Le Sopha (Crébillon)/Chapitre 17

Le Sopha (1742)
Librairie Alphonse Lemerre (p. 217-226).


CHAPITRE XVII

Qui apprendra aux femmes novices, s’il en est, à éluder les questions embarrassantes.


« Votre Majesté, dit Amanzéi le lendemain, se souvient sans doute…

— Oui, interrompit brusquement le Sultan, je me souviens qu’hier je mourus d’ennui ; est-ce cela que vous me demandez ?

— Si le conte vous ennuie, dit la Sultane, il n’y a qu’à le finir.

— Non pas, s’il vous plaît ! répondit le Sultan ; je veux qu’on le continue, et qu’on ne m’ennuie pas, si cela se peut, s’entend ; car je ne demande point des choses impossibles. »

Amanzéi reprit ainsi la parole :

— « Vous, par exemple, continua Zulica, je crains que vous n’ayez fort peu de délicatesse.

— « Vous me faites tort, répondit-il d’un air tranquille ; je suis naturellement fort susceptible, d’amour. J’avouerai pourtant que j’ai eu plus de femmes eue je n’en ai aimé.

— « Mais voilà qui est infâme ! répliqua-t-elle ; je ne conçois pas comment on peut se vanter de cela !

— « Je ne m’en vante pas non plus, repartit-il ; je dis simplement ce qui est.

— « Je crois, dit-elle, que vous avez trompé bien des femmes.

— « J’en ai quitté quelques-unes, et n’en ai point trompé, répondit-il ; elles ne m’avaient point prié d’être constant ; par conséquent je ne leur avais pas promis de l’être ; et vous concevez bien que, quand on se prend sans conditions, on n’a d’aucun côté à se plaindre qu’on en ait violé quelqu’une.

— « Je serais curieuse au possible, dit Zulica, de savoir tout ce que vous avez fait.

— « Vous faut-il, repartit Nassès, une histoire de ma vie bien circonstanciée ? Cela serait long, et je craindrais de vous ennuyer beaucoup. Je puis cependant vous obéir sans risque, en supprimant les détails. Il y a dix ans que je suis dans le monde, j’en ai vingt-cinq, et vous êtes la trente-troisième beauté que j’ai conquise en affaire réglée.

— « Trente-trois ! s’écria-t-elle.

— « Il est pourtant vrai que je n’en ai eu que cela, répondit-il ; mais ne vous en étonnez pas ; je n’ai jamais été à la mode.

— « Ah ! Nassès ! dit-elle, que je suis à plaindre de vous aimer, et que difficilement je pourrais compter sur votre constance !

— « Je ne vois pas pourquoi, répondit-il : croyez-vous que pour avoir eu trente-trois femmes je doive vous en aimer moins ?

— « Oui, reprit-elle ; moins vous auriez aimé, plus je pourrais croire qu’il vous resterait des ressources pour aimer encore, et qu’enfin vous ne seriez pas absolument usé sur le sentiment.

— « Je crois, répliqua-t-il, vous avoir prouvé que je n’ai pas le cœur épuisé ; d’ailleurs, à vous parler avec franchise, il y a bien peu d’affaires où l’on se sert du sentiment. L’occasion, la convenance, le désœuvrement les font naître presque toutes. On se dit, sans le sentir, qu’on se paraît aimable ; on se lie, sans se croire ; on voit que c’est en vain qu’on attend l’amour, et l’on se quitte de peur de s’ennuyer. Il arrive aussi quelquefois qu’on s’est trompé à ce que l’on sentait : on croyait que c’était de la passion, ce n’était que du goût : mouvement, par conséquent, peu durable, et qui s’use dans les plaisirs, au lieu que l’amour semble y renaître. Tout cela, comme vous voyez, fait qu’après avoir eu beaucoup d’affaires, on n’en est quelquefois pas encore à sa première passion.

— « Vous n’avez donc jamais aimé ? lui demanda-t-elle.

— « Pardonnez-moi, répliqua-t-il, j’ai aimé deux fois à la fureur, et je sens à la façon dont je commence avec vous que si, depuis, mon cœur n’a pas été ému, ce n’était pas, comme je le croyais, qu’il ne pût plus l’être, mais parce qu’il n’avait pas encore rencontré l’objet qui devait lui faire retrouver plus de sentiment qu’il ne craignait d’en avoir perdu. Mais, vous qui m’interrogez, me serait-il, à mon tour, permis de vous demander combien de fois vous vous êtes enflammée ?

— « Oui, repartit-elle, et je vous le permettrais encore plus volontiers si je ne vous l’avais pas déjà dit ; vous n’ignorez pas que Mazulhim et vous êtes les seuls qui ayez pu me plaire.

