Le Sopha (Crébillon)/Chapitre 10

Le Sopha (1742)
Librairie Alphonse Lemerre (p. 111-133).


CHAPITRE X

Où, entre autres choses, on trouvera la façon de tuer le temps.


Après avoir quitté Almaïde, j’errai longtemps. Les ridicules ou les vices d’un genre qui m’était déjà connu me promettant peu de plaisir, j’évitai avec soin ces maisons où tout avait l’air décent et arrangé. Mes courses me conduisirent dans un faubourg d’Agra qui était rempli de maisons fort ornées ; celle pour qui je me déterminai appartenait à un jeune seigneur qui n’y logeait pas, mais qui quelquefois y venait incognito.

« Le lendemain que je m’y fus fixé, je vis sur le soir arriver mystérieusement une dame, qu’à la magnificence, et plus encore à la noblesse de son air, je pris pour une femme du plus haut rang. Mes yeux furent éblouis de ses charmes ; avec plus d’éclat encore que Phénime, elle avait la même modestie, et une physionomie si douce que je ne pus la voir sans m’intéresser à elle vivement. À l’air dont elle entra dans le cabinet où j’étais, il semblait qu’elle fût étonnée de la démarche qu’elle faisait ; elle ne parla qu’en tremblant à l’esclave qui la conduisait, et, sans oser lever les yeux, elle vint s’asseoir sur moi en rêvant, mais avec tant de langueur qu’il ne me fut pas difficile de deviner quel était le mouvement qui l’occupait.

« À peine fut-elle seule et livrée à elle-même, que, s’occupant des plus tristes réflexions, après avoir soupiré plusieurs fois, ses beaux yeux répandirent des larmes. Sa douleur paraissait cependant plus tendre que vive, et elle semblait moins pleurer des malheurs qu’en craindre. Elle avait à peine essuyé ses pleurs, qu’un jeune homme fort bien fait et mis superbement entra avec impétuosité, et en chantant, dans le cabinet. Sa présence acheva de troubler la dame ; elle rougit, et en détournant les yeux de dessus lui, et se cachant le visage, elle tâcha de lui dérober la confusion où elle était.

« Pour lui, il s’avança vers elle de l’air du monde le moins tendre et le plus galant, et se jetant à ses genoux :

— « Ah ! Zéphis ! lui dit-il, mes yeux ne me trompent-ils pas ? Est-ce Zéphis que je vois ici ? Est-ce vous ? vous que j’adore, et que je n’osais presque pas y espérer ! Quoi ! c’est vous qu’enfin je tiens dans mes bras ?

— « Oui, répondit-elle en soupirant, c’est moi qui n’aurais jamais dû venir ici ; c’est moi qui meurs de honte de m’y trouver, et qui n’ai cependant pas craint de m’y rendre. »

« Il voulut prendre avec Zéphis les plus tendres libertés ; mais elle se défendit d’un air si vrai, que, ne pouvant plus imaginer que ce fût en elle envie de faire de ces façons auxquelles on ne prend seulement pas garde aujourd’hui, il la regarda avec étonnement.

— « Eh quoi ! Zéphis, lui dit-il, est-ce ainsi que vous me prouvez votre tendresse, et devais-je m’attendre à tant d’indifférence ?

— « Mazulhim, répondit-elle en pleurant, daignez m’écouter ! Je ne suis pas venue ici sans savoir à quoi je m’exposais, et vous me verriez verser moins de larmes si je n’étais pas déterminée à me livrer à votre tendresse : je vous aime, et, si je n’en croyais que les mouvements de mon cœur, je serais entre vos bras. Mais, Mazulhim, il en est encore temps, et nous ne sommes pas encore assez engagés l’un à l’autre pour que vous deviez me cacher vos sentiments. Il n’y a pas de temps où il ne me soit affreux d’apprendre que vous ne m’aimez pas, mais jugez combien j’aurais à me plaindre de vous, jugez quel serait mon état, si je ne l’apprenais qu’après que ma faiblesse ne vous aurait rien laissé à désirer ! Dominé par le désir de plaire, accoutumé à l’inconstance par des succès qui ne se sont point démentis, vous ne cherchez qu’à vaincre, et vous ne voulez pas aimer. Peut-être est-ce sans passion pour moi que vous m’avez attaquée ? Examinez bien votre cœur ; vous êtes maître de ma destinée, et je ne mérite pas que vous la rendiez malheureuse. Si ce n’est pas l’amour le plus tendre qui vous attache à moi, en un mot, si vous ne m’aimez pas comme je vous aime, ne craignez pas de me le déclarer ; je ne rougirai pas d’être le prix de l’amour, mais je mourrais de honte et de douleur, si je ne m’étais vue que l’objet d’un caprice. »

