Le Sopha (Crébillon)/Chapitre 09

Le Sopha (1742)
Librairie Alphonse Lemerre (p. 89-109).


CHAPITRE IX

Où l’on trouvera une grande question à décider.


— « Je vous obéirai aveuglément, répondit Almaïde à Moclès. Je vous ai dit, ce me semble, que ce jeune homme dont je vous parlais m’avait renversée, sur un sopha ; je n’étais pas encore revenue de mon étonnement, qu’il s’y précipita sur moi. Quoique l’excès de ma surprise me permît à peine de lui exprimer ma colère, il la lut aisément dans mes yeux, et, voulant se précautionner contre mes cris, il parvint, malgré ma résistance, à me fermer la bouche avec le baiser le plus insolent. Il me serait impossible de vous dire combien d’abord j’en fus révoltée ; je l’avouerai pourtant, mon indignation ne fut pas longue. La nature, qui me trahissait, me porta bientôt ce baiser dans le fond du cœur ; il se mêla tout d’un coup à ma colère des mouvements qui ne la laissèrent plus agir qu’avec faiblesse. Tous mes sens se soulevèrent, un feu inconnu se glissa dans toutes mes veines : je ne sais quel plaisir qui, en le détestant, m’entraînait, remplit insensiblement toute mon âme ; mes cris se convertirent en soupirs, et, emportée par des mouvements auxquels, malgré ma colère et ma douleur, je ne pouvais plus résister, en gémissant de l’état où je me voyais, je n’avais plus la force de m’en défendre.

— « Voilà, s’écria Moclès, une terrible situation ! Eh bien ? continua-t-il en la regardant avec des yeux enflammés.

— « Que vous dirai-je ? reprit-elle. Quand je le pouvais, je lui faisais des reproches : mais c’était machinalement. Je crois que je lui parlais, que je le traitais avec tout le mépris qu’il méritait ; je dis que je le crois, car je n’oserais l’assurer. À mesure que ce trouble cruel augmentait, je sentais expirer mes forces et ma fureur ; une confusion singulière régnait dans toutes mes idées. Je ne m’étais pourtant pas encore rendue ; mais quelle résistance ! Qu’elle était faible ! Et que toute faible qu’elle était, elle me coûtait encore ! Je ne me rappelle, Moclès, ce souvenir qu’avec horreur, et la honte qu’il me cause me le rend aussi présent que si je gémissais encore entre les bras de cet audacieux. Quel moment pour ma vertu ! Je souhaitais (mais avec quels efforts ! Combien ne souffrais-je pas à le souhaiter !) que l’on vînt m’arracher au sort qui me menaçait. En même temps que je formais cette idée, un mouvement contraire qui agissait sur moi avec la dernière violence, et qui cependant me déplaisait moins que le premier, me faisait désirer vivement que rien ne s’opposât à ma défaite. En rougissant de ce que je sentais, je brûlais d’en sentir davantage. Sans imaginer de nouveaux plaisirs, j’en souhaitais ; l’ardeur qui me dévorait commençait à devenir un supplice pour moi et à fatiguer mes sens. Quelle que fût l’ivresse dans laquelle j’étais plongée, je n’avais pas encore pu parvenir à étouffer cette voix importune qui criait au fond de mon cœur, et qui, n’ayant pu m’arracher à ma faiblesse, continuait de me la reprocher, lorsque ce jeune homme, rembarquant, sans doute, l’impression qu’il faisait sur moi, poussa enfin jusqu’au bout les outrages qu’il me faisait. Il… mais comment pourrais-je vous exprimer ce dont je rougis encore ? Occupée uniquement, autant que mon trouble me le permettait, à me défendre de ces baisers dont il m’accablait sans cesse, je n’avais point pris d’ailleurs de précautions contre lui. Malgré le cruel état où j’étais, cette nouvelle insulte réveilla ma fureur ; hélas ! ce ne fut pas pour longtemps. Je sentais bientôt augmenter mon désordre ; jusqu’aux efforts que je faisais pour échapper à cet audacieux, ou pour le déranger du moins, tout y contribuait, tout achevait de me séduire. Perdue enfin dans des transports inexprimables, dans un ravissement dont il me serait impossible de vous donner l’idée, je tombai, sans force et sans mouvement, entre les bras du cruel qui me faisait de si sanglants affronts.