— « Quand nous nous connaissions moins, reprit-il, il était naturel que vous me tinssiez ce langage. Je n’ai pas même trouvé à redire que, tout impossible qu’il était de me cacher Mazulhim, vous ayez cependant voulu le faire ; mais à présent que la confiance doit être établie, et que je n’ai moi-même rien de caché pour vous, il me paraîtrait singulier, je l’avoue, que vous ne me fissiez pas le dépositaire de vos secrets.

— « Vous le seriez assurément, répondit-elle, si je m’en étais réservé quelques-uns, mais je vous jure que je n’ai rien à me reprocher là-dessus, et qu’il me paraît même étonnant que, pour le peu de temps qu’il y a que je vous aime, j’aie en vous une aussi grande confiance, et qu’enfin je croie devoir en être aussi sûre que je le suis de moi-même.

— « J’en suis charmé, Madame, répondit-il d’un air piqué : j’ose dire cependant qu’après la façon dont je me suis livré, j’étais en droit d’attendre mieux de vous. »

« À ces mots, il voulut s’éloigner, mais elle, le retenant :

— « Quelle est donc cette fantaisie, Nassès ? lui demanda-t-elle tendrement : comment se peut-il que tantôt vous vous fussiez fait un crime de douter de ce que je vous disais, et qu’à présent il semble que vous vous reprocheriez de me croire ?

— « S’il faut vous le dire, Madame, répondit-il, tantôt je ne vous croyais pas, mais occupé alors d’un intérêt plus pressant pour moi, j’ai cru qu’il valait mieux travailler à vous persuader que d’entrer dans des détails qui ne pouvaient, en cet instant, que vous déplaire, et que je n’étais pas même en droit d’exiger de vous.

— « Mais, Nassès, insista-t-elle, je vous jure que je n’ai à vous dire que ce que je vous ai dit !

— « Cela n’est pas possible, Madame ! interrompit-il brusquement. Depuis plus de quinze ans que vous êtes dans le monde, il n’est pas croyable que vous n’ayez souvent été attaquée, et qu’au moins vous ne vous soyez point quelquefois rendue. Vous seriez la première qui, dans un espace de temps aussi considérable, n’aurait eu que deux amants, ou vous serez forcée de convenir que le goût de galanterie vous aurait pris bien tard.

— « Cela ne serait pas assez nouveau, Monsieur, pour être trouvé incroyable, répondit-elle, et je suis bien trompée s’il n’est arrivé à d’autres que moi d’être longtemps indifférentes, faute d’avoir rencontré de bonne heure l’objet auquel il était réservé de les rendre sensibles. Je n’ai certainement rien à vous dire ; mais quand il serait vrai que j’eusse sur cet article quelque chose à vous confier, la crainte de vous perdre m’empêcherait toujours de le faire. J’ai presque toujours vu le mépris suivre ces sortes de confidences ; et, quoique pour avoir autrefois aimé nous ne soyons point coupables envers l’objet qui nous occupe, il est cependant fort rare que sa vanité nous pardonne de n’avoir pas été le premier qui nous ait rendues sensibles.

— « Mais, quelle idée ! lui dit-il. Qui ? moi, je vous mépriserais parce que vous me donneriez, en m’avouant tout ce que vous avez fait, une nouvelle preuve de votre tendresse, et peut-être la plus convaincante de toutes, par la peine qu’on a communément à l’obtenir ! Eh bien ! vous avez aimé Mazulhim : cela m’a-t-il étonné ? Vous en estimé-je moins ? Pourquoi voudriez-vous que quelques amants de plus fissent sur moi une impression désagréable ? Ai-je quelque chose à démêler avec ceux qui m’ont précédé ? Est-ce votre faute, si le destin ne m’a pas offert à vos yeux le premier ? Non, Zulica, non ; je ne suis pas même de l’avis de ceux qui croient qu’une femme qui a beaucoup aimé n’est plus capable d’aimer encore. Loin que je pense que le cœur s’use en aimant, je suis, au contraire, persuadé que plus on aime, plus on est vif sur le sentiment, plus on a de délicatesse.

— « Suivant ce principe, répondit-elle, vous ne seriez donc pas flatté d’être le premier amant d’une femme ?

