ! Je ne me rappelle, Moclès, ce souvenir qu’avec horreur, et la honte qu’il me cause me le rend aussi présent que si je gémissais encore entre les bras de cet audacieux. Quel moment pour ma vertu ! Je souhaitais (mais avec quels efforts ! Combien ne souffrais-je pas à le souhaiter !) que l’on vînt m’arracher au sort qui me menaçait. En même temps que je formais cette idée, un mouvement contraire qui agissait sur moi avec la dernière violence, et qui cependant me déplaisait moins que le premier, me faisait désirer vivement que rien ne s’opposât à ma défaite. En rougissant de ce que je sentais, je brûlais d’en sentir davantage. Sans imaginer de nouveaux plaisirs, j’en souhaitais ; l’ardeur qui me dévorait commençait à devenir un supplice pour moi et à fatiguer mes sens. Quelle que fût l’ivresse dans laquelle j’étais plongée, je n’avais pas encore pu parvenir à étouffer cette voix importune qui criait au fond de mon cœur, et qui, n’ayant pu m’arracher à ma faiblesse, continuait de me la reprocher, lorsque ce jeune homme, rembarquant, sans doute, l’impression qu’il faisait sur moi, poussa enfin jusqu’au bout les outrages qu’il me faisait. Il… mais comment pourrais-je vous exprimer ce dont je rougis encore ? Occupée uniquement, autant que mon trouble me le permettait, à me défendre de ces baisers dont il m’accablait sans cesse, je n’avais point pris d’ailleurs de précautions contre lui. Malgré le cruel état où j’étais, cette nouvelle insulte réveilla ma fureur ; hélas ! ce ne fut pas pour longtemps. Je sentais bientôt augmenter mon désordre ; jusqu’aux efforts que je faisais pour échapper à cet audacieux, ou pour le déranger du moins, tout y contribuait, tout achevait de me séduire. Perdue enfin dans des transports inexprimables, dans un ravissement dont il me serait impossible de vous donner l’idée, je tombai, sans force et sans mouvement, entre les bras du cruel qui me faisait de si sanglants affronts.
— « Quel état ! s’écria Moclès, et que j’en crains les suites !
— « Elles ne furent cependant pas telles que vous les imaginez, répondit Almaïde. Au milieu d’une situation dont j’avais d’autant plus à craindre que je n’en craignais plus rien, je ne sais pourquoi mon ennemi suspendit tout d’un coup sa fureur et ses entreprises. Par un prodige que je n’ai jamais pu concevoir, et que vous ne croiriez peut-être pas, tant il est extraordinaire, dans l’instant où je n’avais plus rien à lui opposer, et où lui-même paraissait au comble de l’égarement, ses yeux, dont je ne pouvais soutenir l’éclat et l’impression, changèrent ; une sorte de langueur, qui vint y régner, en bannit la fureur ; il chancela, et en me pressant dans ses bras, avec plus de tendresse et moins de violence qu’auparavant, il devint (juste punition des maux qu’il m’avait faits !) aussi faible que je l’étais moi-même. En ce moment mon trouble commençait à se dissiper, et je fus assez heureuse pour pouvoir jouir de toute l’humiliation de mon ennemi ; après l’avoir considérée avec tout le plaisir possible, et remercié intérieurement Brahma de la protection visible qu’il m’avait accordée, je me relevai avec violence. À mesure que mes sens se calmaient, et que mes idées devenaient plus claires, je sentais plus vivement ma honte. Vingt fois j’ouvris ma bouche pour charger ce jeune téméraire des reproches qu’il méritait : mais cette confusion secrète dont j’étais accablée me la ferma toujours, et après l’avoir regardé avec toute l’indignation que méritait l’insolence de son procédé, je le quittai brusquement. J’aimai mieux, à vous dire vrai, garder le silence que d’entrer dans des détails qui m’auraient fait rougir, et que la faiblesse dont je venais d’être capable me faisait craindre. Voilà, poursuivit-elle, la seule fois que je me sois trouvée dans ce danger que j’avais toujours craint avant que de le connaître, et que je n’ai connu que pour l’éviter avec plus de soin que jamais. Je me crus même d’autant plus obligée à le fuir, que je ne doutai pas, aux mouvements que j’avais éprouvés, que je n’eusse plus de penchant à l’amour que je ne l’avais cru.
— « Vous voyez bien, dit alors Modes, qu’il est important d’essayer son âme. Mais, à propos, comment va la vôtre ? Ce récit a-t-il fait sur vous les impressions que vous craignez ?
— « Mais enfin, répondit-elle en rougissant, elle n’est pas aussi tranquille qu’elle l’était.
— « De sorte, reprit-il, que si actuellement vous trouviez un téméraire, vous ne laisseriez pas d’en être un peu embarrassée.
— « Ah ! ne me parlez plus de cela ! s’écria-t-elle ; ce serait le plus cruel malheur qui pût m’arriver !
— « Oui, répondit-il avec distraction ; cela se conçoit aisément. »
« En achevant ces paroles, il tomba dans la rêverie la plus profonde : de temps en temps il regardait Almaïde d’un air interdit, et avec des yeux qui peignaient ses désirs et son irrésolution. L’aveu qu’Almaïde venait de lui faire de son trouble, l’encourageait ; mais, son inexpérience ne lui permettant pas de savoir le mettre à profit, peu s’en fallait qu’il ne lui devînt inutile. La façon dont il devait s’y prendre pour achever de séduire Almaïde n’était pas la seule chose à laquelle il rêvât. Retenu par le souvenir de ce qu’il avait été, tyrannisé par l’idée des plaisirs, séduit, cessant de l’être, je le voyais tour à tour prêt à fuir, ou à tout tenter.
« Pendant qu’il éprouvait tant de combats, Almaïde n’était pas dans un état plus tranquille. Le récit que Moclès lui avait demandé avait produit tout ce qu’elle avait craint. Ses yeux s’étaient animés ; une rougeur différente de celle que la pudeur fait naître, des soupirs entrecoupés, de l’inquiétude, de la langueur ; tout m’apprit, mieux qu’elle ne le savait elle-même, la force de l’égarement dans lequel elle était plongée. J’attendais avec impatience ce que deviendrait la situation où deux personnes si sages s’étaient si imprudemment engagées. Je craignis même quelque temps qu’ils ne sentissent l’erreur où leur trop grande sécurité les avait entraînés, et que, dans des cœurs accoutumés à la vertu, elle ne fît pas tout le progrès que mon état et les promesses de Brahma me forçaient de souhaiter.
« Je crus voir enfin aux regards d’Almaïde et de Moclès, qui de moment en moment devenaient moins timides, et se chargeaient de plus de volupté, que c’était moins la crainte de succomber qui les retenait, que l’embarras d’amener leur chute. Tous deux étaient également tentés, tous deux me semblaient avoir le même désir et le même besoin de connaître. Cette situation, pour deux personnes qui auraient eu un peu d’usage du monde, n’aurait pas été embarrassante ; mais Almaïde et Moclès, loin de savoir l’art de s’aider mutuellement, n’osaient ni se confier leur état, ni se marquer, autrement que par des regards encore mal assurés, le feu dont ils se sentaient brûler. Quand même ils se seraient cru l’un à l’autre les mêmes idées, savaient-ils à quel point ils étaient séduits tous deux ? Quelle honte ne serait-ce pas pour celui qui parlerait le premier, s’il trouvait dans le cœur de l’autre quelques restes de vertu ; et comment pouvoir s’éclaircir, quand tous deux avaient tant de raisons de ne pas rompre le silence ? En supposant à Almaïde plus de faiblesse encore qu’à Moclès, elle n’en était pas moins forcée de l’attendre. À cette sagesse, dont elle avait toujours fait profession, se joignaient la pudeur et les bienséances de son sexe, qui ne lui permettaient pas de déclarer ses désirs ; et quoique pour toutes les femmes cette loi ne soit pas inviolable, Almaïde, ou tout à fait neuve, ou peu faite à la galanterie, craignait le mépris si justement attaché à une démarche de cette nature. D’ailleurs savait-elle comment Moclès la prendrait ? Peut-être, si elle eût été sûre qu’en la méprisant il eût voulu céder, se serait-elle étourdie là-dessus ; mais, s’il s’en tenait simplement au mépris ?
« Après qu’ils eurent agité quelque temps en eux-mêmes de quelle manière ils pourraient se parler sans s’exposer à la honte de ne pas réussir, Moclès, de qui un aveu formel de ses sentiments aurait trop blessé l’orgueil et l’état, crut qu’il ne pouvait mieux réussir que par le sophisme ; supposé cependant que le choix des moyens dépendît encore de l’examen qu’en pouvait faire sa raison, et qu’il ne cherchât pas encore plus à s’éblouir lui-même, ou à sauver sa gloire, en cas que l’épreuve qu’il allait tenter ne lui réussît point, qu’à tromper Almaïde. Heureux s’il eût voulu employer pour se défendre seulement la moitié de l’art qu’il mit à achever de se séduire, ou à se justifier sa séduction !
« Les idées dans lesquelles Moclès était absorbé, ses désirs, les efforts qu’il faisait pour les éteindre, le plaisir avec lequel il s’y livrait, lui donnaient un air si sérieux et si occupé, qu’Almaïde enfin jugea à propos de lui demander ce qu’il avait pour garder si longtemps le silence.
— « Je crains, ajouta-t-elle, que vous ne vous fassiez des idées noires.
— « Vous avez raison ! repartit-il ; et c’est le récit que vous venez de me faire qui me les a fait naître. »
« Almaïde parut étonnée de ce qu’il lui disait.
— « N’en soyez pas surprise, continua-t-il, et ne soyez pas plus choquée de ce que je vais vous dire, tout extraordinaire qu’il sera dans ma bouche. Je suis désolé que ce jeune téméraire, qui vous ménagea si peu, n’ait pas eu le temps d’achever son crime.
— « Ah ! Moclès ! s’écria-t-elle, et pourquoi ?
— « Parce que, répondit-il, vous seriez en état de calmer des doutes qui me tourmentent depuis longtemps, que vous venez de me rendre dans toute leur force, et que notre inexpérience réciproque laissera toujours subsister, puisque vous ne pourriez point répondre à mes questions, et qu’il serait trop dangereux pour moi d’interroger sur ce qui m’agite une autre personne que vous. Ma curiosité roule sur des choses d’une nature si étrange pour un homme de mon caractère et de ma profession, qu’à moins de me connaître comme vous faites, on ne manquerait pas de l’attribuer à un motif qui ne me ferait pas honneur.
— « Il est certain, répondit-elle, que vous pouvez tout me dire sans rien risquer.
— « C’est cela même, reprit-il, qui me ferait presque désirer que vous fussiez plus instruite ; car ayant en moi autant de confiance que j’en ai en vous, sûrement vous ne me cacheriez rien. Quand j’aurais pu douter de votre amitié et de la façon dont vous comptez sur ma discrétion, la vérité avec laquelle vous venez de me confier jusqu’à vos plus intimes mouvements m’en aurait convaincu.
— « Sachons toujours ce qui vous occupe, répliqua-t-elle ; peut-être, à force de raisonner, viendrons-nous à bout…
— « Oh non ! interrompit-il, vous ne pourriez me donner que des conjectures ; et ce qui m’occupe est d’une nature à exiger la plus parfaite certitude. Sans vous inquiéter davantage, je vais vous dire ce que c’est, et vous jugerez s’il doit m’être indifférent, pensant comme je fais, d’être sur un pareil article dans une si profonde ignorance. D’ailleurs votre intérêt s’y trouve joint au mien, puisqu’il n’est pas possible que, vertueuse comme vous êtes, vous ne soyez pas tourmentée des mêmes idées que moi.
— « Vous m’effrayez ! lui dit Almaïde ; parlez, je vous en conjure !
— « Eh bien ! lui dit-il, je pense qu’il est possible que nous ayons fort peu de mérite à ne nous être jamais écartés de nos devoirs.
— « Cela se pourrait-il ! s’écria-t-elle, et d’un air assez fâché de ce que la conversation prenait un tour si sérieux.
— « Sans doute, reprit-il, et je vais vous en convaincre. Vous n’avez, vous, jamais éprouvé les douceurs de l’amour (car, quelque chose que vous en puissiez croire, il n’est pas douteux que ce qui vous est arrivé avec ce jeune homme ne vous en a donné qu’une idée fort imparfaite ; moi, je l’ai toujours fui ; est-ce là de quoi nous croire si parfaits ? Mais, direz-vous, nous avons eu des désirs, et nous en avons triomphé. Est-ce donc une si grande victoire que celle-là ? Savions-nous ce que nous désirions ? Sommes-nous même bien sûrs d’avoir eu des désirs ? Non ! Notre orgueil nous a trompés ; ce que nous avons pris pour des désirs les plus ardents était, sans doute, de bien légères tentations. Ce n’est, peut-être, que par ignorance que nous nous y sommes mépris : plût au ciel ! Mais s’il est vrai (comme je crains bien) que la seule envie de nous exagérer nos triomphes, ou de croire seulement que nous en remportions, nous ait trompés là-dessus, dans quelle coupable erreur n’avons-nous pas vécu ? Nous nous sommes flattés d’être vertueux pendant que nous étions peut-être plus imparfaits que ceux que nous osions blâmer, et que notre vanité nous donnait même un vice de plus qu’à eux.
— « Cela est vrai, dit Almaïde ; vous venez de faire là une affligeante réflexion !
— « Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’elle me tourmente, répliqua-t-il d’un air triste, et d’autant plus que, pour me guérir de mes doutes, je ne vois qu’un moyen qui, tout simple qu’il est, ne laisse pas d’être dangereux.
— « Voyons toujours, lui demanda-t-elle ; comme je suis précisément dans le même cas que vous, j’ai l’intérêt du monde le plus pressant à savoir ce que vous avez pensé.
— « Il faut vous connaître comme je fais, répondit-il, pour ne pas craindre de vous le dire. Nous nous croyons vertueux, vous et moi ; mais, comme je vous le disais tout à l’heure, nous ne savons réellement ce qui en est, et vous n’en allez pas douter. En quoi consiste la vertu ? Dans la privation absolue des choses qui flattent le plus les sens. Qui peut savoir quelle est la chose qui les flatte le plus ? Celui-là seul qui a joui de toutes. Si la jouissance du plaisir peut seule apprendre à le connaître, celui qui ne l’a point éprouvé ne le connaît pas ; que peut-il donc sacrifier ? Rien, une chimère ; car quel autre nom donner à des désirs qui ne portent que sur une chose qu’on ignore ? Et si, comme cela est décidé, la difficulté du sacrifice en fait seule tout le prix, quel mérite peut avoir celui qui ne sacrifie qu’une idée ? Mais après s’être livré aux plaisirs et s’y être trouvé sensible, y renoncer, s’immoler soi-même, voilà la grande, la seule, la vraie vertu, et celle que ni vous ni moi ne pouvons nous flatter d’avoir.
— « Je ne le vois que trop, dit Almaïde ; il est certain que nous ne pouvons pas nous en flatter !
— « Nous nous en sommes flattés, pourtant, répondit vivement Moclès, qui craignait qu’en laissant à Almaïde le temps de la réflexion, elle ne sentît combien les raisonnements qu’il employait étaient faux ; nous avons osé le croire, et dès ce moment nous voilà coupables d’orgueil. Je suis bien aise, continua-t-il, et je vous loue sincèrement de ce que vous sentez que tant qu’on ne s’est point mis à portée de pouvoir faire une comparaison exacte du vice et de la vertu, l’on ne peut avoir sur l’un et sur l’autre que des idées fausses. D’ailleurs (car ce mal, tout grand qu’il est, n’est pas le seul), on est sans cesse tourmenté du désir d’apprendre ce que l’on s’obstine à ignorer. L’âme, exercée malgré elle-même par ce mouvement de curiosité, en a sûrement plus de négligence sur ses devoirs ; en proie à des distractions fréquentes, elle perd à raisonner, à entrevoir, à suivre, à détailler, à approfondir ce qu’elle a conçu, le temps que, sans cette tourmentante idée qui l’obsède toujours, elle donnerait uniquement à la pratique de la vertu. Si elle savait à quoi s’en tenir sur ce qu’elle souhaite de connaître, elle serait plus tranquille, elle serait plus parfaite : il faut donc connaître le vice, soit pour être moins troublé dans l’exercice de la vertu, soit pour être sûr de la sienne. »
« Quoique Almaïde fût dans une situation à ne pouvoir guère saisir que ce qui, en lui démontrant la nécessité du plaisir, la délivrait de la crainte des remords, ce sophisme la fit frissonner. Elle demeura quelques moments interdite ; mais l’envie qu’elle avait de s’éclairer sur la volupté, ou de s’y perdre encore, l’emportant sur la terreur, elle me parut enfin plus surprise qu’effrayée de ce qu’elle venait d’entendre.
— « Vous croyez donc, lui demanda-t-elle d’une voix tremblante, que nous en serions plus parfaits ?
— « Mais vraiment, répliqua-t-il, je n’en doute pas : car considérez, de grâce, la position où nous sommes, et jugez s’il en est de plus horrible.
— « Je ne le vois que trop, dit-elle ; elle est réellement épouvantable !
— « Premièrement, continua-t-il, nous ne savons pas si nous sommes vertueux ; état triste pour des gens qui pensent comme nous. Ce doute, tout cruel qu’il est, n’est pas le seul malheur qu’entraîne notre situation : il n’est que trop certain que, contents de la privation que nous nous sommes imposée, il y a mille choses plus essentielles, peut-être, sur lesquelles nous nous sommes crus dispensés de nous observer ; par conséquent, à l’ombre d’une vertu qui pourrait bien n’être qu’imaginaire, nous avons commis des crimes réels, ou (ce qui, sans être de la même importance, a cependant des inconvénients remarquables) nous avons négligé de faire de bonnes actions. Enfin, en nous supposant tels que nous nous sommes crus jusqu’ici, je me défierais encore d’une vertu que nous avons choisie, et je n’imaginerais pas qu’il y eût un grand mérite à l’avoir. Mettez différents fardeaux au choix d’un homme, il n’est pas douteux que ce sera du plus léger qu’il se chargera.
— « Je vous entends, dit-elle en soupirant ; vous voulez dire que nous avons fait de même. À combien de scrupules ne me livrez-vous pas, continua-t-elle en baissant les yeux ; et comment n’en être pas tourmenté, quand le seul moyen que l’on ait pour s’en délivrer en fait lui-même naître tant !
— « Ce moyen, reprit-il vivement, est dans le fond moins à craindre qu’il ne le paraît. Je suppose (et plût au ciel que je ne supposasse rien !) que, fatigués de notre incertitude, sentant enfin qu’il est de notre devoir de nous en tirer, nous voulons connaître le plaisir, et juger de ses charmes par nous-mêmes ; quel serait le danger de cette épreuve, de ne pouvoir pas nous y attacher quand une fois nous l’aurions connu ? Pour des âmes un peu faibles, j’avoue que cela serait à risquer ; mais il me semble que, sans trop de présomption, nous pouvons un peu compter sur nous-mêmes. Si, comme, à ne vous rien cacher, je le présume, ce plaisir est moins séduisant qu’on ne le dit, ce ne sera pas la peine de nous livrer à des choses à la privation desquelles, flatteuses ou non, l’on a attaché de la gloire ; si au contraire elles peuvent porter dans l’âme un trouble aussi grand qu’on l’assure, nous nous en priverons avec d’autant plus de joie que nous serons sûrs qu’il y a beaucoup de vertu à le faire. »
« Ce raisonnement que sans doute Almaïde aurait détesté, si elle avait été plus à elle-même, fit sur une âme qui n’attendait plus pour succomber que l’apparence d’une excuse tout l’effet que le malheureux Moclès s’en était promis. Après l’avoir regardé quelque temps avec des yeux incertains et troublés :
— « Je sens comme vous, lui dit-elle, la nécessité absolue de cette épreuve ; mais avec qui la pourrions-nous faire en sûreté ? »
« À ces mots, elle se pencha languissamment sur Moclès, qui peu à peu s’était approché d’elle, au point qu’en ce moment il la tenait entre ses bras.
— « Je crois, lui répondit-il, que si nous la voulions hasarder, ce ne pourrait être qu’entre nous deux : nous sommes sûrs l’un de l’autre, et comme nous ne pouvons point douter que ce ne soit par une plus grande recherche de la vertu que nous nous déterminions à des actions qui semblent la blesser, nous sommes certains de ne nous pas faire une habitude d’un mouvement de curiosité qui ne part que d’un si bon principe. De quelque façon que ce puisse être, enfin, nous y gagnerons, puisque au moins le souvenir de notre chute nous garantira de l’orgueil. »
« Quoique Almaïde ne répondît rien, elle paraissait encore incertaine ; Moclès qui voulait, à quelque prix que ce fût, la déterminer, lui proposa, pour achever de la vaincre, de ne tenter cette épreuve que par degrés, afin, disait-il, que, s’ils trouvaient dans leurs premiers essais assez de volupté pour fixer leurs doutes, ils n’allassent pas plus loin. Elle y consentit. Bientôt ils s’égarèrent, et, irritant leurs désirs par des choses qui, quoiqu’elles fussent faites sans grâces et avec maladresse, n’en prenaient pas moins d’empire sur leurs sens, ils perdirent de vue le marché qu’ils venaient de faire. Tous deux, trouvant trop ou trop peu dans ce qu’ils sentaient, jugèrent à propos de poursuivre, ou ne purent s’arrêter, et…
— Tout d’un coup vous devîntes autre chose ? interrompit le Sultan.
— Non, Sire, répondit Amanzéi.
— Je ne comprends rien à cela, reprit Schah-Baham, et je sais bien pourquoi : c’est que cela est incompréhensible ; car il n’est pas douteux qu’ils n’eussent tout ce que votre Brahma demandait.
— Je le crus d’abord comme Votre invincible Majesté, repartit Amanzéi ; il fallait pourtant qu’au moins l’un des deux en eût imposé à l’autre.
— J’imagine que vous fûtes bien fâché, répliqua le Sultan ; et, dites-moi, duquel des deux vous défiâtes-vous le plus ?
— Le récit d’Almaïde, répondit Amanzéi, me donna sur elle de grands soupçons ; et l’ignorance qu’elle affecta quand elle se rendit à Moclès, quoiqu’elle fût extrême, ne m’empêcha pas de croire qu’en lui faisant le récit de son aventure, elle avait supprimé la circonstance qui me faisait rester dans ma prison.
— Voilà bien les femmes ! s’écria le Sultan ; oh oui ! votre réflexion est juste. Eh bien ! je n’en ai rien dit, mais j’aurais parié qu’elle ne disait pas tout. Si je m’en étais vanté, il y a ici des gens qui m’auraient accusé de faire l’esprit fort. Allez, allez, soyez-en certain : ce fut elle qui empêcha que vous ne fussiez délivré.
— La chose, toute probable qu’elle est, répondit Amanzéi, souffre des difficultés ; Moclès, pour un homme jusques alors si irréprochable, me parut avoir bien de l’expérience.
— Ceci change la thèse, dit le Sultan, car… ah oui ! on le voit bien, c’était lui.
— Mais accordez-vous donc, dit la Sultane ; c’était elle, c’était lui : pourquoi, sans se tourmenter tant, ne pas penser que tous deux étaient de mauvaise foi ?
— Vous avez raison ! répliqua le Sultan ; à la rigueur cela se pourrait : il me semble pourtant qu’il serait plus plaisant que ce fût l’un ou l’autre ; je ne sais pas pourquoi, mais je l’aimerais mieux. Voyons toujours ; que dirent-ils après ? Ce n’est pas là ce qui m’intéresse le moins.
— Moclès fut le premier qui revint de son égarement ; il me parut d’abord comme étonné de se trouver entre les bras d’Almaïde, et, sa raison reprenant peu à peu son empire, à l’étonnement succéda l’horreur. Il semblait ne pouvoir pas comprendre ce qu’il voyait ; il cherchait à en douter, à se flatter qu’un songe seul lui offrait de si cruels objets. Trop sûr enfin de son malheur, il leva douloureusement les yeux sur lui-même, et se retraçant tout ce qu’il avait fait pour séduire Almaïde, combien sa criminelle passion l’avait aveuglé, avec quel art il l’avait corrompue par degrés, il tomba dans la douleur la plus amère.
« Almaïde enfin ouvrit les yeux : mais encore troublée, ne distinguant pas les objets aussi bien que Moclès, elle fut d’abord plus confuse qu’affligée. Soit enfin que le désespoir où elle le voyait lui fît sentir sa chute, soit que d’elle-même elle connût tout ce qu’elle avait à se reprocher :
— « Ah ! Moclès ! s’écria-t-elle en pleurant, vous m’avez perdue ! »
« Moclès en convint ; il s’accusa de l’avoir séduite, la plaignit, tâcha de la consoler, et lui parla en homme vraiment humilié sur le danger qu’il y a à compter trop sur soi-même. Enfin, après lui avoir dit tout ce que peuvent inspirer la plus vive douleur et le repentir le plus sincère, sans oser la regarder, il prit congé d’elle pour toujours.
« Almaïde, restée seule, n’en fut ni moins honteuse, ni plus tranquille ; elle passa toute la nuit à pleurer et à se reprocher tout, jusqu’au reproche qu’elle avait fait à Moclès, et dans lequel alors elle trouvait trop de vanité. Moclès, dès le lendemain, prit le parti de la retraite la plus austère…
— Voilà qui achève de me décider, interrompit le Sultan : ce n’était pas lui.
— Et Almaïde, continua Amanzéi, toujours inconsolable, quelques jours après suivit son exemple.
— Ceci me dérange, reprit le Sultan ; il fallait donc que ce ne fût pas elle. Jamais question plus difficile à décider ne s’était offerte à mon esprit, et je la laisse à résoudre à qui le pourra.
CHAPITRE X
Où, entre autres choses, on trouvera la façon de tuer le temps.
— Après avoir quitté Almaïde, j’errai
longtemps. Les ridicules ou les vices d’un
genre qui m’était déjà connu me promettant
peu de plaisir, j’évitai avec soin ces maisons
où tout avait l’air décent et arrangé. Mes
courses me conduisirent dans un faubourg
d’Agra qui était rempli de maisons fort ornées ;
celle pour qui je me déterminai appartenait
à un jeune seigneur qui n’y logeait pas,
mais qui quelquefois y venait incognito.
« Le lendemain que je m’y fus fixé, je vis sur le soir arriver mystérieusement une dame, qu’à la magnificence, et plus encore à la noblesse de son air, je pris pour une femme du plus haut rang. Mes yeux furent éblouis de ses charmes ; avec plus d’éclat encore que Phénime, elle avait la même modestie, et une physionomie si douce que je ne pus la voir sans m’intéresser à elle vivement. À l’air dont elle entra dans le cabinet où j’étais, il semblait qu’elle fût étonnée de la démarche qu’elle faisait ; elle ne parla qu’en tremblant à l’esclave qui la conduisait, et, sans oser lever les yeux, elle vint s’asseoir sur moi en rêvant, mais avec tant de langueur qu’il ne me fut pas difficile de deviner quel était le mouvement qui l’occupait.
« À peine fut-elle seule et livrée à elle-même, que, s’occupant des plus tristes réflexions, après avoir soupiré plusieurs fois, ses beaux yeux répandirent des larmes. Sa douleur paraissait cependant plus tendre que vive, et elle semblait moins pleurer des malheurs qu’en craindre. Elle avait à peine essuyé ses pleurs, qu’un jeune homme fort bien fait et mis superbement entra avec impétuosité, et en chantant, dans le cabinet. Sa présence acheva de troubler la dame ; elle rougit, et en détournant les yeux de dessus lui, et se cachant le visage, elle tâcha de lui dérober la confusion où elle était.
« Pour lui, il s’avança vers elle de l’air du monde le moins tendre et le plus galant, et se jetant à ses genoux :
— « Ah ! Zéphis ! lui dit-il, mes yeux ne me trompent-ils pas ? Est-ce Zéphis que je vois ici ? Est-ce vous ? vous que j’adore, et que je n’osais presque pas y espérer ! Quoi ! c’est vous qu’enfin je tiens dans mes bras ?
— « Oui, répondit-elle en soupirant, c’est moi qui n’aurais jamais dû venir ici ; c’est moi qui meurs de honte de m’y trouver, et qui n’ai cependant pas craint de m’y rendre. »
« Il voulut prendre avec Zéphis les plus tendres libertés ; mais elle se défendit d’un air si vrai, que, ne pouvant plus imaginer que ce fût en elle envie de faire de ces façons auxquelles on ne prend seulement pas garde aujourd’hui, il la regarda avec étonnement.
— « Eh quoi ! Zéphis, lui dit-il, est-ce ainsi que vous me prouvez votre tendresse, et devais-je m’attendre à tant d’indifférence ?
— « Mazulhim, répondit-elle en pleurant, daignez m’écouter ! Je ne suis pas venue ici sans savoir à quoi je m’exposais, et vous me verriez verser moins de larmes si je n’étais pas déterminée à me livrer à votre tendresse : je vous aime, et, si je n’en croyais que les mouvements de mon cœur, je serais entre vos bras. Mais, Mazulhim, il en est encore temps, et nous ne sommes pas encore assez engagés l’un à l’autre pour que vous deviez me cacher vos sentiments. Il n’y a pas de temps où il ne me soit affreux d’apprendre que vous ne m’aimez pas, mais jugez combien j’aurais à me plaindre de vous, jugez quel serait mon état, si je ne l’apprenais qu’après que ma faiblesse ne vous aurait rien laissé à désirer ! Dominé par le désir de plaire, accoutumé à l’inconstance par des succès qui ne se sont point démentis, vous ne cherchez qu’à vaincre, et vous ne voulez pas aimer. Peut-être est-ce sans passion pour moi que vous m’avez attaquée ? Examinez bien votre cœur ; vous êtes maître de ma destinée, et je ne mérite pas que vous la rendiez malheureuse. Si ce n’est pas l’amour le plus tendre qui vous attache à moi, en un mot, si vous ne m’aimez pas comme je vous aime, ne craignez pas de me le déclarer ; je ne rougirai pas d’être le prix de l’amour, mais je mourrais de honte et de douleur, si je ne m’étais vue que l’objet d’un caprice. »
« Quoique ces paroles et les pleurs que Zéphis versait en les prononçant, n’attendrissent pas Mazulhim, elles lui firent prendre un ton moins froid que celui qu’il avait d’abord employé auprès d’elle.