« Quoique ces paroles et les pleurs que Zéphis versait en les prononçant, n’attendrissent pas Mazulhim, elles lui firent prendre un ton moins froid que celui qu’il avait d’abord employé auprès d’elle.

— « Que vos craintes me touchent, lui dit-il ; mais que je les mérite peu ! Est-il possible que vous vous imaginiez que je vous confonds avec ces objets méprisables qui, seuls jusqu’à ce jour, ont paru m’occuper ? J’avoue que la façon dont j’ai vécu a pu donner lieu à vos soupçons ; mais, Zéphis, voudriez-vous que j’eusse joint au ridicule d’avoir eu des femmes qui ont rempli mes loisirs, la honte de les avoir aimées ? Il est vrai, je craignais l’amour ; eh ! que pouvais-je faire mieux, pour lui échapper toujours, que de vivre avec des femmes sans mœurs et sans principes, qui, dans l’instant même qu’elles me séduisaient le plus par leurs agréments, me sauvaient, par leur caractère, du danger d’une passion ? Je suis, dites-vous, accoutumé à l’inconstance par le succès. M’estimez-vous assez peu pour croire qu’avant de vous avoir touchée, je me flattasse d’en avoir eu quelques-uns ? Il n’y a pas une de ces victoires dont, peut-être, vous me croyez si vain, qui intérieurement ne m’ait couvert de confusion ; pas une enfin qu’au prix de tout mon sang je ne voulusse n’avoir point remportée, puisqu’elles me rendent moins digne de vous ! »

« Zéphis, à ces paroles, parut un peu rassurée, et tendit la main à Mazulhim, en attachant sur lui ses beaux yeux, avec cette expression tendre et touchante que l’amour seul peut donner.

— « Oui, Zéphis, continua Mazulhim, je vous aime ! ah ! combien vivement ! Avec quel plaisir je sens, à vos genoux, qu’au milieu même des transports les plus ardents, ce n’était pas à l’amour que je sacrifiais ! Qu’il m’est doux de le connaître, et de ne le connaître que par vous ! Sans vos charmes, même sans vos vertus, j’aurais, sans doute, ignoré toujours ce sentiment auquel, jusqu’à vous, je refusais de me livrer. C’est pour vous seule que je veux en être éternellement rempli !

— « Ah, Mazulhim ! s’écria-t-elle, que nous serions heureux si vous pensiez ce que vous me dites ! S’il est vrai que vous m’aimiez, vous m’aimerez toujours ! »

« À ces mots, elle se pencha sur Mazulhim, et en le serrant tendrement dans ses bras, elle approcha sa tête de la sienne. La plus tendre ivresse était peinte dans ses yeux, et bientôt Mazulhim, par ses transports, en pénétra toute son âme. Dieux ! quels yeux, quand il eut achevé de les troubler ! Je n’avais jamais vu les mêmes qu’à Phénime.

« Quelque préparée qu’elle fût cependant à rendre Mazulhim l’amant du monde le plus heureux, elle ne put, sans se ressouvenir de ses craintes, et peut-être de sa vertu, le voir si près de son bonheur.