— « J’ose dire que non, répliqua-t-il, et voici sur quoi je fonde une façon de penser qui peut-être vous paraît ridicule. Dans cet âge tendre où une femme n’a point encore aimé, si elle désire d’être vaincue, c’est moins encore parce qu’elle est pressée par le sentiment que parce qu’elle désire le connaître ; elle veut enfin moins aimer que plaire. On l’éblouit plus qu’on ne la touche. Comment la croire quand elle dit qu’elle aime ? A-t-elle, pour s’assurer de la nature et de la force de son sentiment actuel, de quoi le comparer ? Dans un cœur où par leur nouveauté les plus faibles mouvements sont des objets considérables, la moindre émotion paraît trouble, et le simple désir transport ; et ce n’est pas enfin quand on connaît aussi peu l’amour qu’on peut se flatter de le ressentir, et qu’on doit le persuader.

— « Peut-être, en effet, s’exagère-t-on ses mouvements, répondit Zulica ; mais du moins on ne dit que ce qu’on croit sentir ; et que ce désordre parte du cœur, ou qu’il n’existe que dans l’imagination, l’amant en est-il moins heureux ? Non, Nassès, avec quelque désavantage que vous plaigniez les premiers sentiments, je vous aimerais, s’il était possible, mille fois plus que je ne vous aime, si j’étais la première à qui vous rendissiez hommage.

— « Vous y perdriez plus que vous ne pensez, répliqua-t-il. Je suis à présent mille fois plus en état de sentir ce que vous valez que je ne l’aurais été dans le temps que vous voudriez que je vous eusse aimée. Tout alors m’échappait, esprit, délicatesse, sentiment. Toujours tenté, n’aimant jamais, mon cœur ne s’émouvait point, même dans ces moments où, emporté dans mes transports, je n’étais plus à moi-même. Cependant on me croyait amoureux, je croyais l’être aussi. L’on s’applaudissait de pouvoir me rendre si sensible ; moi-même, je me félicitais d’être capable d’une aussi délicate volupté ; il me semblait qu’il n’y avait dans la nature que moi d’assez heureux pour sentir aussi vivement les charmes de l’amour. Sans cesse aux pieds de ce que j’aimais, quelquefois languissant, jamais éteint, je trouvais dans mon âme mille ressources dont j’étais étonné de pouvoir faire si peu d’usage. Un seul regard portait le trouble et le feu dans mes sens ; mon imagination toujours bien au delà de mes plaisirs…

— « Ah ! Nassès ! Nassès ! s’écria vivement Zulica, que vous deviez être aimable ! Non, vous n’aimez plus comme vous aimiez alors.

— « Mille fois davantage, répliqua-t-il ; dans le temps dont je vous parle, je n’aimais point. Emporté par le feu de mon âge, c’était à lui, non à mon cœur, que je devais tous ces mouvements que je croyais de l’amour, et j’ai bien senti depuis…

— « Ah ! interrompit-elle, il est impossible que vous n’ayez point perdu à être désabusé. La jalousie, la défiance, mille monstres qu’alors vous vous seriez seulement fait scrupule d’imaginer, empoisonnent à présent vos plaisirs. Plus instruit, vous avez moins aimé, vous avez donc été moins heureux. Votre esprit n’a pu s’éclaircir qu’aux dépens de votre cœur ; vous raisonnez mieux sur le sentiment, mais vous n’aimez plus si bien. »

« Zulica opposa longtemps encore de mauvaises défaites aux empressements de Nassès. Enfin, elle parut se rendre, et après avoir tiré parole de lui qu’il ne l’estimerait pas moins :

— « Plus je me suis défendue de satisfaire votre curiosité, lui dit-elle, moins à présent j’y devrais céder. Vous me saurez peut-être moins de gré de l’aveu qu’enfin vous m’arrachez, que vous ne m’en voudrez de mal de vous l’avoir refusé si longtemps. Vous aurez tort. Vous ne devez pas ignorer qu’il est plus aisé d’inspirer un nouveau goût à une femme que de la faire convenir de ceux qu’elle a eus. Je ne sais si c’est par fausseté que quelques-unes pensent ainsi, mais pour moi, je puis vous jurer que mon silence n’était pas fondé sur un aussi indigne motif. Je crois qu’il est impossible que l’on se rappelle avec plaisir une faiblesse qui, loin de se retracer à votre imagination avec les charmes qu’elle avait autrefois pour vous, ne s’y présente jamais qu’accompagnée des remords qu’elle vous causé, ou du souvenir douloureux des mauvais procédés d’un amant.

— « Cela est exactement vrai, dit Nassès ; une femme délicate est bien à plaindre ! »

— Fort bien ! dit le Sultan : mais, pour le plaisir que je prends à vous entendre, je désire que vous remettiez à demain la suite (car je n’ose encore dire la fin) de cette inouïe conversation.

Séparateur