Le Sopha (Crébillon)/Chapitre 11

Le Sopha (1742)
Librairie Alphonse Lemerre (p. 135-152).


CHAPITRE XI

Qui contient une recette contre les enchantements.


Trois jours après que j’eus vu Zéphis pour la première fois, Mazulhim arriva seul. À peine avait-il eu le temps de donner quelques ordres, qu’une petite femme dont l’air était vif, indécent, étourdi, et pourtant maniéré, entra dans le cabinet. De loin, elle ne manquait pas d’éclat ; de près ce n’était qu’une figure médiocre, et que, sans ses ridicules, ses mines, et cette prodigieuse vivacité qu’elle affectait, on n’aurait seulement pas remarquée. Aussi était-ce la seule chose qui avait fait naître à Mazulhim l’envie de la voir.

— « Ah ! s’écria-t-il en la voyant, c’est vous ! Mais savez-vous bien que vous êtes divine d’arriver de si bonne heure ? »

« Cette beauté qui, malgré ses airs enfantins, avait trente ans au moins, s’avança vers Mazulhim avec cette noble indécence qui composait presque toutes ses grâces ; et, sans lui répondre, ni presque le regarder :

— « Vous aviez raison, lui dit-elle, de me dire que votre petite maison était jolie ; mais, ce qu’elle est charmante ! meublée d’un goût ! d’une volupté ! cela est divin !

— « N’est-il pas vrai, répondit-il, que c’est la plus jolie du faubourg ?

— « Ne dirait-on pas à ce propos, répliqua-t-elle, que j’en connais beaucoup ? Ce cabinet-ci est charmant, continua-t-elle, galant au possible !

— « Je suis, dit-il, charmé de vous y voir, et qu’il vous plaise.

— « Oh ! pour moi, répliqua-t-elle, je n’ai peut-être pas fait pour y venir toutes les façons que je devais ; ce n’est pas que je ne sache aussi bien qu’une autre l’art de filer et de mettre de la décence dans une affaire : mais…

— « Vous ne le pratiquez pas, interrompit-il ; oh ! pour cela l’on vous rend justice.

— « C’est que cela est vrai, au moins, reprit-elle, exactement ; je ne suis point fausse. Hier, quand vous me dîtes que vous m’aimiez, et que vous me proposâtes de venir ici… je fus pourtant bien tentée de vous répondre non, mais la vérité de mon caractère ne me le permit point ; je suis franche, naturelle, vous me plaisez, et me voilà. Vous n’en pensez pas plus mal de moi, peut-être ?

— « Qui ? Moi ? répondit-il, en haussant les épaules ; voilà une belle idée ! J’en penserais mille fois mieux, s’il m’était possible !

— « Au vrai, vous êtes charmant, reprit-elle ; mais, dites-moi donc, y a-t-il longtemps que vous êtes ici ?

— « J’arrivais, repartit-il, et j’en rougis, j’en suis confondu : mais vous avez pensé être ici la première.

— « Cela aurait vraiment été joli, dit-elle, et je n’aurais pas manqué de vous en savoir gré ! »

« Pendant qu’elle parlait, Mazulhim, qui la connaissait trop pour la respecter seulement un peu, prenait avec elle les plus grandes libertés. Loin qu’elle m’en parût plus émue que lui, elle promena ses yeux dans le cabinet avec distraction, puis, les ramenant sur sa montre :

— « Mais quelle folie donc, Mazulhim ! lui. dit-elle ; est-ce que nous serons seuls tout le jour ?

— « Voilà une assez bonne question ! répondit-il. Sans doute nous serons seuls !

— « Mais vraiment, reprit-elle, je n’avais pas compté là-dessus ; laissez donc ! ajouta-t-elle sans aucun désir qu’il finît, ni qu’il continuât (aussi ne s’en embarrassa-t-il pas plus qu’elle) ; vous êtes, au vrai, d’une folie qui ne ressemble à rien ; et à propos de quoi être seuls, s’il vous plaît ?

— « Il me semble, répondit froidement Mazulhim, que cette conversation n’empêchait pas de s’amuser, que cela était convenu entre nous.