— « Vous ne doutez pas que je ne vous aime, lui dit-elle, en lui opposant la plus faible résistance ; mais ne pouvez-vous…

— « Ah ! Zéphis ! interrompit-il, Zéphis ! pouvez-vous craindre encore de me prouver votre tendresse ? »

« Zéphis soupira et ne répondit rien : plus vaincue par son amour qu’elle n’était persuadée de celui de son amant, elle céda enfin à ses désirs. Trop heureux Mazulhim ! Que de charmes s’offrirent à ses regards, et combien la pudeur de Zéphis n’en augmentait-elle pas le prix ! Aussi Mazulhim m’en parut-il vivement frappé ; tout l’étonnait, tout était en Zéphis l’objet d’un éloge et d’un baiser. Quoique, loin de condamner l’admiration dans laquelle il était plongé, je la partageasse avec lui, il me sembla que, pour la situation où il se trouvait, elle durait trop longtemps et qu’elle semblait même suspendre ou lui faire oublier ses désirs.

« Il est bien vrai que plus on est délicat, plus on s’amuse de bagatelles. Le sentiment seul connaît ces tendres écarts qu’il imagine, et qu’il varie sans cesse ; mais enfin, on ne saurait s’y plaire toujours, et si l’on s’y arrête, c’est moins pour y borner ses désirs, que pour y trouver de nouvelles sources de flammes. J’eus quelques instants assez bonne opinion de Mazulhim pour n’attribuer l’anéantissement où je le voyais qu’à un excès d’amour, et les charmes de Zéphis justifiaient cette idée. Vraisemblablement Zéphis le crut aussi, et plus longtemps que moi. Je ne concevais pas comment les transports d’un amant si tendre, si pressé d’être heureux, s’affaiblissaient à mesure qu’ils trouvaient de quoi augmenter. Il était vif sans être ardent ; il louait, il admirait toujours : mais n’est-ce donc que par des éloges qu’un amant sait exprimer ses désirs ?

« Avec quelque adresse que Mazulhim dissimulât son malheur, Zéphis s’aperçut du peu de succès de ses charmes ; elle n’en parut ni surprise, ni choquée, et, tournant ses beaux yeux vers son amant :

— « Levez-vous ! lui dit-elle avec le plus doux sourire ; je suis plus heureuse que je ne le pensais. »

« Mazulhim, à ce discours, qui ne lui parut qu’insultant, s’efforça, mais vainement, de prouver à Zéphis qu’il ne méritait pas qu’elle eût de lui l’idée qu’elle semblait en avoir prise. Forcé enfin de se rendre justice :

— « Hélas ! Madame, lui dit-il, d’un ton qui me fit rire, c’est que vous m’avez attristé ! — « Votre trouble me divertit, répondit Zéphis, mais votre douleur m’offenserait. Il serait trop cruel pour moi, que vous crussiez mon cœur blessé…

— « Ah ! Zéphis ! interrompit Mazulhim, qu’il est affreux d’avoir tort avec vous, et difficile de s’en justifier !

— « Cessez donc de vous affliger ! répondit tendrement Zéphis. Je crois que vous m’aimez, je ne le crois même que depuis un instant, et vous ne pouviez mieux me prouver votre tendresse que par les choses que vous vous reprochez. »

— Ah ! cela, comme l’on dit, est bon pour le discours, dit le Sultan ; mais dans le fond de l’âme, cette dame-là n’était sûrement pas contente. Premièrement, c’est que par soi-même cela est affligeant, et qu’il y a apparence que ce qui afflige toutes les femmes n’en saurait divertir une, ou du moins vous conviendrez qu’en ce cas-là elle serait bien capricieuse. D’ailleurs, c’est que le sentiment n’est pas une chose si consolante, quand cela arrive, qu’on pourrait bien dire. À ce propos, je me souviens qu’un jour (j’étais, parbleu ! bien jeune), c’était une femme. Je ne vous dirai pas comment cela arriva ; nous étions pourtant tous deux… Réellement, je ne m’en serais jamais défié ; ne voilà-t-il pas que tout d’un coup… je ne sais pas trop comment vous dire cela. Eh bien ! j’eus beau lui tenir les propos du monde les plus galants ; plus je lui parlai, plus elle pleura. Je n’ai jamais vu cela qu’une fois ; mais il est vrai que c’était une chose bien attendrissante. Je lui dis pourtant, entre autres choses, qu’il ne fallait désespérer de rien, que je ne l’avais pas fait exprès…

— Eh ! finissez votre cruelle histoire ! interrompit la Sultane.

