Le Sopha (Crébillon)/Chapitre 20

Le Sopha (1742)
Librairie Alphonse Lemerre (p. 255-267).


CHAPITRE XX

Amusements de l’âme.


« Quelques plaisirs que je trouvasse dans la petite maison de Mazulhim, l’intérêt de mon âme me força de m’en arracher, et, persuadé que ce ne serait pas là que je trouverais ma délivrance, j’allai chercher quelque maison où je fusse, s’il était possible, plus heureux que dans toutes celles que j’avais déjà habitées. Après plusieurs courses, qui n’offrirent à mes yeux que des choses que j’avais déjà vues ou des faits peu dignes d’être racontés à Votre Majesté, j’entrai dans un vaste palais qui appartenait à un des plus grands seigneurs d’Agra. J’y errai quelque temps ; enfin je fixai ma demeure dans un cabinet orné avec une extrême magnificence et beaucoup de goût, quoique l’un semble toujours exclure l’autre. Tout y respirait la volupté ; les ornements, les meubles, l’odeur des parfums exquis qu’on y brûlait sans cesse, tout la retraçait aux yeux, tout la portait dans l’âme. Ce cabinet enfin aurait pu passer pour le temple de la mollesse, pour le vrai séjour des plaisirs.

« Un instant après que je m’y fus placé, je vis entrer la divinité à qui j’allais appartenir. C’était la fille de l’omrah chez qui j’étais. La jeunesse, les grâces, la beauté, ce je ne sais quoi qui seul les fait valoir, et qui, plus puissant, plus marqué qu’elles-mêmes, ne peut cependant jamais être défini ; tout ce qu’il y a de charmes et d’agréments composait sa figure. Mon âme ne put la voir sans émotion ; elle éprouva à son aspect mille sensations délicieuses que je ne croyais pas à son usage. Destiné à porter quelquefois une si belle personne, non seulement je cessai de me tourmenter sur mon sort, mais même je craignis d’être obligé de commencer une nouvelle vie.

— « Ah ! Brahma, me disais-je, quelle est donc la félicité que tu prépares à ceux qui t’ont bien servi, puisque tu permets que les âmes que ton juste courroux a éprouvées jouissent de la vue de tant d’attraits ? Viens, continuais-je avec transport, viens ! image charmante de la divinité, viens calmer une âme inquiète, qui déjà serait confondue avec la tienne, si des ordres cruels ne la retenaient pas dans sa prison ! »

« Il sembla dans cet instant que Brahma voulût exaucer mes vœux. Le soleil était alors à son plus haut point, il faisait une chaleur excessive ; Zéïnis se prépara bientôt à jouir des douceurs du sommeil, et, tirant elle-même les rideaux, ne laissa dans le cabinet que ce demi-jour si favorable au sommeil et aux plaisirs, qui ne dérobe rien aux regards et ajoute à leur volupté, qui rend enfin la pudeur moins timide, et lui laisse accorder plus à l’amour.

« Une simple tunique de gaze, et presque tout ouverte, fut bientôt le seul habillement de Zéïnis ; elle se jeta sur moi nonchalamment. Dieux ! avec quels transports je la reçus ? Brahma, en fixant mon âme dans des sophas, lui avait donné la liberté de s’y placer où elle le voudrait ; qu’avec plaisir en cet instant j’en fis usage ?

« Je choisis avec soin l’endroit d’où je pouvais le mieux observer les charmes de Zéïnis, et je me mis à les contempler avec l’ardeur de l’amant le plus tendre, et l’admiration que l’homme le plus indifférent n’aurait pu leur refuser. Ciel ! que de beautés s’offrirent à mes regards ! Le sommeil enfin vint fermer ses yeux qui m’inspiraient tant d’amour.

« Je m’occupai alors à détailler tous les charmes qu’il me restait encore à examiner, et à revenir sur ceux que j’avais déjà parcourus. Quoique Zéïnis dormît assez tranquillement, elle se retourna quelquefois, et chaque mouvement qu’elle faisait, dérangeant sa tunique, offrait à mes avides regards de nouvelles beautés. Tant d’appas achevèrent de troubler mon âme. Accablée sous le nombre et la violence de ses désirs, toutes ses facultés demeurèrent quelque temps suspendues. C’était en vain que je voulais former une idée ; je sentais seulement que j’aimais, et sans prévoir ou craindre les suites d’une aussi funeste passion, je m’y abandonnais tout entier.