— « Convenu ? dit-elle ; quel conte ! Où avez-vous donc pris cela ? Je n’en ai pas dit un mot, je vous jure ; après tout, cela m’est égal, et je saurai bien vous contenir. Ah ! pour cela, laissez donc ! vous avez des façons singulières…

— « Pas trop ; il me semble que je ne suis pas plus singulier qu’un autre. D’ailleurs, étant ensemble comme nous y sommes, je dois croire que je n’outre rien. Ah ! Zulica ! ajouta-t-il, vous qui avez du goût, dites-moi ce que vous pensez de ce plafond !

— « C’était à cela que je rêvais, dit-elle ; je le voudrais moins chargé de dorure. Tel qu’il est, je le trouve pourtant fort beau ! ajouta-t-elle, en s’asseyant sur ses genoux, et, selon toutes les apparences, ce n’était pas pour le déranger. — Quand j’y pense, reprit-elle, il faut que je sois bien folle pour croire que vous me serez fidèle, vous qui ne l’avez encore été à personne.

— « Ah ! ne parlons pas de cela, répliqua-t-il en s’occupant toujours, et (grâce aux bontés de Zulica) fort commodément ; vous seriez peut-être bien embarrassée, si j’étais plus constant que vous ne me soupçonnez de l’être.

— « Vous ne voulez donc pas me laisser ? dit-elle, en ne faisant pas le moindre mouvement pour lui échapper ou pour le contraindre. A l’égard de la confiance, continua-t-elle, aussi froidement que s’il n’eût pas continué, lui, j’en ai dans le caractère, j’ose le dire ?

— « Ce n’est pas aujourd’hui une vertu que la constance, tant elle est commune, répondit-il, et l’on peut, sans se vanter, dire qu’on en est capable ; vous avez pourtant, malgré celle dont vous pouvez vous piquer, changé quelquefois…

— « Pas tant, n’allez pas croire cela !

— « Mais je sais, et vous ne l’ignorez pas, répondit-il, tous les amants que vous avez eus.

— « Eh bien ! dit-elle, en ce cas-là vous conviendrez qu’il n’a tenu qu’à moi d’en avoir davantage ; finissez donc ! Vous me tourmentez !

— « Beaucoup moins que je ne devrais.

— « Mais enfin, répliqua-t-elle, c’est toujours plus que je ne veux.

— « Quoi ! dit-il, ne m’aimez-vous pas ? Allez-vous avoir un caprice ! N’avons-nous pas tout réglé ?

— « Eh ! mais… oui, répondit-elle, mais… Ah ! Mazulhim, vous me déplaisez !

— « C’est un conte, repartit-il froidement ; cela ne se peut pas ! »

« Alors il la posa doucement sur moi.

— « Je vous assure, Mazulhim, lui dit-elle en s’y arrangeant, que je suis outrée contre vous ; je vous le dis, c’est que je ne vous le pardonnerai jamais ! »

« Malgré ces terribles menaces de Zulica, Mazulhim voulut achever de lui déplaire. Comme, entre autres choses, il avait la mauvaise habitude de ne s’attendre jamais, et qu’elle avait apparemment celle de ne jamais attendre personne, il lui déplut, en effet, à un point qu’on ne saurait imaginer. Cependant, malgré sa colère, elle attendit, et sa vanité lui fit suspendre son jugement. Dans toutes les occasions où elle s’était trouvée (et elles avaient été fréquentes assurément), on ne lui avait jamais manqué ; c’était pour elle une preuve incontestable de ce qu’elle valait. D’ailleurs ce Mazulhim qu’elle trouvait si peu digne d’estime, de quels prodiges, si l’on en croyait le public, n’était-il pas capable ? Si (comme la chose lui paraissait assez avérée) elle n’avait rien à se reprocher, par quel hasard Mazulhim qui, disait-on, n’avait jamais eu tort avec personne, en avait-il avec elle un si singulier ? Elle avait ouï dire à tout le monde qu’elle était charmante ; la réputation de Mazulhim était trop belle pour qu’il ne la méritât pas, au moins par quelque endroit ; donc, ce qui lui faisait faire tant de réflexions n’était point naturel et ne pouvait pas durer.