— « Quel état ! s’écria Moclès, et que j’en crains les suites !

— « Elles ne furent cependant pas telles que vous les imaginez, répondit Almaïde. Au milieu d’une situation dont j’avais d’autant plus à craindre que je n’en craignais plus rien, je ne sais pourquoi mon ennemi suspendit tout d’un coup sa fureur et ses entreprises. Par un prodige que je n’ai jamais pu concevoir, et que vous ne croiriez peut-être pas, tant il est extraordinaire, dans l’instant où je n’avais plus rien à lui opposer, et où lui-même paraissait au comble de l’égarement, ses yeux, dont je ne pouvais soutenir l’éclat et l’impression, changèrent ; une sorte de langueur, qui vint y régner, en bannit la fureur ; il chancela, et en me pressant dans ses bras, avec plus de tendresse et moins de violence qu’auparavant, il devint (juste punition des maux qu’il m’avait faits !) aussi faible que je l’étais moi-même. En ce moment mon trouble commençait à se dissiper, et je fus assez heureuse pour pouvoir jouir de toute l’humiliation de mon ennemi ; après l’avoir considérée avec tout le plaisir possible, et remercié intérieurement Brahma de la protection visible qu’il m’avait accordée, je me relevai avec violence. À mesure que mes sens se calmaient, et que mes idées devenaient plus claires, je sentais plus vivement ma honte. Vingt fois j’ouvris ma bouche pour charger ce jeune téméraire des reproches qu’il méritait : mais cette confusion secrète dont j’étais accablée me la ferma toujours, et après l’avoir regardé avec toute l’indignation que méritait l’insolence de son procédé, je le quittai brusquement. J’aimai mieux, à vous dire vrai, garder le silence que d’entrer dans des détails qui m’auraient fait rougir, et que la faiblesse dont je venais d’être capable me faisait craindre. Voilà, poursuivit-elle, la seule fois que je me sois trouvée dans ce danger que j’avais toujours craint avant que de le connaître, et que je n’ai connu que pour l’éviter avec plus de soin que jamais. Je me crus même d’autant plus obligée à le fuir, que je ne doutai pas, aux mouvements que j’avais éprouvés, que je n’eusse plus de penchant à l’amour que je ne l’avais cru.

— « Vous voyez bien, dit alors Modes, qu’il est important d’essayer son âme. Mais, à propos, comment va la vôtre ? Ce récit a-t-il fait sur vous les impressions que vous craignez ?

— « Mais enfin, répondit-elle en rougissant, elle n’est pas aussi tranquille qu’elle l’était.

— « De sorte, reprit-il, que si actuellement vous trouviez un téméraire, vous ne laisseriez pas d’en être un peu embarrassée.

— « Ah ! ne me parlez plus de cela ! s’écria-t-elle ; ce serait le plus cruel malheur qui pût m’arriver !

— « Oui, répondit-il avec distraction ; cela se conçoit aisément. »

« En achevant ces paroles, il tomba dans la rêverie la plus profonde : de temps en temps il regardait Almaïde d’un air interdit, et avec des yeux qui peignaient ses désirs et son irrésolution. L’aveu qu’Almaïde venait de lui faire de son trouble, l’encourageait ; mais, son inexpérience ne lui permettant pas de savoir le mettre à profit, peu s’en fallait qu’il ne lui devînt inutile. La façon dont il devait s’y prendre pour achever de séduire Almaïde n’était pas la seule chose à laquelle il rêvât. Retenu par le souvenir de ce qu’il avait été, tyrannisé par l’idée des plaisirs, séduit, cessant de l’être, je le voyais tour à tour prêt à fuir, ou à tout tenter.

