Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 13/Texte entier

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 13p. 2-TdM).


Droits de reproduction et d’adaptation
strictement réservés.


DE CE VOLUME IL A ÉTÉ TIRÉ :
Vingt-cinq exemplaires sur papier du Japon,
Soixante-quinze exemplaires sur papier de Hollande.



JUSTIFICATION DU TIRAGE




LE LIVRE
DES
MILLE NUITS
ET UNE NUIT


TRADUCTION LITTÉRALE ET COMPLÈTE DU TEXTE ARABE
par le Dr J. C. MARDRUS


TOME XIII


HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES. — LES DEUX VIES DU SULTAN MAHMOUD. — LE TRÉSOR SANS FOND. — HISTOIRE COMPLIQUÉE DE L’ADULTÉRIN SYMPATHIQUE. — PAROLES SOUS LES QUATRE-VINGT-DIX-NEUF TÊTES COUPÉES. — LA MALICE DES ÉPOUSES. — HISTOIRE D’ALI BABA ET DES QUARANTE VOLEURS.


PARIS
Librairie CHARPENTIER et FASQUELLE
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, rue de Grenelle, 11

1903



À RÉMY DE GOURMONT
QUI NOUS CONSOLE DES RUMINANTS
J.-C. M.




LES MILLE NUITS ET UNE NUIT




HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES


Et Schahrazade dit au roi Schahriar :

Il est raconté, dans les annales des savants et les livres du passé, que l’émir des Croyants Al-Môtazid Bi’llah, seizième khalifat de la maison d’Abbas, petit-fils d’Al-Môtawakkil, petit-fils de Haroun Al-Rachid, était un prince doué d’une âme haute, d’un cœur intrépide et de sentiments élevés, plein de charme et d’élégance, de noblesse et de grâce, de bravoure et de vaillance, de majesté et d’intelligence, égalant les lions pour la force et le courage, et, avec cela, d’un génie si affiné qu’il était considéré comme le plus grand poète de son temps. Et il avait à Baghdad, sa capitale, pour l’aider à diriger les affaires de son immense empire, soixante vizirs pleins d’un zèle infatigable qui veillaient aux intérêts du peuple avec la même inlassable activité que leur maître. Ce qui faisait que rien, pas même l’événement le plus futile en apparence, ne lui restait caché de tout ce qui se passait sous son règne, dans les pays qui s’étendaient depuis le désert de Scham jusqu’aux confins du Maghreb, et depuis les montagnes du Khorassân et la mer occidentale jusqu’aux limites profondes de l’Inde et de l’Afghanistân.

Or, un jour qu’il se promenait avec Ahmad Ibn-Hamdoun le conteur, son intime et préféré compagnon de coupe, celui-là même à qui nous devons la transmission orale de tant de belles histoires et de poèmes merveilleux de nos pères anciens, il arriva devant une demeure d’apparence seigneuriale, enfouie délicieusement au milieu des jardins, et dont l’harmonieuse architecture disait les goûts de son propriétaire, bien plus délicatement que ne l’eût fait la langue la plus éloquente. Car, pour qui avait, comme le khalifat, les yeux sensibles et l’âme attentive, cette demeure était l’éloquence même.

Et, comme ils s’étaient tous deux assis sur le banc de marbre qui faisait face à la demeure, et qu’ils s’y reposaient de leur promenade en respirant la brise qui s’en venait vers eux embaumée de l’âme des lys et des jasmins, ils virent apparaître devant eux, sortis de l’ombre du jardin, deux adolescents beaux comme la lune à son quatorzième jour. Et ils causaient entre eux, sans remarquer la présence des deux étrangers assis sur le banc de marbre. Et l’un disait à son compagnon : « Fasse le ciel, ô mon ami, qu’en ce jour de splendeur, des hôtes de hasard viennent visiter notre maître ! Il est attristé que l’heure du repas soit arrivée sans que personne soit là pour lui tenir compagnie, alors que d’ordinaire il a toujours à ses côtés des amis et des étrangers qu’il régale avec délices et qu’il héberge magnifiquement ! » Et l’autre adolescent répondit : « Certes ! c’est la première fois que pareille chose arrive, et que notre maître se trouve seul dans la salle des festins. Il est bien étrange que, malgré la douceur de cette journée de printemps, aucun promeneur n’ait choisi, comme but de repos, nos jardins si beaux qu’on vient d’ordinaire les visiter du fond des provinces. »