— « Objet délicieux ! m’écriai-je enfin, non, tu ne peux pas être une mortelle. Tant de charmes ne sont pas leur partage. Au-dessus même des êtres aériens, il n’en est point que tu n’effaces. Ah ! daigne recevoir les hommages d’une âme qui t’adore ! Garde-toi de lui préférer quelque vil mortel ! Zéïnis ! divine Zéïnis ! Non, il n’en est point qui puisse te ressembler ! »

« Pendant que je m’occupais de Zéïnis avec tant d’ardeur, elle fit un mouvement et se retourna. La situation où elle venait de se mettre m’était favorable, et, malgré mon trouble, je songeai à en profiter. Zéïnis était couchée sur le côté, sa tête était penchée sur un coussin du sopha, et sa bouche le touchait presque. Je pouvais, malgré la rigueur de Brahma, accorder quelque chose à la violence de mes désirs ; mon âme alla se placer sur le coussin, et si près de la bouche de Zéïnis qu’elle parvint enfin à s’y coller tout entière.

« Il y a sans doute, pour l’âme, des délices que le terme de plaisir n’exprime pas, pour qui même celui de volupté n’est pas encore assez fort. Cette ivresse douce et impétueuse où mon âme se plongea, qui en occupa si délicieusement toutes les facultés, cette ivresse ne saurait se peindre.

« Sans doute notre âme embarrassée de ses organes, obligée de mesurer ses transports sur leur faiblesse, ne peut, quand elle se trouve emprisonnée dans un corps, s’y livrer avec autant de force que lorsqu’elle en est dépouillée. Nous la sentons même quelquefois dans un vif mouvement de plaisir, qui, voulant forcer les barrières que le corps lui oppose, se répand dans toute sa prison, y porte le trouble et le feu qui la dévorent, cherche vainement une issue, et, accablée des efforts qu’elle a faits, tombe dans une langueur qui pendant quelque temps semble l’avoir anéantie. Telle est, à ce que je crois du moins, la cause de l’épuisement où nous jette l’excès de la volupté.

« Tel est notre sort, que notre âme, toujours inquiète au milieu des plus grands plaisirs, est réduite à en désirer plus encore qu’elle n’en trouve. La mienne, collée sur la bouche de Zéïnis, abîmée dans sa félicité, chercha à s’en procurer une encore plus grande. Elle essaya, mais vainement, à se glisser tout entière dans Zéïnis ; retenue dans sa prison par les ordres cruels de Brahma, tous ses efforts ne purent l’en délivrer. Ses élans redoublés, son ardeur, la fureur de ses désirs, échauffèrent apparemment celle de Zéïnis. Mon âme ne s’aperçut pas plutôt de l’impression qu’elle faisait sur la sienne, qu’elle redoubla ses efforts. Elle errait avec plus de vivacité sur les lèvres de Zéïnis, s’élançait avec plus de rapidité, s’y attachait avec plus de feu. Le désordre qui commençait à s’emparer de celle de Zéïnis, augmenta le trouble et les plaisirs de la mienne. Zéïnis soupira, je soupirai ; sa bouche forma quelques paroles mal articulées, une aimable rougeur vint colorer son visage. Le songe le plus flatteur vint enfin égarer ses sens. De doux mouvements succédèrent au calme dans lequel elle était plongée.

— « Oui ! tu m’aimes ! » s’écria-t-elle tendrement.

« Quelques mots, interrompus par les plus tendres soupirs, suivirent ceux-là.

— « Doutes-tu, continua-t-elle, que tu ne sois aimé ? »

« Moins libre encore que Zéïnis, je l’entendais avec transport et n’avais plus la force de lui répondre. Bientôt son âme, aussi confondue que la mienne, s’abandonna toute au feu dont elle était dévorée, un doux frémissement… Ciel ! Que Zéïnis devint belle !

« Mes plaisirs et les siens se dissipèrent par son réveil. Il ne lui resta plus de la douce illusion qui avait occupé ses sens, qu’une tendre langueur à laquelle elle se livra avec une volupté qui la rendait bien digne des plaisirs dont elle venait de jouir. Ses regards, où l’amour même régnait, étaient encore chargés du feu qui coulait dans ses veines. Quand elle put ouvrir les yeux, ils avaient déjà perdu l’impression voluptueuse que mon amour et le trouble de ses sens y avaient mise, mais qu’ils étaient encore touchants ! Quel mortel, en se devant le bonheur de les voir ainsi, ne serait expiré de l’excès de sa tendresse et de sa joie ?