« Pendant qu’il éprouvait tant de combats, Almaïde n’était pas dans un état plus tranquille. Le récit que Moclès lui avait demandé avait produit tout ce qu’elle avait craint. Ses yeux s’étaient animés ; une rougeur différente de celle que la pudeur fait naître, des soupirs entrecoupés, de l’inquiétude, de la langueur ; tout m’apprit, mieux qu’elle ne le savait elle-même, la force de l’égarement dans lequel elle était plongée. J’attendais avec impatience ce que deviendrait la situation où deux personnes si sages s’étaient si imprudemment engagées. Je craignis même quelque temps qu’ils ne sentissent l’erreur où leur trop grande sécurité les avait entraînés, et que, dans des cœurs accoutumés à la vertu, elle ne fît pas tout le progrès que mon état et les promesses de Brahma me forçaient de souhaiter.

« Je crus voir enfin aux regards d’Almaïde et de Moclès, qui de moment en moment devenaient moins timides, et se chargeaient de plus de volupté, que c’était moins la crainte de succomber qui les retenait, que l’embarras d’amener leur chute. Tous deux étaient également tentés, tous deux me semblaient avoir le même désir et le même besoin de connaître. Cette situation, pour deux personnes qui auraient eu un peu d’usage du monde, n’aurait pas été embarrassante ; mais Almaïde et Moclès, loin de savoir l’art de s’aider mutuellement, n’osaient ni se confier leur état, ni se marquer, autrement que par des regards encore mal assurés, le feu dont ils se sentaient brûler. Quand même ils se seraient cru l’un à l’autre les mêmes idées, savaient-ils à quel point ils étaient séduits tous deux ? Quelle honte ne serait-ce pas pour celui qui parlerait le premier, s’il trouvait dans le cœur de l’autre quelques restes de vertu ; et comment pouvoir s’éclaircir, quand tous deux avaient tant de raisons de ne pas rompre le silence ? En supposant à Almaïde plus de faiblesse encore qu’à Moclès, elle n’en était pas moins forcée de l’attendre. À cette sagesse, dont elle avait toujours fait profession, se joignaient la pudeur et les bienséances de son sexe, qui ne lui permettaient pas de déclarer ses désirs ; et quoique pour toutes les femmes cette loi ne soit pas inviolable, Almaïde, ou tout à fait neuve, ou peu faite à la galanterie, craignait le mépris si justement attaché à une démarche de cette nature. D’ailleurs savait-elle comment Moclès la prendrait ? Peut-être, si elle eût été sûre qu’en la méprisant il eût voulu céder, se serait-elle étourdie là-dessus ; mais, s’il s’en tenait simplement au mépris ?

« Après qu’ils eurent agité quelque temps en eux-mêmes de quelle manière ils pourraient se parler sans s’exposer à la honte de ne pas réussir, Moclès, de qui un aveu formel de ses sentiments aurait trop blessé l’orgueil et l’état, crut qu’il ne pouvait mieux réussir que par le sophisme ; supposé cependant que le choix des moyens dépendît encore de l’examen qu’en pouvait faire sa raison, et qu’il ne cherchât pas encore plus à s’éblouir lui-même, ou à sauver sa gloire, en cas que l’épreuve qu’il allait tenter ne lui réussît point, qu’à tromper Almaïde. Heureux s’il eût voulu employer pour se défendre seulement la moitié de l’art qu’il mit à achever de se séduire, ou à se justifier sa séduction !

« Les idées dans lesquelles Moclès était absorbé, ses désirs, les efforts qu’il faisait pour les éteindre, le plaisir avec lequel il s’y livrait, lui donnaient un air si sérieux et si occupé, qu’Almaïde enfin jugea à propos de lui demander ce qu’il avait pour garder si longtemps le silence.

— « Je crains, ajouta-t-elle, que vous ne vous fassiez des idées noires.

— « Vous avez raison ! repartit-il ; et c’est le récit que vous venez de me faire qui me les a fait naître. »

« Almaïde parut étonnée de ce qu’il lui disait.

— « N’en soyez pas surprise, continua-t-il, et ne soyez pas plus choquée de ce que je vais vous dire, tout extraordinaire qu’il sera dans ma bouche. Je suis désolé que ce jeune téméraire, qui vous ménagea si peu, n’ait pas eu le temps d’achever son crime.

— « Ah ! Moclès ! s’écria-t-elle, et pourquoi ?