— « Que vos craintes me touchent, lui dit-il ; mais que je les mérite peu ! Est-il possible que vous vous imaginiez que je vous confonds avec ces objets méprisables qui, seuls jusqu’à ce jour, ont paru m’occuper ? J’avoue que la façon dont j’ai vécu a pu donner lieu à vos soupçons ; mais, Zéphis, voudriez-vous que j’eusse joint au ridicule d’avoir eu des femmes qui ont rempli mes loisirs, la honte de les avoir aimées ? Il est vrai, je craignais l’amour ; eh ! que pouvais-je faire mieux, pour lui échapper toujours, que de vivre avec des femmes sans mœurs et sans principes, qui, dans l’instant même qu’elles me séduisaient le plus par leurs agréments, me sauvaient, par leur caractère, du danger d’une passion ? Je suis, dites-vous, accoutumé à l’inconstance par le succès. M’estimez-vous assez peu pour croire qu’avant de vous avoir touchée, je me flattasse d’en avoir eu quelques-uns ? Il n’y a pas une de ces victoires dont, peut-être, vous me croyez si vain, qui intérieurement ne m’ait couvert de confusion ; pas une enfin qu’au prix de tout mon sang je ne voulusse n’avoir point remportée, puisqu’elles me rendent moins digne de vous ! »
« Zéphis, à ces paroles, parut un peu rassurée, et tendit la main à Mazulhim, en attachant sur lui ses beaux yeux, avec cette expression tendre et touchante que l’amour seul peut donner.
— « Oui, Zéphis, continua Mazulhim, je vous aime ! ah ! combien vivement ! Avec quel plaisir je sens, à vos genoux, qu’au milieu même des transports les plus ardents, ce n’était pas à l’amour que je sacrifiais ! Qu’il m’est doux de le connaître, et de ne le connaître que par vous ! Sans vos charmes, même sans vos vertus, j’aurais, sans doute, ignoré toujours ce sentiment auquel, jusqu’à vous, je refusais de me livrer. C’est pour vous seule que je veux en être éternellement rempli !
— « Ah, Mazulhim ! s’écria-t-elle, que nous serions heureux si vous pensiez ce que vous me dites ! S’il est vrai que vous m’aimiez, vous m’aimerez toujours ! »
« À ces mots, elle se pencha sur Mazulhim, et en le serrant tendrement dans ses bras, elle approcha sa tête de la sienne. La plus tendre ivresse était peinte dans ses yeux, et bientôt Mazulhim, par ses transports, en pénétra toute son âme. Dieux ! quels yeux, quand il eut achevé de les troubler ! Je n’avais jamais vu les mêmes qu’à Phénime.
« Quelque préparée qu’elle fût cependant à rendre Mazulhim l’amant du monde le plus heureux, elle ne put, sans se ressouvenir de ses craintes, et peut-être de sa vertu, le voir si près de son bonheur.
— « Vous ne doutez pas que je ne vous aime, lui dit-elle, en lui opposant la plus faible résistance ; mais ne pouvez-vous…
— « Ah ! Zéphis ! interrompit-il, Zéphis ! pouvez-vous craindre encore de me prouver votre tendresse ? »
« Zéphis soupira et ne répondit rien : plus vaincue par son amour qu’elle n’était persuadée de celui de son amant, elle céda enfin à ses désirs. Trop heureux Mazulhim ! Que de charmes s’offrirent à ses regards, et combien la pudeur de Zéphis n’en augmentait-elle pas le prix ! Aussi Mazulhim m’en parut-il vivement frappé ; tout l’étonnait, tout était en Zéphis l’objet d’un éloge et d’un baiser. Quoique, loin de condamner l’admiration dans laquelle il était plongé, je la partageasse avec lui, il me sembla que, pour la situation où il se trouvait, elle durait trop longtemps et qu’elle semblait même suspendre ou lui faire oublier ses désirs.
« Il est bien vrai que plus on est délicat, plus on s’amuse de bagatelles. Le sentiment seul connaît ces tendres écarts qu’il imagine, et qu’il varie sans cesse ; mais enfin, on ne saurait s’y plaire toujours, et si l’on s’y arrête, c’est moins pour y borner ses désirs, que pour y trouver de nouvelles sources de flammes. J’eus quelques instants assez bonne opinion de Mazulhim pour n’attribuer l’anéantissement où je le voyais qu’à un excès d’amour, et les charmes de Zéphis justifiaient cette idée. Vraisemblablement Zéphis le crut aussi, et plus longtemps que moi. Je ne concevais pas comment les transports d’un amant si tendre, si pressé d’être heureux, s’affaiblissaient à mesure qu’ils trouvaient de quoi augmenter. Il était vif sans être ardent ; il louait, il admirait toujours : mais n’est-ce donc que par des éloges qu’un amant sait exprimer ses désirs ?
« Avec quelque adresse que Mazulhim dissimulât son malheur, Zéphis s’aperçut du peu de succès de ses charmes ; elle n’en parut ni surprise, ni choquée, et, tournant ses beaux yeux vers son amant :
— « Levez-vous ! lui dit-elle avec le plus doux sourire ; je suis plus heureuse que je ne le pensais. »
« Mazulhim, à ce discours, qui ne lui parut qu’insultant, s’efforça, mais vainement, de prouver à Zéphis qu’il ne méritait pas qu’elle eût de lui l’idée qu’elle semblait en avoir prise. Forcé enfin de se rendre justice :
— « Hélas ! Madame, lui dit-il, d’un ton qui me fit rire, c’est que vous m’avez attristé ! — « Votre trouble me divertit, répondit Zéphis, mais votre douleur m’offenserait. Il serait trop cruel pour moi, que vous crussiez mon cœur blessé…
— « Ah ! Zéphis ! interrompit Mazulhim, qu’il est affreux d’avoir tort avec vous, et difficile de s’en justifier !
— « Cessez donc de vous affliger ! répondit tendrement Zéphis. Je crois que vous m’aimez, je ne le crois même que depuis un instant, et vous ne pouviez mieux me prouver votre tendresse que par les choses que vous vous reprochez. »
— Ah ! cela, comme l’on dit, est bon pour le discours, dit le Sultan ; mais dans le fond de l’âme, cette dame-là n’était sûrement pas contente. Premièrement, c’est que par soi-même cela est affligeant, et qu’il y a apparence que ce qui afflige toutes les femmes n’en saurait divertir une, ou du moins vous conviendrez qu’en ce cas-là elle serait bien capricieuse. D’ailleurs, c’est que le sentiment n’est pas une chose si consolante, quand cela arrive, qu’on pourrait bien dire. À ce propos, je me souviens qu’un jour (j’étais, parbleu ! bien jeune), c’était une femme. Je ne vous dirai pas comment cela arriva ; nous étions pourtant tous deux… Réellement, je ne m’en serais jamais défié ; ne voilà-t-il pas que tout d’un coup… je ne sais pas trop comment vous dire cela. Eh bien ! j’eus beau lui tenir les propos du monde les plus galants ; plus je lui parlai, plus elle pleura. Je n’ai jamais vu cela qu’une fois ; mais il est vrai que c’était une chose bien attendrissante. Je lui dis pourtant, entre autres choses, qu’il ne fallait désespérer de rien, que je ne l’avais pas fait exprès…
— Eh ! finissez votre cruelle histoire ! interrompit la Sultane.
— Je trouve assez bon, reprit Schah-Baham, qu’il ne me soit point permis de faire un conte, et chez moi, surtout ! De là, comme je vous disais, poursuivit-il, j’ai conclu, et pour jamais, qu’il n’y a point de femme à qui cela ne fasse un certain plaisir ; par conséquent la dame de Mazulhim, qui disait de si belles choses…
— Aurait tout autant aimé n’avoir pas eu à les dire, interrompit la Sultane, cela est probable ; mais sachez pourtant que ce que vous croyez si fâcheux pour une femme, l’afflige moins qu’il ne l’embarrasse.
— Ah ! oui, reprit le Sultan, je n’aurais, par exemple, qu’à… mais n’ayez pas peur ! Continuez, Émir.
— Quelque déconcerté que Mazulhim me parût de son aventure, il me sembla qu’il était encore plus étonné de la façon dont Zéphis la prenait.
— « Si quelque chose peut, lui dit-il, me consoler de cette affreuse disgrâce, c’est de voir qu’elle ne prenne rien sur votre cœur. Que de femmes me détesteraient, si elles avaient autant à se plaindre de moi !
— « Je vous avoue, répondit Zéphis, que je ferais peut-être comme elles, si je pouvais attribuer cet accident à votre froideur ; mais si, comme vous me l’avez dit, et que je le crois, l’amour seul trouble vos sens, je ne trouve dans cette aventure que mille choses plus flatteuses pour moi que tous vos transports. Je vous aime trop pour ne pas croire que vous m’aimiez ; peut-être aussi ai-je trop de vanité, ajouta-t-elle en souriant, pour imaginer qu’il y a de ma faute ; mais quel que soit le motif de mon indulgence, ce qu’il y a de vrai, c’est que je vous pardonne. »
« Pendant que Zéphis parlait, Mazulhim, qui aurait bien voulu lui avoir moins d’obligation, n’épargnait rien de tout ce qui pouvait faire cesser son malheur. Zéphis se prêtait à ses désirs avec une complaisance qu’intérieurement, peut-être, il n’approuvait pas, parce que de moment en moment elle le rendait moins excusable. Cette complaisance même devenait plus tendre ; insensiblement elle augmentait. Zéphis défendait moins, elle accordait de meilleure grâce ; ses yeux brillaient d’un feu que je ne leur avais pas encore vu ; il semblait que ce ne fût que dans cet instant qu’elle se fût véritablement rendue : elle n’avait jusque-là que souffert les empressements de Mazulhim, alors elle les partageait. Cette répugnance inséparable du premier moment que tant de femmes jouent, et que si peu sentent, avait cessé. Zéphis soutenait sans embarras les éloges de Mazulhim, et paraissait même désirer qu’il pût se mettre à portée de lui en donner de nouveaux : elle rougissait, et ce n’était pas la pudeur qui la faisait rougir ; ses regards ne se détournaient plus de dessus les objets qui d’abord avaient paru la blesser ; la pitié que Mazulhim lui inspirait enfin n’eut plus de bornes : cependant…
— Ah ! oui, interrompit le Sultan ; cependant… J’entends bien, voilà un impertinent homme ! Je ne connais rien qui soit à la longue plus insupportable que les procédés qu’il a avec Zéphis ; je suis bien sûr qu’elle s’en fâcha.
— Et moi, dit la Sultane, je la suis du contraire : se fâcher d’un pareil malheur, c’est le mériter.
— Bon ! reprit le Sultan, pensez-vous qu’une femme fasse une pareille réflexion ? Ce qu’il y a de certain pour moi, c’est qu’en pareil cas je me fâcherais, et je ne m’en croirais pas moins responsable, non ! Voyons pourtant ce que dit Zéphis ; car, à ce que je vois, en cela comme en toute autre chose chacun a son goût.
— Quelque indulgente qu’elle fût, reprit Amanzéi, l’obstination du malheur de son amant me parut l’ennuyer : soit qu’ayant plus fait pour lui que la première fois, elle crût le mériter moins ; soit qu’étant en ce moment plus favorablement disposée, elle trouvât dans sa raison moins de force pour le soutenir.
« Mazulhim, moins convaincu que Zéphis de son infortune, ou accoutumé peut-être à braver de pareils malheurs, ne pensant pas de Zéphis aussi bien qu’il le devait, tenta ce que, s’il eût été plus sage, ou plus poli, il n’aurait pas tenté. Il me sembla qu’elle n’agréait pas une épreuve qui lui montrait moins encore de présomption dans Mazulhim, que la mauvaise opinion qu’il osait avoir de ses charmes.
« Malgré son trouble, il lui échappa un sourire malin qui semblait dire à Mazulhim qu’elle n’était point personne avec qui cette témérité fût placée, et pût être heureuse. Sûre qu’il en serait bientôt puni, elle se livra à ses ridicules entreprises, avec une intrépidité que toute femme est assez vaine pour avoir en pareil cas, mais qui n’est point dans toutes justifiée par le succès. Quoique Mazulhim fût en ce moment moins à plaindre qu’il ne l’avait été, il n’était pas cependant dans une situation dont on pût le féliciter, et quels que fussent ses efforts, Zéphis eut raison de ne les avoir pas craints.
« À l’air étonné de Mazulhim, je dus croire que, s’il était fait à une partie de ce qui lui arrivait, il ne l’était pas à trouver des femmes qui, comme Zéphis, ne pussent dans ses malheurs lui laisser aucune ressource. Ce que je dis toutefois sans vouloir en offenser aucune ; et que sait-on, d’ailleurs, si ce serait toujours à elles qu’on devrait s’en prendre ?
« Quoi qu’il en soit, la surprise de Mazulhim fut si plaisamment marquée, et aux dépens de beaucoup d’autres femmes, faisait si bien l’éloge de Zéphis, qu’elle ne put s’empêcher d’en rire.
— « Si vous me l’aviez demandé, lui dit-elle, je vous l’aurais dit, mais vous ne m’en auriez peut-être pas crue.
— « J’aurais assurément eu tort, répondit-il, mais je ne devais pas m’y attendre ; une expérience de dix ans, toujours heureuse, me faisait croire toujours possible ce qu’avec vous seule j’ai inutilement tenté. Ah ! Zéphis ! ajouta-t-il, faut-il que je trouve dans ce qui devrait combler mes désirs de nouvelles raisons de me plaindre !
— « En effet, répondit-elle en riant, je conçois combien vous êtes malheureux, et vous devez aussi être bien sûr de toute ma pitié.
— « Zéphis ! reprit-il, avec un transport plus vrai que tous ceux que je lui avais vus, rien n’égale ma tendresse, que vos charmes ; chaque moment augmente mon ardeur et mon désespoir ; et je sens…
— « Eh ! Mazulhim ! interrompit-elle, quel aurait donc été ce bonheur dont vous regrettez tant la perte ? Non, s’il est vrai que vous m’aimiez, vous n’êtes pas à plaindre. Un seul de mes regards doit vous rendre plus heureux que tous ces plaisirs que vous cherchez, si vous les aviez trouvés auprès d’une autre.
— « Vos sentiments me charment et me pénètrent, dit-il ; mais en redoublant mon amour, ils augmentent mes regrets et ma douleur.
— « Finissons cet entretien ! dit Zéphis en se levant.
— « Quoi ! s’écria-t-il, voudriez-vous déjà me quitter ? Ah ! Zéphis ! ne m’abandonnez point à l’horreur de ma situation !
— « Non, Mazulhim, répliqua-t-elle, je vous ai promis de passer ce jour avec vous. Eh ! puisse-t-il ne vous point paraître plus long qu’à moi ! Mais sortons de ce cabinet : allons jouir de la délicieuse fraîcheur qui commence à se répandre, distraire votre imagination, la détourner enfin de dessus les objets qui l’attristent peut-être. Mazulhim, plus on cherche les plaisirs, moins on peut les goûter ; essayons si, en y arrêtant moins notre pensée, nous ne nous y disposerions pas mieux. »
« La généreuse Zéphis sortit en achevant ces paroles, et Mazulhim lui donna la main de l’air du monde le plus respectueux.
« Ce qu’il y a de singulier, c’est que ce Mazulhim, qui employait si mal les rendez-vous qu’on lui donnait, était l’homme d’Agra le plus recherché ; il n’y avait pas une femme qui ne l’eût eu ou qui ne voulût l’avoir pour amant ; vif, aimable, volage, toujours trompeur, et n’en trouvant pas moins à tromper, toutes les femmes le connaissaient et toutes cependant cherchaient à lui plaire ; sa réputation enfin était étonnante. On le croyait… que ne le croyait-on pas ? Et pourtant, qu’était-il ? Que ne devait-il pas à la discrétion des femmes, lui qui, ayant pour elles de si mauvais procédés, les ménageait cependant si peu ?
« Après une heure de promenade, Zéphis et lui revinrent du jardin. Je cherchai promptement dans leurs yeux s’ils étaient plus contents que lorsqu’ils étaient sortis. À l’air modeste de Mazulhim, je crus que non, et je ne me trompais pas. Zéphis s’assit sur moi, nonchalamment, et Mazulhim se mit à ses pieds, sur des carreaux. Ayant assez peu de chose à lui dire, et n’imaginant d’abord aucune sorte d’amusements qu’il fût en état de lui procurer, il s’abandonna à la rêverie, en la regardant assez tendrement. Honteux, peu de temps après, du personnage qu’il jouait auprès de la plus belle femme d’Agra, mais consterné encore de ses malheurs, tremblant, en voulant les réparer, d’essuyer de nouveaux affronts, il fut quelques moments sans savoir à quoi se déterminer. Il craignit enfin que son silence et sa froideur ne parussent plutôt à Zéphis des preuves d’indifférence que de crainte ou de repentir. Il la prit brusquement dans ses bras, et, lui donnant les baisers les plus tendres, sembla vouloir sortir, par un coup d’éclat, de la profonde léthargie dans laquelle il était plongé. Zéphis d’abord parut délibérer en elle-même si elle se prêterait aux nouvelles entreprises de Mazulhim. Si sa tendresse la sollicitait à tout accorder, cette même tendresse lui faisait voir avec douleur qu’elle n’avait jamais plus de cruauté pour Mazulhim, que quand elle ne lui refusait rien. Désirait-il d’être heureux, ou la connaissait-il assez peu pour croire qu’elle serait blessée, s’il ne cherchait pas à le devenir ? Était-ce enfin l’amour ou la vanité qui le ramenait si tendre ?
« Pendant qu’elle s’occupait de ces idées, Mazulhim (soit qu’il cherchât uniquement à se tirer d’une situation qui l’ennuyait, soit que, comme il était admirable pour les menus détails de l’amour, il voulût empêcher Zéphis de s’ennuyer) crut devoir employer ces riens charmants quand ils précèdent ou suivent une conversation sérieuse ; mais qui par leur frivolité ne sont pas faits pour en tenir lieu. Zéphis refusa d’abord de s’y prêter, mais croyant à l’empressement extrême avec lequel Mazulhim lui demandait plus de complaisances qu’il n’avait besoin qu’elle en eût, elle consentit par pure générosité, et en haussant les épaules, à ce dont il se faisait de si grandes idées, et dont, car il faut lui rendre justice, elle attendait beaucoup moins que lui.
« L’air inattentif et même ennuyé qu’elle garda longtemps, loin d’impatienter Mazulhim, l’engagea à redoubler ses soins, et comme il était l’homme de son temps qui savait le mieux traiter les petites choses, il la força à lui prêter plus d’attention ; de l’attention il la conduisit à l’intérêt : le peu de réalité des objets qu’il lui offrait disparut insensiblement à ses yeux ; elle seconda elle-même l’illusion où il la jetait, et connut enfin de combien de plaisirs l’imagination est la source, et combien sans elle la nature serait bornée.
« Pour comble de bonheur, ce que Mazulhim avait peut-être moins regardé comme une ressource pour lui que comme une sorte de dédommagement qu’il devait à Zéphis, lui fit une impression plus vive qu’il ne s’en était flatté. Les charmes de Zéphis, devenus même plus touchants, lui firent sentir cette émotion qu’il avait jusque-là cherchée si vainement, et dans le doux désordre qui commençait à s’emparer de ses sens, ayant perdu le souvenir de ses malheurs, ou en étant alors plus irrité qu’abattu, il vainquit enfin glorieusement ces obstacles cruels, par lesquels il s’était vu si longtemps et si cruellement arrêté.
— J’entends, dit alors le Sultan, c’est fort bien fait : il vaut mieux tard que jamais ; c’est-à-dire que…
— N’allez-vous pas nous expliquer cela, interrompit la Sultane, et pensez-vous qu’Amanzéi ait eu la prudence ou la finesse de nous laisser quelque chose à deviner ?
— Je n’en sais rien, reprit le Sultan, ce ne sont pas là mes affaires ; mais enfin, c’est que, comme vous le savez aussi bien que moi, ce Mazulhim est un peu sujet à des accidents, et qu’il me paraît tout simple que l’on s’informe… parce que, par hasard, il se pourrait… Eh bien ! dites-moi donc un peu : Mazulhim ?
— Sire, il fut heureux ; mais il savait mieux offenser qu’il ne savait réparer les outrages qu’il faisait, et je doute que s’il eût eu affaire à une personne moins généreuse que Zéphis, il eût pu pour si peu obtenir un pardon. Plus vain qu’il n’était amoureux, il me parut moins sentir le bonheur de posséder Zéphis que le plaisir d’avoir moins à rougir devant elle. Ils commencèrent une conversation tendre, où Zéphis mit beaucoup de sentiment, et Mazulhim extrêmement de jargon.
« Peu de temps après, on servit un souper où il avait épuisé la délicatesse et le goût. Zéphis, animée de plus en plus par la présence de son amant, lui dit mille choses fines et passionnées, qui ne me firent pas moins admirer son esprit que sa tendresse. Quoique lui-même fût étonné de tant de charmes, ils n’agissaient pas sur lui aussi vivement que sur moi, et il me parut que son orgueil était plus flatté de la conquête de Zéphis, que son cœur n’était touché de cette passion vive et délicate qu’elle avait pour lui, et dont, malgré ce qu’elle craignait de son inconstance, elle était uniquement remplie.
« Si la possession de Zéphis n’avait pas rendu Mazulhim aussi amoureux qu’elle l’aurait dû, il en était du moins devenu plus vif ; son cœur, inaccessible au sentiment, languissait encore ; toutes les vertus de Zéphis, que l’ingrat louait sans les connaître, et peut-être sans les lui croire, loin de l’attacher à elle, semblaient l’en éloigner et le contraindre. Je ne le voyais pas même ému de l’amour tendre et vrai qu’elle avait pour lui, mais elle commençait à lui inspirer les désirs. Il la regardait avec transport, il soupirait, il lui parlait avec ardeur du bonheur dont il avait joui, et semblait attendre avec impatience que le souper finît.
Il le lui dit même ; mais soit qu’elle s’y amusât, soit qu’elle n’eût pas si bonne opinion que lui de l’après-souper, elle était moins impatiente. Cependant elle l’aimait ; il la pressa, bientôt… Ah ! Mazulhim ! que tu aurais été heureux, si tu avais su aimer !
« Peu de temps après, Zéphis sortit, et Mazulhim la suivit, en lui faisant des protestations d’amour et de reconnaissance, que je crus d’autant moins vraies qu’elle les méritait mieux. Zéphis était trop estimable pour qu’il pût s’attacher constamment à elle ; elle était vraie, sans fard, sans coquetterie. Mazulhim était sa première affaire : mais ce qui aurait fait la félicité d’un autre, n’était, pour ce cœur corrompu, qu’une liaison où il ne trouvait ni plaisir ni amusement. Il ne lui fallait que de ces femmes qui, nées sans sentiment et sans pudeur, ont mille aventures, sans avoir un amant, et qu’à l’indécence de leur conduite, on pourrait accuser de chercher plus encore le déshonneur que le plaisir. Il n’était pas étonnant que Mazulhim, qui n’était qu’un fat, plût aux femmes de ce genre, et qu’à son tour il les recherchât.
— Mais, Amanzéi, demanda la Sultane, comment un homme de si peu de mérite avait-il pu toucher une personne aussi estimable que vous nous avez peint Zéphis ?
— Si Votre Majesté voulait bien se ressouvenir du portrait que j’ai fait de Mazulhim, répondit Amanzéi, elle s’étonnerait moins qu’il eût su plaire à Zéphis ; il avait des agréments, et savait feindre des vertus. Zéphis d’ailleurs ne serait pas la première femme raisonnable qui aurait eu le malheur d’aimer un fat, et Votre Majesté n’ignore pas qu’on ne voit autre chose tous les jours.
— Sans doute ! dit le Sultan ; par exemple, il a raison, l’on ne voit que cela ; au reste, ne me demandez pas pourquoi, car je n’en sais rien.
— Ce n’est pas à vous non plus que je le demande, reprit la Sultane. Ce sont des choses, qu’avec tout l’esprit que vous avez, il me paraît simple que vous ne sachiez pas. Qu’une femme raisonnable, continua-t-elle, se rende à un amour également tendre et constant ; que sûre des sentiments et de la probité d’un homme qui l’aime (si toutefois quelque chose peut jamais l’en assurer), elle se livre enfin à lui, cela ne me surprend pas ; mais qu’elle soit capable de faiblesse pour un Mazulhim, voilà ce que je ne puis comprendre !
— L’amour, répondit Amanzéi, ne serait pas ce qu’il est, si…
— Si, si, interrompit le Sultan ; allez-vous faire longtemps les beaux esprits ? Et ne vous souvient-il plus que j’ai défendu les dissertations ? Que vous importe, dites-moi, que cette Zéphis aime ce Mazulhim ; que l’une soit une bégueule et l’autre un fat ? Eh bien ! elle l’aime tel qu’il est. Vous voulez savoir pourquoi ; que ne le demandiez-vous à Amanzéi, pendant qu’il était femme ? Croyez-vous qu’il se souvienne de cela, lui, à présent ? Vous êtes cause, au reste, avec tous vos discours, que les contes que l’on me fait ne finissent point, et cela m’excède. Voyons, Émir, où en étiez-vous ? Que devint cette Zéphis si raisonnable qu’elle en ennuie ? Quelle fut la fin de tout cela ?
— Celle qu’elle devait avoir, reprit Amanzéi ; Mazulhim, ne voulant pas d’abord manquer totalement d’égards pour Zéphis, la trompa le plus secrètement qu’il put. Ou les ménagements qu’il eut pour elle ne furent pas assez habilement employés pour la tromper longtemps, ou les infidélités qu’il lui faisait étaient trop fréquentes et trop marquées pour qu’il pût toujours les lui dérober. Quoi qu’il en soit, elle se plaignit ; mais comme avec toutes les délicatesses de l’amour le plus tendre elle en avait tout l’aveuglement, il vint aisément à bout de la calmer. Il continua ses infidélités, et elle recommença ses reproches. Enfin il s’impatienta, et, peu touché de son amour et de ses larmes, il rompit absolument avec elle, et la laissa livrée à la honte de l’avoir aimé et à la douleur de l’avoir perdu.
— Ma foi, dit le Sultan, il fit fort bien de la quitter ; et la preuve de cela, c’est que j’aurais fait de même ! Je sais bien qu’elle était fort belle, qu’elle avait beaucoup de mérite ; mais ce mérite-là m’aurait, moi qui veux qu’on me divertisse, ennuyé tout comme lui. Ce n’est pourtant pas que je sois un Mazulhim, je pense qu’on ne me le reprochera pas ; mais c’est qu’il ne laisse pas d’être plaisant de quitter des femmes, quand ce ne serait uniquement que pour entendre ce qu’elles en disent.
CHAPITRE XI
Qui contient une recette contre les enchantements.
— Trois jours après que j’eus vu Zéphis
pour la première fois, Mazulhim arriva seul. À
peine avait-il eu le temps de donner quelques
ordres, qu’une petite femme dont l’air était
vif, indécent, étourdi, et pourtant maniéré,
entra dans le cabinet. De loin, elle ne manquait
pas d’éclat ; de près ce n’était qu’une
figure médiocre, et que, sans ses ridicules,
ses mines, et cette prodigieuse vivacité qu’elle
affectait, on n’aurait seulement pas remarquée.
Aussi était-ce la seule chose qui avait fait
naître à Mazulhim l’envie de la voir.
— « Ah ! s’écria-t-il en la voyant, c’est vous ! Mais savez-vous bien que vous êtes divine d’arriver de si bonne heure ? »
« Cette beauté qui, malgré ses airs enfantins, avait trente ans au moins, s’avança vers Mazulhim avec cette noble indécence qui composait presque toutes ses grâces ; et, sans lui répondre, ni presque le regarder :
— « Vous aviez raison, lui dit-elle, de me dire que votre petite maison était jolie ; mais, ce qu’elle est charmante ! meublée d’un goût ! d’une volupté ! cela est divin !
— « N’est-il pas vrai, répondit-il, que c’est la plus jolie du faubourg ?
— « Ne dirait-on pas à ce propos, répliqua-t-elle, que j’en connais beaucoup ? Ce cabinet-ci est charmant, continua-t-elle, galant au possible !
— « Je suis, dit-il, charmé de vous y voir, et qu’il vous plaise.
— « Oh ! pour moi, répliqua-t-elle, je n’ai peut-être pas fait pour y venir toutes les façons que je devais ; ce n’est pas que je ne sache aussi bien qu’une autre l’art de filer et de mettre de la décence dans une affaire : mais…
— « Vous ne le pratiquez pas, interrompit-il ; oh ! pour cela l’on vous rend justice.
— « C’est que cela est vrai, au moins, reprit-elle, exactement ; je ne suis point fausse. Hier, quand vous me dîtes que vous m’aimiez, et que vous me proposâtes de venir ici… je fus pourtant bien tentée de vous répondre non, mais la vérité de mon caractère ne me le permit point ; je suis franche, naturelle, vous me plaisez, et me voilà. Vous n’en pensez pas plus mal de moi, peut-être ?
— « Qui ? Moi ? répondit-il, en haussant les épaules ; voilà une belle idée ! J’en penserais mille fois mieux, s’il m’était possible !
— « Au vrai, vous êtes charmant, reprit-elle ; mais, dites-moi donc, y a-t-il longtemps que vous êtes ici ?
— « J’arrivais, repartit-il, et j’en rougis, j’en suis confondu : mais vous avez pensé être ici la première.
— « Cela aurait vraiment été joli, dit-elle, et je n’aurais pas manqué de vous en savoir gré ! »
« Pendant qu’elle parlait, Mazulhim, qui la connaissait trop pour la respecter seulement un peu, prenait avec elle les plus grandes libertés. Loin qu’elle m’en parût plus émue que lui, elle promena ses yeux dans le cabinet avec distraction, puis, les ramenant sur sa montre :
— « Mais quelle folie donc, Mazulhim ! lui. dit-elle ; est-ce que nous serons seuls tout le jour ?
— « Voilà une assez bonne question ! répondit-il. Sans doute nous serons seuls !
— « Mais vraiment, reprit-elle, je n’avais pas compté là-dessus ; laissez donc ! ajouta-t-elle sans aucun désir qu’il finît, ni qu’il continuât (aussi ne s’en embarrassa-t-il pas plus qu’elle) ; vous êtes, au vrai, d’une folie qui ne ressemble à rien ; et à propos de quoi être seuls, s’il vous plaît ?
— « Il me semble, répondit froidement Mazulhim, que cette conversation n’empêchait pas de s’amuser, que cela était convenu entre nous.
