Le Sopha (Crébillon)/Chapitre 05
CHAPITRE V
Meilleur à passer qu’à lire.
« Avant que de s’engager dans une plus longue conversation, Abdalathif tira de sa poche une longue bourse pleine d’or, qu’il jeta sur une table d’un air négligent.
— « Serrez ceci, lui dit-il : vous en aurez peu de besoin. Je me charge de toute la dépense de votre maison, et de celle de votre personne. Je vous ai envoyé un cuisinier : c’est, après le mien, le meilleur d’Agra. Je compte souper souvent ici. Nous n’y serons pas toujours seuls ; des seigneurs de mes amis, avec quelques beaux esprits à qui je prête de l’argent, y viendront quelquefois. On y joindra de vos compagnes, des plus jolies s’entend ; cela fera des soupers gais, je les aime. »
« À ces mots, il la conduisit dans le petit cabinet où j’étais, et la mère d’Amine, cette femme respectable, qui jusques-là avait été présente à la conversation, se retira et ferma la porte.
« Ce n’est pas d’une pareille conversation, dit Amanzéi en s’interrompant, que je rendrai un compte exact à Votre Majesté ; Aminé y parut tout à fait tendre et vive jusqu’au transport. Abdalathif avait pris soin de lui dire auparavant que les femmes réservées dans leurs discours lui déplaisaient et, avec l’envie qu’Amine avait de lui plaire, son éducation et les habitudes qu’elle avait contractées, Votre Majesté imagine sans peine qu’il se tint des propos qu’il serait difficile de lui rendre et qui d’ailleurs ne la flatteraient pas.
— Pourquoi cela ? demanda le Sultan ; peut-être les trouverais-je fort bons. Voyons un peu.
— Voyez ! dit la Sultane en se levant ; mais comme je suis sûre qu’ils ne m’amuseraient pas, vous trouverez bon que je sorte.
— Voyez-vous cela ! s’écria le Sultan, la belle modestie ! Vous croyez peut-être que j’en suis la dupe ; détrompez-vous ! Je connais les femmes à présent, et je me souviens d’ailleurs qu’un homme qui les connaissait aussi bien que moi, ou à peu près, m’a dit que les femmes ne font rien avec tant de plaisir que ce qui leur est défendu, et qu’elles n’aiment que les discours qu’il semble qu’elles ne doivent pas entendre ; par conséquent, si vous sortez, ce n’est pas que vous ayez l’envie de sortir. Mais n’importe, Amanzéi me dira à mon coucher ce que vous ne voulez pas qu’il me dise à présent. Cela fera précisément que je n’y perdrai rien, n’est-il pas vrai ? »
Amanzéi n’avait garde de ne pas convenir que le Sultan avait raison, et, après avoir exagéré la prudence de sa conduite, il continua ainsi :
« Après l’entretien d’Abdalathif et d’Amine, qui fut plus long qu’intéressant, on servit. Comme je n’étais pas dans la salle à manger, je ne puis, Sire, vous rendre compte de ce qu’ils y dirent. Ils revinrent longtemps après. Quoiqu’ils eussent soupé en tête-à-tête, il me parut qu’ils n’en avaient pas été plus sobres. Après quelques fort mauvais discours, Abdalatif s’endormit sur le sein de la dame.
« Amine, toute complaisante qu’elle était, trouva mauvais d’abord qu’Abdalathif prît avec elle de si grandes libertés. Sa vanité souffrait aussi du peu de cas qu’il paraissait faire d’elle. Les éloges qu’il lui avait donnés sur la façon dont elle avait soutenu l’entretien qu’elle avait eu avec lui, l’avaient enorgueillie, et lui faisaient croire qu’elle méritait qu’il prît la peine de l’entretenir encore. Malgré les attentions qu’elle devait à Abdalathif, elle s’ennuya de la contrainte où il la retenait, et elle en aurait étourdiment marqué son chagrin, si Abdalathif, ouvrant pesamment les yeux, ne lui eût demandé, d’un ton brusque, l’heure qu’il était. Il se leva sans attendre sa réponse.
