Le Sopha (Crébillon)/Chapitre 21

Le Sopha (1742)
Librairie Alphonse Lemerre (p. 269-281).


CHAPITRE DERNIER


« Je ne sais si Zéïnis imagina que quand une porte est fermée il est inutile de se défendre, ou si, craignant moins d’être surprise, elle-même ne craignit plus ; mais à peine Phéléas fut-il auprès d’elle que, rougissant moins de ce qu’il faisait que de ce qu’elle appréhendait qu’il ne voulût faire, avant même qu’il lui demandât rien, d’une voix tremblante et d’un air interdit, elle le supplia de vouloir bien ne lui rien demander. Le ton de Zéïnis était plus tendre qu’imposant, et ne fâcha ni ne contint Phéléas. Couché auprès d’elle, il la serrait dans ses bras avec tant de fureur que Zéinis, en commençant à connaître combien elle devait le craindre, malgré elle, partagea ses transports.

« Quelque émue qu’elle fût, elle tâcha de se débarrasser des bras de Phéléas, mais c’était avec tant d’envie d’y rester que, pour rendre ses efforts inutiles, il n’eut pas besoin d’en employer de bien grands. Ils se regardèrent quelque temps sans se rien dire ; mais Zéïnis, sentant augmenter son trouble, et craignant enfin de ne pouvoir pas en triompher, pria, mais doucement, Phéléas de vouloir bien la laisser.

— « Ne voudrez-vous donc jamais me rendre heureux ? lui demanda-t-il.

— « Ah ! répondit-elle avec une étourderie que je ne lui ai pas encore pardonnée, vous ne l’êtes que trop, et avant que vous vinssiez, vous l’avez été bien davantage ! »

« Plus ces paroles parurent obscures à Phéléas, plus il lui parut nécessaire d’apprendre de Zéïnis ce qu’elles voulaient dire. Il la pressa longtemps de les lui expliquer, et quelque répugnance qu’elle eût à parler davantage, il la pressait si tendrement, la regardait avec tant de passion, qu’enfin il acheva de la troubler.

— « Mais, si je vous le dis, dit-elle d’une voix tremblante, vous en abuserez ! »

« Il lui jura que non avec des transports qui, loin de la rassurer sur ses craintes, ne devaient pas lui laisser douter qu’il ne lui manquât de parole. Trop émue pour pouvoir former cette idée, ou trop peu expérimentée pour connaître toute la force de la confidence qu’elle allait lui faire, après s’être encore faiblement défendue contre ses empressements, elle lui avoua qu’un moment avant qu’il entrât, s’étant endormie, elle l’avait vu, mais avec des transports dont elle n’avait jamais eu d’idée.

— « Étais-je entre vos bras ? lui demanda-t-il en la serrant dans les siens.

— « Oui, répondit-elle en portant sur lui des yeux troublés.

— « Ah ! continua-t-il avec une extrême émotion, vous m’aimiez plus alors que vous ne m’aimez à présent !

— « Je ne pouvais pas vous aimer plus, répliqua-t-elle, mais il est vrai que je craignais moins de vous le dire.

— « Après ? lui demanda-t-il.

— « Ah ! Phéléas ! s’écria-t-elle en rougissant, que me demandez-vous ? Vous étiez plus heureux que je ne veux que vous le soyez jamais, et vous n’en étiez pas moins injuste. »

« Phéléas, à ces mots, ne pouvant plus contenir son ardeur, et devenu plus téméraire par la confidence que Zéïnis lui avait faite, se soulevant un peu et se penchant sur elle, fit ce qu’il put pour approcher sa bouche de la sienne. Quelque hardie que fût cette entreprise, Zéïnis peut-être ne s’en serait pas offensée ; mais Phéléas, uniquement occupé de se rendre heureux, porta son audace si loin qu’elle ne crut pas devoir lui pardonner ce qu’il faisait.