— « Convenu ? dit-elle ; quel conte ! Où avez-vous donc pris cela ? Je n’en ai pas dit un mot, je vous jure ; après tout, cela m’est égal, et je saurai bien vous contenir. Ah ! pour cela, laissez donc ! vous avez des façons singulières…
— « Pas trop ; il me semble que je ne suis pas plus singulier qu’un autre. D’ailleurs, étant ensemble comme nous y sommes, je dois croire que je n’outre rien. Ah ! Zulica ! ajouta-t-il, vous qui avez du goût, dites-moi ce que vous pensez de ce plafond !
— « C’était à cela que je rêvais, dit-elle ; je le voudrais moins chargé de dorure. Tel qu’il est, je le trouve pourtant fort beau ! ajouta-t-elle, en s’asseyant sur ses genoux, et, selon toutes les apparences, ce n’était pas pour le déranger. — Quand j’y pense, reprit-elle, il faut que je sois bien folle pour croire que vous me serez fidèle, vous qui ne l’avez encore été à personne.
— « Ah ! ne parlons pas de cela, répliqua-t-il en s’occupant toujours, et (grâce aux bontés de Zulica) fort commodément ; vous seriez peut-être bien embarrassée, si j’étais plus constant que vous ne me soupçonnez de l’être.
— « Vous ne voulez donc pas me laisser ? dit-elle, en ne faisant pas le moindre mouvement pour lui échapper ou pour le contraindre. A l’égard de la confiance, continua-t-elle, aussi froidement que s’il n’eût pas continué, lui, j’en ai dans le caractère, j’ose le dire ?
— « Ce n’est pas aujourd’hui une vertu que la constance, tant elle est commune, répondit-il, et l’on peut, sans se vanter, dire qu’on en est capable ; vous avez pourtant, malgré celle dont vous pouvez vous piquer, changé quelquefois…
— « Pas tant, n’allez pas croire cela !
— « Mais je sais, et vous ne l’ignorez pas, répondit-il, tous les amants que vous avez eus.
— « Eh bien ! dit-elle, en ce cas-là vous conviendrez qu’il n’a tenu qu’à moi d’en avoir davantage ; finissez donc ! Vous me tourmentez !
— « Beaucoup moins que je ne devrais.
— « Mais enfin, répliqua-t-elle, c’est toujours plus que je ne veux.
— « Quoi ! dit-il, ne m’aimez-vous pas ? Allez-vous avoir un caprice ! N’avons-nous pas tout réglé ?
— « Eh ! mais… oui, répondit-elle, mais… Ah ! Mazulhim, vous me déplaisez !
— « C’est un conte, repartit-il froidement ; cela ne se peut pas ! »
« Alors il la posa doucement sur moi.
— « Je vous assure, Mazulhim, lui dit-elle en s’y arrangeant, que je suis outrée contre vous ; je vous le dis, c’est que je ne vous le pardonnerai jamais ! »
« Malgré ces terribles menaces de Zulica, Mazulhim voulut achever de lui déplaire. Comme, entre autres choses, il avait la mauvaise habitude de ne s’attendre jamais, et qu’elle avait apparemment celle de ne jamais attendre personne, il lui déplut, en effet, à un point qu’on ne saurait imaginer. Cependant, malgré sa colère, elle attendit, et sa vanité lui fit suspendre son jugement. Dans toutes les occasions où elle s’était trouvée (et elles avaient été fréquentes assurément), on ne lui avait jamais manqué ; c’était pour elle une preuve incontestable de ce qu’elle valait. D’ailleurs ce Mazulhim qu’elle trouvait si peu digne d’estime, de quels prodiges, si l’on en croyait le public, n’était-il pas capable ? Si (comme la chose lui paraissait assez avérée) elle n’avait rien à se reprocher, par quel hasard Mazulhim qui, disait-on, n’avait jamais eu tort avec personne, en avait-il avec elle un si singulier ? Elle avait ouï dire à tout le monde qu’elle était charmante ; la réputation de Mazulhim était trop belle pour qu’il ne la méritât pas, au moins par quelque endroit ; donc, ce qui lui faisait faire tant de réflexions n’était point naturel et ne pouvait pas durer.
« Avec ces consolantes idées, et d’ouï-dire en ouï-dire, Zulica s’était armée de patience, et cachait son dépit le mieux qu’il lui était possible. Mazulhim cependant tenait des propos du monde les plus galants sur les beautés qui semblaient le toucher si peu. Il fallait, disait-il, que pour le rendre tel qu’il se trouvait, tous les magiciens des Indes eussent travaillé contre lui. — « Mais, continua-t-il, que peuvent leurs charmes contre les vôtres, aimable Zulica ? Ils en ont différé le pouvoir, mais ils n’en triompheront pas ! »
« À tout cela, Zulica, plus fâchée que Mazulhim n’était déconcerté, ne lui répondit que par des souris malins, mais auxquels, de peur de l’achever, elle n’osait donner toute l’expression qu’elle aurait voulu.
— « Vous êtes, lui demanda-t-elle d’un air railleur, brouillé avec des magiciens ? Je vous conseille de vous raccommoder avec eux ; des gens capables de jouer de pareils tours sont de dangereux ennemis.
— « Ils le seraient moins, si vous vous étiez bien mis en tête de leur en donner le démenti, répondit-il ; et je doute aussi que, malgré leur mauvaise volonté, si je vous aimais avec moins d’ardeur, j’eusse éprouvé…
— « Oh ! c’est un propos auquel j’ajoute assez peu de foi que celui que vous me tenez là, interrompit Zulica, qui, ayant déterminé en elle-même le temps que l’on pouvait rester enchanté, croyait alors avoir accordé assez de répit.
— « Je sais bien, reprit-il, que, si vous me jugez à la rigueur, vous ne devez pas être contente ; mais moins vous l’êtes, plus vous devriez achever de me mettre dans mon tort !
— « Je doute, répliqua-t-elle, que cela fût convenable.
— « Je vous croyais moins attachée à la décence, reprit-il, d’un air railleur, et j’osais espérer…
— « Vous prenez assurément bien votre temps pour railler, interrompit-elle. Vous avez raison ; rien n’est si glorieux pour vous que cette aventure !
— « Mais, Zulica, reprit-il, ne voudriez-vous donc jamais sentir que le ton que vous prenez ne peut que me nuire et perpétuer mon humiliation ?
— « C’est, je vous le jure, dit-elle, ce dont je me soucie le moins.
— « Mais, lui demanda-t-il, si vous vous en souciez si peu, de quoi vous fâchez-vous tant ?
— « Vous me permettrez de vous dire, Monsieur, que c’est une fort sotte question que celle que vous me faites. »
« À ces mots, elle se leva malgré tous les efforts qu’il fit pour la retenir :
— « Laissez-moi, lui dit-elle d’un ton aigre ; je ne veux ni vous voir, ni vous entendre.
— « Assurément ! s’écria-t-il, j’en ai vu d’aussi malheureuses, mais je n’en ai jamais vu d’aussi fâchées ! »
« Cette exclamation de Mazulhim ne plut pas à Zulica ; désespérée de l’accident qui lui arrivait, outrée de l’air froid de Mazulhim, elle s’en prit dans sa fureur à un grand vase de porcelaine qu’elle trouva sous sa main, et qu’elle brisa en mille morceaux.
— « Hélas, Madame ! lui dit Mazulhim en souriant, vous n’auriez rien trouvé ici à briser, si toutes les personnes qui n’y ont pas été contentes de moi s’en étaient vengées de la même manière ; au reste, ajouta-t-il en s’asseyant sur moi, je vous conjure de ne pas vous gêner. »
« Mazulhim, en finissant de parler, se mit à rêver d’un air distrait. Zulica, qui était allée s’asseoir dans un coin, et loin de lui, soutint assez bien pendant quelque temps la méprisante indifférence qu’il lui témoignait ; et pour la lui rendre, elle se mit à chanter.
— « Ou je me trompe, lui dit-il, quand elle eut fini, ou le morceau que Madame vient de me chanter est d’un tel Opéra. »
« Elle ne répondit rien.
— « Vous avez, continua-t-il, une jolie voix, peu étendue, mais flùtée, et dont les sons vont droit au cœur.
— « Il est heureux qu’elle vous plaise ! répondit-elle sans le regarder.
— « Vous ne le croyez peut-être pas, repartit-il ; mais il est vrai pourtant que vous pourriez en être flattée, et que peu de gens s’y connaissent aussi bien que moi. Un autre agrément que je vous trouve, et que je vous dirais si je pouvais à présent vous paraître digne de vous louer, c’est une expression charmante, qui ne laisse rien à désirer par sa vivacité et par sa justesse, et que vos yeux secondent si bien qu’il est impossible de vous entendre sans se sentir remué jusques au fond du cœur. Vous allez me répondre, encore, qu’il est heureux que cela me plaise.
— « Non, répondit-elle, d’un ton plus doux, je ne suis pas fâchée que vous me trouviez des choses aimables, et plus je vous sais connaisseur, plus vos éloges doivent me flatter.
— « Voilà précisément, dit-il, la raison qui me ferait désirer de mériter les vôtres.
— « Ah ! sans doute ! dit-elle.
— « Allez-vous dire que vous ne vous connaissez à rien, répondit-il, et pour mettre le comble à l’injustice, n’imaginerez-vous pas aussi qu’il m’est indifférent que vous pensiez de moi bien ou mal ? Joindrez-vous cette injure à toutes celles que vous m’avez déjà faites ? Ah ! Zulica, est-il possible que ce qui devrait augmenter votre tendresse, ne serve qu’à vous irriter contre moi ?
— « Est-il possible aussi, reprit-elle avec emportement, que vous me croyiez assez dupe pour regarder comme une preuve d’amour l’affront le plus sanglant que jamais vous puissiez me faire ?
— « Un affront ! s’écria-t-il. Aimable Zulica ! Vous connaissez peu l’amour, si vous croyez que nous devions, vous et moi, rougir de ce qui nous est arrivé. Je ne craindrai pas de vous dire plus : les gens que vous avez honorés de votre tendresse vous ont aimée bien peu, si vous ne les avez pas trouvés tous aussi malheureux que moi.
— « Oh ! pour cela. Monsieur, dit-elle, en se levant, finissez, ou je vous quitte, je ne puis plus soutenir le ridicule et l’indécence de vos propos.
— « Je n’ignore pas qu’ils vous blessent, répondit-il, et je suis surpris, je l’avoue, de ce qu’ils font cet effet-là sur vous ; mais ce dont je ne reviens pas, c’est que vous vous obstiniez à me trouver si coupable. Je trouverais tout simple qu’une femme ordinaire, sans monde, sans usage, s’offensât mortellement d’une aventure pareille ; mais vous ! que vous soyez précisément comme quelqu’un qui n’a jamais rien vu ! En vérité, cela n’est pas pardonnable.
— « En effet ! dit-elle, il faut être sotte au dernier point, pour ne la pas trouver flatteuse, et je m’étonne de ne vous avoir point encore remercié de l’impression singulière que j’ai faite sur vous ?
— « Raillerie à part, dit-il, en voulant se lever, je vais vous prouver que je n’ai pas tort.
— « Non, Monsieur, s’écria-t-elle, je vous défends de m’approcher !
— « J’exécuterai vos ordres, tout injustes qu’ils sont, et je prouverai de loin, puisque vous le jugez à propos.
— « Oui, répliqua-t-elle, cela vous sera sûrement plus commode ; mais faisons mieux : n’en parlez plus ; aussi bien ne suis-je pas assez imbécile pour que vous puissiez me persuader jamais que plus un amant a de tendresse, moins il peut l’exprimer à ce qu’il aime.
— « C’est-à-dire, reprit-il d’un air nonchalant, que vous croyez précisément le contraire, vous ? Franchement, ajouta-t-il en s’allant jeter à ses genoux, serait-ce la première fois que vous…
— « Ah ! cessez cette mauvaise plaisanterie ! interrompit-elle. Laissez-moi ; je veux sortir et ne vous voir de ma vie.
— « Mais, Zulica, lui dit-il, en la ramenant de mon côté, ne voudrez-vous donc jamais sentir qu’il semble, à la façon dont vous prenez mon malheur, que vous ne vous croyez pas assez de charmes pour le faire cesser ! »
« Soit que les délicates distinctions de Mazulhim eussent déjà disposé Zulica à la clémence, soit que la grande réputation qu’il s’était acquise rendît ce qu’il disait plus vraisemblable, elle se laissa conduire sur moi, en faisant cette légère résistance qui communément enflamme plus qu’elle n’arrête. Peu à peu, Mazulhim en obtint davantage, et se retrouva enfin dans la même circonstance où Zulica s’était fâchée.
« Déjà troublée par les emportements de Mazulhim, elle commençait à désirer vivement qu’il se laissât moins frapper les sens que la première fois ; déjà même elle espérait, lorsque Mazulhim, plus délicat que jamais, manqua cruellement à ses plus douces espérances. Elle en fut d’autant plus indignée que (vanité à part) il lui aurait alors fait plaisir de se comporter différemment.
« Zulica rougit de fureur au nouvel affront que Mazulhim faisait à ses charmes :
— « En vérité, Monsieur, lui dit-elle en le repoussant avec violence, si c’est une préférence que vous me donnez, j’ose dire qu’elle est mal placée.
— « Je le dirais tout le premier, répondit-il, si je pouvais imaginer que vous crussiez un seul moment mériter les torts que j’ai avec vous ; mais je n’y vols pas d’apparence, et j’avouerai sans peine que rien ne me justifie.
— « C’est que, quand on se connaît d’une certaine façon, dit-elle, l’on doit laisser les gens en repos.
— « Ce sera sans doute le parti que je prendrai si ceci a des suites, répliqua-t-il ; vous permettrez pourtant que je me flatte du contraire.
— « En vérité, dit-elle, je ne vous le conseille pas ! »
« Alors elle se leva, prit son éventail, remit ses gants, et, tirant une boîte à rouge, alla vis-à-vis une glace. Pendant qu’avec toute l’attention possible elle tâchait de se remettre comme elle était lorsqu’elle était entrée, Mazulhim, qui était venu derrière elle, en troublant son ouvrage, la priait tendrement de ne se point donner une peine qu’à coup sûr il faudrait qu’elle reprît. Zulica ne lui répondit d’abord que par une mine qui dut lui prouver le peu de foi qu’elle avait de ses prédictions ; mais voyant enfin qu’il continuait à la tourmenter :
— « Eh bien ! Monsieur, lui dit-elle, ceci sera-t-il éternel, et ne voulez-vous pas que je puisse sortir ? Vous n’avez qu’à dire.
— « Mais autant que je puis m’en souvenir, répondit-il, tout est dit là-dessus ; est-ce que vous ne soupez pas ici ?
— « Non pas que je sache, reprit-elle.
— « Vous verrez, dit-il en souriant, que vous n’avez pas non plus compté là-dessus.
— « Enfin, dit-elle, je suis engagée, et il est tard.
— « Voilà une assez bonne folie ! dit-il en la rejetant sur moi, et en voulant encore essayer s’il ne trouverait pas enfin le moyen de lui rendre les heures moins longues.
— « Tenez, Mazulhim, lui dit-elle d’un ton doux, vous m’en croirez si vous voulez, je vous le dis sans colère ; mais le personnage que vous me faites jouer est insoutenable.
— « Plus de bonté de votre part, répondit-il, m’aurait rendu moins à plaindre ; mais vous êtes si peu complaisante !
— « En vérité, reprit-elle, il y aurait aussi trop d’inhumanité à vous ôter la seule excuse qui puisse vous rester. »
« Il lui répondit avec fermeté qu’il en courrait volontiers le hasard.
« Alors elle entra dans ses raisons, pour avoir le plaisir de le combler de tous les torts imaginables. Plus il méritait sa pitié, plus (car elle n’était pas née généreuse) elle se sentait d’indignation. Blessée qu’il eût été si peu sensible à ses charmes, elle semblait l’être encore plus qu’il eût répondu si mal à ses dernières bontés ; sa vanité seule lui faisait soutenir ce qui la blessait si sensiblement. À peine elle s’était flattée du triomphe, qu’elle le voyait s’évanouir. Vingt fois elle fut près de renoncer à un espoir qui ne semblait se présenter à elle que pour la tromper après plus cruellement. Mais quoi ! après tout ce qu’elle a fait pour Mazulhim, l’abandonnera-t-elle à sa destinée ? Un moment de plus peut vaincre son ingratitude. S’il eût été plus doux pour elle de devoir tout à la tendresse de Mazulhim, il lui doit être plus glorieux de lui tout arracher.
« Ce raisonnement n’était peut-être pas le plus juste que Zulica pût faire ; mais, pour la situation où elle se trouvait, c’était encore beaucoup qu’elle pût raisonner.
« Mazulhim, qui sentait, à l’air dont elle le regardait, que, pour résister à l’opiniâtre froideur que malgré lui-même il lui témoignait, elle avait besoin d’être soutenue, lui donnait sans cesse les éloges les plus flatteurs sur son caractère compatissant.
— « Assurément, s’écria-t-elle à son tour dans un instant où peut-être l’impertinence, prenant le dessus, lui faisait trouver plus de mérite dans les bontés qu’elle avait pour Mazulhim, assurément il faut convenir que j’ai une belle âme ! »
« À cette exclamation si bien placée, Mazulhim ne put s’empêcher d’éclater, et Zulica, qui savait combien quelquefois il est dangereux de rire, se fâcha fort sérieusement de ce qu’il avait ri.
« La gaieté de Mazulhim ne lui fut cependant pas aussi funeste qu’elle l’avait craint. Les enchanteurs qui l’avaient jusque-là si cruellement persécuté, commencèrent même à retirer leurs bras malfaisants de dessus lui. Quoiqu’il s’en fallût beaucoup que la victoire qu’elle remportait sur eux ne fût complète, elle ne laissa pas de s’en féliciter tout haut.
« À peine Mazulhim, qui était l’homme du monde le plus avantageux, se sentit moins accablé, qu’il porta la témérité jusqu’à se croire capable des plus grandes entreprises. Quelque chose que Zulica, qui était à portée de juger des choses plus sainement que lui, pût lui dire, elle ne put l’arrêter. Soit qu’il imaginât qu’il ne pouvait différer sans se perdre, soit (ce qui est plus vraisemblable) qu’il crût n’avoir besoin de ne rien dire de plus auprès d’elle, il voulut tenter ce qui (et encore par le plus grand hasard du monde) ne lui avait manqué qu’une fois.
« Zulica qui ne s’éblouissait pas facilement, et qui d’ailleurs n’était pas la femme d’Agra qui pensait le moins bien d’elle-même, fut étonnée de la présomption de Mazulhim, et lui fit sur son audace les représentations les plus sensées. Elles ne réussirent pas ; et Mazulhim s’opiniâtrant toujours, par une suite nécessaire de sa confiance en ses charmes, et pour l’humilier, elle ne se refusa pas plus que Zéphis à des idées dont elle ne pouvait assez admirer le ridicule.
— « Ah ! oui ! » dit-elle d’un air dédaigneux.
« Tout d’un coup sa physionomie changea, et je jugeai à sa rougeur et à son dépit, autant qu’à l’air railleur et insultant de Mazulhim, que ce qu’elle avait annoncé comme impraticable était aisé au dernier point.
— Voyez-vous cela ! s’écria le Sultan ; et puis les femmes se plaindront, ou feront les merveilleuses ! Cela est bon à savoir.
— Quoi ? lui demanda la Sultane, quelle admirable découverte venez-vous donc de faire ?
— Oh ! je m’entends bien, répondit le Sultan ; c’est que si jamais on s’avise de me faire des reproches, je sais à présent ce que j’aurai à répondre. Je suis pourtant bien fâché que cette mortification arrive à Zulica, elle la méritait certainement moins que personne. Mais poursuivez. Émir : il y a de très belles choses dans ce que vous venez de nous raconter ; et ceci me donne fort bonne opinion du reste.
CHAPITRE XII
Le même, à peu près, que le précédent.
— Si le désagrément qui arrivait à Zulica la
mortifia beaucoup, il ne lui ôta pas la présence
d’esprit qui lui était nécessaire dans un
accident aussi fâcheux. Elle félicita Mazulhim,
se plaignit de tout autre chose que de ce qui
la pénétrait de fureur ; et, pour tâcher de
sauver sa gloire, ne craignit pas de lui faire un
honneur qu’assurément il ne méritait point.
« Je ne sais si ce fut pour mortifier Zulica, ou si, contre son ordinaire, il voulait se rendre justice ; mais, quelque chose qu’elle fît, il ne voulut jamais croire qu’il fût ce qu’elle disait. Il y avait, disait-il opiniâtrement, des jours malheureux ; des jours que si on les prévoyait, on mourrait plutôt que de les attendre.
« Zulica convenait bien qu’il y en avait qui, en effet, ne commençaient pas d’une façon brillante, mais dont à la fin on trouvait plus à se louer qu’à se plaindre.
« Ils se mirent à se promener dans la chambre, tous deux fort embarrassés l’un de l’autre, sans amour, sans désirs, et réduits, par leur mutuelle imprudence et l’arrangement qu’entraîne un rendez-vous dans une petite maison, à passer ensemble le reste d’un jour qu’ils ne paraissaient pas disposés à employer d’une façon qui pût leur plaire. Ils se promenèrent quelque temps sans rien dire ; de temps en temps cependant ils se souriaient d’une façon froide et contrainte.
— « Vous rêvez ! lui dit-il enfin.
— « Vous vous en étonnez ? répondit-elle d’un air prude ; pensez-vous que d’être avec quelqu’un comme je suis avec vous ne soit point, pour une femme raisonnable, une chose extraordinaire ?
— « Non, répliqua-t-il ; j’y crois les femmes raisonnables tout à fait accoutumées.
— « Il paraît bien, reprit-elle, que vous ignorez ce que cela prend sur elles, et combien, avant que de se rendre, elles éprouvent de combats.
— « Ce que vous dites, par exemple, est très probable, répliqua-t-il ; car à la façon dont elles les ont abrégés, il fallait qu’ils les fatiguassent cruellement.
— « Voilà, s’écria-t-elle, un des plus mauvais propos qu’on puisse tenir. Croyez-vous avoir eu bien de l’esprit, quand vous avez dit de pareilles choses ? Savez-vous bien que ce n’est là qu’un vrai discours de petit-maître ?
— « Je ne l’en tiendrai pas plus mauvais pour cela, répondit-il.
— « Du moins vous le trouveriez bien faux, reprit-elle, si vous saviez ce qu’il m’en a coûté pour vous prendre.
— « Quoi, s’écria-t-il, vous y avez rêvé ! Cela m’outrage ; je me flattais du contraire, et je vous sais mauvais gré de m’ôter une erreur à laquelle je gagnais, sans que vous y perdissiez rien dans mon esprit. Eh ! dites-moi de grâce, Zâdis vous a-t-il autant coûté de réflexions ?
— « Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle froidement : qu’est-ce que c’est que Zâdis ?
— « Je vous demande pardon, répondit-il en raillant ; j’aurais juré que vous le connaissiez.
— « Oui, répondit-elle, comme on connaît tout le monde.
— « Je crois, tout peu connu qu’il vous est, qu’il serait bien fâché s’il vous savait ici, continua-t-il, et je me trompe fort, ou vos bontés pour moi le chagrineraient beaucoup. Soyez de bonne foi, ajouta-t-il en lui voyant hausser les épaules, Zâdis vous plaisait avant que j’eusse le bonheur de vous plaire, et je parierais même qu’actuellement vous êtes bien ensemble.
— « Voilà, répondit-elle, une plaisanterie d’un bien mauvais genre ! »
« À ces mots, il la conduisit de mon côté, mais d’un air qui faisait aisément connaître que la bienséance seule y guidait ses pas.
— « Il est vrai que vous êtes charmante, lui dit-il, et sans un air un peu trop décent que même avec moi vous ne quittez pas, je ne connais personne qui pût mieux que vous faire le bonheur d’un amant.
— « J’avoue, répondit-elle, que naturellement je suis réservée ; ce n’est pourtant pas à vous à vous en plaindre.
— « Vous me rendez heureux, sans doute, répliqua-t-il : mais, née sans désirs, vous n’accordez pas assez à ceux que vous faites naître ; je sens de la contrainte dans tout ce que vous faites pour moi : vous craignez sans cesse de vous livrer trop, et entre nous, je vous soupçonne d’être assez peu sensible. »
« Mazulhim, en parlant ainsi à Zulica, lui serrait les mains d’un air passionné.
— « Quoique l’excès de vos charmes m’ait déjà nui, poursuivit-il, je ne saurais me refuser au plaisir de les admirer encore ; dussé-je même en périr, tant de beautés ne me seront pas cachées plus longtemps ! Dieux, s’écria-t-il avec transport, ah ! s’il se peut, rendez-moi digne de mon bonheur ! »
« Quelque chose que Zulica eût dite de son peu de sensibilité, l’admiration où Mazulhim paraissait plongé, la vivacité de ses transports, les soins qu’il prenait pour les lui faire partager, l’émurent et la troublèrent.
— « Vous plaindrez-vous ? » lui dit-elle tendrement.
« Il ne lui répondit qu’en voulant lui prouver toute sa reconnaissance : mais Zulica se souvenait encore du peu de fond qu’il y avait à faire sur lui, et redoutant tout de l’égarement dans lequel elle le voyait :
— « Ah ! Mazulhim, lui dit-elle, d’un ton qui marquait toute sa crainte, n’allez-vous pas m’aimer trop ? »
« Quoique Mazulhim ne pût s’empêcher de rire de sa terreur, elle se trouva moins aimée qu’elle ne craignait de l’être.
« Leur bonheur mutuel leur ôta cette contrainte et cet air ennuyé que depuis quelque temps ils avaient l’un avec l’autre. Leur conversation s’anima ; Zulica, qui croyait avoir délivré Mazulhim des mains des enchanteurs, s’applaudissait de l’ouvrage de ses charmes, et Mazulhim, plus content de lui-même, s’abandonnait aussi à son enjouement.
« Comme ils étaient dans ces heureuses dispositions, on vint servir ; leur repas fut gai.
« Mazulhim, moins touché encore l’après-souper des charmes de Zulica qu’il ne l’avait été dans la journée, entre mille idées d’amusements qu’il lui proposa, ne trouva jamais ce qui aurait pu lui convenir, et Zulica se prépara à sortir, d’un air qui me fit douter de la revoir.
« Cependant, malgré la mauvaise humeur de Zulica, et la façon dont Mazulhim l’avait traitée, il osa cependant, avant que de la quitter, lui demander qu’ils se revissent, et ajouter, avec empressement, qu’il fallait que ce fût dans deux jours. Quoiqu’en ce moment elle eût, je crois, peu d’envie de lui accorder ce qu’il semblait désirer avec tant d’ardeur, elle lui répondit qu’elle le voulait bien, mais si froidement que je n’imaginai pas qu’elle voulût lui tenir parole.
« En cet instant je fis réflexion qu’après le départ de Mazulhim je m’ennuierais dans sa petite maison ; qu’il suffirait que j’y revinsse quand il y reviendrait lui-même, et que je ne pouvais mieux faire, pour m’amuser et pour m’instruire, que de suivre Zulica chez elle ; je m’abandonnai à cette idée, et montai avec elle dans son palanquin. Aussitôt que je fus dans son palais, j’allai, par le mouvement de l’attraction que Brahma avait mise en moi, me cacher dans le premier sopha qui s’offrit à mes yeux.
« Zulica venait, le lendemain, de se mettre à sa toilette, lorsqu’on lui annonça Zàdis ; elle le fit prier d’attendre, soit qu’elle ne voulût paraître à ses yeux qu’avec toute la beauté qu’elle avait ordinairement lorsqu’elle s’était préparée, ou qu’elle imaginât qu’il serait indécent qu’il la vît dans le désordre où elle était alors. Vu la fausseté de Zulica, cette dernière raison n’était peut-être pas aussi imaginaire qu’elle pourrait le paraître.
« Zâdis entra enfin ; quand on ne l’aurait pas nommé, au portrait que la veille j’en avais entendu faire à Mazulhim, je l’aurais reconnu. Il était grave, froid, contraint, et avait toute la mine de traiter l’amour avec cette dignité de sentiment, cette scrupuleuse délicatesse qui sont aujourd’hui si ridicules, et qui peut-être ont toujours été plus ennuyeuses encore que respectables.
« Zâdis s’approcha de Zulica avec autant de timidité que s’il ne lui eût pas encore déclaré sa passion ; de son côté, elle le reçut avec une politesse étudiée et cérémonieuse, et un air aussi prude qu’il le fallait pour le tromper toujours.
« Lorsqu’elle fut coiffée, ses femmes sortirent.
— « Voulez-vous bien, Zâdis, lui demanda-t-elle d’un air d’autorité, me dire ce que vous avez ?
— « Le croiriez-vous, Madame ? lui dit-il en rougissant de l’absurdité qu’il trouvait dans ce qu’il allait lui dire ; je suis jaloux !
— « Vous ! Zâdis, s’écria-t-elle d’un air d’étonnement. C’est moi que vous aimez, je vous aime, et vous êtes jaloux ? Y pensez-vous bien ?
— « Ah ! Madame, répliqua-t-il d’un air pénétré, ne m’accablez point de votre colère ! Je sens tout le ridicule de mes idées ; j’en rougis moi-même. Mon esprit se refuse aux mouvements de mon cœur et les désavoue ; cependant ils m’entraînent, et tout le respect que j’ai pour vous, toute l’estime que je vous dois, n’empêchent pas que je ne sois cruellement tourmenté. La honte enfin que je me fais de mes soupçons ne les détruit point.
— « Écoutez-moi, Zâdis, lui répondit-elle d’un air majestueux, et souvenez-vous à jamais de ce que je vais vous dire. Je vous aime, je ne crains point de vous le répéter, et je vais vous donner de mes sentiments une preuve qui, pour vous, doit être sans réplique : c’est de vous pardonner vos soupçons. Peut-être pourrais-je vous dire que ce qu’il vous en a coûté pour me vaincre, et la façon dont je vis, ne devraient vous laisser aucun lieu de douter de moi, et qu’une personne de mon caractère doit inspirer de la confiance. Je devrais même mépriser vos craintes, ou m’en offenser ; mais il est plus doux pour mon cœur de vous rassurer, et mon amour veut bien descendre jusqu’à une explication.
— « Ah ! Madame, s’écria Zâdis en se prosternant à ses genoux, je crois que vous m’aimez ; et je mourrais de douleur, si je pouvais penser que des soupçons auxquels même je ne me suis pas arrêté longtemps, fussent pour vous une raison de douter de mon respect.