— Je trouve assez bon, reprit Schah-Baham, qu’il ne me soit point permis de faire un conte, et chez moi, surtout ! De là, comme je vous disais, poursuivit-il, j’ai conclu, et pour jamais, qu’il n’y a point de femme à qui cela ne fasse un certain plaisir ; par conséquent la dame de Mazulhim, qui disait de si belles choses…

— Aurait tout autant aimé n’avoir pas eu à les dire, interrompit la Sultane, cela est probable ; mais sachez pourtant que ce que vous croyez si fâcheux pour une femme, l’afflige moins qu’il ne l’embarrasse.

— Ah ! oui, reprit le Sultan, je n’aurais, par exemple, qu’à… mais n’ayez pas peur ! Continuez, Émir.

— Quelque déconcerté que Mazulhim me parût de son aventure, il me sembla qu’il était encore plus étonné de la façon dont Zéphis la prenait.

— « Si quelque chose peut, lui dit-il, me consoler de cette affreuse disgrâce, c’est de voir qu’elle ne prenne rien sur votre cœur. Que de femmes me détesteraient, si elles avaient autant à se plaindre de moi !

— « Je vous avoue, répondit Zéphis, que je ferais peut-être comme elles, si je pouvais attribuer cet accident à votre froideur ; mais si, comme vous me l’avez dit, et que je le crois, l’amour seul trouble vos sens, je ne trouve dans cette aventure que mille choses plus flatteuses pour moi que tous vos transports. Je vous aime trop pour ne pas croire que vous m’aimiez ; peut-être aussi ai-je trop de vanité, ajouta-t-elle en souriant, pour imaginer qu’il y a de ma faute ; mais quel que soit le motif de mon indulgence, ce qu’il y a de vrai, c’est que je vous pardonne. »

« Pendant que Zéphis parlait, Mazulhim, qui aurait bien voulu lui avoir moins d’obligation, n’épargnait rien de tout ce qui pouvait faire cesser son malheur. Zéphis se prêtait à ses désirs avec une complaisance qu’intérieurement, peut-être, il n’approuvait pas, parce que de moment en moment elle le rendait moins excusable. Cette complaisance même devenait plus tendre ; insensiblement elle augmentait. Zéphis défendait moins, elle accordait de meilleure grâce ; ses yeux brillaient d’un feu que je ne leur avais pas encore vu ; il semblait que ce ne fût que dans cet instant qu’elle se fût véritablement rendue : elle n’avait jusque-là que souffert les empressements de Mazulhim, alors elle les partageait. Cette répugnance inséparable du premier moment que tant de femmes jouent, et que si peu sentent, avait cessé. Zéphis soutenait sans embarras les éloges de Mazulhim, et paraissait même désirer qu’il pût se mettre à portée de lui en donner de nouveaux : elle rougissait, et ce n’était pas la pudeur qui la faisait rougir ; ses regards ne se détournaient plus de dessus les objets qui d’abord avaient paru la blesser ; la pitié que Mazulhim lui inspirait enfin n’eut plus de bornes : cependant…

— Ah ! oui, interrompit le Sultan ; cependant… J’entends bien, voilà un impertinent homme ! Je ne connais rien qui soit à la longue plus insupportable que les procédés qu’il a avec Zéphis ; je suis bien sûr qu’elle s’en fâcha.

— Et moi, dit la Sultane, je la suis du contraire : se fâcher d’un pareil malheur, c’est le mériter.

— Bon ! reprit le Sultan, pensez-vous qu’une femme fasse une pareille réflexion ? Ce qu’il y a de certain pour moi, c’est qu’en pareil cas je me fâcherais, et je ne m’en croirais pas moins responsable, non ! Voyons pourtant ce que dit Zéphis ; car, à ce que je vois, en cela comme en toute autre chose chacun a son goût.