— «Ah ! Phéléas ! s’écria-t-elle, sont-ce les promesses que vous m’avez faites, et craignez-vous si peu de me fâcher ? »

« Quelque violents que fussent les transports de Phéléas, Zéïnis se défendit si sérieusement, et il vit tant de colère dans ses yeux, qu’il crut ne devoir plus s’opiniâtrer à une victoire qu’il ne pouvait remporter sans offenser ce qu’il aimait, et qui même, par la résistance de Zéïnis, devenait extrêmement douteuse pour lui. Soit respect, soit timidité, enfin il s’arrêta, et n’osant plus regarder Zéïnis :

— « Non, lui dit-il tristement, quelque cruelle que vous soyez, je ne m’exposerai plus à vous déplaire. Si je vous étais plus cher, vous craindriez sans doute moins de faire mon bonheur ; mais quoique je ne doive plus espérer de vous rendre sensible, je ne vous en aimerai pas moins tendrement ! »

« En achevant ces paroles, il se leva d’auprès d’elle et sortit. Mortellement fâchée que Phéléas la quittât, et n’osant cependant pas le rappeler, la tête appuyée sur ses mains, Zéïnis pleurait, et était demeurée sur le sopha. Inquiète pourtant du départ de son amant, elle se levait pour savoir ce qu’il était devenu, lorsque, ramené par sa tendresse, il rentra dans le cabinet. Elle rougit en le revoyant, elle se laissa tomber sur moi en poussant un profond soupir. Il courut se jeter à ses genoux, lui prit tendrement la main, et n’osant la baiser, il l’arrosa de ses larmes.

— « Ah ! levez-vous ! lui dit Zéïnis sans le regarder.

— « Non, Zéïnis, lui dit-il, c’est à vos pieds que j’attends mon arrêt ! Un seul mot… Mais vous pleurez ! Ah ! Zéïnis ! Est-ce moi qui fais couler vos larmes ? »

« La barbare Zéïnis, en ce moment, lui serra la main, et, tournant vers lui des yeux que les pleurs qu’ils versaient embellissaient encore, soupira sans lui répondre. Le trouble qui régnait dans ses yeux ne fut pas plus obscur pour Phéléas qu’il ne l’était pour moi-même.

— « Ciel ! s’écria-t-il en l’embrassant avec fureur, serait-il possible que Zéïnis me pardonnât ? »

« Zéïnis garda encore le silence. Hélas ! Phéléas ne perdit rien de ce qu’il semblait lui dire, et sans interroger davantage Zéïnis, il alla chercher jusque sur sa bouche l’aveu qu’elle semblait lui refuser encore.

« En cet instant, je n’entendis plus que le bruit de quelques soupirs étouffes. Phéléas s’était emparé de cette bouche charmante où mon âme un instant avant lui… Mais pourquoi rappelé-je un souvenir encore si cruel pour moi ? Zéïnis s’était précipitée dans les bras de son amant : l’amour, un reste de pudeur qui ne la rendait que plus belle, animaient son visage et ses yeux. Ce premier trouble dura longtemps. Phéléas et Zéïnis, tous deux immobiles respirant mutuellement leur âme, semblaient accablés de leurs plaisirs.

— Tout cela, dit alors le Sultan, ne vous faisait pas grand plaisir, n’est-il pas vrai ? Aussi de quoi vous avisiez-vous de devenir amoureux pendant que vous n’aviez pas de corps ? Cela était d’une folie inconcevable, car, en bonne foi, à quoi cette fantaisie pouvait-elle vous mener ? Vous voyez bien qu’il faut savoir raisonner quelquefois.

— Sire, répondit Amanzéi, ce ne fut qu’après que ma passion fut établie que je sentis combien elle devait me tourmenter, et, selon ce qui arrive ordinairement, les réflexions vinrent trop tard.

— Je suis vraiment fâché de votre accident : car je vous aimais assez sur la bouche de cette fille que vous avez nommée, reprit le Sultan : c’est réellement dommage qu’on vous ait dérangé.

— Tant que Zéïnis avait résisté à Phéléas, dit Amanzéi, je m’étais flatté que rien ne pourrait la vaincre, et lorsque je la vis plus sensible, je crus qu’arrêtée par les préjugés de son âge, elle ne porterait pas sa faiblesse jusques où elle pouvait faire mon malheur. J’avouerai cependant que, quand je lui entendis raconter ce songe, que j’avais cru qu’elle ne devait qu’à moi, que j’appris d’elle-même que l’image de Phéléas était la seule qui se fût présentée à elle, et que c’était au pouvoir qu’il avait sur ses sens, et non à mes transports, qu’elle avait dû ses plaisirs, il me resta peu d’espoir d’échapper au sort que je craignais tant. Moins délicat cependant que je n’aurais dû l’être, je me consolais du bonheur de Phéléas, par la certitude que j’avais de le partager avec lui. Quelque chose qu’il eût dite à Zéïnis de sa passion, et de la fidélité qu’il lui avait toujours gardée, il ne me paraissait pas possible qu’il fût parvenu à l’âge de quinze ou seize ans sans avoir eu au moins quelque curiosité qui l’empêcherait de délivrer mon âme de cette captivité qui m’avait longtemps paru si cruelle, et que je préférais dans cet instant au poste le plus glorieux qu’une âme pût remplir. Tout désespéré que j’étais de la faiblesse de Zéïnis, j’en attendis les suites avec moins de douleur, dès que je me fus persuadé que, quelque chose qui arrivât, je ne serais pas contraint de la quitter.