« Avec ces consolantes idées, et d’ouï-dire en ouï-dire, Zulica s’était armée de patience, et cachait son dépit le mieux qu’il lui était possible. Mazulhim cependant tenait des propos du monde les plus galants sur les beautés qui semblaient le toucher si peu. Il fallait, disait-il, que pour le rendre tel qu’il se trouvait, tous les magiciens des Indes eussent travaillé contre lui. — « Mais, continua-t-il, que peuvent leurs charmes contre les vôtres, aimable Zulica ? Ils en ont différé le pouvoir, mais ils n’en triompheront pas ! »

« À tout cela, Zulica, plus fâchée que Mazulhim n’était déconcerté, ne lui répondit que par des souris malins, mais auxquels, de peur de l’achever, elle n’osait donner toute l’expression qu’elle aurait voulu.

— « Vous êtes, lui demanda-t-elle d’un air railleur, brouillé avec des magiciens ? Je vous conseille de vous raccommoder avec eux ; des gens capables de jouer de pareils tours sont de dangereux ennemis.

— « Ils le seraient moins, si vous vous étiez bien mis en tête de leur en donner le démenti, répondit-il ; et je doute aussi que, malgré leur mauvaise volonté, si je vous aimais avec moins d’ardeur, j’eusse éprouvé…

— « Oh ! c’est un propos auquel j’ajoute assez peu de foi que celui que vous me tenez là, interrompit Zulica, qui, ayant déterminé en elle-même le temps que l’on pouvait rester enchanté, croyait alors avoir accordé assez de répit.

— « Je sais bien, reprit-il, que, si vous me jugez à la rigueur, vous ne devez pas être contente ; mais moins vous l’êtes, plus vous devriez achever de me mettre dans mon tort !

— « Je doute, répliqua-t-elle, que cela fût convenable.

— « Je vous croyais moins attachée à la décence, reprit-il, d’un air railleur, et j’osais espérer…

— « Vous prenez assurément bien votre temps pour railler, interrompit-elle. Vous avez raison ; rien n’est si glorieux pour vous que cette aventure !

— « Mais, Zulica, reprit-il, ne voudriez-vous donc jamais sentir que le ton que vous prenez ne peut que me nuire et perpétuer mon humiliation ?

— « C’est, je vous le jure, dit-elle, ce dont je me soucie le moins.

— « Mais, lui demanda-t-il, si vous vous en souciez si peu, de quoi vous fâchez-vous tant ?

— « Vous me permettrez de vous dire, Monsieur, que c’est une fort sotte question que celle que vous me faites. »

« À ces mots, elle se leva malgré tous les efforts qu’il fit pour la retenir :

— « Laissez-moi, lui dit-elle d’un ton aigre ; je ne veux ni vous voir, ni vous entendre.

— « Assurément ! s’écria-t-il, j’en ai vu d’aussi malheureuses, mais je n’en ai jamais vu d’aussi fâchées ! »

« Cette exclamation de Mazulhim ne plut pas à Zulica ; désespérée de l’accident qui lui arrivait, outrée de l’air froid de Mazulhim, elle s’en prit dans sa fureur à un grand vase de porcelaine qu’elle trouva sous sa main, et qu’elle brisa en mille morceaux.

— « Hélas, Madame ! lui dit Mazulhim en souriant, vous n’auriez rien trouvé ici à briser, si toutes les personnes qui n’y ont pas été contentes de moi s’en étaient vengées de la même manière ; au reste, ajouta-t-il en s’asseyant sur moi, je vous conjure de ne pas vous gêner. »

« Mazulhim, en finissant de parler, se mit à rêver d’un air distrait. Zulica, qui était allée s’asseoir dans un coin, et loin de lui, soutint assez bien pendant quelque temps la méprisante indifférence qu’il lui témoignait ; et pour la lui rendre, elle se mit à chanter.

— « Ou je me trompe, lui dit-il, quand elle eut fini, ou le morceau que Madame vient de me chanter est d’un tel Opéra. »

« Elle ne répondit rien.