— « Parce que, répondit-il, vous seriez en état de calmer des doutes qui me tourmentent depuis longtemps, que vous venez de me rendre dans toute leur force, et que notre inexpérience réciproque laissera toujours subsister, puisque vous ne pourriez point répondre à mes questions, et qu’il serait trop dangereux pour moi d’interroger sur ce qui m’agite une autre personne que vous. Ma curiosité roule sur des choses d’une nature si étrange pour un homme de mon caractère et de ma profession, qu’à moins de me connaître comme vous faites, on ne manquerait pas de l’attribuer à un motif qui ne me ferait pas honneur.

— « Il est certain, répondit-elle, que vous pouvez tout me dire sans rien risquer.

— « C’est cela même, reprit-il, qui me ferait presque désirer que vous fussiez plus instruite ; car ayant en moi autant de confiance que j’en ai en vous, sûrement vous ne me cacheriez rien. Quand j’aurais pu douter de votre amitié et de la façon dont vous comptez sur ma discrétion, la vérité avec laquelle vous venez de me confier jusqu’à vos plus intimes mouvements m’en aurait convaincu.

— « Sachons toujours ce qui vous occupe, répliqua-t-elle ; peut-être, à force de raisonner, viendrons-nous à bout…

— « Oh non ! interrompit-il, vous ne pourriez me donner que des conjectures ; et ce qui m’occupe est d’une nature à exiger la plus parfaite certitude. Sans vous inquiéter davantage, je vais vous dire ce que c’est, et vous jugerez s’il doit m’être indifférent, pensant comme je fais, d’être sur un pareil article dans une si profonde ignorance. D’ailleurs votre intérêt s’y trouve joint au mien, puisqu’il n’est pas possible que, vertueuse comme vous êtes, vous ne soyez pas tourmentée des mêmes idées que moi.

— « Vous m’effrayez ! lui dit Almaïde ; parlez, je vous en conjure !

— « Eh bien ! lui dit-il, je pense qu’il est possible que nous ayons fort peu de mérite à ne nous être jamais écartés de nos devoirs.

— « Cela se pourrait-il ! s’écria-t-elle, et d’un air assez fâché de ce que la conversation prenait un tour si sérieux.

— « Sans doute, reprit-il, et je vais vous en convaincre. Vous n’avez, vous, jamais éprouvé les douceurs de l’amour (car, quelque chose que vous en puissiez croire, il n’est pas douteux que ce qui vous est arrivé avec ce jeune homme ne vous en a donné qu’une idée fort imparfaite ; moi, je l’ai toujours fui ; est-ce là de quoi nous croire si parfaits ? Mais, direz-vous, nous avons eu des désirs, et nous en avons triomphé. Est-ce donc une si grande victoire que celle-là ? Savions-nous ce que nous désirions ? Sommes-nous même bien sûrs d’avoir eu des désirs ? Non ! Notre orgueil nous a trompés ; ce que nous avons pris pour des désirs les plus ardents était, sans doute, de bien légères tentations. Ce n’est, peut-être, que par ignorance que nous nous y sommes mépris : plût au ciel ! Mais s’il est vrai (comme je crains bien) que la seule envie de nous exagérer nos triomphes, ou de croire seulement que nous en remportions, nous ait trompés là-dessus, dans quelle coupable erreur n’avons-nous pas vécu ? Nous nous sommes flattés d’être vertueux pendant que nous étions peut-être plus imparfaits que ceux que nous osions blâmer, et que notre vanité nous donnait même un vice de plus qu’à eux.

— « Cela est vrai, dit Almaïde ; vous venez de faire là une affligeante réflexion !

— « Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’elle me tourmente, répliqua-t-il d’un air triste, et d’autant plus que, pour me guérir de mes doutes, je ne vois qu’un moyen qui, tout simple qu’il est, ne laisse pas d’être dangereux.

— « Voyons toujours, lui demanda-t-elle ; comme je suis précisément dans le même cas que vous, j’ai l’intérêt du monde le plus pressant à savoir ce que vous avez pensé.