— « Non, Zâdis, répondit-elle en souriant, je n’en doute pas ; mais sachons un peu ce qui vous a donné de l’inquiétude !
— « Qu’importe, Madame, quand je n’en ai plus ? reprit-il.
— « Je le veux savoir ! répliqua-t-elle.
— « Hé bien ! dit-il, les soins que Mazulhim a paru vous rendre…
— « Quoi ! interrompit-elle, c’est de lui que vous étiez jaloux ? Ah ! Zâdis, êtes-vous fait pour craindre Mazulhim, et m’avez-vous assez méprisée pour croire qu’il pût jamais me plaire ? Ah ! Zâdis, dois-je et puis-je jamais vous le pardonner ? »
CHAPITRE XIII
Fin d’une aventure, et commencement d’une autre.
« En achevant ces paroles, ses yeux se
mouillèrent de quelques larmes, et Zâdis, qui
les croyait sincères, ne put s’empêcher d’y
mêler les siennes.
— « Oui, j’ai tort, lui disait-il tendrement ; et, quelque violente que soit ma passion pour vous, je sens qu’elle ne peut pas même me servir d’excuse.
— « Ah ! cruel ! répondit-elle en sanglotant, soyez jaloux si vous le voulez ; abandonnez-vous à toute votre frénésie, j’y consens ; mais si vous me connaissez assez peu pour vous défier de ma tendresse, du moins ne me soupçonnez pas d’être capable d’aimer Mazulhim.
— « Non, reprit-il, je puis avoir le ridicule de le craindre quelquefois, mais je vous jure que je n’aurai jamais celui de le croire.
— « Et moi je n’en jurerais pas, répondit-elle. De l’humeur dont vous êtes, ce doit être pour vous une chose délicieuse que d’entendre mal parler de votre maîtresse, et de venir lui faire une querelle la plus grande du monde sur les propos du premier fat qui, connaissant votre caractère, aura voulu vous donner de l’inquiétude.
— « Ne parlons plus de lui, répondit-il ; et puisque vous m’avez pardonné, et que, jusques à mes injustices, tout vous prouve que je vous adore, ne perdons pas des moments précieux, et daignez me confirmer ma grâce. »
« À ces mots, que Zulica comprenait fort bien, elle prit un air embarrassé.
— « Que vous êtes incommode avec vos désirs ! lui dit-elle ; ne me les sacrifierez-vous donc jamais ? Si vous saviez combien je vous aimerais, si vous étiez plus raisonnable… Cela est vrai, ajouta-t-elle en le voyant sourire, je vous en aimerais mille fois plus ; je le croirais du moins, et n’ayant rien à craindre de vous du côté de ce que je hais, vous me verriez livrer avec beaucoup plus d’ardeur aux choses qui me plaisent. »
« Tout en disant ces augustes paroles, elle se laissait conduire languissamment de mon côté.
— « Je vous le jure, dit-elle à Zâdis, quand elle fut sur moi, que, de ma vie, je ne me brouillerai avec vous.
— « Je le voudrais bien, répondit-il ; mais je ne l’espère pas !
— « Et moi, répondit-elle, à ce que me coûtent les raccommodements, je commence à le croire ! »
« Malgré sa répugnance, Zulica céda enfin aux empressements de Zâdis : mais ce fut avec une décence ! une majesté ! une pudeur ! dont on n’a peut-être pas d’exemple en pareil cas. Un autre que Zâdis s’en serait plaint sans doute ; pour lui, attaché aux plus minutieuses bienséances, la vertu déplacée de Zulica le transporta de plaisir, et il imita du mieux qu’il put l’air de grandeur et de dignité qu’il lui voyait, et fut d’autant plus content d’elle qu’elle lui témoignait moins d’amour.
« Je ne sais pourtant pas comment les choses à la fin se tournèrent dans l’imagination de Zulica ; mais elle lui proposa de passer la journée avec elle. Pour que personne ne sût qu’ils étaient ensemble, et le temps qu’ils y demeureraient ; en un mot, plus pour éviter les discours que pour toute autre raison, elle ordonna qu’on dît qu’elle n’était pas chez elle. Zâdis, que sa jalousie n’avait, comme c’est l’ordinaire, rendu que plus amoureux, répondit fort bien aux bontés de Zulica, et, malgré sa taciturnité, ne l’ennuya pas une minute. Il sortit enfin vers la moitié de la nuit et quitta Zulica, persuadé, autant qu’on peut l’être, qu’elle était la femme d’Agra la plus raisonnable et la plus tendre. Elle dit à Zâdis, en le quittant, qu’une affaire fort importante l’empêcherait de le voir le lendemain ; et le soir marqué pour le rendez-vous fut à peine arrivé, qu’elle monta dans son palanquin, et prit, avec mon âme qui la suivit, le chemin de la petite maison, où nous ne trouvâmes qu’un esclave qui attendait et elle et Mazulhim.
— « Comment donc ! dit-elle à l’esclave, d’un ton brusque, il n’est pas encore ici ? Je le trouve charmant de se faire attendre ! Il est admirable que je sois ici la première ! »
« L’esclave l’assura que Mazulhim allait arriver.
— « Mais, reprit-elle, c’est que ce sont des airs tout particuliers que ceux qu’il se donne ! »
« L’esclave sortit, et Zulica vint d’un air colère se mettre sur moi. Comme elle était naturellement impétueuse, elle n’y fut pas tranquille, et en s’accusant tout haut d’être d’une facilité sans exemple, elle jura mille fois de ne plus voir Mazulhim. Enfin elle entendit un char arrêter ; préparée à dire à Mazulhim tout ce que la colère pouvait lui fournir, elle se leva vivement et, ouvrant la porte :
— « En vérité, Monsieur, dit-elle, vous avez des façons aussi singulières, aussi rares ! Ah ! Ciel ! » s’écria-t-elle en voyant l’homme qui entrait.
« Je fus presque aussi étonné qu’elle à la vue d’un homme que je ne connaissais pas. La colère et la surprise qui saisirent Zulica à l’aspect de l’homme qui venait d’entrer, l’empêchaient de parler.
— « Je sais, Madame, lui dit cet Indien d’un air respectueux, combien vous devez être étonnée de me voir. Je n’ignore pas davantage les raisons qui vous feraient désirer ici toute autre vue que la mienne. Si ma présence vous interdit, la vôtre ne me cause pas moins d’émotion. Je ne m’attendais pas que la personne à qui Mazulhim m’a prié de porter ses excuses, serait celle de toutes à qui (si j’avais eu le bonheur d’être à sa place) j’aurais voulu manquer le moins. Ce n’est pas cependant que Mazulhim soit coupable ; non, Madame, il sait tout ce qu’il doit à vos bontés ; il brûlait de venir à vos genoux vous parler de sa reconnaissance : des ordres cruels, auxquels même il a pensé désobéir, quelque sacrés qu’ils lui doivent être, l’ont arraché à d’aussi doux plaisirs. Il a cru devoir compter sur ma discrétion plus que sur celle d’un esclave, et n’a pas imaginé qu’il fallût mettre au hasard un secret où une personne telle que vous se trouve aussi particulièrement intéressée. »
« Zulica était si étonnée de ce qui lui arrivait, que l’Indien aurait pu parler plus longtemps sans qu’elle eût la force de l’interrompre. L’embarras où elle était lui faisait même souhaiter qu’il eût encore plus de choses à lui dire. Consternée, et presque sans mouvement, elle baissait les yeux, n’osait le regarder, rougissait de honte et de colère. Enfin elle se mit à pleurer. L’Indien, lui prenant civilement la main, la conduisit sur moi, où, sans prononcer une seule parole, elle se laissa tomber.
— « Je le vois, Madame, continua-t-il, vous vous obstinez à croire Mazulhim coupable, et tout ce que je puis vous dire pour le justifier semble augmenter la colère où vous êtes contre lui. Qu’il est heureux ! Tout mon ami qu’il est, que j’envie les précieuses larmes qu’il vous fait verser ! Que tant d’amour !…
— « Qui vous dit que je l’aime, Monsieur ? interrompit fièrement Zulica, qui avait eu le temps de se remettre. Ne puis-je pas être venue ici pour des choses où l’amour n’a point de part ? Ne peut-on voir Mazulhim sans concevoir pour lui les sentiments que vous semblez m’attribuer ? Sur quoi enfin osez-vous juger qu’il offense mon cœur ?
— « J’ose croire, répondit l’Indien en souriant, que si mes conjectures ne sont pas vraies, au moins elles sont vraisemblables. Les pleurs que vous versez, votre colère, l’heure à laquelle je vous trouve dans un lieu qui jamais n’a été consacré qu’à l’amour, tout m’a fait croire que lui seul avait eu le pouvoir de vous y conduire. Ne vous en défendez pas, Madame, ajouta-t-il, vous aimez : faites-vous, si vous le voulez, un crime de l’objet, et non de la passion.
— « Quoi ! s’écria Zulica, que rien ne faisait renoncer à la fausseté, Mazulhim a osé vous dire que je l’aimais !
— « Oui, Madame.
— « Et vous le croyez ? lui demanda-t-elle avec étonnement.
— « Vous me permettrez de vous dire, répondit-il, que la chose est si probable qu’il serait ridicule d’en douter.
— « Hé bien ! oui, Monsieur, répliqua-t-elle, oui, je l’aimais, je le lui ai dit, je venais ici le lui prouver ; l’ingrat avait enfin su m’amener jusque-là. Je ne rougis pas de vous l’avouer, mais le perfide n’aura jamais d’autres preuves de ma faiblesse que l’aveu que je lui en ai fait. Un jour plus tard, ciel ! que serais-je devenue ?
— « Eh ! Madame ! dit froidement l’Indien, pensez-vous que Mazulhim ait eu assez mauvaise opinion de moi, pour ne m’avoir confié que la moitié du secret ?
— « Qu’a-t-il donc pu vous dire ? demanda-t-elle aigrement ; a-t-il joint la calomnie à l’outrage, et serait-il assez indigne ?…
— « Mazulhim peut être indiscret, répondit-il, mais j’ai peine à le croire menteur.
— « Ah ! le fourbe ! s’écria-t-elle ; c’est la première fois que je viens ici.
— « Mazulhim m’a tout dit ! Je n’ignore pas que vous avez comblé ses vœux ; je sais même des détails de son bonheur qui vous étonneraient. Ne vous en offensez point, poursuivit-il ; sa félicité était trop grande pour qu’il pût la contenir ; moins content, moins transporté, sans doute, il aurait été plus discret. Ce n’est pas sa vanité, c’est sa joie qui n’a pu se taire.
— « Mazulhim ! interrompit-elle avec transport ; ah, le traître ! Quoi ! Mazulhim me sacrifie ! Mazulhim vous a tout dit ? Il a bien fait, poursuivit-elle d’un ton plus modéré ; je ne connaissais pas encore les hommes, et grâce à ses soins j’en serai quitte pour une faiblesse !
— « Eh ! Madame, répondit froidement l’Indien qui feignait de la croire, ce n’est pas vous venger : c’est vous punir.
— « Non, répondit-elle, non, tous les hommes sont perfides, j’en fais une trop cruelle expérience pour en pouvoir douter ; non, ils ressemblent tous à Mazulhim !
— « Ah ! ne le croyez pas, s’écria-t-il ; j’ose vous jurer que si vous m’aviez mis à sa place, vous ne l’auriez jamais vu à la mienne.
— « Mais, reprit-elle, ces ordres qui l’ont retenu ne sont qu’un vain prétexte, et sans doute il m’abandonne ? Ah ! ne craignez point de me l’apprendre.
— « Eh bien ! oui, Madame, répondit l’Indien ; il serait inutile de vous le cacher, Mazulhim ne vous aime plus.
— « Il ne m’aime plus ! s’écria-t-elle douloureusement ; ah ! ce coup me tue ! L’ingrat ! Était-ce là le prix qu’il réservait à ma tendresse ? »
« En finissant ces paroles, elle fit encore quelques exclamations et joua tour à tour les larmes, la fureur et l’abattement. L’Indien, qui la connaissait, ne s’opposait à rien, et feignait toujours d’être pénétré d’admiration pour elle.
— « Je sens que je me meurs, Monsieur, lui dit-elle, après avoir longtemps pleuré ; ce n’est point à un cœur aussi sensible, aussi délicat que le mien, qu’on peut porter impunément d’aussi rudes coups. Mais qu’aurait-il donc fait, si je l’avais trompé ?
— « Il vous aurait adorée, répondit l’Indien.
— « Je ne conçois rien, reprit-elle, à ce procédé ; je m’y perds. Si l’ingrat ne m’aimait plus, et qu’il craignît de me l’annoncer lui-même, ne pouvait-il pas me l’écrire ? Romprait-on plus indignement avec l’objet le plus méprisable ? Pourquoi encore faut-il que ce soit vous qu’il choisisse pour me le faire dire ?
— « Je ne vois que trop, répliqua l’Indien, que le choix du confident vous déplaît plus encore que la confidence même, et je puis vous jurer que connaissant, comme je fais, votre injuste aversion pour moi, vous ne m’auriez pas vu ici, si Mazulhim m’avait nommé la dame à laquelle il me priait de porter ses excuses. C’est donc fort innocemment, ajouta-t-il, que je contribue à vous donner le chagrin que vous puissiez recevoir, et que je me trouve mêlé dans des secrets que sûrement vous aimeriez mieux voir entre les mains de tout autre qu’entre les miennes.
— « Je ne sais ce qui vous le fait croire, répondit-elle d’un air embarrassé ; les secrets de la nature de celui dont vous vous trouvez aujourd’hui possesseur, ne se confient ordinairement à personne : mais je n’ai point de raisons particulières…
— « Pardonnez-moi, Madame, interrompit-il vivement, vous me haïssez ; je n’ignore pas qu’en toute occasion mon esprit, ma figure et mes mœurs ont été l’objet de vos railleries, ou de votre plus sévère critique.
— « Moi ! Monsieur, dit-elle en rougissant, je n’ai jamais rien dit de vous dont vous puissiez être fâché. D’ailleurs à peine nous connaissons-nous ; vous ne m’avez jamais donné sujet de me plaindre de vous, et je ne me crois pas assez ridicule…
— « Brisons là, de grâce, Madame ! interrompit-il ; une plus longue explication vous gênerait. Mais puisque nous sommes sur ce chapitre, permettez-moi seulement de vous dire que par les sentiments que j’ai toujours eus pour vous (sentiments tels que votre injustice n’a pas pu un moment les altérer), j’étais l’homme du monde qui méritais le plus votre pitié et le moins votre haine. Oui, Madame, ajouta-t-il, rien n’a été capable d’éteindre le malheureux amour que vous m’avez inspiré ; vos mépris, votre haine, votre acharnement contre moi, m’ont fait gémir, mais ne m’ont pas guéri. »
« Zulica, gagnée par un discours si respectueux, lui avoua qu’en effet, par un caprice dont elle n’avait jamais pu découvrir la source, elle s’était ouvertement déclarée son ennemie ; mais que c’était un tort qu’elle comptait si bien réparer qu’il n’en serait plus question entre eux, et qu’elle l’assurait de son estime, de son amitié et de sa reconnaissance.
« Après l’avoir prié de vouloir bien lui garder le secret le plus inviolable, elle se leva dans l’intention de sortir.
— « Où voulez-vous aller, Madame ? lui dit l’Indien en la retenant. Vous n’avez ici personne à vous ; j’ai renvoyé mes gens, et l’heure à laquelle ils doivent revenir est encore bien éloignée.
— « N’importe, répliqua-t-elle ; je ne puis rester dans un lieu où tout me reproche ma faiblesse.
— « Oubliez Mazulhim, reprit-il ; cette maison aujourd’hui n’est point à lui, il me l’a cédée ; permettez à l’homme du monde qui s’intéresse le plus véritablement à vous, de vous prier d’y commander. Songez, du moins, à ce que vous voulez faire. Vous ne pouvez sortir à l’heure qu’il est sans risquer d’être rencontrée. Que votre colère ne vous fasse pas oublier ce que vous vous devez. »
« Zulica résista longtemps aux raisons que Nassès (c’était le nom de l’Indien) lui apportait pour la faire rester.
— « Tout était préparé ici pour vous recevoir, ajouta-t-il : souffrez que j’y passe la soirée avec vous ; ce que vous êtes, ce que je suis moi-même, tout doit vous répondre de mon respect. »
« Après quelque résistance, Zulica, persuadée par ce que lui disait Nassès, consentit enfin à rester. »
CHAPITRE XIV
Qui contient moins de faits que de discours.
Amanzéi, le lendemain, continua ainsi :
— « Dans le fond, dit Zulica, ce n’est pas Mazulhim que je pleure : c’est ma faiblesse, c’est de m’être donnée à un homme si indigne de moi.
— « J’avoue, répliqua Nassès d’un air simple, que le tour qu’il vous joue ne doit pas le rendre aimable à vos yeux ; cependant, si vous voulez le juger sans prévention, je ne doute pas que vous ne lui trouviez des agréments, car enfin il en a.
— « Si vous voulez, répondit-elle dédaigneusement : d’abord, il n’est pas bien fait.
— « Je ne sais pas, reprit-il, mais personne, cependant, n’a plus de grâce que lui, il a la plus belle tête et la plus belle jambe du monde, l’air noble et aisé, l’esprit vif, léger, amusant.
— « Oui, reprit-elle, je ne nie point qu’il ne soit une bagatelle assez jolie ; mais, après tout, il n’est que cela, et de plus je vous assure qu’il s’en faut beaucoup qu’il soit aussi amusant qu’on le dit. Entre nous, c’est un fat, d’une présomption, d’une suffisance !…
— « Je pardonne un peu d’orgueil à un homme assez heureux pour vous avoir plu, interrompit Nassès ; on en prend à moins tous les jours.
— « Mais, Nassès, répondit-elle, pour un homme qui me dit qu’il m’aime, et qui veut que je le croie apparemment, vous me tenez de singuliers propos.
— « Tout odieux que vous est à présent Mazulhim, répondit Nassès, il vous l’est encore moins que moi, et je croirais risquer plus à vous parler d’un amant que vous n’aimerez jamais que je ne fais à vous entretenir d’un que vous avez si tendrement aimé. Il vous occupe encore si vivement que jamais je ne prononce son nom, que vos yeux ne se mouillent de larmes ; actuellement encore ils s’en remplissent, et vous voulez en vain me les cacher. Ah ! retenez vos pleurs, aimable Zulica, s’écria-t-il ; ils me percent le cœur ! Je ne puis, sans un attendrissement qui me devient funeste, les voir couler de vos yeux. »
« Zulica, qui depuis quelque temps n’avait pas envie de pleurer, ne put entendre ce discours sans se croire obligée de verser de nouvelles larmes. Nassès, qui se divertissait de tout le manège qu’il lui faisait faire à son gré, la laissa quelque temps dans cette douleur affectée. Cependant, pour ne pas perdre ses moments auprès d’elle, il s’amusa à lui baiser la gorge qu’elle avait extrêmement découverte. Elle fut assez longtemps sans daigner songer à ce qu’il faisait, et ce ne fut qu’après lui avoir laissé là-dessus entière liberté, qu’elle s’avisa d’y trouver à redire.
— « Vous n’y pensez pas. Nassès, lui dit-elle, ayant toujours un mouchoir sur ses yeux ; voilà des libertés qui me blessent, vraiment !
— « Je le crois, répondit-il, n’allez-vous pas prendre cela pour une faveur ? Regardez-moi donc, ajouta-t-il, que je voie vos yeux.
— « Non, reprit-elle ; ils ont trop pleuré pour être beaux.
— « Sans vos larmes, répliqua-t-il, vous me paraîtriez bien moins belle. Écoutez-moi, continua-t-il ; l’état où je vous vois m’afflige ; je veux absolument que vous vous en tiriez. Je vous ai prouvé la nécessité où vous êtes d’aimer encore, et je vais, autant qu’il me sera possible, vous prouver actuellement que c’est moi qu’il faut que vous aimiez.
— « Je doute, répondit-elle, que vous y réussissiez.
— « C’est ce que nous allons voir, reprit-il ; premièrement, vous convenez de m’avoir haï sans sujet ; c’est une injustice que vous ne pouvez réparer qu’en m’aimant à la fureur. (Elle sourit.) D’ailleurs, continua-t-il, je vous aime, et tout facile qu’il vous est de faire prendre à qui que ce soit plus d’amour même qu’il ne vous plaira peut-être de lui en inspirer, jamais vous ne trouverez personne aussi disposé que moi à vous aimer avec toute la tendresse que vous méritez. Que nous ayons tort ou raison, il est constant qu’en général nous pensons mal des femmes ; nous nous sommes persuadés qu’elles ne sont ni fidèles ni constantes, et sur ce fondement, nous croyons ne leur devoir ni constance ni fidélité. De passions par conséquent on n’en voit guère ; il faudrait, pour nous déterminer à en prendre une, que nous sussions qu’une femme mérite des sentiments moins légers que ceux que communément on lui accorde ; examiner son caractère et sa façon de vivre et de penser, et régler là-dessus le degré d’estime que nous pouvons lui devoir…
— « Hé bien ! interrompit-elle, qui vous en empêche ?
— « Vous vous moquez, Madame, répondit-il ; cette étude prend du temps ; pendant que nous en serions occupés, une femme nous préviendrait d’inconstance, et c’est un si cruel accident pour nous que, pour n’y pas être exposés, nous la quittons souvent avant que de savoir si elle mérite que nous l’aimions plus longtemps.
— « Mais, demanda-t-elle, qu’est-ce que tout cela peut conclure pour vous ?
— « Le voici, répondit-il ; mais ce mouchoir sera-t-il, éternellement sur vos yeux ?
— « Ne vous ai-je pas regardé ? lui dit-elle.
— « Pas assez, répondit-il ; je ne veux plus que ce mouchoir paraisse, ou je vous hais, s’il est possible, autant que vous m’avez haï ! »
« Alors elle le regarda en souriant et d’une façon assez tendre.
— « Continuez donc, lui dit-elle en se penchant sur lui.
— « Oui, répondit-il en la serrant fortement dans ses bras, je vais continuer, n’en doutez point. Ce que j’ai vu de vous ici, poursuivit-il, me vaut l’étude dont je vous parlais, vous a acquis toute mon estime, et conséquemment a redoublé mon amour pour vous. Un autre que moi ne peut donc pas vous aimer autant que je vous aime ; il ne verrait de vous que vos charmes, et la beauté de votre âme serait une chose dont il ne pourrait jamais être sûr, puisque rien ne lui prouverait jusqu’à quel point vous portez la délicatesse des sentiments. Il l’apprendrait, direz-vous, en me voyant agir ; eh ! Madame (je vais parler mal de nous), pensez-vous qu’un homme dissipé, étourdi, sans mœurs, surtout sur ce qui regarde les femmes, et ne trouvant pas de moyen plus sûr pour les mépriser toujours que de ne leur faire jamais l’honneur de les examiner, pensez-vous, dis-je, qu’il s’aperçoive des choses qui devraient vous assurer son estime, ou qu’il ne vous accuse pas de forcer votre caractère et de vous parer à ses yeux de vertus que vous ne possédez point ?
— « Oui, je le crois, dit-elle ; ce que vous dites là, par exemple, est on ne peut plus sensé. »
« Nassès, pour la remercier de cet éloge, voulut d’abord lui baiser la main, mais la bouche de Zulica se trouvant plus près de lui, ce fut à elle qu’il jugea à propos de témoigner sa reconnaissance.
— « Ah ! Nassès, lui dit-elle doucement, nous nous brouillerons.
— « Vous voyez donc bien, poursuivit-il sans lui répondre, que, puisque je suis l’homme du monde qui vous estime le plus, et qui a le plus de raison de le faire, je dois être aussi le seul que vous puissiez aimer.
— « Non, répondit-elle, l’amour est trop dangereux.
— « Vieille maxime d’opéra, si plate, si usée, répliqua-t-il, qu’on ne la voudrait seulement pas aujourd’hui passer dans un madrigal, et qui, au reste, n’empêchera point du tout que vous ne m’aimiez. Je vous en avertis.
— « Si ce n’est pas elle qui m’en empêche, répondit-elle… Mais pourquoi me demander de l’amour ? Ne vous ai-je pas promis de l’amitié ?
— « Sans doute, répliqua-t-il, l’effort est généreux ! Il est constant que, si je ne vous aimais pas, je vous tiendrais quitte pour cela, et peut-être même à moins, mais les sentiments que j’ai pour vous ne peuvent être payés que par le plus tendre retour de votre part, et je puis jurer que je n’oublierai rien pour vous inspirer toute l’ardeur que je vous demande.
— « Je vous proteste aussi, répondit-elle, que je n’oublierai rien pour m’en défendre.
— « Ah ! ah ! dit-il, vous voulez prendre des précautions contre moi, j’en suis charmé, ce m’est une preuve que vous me croyez dangereux. Vous avez raison. En vous aimant comme je le fais, je le serai pour vous plus que personne. Avec une femme moins estimable que vous, je ne serais pas si sûr de ma victoire.
— « Cependant, reprit-elle, plus je suis estimable, plus je résisterai.
— « Tout au contraire, répliqua-t-il, les coquettes seules coûtent à vaincre ; on leur persuade aisément qu’elles sont aimables, mais on ne les touche pas de même, et, de toutes les conquêtes la plus aisée, c’est celle d’une femme raisonnable.
— « Je ne l’aurais assurément pas cru, dit-elle.
— « Rien n’est pourtant plus vrai, répondit-il. Vous ne pouvez pas douter que je ne vous aime, vous, par exemple. Répondez : en doutez-vous ? Soyez de bonne foi !
— « Je viens d’être si sottement crédule, repartit-elle, que je crois qu’on ne me persuadera de longtemps.
— « Mais, Mazulhim à part, insista-t-il, qu’en croyez-vous ? »
« Elle répondit qu’elle croyait qu’il ne la haïssait pas ; il s’obstina, et enfin obtint d’elle qu’elle était persuadée qu’il l’aimait.
— « Et vous, poursuivit-il, vous ne me trouvez plus odieux ?
— « Odieux ! dit-elle ; non, sans doute : je puis vouloir être indifférente, mais je ne veux plus être injuste.
— « Vous croyez que je vous aime, s’écria-t-il, vous ne me haïssez pas, et vous imaginez que vous me résisterez longtemps, vous, avec cette vérité que vous avez dans le caractère ? Vous vous flattez que vous pourrez me rendre malheureux, lorsque vos propres désirs vous parleront en ma faveur ; que vous fixerez un temps pour céder, et que ce ne sera que lorsqu’il sera arrivé que vous croirez pouvoir vous rendre avec décence ? Non, Zulica, non ! j’ai meilleure opinion de vous que vous-même. Vous n’aurez point assez de fausseté pour vouloir désespérer un amant que vous aimez ; vous ignorez l’art perfide de me conduire de faveur en faveur, jusqu’à celle qui doit à jamais combler et ranimer mes désirs ; l’instant où je vous attendrirai sera celui où je mourrai de plaisir entre vos bras, et cette bouche charmante, » ajouta-t-il avec transport…
— Fort bien, cela, fort bien ! interrompit le Sultan ; vous me tirez d’une grande peine. Ma foi ! je commençais à craindre que cela ne fût jamais. Ah ! la sotte créature que cette Zulica, avec ses façons !
— En effet, dit la Sultane, il faut convenir qu’on ne peut pas faire attendre des faveurs plus longtemps. Comment donc ! résister une heure ! Cela est sans exemple !
— Ce qu’il y a de vrai, répondit le Sultan, c’est que cela m’ennuyait autant que s’il y eût eu quinze jours, et que pour peu qu’Amanzéi eût encore retardé la chose, je serais mort de chagrin et de vapeurs, mais qu’auparavant il lui en aurait coûté la vie, et que je lui aurais appris à faire périr d’ennui une tête couronnée.
CHAPITRE XV
Qui n’amusera pas ceux que les précédents ont ennuyés.
— Au silence qui se fit dans cet instant
dont Votre Majesté était hier si contente, dit
Amanzéi le lendemain, je jugeai que Nassès
empêchait Zulica de parler, et qu’elle l’empêchait
de poursuivre.
— « Ah ! Nassès, s’écria-t-elle dès qu’elle le put. Nassès, songez-vous à ce que vous faites ? Si vous m’aimiez !… »
« Plus Nassès craignait les reproches de Zulica, moins il lui laissait la liberté de lui en faire. Jamais je n’ai mieux qu’en cet instant conçu combien il est avantageux d’être opiniâtre avec les femmes.
— « Mais écoutez-moi, disait Zulica ; Nassès, écoutez-moi ! Voulez-vous donc que je vous déteste ? »
« Tous mots qui, entrecoupés, prononcés faiblement, perdaient leur force et n’imposaient pas. Zulica vit bien qu’il était inutile qu’elle parlât davantage à un homme perdu dans ses transports, et à qui l’on aurait, sans aucun fruit, dit les plus belles choses du monde. Que faire ? Ce qu’elle fit. Après s’être précautionnée contre les entreprises que Nassès, au milieu de son trouble, tentait avec toute la témérité possible, et s’être mise, à cet égard, hors de toute crainte, elle attendit patiemment qu’il fût en état d’entendre les discours qu’elle lui préparait sur ses impertinences. Nassès, cependant, soit pour obtenir plus aisément son pardon, soit qu’en effet Zulica l’eût troublé, ne la laissa en liberté que pour tomber sur son sein, et dans un abattement qui ne devait pas le laisser sensible à quelque autre chose qu’à l’état où il se trouvait.
« Embarras nouveau pour Zulica ; car, à quoi sert-il de parler à quelqu’un qui ne saurait entendre ? Ce qui, en cet instant, pouvait lui rendre moins pénible le silence auquel elle était forcée, c’est qu’il n’y avait pas d’apparence que Nassès eût l’esprit assez libre pour faire dessus des commentaires. Elle tenta pourtant de se retirer tout à fait d’entre ses bras, et n’y réussit point. Quand il revint de son trouble, il avait l’air si tendre ! Ses premiers regards errèrent sur Zulica d’une façon si touchante ! Il referma les yeux si languissamment, poussa de si profonds soupirs, que, loin de pouvoir lui montrer autant de colère qu’elle s’en était flattée, elle commença, malgré son insensibilité naturelle, à se sentir émue et à partager ses transports. Cette vertueuse personne était perdue si Nassès eût pu s’apercevoir des mouvements dont elle était agitée. Nassès enfin, rendu à lui-même, saisit la main de Zulica.