« Quelque affreuse que fût, pour moi, la tendre léthargie où ils étaient plongés, et que chaque soupir qu’ils poussaient paraissait augmenter encore, elle retardait les téméraires entreprises de Phéléas, et quoiqu’elle me prouvât à quel point ils sentaient leur bonheur, je priais ardemment Brahma de ne point permettre qu’elle se dissipât. Inutiles vœux ! J’étais trop criminel pour que deux âmes innocentes, et dignes de leur félicité, me fussent sacrifiées.

« Phéléas, après avoir langui quelques instants sur le sein de Zéïnis, pressé par de nouveaux désirs que la faiblesse de son amante avait rendus plus ardents, la regarda avec des yeux qui exprimaient la délicieuse ivresse de son cœur. Zéïnis, embarrassée des regards de Phéléas, détourna les siens en soupirant.

— « Quoi ! tu fuis mes regards, lui dit-il. Ah ! tourne plutôt vers moi tes beaux yeux. Viens lire dans les miens toute l’ardeur que tu m’inspires ! »

« Alors il la prit dans ses bras. Zéïnis tenta encore de se dérober à ses transports ; mais soit qu’elle ne voulût pas résister longtemps, soit que se faisant illusion à elle-même, en cédant, elle crût résister, Phéléas fut bientôt regardé aussi tendrement qu’il désiroit de l’être.

« Quoique les dernières bontés de Zéïnis l’eussent jeté dans une tendre langueur peu différente de celle où mes transports l’avaient plongée, et qu’elle regardât Phéléas avec toute la volupté qu’il avait désirée d’elle, elle parut se repentir de s’être livrée à son ardeur, et chercha à se retirer des bras de Phéléas.

— « Ah ! Zeïnis ! lui dit-il, dans ce songe dont vous m’avez parlé, vous ne craigniez pas de me rendre heureux !

— « Hélas ! répondit-elle, quel que soit mon amour pour vous, sans lui, sans le trouble qu’il a mis dans mes sens, vous n’en auriez pas tant obtenu ! »

« Imaginez, Sire, quel fut mon chagrin lorsque j’ai appris que c’était à moi seul que mon rival devait son bonheur.

— « Vous devez être content de votre victoire, continua-t-elle, et vous ne pouvez, sans m’offenser, vouloir la pousser plus loin. J’ai fait plus que je ne devais pour vous prouver ma tendresse, mais…

— « Ah ! Zéïnis ! interrompit l’impétueux Phéléas, s’il était vrai que tu m’aimasses, tu craindrais moins de me le dire, ou du moins tu me le dirais mieux. Loin de ne livrer à mon amour qu’avec timidité, tu t’abandonnerais à tous mes transports, que tu ne croirais pas encore faire assez pour moi. Viens, continua-t-il en s’élançant auprès d’elle avec une vivacité qui m’aurait fait mourir si une âme était mortelle, viens, achève de me rendre heureux.

— « Ah, Phéléas ! s’écria d’une voix tremblante la timide Zéïnis, songes-tu que tu me perds ? Hélas ! tu m’avais juré tant de respect, Phéléas ! Est-ce ainsi qu’on respecte ce qu’on aime ?

« Les pleurs de Zéïnis, ses prières, ses ordres, ses menaces, rien n’arrêta Phéléas. Quoique la tunique de gaze qui était entre elle et lui ne le laissât jouir déjà que de trop de charmes, et que ses transports l’eussent remise comme elle était pendant le sommeil de Zéïnis ; moins satisfait des beautés qu’elle offrait à sa vue que transporté du désir de voir celles qu’elle lui dérobait encore, il écarta enfin ce voile que la pudeur de Zéïnis défendait encore faiblement, et, se précipitant sur les charmes que sa témérité offrait à ses regards, il l’accabla de caresses si vives et si pressantes qu’il ne lui resta plus que la force de soupirer.