— Quelque indulgente qu’elle fût, reprit Amanzéi, l’obstination du malheur de son amant me parut l’ennuyer : soit qu’ayant plus fait pour lui que la première fois, elle crût le mériter moins ; soit qu’étant en ce moment plus favorablement disposée, elle trouvât dans sa raison moins de force pour le soutenir.

« Mazulhim, moins convaincu que Zéphis de son infortune, ou accoutumé peut-être à braver de pareils malheurs, ne pensant pas de Zéphis aussi bien qu’il le devait, tenta ce que, s’il eût été plus sage, ou plus poli, il n’aurait pas tenté. Il me sembla qu’elle n’agréait pas une épreuve qui lui montrait moins encore de présomption dans Mazulhim, que la mauvaise opinion qu’il osait avoir de ses charmes.

« Malgré son trouble, il lui échappa un sourire malin qui semblait dire à Mazulhim qu’elle n’était point personne avec qui cette témérité fût placée, et pût être heureuse. Sûre qu’il en serait bientôt puni, elle se livra à ses ridicules entreprises, avec une intrépidité que toute femme est assez vaine pour avoir en pareil cas, mais qui n’est point dans toutes justifiée par le succès. Quoique Mazulhim fût en ce moment moins à plaindre qu’il ne l’avait été, il n’était pas cependant dans une situation dont on pût le féliciter, et quels que fussent ses efforts, Zéphis eut raison de ne les avoir pas craints.

« À l’air étonné de Mazulhim, je dus croire que, s’il était fait à une partie de ce qui lui arrivait, il ne l’était pas à trouver des femmes qui, comme Zéphis, ne pussent dans ses malheurs lui laisser aucune ressource. Ce que je dis toutefois sans vouloir en offenser aucune ; et que sait-on, d’ailleurs, si ce serait toujours à elles qu’on devrait s’en prendre ?

« Quoi qu’il en soit, la surprise de Mazulhim fut si plaisamment marquée, et aux dépens de beaucoup d’autres femmes, faisait si bien l’éloge de Zéphis, qu’elle ne put s’empêcher d’en rire.

— « Si vous me l’aviez demandé, lui dit-elle, je vous l’aurais dit, mais vous ne m’en auriez peut-être pas crue.

— « J’aurais assurément eu tort, répondit-il, mais je ne devais pas m’y attendre ; une expérience de dix ans, toujours heureuse, me faisait croire toujours possible ce qu’avec vous seule j’ai inutilement tenté. Ah ! Zéphis ! ajouta-t-il, faut-il que je trouve dans ce qui devrait combler mes désirs de nouvelles raisons de me plaindre !

— « En effet, répondit-elle en riant, je conçois combien vous êtes malheureux, et vous devez aussi être bien sûr de toute ma pitié.

— « Zéphis ! reprit-il, avec un transport plus vrai que tous ceux que je lui avais vus, rien n’égale ma tendresse, que vos charmes ; chaque moment augmente mon ardeur et mon désespoir ; et je sens…

— « Eh ! Mazulhim ! interrompit-elle, quel aurait donc été ce bonheur dont vous regrettez tant la perte ? Non, s’il est vrai que vous m’aimiez, vous n’êtes pas à plaindre. Un seul de mes regards doit vous rendre plus heureux que tous ces plaisirs que vous cherchez, si vous les aviez trouvés auprès d’une autre.

— « Vos sentiments me charment et me pénètrent, dit-il ; mais en redoublant mon amour, ils augmentent mes regrets et ma douleur.

— « Finissons cet entretien ! dit Zéphis en se levant.

— « Quoi ! s’écria-t-il, voudriez-vous déjà me quitter ? Ah ! Zéphis ! ne m’abandonnez point à l’horreur de ma situation !

— « Non, Mazulhim, répliqua-t-elle, je vous ai promis de passer ce jour avec vous. Eh ! puisse-t-il ne vous point paraître plus long qu’à moi ! Mais sortons de ce cabinet : allons jouir de la délicieuse fraîcheur qui commence à se répandre, distraire votre imagination, la détourner enfin de dessus les objets qui l’attristent peut-être. Mazulhim, plus on cherche les plaisirs, moins on peut les goûter ; essayons si, en y arrêtant moins notre pensée, nous ne nous y disposerions pas mieux. »

« La généreuse Zéphis sortit en achevant ces paroles, et Mazulhim lui donna la main de l’air du monde le plus respectueux.