— « Nassès, lui dit-elle d’un ton colère, est-ce ainsi que vous croyez vous faire aimer ? »
« Nassès s’excusa sur la violence de son ardeur, qui, disait-il, ne lui avait pas permis plus de ménagement. Zulica lui soutint que l’amour, quand il est sincère, était toujours accompagné de respect, et que l’on n’avait des façons aussi peu mesurées que les siennes qu’avec les femmes que l’on méprisait. Lui, de son côté, soutint qu’il n’y avait qu’à celles qui inspiraient des désirs que l’on manquait de respect, et que rien ne devait mieux prouver à Zulica la force du sien que l’emportement qu’elle s’obstinait à condamner en lui.
— « Si je vous avais moins estimée, poursuivit-il, je vous aurais demandé ce que je viens de ravir ; mais quelque légères que soient les faveurs que je vous ai dérobées, je n’ignorais pas que vous me les refuseriez. Sûr de les obtenir de vous, je n’aurais pas songé à ne les devoir qu’à moi-même. Plus on pense bien d’une femme, plus on est forcé d’être coupable auprès d’elle de trop de hardiesse, rien n’est si vrai.
— « Je n’en crois pas un mot, répondit Zulica ; mais quand ce que vous venez de me dire serait vrai, c’est toujours une règle établie de ne pas recommencer l’aveu de ses sentiments par des façons aussi singulières que celles que vous avez.
— « Supposez que j’eusse brusqué les choses autant que vous le dites, répliqua-t-il, ce serait encore une attention pour vous, dont vous devriez me remercier.
— « Non, reprit-elle avec impatience, vous avez dans l’esprit des opinions d’une bizarrerie dont rien n’approche !
— « Il est plaisant, reprit-il, que ces opinions que vous traitez de bizarres soient toutes fondées en raison. Celle que vous me reprochez actuellement est d’une vérité que sûrement je vous ferai sentir, car non seulement vous avez de l’esprit, mais encore vous l’avez juste, mérite assez rare dans votre sexe pour que l’on puisse vous en féliciter.
— « Le compliment ne me séduit pas, dit-elle d’un ton brusque, et je vous avertis que je n’en fais que le cas que je dois.
— « C’est sans doute un désagrément pour moi, répondit-il, de vous voir si peu sensible aux discours obligeants que je vous tiens.
— « En un mot, Monsieur, interrompit-elle, pour entreprendre de certaines choses, il faut au moins avoir persuadé ; trouvez bon que je vous le dise.
— « Je vous entends, Madame, reprit-il, vous voulez que je vous perde dans le monde, eh bien, je vous y perdrai. Je voulais vous mettre à portée de m’aimer sans que qui que ce fût s’en doutât, mais puisque ce ménagement de ma part vous déplaît, je vous rendrai des soins, Madame ; on saura que je vous aime, et je ne vous épargnerai aucune des étourderies qui pourront apprendre au public quels sont les sentiments que j’ai pour vous.
— « Mais que voulez-vous dire ? lui demanda-t-elle ; vous êtes un étrange homme ! C’est par respect pour moi que vous me faites une impertinence que je ne devrais jamais vous pardonner ; c’est par une attention infinie sur ce qui me regarde que vous me brusquez, comme la femme du monde qui mériterait le moins d’égards ! C’est vous qui faites mille choses condamnables, et c’est moi qui ai tort ! Dites-moi, de grâce, comment tout cela se peut faire ?
— « Si vous étiez moins neuve en amour, répliqua-t-il, vous m’épargneriez toutes ces explications-là. Je vous dirai pourtant que quelque gênantes qu’elles puissent être pour moi, j’aime, sans comparaison, mille fois mieux vous donner des leçons sur cette matière que de vous voir assez instruite pour n’en avoir pas besoin. Êtes-vous encore à savoir que ce sont moins les bontés d’une femme pour son amant qui la perdent, que le temps qu’elle les lui fait attendre ? Croyez-vous que je puisse vous aimer et être malheureux, sans que mes assiduités auprès de vous, sans que les soins que je prendrai pour vous attendrir échappent au public ? Je deviendrai triste, et (ma discrétion fût-elle extrême) on n’ignorera pas que vos seules rigueurs causent ma mélancolie. Enfin (car il en faut toujours venir là) vous me rendrez heureux. Pensez-vous qu’avec quelque attention que je m’observe, vos yeux, les miens, cette tendre familiarité qui, malgré tous nos efforts, naîtra entre nous, ne découvrent pas notre secret ? »
« Zulica, par son étonnement et son silence, semblait approuver ce que lui disait Nassès.
— « Vous voyez donc bien, poursuivit-il, que quand je vous presse de me rendre promptement heureux, c’est moins encore pour moi que pour vous que je vous le demande. En suivant mes conseils, si vous m’épargnez des tourments, vous évitez l’éclat qui suit toujours les commencements d’une passion. D’ailleurs dans la situation où nous avons été ensemble, je ne pourrais, sans tout découvrir, marquer d’abord de l’amour pour vous. D’accord tous deux, nous imposerons au public sur nos affaires, tant que nous le jugerons à propos ; persuadé que vous me détestez, il ne pourra jamais imaginer que, d’un sentiment qui lui est si contraire, vous ayez passé si rapidement à l’amour. Il vous sera facile, au reste, d’amener naturellement notre réconciliation. À la cour, ou chez la première princesse où nous nous trouverons ensemble, vous saisirez quelque occasion que ce soit de me faire une politesse ; ne vous inquiétez pas de la conjoncture, j’aurai soin de la faire naître. Je répondrai avec empressement à ce que vous m’aurez dit d’obligeant, je parlerai tout haut de l’envie que j’ai que vous ne me haïssiez plus. Je vous ferai même proposer, par quelqu’un de nos amis communs, de vouloir bien que je vous voie ; vous direz que vous le voulez bien : je me ferai présenter à vous, je retournerai vous voir, je vanterai les charmes de votre commerce, et le malheur que j’ai eu d’en avoir été si longtemps privé. Il n’en faudra pas davantage pour justifier mes empressements : ils paraîtront simples et naturels, et nous aurons d’autant plus de plaisir à nous aimer, que nous jouirons de celui de le cacher à tout le monde.
— « Non, répondit-elle en rêvant : si je vous rendais si promptement heureux, je craindrais trop votre inconstance. J’avoue que je ne serais pas fâchée de lier avec vous un commerce fondé sur plus d’estime, de confiance et d’amitié qu’on n’en trouve ordinairement dans le monde ; je vous dirai plus : je ne haïrais pas l’amour si un amant pouvait n’exiger d’une femme que l’aveu de sa tendresse.
— « Ce que vous demandez, reprit-il tendrement, est une chose plus difficile avec vous qu’avec quelque femme que ce puisse être. J’avoue aussi que, quelque peu que vous accordiez, on doit en être plus flatté que d’obtenir tout d’une autre. Mais, Zulica, croyez-moi, je vous adore ; vous m’aimez ; faites le bonheur de l’homme du monde qui ressent pour vous la passion la plus vive !
— « Si vous saviez borner vos désirs, répondit-elle avec émotion, et que ce que l’on pourrait vous accorder ne fût pas pour vous un droit de demander davantage, on pourrait essayer de vous rendre moins malheureux ; mais…
— « Non, Zulica, interrompit-il vivement ; vous serez contente de mon obéissance. »
« Sur cette parole que Zulica sentait bien aussi périlleuse qu’elle l’était, elle se pencha nonchalamment sur Nassès, qui, se précipitant sur elle, usa sans ménagement des faveurs qui venaient de lui être accordées.
— « Ah ! Zulica ! lui dit-il tendrement un moment après, ne sera-ce qu’à votre complaisance que je devrai d’aussi doux instants, et ne voulez-vous donc pas qu’ils le deviennent autant pour vous qu’ils le sont déjà pour moi ? »
« Zulica ne répondit rien, mais Nassès ne se plaignit plus. Bientôt il fit passer dans l’âme de Zulica tout le feu qui dévorait la sienne. Bientôt il oublia la parole qu’il venait de lui donner, et elle ne se souvint pas elle-même de ce qu’elle avait exigé de lui. Elle se plaignit à la vérité, mais si doucement que ce fut moins un reproche qu’un soupir tendre que l’espèce de plainte qui lui échappa. Nassès, sentant à quel point il l’égarait, crut ne devoir pas perdre d’aussi précieux instants.
— « Ah ! Nassès ! lui dit-elle d’une voix étouffée, si vous ne m’aimez pas, que vous allez me rendre à plaindre ! »
« Quand les craintes de Zulica sur l’amour de Nassès auraient été aussi vraies et aussi vives qu’elles paraissaient l’être, il y avait apparence que les transports de Nassès les auraient dissipées. Aussi, presque assuré qu’elle ne douterait pas longtemps de son ardeur, il ne jugea pas à propos de perdre à lui répondre un temps qu’il devait employer à la rassurer, et d’une façon plus forte qu’il ne l’aurait pu faire par les discours les plus touchants. Zulica ne s’offensa pas de son silence ; bientôt même (car il ne faut souvent qu’une bagatelle pour faire perdre de vue les choses les plus importantes) elle ne parut plus s’occuper d’une crainte que, sans faire une injure mortelle à Nassès, elle croyait ne pouvoir plus garder. D’autres idées, plus douces sans doute, succédèrent à celles-là. Elle voulut parler, mais elle ne put proférer que quelques mots sans suite, et qui n’exprimaient rien que le trouble de son âme.
« Lorsqu’il eut cessé, Nassès se jeta à genoux.
— « Ah ! laissez-moi, dit-elle en le repoussant faiblement.
— « Quoi ! répondit-il d’un air étonné, aurais-je eu le malheur de vous déplaire, et serait-il possible que vous eussiez à vous plaindre de moi ?
— « Si je ne m’en plains pas, reprit-elle, ce n’est pas que je n’eusse de quoi le faire.
— « Eh ! de quoi vous plaindriez-vous ? répliqua-t-il ; ne deviez-vous pas être lasse d’une aussi cruelle résistance ?
— « Je conviens, répondit-elle, que beaucoup de femmes se seraient rendues plus tôt ; mais je n’en sens pas moins que j’aurais dû vous résister plus longtemps. »
« Alors elle le regarda avec ce trouble, cette langueur dans les yeux qui annoncent et excitent les désirs.
— « M’aimez-vous ? lui demanda Nassès aussi tendrement que s’il l’eût aimée lui-même.
— « Ah ! Nasses ! s’écria-t-elle, quel plaisir vous ferait un aveu que vos emportements m’ont déjà arraché ? M’avez-vous là-dessus laissé quelque chose à vous dire ?
— « Oui, Zulica, répondit-il ; sans cet aveu charmant que je vous demande, je ne puis être heureux ; sans lui, je ne puis jamais me regarder que comme un ravisseur. Ah ! voulez-vous me laisser un si cruel reproche à me faire ?
— « Oui, Nassès, dit-elle en soupirant, je vous aime ! »
« Nasses allait remercier Zulica lorsque l’esclave de Mazulhim vint servir ; il en soupira…
« Nassès soupira de se voir interrompu, poursuivit Amanzéi ; ce n’était pas qu’il fût amoureux, mais il avait cette impatience, cette ardeur qui, sans être amour, produit en nous des mouvements qui lui ressemblent, et que les femmes regardent toujours comme les symptômes d’une vraie passion, soit qu’elles sentent combien il leur est nécessaire avec nous de paraître s’y tromper, ou qu’en effet elles ne connaissent rien de mieux. Zulica, qui n’attribuait qu’à ses charmes l’impatience qu’elle remarquait dans Nassès, en avait toute la reconnaissance possible : mais pour soutenir ce caractère de personne réservée qu’elle s’était donné, elle lui fit signe, en lui serrant la main, d’avoir en face l’esclave de Mazulhim un peu de circonspection. Ils se mirent à table.
— « C’est, dit Zulica, un instant après qu’elle se fut mise à table, une chose bien singulière que la façon dont les événements les plus marqués de notre vie sont amenés ! Qui dirait à une femme : « Vous aimerez ce soir à la fureur un homme, non seulement auquel vous n’avez jamais pensé, mais que même vous haïssiez, » elle ne le croirait pas. Et pourtant il n’est pas sans exemple que cela arrive !
— « Je vous en réponds, repartit Nassès, et je serais bien fâché que cela n’arrivât pas. De plus, il est certain que rien n’est si commun que de voir les femmes aimer violemment quelqu’un qu’elles voient pour la première fois, ou qu’elles ont haï. C’est même de là que naissent les passions les plus vives.
— « Et pourtant, reprit-elle, vous trouvez des gens, mais je dis : beaucoup, qui vous soutiennent qu’il n’y a presque point de coups de sympathie.
— « Savez-vous, répondit Nassès, qui sont les gens qui soutiennent cela ? Ce sont, ou des jeunes gens qui ne connaissent pas encore le monde, ou des femmes dont l’esprit est prude et le cœur froid ; de ces femmes indolentes qui ne prennent une passion qu’avec toutes les précautions possibles, ne s’enflamment que par degrés, et vous font acheter bien cher un cœur où vous trouvez toujours plus de remords que de tendresse, et dont vous ne jouissez jamais parfaitement.
— « Eh bien ! répondit-elle, ces femmes-là, toutes ridicules qu’elles sont, ont encore des partisans ; et moi qui vous parle, il n’y a pas bien longtemps que je pensais comme elles.
— « Vous ! répliqua-t-il, mais savez-vous bien que vous avez tous les préjugés qu’on peut avoir ?
— « Cela se peut, reprit-elle, mais actuellement j’en ai un de moins, car je crois aux coups de sympathie.
— « Quant à moi, dit-il, je sais qu’ils sont fort communs. Je connais même une femme qui y est si sujette, qu’elle en trouve ordinairement trois ou quatre dans la journée.
— « Ah ! Nassès, s’écria-t-elle, cela n’est pas possible !
— « Quand vous diriez simplement que cela n’est pas ordinaire, savez-vous bien, repartit-il, que vous vous tromperiez encore, et qu’une femme qui a le malheur d’être née fort tendre (si pourtant c’en est un) ne peut pas répondre un moment d’elle-même ? Je vous suppose, vous, dans la nécessité de m’aimer : que ferez-vous ?
— « Je vous aimerai, répondit-elle.
— « Hé bien ! supposez à présent, continua-t-il, une femme qui soit dans la nécessité d’aimer par jour trois ou quatre hommes.
— « Je la trouve bien à plaindre, dit-elle.
— « Soit ! j’en conviens ; mais que voulez-vous qu’elle fasse ? Qu’elle fuie, me direz-vous ? Mais on ne va pas loin dans une chambre ; quand on s’y est promené quelque temps, on est lassé, il faut se rasseoir. Cet objet, qui vous a frappé, est toujours présent à vos yeux. Les désirs se sont irrités par la résistance qu’on a faite, et la nécessité d’aimer, loin d’en être diminuée, n’en est devenue que plus pressante.
— « Mais, répondit-elle en rêvant, en aimer quatre !
— « Puisque le nombre vous choque, répliqua-t-il, j’en ôte deux.
— « Ah ! dit-elle, cela devient plus vraisemblable, et plus possible même.
— « Que de façons pourtant n’avez-vous pas faites, s’écria-t-il, pour n’en aimer qu’un !
— « Taisez-vous, lui dit-elle en souriant ; je ne sais où vous prenez tous les raisonnements que vous me faites, et où je prends, moi, toutes les réponses que je vous fais.
— « Dans la nature, répondit-il. Vous êtes vraie, sans art ; vous m’aimez assez pour ne vouloir rien me cacher de ce que vous pensez, et je vous en estime d’autant plus qu’il y a bien peu de femmes qui aient autant de vérité dans le caractère. »
« Avec tous ces propos, et quelques autres qui ne furent pas plus intéressants, Nassès parvint à gagner le dessert. Il fut à peine servi que, se voyant seuls, il se leva avec feu, et se mettant aux genoux de Zulica :
— « Vous m’aimez ? lui dit-il.
— « Eh ! ne vous l’ai-je pas assez dit ? répondit-elle languissamment.
— « Ciel ! s’écria-t-il en se relevant, et en la prenant dans ses bras, puis-je trop vous l’entendre dire, et pouvez-vous trop me le prouver ?
— « Ah ! Nassès ! répondit-elle, en se laissant aller sur lui, et sur moi, quel usage faites-vous de ma faiblesse ! »
— Eh ! que diable, dit le Sultan, voulait-elle donc qu’il en fît ? Ceci n’est pas mauvais ! Elle aurait, je crois, été bien fâchée qu’il l’eût laissée plus tranquille. Non ! les femmes sont d’une singularité… bien singulière ! Elles ne savent jamais ce qu’elles veulent. On ignore toujours comme on est avec elles…
— Quelle colère ! interrompit la Sultane ; quel torrent d’épigrammes ! Que vous avons-nous donc fait ?
— Non, dit le Sultan, c’est sans colère que je dis tout cela. Est-ce que pour trouver les femmes ridicules, on a besoin d’être fâché contre elles ?
— Vous êtes d’une causticité sans exemple, lui dit la Sultane ; et je crains bien que, vous qui haïssez tant les beaux esprits, vous n’en deveniez un incessamment.
— C’est cette Zulica qui m’a fâché ! repartit le Sultan ; je n’aime point les façons déplacées.
— Que Votre Majesté prenne moins d’humeur contre elle, dit Amanzéi ; elle n’en fit pas longtemps.
CHAPITRE XVI
Qui contient une dissertation qui ne sera pas goûtée de tout le monde.
« Après avoir dit ce peu de mots qui ont
déplu à Votre Majesté, Zulica se tut.
— « Croyez-vous, lui demanda enfin Nassès, que Mazulhim vous aimât mieux que je ne fais ?
— « Il me louait davantage, répondit-elle : mais il me semble que vous m’aimez mieux.
— « Je ne veux vous laisser aucun lieu de douter de ma tendresse, repartit-il ; oui, Zulica, vous apprendrez bientôt combien Mazulhim m’est inférieur en sentiment.
— « Eh quoi ! reprit-elle, quoi !… »
« Nassès ne la laissa pas achever, et elle ne se plaignit pas d’avoir été interrompue.
— « Ah ! Nassès ! s’écria-t-elle tendrement, que vous êtes digne d’être aimé ! »
« Nassès ne répondit à cet éloge qu’en homme qui croyait qu’on le louerait moins sur le présent, si l’on ne prétendait point par là l’encourager sur l’avenir. Il avait attendri Zulica, il parvint à l’étonner ; aussi prit-elle pour lui une considération, même une sorte de respect, qui, vu le motif qui les lui faisait obtenir, devenaient extrêmement plaisants, et qui doivent flatter un homme, d’autant plus qu’elles ne sont pas chez les femmes l’effet de la prévention, comme le sentiment. Nassès, assez content de lui-même, crut qu’il pouvait suspendre pour un moment l’admiration qu’il causait à Zulica. Avoir triomphé d’elle n’était rien pour lui : il la connaissait trop pour en être flatté, et les bontés qu’elle lui marquait, loin de diminuer la haine qu’il lui portait, l’avalent augmentée. Il se sentait pour elle ce mépris profond qui nous rend impossibles la dissimulation et les ménagements avec les personnes qui nous l’inspirent ; et dans cette disposition, il ne croyait pas pouvoir lui montrer assez tôt toute l’impression que sa conduite avec lui avait faite sur son âme.
— « Vous trouvez donc, lui demanda-t-il, que je ne vous loue pas si bien que Mazulhim ?
— « Oui, répondit-elle, mais je trouve en même temps que vous savez aimer mieux que lui.
— « Voilà, répliqua-t-il, une distinction que je n’entends pas ; quelle valeur attachez-vous actuellement au mot d’aimer ?
— « Celle qu’il a, repartit-elle ; je ne lui en connais qu’une, et ce n’est que de celle-là que je prétends parler ; mais vous qui me paraissez aimer si bien, pourquoi me demandez-vous ce que c’est que l’amour ?
— « Si je le demande, répliqua-t-il, ce n’est pas que je l’ignore : mais, comme chacun définit ce sentiment suivant son caractère, je voulais savoir ce qu’en particulier vous entendez, vous, en disant que je vous aime mieux que Mazulhim ne vous aimait. Je ne puis connaître la différence que vous mettez entre lui et moi, si vous ne m’apprenez pas ce que c’était que sa façon d’aimer.
— « Mais, répondit-elle en affectant de rougir, c’est qu’il a le cœur épuisé, lui.
— « Le cœur épuisé ! reprit-il, voilà une expression qui, selon moi, n’offre point de sens déterminé. Le cœur s’épuise, sans doute, sur une passion trop longue ; mais Mazulhim ne pouvait pas se trouver avec vous dans ce cas-là, puisque pour ses yeux et son imagination vous étiez un objet nouveau. Par conséquent, ce que vous me dites de lui n’est pas ce que vous devriez m’en dire.
— « Je n’en dirai pourtant que cela, répondit-elle ; ce que j’en sais, c’est (du moins je m’en doute) qu’il y a peu d’hommes moins faits pour aimer que lui, et ne m’interrogez pas davantage, car je sens que sur cet article je n’ai rien de plus à vous répondre.
— « Ah ! je vous entends, répliqua-t-il ; cependant je ne reconnais point Mazulhim au portrait que vous m’en faites.
— « Mais, reprit-elle, il me semble que je ne vous dis rien de lui.
— « Ah ! pardonnez-moi ! repartit-il : on sent aisément ce qu’on reproche à un homme quand on dit de lui qu’il a le cœur épuisé ; c’est une expression modeste et mesurée, mais on l’entend. Je suis surpris pourtant que vous ayez eu à vous plaindre de lui.
— « Je ne m’en plains pas, Nassès, répondit-elle ; mais, puisque vous voulez savoir ce que j’en pense, je vous dirai qu’il est vrai que j’en ai été surprise.
— « Ah ! ah ! dit-il, quoi ! quoi ! vous l’avez trouvé ?…
— « Cela est étonnant ! reprit-elle, à ce que je crois du moins.
— « Oh ! je m’en rapporterais bien à vous.
— « Sans doute ! répondit-elle ironiquement, l’expérience m’a donné là-dessus de si grandes lumières !
— « Expérience ou non, répliqua-t-il, on sait ce que doit être un amant quand on veut bien ne lui laisser plus rien à désirer ; il y a là-dessus une tradition établie. Mais j’avoue encore une fois que vous me surprenez, car Mazulhim…
— « Eh bien ! Nassès, interrompit-elle, c’est à un point qu’on ne saurait imaginer !
— « Je ne saurais revenir de ma surprise, répondit-il, je sais de lui des choses incroyables, des prodiges !
— « Ce sera apparemment lui qui vous les aura contés ? dit-elle.
— « Quand ce n’aurait été que par amour-propre, je me serais, repartit-il, défié d’un pareil récit. Non, il ne m’a parlé de rien ; je vous dirai plus : il a là-dessus une vraie modestie.
— « Pour modeste, répondit-elle, il ne l’est pas ; mais quelquefois peut-être il se rend justice.
— « Madame, Madame, lui dit-il, une réputation aussi brillante que celle de Mazulhim doit avoir un fondement, et vous ne me ferez jamais croire que quelqu’un dont toutes les femmes d’Agra pensent bien, soit un homme si peu estimable.
— « Eh ! pensez-vous, répondit-elle, qu’une femme mécontente de Mazulhim (s’il est vrai cependant qu’il puisse s’en trouver qui soient sensibles à ce dont nous parlons) dise à qui que ce soit la raison pour laquelle elle en est si mécontente ?
— « Précisément oui, reprit-il ; elle ne le dira pas à tout le monde, mais elle le dira à quelqu’un ; et la preuve de cela, c’est que vous me le dites à moi. Je n’ignore pas que je ne dois cette coïncidence qu’à la façon dont nous sommes ensemble. Mais Mazulhim a plu à d’autres personnes que vous. Après lui elles ont aimé des gens à qui, sans doute, elles confiaient leurs aventures. Il y a peut-être dans Agra plus de mille femmes qui n’ont pas résisté à Mazulhim ; il y aurait par conséquent quarante mille hommes, ou à peu près, qui sauraient, dans la plus exacte vérité, ce qu’il est, et vous voudriez qu’entre des femmes piquées et des hommes humiliés, un secret de cette nature eût été enseveli ? Cela n’est pas probable ! Non, Madame, encore une fois, non, un homme tel que Mazulhim vous a paru n’en aurait pas imposé si longtemps ! Vous dirai-je plus ? Vous connaissez Telmisse ? Elle n’est plus assurément ni jeune ni jolie ! Il n’y a que dix jours au plus que Mazulhim lui a prouvé toute l’estime possible, et qu’il a mérité et acquis toute la sienne. C’est pourtant un fait. Telmisse le dit à qui veut l’entendre ; ce n’est pas une personne à dire gratuitement du bien de quelqu’un, et nous ne connaissons point de femme de qui le suffrage fasse plus d’honneur et soit plus difficile à obtenir que le sien. Pouvez-vous après cela penser mal de Mazulhim ?
— « Non, répondit-elle sèchement ; je crois qu’il est incomparable. C’est ma faute, sans doute, ajouta-t-elle avec un sourire dédaigneux, si je ne l’ai pas trouvé tel.
— « Je ne suis pas fait pour le penser, reprit-il, mais il est vrai qu’il y a là dedans quelque chose d’inconcevable. Au surplus, vous ne croiriez peut-être pas une chose ? Si j’étais femme, les gens de l’espèce dont Mazulhim vous a paru me plairaient infiniment plus que les autres.
— « Je crois, répondit-elle, que ce ne serait pas une raison de n’en pas vouloir, ou de les quitter, mais je vous avouerai que je ne vois pas à propos de quoi il faudrait leur donner la préférence.
— « Ils aiment mieux, dit-il ; eux seuls connaissent les soins et la complaisance : plus ils sentent qu’on leur fait grâce de les aimer, plus ils s’empressent à mériter de l’être : nécessairement soumis, ils sont moins amants qu’esclaves. Sensuels et délicats, ils imaginent sans cesse mille dédommagements, et l’amour leur doit peut-être ce qu’il a de plus ingénieux plaisirs. Leur arrive-t-il de se transporter ? Ce n’est point à un mouvement aveugle, et par conséquent jamais flatteur pour une femme, qu’elle doit l’ardeur dont leur âme se remplit ; c’est elle seule, ce sont ses charmes qui subjuguent la nature. Peut-il jamais y avoir pour elle de triomphe plus doux et plus vrai ?
— « Vous ne m’étonnez point, lui dit Zulica ; vous aimez les opinions singulières.
— « Vous pensez trop bien, répondit-il, pour que celle-ci vous paraisse telle, et je sais que plus d’une femme…
— « Laissons cela, interrompit-elle, je n’ai jamais disputé sur les choses qui ne m’intéressaient pas. Au reste, c’est, à ce qu’il me semble, moins à vous qu’à Mazulhim à tâcher de faire recevoir cette opinion. »
« Lorsque Nassès et Zulica furent devenus plus raisonnables, Zulica en le regardant tendrement :
— « Vous êtes charmant, Nassès, lui dit-elle : ah ! pourquoi ne vous ai-je pas aimé plus tôt !
— « Vous devez moins vous en plaindre que moi, répondit-il, moi, dis-je, à qui chaque instant fait sentir que je n’ai commencé de vivre que depuis que vous m’avez aimé. Lorsque je songe à quelles beautés Mazulhim a fermé les yeux, que je le plains ! Quoi ! Zulica, dans ces lieux où nous sommes, dans ces mêmes lieux que vos bontés pour moi me rendent aussi chers que celles que vous y avez eues pour lui me les ont d’abord fait trouver odieux, l’ingrat a pu ne pas rougir d’en avoir aimé d’autres, et renoncer pour jamais à son inconstance ! Quel génie, quel dieu même veillait pour moi, lorsque, après l’avoir rendu insensible à tant de charmes, il lui inspira le dessein de me choisir pour vous apprendre sa perfidie ? Ah ! Zulica ! quel n’aurait pas été mon malheur, s’il vous avait été fidèle, ou si quelque autre que moi…
— « Arrêtez ! interrompit majestueusement Zulica : s’il m’avait été fidèle, je n’aurais jamais aimé que lui, mais pour le bannir de mon cœur il ne fallait pas moins que Nassès.
— « Je crois, puisque vous m’avez choisi, répondit-il, que j’étais en effet le seul qui pût vous plaire ; mais quand je songe à l’état où vous étiez ici, à ce que pouvait exiger de vous un étourdi que Mazulhim vous aurait envoyé, à quel prix, peut-être, il aurait mis son silence, je ne puis m’empêcher de frémir.
— « Je ne vois pas bien pourquoi, répondit-elle. Ne voulant rien accorder, il m’aurait été assez indifférent que l’on eût exigé quelque chose.
— « Vous n’en pouvez pas répondre, dit-il ; il y a pour les femmes de terribles situations, et celle où je vous ai vue était peut-être une des plus affreuses…
— « Tant qu’il vous plaira, interrompit-elle ; mais je vous prie de croire qu’il est bien moins cruel, pour une femme qui a des sentiments, d’être abandonnée d’un homme qui l’aime que de se livrer à quelqu’un qu’elle n’aime pas.
— « Cela n’est pas, douteux, répliqua-t-il ; mais c’est une terrible chose que d’être prise dans une petite maison. Je ne sais pas, si j’étais femme, et que cela m’arrivât, ce que je ferais ; mais il me semble que je serais bien aise que l’homme qui m’y aurait surprise voulût bien n’en dire mot.
— « Vous seriez bien aise ! reprit-elle, apparemment, cela est tout simple ; et moi aussi j’aurais été bien aise, qui que ce fût qui m’eût surprise ici, qu’il n’en eût rien dit. Le beau propos ! Il faut que vous perdiez l’esprit pour en tenir de pareils. Pensez-vous qu’un honnête homme ait besoin, pour se taire, qu’on l’engage au silence par les choses que vous imaginez, et croyez-vous d’ailleurs qu’on fasse certaines propositions à des femmes d’un certain genre ?
— « Certainement oui, répondit-il. Toute femme surprise dans une petite maison prouve qu’elle a le cœur sensible ; on tire là-dessus de terribles conséquences, et communément plus la femme est aimable, moins l’homme est généreux.