— « Zéïnis ! m’écriai-je avec transport, aimable Zéïnis ! C’est moi qui viens de te rendre heureuse ; c’est à l’union dé ton âme et de la mienne que tu dois tes plaisirs. Ah ! puisses-tu les lui devoir toujours, et ne répondre jamais qu’à mon ardeur ! Non, Zéïnis, il n’en peut jamais être de plus tendre et de plus fidèle ! Ah ! si je pouvais soustraire mon âme au pouvoir de Brahma, ou qu’il pût l’oublier, éternellement attachée à la tienne, ce serait par toi seule que son immortalité pourrait devenir un bonheur pour elle, et qu’elle croirait perpétuer son être. Si je te perds jamais, âme que j’adore ! Eh ! comment dans l’immensité de la nature, où, accablé de ces liens cruels dont Brahma me chargera peut-être, pourrai-je te retrouver ? Ah ! Brahma ! si ton pouvoir suprême m’arrache à Zéïnis, fais au moins que, quelque douloureux que me soit son souvenir, je ne le perde jamais ! »

« Pendant que mon âme parlait si tendrement à Zéïnis, cette fille charmante semblait s’abandonner à la plus douce rêverie, et je commençai à m’alarmer de la tranquillité avec laquelle elle avait pris ce songe, dont quelques instants auparavant je trouvais tant à me féliciter.

— « Zéïnis, me disais-je, est sans doute accoutumée aux plaisirs qu’elle vient de goûter. Quelque chose qu’ils aient pris sur ses sens, ils n’ont point étonné son imagination : elle rêve, mais elle ne paraît pas se demander la cause des mouvements dont elle a été agitée. Familiarisée avec ce que l’amour a de plus doux et de plus tendres transports, je n’ai fait que lui en retracer l’idée. Un mortel plus heureux a déjà développé dans le cœur de Zéïnis ce germe de tendresse que la nature y a mis. C’est son image, non mon ardeur, qui l’a enflammée ; elle connaît l’amour, elle en a parlé ; elle semblait, au milieu de son trouble, être occupée du soin de rassurer un amant qui peut-être est accoutumé à porter entre ses bras et ses craintes et son inquiétude. Ah ! Zéïnis ! s’il est vrai que vous aimiez, que, dans l’état où m’a mis la colère de Brahma, mon sort va devenir horrible ! »

« Mon âme errait entre toutes ces idées, lorsque j’entendis frapper doucement à la porte. La rougeur de Zéïnis à ce bruit imprévu augmenta mes craintes. Elle raccommoda avec promptitude le dérangement où les erreurs de son sommeil l’avaient laissée, et, plus en état de paraître, elle ordonna qu’on entrât.

— « Ah ! me dis-je avec une extrême douleur, c’est peut-être un rival qui va s’offrir à ma vue ; s’il est heureux, quel supplice ! S’il le devient, que Zéïnis soit telle que quelquefois je la suppose, et que ce soit à elle que je doive ma délivrance, quel coup affreux pour moi si je suis forcé de me séparer d’elle après les sentiments qu’elle m’a inspirés ! »

« Quoique, par la connaissance que j’avais des mœurs d’Agra, je dusse être rassuré contre la crainte de quitter Zéïnis, et qu’il fût assez vraisemblable qu’à l’âge de quinze ans à peu près qu’elle paraissait avoir, elle n’eût pas tout ce que Brahma demandait pour me rendre à une autre vie, il se pouvait aussi que j’eusse tout à craindre d’elle de ce côté-là, et quelque cruel qu’il fût pour moi d’être témoin des bontés qu’elle aurait pour mon rival, je préférais ce supplice à celui de la perdre.

« À l’ordre de Zéïnis, un jeune indien, de la figure la plus brillante, était entré dans le cabinet. Plus il me parut digne de plaire, plus il excita ma haine ; elle redoubla à l’air dont Zéïnis le reçut. Le trouble, l’amour et la crainte se peignirent tour à tour sur son visage ; elle le regarda quelque temps avant que de lui parler. Il me parut aussi agité qu’elle ; mais à son air timide et respectueux je jugeai que s’il était aimé, on ne le favorisait pas encore. Malgré son trouble et son extrême jeunesse (car il ne me parut guère plus âgé que Zéïnis), il semblait n’en être pas à sa première passion, et je commençai à espérer que je n’aurais de cette aventure que le chagrin que je pouvais le mieux supporter.