— « Il faut vous connaître comme je fais, répondit-il, pour ne pas craindre de vous le dire. Nous nous croyons vertueux, vous et moi ; mais, comme je vous le disais tout à l’heure, nous ne savons réellement ce qui en est, et vous n’en allez pas douter. En quoi consiste la vertu ? Dans la privation absolue des choses qui flattent le plus les sens. Qui peut savoir quelle est la chose qui les flatte le plus ? Celui-là seul qui a joui de toutes. Si la jouissance du plaisir peut seule apprendre à le connaître, celui qui ne l’a point éprouvé ne le connaît pas ; que peut-il donc sacrifier ? Rien, une chimère ; car quel autre nom donner à des désirs qui ne portent que sur une chose qu’on ignore ? Et si, comme cela est décidé, la difficulté du sacrifice en fait seule tout le prix, quel mérite peut avoir celui qui ne sacrifie qu’une idée ? Mais après s’être livré aux plaisirs et s’y être trouvé sensible, y renoncer, s’immoler soi-même, voilà la grande, la seule, la vraie vertu, et celle que ni vous ni moi ne pouvons nous flatter d’avoir.

— « Je ne le vois que trop, dit Almaïde ; il est certain que nous ne pouvons pas nous en flatter !

— « Nous nous en sommes flattés, pourtant, répondit vivement Moclès, qui craignait qu’en laissant à Almaïde le temps de la réflexion, elle ne sentît combien les raisonnements qu’il employait étaient faux ; nous avons osé le croire, et dès ce moment nous voilà coupables d’orgueil. Je suis bien aise, continua-t-il, et je vous loue sincèrement de ce que vous sentez que tant qu’on ne s’est point mis à portée de pouvoir faire une comparaison exacte du vice et de la vertu, l’on ne peut avoir sur l’un et sur l’autre que des idées fausses. D’ailleurs (car ce mal, tout grand qu’il est, n’est pas le seul), on est sans cesse tourmenté du désir d’apprendre ce que l’on s’obstine à ignorer. L’âme, exercée malgré elle-même par ce mouvement de curiosité, en a sûrement plus de négligence sur ses devoirs ; en proie à des distractions fréquentes, elle perd à raisonner, à entrevoir, à suivre, à détailler, à approfondir ce qu’elle a conçu, le temps que, sans cette tourmentante idée qui l’obsède toujours, elle donnerait uniquement à la pratique de la vertu. Si elle savait à quoi s’en tenir sur ce qu’elle souhaite de connaître, elle serait plus tranquille, elle serait plus parfaite : il faut donc connaître le vice, soit pour être moins troublé dans l’exercice de la vertu, soit pour être sûr de la sienne. »

« Quoique Almaïde fût dans une situation à ne pouvoir guère saisir que ce qui, en lui démontrant la nécessité du plaisir, la délivrait de la crainte des remords, ce sophisme la fit frissonner. Elle demeura quelques moments interdite ; mais l’envie qu’elle avait de s’éclairer sur la volupté, ou de s’y perdre encore, l’emportant sur la terreur, elle me parut enfin plus surprise qu’effrayée de ce qu’elle venait d’entendre.

— « Vous croyez donc, lui demanda-t-elle d’une voix tremblante, que nous en serions plus parfaits ?

— « Mais vraiment, répliqua-t-il, je n’en doute pas : car considérez, de grâce, la position où nous sommes, et jugez s’il en est de plus horrible.

— « Je ne le vois que trop, dit-elle ; elle est réellement épouvantable !

— « Premièrement, continua-t-il, nous ne savons pas si nous sommes vertueux ; état triste pour des gens qui pensent comme nous. Ce doute, tout cruel qu’il est, n’est pas le seul malheur qu’entraîne notre situation : il n’est que trop certain que, contents de la privation que nous nous sommes imposée, il y a mille choses plus essentielles, peut-être, sur lesquelles nous nous sommes crus dispensés de nous observer ; par conséquent, à l’ombre d’une vertu qui pourrait bien n’être qu’imaginaire, nous avons commis des crimes réels, ou (ce qui, sans être de la même importance, a cependant des inconvénients remarquables) nous avons négligé de faire de bonnes actions. Enfin, en nous supposant tels que nous nous sommes crus jusqu’ici, je me défierais encore d’une vertu que nous avons choisie, et je n’imaginerais pas qu’il y eût un grand mérite à l’avoir. Mettez différents fardeaux au choix d’un homme, il n’est pas douteux que ce sera du plus léger qu’il se chargera.