— « Vous avez, continua-t-il, une jolie voix, peu étendue, mais flùtée, et dont les sons vont droit au cœur.

— « Il est heureux qu’elle vous plaise ! répondit-elle sans le regarder.

— « Vous ne le croyez peut-être pas, repartit-il ; mais il est vrai pourtant que vous pourriez en être flattée, et que peu de gens s’y connaissent aussi bien que moi. Un autre agrément que je vous trouve, et que je vous dirais si je pouvais à présent vous paraître digne de vous louer, c’est une expression charmante, qui ne laisse rien à désirer par sa vivacité et par sa justesse, et que vos yeux secondent si bien qu’il est impossible de vous entendre sans se sentir remué jusques au fond du cœur. Vous allez me répondre, encore, qu’il est heureux que cela me plaise.

— « Non, répondit-elle, d’un ton plus doux, je ne suis pas fâchée que vous me trouviez des choses aimables, et plus je vous sais connaisseur, plus vos éloges doivent me flatter.

— « Voilà précisément, dit-il, la raison qui me ferait désirer de mériter les vôtres.

— « Ah ! sans doute ! dit-elle.

— « Allez-vous dire que vous ne vous connaissez à rien, répondit-il, et pour mettre le comble à l’injustice, n’imaginerez-vous pas aussi qu’il m’est indifférent que vous pensiez de moi bien ou mal ? Joindrez-vous cette injure à toutes celles que vous m’avez déjà faites ? Ah ! Zulica, est-il possible que ce qui devrait augmenter votre tendresse, ne serve qu’à vous irriter contre moi ?

— « Est-il possible aussi, reprit-elle avec emportement, que vous me croyiez assez dupe pour regarder comme une preuve d’amour l’affront le plus sanglant que jamais vous puissiez me faire ?

— « Un affront ! s’écria-t-il. Aimable Zulica ! Vous connaissez peu l’amour, si vous croyez que nous devions, vous et moi, rougir de ce qui nous est arrivé. Je ne craindrai pas de vous dire plus : les gens que vous avez honorés de votre tendresse vous ont aimée bien peu, si vous ne les avez pas trouvés tous aussi malheureux que moi.

— « Oh ! pour cela. Monsieur, dit-elle, en se levant, finissez, ou je vous quitte, je ne puis plus soutenir le ridicule et l’indécence de vos propos.

— « Je n’ignore pas qu’ils vous blessent, répondit-il, et je suis surpris, je l’avoue, de ce qu’ils font cet effet-là sur vous ; mais ce dont je ne reviens pas, c’est que vous vous obstiniez à me trouver si coupable. Je trouverais tout simple qu’une femme ordinaire, sans monde, sans usage, s’offensât mortellement d’une aventure pareille ; mais vous ! que vous soyez précisément comme quelqu’un qui n’a jamais rien vu ! En vérité, cela n’est pas pardonnable.

— « En effet ! dit-elle, il faut être sotte au dernier point, pour ne la pas trouver flatteuse, et je m’étonne de ne vous avoir point encore remercié de l’impression singulière que j’ai faite sur vous ?

— « Raillerie à part, dit-il, en voulant se lever, je vais vous prouver que je n’ai pas tort.

— « Non, Monsieur, s’écria-t-elle, je vous défends de m’approcher !

— « J’exécuterai vos ordres, tout injustes qu’ils sont, et je prouverai de loin, puisque vous le jugez à propos.

— « Oui, répliqua-t-elle, cela vous sera sûrement plus commode ; mais faisons mieux : n’en parlez plus ; aussi bien ne suis-je pas assez imbécile pour que vous puissiez me persuader jamais que plus un amant a de tendresse, moins il peut l’exprimer à ce qu’il aime.

— « C’est-à-dire, reprit-il d’un air nonchalant, que vous croyez précisément le contraire, vous ? Franchement, ajouta-t-il en s’allant jeter à ses genoux, serait-ce la première fois que vous…

— « Ah ! cessez cette mauvaise plaisanterie ! interrompit-elle. Laissez-moi ; je veux sortir et ne vous voir de ma vie.