« Ce qu’il y a de singulier, c’est que ce Mazulhim, qui employait si mal les rendez-vous qu’on lui donnait, était l’homme d’Agra le plus recherché ; il n’y avait pas une femme qui ne l’eût eu ou qui ne voulût l’avoir pour amant ; vif, aimable, volage, toujours trompeur, et n’en trouvant pas moins à tromper, toutes les femmes le connaissaient et toutes cependant cherchaient à lui plaire ; sa réputation enfin était étonnante. On le croyait… que ne le croyait-on pas ? Et pourtant, qu’était-il ? Que ne devait-il pas à la discrétion des femmes, lui qui, ayant pour elles de si mauvais procédés, les ménageait cependant si peu ?

« Après une heure de promenade, Zéphis et lui revinrent du jardin. Je cherchai promptement dans leurs yeux s’ils étaient plus contents que lorsqu’ils étaient sortis. À l’air modeste de Mazulhim, je crus que non, et je ne me trompais pas. Zéphis s’assit sur moi, nonchalamment, et Mazulhim se mit à ses pieds, sur des carreaux. Ayant assez peu de chose à lui dire, et n’imaginant d’abord aucune sorte d’amusements qu’il fût en état de lui procurer, il s’abandonna à la rêverie, en la regardant assez tendrement. Honteux, peu de temps après, du personnage qu’il jouait auprès de la plus belle femme d’Agra, mais consterné encore de ses malheurs, tremblant, en voulant les réparer, d’essuyer de nouveaux affronts, il fut quelques moments sans savoir à quoi se déterminer. Il craignit enfin que son silence et sa froideur ne parussent plutôt à Zéphis des preuves d’indifférence que de crainte ou de repentir. Il la prit brusquement dans ses bras, et, lui donnant les baisers les plus tendres, sembla vouloir sortir, par un coup d’éclat, de la profonde léthargie dans laquelle il était plongé. Zéphis d’abord parut délibérer en elle-même si elle se prêterait aux nouvelles entreprises de Mazulhim. Si sa tendresse la sollicitait à tout accorder, cette même tendresse lui faisait voir avec douleur qu’elle n’avait jamais plus de cruauté pour Mazulhim, que quand elle ne lui refusait rien. Désirait-il d’être heureux, ou la connaissait-il assez peu pour croire qu’elle serait blessée, s’il ne cherchait pas à le devenir ? Était-ce enfin l’amour ou la vanité qui le ramenait si tendre ?

« Pendant qu’elle s’occupait de ces idées, Mazulhim (soit qu’il cherchât uniquement à se tirer d’une situation qui l’ennuyait, soit que, comme il était admirable pour les menus détails de l’amour, il voulût empêcher Zéphis de s’ennuyer) crut devoir employer ces riens charmants quand ils précèdent ou suivent une conversation sérieuse ; mais qui par leur frivolité ne sont pas faits pour en tenir lieu. Zéphis refusa d’abord de s’y prêter, mais croyant à l’empressement extrême avec lequel Mazulhim lui demandait plus de complaisances qu’il n’avait besoin qu’elle en eût, elle consentit par pure générosité, et en haussant les épaules, à ce dont il se faisait de si grandes idées, et dont, car il faut lui rendre justice, elle attendait beaucoup moins que lui.

« L’air inattentif et même ennuyé qu’elle garda longtemps, loin d’impatienter Mazulhim, l’engagea à redoubler ses soins, et comme il était l’homme de son temps qui savait le mieux traiter les petites choses, il la força à lui prêter plus d’attention ; de l’attention il la conduisit à l’intérêt : le peu de réalité des objets qu’il lui offrait disparut insensiblement à ses yeux ; elle seconda elle-même l’illusion où il la jetait, et connut enfin de combien de plaisirs l’imagination est la source, et combien sans elle la nature serait bornée.