— « Je vous entends, dit-elle en soupirant ; vous voulez dire que nous avons fait de même. À combien de scrupules ne me livrez-vous pas, continua-t-elle en baissant les yeux ; et comment n’en être pas tourmenté, quand le seul moyen que l’on ait pour s’en délivrer en fait lui-même naître tant !

— « Ce moyen, reprit-il vivement, est dans le fond moins à craindre qu’il ne le paraît. Je suppose (et plût au ciel que je ne supposasse rien !) que, fatigués de notre incertitude, sentant enfin qu’il est de notre devoir de nous en tirer, nous voulons connaître le plaisir, et juger de ses charmes par nous-mêmes ; quel serait le danger de cette épreuve, de ne pouvoir pas nous y attacher quand une fois nous l’aurions connu ? Pour des âmes un peu faibles, j’avoue que cela serait à risquer ; mais il me semble que, sans trop de présomption, nous pouvons un peu compter sur nous-mêmes. Si, comme, à ne vous rien cacher, je le présume, ce plaisir est moins séduisant qu’on ne le dit, ce ne sera pas la peine de nous livrer à des choses à la privation desquelles, flatteuses ou non, l’on a attaché de la gloire ; si au contraire elles peuvent porter dans l’âme un trouble aussi grand qu’on l’assure, nous nous en priverons avec d’autant plus de joie que nous serons sûrs qu’il y a beaucoup de vertu à le faire. »

« Ce raisonnement que sans doute Almaïde aurait détesté, si elle avait été plus à elle-même, fit sur une âme qui n’attendait plus pour succomber que l’apparence d’une excuse tout l’effet que le malheureux Moclès s’en était promis. Après l’avoir regardé quelque temps avec des yeux incertains et troublés :

— « Je sens comme vous, lui dit-elle, la nécessité absolue de cette épreuve ; mais avec qui la pourrions-nous faire en sûreté ? »

« À ces mots, elle se pencha languissamment sur Moclès, qui peu à peu s’était approché d’elle, au point qu’en ce moment il la tenait entre ses bras.

— « Je crois, lui répondit-il, que si nous la voulions hasarder, ce ne pourrait être qu’entre nous deux : nous sommes sûrs l’un de l’autre, et comme nous ne pouvons point douter que ce ne soit par une plus grande recherche de la vertu que nous nous déterminions à des actions qui semblent la blesser, nous sommes certains de ne nous pas faire une habitude d’un mouvement de curiosité qui ne part que d’un si bon principe. De quelque façon que ce puisse être, enfin, nous y gagnerons, puisque au moins le souvenir de notre chute nous garantira de l’orgueil. »

« Quoique Almaïde ne répondît rien, elle paraissait encore incertaine ; Moclès qui voulait, à quelque prix que ce fût, la déterminer, lui proposa, pour achever de la vaincre, de ne tenter cette épreuve que par degrés, afin, disait-il, que, s’ils trouvaient dans leurs premiers essais assez de volupté pour fixer leurs doutes, ils n’allassent pas plus loin. Elle y consentit. Bientôt ils s’égarèrent, et, irritant leurs désirs par des choses qui, quoiqu’elles fussent faites sans grâces et avec maladresse, n’en prenaient pas moins d’empire sur leurs sens, ils perdirent de vue le marché qu’ils venaient de faire. Tous deux, trouvant trop ou trop peu dans ce qu’ils sentaient, jugèrent à propos de poursuivre, ou ne purent s’arrêter, et…

— Tout d’un coup vous devîntes autre chose ? interrompit le Sultan.

— Non, Sire, répondit Amanzéi.

— Je ne comprends rien à cela, reprit Schah-Baham, et je sais bien pourquoi : c’est que cela est incompréhensible ; car il n’est pas douteux qu’ils n’eussent tout ce que votre Brahma demandait.