— « Oh ! c’est un conte, reprit Zulica : le goût seul, mais je dis : le goût le plus vif, peut excuser une femme de s’être rendue, et je ne crois pas, quoi qu’on en puisse dire, qu’il y en eût une qui voulût acheter aussi cher que vous le croyez la discrétion dont elle aurait besoin ; et l’honneur…
— « Bon ! interrompit-il, croyez-vous qu’une femme craigne jamais de sacrifier son honneur à sa réputation ?
— « Enfin, répondit-elle, je ne le ferais pas, et je ne connais point de situation, quelque terrible qu’elle fût, qui pût me déterminer à accorder à un homme ce que mon cœur voudrait toujours lui refuser.
— « Il faut être bien délicat, reprit-il, pour faire cette distinction et s’y arrêter ; en attendant que l’on puisse gagner le cœur, on cherche à engager une femme, de façon que ce qu’elle ait de mieux à faire soit de vous le donner, et assez souvent elle est trop heureuse de pouvoir finir par là.
— « Je commence à vous entendre, Monsieur, lui dit-elle, vous voulez me faire sentir que vous ne croyez me devoir qu’à la situation où vous m’avez trouvée ici, et vous aimez mieux imaginer que vous n’aviez pas de quoi me plaire, que de ne pas mal penser de moi. Voilà donc, ajouta-t-elle en pleurant, le bonheur dont je m’étais flattée ? Ah ! Nassès ! était-ce de vous que je devais attendre un procédé aussi cruel ?
— « Mais, Zulica, répondit-il, croyez-vous que j’aie oublié la résistance que vous m’avez faite, et ce qu’il m’en a coûté pour obtenir de vous mon bonheur ?
— « Eh ! pensez-vous, reprit-elle en sanglotant, que je ne sente pas que vous me reprochez de ne m’être pas assez longtemps défendue ? Hélas ! entraînée par le goût que j’avais pour vous, plus encore que par celui que vous me marquiez, j’ai cédé sans craindre qu’un jour vous me feriez un crime de n’avoir pas assez longtemps résisté.
— « Mais quelle idée est donc la vôtre, Zulica ? répondit-il en se rapprochant d’elle ; moi, vous reprocher d’avoir fait mon bonheur ! Pouvez-vous le croire ? Moi qui vous adore, ajouta-t-il en n’oubliant rien de tout ce qui pouvait lui prouver qu’il disait vrai.
— « Laissez-moi, lui dit-elle en le repoussant faiblement ; laissez-moi ! S’il est possible, oubliez combien je vous ai aimé ! »
« La résistance de Zulica était si douce que, quand les empressements de Nassès auraient été moins vifs, ils en auraient encore triomphé.
— « Vous ? cesser de m’aimer ! lui disait-il d’un air tendre, en ajoutant à ce discours tout ce qui pouvait le rendre plus persuasif ; vous qui devez faire éternellement mon bonheur ! Non, votre cœur n’est point fait pour me haïr, quand le mien ne garde que pour vous ses plus tendres sentiments !
— « Non, répondit Zulica, d’un ton qui commençait à ne pouvoir plus marquer de la colère, non, traître que vous êtes ! Vous ne me tromperez plus. Ciel ! ajouta-t-elle plus doucement encore, n’êtes-vous pas le plus injuste et le plus cruel des hommes ? Ah ! laissez-moi… Non, vous ne me persuadez plus… Je ne dois pas vous pardonner… Que je vous hais ! »
« Malgré toutes ces protestations de haine que Zulica faisait à Nassès, il ne voulut pas croire un moment qu’il pût être haï ; et Zulica, en effet, semblait ne pas se soucier beaucoup qu’il crût qu’il n’était plus aimé.
— « Je ne sais pas si je me flatte, lui dit-il enfin, mais je jurerais presque que vous me haïssez moins que vous ne dites.
— « Le beau triomphe ! répondit-elle en haussant les épaules ; croyez-vous que je vous en déteste moins ? Est-ce ma faute si… Mais cela est vrai, je vous hais beaucoup. Ne riez pas, ajouta-t-elle ; rien n’est plus certain que ce que je dis.
— « Je vous estime trop pour le penser, répondit-il ; et cela est au point que je vous verrais inconstante, que je n’en voudrais rien croire. Je suis et je veux être persuadé que vous m’aimez autant que vous pouvez aimer quelque chose.
— « En ce cas-là, reprit-elle, je vous aime donc autant qu’il est possible ; mon cœur n’est point fait pour des sentiments modérés.
— « Je le crois bien, répliqua-t-il, et c’est aussi ce que je voulais dire. Plus on a de délicatesse, plus on a les passions vives ; et quand j’y songe, une femme est bien malheureuse quand elle pense comme vous. En vérité ! j’ose le dire, la dépravation est telle aujourd’hui que plus une femme est estimable, plus on la trouve ridicule ; je ne dis pas que ce soient les femmes seules qui lui fassent cette injustice, cela serait tout simple ; mais, ce que l’on ne conçoit pas, c’est que ce sont les hommes ! Eux qui leur demandent sans cesse des sentiments !
— « Cela n’est que trop vrai, dit-elle.
— « Je le vois dans le monde, continua-t-il ; qu’y cherchons-nous ? L’amour ? Non, sans doute. Nous voulons satisfaire notre vanité ; faire sans cesse parler de nous ; passer de femme en femme ; pour n’en pas manquer une, courir après les conquêtes, même les plus méprisables : plus vains d’en avoir eu un certain nombre que de n’en posséder qu’une digne de plaire ; les chercher sans cesse, et ne les aimer jamais.
— « Ah ! que vous avez raison ! s’écria-t-elle ; mais aussi, c’est la faute des femmes ; vous les mépriseriez moins, si toutes pensaient d’une certaine façon, avaient des sentiments qui pussent les faire respecter.
— « Je l’avoue à regret, répondit-il, mais il est certain qu’on ne saurait nier que les sentiments ne soient un peu tombés.
— « Un peu ! dit-elle avec étonnement, ah ! dites beaucoup. Il y a encore des femmes raisonnables assurément ; mais ce n’est pas le plus grand nombre. Je ne parle point de celles qui aiment, car je crois que vous les trouvez vous-même plus à plaindre qu’à blâmer ; mais pour une que l’amour seul conduit, combien n’en est-il pas qui, loin de pouvoir le prendre pour excuse, font tout ce qu’elles peuvent pour qu’on ne puisse pas seulement les soupçonner de le connaître.
— « Il y a, repartit-il, bien peu de femmes assez équitables pour parler comme vous.
— « À quoi sert-il de vouloir dissimuler des choses aussi connues ? répondit-elle. Je vous dirai, pour moi, qu’autant je voudrais qu’on ménageât les femmes raisonnables, autant je voudrais qu’on accablât de mépris celles dont la conduite est du dernier délabrement. Toute faiblesse est excusable : mais, en vérité ! l’on ne peut trop condamner le vice.
— « On le condamne, répliqua-t-il, mais on le tolère ; le vice ne paraît ce qu’il est que dans celles qui ne sont point faites pour inspirer des désirs, et le plus grand agrément peut-être des femmes d’aujourd’hui est cet air indécent qui annonce qu’on en peut facilement triompher. »
CHAPITRE XVII
Qui apprendra aux femmes novices, s’il en est, à éluder les questions embarrassantes.
« Votre Majesté, dit Amanzéi le lendemain,
se souvient sans doute…
— Oui, interrompit brusquement le Sultan, je me souviens qu’hier je mourus d’ennui ; est-ce cela que vous me demandez ?
— Si le conte vous ennuie, dit la Sultane, il n’y a qu’à le finir.
— Non pas, s’il vous plaît ! répondit le Sultan ; je veux qu’on le continue, et qu’on ne m’ennuie pas, si cela se peut, s’entend ; car je ne demande point des choses impossibles. »
Amanzéi reprit ainsi la parole :
— « Vous, par exemple, continua Zulica, je crains que vous n’ayez fort peu de délicatesse.
— « Vous me faites tort, répondit-il d’un air tranquille ; je suis naturellement fort susceptible, d’amour. J’avouerai pourtant que j’ai eu plus de femmes eue je n’en ai aimé.
— « Mais voilà qui est infâme ! répliqua-t-elle ; je ne conçois pas comment on peut se vanter de cela !
— « Je ne m’en vante pas non plus, repartit-il ; je dis simplement ce qui est.
— « Je crois, dit-elle, que vous avez trompé bien des femmes.
— « J’en ai quitté quelques-unes, et n’en ai point trompé, répondit-il ; elles ne m’avaient point prié d’être constant ; par conséquent je ne leur avais pas promis de l’être ; et vous concevez bien que, quand on se prend sans conditions, on n’a d’aucun côté à se plaindre qu’on en ait violé quelqu’une.
— « Je serais curieuse au possible, dit Zulica, de savoir tout ce que vous avez fait.
— « Vous faut-il, repartit Nassès, une histoire de ma vie bien circonstanciée ? Cela serait long, et je craindrais de vous ennuyer beaucoup. Je puis cependant vous obéir sans risque, en supprimant les détails. Il y a dix ans que je suis dans le monde, j’en ai vingt-cinq, et vous êtes la trente-troisième beauté que j’ai conquise en affaire réglée.
— « Trente-trois ! s’écria-t-elle.
— « Il est pourtant vrai que je n’en ai eu que cela, répondit-il ; mais ne vous en étonnez pas ; je n’ai jamais été à la mode.
— « Ah ! Nassès ! dit-elle, que je suis à plaindre de vous aimer, et que difficilement je pourrais compter sur votre constance !
— « Je ne vois pas pourquoi, répondit-il : croyez-vous que pour avoir eu trente-trois femmes je doive vous en aimer moins ?
— « Oui, reprit-elle ; moins vous auriez aimé, plus je pourrais croire qu’il vous resterait des ressources pour aimer encore, et qu’enfin vous ne seriez pas absolument usé sur le sentiment.
— « Je crois, répliqua-t-il, vous avoir prouvé que je n’ai pas le cœur épuisé ; d’ailleurs, à vous parler avec franchise, il y a bien peu d’affaires où l’on se sert du sentiment. L’occasion, la convenance, le désœuvrement les font naître presque toutes. On se dit, sans le sentir, qu’on se paraît aimable ; on se lie, sans se croire ; on voit que c’est en vain qu’on attend l’amour, et l’on se quitte de peur de s’ennuyer. Il arrive aussi quelquefois qu’on s’est trompé à ce que l’on sentait : on croyait que c’était de la passion, ce n’était que du goût : mouvement, par conséquent, peu durable, et qui s’use dans les plaisirs, au lieu que l’amour semble y renaître. Tout cela, comme vous voyez, fait qu’après avoir eu beaucoup d’affaires, on n’en est quelquefois pas encore à sa première passion.
— « Vous n’avez donc jamais aimé ? lui demanda-t-elle.
— « Pardonnez-moi, répliqua-t-il, j’ai aimé deux fois à la fureur, et je sens à la façon dont je commence avec vous que si, depuis, mon cœur n’a pas été ému, ce n’était pas, comme je le croyais, qu’il ne pût plus l’être, mais parce qu’il n’avait pas encore rencontré l’objet qui devait lui faire retrouver plus de sentiment qu’il ne craignait d’en avoir perdu. Mais, vous qui m’interrogez, me serait-il, à mon tour, permis de vous demander combien de fois vous vous êtes enflammée ?
— « Oui, repartit-elle, et je vous le permettrais encore plus volontiers si je ne vous l’avais pas déjà dit ; vous n’ignorez pas que Mazulhim et vous êtes les seuls qui ayez pu me plaire.
— « Quand nous nous connaissions moins, reprit-il, il était naturel que vous me tinssiez ce langage. Je n’ai pas même trouvé à redire que, tout impossible qu’il était de me cacher Mazulhim, vous ayez cependant voulu le faire ; mais à présent que la confiance doit être établie, et que je n’ai moi-même rien de caché pour vous, il me paraîtrait singulier, je l’avoue, que vous ne me fissiez pas le dépositaire de vos secrets.
— « Vous le seriez assurément, répondit-elle, si je m’en étais réservé quelques-uns, mais je vous jure que je n’ai rien à me reprocher là-dessus, et qu’il me paraît même étonnant que, pour le peu de temps qu’il y a que je vous aime, j’aie en vous une aussi grande confiance, et qu’enfin je croie devoir en être aussi sûre que je le suis de moi-même.
— « J’en suis charmé, Madame, répondit-il d’un air piqué : j’ose dire cependant qu’après la façon dont je me suis livré, j’étais en droit d’attendre mieux de vous. »
« À ces mots, il voulut s’éloigner, mais elle, le retenant :
— « Quelle est donc cette fantaisie, Nassès ? lui demanda-t-elle tendrement : comment se peut-il que tantôt vous vous fussiez fait un crime de douter de ce que je vous disais, et qu’à présent il semble que vous vous reprocheriez de me croire ?
— « S’il faut vous le dire, Madame, répondit-il, tantôt je ne vous croyais pas, mais occupé alors d’un intérêt plus pressant pour moi, j’ai cru qu’il valait mieux travailler à vous persuader que d’entrer dans des détails qui ne pouvaient, en cet instant, que vous déplaire, et que je n’étais pas même en droit d’exiger de vous.
— « Mais, Nassès, insista-t-elle, je vous jure que je n’ai à vous dire que ce que je vous ai dit !
— « Cela n’est pas possible, Madame ! interrompit-il brusquement. Depuis plus de quinze ans que vous êtes dans le monde, il n’est pas croyable que vous n’ayez souvent été attaquée, et qu’au moins vous ne vous soyez point quelquefois rendue. Vous seriez la première qui, dans un espace de temps aussi considérable, n’aurait eu que deux amants, ou vous serez forcée de convenir que le goût de galanterie vous aurait pris bien tard.
— « Cela ne serait pas assez nouveau, Monsieur, pour être trouvé incroyable, répondit-elle, et je suis bien trompée s’il n’est arrivé à d’autres que moi d’être longtemps indifférentes, faute d’avoir rencontré de bonne heure l’objet auquel il était réservé de les rendre sensibles. Je n’ai certainement rien à vous dire ; mais quand il serait vrai que j’eusse sur cet article quelque chose à vous confier, la crainte de vous perdre m’empêcherait toujours de le faire. J’ai presque toujours vu le mépris suivre ces sortes de confidences ; et, quoique pour avoir autrefois aimé nous ne soyons point coupables envers l’objet qui nous occupe, il est cependant fort rare que sa vanité nous pardonne de n’avoir pas été le premier qui nous ait rendues sensibles.
— « Mais, quelle idée ! lui dit-il. Qui ? moi, je vous mépriserais parce que vous me donneriez, en m’avouant tout ce que vous avez fait, une nouvelle preuve de votre tendresse, et peut-être la plus convaincante de toutes, par la peine qu’on a communément à l’obtenir ! Eh bien ! vous avez aimé Mazulhim : cela m’a-t-il étonné ? Vous en estimé-je moins ? Pourquoi voudriez-vous que quelques amants de plus fissent sur moi une impression désagréable ? Ai-je quelque chose à démêler avec ceux qui m’ont précédé ? Est-ce votre faute, si le destin ne m’a pas offert à vos yeux le premier ? Non, Zulica, non ; je ne suis pas même de l’avis de ceux qui croient qu’une femme qui a beaucoup aimé n’est plus capable d’aimer encore. Loin que je pense que le cœur s’use en aimant, je suis, au contraire, persuadé que plus on aime, plus on est vif sur le sentiment, plus on a de délicatesse.
— « Suivant ce principe, répondit-elle, vous ne seriez donc pas flatté d’être le premier amant d’une femme ?
— « J’ose dire que non, répliqua-t-il, et voici sur quoi je fonde une façon de penser qui peut-être vous paraît ridicule. Dans cet âge tendre où une femme n’a point encore aimé, si elle désire d’être vaincue, c’est moins encore parce qu’elle est pressée par le sentiment que parce qu’elle désire le connaître ; elle veut enfin moins aimer que plaire. On l’éblouit plus qu’on ne la touche. Comment la croire quand elle dit qu’elle aime ? A-t-elle, pour s’assurer de la nature et de la force de son sentiment actuel, de quoi le comparer ? Dans un cœur où par leur nouveauté les plus faibles mouvements sont des objets considérables, la moindre émotion paraît trouble, et le simple désir transport ; et ce n’est pas enfin quand on connaît aussi peu l’amour qu’on peut se flatter de le ressentir, et qu’on doit le persuader.
— « Peut-être, en effet, s’exagère-t-on ses mouvements, répondit Zulica ; mais du moins on ne dit que ce qu’on croit sentir ; et que ce désordre parte du cœur, ou qu’il n’existe que dans l’imagination, l’amant en est-il moins heureux ? Non, Nassès, avec quelque désavantage que vous plaigniez les premiers sentiments, je vous aimerais, s’il était possible, mille fois plus que je ne vous aime, si j’étais la première à qui vous rendissiez hommage.
— « Vous y perdriez plus que vous ne pensez, répliqua-t-il. Je suis à présent mille fois plus en état de sentir ce que vous valez que je ne l’aurais été dans le temps que vous voudriez que je vous eusse aimée. Tout alors m’échappait, esprit, délicatesse, sentiment. Toujours tenté, n’aimant jamais, mon cœur ne s’émouvait point, même dans ces moments où, emporté dans mes transports, je n’étais plus à moi-même. Cependant on me croyait amoureux, je croyais l’être aussi. L’on s’applaudissait de pouvoir me rendre si sensible ; moi-même, je me félicitais d’être capable d’une aussi délicate volupté ; il me semblait qu’il n’y avait dans la nature que moi d’assez heureux pour sentir aussi vivement les charmes de l’amour. Sans cesse aux pieds de ce que j’aimais, quelquefois languissant, jamais éteint, je trouvais dans mon âme mille ressources dont j’étais étonné de pouvoir faire si peu d’usage. Un seul regard portait le trouble et le feu dans mes sens ; mon imagination toujours bien au delà de mes plaisirs…
— « Ah ! Nassès ! Nassès ! s’écria vivement Zulica, que vous deviez être aimable ! Non, vous n’aimez plus comme vous aimiez alors.
— « Mille fois davantage, répliqua-t-il ; dans le temps dont je vous parle, je n’aimais point. Emporté par le feu de mon âge, c’était à lui, non à mon cœur, que je devais tous ces mouvements que je croyais de l’amour, et j’ai bien senti depuis…
— « Ah ! interrompit-elle, il est impossible que vous n’ayez point perdu à être désabusé. La jalousie, la défiance, mille monstres qu’alors vous vous seriez seulement fait scrupule d’imaginer, empoisonnent à présent vos plaisirs. Plus instruit, vous avez moins aimé, vous avez donc été moins heureux. Votre esprit n’a pu s’éclaircir qu’aux dépens de votre cœur ; vous raisonnez mieux sur le sentiment, mais vous n’aimez plus si bien. »
« Zulica opposa longtemps encore de mauvaises défaites aux empressements de Nassès. Enfin, elle parut se rendre, et après avoir tiré parole de lui qu’il ne l’estimerait pas moins :
— « Plus je me suis défendue de satisfaire votre curiosité, lui dit-elle, moins à présent j’y devrais céder. Vous me saurez peut-être moins de gré de l’aveu qu’enfin vous m’arrachez, que vous ne m’en voudrez de mal de vous l’avoir refusé si longtemps. Vous aurez tort. Vous ne devez pas ignorer qu’il est plus aisé d’inspirer un nouveau goût à une femme que de la faire convenir de ceux qu’elle a eus. Je ne sais si c’est par fausseté que quelques-unes pensent ainsi, mais pour moi, je puis vous jurer que mon silence n’était pas fondé sur un aussi indigne motif. Je crois qu’il est impossible que l’on se rappelle avec plaisir une faiblesse qui, loin de se retracer à votre imagination avec les charmes qu’elle avait autrefois pour vous, ne s’y présente jamais qu’accompagnée des remords qu’elle vous causé, ou du souvenir douloureux des mauvais procédés d’un amant.
— « Cela est exactement vrai, dit Nassès ; une femme délicate est bien à plaindre ! »
— Fort bien ! dit le Sultan : mais, pour le plaisir que je prends à vous entendre, je désire que vous remettiez à demain la suite (car je n’ose encore dire la fin) de cette inouïe conversation.
CHAPITRE XVIII
Rempli d’allusions fort difficiles à trouver.
— « Vous saurez donc, continua Zulica,
que quand j’entrai dans le monde, je ne
laissai pas (sans être pourtant plus belle
qu’une autre) de trouver plus d’amants que
je n’en désirais, toute sotte que j’étais alors
sur ce que l’on appelle l’empire de la beauté.
Quand je dis des amants, j’entends cette foule
de gens désœuvrés qui disent qu’ils aiment,
plus par habitude que par sentiment ; qu’on
écoute parce qu’il le faut, et qui parviennent
plus aisément à nous faire croire que nous
sommes aimables qu’à se le faire trouver eux-mêmes.
Ils amusèrent longtemps ma vanité, et
ne m’en rendirent pas plus sensible. Née délicate,
je craignais l’amour ; je sentais que je
trouverais difficilement un cœur aussi tendre,
aussi vrai que le mien ; et que le plus grand malheur qui puisse arriver à une femme raisonnable
est d’avoir une passion, quelque
heureuse même qu’elle puisse être. Tant que
je dus être indifférente, ces considérations
prirent tout sur moi ; mais je connus enfin
qu’elles n’avaient retenu mon cœur que parce
qu’on n’avait pas encore su le toucher, et que
ce calme dont nous nous applaudissons est
moins en nous l’ouvrage de la raison que
l’effet du hasard. Un moment, un seul moment
suffit pour troubler mon cœur ! Voir, aimer,
adorer même ; sentir à la fois, et avec une
extrême violence, ce que l’amour a de plus
doux et de plus cruels mouvements ; être livrée
au plus flatteur espoir ; retomber de là
dans les plus cruelles incertitudes : tout cela
fut l’ouvrage d’un regard et d’une minute.
Étonnée, confuse même d’un état si nouveau
pour mon âme ; dévorée de désirs qui jusqu’alors
m’avaient été inconnus, sentant la
nécessité d’en démêler la cause, craignant de
la connaître ; absorbée dans cette douce émotion,
cette divine langueur qui avait surpris
tous mes sens, je n’osais m’aider de ma raison
pour détruire des mouvements qui, tout confus,
tout inexplicables qu’ils étaient pour
moi, me faisaient déjà jouir de ce bonheur
qu’on ne peut définir, et quand on le sent, et
quand on ne le sent plus. Je vis enfin que
j’aimais. Quelque empire que ce mouvement
eût déjà pris sur moi, j’essayai de le combattre. Les leçons du devoir, la
crainte de me perdre dans le monde, soupirs,
larmes, remords, tout fut inutile, ou,
pour mieux dire, tout augmentait encore ce
sentiment cruel dont j’étais tyrannisée. Ah !
Nassès ! quel ne fut pas mon plaisir, quand
dans les soins respectueux, quoique empressés,
de ce que j’adorais, je connus que j’étais
aimée ! Quel trouble ! Quels transports ! Avec
quel ménagement, quels égards, ne m’apprenait-il
pas sa passion ! Quelle douleur d’être
obligée de contraindre la mienne ! Que vous
êtes heureux, Nassès ! de pouvoir, au premier
mouvement dont votre âme est agitée, l’apprendre
à l’objet qui le cause ; de ne pas connaître
cette dissimulation si nécessaire pour
nous conserver votre estime, mais si pénible
pour un cœur tendre ! Combien de fois, en
l’entendant soupirer auprès de moi, soupirai-je
de douleur de ne l’oser faire pour lui.
Quand ses yeux s’attachaient tendrement sur
les miens, que j’y trouvais cette expression
douce et langoureuse, que j’y trouvais enfin
l’amour même ! Ah ! comment, dans ces instants
qui me mettaient si loin de moi, avais-je
la force de me dérober à cette volupté qui
m’entraînait ! Enfin, il parla. Nassès ! vous
ignorez le plaisir que donne ce tendre, ce
charmant aveu. On ne vous dit qu’on vous
aime qu’après vous l’avoir fait désirer, et quelquefois
trop longtemps ; qu’après vous avoir fait redire mille fois que vous aimez : mais
voir un amant timide, un amant adoré, mais
qui ne sait pas son bonheur, pénétré de sentiment,
de crainte, de respect, venir à vos
pieds, vous déclarer tout ce qu’il sent pour
vous ; manquer même d’expressions en voulant
vous l’apprendre ; tremblant autant de
l’émotion que son amour lui donne que de la
crainte qu’il ne soit pas agréé ; voler au-devant
de ses paroles, se les répéter tout bas,
se les graver dans le cœur, en lui répondant
qu’on ne le croit pas, se faire intérieurement
un crime de son mensonge ; s’exagérer même
ce qu’il vous dit ; ajouter à tout l’amour qu’il
vous montre, celui que vous sentez pour lui ;
Nassès ! croyez-moi, de tous les spectacles,
de tous les plaisirs, ceux dont je vous parle
sont assurément les plus doux.
— « Si la vanité suffit pour vous rendre agréable le spectacle que vous me peignez si vivement, répondit Nassès, je conçois que quand l’amour y mêle l’intérêt du cœur, il n’en est pas pour vous de plus satisfaisant. Mais enfin il parla, cet amant si tendrement aimé ; répondîtes-vous ?
— « Peignez-vous mon embarras, répliqua-t-elle ; combattue par l’amour et par la vertu, si la dernière ne l’emporta pas, du moins elle me servit à masquer l’autre, mais ce ne fut point autant que je le désirais. Livrée trop longtemps à ses discours, mon émotion découvrit le secret de mon cœur, et en croyant ne lui répondre que froidement, ma bouche et mes yeux lui dirent mille fois que ma tendresse égalait la sienne.
— « C’est un malheur qui est arrivé à d’autres, répondit froidement Nassès ; eh bien ! qui était cet homme si dangereux, que le voir et l’aimer ne furent, malgré votre fierté naturelle, qu’une même chose ?
— « Que vous importe son nom ? demanda-t-elle : ne vous dis-je pas ce que vous vouliez savoir ?
— « Pas encore, répliqua-t-il, et vous sentez bien vous-même que la confidence n’est pas complète.
— « Eh bien ! répondit-elle, c’était le rajah Amagi.
— « Amagi ! s’écria-t-il ; quel temps avez-vous donc pris pour l’avoir ? Il est mon ami, il ne me cache rien, et je sais que, depuis qu’il est dans le monde, il n’a véritablement aimé que Canzade. Amagi ! répéta-t-il, mais ne vous tromperiez-vous point ?
— « Assurément, s’écria-t-elle à son tour, voilà une singulière question ; elle est unique !
— « Point du tout, reprit-il, vous allez voir qu’elle est fort simple. Amagi m’a dit que, malgré son extrême tendresse pour Canzade et le peu d’envie qu’il avait de lui manquer, il s’était quelquefois amusé ailleurs, parce qu’il y a des femmes qui font des avances si peu ménagées, et que nous sommes si fats, que le mépris qu’elles nous inspirent ne nous empêche pas de leur savoir gré, pour le moment du moins, de ce qu’elles font pour nous. En me parlant des infidélités qu’il avait faites à Canzade, il m’a avoué qu’il se les reprochait d’autant plus que parmi les femmes qui l’avaient quelquefois arraché à elle, il n’en avait pas trouvé une qui méritât de l’estime et de l’attachement, et qui ne fît pour lui, par dérèglement de tête seulement, ce qu’il avait été assez ridicule pour attribuer quelquefois à un sentiment si vif qu’il leur avait fait oublier toutes bienséances. Vous n’êtes pas de ces femmes-là, vous ? Par conséquent, je dois croire qu’il ne vous a pas aimée.
— « Vous voyez bien qu’il ne vous dit pas tout, répondit-elle, car il m’a aimée plus de trois ans, avec toute l’ardeur possible.
— « S’il ne me l’a pas dit, repartit-il, ce n’était pas qu’il voulût m’en faire un mystère ; mais c’est qu’apparemment il ne s’est pas souvenu de me le dire. Fut-ce vous qui lui fîtes une infidélité ?
— « Me ferez-vous longtemps de pareilles questions ? lui demanda-t-elle.
— « Je vous en demande pardon, reprit-il ; mais vous êtes si peu faite pour être quittée, qu’elle ne doit pas vous surprendre. Il vous quitta donc ? Après lui, qui est-ce qui vous occupa ?
— « Personne, répondit-elle d’un air simple. Longtemps livrée à la douleur de l’avoir perdu, je me flattais que je ne pouvais plus être sensible ; mais Mazulhim parut, et je ne me tins point parole.
— « Parbleu, s’écria-t-il, les femmes sont bien malheureuses, et bien cruellement exposées à la calomnie !
— « Cela n’est que trop vrai, dit-elle : mais à propos de quoi vous en souvenez-vous à présent ?
— « À propos de vous, repartit-il, à qui, puisqu’il faut vous le dire, on a l’injustice de donner un peu plus d’aventures que je vois que vous n’en avez eu.
— « Oh ! répondit-elle, cela ne me fâche ni ne m’étonne. Pour peu qu’une femme ne fasse pas peur, on n’imagine point qu’elle ne soit pas plus sensible qu’il ne le faudrait : et ce sont souvent les hommes qu’elle a voulu écouter le moins que le public lui donne le plus ; mais, quoi qu’il en soit, cela ne me fait rien. Ne serait-il donc pas possible de vous obliger à parler d’autres choses ?
— « Il n’est donc pas vrai que vous ayez eu tous les amants qu’on vous a donnés ? » lui demanda-t-il encore.
« Zulica ne répondit à cette nouvelle impertinence qu’en haussant les épaules.
— « Ne vous fâchez point de ce que je vous dis, continua-t-il ; si vous étiez moins aimable, je croirais plus aisément que vous ne diminuez rien de votre histoire.
— « Pardonnez-moi, répondit-elle aigrement ; j’ai eu toute la terre.
— « Enfin, reprit-il, voici ce qu’on m’a dit. Vos commencements sont douteux ; on sait pourtant que, dans votre très grande jeunesse, passionnée pour les talents, et persuadée que le meilleur moyen pour en acquérir et les perfectionner est d’intéresser vivement à nous ceux qui les possèdent, vous ne dédaignâtes pas vos maîtres, et que c’est ce qui fait que vous chantez avec tant de goût, et que vous dansez avec tant de grâce.
— « Ah ! grand Dieu ! Quelle horreur ! s’écria Zulica.