— « Mais, Zulica, lui dit-il, en la ramenant de mon côté, ne voudrez-vous donc jamais sentir qu’il semble, à la façon dont vous prenez mon malheur, que vous ne vous croyez pas assez de charmes pour le faire cesser ! »

« Soit que les délicates distinctions de Mazulhim eussent déjà disposé Zulica à la clémence, soit que la grande réputation qu’il s’était acquise rendît ce qu’il disait plus vraisemblable, elle se laissa conduire sur moi, en faisant cette légère résistance qui communément enflamme plus qu’elle n’arrête. Peu à peu, Mazulhim en obtint davantage, et se retrouva enfin dans la même circonstance où Zulica s’était fâchée.

« Déjà troublée par les emportements de Mazulhim, elle commençait à désirer vivement qu’il se laissât moins frapper les sens que la première fois ; déjà même elle espérait, lorsque Mazulhim, plus délicat que jamais, manqua cruellement à ses plus douces espérances. Elle en fut d’autant plus indignée que (vanité à part) il lui aurait alors fait plaisir de se comporter différemment.

« Zulica rougit de fureur au nouvel affront que Mazulhim faisait à ses charmes :

— « En vérité, Monsieur, lui dit-elle en le repoussant avec violence, si c’est une préférence que vous me donnez, j’ose dire qu’elle est mal placée.

— « Je le dirais tout le premier, répondit-il, si je pouvais imaginer que vous crussiez un seul moment mériter les torts que j’ai avec vous ; mais je n’y vols pas d’apparence, et j’avouerai sans peine que rien ne me justifie.

— « C’est que, quand on se connaît d’une certaine façon, dit-elle, l’on doit laisser les gens en repos.

— « Ce sera sans doute le parti que je prendrai si ceci a des suites, répliqua-t-il ; vous permettrez pourtant que je me flatte du contraire.

— « En vérité, dit-elle, je ne vous le conseille pas ! »

« Alors elle se leva, prit son éventail, remit ses gants, et, tirant une boîte à rouge, alla vis-à-vis une glace. Pendant qu’avec toute l’attention possible elle tâchait de se remettre comme elle était lorsqu’elle était entrée, Mazulhim, qui était venu derrière elle, en troublant son ouvrage, la priait tendrement de ne se point donner une peine qu’à coup sûr il faudrait qu’elle reprît. Zulica ne lui répondit d’abord que par une mine qui dut lui prouver le peu de foi qu’elle avait de ses prédictions ; mais voyant enfin qu’il continuait à la tourmenter :

— « Eh bien ! Monsieur, lui dit-elle, ceci sera-t-il éternel, et ne voulez-vous pas que je puisse sortir ? Vous n’avez qu’à dire.

— « Mais autant que je puis m’en souvenir, répondit-il, tout est dit là-dessus ; est-ce que vous ne soupez pas ici ?

— « Non pas que je sache, reprit-elle.

— « Vous verrez, dit-il en souriant, que vous n’avez pas non plus compté là-dessus.

— « Enfin, dit-elle, je suis engagée, et il est tard.

— « Voilà une assez bonne folie ! dit-il en la rejetant sur moi, et en voulant encore essayer s’il ne trouverait pas enfin le moyen de lui rendre les heures moins longues.

— « Tenez, Mazulhim, lui dit-elle d’un ton doux, vous m’en croirez si vous voulez, je vous le dis sans colère ; mais le personnage que vous me faites jouer est insoutenable.

— « Plus de bonté de votre part, répondit-il, m’aurait rendu moins à plaindre ; mais vous êtes si peu complaisante !

— « En vérité, reprit-elle, il y aurait aussi trop d’inhumanité à vous ôter la seule excuse qui puisse vous rester. »

« Il lui répondit avec fermeté qu’il en courrait volontiers le hasard.