« Pour comble de bonheur, ce que Mazulhim avait peut-être moins regardé comme une ressource pour lui que comme une sorte de dédommagement qu’il devait à Zéphis, lui fit une impression plus vive qu’il ne s’en était flatté. Les charmes de Zéphis, devenus même plus touchants, lui firent sentir cette émotion qu’il avait jusque-là cherchée si vainement, et dans le doux désordre qui commençait à s’emparer de ses sens, ayant perdu le souvenir de ses malheurs, ou en étant alors plus irrité qu’abattu, il vainquit enfin glorieusement ces obstacles cruels, par lesquels il s’était vu si longtemps et si cruellement arrêté.

— J’entends, dit alors le Sultan, c’est fort bien fait : il vaut mieux tard que jamais ; c’est-à-dire que…

— N’allez-vous pas nous expliquer cela, interrompit la Sultane, et pensez-vous qu’Amanzéi ait eu la prudence ou la finesse de nous laisser quelque chose à deviner ?

— Je n’en sais rien, reprit le Sultan, ce ne sont pas là mes affaires ; mais enfin, c’est que, comme vous le savez aussi bien que moi, ce Mazulhim est un peu sujet à des accidents, et qu’il me paraît tout simple que l’on s’informe… parce que, par hasard, il se pourrait… Eh bien ! dites-moi donc un peu : Mazulhim ?

— Sire, il fut heureux ; mais il savait mieux offenser qu’il ne savait réparer les outrages qu’il faisait, et je doute que s’il eût eu affaire à une personne moins généreuse que Zéphis, il eût pu pour si peu obtenir un pardon. Plus vain qu’il n’était amoureux, il me parut moins sentir le bonheur de posséder Zéphis que le plaisir d’avoir moins à rougir devant elle. Ils commencèrent une conversation tendre, où Zéphis mit beaucoup de sentiment, et Mazulhim extrêmement de jargon.

« Peu de temps après, on servit un souper où il avait épuisé la délicatesse et le goût. Zéphis, animée de plus en plus par la présence de son amant, lui dit mille choses fines et passionnées, qui ne me firent pas moins admirer son esprit que sa tendresse. Quoique lui-même fût étonné de tant de charmes, ils n’agissaient pas sur lui aussi vivement que sur moi, et il me parut que son orgueil était plus flatté de la conquête de Zéphis, que son cœur n’était touché de cette passion vive et délicate qu’elle avait pour lui, et dont, malgré ce qu’elle craignait de son inconstance, elle était uniquement remplie.

« Si la possession de Zéphis n’avait pas rendu Mazulhim aussi amoureux qu’elle l’aurait dû, il en était du moins devenu plus vif ; son cœur, inaccessible au sentiment, languissait encore ; toutes les vertus de Zéphis, que l’ingrat louait sans les connaître, et peut-être sans les lui croire, loin de l’attacher à elle, semblaient l’en éloigner et le contraindre. Je ne le voyais pas même ému de l’amour tendre et vrai qu’elle avait pour lui, mais elle commençait à lui inspirer les désirs. Il la regardait avec transport, il soupirait, il lui parlait avec ardeur du bonheur dont il avait joui, et semblait attendre avec impatience que le souper finît.

Il le lui dit même ; mais soit qu’elle s’y amusât, soit qu’elle n’eût pas si bonne opinion que lui de l’après-souper, elle était moins impatiente. Cependant elle l’aimait ; il la pressa, bientôt… Ah ! Mazulhim ! que tu aurais été heureux, si tu avais su aimer !

« Peu de temps après, Zéphis sortit, et Mazulhim la suivit, en lui faisant des protestations d’amour et de reconnaissance, que je crus d’autant moins vraies qu’elle les méritait mieux. Zéphis était trop estimable pour qu’il pût s’attacher constamment à elle ; elle était vraie, sans fard, sans coquetterie. Mazulhim était sa première affaire : mais ce qui aurait fait la félicité d’un autre, n’était, pour ce cœur corrompu, qu’une liaison où il ne trouvait ni plaisir ni amusement. Il ne lui fallait que de ces femmes qui, nées sans sentiment et sans pudeur, ont mille aventures, sans avoir un amant, et qu’à l’indécence de leur conduite, on pourrait accuser de chercher plus encore le déshonneur que le plaisir. Il n’était pas étonnant que Mazulhim, qui n’était qu’un fat, plût aux femmes de ce genre, et qu’à son tour il les recherchât.