— « Vous avez raison de vous récrier là-dessus, Madame, répondit-il froidement : car, en effet, cela est horrible. Pour moi, je ne vous condamne pas, et je ne saurais même assez vous estimer de ce que dans un âge où les femmes qui un jour doivent être le moins réservées, ont tous les préjugés imaginables, vous avez eu assez de force d’esprit pour sacrifier ceux que votre naissance et l’éducation devaient vous avoir donnés. À votre entrée dans le monde, convaincue qu’on ne saurait y être trop fausse, vous cachâtes sous un air prude et froid le penchant qui vous porte aux plaisirs. Née peu tendre, mais excessivement curieuse, tous les hommes que vous vîtes alors piquèrent votre curiosité, et autant que vous le pûtes, vous les connûtes à fond. Quand on a autant d’esprit et de pénétration que vous, l’étude d’un homme n’est pas une chose bien difficile, et j’ai ouï dire que celui que vous vous attachâtes le plus à observer, ne vous occupa pas huit jours. Ces amusements philosophiques éclatèrent ; on donna un mauvais tour à vos intentions : sans renoncer à votre curiosité, vous la modérâtes ; cependant ce ne fut pas pour longtemps. Vos occupations particulières n’ayant pas l’aveu de ceux qui en étaient les témoins, vous crûtes devoir vous soustraire à leurs yeux, vous renonçâtes à la solitude, et vous allâtes porter dans le monde ce penchant naturel qui vous portait à tout connaître. La princesse Saheb avait alors Iskender pour amant : vous voulûtes juger par vous-même si l’on pouvait se fier à son goût, et vous le lui enlevâtes. Elle ne vous l’a jamais pardonné, et s’en plaint même encore tous les jours.
— « Ah ! juste Ciel ! s’écria Zulica outrée de fureur ; est-il au monde de plus abominables calomnies ?
— « On m’a assuré, continua-t-il avec le même sang-froid qu’il avait commencé, que vous quittâtes bientôt Iskender pour prendre Akébar-Mirza à qui (parce que, tout prince qu’il était, il vous ennuyait) vous associâtes le vizir Atamulk et l’émir Noureddin : que le prince ne vous entretenant jamais que du mauvais état de sa santé (que vous connaissiez pour être plus déplorable encore qu’il ne disait), le vizir étant trop occupé des affaires de l’État pour l’être de vos charmes autant qu’il l’aurait dû, et ne vous amusant jamais que des détails de sa profonde politique, et l’émir des grandes actions qu’il avait faites à la guerre, vous vous étiez dégoûtée de trois personnages plus importants qu’aimables. On ose ajouter que, sachant combien il est dangereux à la cour de se faire des ennemis, vous leur aviez laissé ignorer vos dispositions à leur égard ; et que, forcée de les ménager, vous vous étiez, avec tout le mystère possible, jetée entre les bras du jeune Vélid, qui, moins grand, moins profond, moins guerrier, mais plus agréable que ses rivaux, vous avait lui seul, pendant quelque temps, dédommagée de l’ennui qu’ils vous causaient. On dit encore que, voyant Vélid moins amoureux, et ayant besoin pour réveiller son ardeur de lui donner de l’inquiétude, vous aviez pris Jemla ; que Vélid, fâché de se voir un rival, et vous épiant avec soin, avait enfin découvert les trois autres, et que toute cette affaire, jusque-là si judicieusement conduite, avait fini pour vous par l’éclat le plus injurieux, et vous avait donné les plus cruelles et les plus publiques mortifications.
— « Ah ! c’en est trop ! interrompit Zulica en se levant, et je vais…
— « Un moment encore, s’il vous plaît, Madame ! dit Nassès, en la retenant ; on a poussé l’impudence jusqu’à me dire que, voyant que les affaires réglées ne vous réussissaient pas, haïssant l’amour, mais tenant encore aux plaisirs, vous ne vous étiez plus permis que des amusements passagers, assez agréables pour remplir vos moments, mais jamais assez vifs pour intéresser votre cœur. Sorte de philosophie qui, pour le dire en passant, n’a pas laissé de faire quelque progrès dans ce siècle-ci, et dont il serait aisé de démontrer la sagesse et l’utilité, si c’était ici le temps de le faire. »
« À la fin de ce récit, Zulica se mit à pleurer de fureur, et Nassès, feignant de ne s’en pas apercevoir, continua ainsi :
— « Vous concevez bien que je vous rends trop de justice, que je vous connais trop à présent pour croire absolument tout ce qu’on m’a dit.
— « Vous me faites trop de grâce ! répondit-elle.
— « Non, reprit-il modestement, ce que je fais pour vous est tout simple, et pour savoir l’opinion que je dois en avoir, je n’ai qu’à consulter la façon dont vous vous êtes rendue à mes désirs ; mais en ne croyant pas tout, vous sentez bien aussi qu’il est impossible que je ne croie rien.
— « Pourquoi donc ? lui demanda-t-elle ; tout ce qu’on vous dit est si probable que je ne puis concevoir que vous vouliez avoir pour moi un ménagement si déplacé.
— « Je crois donc seulement, reprit-il…
— « Ah ! croyez tout, Monsieur, interrompit-elle, croyez tout, et ne nous revoyons jamais !
— « Quand vous le mériteriez, répondit-il, c’est un effort dont je ne serais pas capable ! Jugez si, en vous croyant innocente, je pourrais prendre assez sur moi, être assez barbare pour faire ce que vous semblez me conseiller.
— « Non, non, Monsieur ! répliqua-t-elle ; vous croyez tout ce qu’on vous a dit, vous le croyez, et vous ne valez pas la peine que je vous désabuse.
— « Ainsi donc, reprit-il, nous allons être brouillés ! Une même soirée aura vu naître et finir votre ardeur ; car je ne parle pas de la mienne, ajouta-t-il en soupirant, je ne sens que trop qu’elle sera éternelle !
— « Oui, Monsieur, répondit Zulica, oui, nous serons brouillés, et pour jamais !
— « Pour jamais ! s’écria-t-il, c’est-à-dire que vous me quittez aussi promptement que vous m’avez pris ? C’est, en honneur, une chose que je ne croyais pas possible. Mais comment cette constance si prodigieuse dont vous vous piquez, cette âme si délicate sur le sentiment, peuvent-elles s’accommoder d’un procédé pareil ? Quelle cruelle violence n’allez-vous pas vous faire pour me tenir parole ? Que je vous plains ! Après tout, rien n’est plus heureux pour moi, puisque vous deviez changer, que de vous voir changer si promptement ; un plus long commerce avec vous m’aurait rendu votre inconstance trop douloureuse. Je me flatte pourtant encore que vous ferez vos réflexions, et que, s’il est vrai que votre goût pour moi soit totalement éteint, vous craindrez, du moins, que je ne puisse dire que, comblé de vos bontés les plus particulières, vous ayant tous les sujets du monde de vous louer de moi, vous n’avez pas pu gagner sur vous d’être constante seulement vingt-quatre heures. Après les petites libertés que vous m’avez permises, on trouvera votre procédé mauvais, je vous en avertis. Non, continua-t-il en s’avançant vers elle, et en la serrant tendrement dans ses bras, non, vous ne ferez pas cette injustice à l’amant du monde le plus passionné !
— « Qui ? moi ! s’écria-t-elle en se débattant dans ses bras avec violence, moi ! Je serais encore à vous ? »
« Elle ajouta à ce propos tout ce qui pouvait marquer vivement à Nassès son indignation contre lui. Ce fut en vain qu’il voulut triompher de ses efforts ; son dépit la servant mieux que n’avait fait cette sévère vertu pour laquelle elle combattait si mal à propos, il fut obligé de disputer contre elle jusques à des faveurs si peu importantes qu’il n’avait pas encore cru les lui devoir demander. Elle se défendait toujours contre lui, lorsqu’un char, qu’ils entendirent arrêter, suspendit l’attaque et la résistance.
— « Voilà sans doute mes gens, Monsieur, lui dit-elle, et je pars. Je ne vous presse pas de réfléchir sur ce qui s’est passé entre nous, cela vous serait inutile ; plus on est capable d’un mauvais procédé, moins on est fait pour le sentir ! »
« En achevant ces paroles, elle se leva, et elle allait sortir, lorsque ce que je dirai demain à Votre Majesté la força de demeurer.
— Pourquoi demain ? dit le Sultan ; pensez-vous que vous ne me le dissiez pas aujourd’hui, si j’en avais la fantaisie ? Heureusement pour vous, je n’ai sur tout ceci aucune curiosité ; et, soit demain, soit un autre jour, tout cela m’est indifférent.
CHAPITRE XIX
Ah ! Tant mieux !
— Après ce qui s’est passé entre Zulica et Mazulhim, elle devait peu s’attendre à le revoir ; c’était cependant lui qui entrait. Elle recula de surprise en le voyant, et les pleurs succédèrent à son étonnement, elle se laissa tomber sur moi. Il feignit de ne pas remarquer l’état où sa présence la mettait, et, s’avançant vers elle d’un air libre :
— « Je viens, Reine, lui dit-il, vous demander pardon. Un enchaînement d’affaires accablantes, affreuses, désespérantes, m’a empêché de me rendre à vos ordres. Quoi ! vous pleurez ? Ah ! Nassès ! cela n’est pas bien : vous avez abusé de ma facilité, de mon amitié, de ma confiance !… Mais, mais, au vrai, je ne comprends rien à tout ceci, moi. Vous êtes fâchée ? C’est que j’en suis furieux, désolé, je ne m’en consolerai jamais. Ceci fait une aventure unique, étonnante, du premier rare !… Enfin, ne peut-on pas savoir ce que c’est que tout cela ? Dites donc, vous autres ! vous ne parlez point. Ah ! je vois ce que c’est ; j’en suis la cause innocente. Vous me croyez infidèle, oui, vous le croyez. Que vous connaissez peu mon cœur ! Je reviens à vous mille fois, je dis : mille fois plus tendre, plus épris, plus enchanté que jamais ! »
« Plus Mazulhim feignait de tendresse, plus Zulica, déconcertée, abattue, s’obstinait au silence. Nassès, qui jouissait malignement de sa confusion, craignait, s’il répondait à Mazulhim, qu’elle ne profitât de ce temps-là pour se remettre, et attendait impatiemment qu’elle répondît elle-même. Ce fut en vain. Ils restèrent quelque temps tous trois dans le silence.
— « De grâce, éclaircissez-moi ce mystère ! dit enfin Mazulhim à Nassès. Est-ce de vous ou de moi que Madame a à se plaindre ? Ne m’aime-t-elle plus ? Vous aime-t-elle ?
— « Point du tout ! repartit Nassès : c’est moi, puisqu’il faut vous le dire, que l’infidèle juge à propos de ne plus aimer. Nous sommes brouillés.
— « Ah ! perfide ! dit Mazulhim, après les serments que vous m’aviez faits de m’être toujours fidèle… Quelle horreur !
— « Ce n’est qu’avec une peine extrême que je suis parvenu à consoler Madame de votre perte, répondit Nassès : c’est une justice que je lui dois, et pour faire mon devoir jusques au bout, je vais, quelque chose qu’il m’en coûte, vous laisser essayer si vous pourrez avec plus de facilité la consoler de la mienne. Adieu, Madame ! poursuivit-il en s’adressant à Zulica ; mon bonheur n’a pas duré longtemps ; mais je connais trop la bonté de votre cœur pour ne pas espérer qu’un jour vous me rendrez ce que votre prévention me fait perdre aujourd’hui. En cas qu’il vous plaise de vous souvenir de moi, soyez sûre que je serai toujours à vos ordres ! »
« Lorsque Nassès fut parti, Zulica se leva brusquement, et, sans regarder Mazulhim, voulut sortir aussi.
— « Non, Madame, lui dit-il, d’un air respectueux ; je ne puis me déterminer à vous quitter sans m’être justifié ; il se pourrait aussi que vous eussiez quelques petites excuses à me faire, et, de quelque façon que ce soit, il me paraît indécent que nous nous séparions sans nous être expliqués. Garderez-vous toujours le silence ? Ne vous souvient-il plus que vous m’aviez promis une constance éternelle ?
— « Ah ! Monsieur ! répondit-elle en pleurant, n’ajoutez pas à vos autres indignités, celle de me parler encore d’un amour que vous n’avez jamais ressenti !
— « Hé bien ! répliqua-t-il, voilà les femmes ! On manque malgré soi, on en gémit, on sèche, on languit de douleur, et lorsqu’on n’a mérité que d’être plaint, que l’on revient, plein des plus tendres transports, se jeter aux pieds de ce que l’on aime, on se trouve abhorré. Après tout, vous seriez moins injustes si vous étiez moins délicates. Avec les âmes sensibles on n’a jamais de petits torts. Je vous remercie de votre colère, pourtant ; sans elle, j’aurais peut-être ignoré toute ma vie combien vous m’aimez, et je vous en aurais moi-même aimée moins. Mais, dites-moi donc, ajouta-t-il en s’approchant d’elle familièrement, êtes-vous réellement bien fâchée ? »
« Zulica ne répondit à cette question qu’en le regardant avec le dernier mépris.
— « C’est qu’au fond, continua-t-il, il me serait bien aisé de me justifier. Mais oui, ajouta-t-il, en lui voyant hausser les épaules, très aisé, je ne dis rien de trop ! Car, voyons, quels sont mes torts avec vous ?
— « En vérité ! s’écria-t-elle, j’admire votre impudence ! Me faire venir ici, ne vous y pas rendre ; tout impertinent, tout méprisable même qu’est ce procédé, vous êtes fait pour l’avoir, il ne m’a point étonnée ; mais y joindre la dernière perfidie ! M’envoyer ici un inconnu que vous instruisez de ma faiblesse, quand vous devriez la cacher à toute la terre !…
— « Oui ! la cacher ! interrompit-il ; ce serait un beau mystère, et fort utile au reste, que celui-là ; pensez-vous qu’une affaire entre personnes comme nous puisse s’ignorer ? Mais je suppose que, contre votre expérience même, vous vous fussiez assez aveuglée pour croire qu’on ne vous nommerait pas, en quoi (permettez-moi de vous le demander) vous ai-je exposée ? Notre secret n’est-il pas mieux entre les mains d’un homme d’un certain rang qu’entre celles d’un esclave ? Au reste, je prendrai la liberté de vous dire que je ne vois pas bien pourquoi, après les remerciements que vous l’avez si généreusement mis à portée de vous faire, vous vous plaignez de ce que je vous l’ai envoyé. Entre nous, cet article pourrait mériter éclaircissement ; vous ne me le donnerez pourtant qu’en cas qu’il vous plaise de le faire : car, soit dit sans vous fâcher, je ne suis ni aussi curieux ni aussi incommode que vous.
— « Que d’impertinence et de fatuité ! s’écria Zulica.
— « Doucement, s’il vous plaît, Madame, sur les exclamations de ce genre ! dit vivement Mazulhim ; tel que vous me voyez, il y a mille choses sur lesquelles je pourrais me récrier aussi, et je vous demande en grâce de ne pas m’obliger à prendre ma revanche. Si vous voulez bien me faire l’honneur de m’en croire, nous nous parlerons amicalement ; peut-être y gagnerez-vous autant que moi. Voyons un peu. La présence de Nassès vous a fâchée d’abord, je n’en doute pas ; et ce dont je doute aussi peu, c’est que, pour vous mettre à l’aise avec lui, vous l’avez accablé de toutes les faveurs que vous aviez la bonté de me destiner.
— « Quand cela serait ? répondit fièrement Zulica.
— « J’entends, interrompit-il ; cela est !
— « Eh bien ! oui, reprit-elle courageusement, oui, je l’ai aimé !
— « N’abusons pas ici des mots, répliqua-t-il ; vous ne l’avez point aimé, mais cela est revenu au même. Convenez, puisque à présent vous le connaissez un peu, que c’est un homme d’un rare mérite.
— « Ce que j’en sais, repartit-elle froidement, c’est que, s’il est fat, insolent et sans égards, il a du moins de quoi se le faire pardonner, et que tel qui ose prendre les mêmes tons, aurait plus d’une raison pour être modeste !
— « Toute détournée qu’est cette épigramme, reprit-il, je sens à merveille qu’elle s’adresse à moi, et je veux bien, sans que cela tire à conséquence, vous donner la petite consolation de me l’entendre avouer. Je pousserai même les égards beaucoup plus loin, et ne me permettrai pas une justification dont peut-être la politesse serait blessée.
— « Que vous tenez de misérables propos ! s’écria-t-elle en le regardant d’un air de pitié, et que le ton railleur et léger convient mal à une espèce comme vous !
— « Vous aurez beau faire, Madame, répondit-il, je ne m’écarterai ni du respect que je vous dois, ni du plan sur lequel j’ai résolu de vous entretenir. Je ne serai pas fâché de vous offrir en ma personne un modèle de modération ; peut-être qu’en ne me voyant point me démentir, vous serez tentée de m’imiter.
— « Vous l’exercerez donc tout seul, cette modération si vantée, repartit-elle en se levant, car je vais…
— « Non, s’il vous plaît, Madame, dit-il en la retenant, vous ne me quitterez point ! Ce n’est pas ainsi que des gens comme nous doivent finir ; pour votre honneur, pour le mien, nous devrons naturellement nous prêter à un éclaircissement, et éviter un éclat qui serait beaucoup plus à craindre pour vous que pour moi. En un mot, Zulica, vous m’écouterez ! »
« Soit que Zulica sentît le tort que cette aventure pouvait lui faire si elle se répandait, et qu’elle crût, toutes réflexions faites, ne devoir rien oublier pour engager Mazulhim au silence ; soit que, trop méprisable pour être longtemps fâchée qu’on la méprisât, sa colère commençât à se calmer, elle se rejeta sur le sopha, mais sans regarder Mazulhim, qui, peu touché de cette marque de dépit, reprit ainsi son discours :
— « Vous convenez que vous avez pris Nassès ; un autre vous dirait que communément une femme ne s’engage dans une nouvelle affaire que quand celle qu’elle avait est entièrement rompue, et là-dessus il vous accablerait de tout le mépris qu’en apparence semble mériter cette conduite : pour moi, qui ai assez d’usage du monde pour sentir comment cela s’est fait, loin de vous en savoir mauvais gré, je vous en aime davantage.
— « Ce n’était cependant pas l’effet que je voulais produire sur votre cœur ! répondit-elle.
— « Vous n’en pouvez rien savoir, répliqua-t-il ; dans le trouble où vous étiez, était-il possible que vous démêlassiez les motifs qui vous faisaient agir ? Vous me croyiez inconstant, on vous pressait de vous venger ; si vous m’aviez moins aimé, vous ne l’auriez pas fait, et Nassès aurait tenté vainement de vous mener aussi loin qu’il l’a fait. Il n’appartient, croyez-moi, qu’à la passion la plus vive d’inspirer ces mouvements qui ne laissent pas aux réflexions le temps ou la liberté d’agir. Je ne saurais assez m’étonner que Nassès ait été assez peu délicat pour vouloir profiter du moment où vous vous trouviez, ou assez aveuglé pour ne pas voir que, même entre ses bras, vous étiez toute à un autre, et que, sans votre amour pour moi, vous ne l’auriez jamais rendu heureux.
— « Oh ! non, répondit-elle, il m’a plu, et je vous ai fait assurément une infidélité dans toutes les règles.
— « Vanité toute pure de votre part ! répliqua-t-il ; n’allez pas croire cela ; rien n’est moins vrai !
— « Comment donc ! dit-elle, rien n’est moins vrai ? Je trouve assez singulier que vous vouliez savoir mieux que moi ce qui en est.
— « Je le sais pourtant si bien que je pourrais vous dire mot à mot comment il s’y est pris pour vous séduire, répondit-il. Nassès vous a trouvée belle, il a mieux aimé vous instruire des désirs que vous lui donniez que de me justifier, et je parierais même que, loin de vous parler en ma faveur, il a…
— « Cela n’est pas douteux, interrompit-elle.
— « Ne vous dis-je pas ? continua-t-il. Quel misérable triomphe a-t-il remporté là, et qu’il est peu flatteur ! Après tout, il y a des gens à qui il faut pardonner ces petits stratagèmes ; ils en ont besoin pour plaire.
— « Quoi ! lui dit-elle avec étonnement, vous oseriez me soutenir que vous n’êtes point infidèle ?
— « Assurément, reprit-il, je ne l’étais pas, et c’est ce qui rend votre aventure si plaisante.
— « Vous n’étiez pas coupable ? répéta-t-elle ; qu’étiez-vous donc devenu ?
— « Je ne suis, répliqua-t-il, sorti de chez l’Empereur qu’à l’heure à laquelle vous m’avez vu arriver ici, et Zâdis même, à qui, par parenthèse, on a fait mille plaisanteries sur ce qu’il a été hier perdu tout le jour, ne m’a point quitté ; il peut vous le dire. »
« Au nom de Zâdis, Zulica frémit, et regarda en rougissant Mazulhim qui, sans paraître remarquer aucun de ses mouvements, continua ainsi :
— « Quoique toujours j’aie pour vous un goût fort vif, vous concevez bien que nous ne vivrons plus ensemble dans cette intimité que vous m’aviez permise. Ce n’est pas que je ne vous pardonne tout : mais un commerce lié ne nous convient plus ; au reste, nous nous étions pris plus de fantaisie que d’amour ; ce n’était point le sentiment qui nous unissait ; ce qui arrive ne doit ni vous mortifier ni me déplaire, ni nous empêcher de céder au caprice, si, sans vouloir nous reprendre, nous nous en trouvons quelquefois susceptibles l’un pour l’autre.
— « Je me flatte, répondit-elle dédaigneusement, qu’en faisant cet arrangement vous en sentez tout le ridicule, et que vous n’espérez pas de m’y faire consentir.
— « Pardonnez-moi, reprit-il : vous êtes trop raisonnable pour ne point sentir ce que l’on doit d’égards et de ménagements à ses anciens amis : d’ailleurs, vous n’ignorez pas qu’aujourd’hui c’est un usage établi de former autant d’affaires que l’on peut, et d’accorder tout à ses nouvelles connaissances, sans pour cela retrancher rien aux anciennes. Vous trouverez bon que les choses s’arrangent comme j’ai l’honneur de vous le dire, et que je regarde ce point-là comme très décidé entre nous. »
« À ce honteux marché, Zulica, très digne qu’on le fît avec elle, s’offensa pourtant de ce que Mazulhim osait la croire capable de ce qu’elle faisait tous les jours, et voulut le prendre avec lui sur un ton de dignité qui, ne la rendant que plus misérable, ne l’encouragea que plus à ne la pas ménager.
— « S’il n’était pas si tard, lui dit-il, je vous prouverais que loin que vous ayez à vous plaindre de moi, vous avez mille remerciements à me faire. Je n’ignore pas que Zâdis a passé hier chez vous, et seul avec vous, toute la journée et une grande partie de la nuit. Plus curieux que je n’étais jaloux, et sûr que vous manqueriez à la parole que vous m’aviez donnée de ne le jamais revoir, je vous ai fait observer tous deux…
— « Il n’était pas besoin, interrompit-elle, que vous en prissiez la peine. Je n’ai point prétendu me cacher, et le motif qui m’a fait recevoir hier Zâdis chez moi ne peut jamais que me faire honneur.
— « Ah, ah ! dit-il, d’un air surpris, cela est très particulier !
— « Votre air railleur n’empêchera point que je ne dise vrai, répliqua-t-elle ; je n’avais pas encore rompu absolument avec lui, et c’était pour lui annoncer que je ne le verrais jamais…
— « Que vous passâtes, interrompit-il, tout le jour et toute la nuit avec lui. Je ne vous contredis pas sur le motif, tout extraordinaire qu’il est ; car enfin vous avouerez qu’il est rare qu’une femme se renferme vingt-quatre heures avec un homme quand elle ne veut que se brouiller avec lui. Mais comme une chose, pour être sans exemple, peut n’en être pas moins sensée, je conçois, moi qui ne cherche uniquement qu’à vous justifier, que Zâdis, recevant de vous la confirmation de son malheur, en a pensé mourir de désespoir à vos genoux, et que, touchée de l’abattement où votre inconstance le jetait, vous l’avez consolé avec toute l’humanité dont vous êtes capable, sans que vos soins pour lui prissent rien sur la fidélité que vous m’aviez jurée. Un homme désespéré est peu raisonnable. On a de la peine à l’amener à une conduite sensée ; il faut dire, redire, retourner mille fois la même chose ; essuyer des regrets, des reproches, des larmes, de la fureur : rien ne prend plus de temps. Au reste, je vous dirai que vous n’avez pas à regretter celui que vous avez employé à tâcher de calmer Zâdis : il était aujourd’hui d’une gaieté charmante. Zâdis gai ! cela vous paraît-il concevable ? Si, comme je me garderai bien d’en douter, vous me dites vrai, ou vos conseils ont eu bien de l’empire sur lui, ou, pour vous regretter aussi peu qu’il le fait, il fallait qu’il vous aimât bien faiblement. Si l’un fait honneur à votre esprit, l’autre en fait assez peu à vos charmes ; mais je ne vous afflige pas, vous savez à quoi vous en tenir là-dessus. À tout événement, vous deviez bien lui recommander de paraître triste au moins pour le temps que vous pouviez avoir besoin de me tromper. »
« Zulica, à ces paroles, voulut essayer de se justifier ; mais Mazulhim l’interrompant :
— « Tout ce que vous pourriez me dire, Madame, lui dit-il, serait inutile. Épargnez-vous une justification que je ne vous demande, ni ne veux recevoir, et qui vous coûterait sans me satisfaire. Adieu, ajouta-t-il en se levant ; il est tard, et nous devrions déjà nous être séparés. Ah ! à propos, que ferez-vous de Nassès ? »
« Zulica, à cette question, parut étonnée.
— « Ce que je vous demande, poursuivit-il, me paraît sensé. Vous vous êtes quittés mal ; et il me semble qu’en cela vous avez manqué de prudence. Si vous faites bien, vous le reverrez ; croyez-moi, évitez un éclat. Il ne doit pas vous être plus difficile de le garder en le haïssant, qu’il ne vous l’a été de le prendre sans l’aimer. Si vous vous obstinez à ne le pas revoir, il parlera peut-être, et quoique rien assurément ne soit si simple que ce que vous avez fait, il se trouverait des gens assez noirs, assez injustes pour vous donner le tort, et pour faire d’une chose tout ordinaire l’histoire la plus singulière et la plus ridicule. Ce n’est pas, dans le fond, ce qu’on en dira qui doit vous inquiéter ; quand on porte un certain nom, une affaire de plus ou de moins n’est pas une chose à laquelle on doive regarder de si près : mais c’est qu’il faut éviter de se faire des ennemis. Demain, je vous le présenterai.
— « Moi, s’écria-t-elle, je vous reverrais ?
— « Eh oui ! répondit-il en lui présentant la main pour descendre, il faudra prendre cela sur vous. Si par hasard Zâdis est assez extraordinaire pour le trouver mauvais, comptez sur moi : ou il sera forcé de vous quitter, ou il s’accoutumera à la fin à nous voir faire assidûment notre cour. »
« En achevant ces paroles, il lui offrit encore la main, et voyant qu’elle s’obstinait à la refuser :
— « Quelle misère ! lui dit-il, en la lui prenant malgré elle ; vous faites l’enfant à un point qui n’est pas supportable ! »
« Alors ils sortirent.
CHAPITRE XX
Amusements de l’âme.
« Quelques plaisirs que je trouvasse dans la petite maison de Mazulhim, l’intérêt de mon âme me força de m’en arracher, et, persuadé que ce ne serait pas là que je trouverais ma délivrance, j’allai chercher quelque maison où je fusse, s’il était possible, plus heureux que dans toutes celles que j’avais déjà habitées. Après plusieurs courses, qui n’offrirent à mes yeux que des choses que j’avais déjà vues ou des faits peu dignes d’être racontés à Votre Majesté, j’entrai dans un vaste palais qui appartenait à un des plus grands seigneurs d’Agra. J’y errai quelque temps ; enfin je fixai ma demeure dans un cabinet orné avec une extrême magnificence et beaucoup de goût, quoique l’un semble toujours exclure l’autre. Tout y respirait la volupté ; les ornements, les meubles, l’odeur des parfums exquis qu’on y brûlait sans cesse, tout la retraçait aux yeux, tout la portait dans l’âme. Ce cabinet enfin aurait pu passer pour le temple de la mollesse, pour le vrai séjour des plaisirs.
« Un instant après que je m’y fus placé, je vis entrer la divinité à qui j’allais appartenir. C’était la fille de l’omrah chez qui j’étais. La jeunesse, les grâces, la beauté, ce je ne sais quoi qui seul les fait valoir, et qui, plus puissant, plus marqué qu’elles-mêmes, ne peut cependant jamais être défini ; tout ce qu’il y a de charmes et d’agréments composait sa figure. Mon âme ne put la voir sans émotion ; elle éprouva à son aspect mille sensations délicieuses que je ne croyais pas à son usage. Destiné à porter quelquefois une si belle personne, non seulement je cessai de me tourmenter sur mon sort, mais même je craignis d’être obligé de commencer une nouvelle vie.
— « Ah ! Brahma, me disais-je, quelle est donc la félicité que tu prépares à ceux qui t’ont bien servi, puisque tu permets que les âmes que ton juste courroux a éprouvées jouissent de la vue de tant d’attraits ? Viens, continuais-je avec transport, viens ! image charmante de la divinité, viens calmer une âme inquiète, qui déjà serait confondue avec la tienne, si des ordres cruels ne la retenaient pas dans sa prison ! »
« Il sembla dans cet instant que Brahma voulût exaucer mes vœux. Le soleil était alors à son plus haut point, il faisait une chaleur excessive ; Zéïnis se prépara bientôt à jouir des douceurs du sommeil, et, tirant elle-même les rideaux, ne laissa dans le cabinet que ce demi-jour si favorable au sommeil et aux plaisirs, qui ne dérobe rien aux regards et ajoute à leur volupté, qui rend enfin la pudeur moins timide, et lui laisse accorder plus à l’amour.
« Une simple tunique de gaze, et presque tout ouverte, fut bientôt le seul habillement de Zéïnis ; elle se jeta sur moi nonchalamment. Dieux ! avec quels transports je la reçus ? Brahma, en fixant mon âme dans des sophas, lui avait donné la liberté de s’y placer où elle le voudrait ; qu’avec plaisir en cet instant j’en fis usage ?
« Je choisis avec soin l’endroit d’où je pouvais le mieux observer les charmes de Zéïnis, et je me mis à les contempler avec l’ardeur de l’amant le plus tendre, et l’admiration que l’homme le plus indifférent n’aurait pu leur refuser. Ciel ! que de beautés s’offrirent à mes regards ! Le sommeil enfin vint fermer ses yeux qui m’inspiraient tant d’amour.