— Je le crus d’abord comme Votre invincible Majesté, repartit Amanzéi ; il fallait pourtant qu’au moins l’un des deux en eût imposé à l’autre.

— J’imagine que vous fûtes bien fâché, répliqua le Sultan ; et, dites-moi, duquel des deux vous défiâtes-vous le plus ?

— Le récit d’Almaïde, répondit Amanzéi, me donna sur elle de grands soupçons ; et l’ignorance qu’elle affecta quand elle se rendit à Moclès, quoiqu’elle fût extrême, ne m’empêcha pas de croire qu’en lui faisant le récit de son aventure, elle avait supprimé la circonstance qui me faisait rester dans ma prison.

— Voilà bien les femmes ! s’écria le Sultan ; oh oui ! votre réflexion est juste. Eh bien ! je n’en ai rien dit, mais j’aurais parié qu’elle ne disait pas tout. Si je m’en étais vanté, il y a ici des gens qui m’auraient accusé de faire l’esprit fort. Allez, allez, soyez-en certain : ce fut elle qui empêcha que vous ne fussiez délivré.

— La chose, toute probable qu’elle est, répondit Amanzéi, souffre des difficultés ; Moclès, pour un homme jusques alors si irréprochable, me parut avoir bien de l’expérience.

— Ceci change la thèse, dit le Sultan, car… ah oui ! on le voit bien, c’était lui.

— Mais accordez-vous donc, dit la Sultane ; c’était elle, c’était lui : pourquoi, sans se tourmenter tant, ne pas penser que tous deux étaient de mauvaise foi ?

— Vous avez raison ! répliqua le Sultan ; à la rigueur cela se pourrait : il me semble pourtant qu’il serait plus plaisant que ce fût l’un ou l’autre ; je ne sais pas pourquoi, mais je l’aimerais mieux. Voyons toujours ; que dirent-ils après ? Ce n’est pas là ce qui m’intéresse le moins.

— Moclès fut le premier qui revint de son égarement ; il me parut d’abord comme étonné de se trouver entre les bras d’Almaïde, et, sa raison reprenant peu à peu son empire, à l’étonnement succéda l’horreur. Il semblait ne pouvoir pas comprendre ce qu’il voyait ; il cherchait à en douter, à se flatter qu’un songe seul lui offrait de si cruels objets. Trop sûr enfin de son malheur, il leva douloureusement les yeux sur lui-même, et se retraçant tout ce qu’il avait fait pour séduire Almaïde, combien sa criminelle passion l’avait aveuglé, avec quel art il l’avait corrompue par degrés, il tomba dans la douleur la plus amère.

« Almaïde enfin ouvrit les yeux : mais encore troublée, ne distinguant pas les objets aussi bien que Moclès, elle fut d’abord plus confuse qu’affligée. Soit enfin que le désespoir où elle le voyait lui fît sentir sa chute, soit que d’elle-même elle connût tout ce qu’elle avait à se reprocher :

— « Ah ! Moclès ! s’écria-t-elle en pleurant, vous m’avez perdue ! »

« Moclès en convint ; il s’accusa de l’avoir séduite, la plaignit, tâcha de la consoler, et lui parla en homme vraiment humilié sur le danger qu’il y a à compter trop sur soi-même. Enfin, après lui avoir dit tout ce que peuvent inspirer la plus vive douleur et le repentir le plus sincère, sans oser la regarder, il prit congé d’elle pour toujours.

« Almaïde, restée seule, n’en fut ni moins honteuse, ni plus tranquille ; elle passa toute la nuit à pleurer et à se reprocher tout, jusqu’au reproche qu’elle avait fait à Moclès, et dans lequel alors elle trouvait trop de vanité. Moclès, dès le lendemain, prit le parti de la retraite la plus austère…

— Voilà qui achève de me décider, interrompit le Sultan : ce n’était pas lui.

— Et Almaïde, continua Amanzéi, toujours inconsolable, quelques jours après suivit son exemple.

— Ceci me dérange, reprit le Sultan ; il fallait donc que ce ne fût pas elle. Jamais question plus difficile à décider ne s’était offerte à mon esprit, et je la laisse à résoudre à qui le pourra.

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