— Mais, Amanzéi, demanda la Sultane, comment un homme de si peu de mérite avait-il pu toucher une personne aussi estimable que vous nous avez peint Zéphis ?

— Si Votre Majesté voulait bien se ressouvenir du portrait que j’ai fait de Mazulhim, répondit Amanzéi, elle s’étonnerait moins qu’il eût su plaire à Zéphis ; il avait des agréments, et savait feindre des vertus. Zéphis d’ailleurs ne serait pas la première femme raisonnable qui aurait eu le malheur d’aimer un fat, et Votre Majesté n’ignore pas qu’on ne voit autre chose tous les jours.

— Sans doute ! dit le Sultan ; par exemple, il a raison, l’on ne voit que cela ; au reste, ne me demandez pas pourquoi, car je n’en sais rien.

— Ce n’est pas à vous non plus que je le demande, reprit la Sultane. Ce sont des choses, qu’avec tout l’esprit que vous avez, il me paraît simple que vous ne sachiez pas. Qu’une femme raisonnable, continua-t-elle, se rende à un amour également tendre et constant ; que sûre des sentiments et de la probité d’un homme qui l’aime (si toutefois quelque chose peut jamais l’en assurer), elle se livre enfin à lui, cela ne me surprend pas ; mais qu’elle soit capable de faiblesse pour un Mazulhim, voilà ce que je ne puis comprendre !

— L’amour, répondit Amanzéi, ne serait pas ce qu’il est, si…

— Si, si, interrompit le Sultan ; allez-vous faire longtemps les beaux esprits ? Et ne vous souvient-il plus que j’ai défendu les dissertations ? Que vous importe, dites-moi, que cette Zéphis aime ce Mazulhim ; que l’une soit une bégueule et l’autre un fat ? Eh bien ! elle l’aime tel qu’il est. Vous voulez savoir pourquoi ; que ne le demandiez-vous à Amanzéi, pendant qu’il était femme ? Croyez-vous qu’il se souvienne de cela, lui, à présent ? Vous êtes cause, au reste, avec tous vos discours, que les contes que l’on me fait ne finissent point, et cela m’excède. Voyons, Émir, où en étiez-vous ? Que devint cette Zéphis si raisonnable qu’elle en ennuie ? Quelle fut la fin de tout cela ?

— Celle qu’elle devait avoir, reprit Amanzéi ; Mazulhim, ne voulant pas d’abord manquer totalement d’égards pour Zéphis, la trompa le plus secrètement qu’il put. Ou les ménagements qu’il eut pour elle ne furent pas assez habilement employés pour la tromper longtemps, ou les infidélités qu’il lui faisait étaient trop fréquentes et trop marquées pour qu’il pût toujours les lui dérober. Quoi qu’il en soit, elle se plaignit ; mais comme avec toutes les délicatesses de l’amour le plus tendre elle en avait tout l’aveuglement, il vint aisément à bout de la calmer. Il continua ses infidélités, et elle recommença ses reproches. Enfin il s’impatienta, et, peu touché de son amour et de ses larmes, il rompit absolument avec elle, et la laissa livrée à la honte de l’avoir aimé et à la douleur de l’avoir perdu.

— Ma foi, dit le Sultan, il fit fort bien de la quitter ; et la preuve de cela, c’est que j’aurais fait de même ! Je sais bien qu’elle était fort belle, qu’elle avait beaucoup de mérite ; mais ce mérite-là m’aurait, moi qui veux qu’on me divertisse, ennuyé tout comme lui. Ce n’est pourtant pas que je sois un Mazulhim, je pense qu’on ne me le reprochera pas ; mais c’est qu’il ne laisse pas d’être plaisant de quitter des femmes, quand ce ne serait uniquement que pour entendre ce qu’elles en disent.

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