— « Adieu ! lui dit-il, en la caressant brutalement ; je vous ferai dire demain si je puis souper ici. »
« À ces mots il voulut sortir. Quelque envie qu’eût Amine qu’il la laissât libre, elle crut devoir le retenir, quoiqu’elle poussât la fausseté jusqu’à pleurer de son départ ; il fut inexorable, et se débarrassa des bras d’Amine, en lui disant qu’il voulait bien qu’elle l’aimât, mais qu’il ne prétendait pas être gêné.
« D’abord qu’il fut sorti, elle sonna, en l’honorant à demi-bas de toutes les épithètes qu’il méritait. Pendant qu’on la déshabillait, sa mère vint lui parler bas. La nouvelle qu’elle donnait à Amine lui fit hâter ses esclaves ; enfin elle ordonna qu’on la laissât seule. Peu de moments après que sa mère et ses esclaves se furent retirés, la première rentra. Elle menait un nègre mal fait, horrible à voir, et qu’Amine n’eut pourtant pas plutôt aperçu, qu’elle vint l’embrasser avec emportement.
— Amanzéi, dit le Sultan, si vous ôtiez ce nègre-là de votre histoire, je pense qu’elle n’en serait pas plus mauvaise.
— Je ne vois pas ce qu’il y gâte, Sire, répondit Amanzéi.
— Je m’en vais vous le dire, moi, répliqua le Sultan, puisque vous n’avez pas l’esprit de le voir. La première femme de mon grand-père Schah-Riar couchait avec tous les nègres de son palais. Ç’a été, grâce à Dieu, une chose assez notoire. En conséquence de ce, mon susdit grand-père, non seulement fit étrangler celle-là, mais toutes les autres qu’il eut après, jusques à ma grand’mère Schéhérazade, qui lui en fit perdre l’habitude. Donc, je trouve fort peu respectueux que l’on vienne, après ce qui est arrivé dans ma famille, me parler de nègres, comme si je n’y devais prendre aucun intérêt. Je vous passe celui-ci, puisqu’il est venu, mais qu’il n’en vienne plus, je vous prie ! »
Amanzéi, après avoir demandé pardon au Sultan de son étourderie, continua ainsi :
— « Ah ! Massoud, dit Aminé à son amant, que j’ai souffert d’être deux jours sans te voir ! Que je hais le monstre qui m’obsède ! Qu’on est malheureuse de se sacrifier à la fortune ! »
« Massoud, à tout cela, répondait assez peu de choses. Il lui dit cependant que, quoiqu’il l’aimât avec toute la délicatesse possible, il n’était pas fâché qu’Abdalathif eût pour elle des attentions. Il l’exhorta ensuite à faire tout ce qui serait convenable pour le ruiner, et se livrant après à toute la fureur des caresses d’Amine, ils commencèrent une sorte d’entretien dont la joie de tromper Abdalathif augmentait encore la vivacité. Avant que de sortir du cabinet, elle paya fort généreusement Massoud de l’extrême amour qu’il lui avait témoigné.
« Elle passa avec lui la plus grande partie de la nuit, et le renvoya enfin lorsqu’elle vit paraître le jour ; et la mère d’Amine, qui, par une porte de son appartement qui donnait dans celui de sa fille, l’avait introduit, le fit sortir par la même voie.
« Amine passa la matinée à essayer toutes les robes qu’elle avait commandées, et à en ordonner d’autres. Ce fut son amusement jusques à l’heure qui lui était marquée pour aller danser chez l’Empereur. Elle en fut ramenée par Abdalathif ; ils étaient suivis de quelques jolies compagnes d’Amine, de quelques jeunes omrahs[1] et de trois beaux esprits des plus renommés d’Agra. Ils s’empressèrent à l’envi de louer la magnificence d’Abdalathif, son goût, son air noble, la délicatesse de son esprit, et la sûreté de ses lumières.
« On descendit enfin pour souper. Comme il n’y avait pas de retraite pour mon âme dans le lieu où l’on mangeait, je ne pus entendre les discours qui s’y tinrent. À en juger par ceux qui précédèrent le souper, et ceux qui le suivirent, on pouvait ne pas regretter de n’être point à portée de les entendre.