« La pudeur et l’amour combattaient cependant encore dans le cœur et dans les yeux de Zéïnis. L’une refusait tout à l’amant, l’autre ne lui laissait presque plus rien à désirer. Elle n’osait porter ses regards sur Phéléas, et lui rendait avec une tendresse extrême tous les transports qu’elle lui inspirait. Elle défendait une chose pour en permettre une plus essentielle ; elle voulait, et ne voulait plus ; cachait une de ses beautés pour en découvrir une autre ; elle repoussait avec horreur, et se rapprochait avec plaisir. Le préjugé quelquefois triomphait de l’amour, et lui était un instant après sacrifié, mais avec des réserves et des précautions qui, tout vaincu qu’il en avait paru, le faisait triompher encore. Zéïnis avait tour à tour honte de sa facilité et de ses répugnances. La crainte de déplaire à Phéléas, l’émotion que lui causaient ses transports, et l’épuisement où un combat aussi long l’avait jetée, la forcèrent enfin à se rendre. Livrée elle-même à tous les désirs qu’elle inspirait, ne supportant qu’impatiemment des plaisirs qui l’irritaient sans la satisfaire, elle chercha la volupté qu’ils lui indiquaient et ne lui donnaient point.

« En ce moment, outré du spectacle qui s’offrait à mes yeux, et commençant à craindre à de certaines idées de Phéléas qui me prouvaient son peu d’expérience, qu’il ne chassât mon âme d’un lieu où, malgré les chagrins qu’on lui donnait, elle se plaisait à demeurer, je voulus sortir pour quelques instants du sopha de Zéïnis, et éluder les décrets de Brahma. Ce fut en vain ; cette même puissance qui m’y avait exilé, s’opposa à mes efforts et me contraignit d’attendre, dans le désespoir, la décision de ma destinée.

« Phéléas… Ô souvenir affreux ! moment cruel, dont l’idée ne s’effacera jamais de mon âme ! Phéléas, enivré d’amour et maître, par les tendres complaisances de Zéïnis, de tous les charmes que j’adorais, se prépara à achever son bonheur. Zéïnis se prêta voluptueusement aux transports de Phéléas, et si les nouveaux obstacles qui s’opposaient encore à sa félicité la retardèrent, ils ne la diminuèrent pas. Les beaux yeux de Zéïnis versèrent des larmes, sa bouche voulut former quelques plaintes, et dans cet instant sa tendresse seule ne lui fit point pousser des soupirs. Phéléas, auteur de tant de maux, n’en était cependant pas plus haï ; Zéïnis, de qui Phéléas se plaignait, n’en fut que plus tendrement aimée. Enfin, un cri plus perçant qu’elle poussa, une joie plus vive que je vis briller dans les yeux de Phéléas, m’annoncèrent mon malheur et ma délivrance ; et mon âme, pleine de son amour et de sa douleur, alla en murmurant recevoir les ordres de Brahma, et de nouvelles chaînes.

— Quoi ! c’est là tout ? demanda le Sultan. Ou vous avez été sopha bien peu de temps, ou vous avez vu bien peu de chose pendant que vous l’étiez !

— Ce serait vouloir ennuyer Votre Majesté que de lui raconter tout ce dont j’ai été témoin pendant mon séjour dans les sophas, répondit Amanzéi ; et j’ai moins prétendu lui rendre toutes les choses que j’ai vues, que celles qui pouvaient l’amuser.

— Quand les choses que vous avez racontées, dit la Sultane, seraient plus brillantes que celles que vous avez supprimées, et je le crois (puisqu’il est impossible d’en faire la comparaison), on aurait toujours à vous reprocher de n’avoir amené sur la scène que quelques caractères, pendant que tous étaient entre vos mains, et d’avoir volontairement resserré sur un sujet qui de lui-même est si étendu.

— J’ai tort sans doute, Madame, répondit Amanzéi, si tous les caractères sont agréables, ou marqués au même point ; si j’ai pu les traiter tous, sans tomber dans l’inconvénient d’exposer à vos yeux des traits communs ou rebattus, et si j’ai pu m’étendre beaucoup sur une matière qui devait, quelque variété que j’eusse mise dans les caractères, devenir ennuyeuse par la répétition continuelle et inévitable du fond.

— En effet, dit le Sultan, je crois que, si l’on voulait peser tout cela, il pourrait bien avoir raison ; mais j’aime mieux qu’il ait tort que de me donner la peine d’examiner ce qui en est. Ah ! ma grand’mère ! continua-t-il en soupirant, ce n’était pas ainsi que vous contiez ! »

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