« Alors elle entra dans ses raisons, pour avoir le plaisir de le combler de tous les torts imaginables. Plus il méritait sa pitié, plus (car elle n’était pas née généreuse) elle se sentait d’indignation. Blessée qu’il eût été si peu sensible à ses charmes, elle semblait l’être encore plus qu’il eût répondu si mal à ses dernières bontés ; sa vanité seule lui faisait soutenir ce qui la blessait si sensiblement. À peine elle s’était flattée du triomphe, qu’elle le voyait s’évanouir. Vingt fois elle fut près de renoncer à un espoir qui ne semblait se présenter à elle que pour la tromper après plus cruellement. Mais quoi ! après tout ce qu’elle a fait pour Mazulhim, l’abandonnera-t-elle à sa destinée ? Un moment de plus peut vaincre son ingratitude. S’il eût été plus doux pour elle de devoir tout à la tendresse de Mazulhim, il lui doit être plus glorieux de lui tout arracher.

« Ce raisonnement n’était peut-être pas le plus juste que Zulica pût faire ; mais, pour la situation où elle se trouvait, c’était encore beaucoup qu’elle pût raisonner.

« Mazulhim, qui sentait, à l’air dont elle le regardait, que, pour résister à l’opiniâtre froideur que malgré lui-même il lui témoignait, elle avait besoin d’être soutenue, lui donnait sans cesse les éloges les plus flatteurs sur son caractère compatissant.

— « Assurément, s’écria-t-elle à son tour dans un instant où peut-être l’impertinence, prenant le dessus, lui faisait trouver plus de mérite dans les bontés qu’elle avait pour Mazulhim, assurément il faut convenir que j’ai une belle âme ! »

« À cette exclamation si bien placée, Mazulhim ne put s’empêcher d’éclater, et Zulica, qui savait combien quelquefois il est dangereux de rire, se fâcha fort sérieusement de ce qu’il avait ri.

« La gaieté de Mazulhim ne lui fut cependant pas aussi funeste qu’elle l’avait craint. Les enchanteurs qui l’avaient jusque-là si cruellement persécuté, commencèrent même à retirer leurs bras malfaisants de dessus lui. Quoiqu’il s’en fallût beaucoup que la victoire qu’elle remportait sur eux ne fût complète, elle ne laissa pas de s’en féliciter tout haut.

« À peine Mazulhim, qui était l’homme du monde le plus avantageux, se sentit moins accablé, qu’il porta la témérité jusqu’à se croire capable des plus grandes entreprises. Quelque chose que Zulica, qui était à portée de juger des choses plus sainement que lui, pût lui dire, elle ne put l’arrêter. Soit qu’il imaginât qu’il ne pouvait différer sans se perdre, soit (ce qui est plus vraisemblable) qu’il crût n’avoir besoin de ne rien dire de plus auprès d’elle, il voulut tenter ce qui (et encore par le plus grand hasard du monde) ne lui avait manqué qu’une fois.

« Zulica qui ne s’éblouissait pas facilement, et qui d’ailleurs n’était pas la femme d’Agra qui pensait le moins bien d’elle-même, fut étonnée de la présomption de Mazulhim, et lui fit sur son audace les représentations les plus sensées. Elles ne réussirent pas ; et Mazulhim s’opiniâtrant toujours, par une suite nécessaire de sa confiance en ses charmes, et pour l’humilier, elle ne se refusa pas plus que Zéphis à des idées dont elle ne pouvait assez admirer le ridicule.

— « Ah ! oui ! » dit-elle d’un air dédaigneux.

« Tout d’un coup sa physionomie changea, et je jugeai à sa rougeur et à son dépit, autant qu’à l’air railleur et insultant de Mazulhim, que ce qu’elle avait annoncé comme impraticable était aisé au dernier point.

— Voyez-vous cela ! s’écria le Sultan ; et puis les femmes se plaindront, ou feront les merveilleuses ! Cela est bon à savoir.

— Quoi ? lui demanda la Sultane, quelle admirable découverte venez-vous donc de faire ?

— Oh ! je m’entends bien, répondit le Sultan ; c’est que si jamais on s’avise de me faire des reproches, je sais à présent ce que j’aurai à répondre. Je suis pourtant bien fâché que cette mortification arrive à Zulica, elle la méritait certainement moins que personne. Mais poursuivez. Émir : il y a de très belles choses dans ce que vous venez de nous raconter ; et ceci me donne fort bonne opinion du reste.

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