— « Ah ! Phéléas ! lui dit Zéïnis avec émotion, que venez-vous chercher ici ?

— « Vous, que j’espérais y trouver, répondit-il en se jetant à ses genoux ; vous sans qui je ne puis vivre, et qui voulûtes bien hier me promettre de me voir sans témoins.

— « Ah ! n’espérez pas, reprit-elle vivement, que je vous tienne parole ! Sortons, je ne veux pas rester plus longtemps dans ce cabinet.

— « Zéïnis, répliqua-t-il, m’enviez-vous le bonheur de rester seul un moment avec vous, et se peut-il que vous vous repentiez si tôt de la première faveur que vous m’accordez ?

— « Mais, répondit-elle d’un air embarrassé, ne puis-je pas vous parler ailleurs qu’ici, et si vous m’aimiez, vous obstineriez-vous à me demander une chose pour laquelle j’ai tant de répugnance ? »

« Phéléas, sans lui répondre, lui saisit une main, et la baisa avec toute l’ardeur dont j’aurais été capable. Zéïnis le regardait languissamment ; elle soupirait, encore émue de ce songe qui lui avait peint son amant si pressant, et où elle avait été si faible : disposée encore plus à l’amour par les impressions qui lui en étaient restées, chaque fois que ses yeux se tournaient vers Phéléas, ils devenaient plus tendres, et reprenaient insensiblement un peu de cette volupté que mon amour y avait mise quelques moments auparavant.

« Malgré le peu d’expérience de Phéléas, sa tendresse, qui le rendait attentif à tous les mouvements de Zéïnis, les lui laissait assez remarquer pour qu’il ne pût pas douter qu’elle le voyait avec plaisir. Zéïnis, d’ailleurs, simple et sans art, ne cachant à Phéléas que par pudeur l’état où sa présence la mettait, en croyant lui dérober beaucoup du trouble dont elle était agitée, le lui montrait tout entier. Phéléas n’en savait pas assez pour triompher d’une coquette dont la fausse vertu et les airs décents l’auraient effrayé, mais il n’était que trop dangereux pour Zéïnis qui, pressée par son amour, ignorait, même en craignant de céder, la façon dont elle aurait pu se défendre.

« Avec quelque plaisir qu’elle vît Phéléas à ses genoux, elle le pria de se lever. Loin de lui obéir, il les lui serrait avec une expression si tendre et des transports si vifs, que Zéïnis en soupira.

— « Ah ! Phéléas ! lui dit-elle avec émotion, sortons d’ici, je vous en conjure !

— « Me craindrez-vous toujours ? lui demanda-t-il tendrement. Ah ! Zéïnis ! Que mon amour vous touche peu ! Que pouvez-vous craindre d’un amant qui vous adore, qui presque en naissant fut soumis à vos charmes, et qui depuis, uniquement touché d’eux, n’a voulu vivre que pour vous ? Zéïnis ! ajouta-t-il en versant des larmes, voyez l’état où vous me réduisez ! »

« En achevant ces paroles, il leva sur elle ses yeux chargés de pleurs ; elle le fixa quelque temps d’un air attendri, et cédant enfin aux transports que l’amour et la douleur de Phéléas lui causaient :

— « Ah ! cruel ! lui dit-elle d’une voix étouffée par les pleurs qu’elle tâchait de retenir ; ai-je mérité les reproches que vous me faites, et quelles preuves puis-je vous donner de ma tendresse, si, après toutes celles que vous en avez reçues, vous voulez en douter encore ?

— « Si vous m’aimiez, répondit-il, ne vous oublieriez-vous pas avec moi dans cette solitude, et, loin d’en vouloir sortir, auriez-vous quelque autre crainte que celle qu’on ne vînt nous y troubler ?

— « Hélas ! reprit-elle naïvement, qui vous dit que j’en aie d’autres ? »

« À ces mots, Phéléas, quittant brusquement ses genoux, courut à la porte et la ferma ; en revenant, il rencontra Zéïnis, qui, devinant ce qu’il allait faire, s’était levée pour l’en empêcher. Il la prit entre ses bras, et malgré la résistance qu’elle lui opposait, il la remit sur moi et s’y assit auprès d’elle.

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