« Je m’occupai alors à détailler tous les charmes qu’il me restait encore à examiner, et à revenir sur ceux que j’avais déjà parcourus. Quoique Zéïnis dormît assez tranquillement, elle se retourna quelquefois, et chaque mouvement qu’elle faisait, dérangeant sa tunique, offrait à mes avides regards de nouvelles beautés. Tant d’appas achevèrent de troubler mon âme. Accablée sous le nombre et la violence de ses désirs, toutes ses facultés demeurèrent quelque temps suspendues. C’était en vain que je voulais former une idée ; je sentais seulement que j’aimais, et sans prévoir ou craindre les suites d’une aussi funeste passion, je m’y abandonnais tout entier.
— « Objet délicieux ! m’écriai-je enfin, non, tu ne peux pas être une mortelle. Tant de charmes ne sont pas leur partage. Au-dessus même des êtres aériens, il n’en est point que tu n’effaces. Ah ! daigne recevoir les hommages d’une âme qui t’adore ! Garde-toi de lui préférer quelque vil mortel ! Zéïnis ! divine Zéïnis ! Non, il n’en est point qui puisse te ressembler ! »
« Pendant que je m’occupais de Zéïnis avec tant d’ardeur, elle fit un mouvement et se retourna. La situation où elle venait de se mettre m’était favorable, et, malgré mon trouble, je songeai à en profiter. Zéïnis était couchée sur le côté, sa tête était penchée sur un coussin du sopha, et sa bouche le touchait presque. Je pouvais, malgré la rigueur de Brahma, accorder quelque chose à la violence de mes désirs ; mon âme alla se placer sur le coussin, et si près de la bouche de Zéïnis qu’elle parvint enfin à s’y coller tout entière.
« Il y a sans doute, pour l’âme, des délices que le terme de plaisir n’exprime pas, pour qui même celui de volupté n’est pas encore assez fort. Cette ivresse douce et impétueuse où mon âme se plongea, qui en occupa si délicieusement toutes les facultés, cette ivresse ne saurait se peindre.
« Sans doute notre âme embarrassée de ses organes, obligée de mesurer ses transports sur leur faiblesse, ne peut, quand elle se trouve emprisonnée dans un corps, s’y livrer avec autant de force que lorsqu’elle en est dépouillée. Nous la sentons même quelquefois dans un vif mouvement de plaisir, qui, voulant forcer les barrières que le corps lui oppose, se répand dans toute sa prison, y porte le trouble et le feu qui la dévorent, cherche vainement une issue, et, accablée des efforts qu’elle a faits, tombe dans une langueur qui pendant quelque temps semble l’avoir anéantie. Telle est, à ce que je crois du moins, la cause de l’épuisement où nous jette l’excès de la volupté.
« Tel est notre sort, que notre âme, toujours inquiète au milieu des plus grands plaisirs, est réduite à en désirer plus encore qu’elle n’en trouve. La mienne, collée sur la bouche de Zéïnis, abîmée dans sa félicité, chercha à s’en procurer une encore plus grande. Elle essaya, mais vainement, à se glisser tout entière dans Zéïnis ; retenue dans sa prison par les ordres cruels de Brahma, tous ses efforts ne purent l’en délivrer. Ses élans redoublés, son ardeur, la fureur de ses désirs, échauffèrent apparemment celle de Zéïnis. Mon âme ne s’aperçut pas plutôt de l’impression qu’elle faisait sur la sienne, qu’elle redoubla ses efforts. Elle errait avec plus de vivacité sur les lèvres de Zéïnis, s’élançait avec plus de rapidité, s’y attachait avec plus de feu. Le désordre qui commençait à s’emparer de celle de Zéïnis, augmenta le trouble et les plaisirs de la mienne. Zéïnis soupira, je soupirai ; sa bouche forma quelques paroles mal articulées, une aimable rougeur vint colorer son visage. Le songe le plus flatteur vint enfin égarer ses sens. De doux mouvements succédèrent au calme dans lequel elle était plongée.
— « Oui ! tu m’aimes ! » s’écria-t-elle tendrement.
« Quelques mots, interrompus par les plus tendres soupirs, suivirent ceux-là.
— « Doutes-tu, continua-t-elle, que tu ne sois aimé ? »
« Moins libre encore que Zéïnis, je l’entendais avec transport et n’avais plus la force de lui répondre. Bientôt son âme, aussi confondue que la mienne, s’abandonna toute au feu dont elle était dévorée, un doux frémissement… Ciel ! Que Zéïnis devint belle !
« Mes plaisirs et les siens se dissipèrent par son réveil. Il ne lui resta plus de la douce illusion qui avait occupé ses sens, qu’une tendre langueur à laquelle elle se livra avec une volupté qui la rendait bien digne des plaisirs dont elle venait de jouir. Ses regards, où l’amour même régnait, étaient encore chargés du feu qui coulait dans ses veines. Quand elle put ouvrir les yeux, ils avaient déjà perdu l’impression voluptueuse que mon amour et le trouble de ses sens y avaient mise, mais qu’ils étaient encore touchants ! Quel mortel, en se devant le bonheur de les voir ainsi, ne serait expiré de l’excès de sa tendresse et de sa joie ?
— « Zéïnis ! m’écriai-je avec transport, aimable Zéïnis ! C’est moi qui viens de te rendre heureuse ; c’est à l’union dé ton âme et de la mienne que tu dois tes plaisirs. Ah ! puisses-tu les lui devoir toujours, et ne répondre jamais qu’à mon ardeur ! Non, Zéïnis, il n’en peut jamais être de plus tendre et de plus fidèle ! Ah ! si je pouvais soustraire mon âme au pouvoir de Brahma, ou qu’il pût l’oublier, éternellement attachée à la tienne, ce serait par toi seule que son immortalité pourrait devenir un bonheur pour elle, et qu’elle croirait perpétuer son être. Si je te perds jamais, âme que j’adore ! Eh ! comment dans l’immensité de la nature, où, accablé de ces liens cruels dont Brahma me chargera peut-être, pourrai-je te retrouver ? Ah ! Brahma ! si ton pouvoir suprême m’arrache à Zéïnis, fais au moins que, quelque douloureux que me soit son souvenir, je ne le perde jamais ! »
« Pendant que mon âme parlait si tendrement à Zéïnis, cette fille charmante semblait s’abandonner à la plus douce rêverie, et je commençai à m’alarmer de la tranquillité avec laquelle elle avait pris ce songe, dont quelques instants auparavant je trouvais tant à me féliciter.
— « Zéïnis, me disais-je, est sans doute accoutumée aux plaisirs qu’elle vient de goûter. Quelque chose qu’ils aient pris sur ses sens, ils n’ont point étonné son imagination : elle rêve, mais elle ne paraît pas se demander la cause des mouvements dont elle a été agitée. Familiarisée avec ce que l’amour a de plus doux et de plus tendres transports, je n’ai fait que lui en retracer l’idée. Un mortel plus heureux a déjà développé dans le cœur de Zéïnis ce germe de tendresse que la nature y a mis. C’est son image, non mon ardeur, qui l’a enflammée ; elle connaît l’amour, elle en a parlé ; elle semblait, au milieu de son trouble, être occupée du soin de rassurer un amant qui peut-être est accoutumé à porter entre ses bras et ses craintes et son inquiétude. Ah ! Zéïnis ! s’il est vrai que vous aimiez, que, dans l’état où m’a mis la colère de Brahma, mon sort va devenir horrible ! »
« Mon âme errait entre toutes ces idées, lorsque j’entendis frapper doucement à la porte. La rougeur de Zéïnis à ce bruit imprévu augmenta mes craintes. Elle raccommoda avec promptitude le dérangement où les erreurs de son sommeil l’avaient laissée, et, plus en état de paraître, elle ordonna qu’on entrât.
— « Ah ! me dis-je avec une extrême douleur, c’est peut-être un rival qui va s’offrir à ma vue ; s’il est heureux, quel supplice ! S’il le devient, que Zéïnis soit telle que quelquefois je la suppose, et que ce soit à elle que je doive ma délivrance, quel coup affreux pour moi si je suis forcé de me séparer d’elle après les sentiments qu’elle m’a inspirés ! »
« Quoique, par la connaissance que j’avais des mœurs d’Agra, je dusse être rassuré contre la crainte de quitter Zéïnis, et qu’il fût assez vraisemblable qu’à l’âge de quinze ans à peu près qu’elle paraissait avoir, elle n’eût pas tout ce que Brahma demandait pour me rendre à une autre vie, il se pouvait aussi que j’eusse tout à craindre d’elle de ce côté-là, et quelque cruel qu’il fût pour moi d’être témoin des bontés qu’elle aurait pour mon rival, je préférais ce supplice à celui de la perdre.
« À l’ordre de Zéïnis, un jeune indien, de la figure la plus brillante, était entré dans le cabinet. Plus il me parut digne de plaire, plus il excita ma haine ; elle redoubla à l’air dont Zéïnis le reçut. Le trouble, l’amour et la crainte se peignirent tour à tour sur son visage ; elle le regarda quelque temps avant que de lui parler. Il me parut aussi agité qu’elle ; mais à son air timide et respectueux je jugeai que s’il était aimé, on ne le favorisait pas encore. Malgré son trouble et son extrême jeunesse (car il ne me parut guère plus âgé que Zéïnis), il semblait n’en être pas à sa première passion, et je commençai à espérer que je n’aurais de cette aventure que le chagrin que je pouvais le mieux supporter.
— « Ah ! Phéléas ! lui dit Zéïnis avec émotion, que venez-vous chercher ici ?
— « Vous, que j’espérais y trouver, répondit-il en se jetant à ses genoux ; vous sans qui je ne puis vivre, et qui voulûtes bien hier me promettre de me voir sans témoins.
— « Ah ! n’espérez pas, reprit-elle vivement, que je vous tienne parole ! Sortons, je ne veux pas rester plus longtemps dans ce cabinet.
— « Zéïnis, répliqua-t-il, m’enviez-vous le bonheur de rester seul un moment avec vous, et se peut-il que vous vous repentiez si tôt de la première faveur que vous m’accordez ?
— « Mais, répondit-elle d’un air embarrassé, ne puis-je pas vous parler ailleurs qu’ici, et si vous m’aimiez, vous obstineriez-vous à me demander une chose pour laquelle j’ai tant de répugnance ? »
« Phéléas, sans lui répondre, lui saisit une main, et la baisa avec toute l’ardeur dont j’aurais été capable. Zéïnis le regardait languissamment ; elle soupirait, encore émue de ce songe qui lui avait peint son amant si pressant, et où elle avait été si faible : disposée encore plus à l’amour par les impressions qui lui en étaient restées, chaque fois que ses yeux se tournaient vers Phéléas, ils devenaient plus tendres, et reprenaient insensiblement un peu de cette volupté que mon amour y avait mise quelques moments auparavant.
« Malgré le peu d’expérience de Phéléas, sa tendresse, qui le rendait attentif à tous les mouvements de Zéïnis, les lui laissait assez remarquer pour qu’il ne pût pas douter qu’elle le voyait avec plaisir. Zéïnis, d’ailleurs, simple et sans art, ne cachant à Phéléas que par pudeur l’état où sa présence la mettait, en croyant lui dérober beaucoup du trouble dont elle était agitée, le lui montrait tout entier. Phéléas n’en savait pas assez pour triompher d’une coquette dont la fausse vertu et les airs décents l’auraient effrayé, mais il n’était que trop dangereux pour Zéïnis qui, pressée par son amour, ignorait, même en craignant de céder, la façon dont elle aurait pu se défendre.
« Avec quelque plaisir qu’elle vît Phéléas à ses genoux, elle le pria de se lever. Loin de lui obéir, il les lui serrait avec une expression si tendre et des transports si vifs, que Zéïnis en soupira.
— « Ah ! Phéléas ! lui dit-elle avec émotion, sortons d’ici, je vous en conjure !
— « Me craindrez-vous toujours ? lui demanda-t-il tendrement. Ah ! Zéïnis ! Que mon amour vous touche peu ! Que pouvez-vous craindre d’un amant qui vous adore, qui presque en naissant fut soumis à vos charmes, et qui depuis, uniquement touché d’eux, n’a voulu vivre que pour vous ? Zéïnis ! ajouta-t-il en versant des larmes, voyez l’état où vous me réduisez ! »
« En achevant ces paroles, il leva sur elle ses yeux chargés de pleurs ; elle le fixa quelque temps d’un air attendri, et cédant enfin aux transports que l’amour et la douleur de Phéléas lui causaient :
— « Ah ! cruel ! lui dit-elle d’une voix étouffée par les pleurs qu’elle tâchait de retenir ; ai-je mérité les reproches que vous me faites, et quelles preuves puis-je vous donner de ma tendresse, si, après toutes celles que vous en avez reçues, vous voulez en douter encore ?
— « Si vous m’aimiez, répondit-il, ne vous oublieriez-vous pas avec moi dans cette solitude, et, loin d’en vouloir sortir, auriez-vous quelque autre crainte que celle qu’on ne vînt nous y troubler ?
— « Hélas ! reprit-elle naïvement, qui vous dit que j’en aie d’autres ? »
« À ces mots, Phéléas, quittant brusquement ses genoux, courut à la porte et la ferma ; en revenant, il rencontra Zéïnis, qui, devinant ce qu’il allait faire, s’était levée pour l’en empêcher. Il la prit entre ses bras, et malgré la résistance qu’elle lui opposait, il la remit sur moi et s’y assit auprès d’elle.
CHAPITRE DERNIER
« Je ne sais si Zéïnis imagina que quand une porte est fermée il est inutile de se défendre, ou si, craignant moins d’être surprise, elle-même ne craignit plus ; mais à peine Phéléas fut-il auprès d’elle que, rougissant moins de ce qu’il faisait que de ce qu’elle appréhendait qu’il ne voulût faire, avant même qu’il lui demandât rien, d’une voix tremblante et d’un air interdit, elle le supplia de vouloir bien ne lui rien demander. Le ton de Zéïnis était plus tendre qu’imposant, et ne fâcha ni ne contint Phéléas. Couché auprès d’elle, il la serrait dans ses bras avec tant de fureur que Zéinis, en commençant à connaître combien elle devait le craindre, malgré elle, partagea ses transports.
« Quelque émue qu’elle fût, elle tâcha de se débarrasser des bras de Phéléas, mais c’était avec tant d’envie d’y rester que, pour rendre ses efforts inutiles, il n’eut pas besoin d’en employer de bien grands. Ils se regardèrent quelque temps sans se rien dire ; mais Zéïnis, sentant augmenter son trouble, et craignant enfin de ne pouvoir pas en triompher, pria, mais doucement, Phéléas de vouloir bien la laisser.
— « Ne voudrez-vous donc jamais me rendre heureux ? lui demanda-t-il.
— « Ah ! répondit-elle avec une étourderie que je ne lui ai pas encore pardonnée, vous ne l’êtes que trop, et avant que vous vinssiez, vous l’avez été bien davantage ! »
« Plus ces paroles parurent obscures à Phéléas, plus il lui parut nécessaire d’apprendre de Zéïnis ce qu’elles voulaient dire. Il la pressa longtemps de les lui expliquer, et quelque répugnance qu’elle eût à parler davantage, il la pressait si tendrement, la regardait avec tant de passion, qu’enfin il acheva de la troubler.
— « Mais, si je vous le dis, dit-elle d’une voix tremblante, vous en abuserez ! »
« Il lui jura que non avec des transports qui, loin de la rassurer sur ses craintes, ne devaient pas lui laisser douter qu’il ne lui manquât de parole. Trop émue pour pouvoir former cette idée, ou trop peu expérimentée pour connaître toute la force de la confidence qu’elle allait lui faire, après s’être encore faiblement défendue contre ses empressements, elle lui avoua qu’un moment avant qu’il entrât, s’étant endormie, elle l’avait vu, mais avec des transports dont elle n’avait jamais eu d’idée.
— « Étais-je entre vos bras ? lui demanda-t-il en la serrant dans les siens.
— « Oui, répondit-elle en portant sur lui des yeux troublés.
— « Ah ! continua-t-il avec une extrême émotion, vous m’aimiez plus alors que vous ne m’aimez à présent !
— « Je ne pouvais pas vous aimer plus, répliqua-t-elle, mais il est vrai que je craignais moins de vous le dire.
— « Après ? lui demanda-t-il.
— « Ah ! Phéléas ! s’écria-t-elle en rougissant, que me demandez-vous ? Vous étiez plus heureux que je ne veux que vous le soyez jamais, et vous n’en étiez pas moins injuste. »
« Phéléas, à ces mots, ne pouvant plus contenir son ardeur, et devenu plus téméraire par la confidence que Zéïnis lui avait faite, se soulevant un peu et se penchant sur elle, fit ce qu’il put pour approcher sa bouche de la sienne. Quelque hardie que fût cette entreprise, Zéïnis peut-être ne s’en serait pas offensée ; mais Phéléas, uniquement occupé de se rendre heureux, porta son audace si loin qu’elle ne crut pas devoir lui pardonner ce qu’il faisait.
— «Ah ! Phéléas ! s’écria-t-elle, sont-ce les promesses que vous m’avez faites, et craignez-vous si peu de me fâcher ? »
« Quelque violents que fussent les transports de Phéléas, Zéïnis se défendit si sérieusement, et il vit tant de colère dans ses yeux, qu’il crut ne devoir plus s’opiniâtrer à une victoire qu’il ne pouvait remporter sans offenser ce qu’il aimait, et qui même, par la résistance de Zéïnis, devenait extrêmement douteuse pour lui. Soit respect, soit timidité, enfin il s’arrêta, et n’osant plus regarder Zéïnis :
— « Non, lui dit-il tristement, quelque cruelle que vous soyez, je ne m’exposerai plus à vous déplaire. Si je vous étais plus cher, vous craindriez sans doute moins de faire mon bonheur ; mais quoique je ne doive plus espérer de vous rendre sensible, je ne vous en aimerai pas moins tendrement ! »
« En achevant ces paroles, il se leva d’auprès d’elle et sortit. Mortellement fâchée que Phéléas la quittât, et n’osant cependant pas le rappeler, la tête appuyée sur ses mains, Zéïnis pleurait, et était demeurée sur le sopha. Inquiète pourtant du départ de son amant, elle se levait pour savoir ce qu’il était devenu, lorsque, ramené par sa tendresse, il rentra dans le cabinet. Elle rougit en le revoyant, elle se laissa tomber sur moi en poussant un profond soupir. Il courut se jeter à ses genoux, lui prit tendrement la main, et n’osant la baiser, il l’arrosa de ses larmes.
— « Ah ! levez-vous ! lui dit Zéïnis sans le regarder.
— « Non, Zéïnis, lui dit-il, c’est à vos pieds que j’attends mon arrêt ! Un seul mot… Mais vous pleurez ! Ah ! Zéïnis ! Est-ce moi qui fais couler vos larmes ? »
« La barbare Zéïnis, en ce moment, lui serra la main, et, tournant vers lui des yeux que les pleurs qu’ils versaient embellissaient encore, soupira sans lui répondre. Le trouble qui régnait dans ses yeux ne fut pas plus obscur pour Phéléas qu’il ne l’était pour moi-même.
— « Ciel ! s’écria-t-il en l’embrassant avec fureur, serait-il possible que Zéïnis me pardonnât ? »
« Zéïnis garda encore le silence. Hélas ! Phéléas ne perdit rien de ce qu’il semblait lui dire, et sans interroger davantage Zéïnis, il alla chercher jusque sur sa bouche l’aveu qu’elle semblait lui refuser encore.
« En cet instant, je n’entendis plus que le bruit de quelques soupirs étouffes. Phéléas s’était emparé de cette bouche charmante où mon âme un instant avant lui… Mais pourquoi rappelé-je un souvenir encore si cruel pour moi ? Zéïnis s’était précipitée dans les bras de son amant : l’amour, un reste de pudeur qui ne la rendait que plus belle, animaient son visage et ses yeux. Ce premier trouble dura longtemps. Phéléas et Zéïnis, tous deux immobiles respirant mutuellement leur âme, semblaient accablés de leurs plaisirs.
— Tout cela, dit alors le Sultan, ne vous faisait pas grand plaisir, n’est-il pas vrai ? Aussi de quoi vous avisiez-vous de devenir amoureux pendant que vous n’aviez pas de corps ? Cela était d’une folie inconcevable, car, en bonne foi, à quoi cette fantaisie pouvait-elle vous mener ? Vous voyez bien qu’il faut savoir raisonner quelquefois.
— Sire, répondit Amanzéi, ce ne fut qu’après que ma passion fut établie que je sentis combien elle devait me tourmenter, et, selon ce qui arrive ordinairement, les réflexions vinrent trop tard.
— Je suis vraiment fâché de votre accident : car je vous aimais assez sur la bouche de cette fille que vous avez nommée, reprit le Sultan : c’est réellement dommage qu’on vous ait dérangé.
— Tant que Zéïnis avait résisté à Phéléas, dit Amanzéi, je m’étais flatté que rien ne pourrait la vaincre, et lorsque je la vis plus sensible, je crus qu’arrêtée par les préjugés de son âge, elle ne porterait pas sa faiblesse jusques où elle pouvait faire mon malheur. J’avouerai cependant que, quand je lui entendis raconter ce songe, que j’avais cru qu’elle ne devait qu’à moi, que j’appris d’elle-même que l’image de Phéléas était la seule qui se fût présentée à elle, et que c’était au pouvoir qu’il avait sur ses sens, et non à mes transports, qu’elle avait dû ses plaisirs, il me resta peu d’espoir d’échapper au sort que je craignais tant. Moins délicat cependant que je n’aurais dû l’être, je me consolais du bonheur de Phéléas, par la certitude que j’avais de le partager avec lui. Quelque chose qu’il eût dite à Zéïnis de sa passion, et de la fidélité qu’il lui avait toujours gardée, il ne me paraissait pas possible qu’il fût parvenu à l’âge de quinze ou seize ans sans avoir eu au moins quelque curiosité qui l’empêcherait de délivrer mon âme de cette captivité qui m’avait longtemps paru si cruelle, et que je préférais dans cet instant au poste le plus glorieux qu’une âme pût remplir. Tout désespéré que j’étais de la faiblesse de Zéïnis, j’en attendis les suites avec moins de douleur, dès que je me fus persuadé que, quelque chose qui arrivât, je ne serais pas contraint de la quitter.
« Quelque affreuse que fût, pour moi, la tendre léthargie où ils étaient plongés, et que chaque soupir qu’ils poussaient paraissait augmenter encore, elle retardait les téméraires entreprises de Phéléas, et quoiqu’elle me prouvât à quel point ils sentaient leur bonheur, je priais ardemment Brahma de ne point permettre qu’elle se dissipât. Inutiles vœux ! J’étais trop criminel pour que deux âmes innocentes, et dignes de leur félicité, me fussent sacrifiées.
« Phéléas, après avoir langui quelques instants sur le sein de Zéïnis, pressé par de nouveaux désirs que la faiblesse de son amante avait rendus plus ardents, la regarda avec des yeux qui exprimaient la délicieuse ivresse de son cœur. Zéïnis, embarrassée des regards de Phéléas, détourna les siens en soupirant.
— « Quoi ! tu fuis mes regards, lui dit-il. Ah ! tourne plutôt vers moi tes beaux yeux. Viens lire dans les miens toute l’ardeur que tu m’inspires ! »
« Alors il la prit dans ses bras. Zéïnis tenta encore de se dérober à ses transports ; mais soit qu’elle ne voulût pas résister longtemps, soit que se faisant illusion à elle-même, en cédant, elle crût résister, Phéléas fut bientôt regardé aussi tendrement qu’il désiroit de l’être.
« Quoique les dernières bontés de Zéïnis l’eussent jeté dans une tendre langueur peu différente de celle où mes transports l’avaient plongée, et qu’elle regardât Phéléas avec toute la volupté qu’il avait désirée d’elle, elle parut se repentir de s’être livrée à son ardeur, et chercha à se retirer des bras de Phéléas.
— « Ah ! Zeïnis ! lui dit-il, dans ce songe dont vous m’avez parlé, vous ne craigniez pas de me rendre heureux !
— « Hélas ! répondit-elle, quel que soit mon amour pour vous, sans lui, sans le trouble qu’il a mis dans mes sens, vous n’en auriez pas tant obtenu ! »
« Imaginez, Sire, quel fut mon chagrin lorsque j’ai appris que c’était à moi seul que mon rival devait son bonheur.
— « Vous devez être content de votre victoire, continua-t-elle, et vous ne pouvez, sans m’offenser, vouloir la pousser plus loin. J’ai fait plus que je ne devais pour vous prouver ma tendresse, mais…
— « Ah ! Zéïnis ! interrompit l’impétueux Phéléas, s’il était vrai que tu m’aimasses, tu craindrais moins de me le dire, ou du moins tu me le dirais mieux. Loin de ne livrer à mon amour qu’avec timidité, tu t’abandonnerais à tous mes transports, que tu ne croirais pas encore faire assez pour moi. Viens, continua-t-il en s’élançant auprès d’elle avec une vivacité qui m’aurait fait mourir si une âme était mortelle, viens, achève de me rendre heureux.
— « Ah, Phéléas ! s’écria d’une voix tremblante la timide Zéïnis, songes-tu que tu me perds ? Hélas ! tu m’avais juré tant de respect, Phéléas ! Est-ce ainsi qu’on respecte ce qu’on aime ?
« Les pleurs de Zéïnis, ses prières, ses ordres, ses menaces, rien n’arrêta Phéléas. Quoique la tunique de gaze qui était entre elle et lui ne le laissât jouir déjà que de trop de charmes, et que ses transports l’eussent remise comme elle était pendant le sommeil de Zéïnis ; moins satisfait des beautés qu’elle offrait à sa vue que transporté du désir de voir celles qu’elle lui dérobait encore, il écarta enfin ce voile que la pudeur de Zéïnis défendait encore faiblement, et, se précipitant sur les charmes que sa témérité offrait à ses regards, il l’accabla de caresses si vives et si pressantes qu’il ne lui resta plus que la force de soupirer.
« La pudeur et l’amour combattaient cependant encore dans le cœur et dans les yeux de Zéïnis. L’une refusait tout à l’amant, l’autre ne lui laissait presque plus rien à désirer. Elle n’osait porter ses regards sur Phéléas, et lui rendait avec une tendresse extrême tous les transports qu’elle lui inspirait. Elle défendait une chose pour en permettre une plus essentielle ; elle voulait, et ne voulait plus ; cachait une de ses beautés pour en découvrir une autre ; elle repoussait avec horreur, et se rapprochait avec plaisir. Le préjugé quelquefois triomphait de l’amour, et lui était un instant après sacrifié, mais avec des réserves et des précautions qui, tout vaincu qu’il en avait paru, le faisait triompher encore. Zéïnis avait tour à tour honte de sa facilité et de ses répugnances. La crainte de déplaire à Phéléas, l’émotion que lui causaient ses transports, et l’épuisement où un combat aussi long l’avait jetée, la forcèrent enfin à se rendre. Livrée elle-même à tous les désirs qu’elle inspirait, ne supportant qu’impatiemment des plaisirs qui l’irritaient sans la satisfaire, elle chercha la volupté qu’ils lui indiquaient et ne lui donnaient point.
« En ce moment, outré du spectacle qui s’offrait à mes yeux, et commençant à craindre à de certaines idées de Phéléas qui me prouvaient son peu d’expérience, qu’il ne chassât mon âme d’un lieu où, malgré les chagrins qu’on lui donnait, elle se plaisait à demeurer, je voulus sortir pour quelques instants du sopha de Zéïnis, et éluder les décrets de Brahma. Ce fut en vain ; cette même puissance qui m’y avait exilé, s’opposa à mes efforts et me contraignit d’attendre, dans le désespoir, la décision de ma destinée.
« Phéléas… Ô souvenir affreux ! moment cruel, dont l’idée ne s’effacera jamais de mon âme ! Phéléas, enivré d’amour et maître, par les tendres complaisances de Zéïnis, de tous les charmes que j’adorais, se prépara à achever son bonheur. Zéïnis se prêta voluptueusement aux transports de Phéléas, et si les nouveaux obstacles qui s’opposaient encore à sa félicité la retardèrent, ils ne la diminuèrent pas. Les beaux yeux de Zéïnis versèrent des larmes, sa bouche voulut former quelques plaintes, et dans cet instant sa tendresse seule ne lui fit point pousser des soupirs. Phéléas, auteur de tant de maux, n’en était cependant pas plus haï ; Zéïnis, de qui Phéléas se plaignait, n’en fut que plus tendrement aimée. Enfin, un cri plus perçant qu’elle poussa, une joie plus vive que je vis briller dans les yeux de Phéléas, m’annoncèrent mon malheur et ma délivrance ; et mon âme, pleine de son amour et de sa douleur, alla en murmurant recevoir les ordres de Brahma, et de nouvelles chaînes.
— Quoi ! c’est là tout ? demanda le Sultan. Ou vous avez été sopha bien peu de temps, ou vous avez vu bien peu de chose pendant que vous l’étiez !
— Ce serait vouloir ennuyer Votre Majesté que de lui raconter tout ce dont j’ai été témoin pendant mon séjour dans les sophas, répondit Amanzéi ; et j’ai moins prétendu lui rendre toutes les choses que j’ai vues, que celles qui pouvaient l’amuser.
— Quand les choses que vous avez racontées, dit la Sultane, seraient plus brillantes que celles que vous avez supprimées, et je le crois (puisqu’il est impossible d’en faire la comparaison), on aurait toujours à vous reprocher de n’avoir amené sur la scène que quelques caractères, pendant que tous étaient entre vos mains, et d’avoir volontairement resserré sur un sujet qui de lui-même est si étendu.
— J’ai tort sans doute, Madame, répondit Amanzéi, si tous les caractères sont agréables, ou marqués au même point ; si j’ai pu les traiter tous, sans tomber dans l’inconvénient d’exposer à vos yeux des traits communs ou rebattus, et si j’ai pu m’étendre beaucoup sur une matière qui devait, quelque variété que j’eusse mise dans les caractères, devenir ennuyeuse par la répétition continuelle et inévitable du fond.
— En effet, dit le Sultan, je crois que, si l’on voulait peser tout cela, il pourrait bien avoir raison ; mais j’aime mieux qu’il ait tort que de me donner la peine d’examiner ce qui en est. Ah ! ma grand’mère ! continua-t-il en soupirant, ce n’était pas ainsi que vous contiez ! »
TABLE