« Abdalathif, noyé dans le via, enivré des éloges que le mérite qu’on avait découvert à son cuisinier avait rendus plus vifs et plus nombreux, ne tarda point à s’endormir. Un jeune homme, qui avait intérêt qu’il laissât bientôt Amine en état de disposer d’elle, osa bien l’éveiller pour lui représenter qu’un homme comme lui, chargé des plus grandes affaires, et nécessaire à l’État autant qu’il l’était, pouvait quelquefois permettre aux plaisirs de le distraire, mais ne devait jamais s’y abandonner. Il prouva si bien enfin à Abdalathif combien il était cher au prince et au peuple, qu’il le convainquit qu’il ne pouvait différer de s’aller coucher, sans que l’État ne risquât d’y perdre son plus ferme appui.
« Il sortit, et tout le monde avec lui. Quelques regards que j’avais surpris entre Amine et le jeune homme qui venait de haranguer si bien Abdalathif, me firent croire que je le reverrais bientôt. Elle se mit à sa toilette d’un air nonchalant, et débarrassée de cet attirail superbe, plus gênant encore pour les plaisirs qu’il n’est satisfaisant pour l’amour-propre, elle ordonna qu’on la laissât seule.
« La respectable mère d’Amine, gagnée apparemment par le récit que le jeune homme lui avait fait de ses souffrances (car je ne saurais croire qu’une âme si belle eût pu être sensible à l’intérêt), l’introduisit discrètement dans l’appartement de sa fille, et ne se retira qu’après qu’il lui eut donné parole positive de ne faire à Amine aucune proposition qui pût alarmer la pudeur d’une fille aussi sage et aussi modeste.
— « En vérité ! dit Amine au jeune homme, quand ils furent seuls, il faut que je vous aime bien tendrement pour m’être déterminée à ce que je fais ! Car enfin, je trompe un honnête homme, que je n’aime point à la vérité, mais à qui pourtant je devrais être fidèle. J’ai tort, je le sens bien : mais l’amour est une terrible chose, et ce qu’il me fait faire aujourd’hui est bien éloigné de mon caractère.
— « Je vous en sais d’autant plus de gré ! répondit le jeune homme, en voulant l’embrasser.
— « Oh ! pour cela, répliqua-t-elle en le repoussant, voilà ce que je ne veux pas vous permettre : de la confiance, du sentiment, du plaisir à vous voir, je vous en ai promis, mais si j’allais plus loin je trahirais mon devoir.
— « Mais, mon enfant, lui dit le jeune homme, deviens-tu folle ? Qu’est-ce donc que le jargon dont tu te sers ? Je te crois tout le sentiment du monde assurément : mais à quoi veux-tu qu’il nous serve ? Est-ce pour cela que je suis venu ici ?
— « Vous vous êtes trompé, répondit-elle, si vous avez attendu de moi quelque autre chose. Quoique je n’aime point le seigneur Abdalathif, j’ai fait vœu de lui être fidèle, et rien ne peut m’y faire manquer.
— « Ah ! petite reine, repartit le jeune homme en raillant, d’abord que tu as fait un vœu, je n’ai rien à dire, cela est respectable ; et pour la rareté du fait, je te permets d’y demeurer fidèle. Hé ! dis-moi, en as-tu beaucoup fait de pareils en ta vie ?
— « Ne raillez pas, répondit Amine ; je suis fort scrupuleuse.
— « Oh ! tu ne m’étonnes point, répliqua-t-il ; vous autres filles, tant soit peu publiques, vous vous piquez toutes de scrupules, et vous en avez en général beaucoup plus que les femmes vertueuses. Mais à propos de ton vœu, tu aurais tout aussi bien fait de m’en instruire tantôt et de ne me pas faire prendre la peine de venir passer la nuit ici !
— « Cela est vrai, répondit-elle d’un air embarrassé ; mais vous m’avez fait des propositions si brillantes, que d’abord elles m’ont ébloui, je l’avoue.
— « Hé ! lui demanda-t-il, la réflexion te les a donc gâtées ? Tiens, poursuivit-il en tirant une bourse, voilà ce que je t’ai promis ; je suis homme de parole ; il y a là-dedans de quoi guérir tes scrupules, et te relever de tous les vœux que tu as pu faire. Conviens-en du moins !
— « Que vous êtes badin ! répondit-elle en se saisissant de la bourse ; vous me connaissez bien peu ! Je vous jure sans l’inclination que je me sens pour vous…
— « Finissons cela ! interrompit-il. Pour te prouver combien je suis noble, je te dispense des remerciements, et même de cette prodigieuse inclination que tu as pour moi : aussi bien dans le marché que nous avons fait ensemble, ne m’a-t-elle servi à rien. Je te paie même aussi cher que si j’étais en premier, et tu sais bien que cela n’est pas dans les règles.
— « Il me semble que si ! répondit Amine ; je fais une perfidie pour vous, et…
— « Si je ne te payais, interrompit-il, qu’à raison de ce qu’elle te coûte, je te réponds que je t’aurais pour rien. Mais encore une fois finissons, quoique tu aies de l’esprit autant qu’on puisse en avoir, la conversation m’ennuie. »
« Quelque impatience qu’il marquât, il ne put empêcher qu’Amine, qui était la prudence même, ne comptât l’argent qu’il venait de lui donner. Ce n’était pas, disait-elle, qu’elle se défiât de lui, mais il pouvait lui-même s’être trompé ; enfin elle ne se rendit à ses désirs que quand elle fut sûre qu’il n’avait point commis d’erreur de calcul.
« Lorsque le jour fut prêt à paraître, la mère d’Amine revint, et dit au jeune homme qu’il était temps qu’il se retirât : il n’était pas tout à fait de cet avis. Quoique Amine le priât de vouloir bien ménager sa réputation, cette considération ne l’aurait sûrement pas ébranlé, et malgré ses prières, il serait resté, si Amine ne lui eût promis de lui accorder à l’avenir autant de nuits qu’elle pourrait en dérober à Abdalathif.
« Outre Abdalathif, Massoud, et ce jeune homme à qui quelquefois elle tenait parole, Amine, qui avait reconnu l’utilité des conseils que sa mère lui avait donnés, recevait indifféremment tous ceux qui la trouvaient assez belle pour la désirer, pourvu cependant qu’ils fussent assez riches pour lui faire agréer leurs soupirs. Bonzes, brahmines, imans, militaires, cadis, hommes de toutes nations, de tout genre, de tout âge, rien n’était rebuté. Il est vrai que, comme elle avait des principes et des scrupules, il en coûtait plus aux étrangers, à ceux surtout qu’elle regardait comme des infidèles, qu’à ses compatriotes et à ceux qui suivaient la même loi qu’elle. Ce n’était qu’à prix d’argent qu’ils pouvaient vaincre ses répugnances, et, après qu’elle s’était donnée, triompher de ses remords. Elle s’était même fait là-dessus des arrangements singuliers. Il y avait des cultes qu’elle avait plus en horreur que les autres, et je me souviendrai toujours qu’il en coûta plus à un guèbre[2] pour obtenir d’elle des complaisances, qu’il n’en avait coûté en pareil cas à dix mahométans.
« Soit qu’Abdalathif fût trop persuadé de son mérite pour croire qu’Amine pût être infidèle, soit qu’aussi ridiculement il comptât sur les serments qu’elle lui avait faits de n’être jamais qu’à lui, il fut longtemps avec elle dans la plus parfaite sécurité, et sans un événement imprévu, quoiqu’il ne fût pas sans exemple, il est apparent qu’il y aurait toujours été plongé.
— J’entends bien, dit alors le Sultan : quelqu’un lui dit qu’elle était infidèle.
— Non, Sire ! répondit Amanzéi.
— Ah ! oui, reprit le Sultan, je vois à présent que c’était tout autre chose ; cela se devine : lui-même il la surprit.
— Point du tout, Sire, repartit Amanzéi ; il aurait été trop heureux d’en être quitte à si bon marché.
— Je ne sais donc plus ce que c’était, dit Schah-Baham ; au fond ce ne sont pas mes affaires, et je n’ai pas besoin de me tourner la tête pour deviner quelque chose qui ne m’intéresse pas.