En entendant ces paroles des deux adolescents, Al-Môtazid fut extrêmement étonné de savoir que non-seulement il existait, dans sa capitale, un seigneur de haut rang dont la demeure lui était inconnue, mais que ce seigneur menait une vie aussi singulière et qu’il n’aimait pas la solitude pendant les repas. Et il pensa : « Par Allah ! moi, qui suis le khalifat, j’aime souvent être seul à seul avec moi-même, et je mourrais dans le plus bref délai s’il me fallait sentir à perpétuité une vie étrangère à côté de la mienne ! car la solitude est si inestimable, quelquefois ! »

Puis il dit à son fidèle commensal : « Ô Ibn-Hamdoun, ô conteur à la langue de miel, toi qui connais toutes les histoires du passé et n’ignores rien des événements contemporains, savais-tu l’existence de l’homme propriétaire de ce palais ? Et ne penses-tu pas qu’il est urgent que nous fassions la connaissance de l’un de nos sujets dont la vie est si différente de la vie des autres hommes, et si étonnante de faste solitaire ? Et, d’ailleurs, cela ne me donnera-t-il pas l’occasion d’exercer, à l’égard de l’un de mes nobles sujets, une générosité que je voudrais plus magnifique encore que celle avec laquelle il doit traiter ses hôtes de hasard ? » Et le conteur Ibn-Hamdoun répondit : « L’émir des Croyants n’aura certainement pas à regretter sa visite à ce seigneur de nous inconnu. Je vais donc, puisque tel est le désir de mon maître, appeler ces deux charmants adolescents et leur annoncer notre visite au propriétaire de ce palais ! » Et il se leva du banc, ainsi qu’Al-Môtazid qui était, selon sa coutume, déguisé en marchand. Et il apparut devant les deux beaux garçons, auxquels il dit : « Allez, par Allah sur vous deux ! prévenir votre maître qu’à sa porte deux marchands étrangers sollicitent l’entrée de sa demeure, et réclament l’honneur de se présenter entre ses mains. » Et les deux adolescents, sitôt qu’ils eurent entendu ces paroles, s’envolèrent joyeux vers la demeure, sur le seuil de laquelle ne tarda pas à apparaître le maître du lieu, en personne.

Et c’était un homme au clair visage, aux traits fins et délicats, à l’aspect élégant et à l’attitude pleine de bonne grâce…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUINZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et c’était un homme au clair visage, aux traits fins et délicats, à l’aspect élégant et à l’attitude pleine de bonne grâce. Et il était vêtu d’une tunique en soie de Nischabour, avait sur les épaules un manteau en velours frangé d’or, et portait au doigt un anneau de rubis. Et il s’avança vers eux, avec un sourire de bienvenue sur les lèvres et la main gauche sur le cœur, et leur dit : « Le salam et la cordialité aux seigneurs bienveillants qui nous favorisent d’une faveur suprême par leur venue ! »

Et ils entrèrent dans la demeure, et, d’en avoir vu la merveilleuse disposition, ils la crurent un morceau même du Paradis, car sa beauté intérieure surpassait, et de beaucoup, sa beauté du dehors, et, sans aucun doute, eût fait perdre à l’amoureux torturé le souvenir de son bien-aimé.

Et, dans la salle de réunion, un petit jardin se mirait au bassin d’albâtre, où chantait le jet de diamant, et, de par ses limites mêmes, était un frais délice et un enchantement. Car si le grand jardin faisait à la demeure, de toutes les fleurs et de tous les feuillages qui ornent la terre d’Allah, une ceinture, et si, par sa splendeur, il était la folie de la végétation, le petit jardin en était visiblement la sagesse. Et les plantes qui le composaient étaient quatre fleurs, oui, elles étaient, en vérité, quatre fleurs seulement, mais comme l’œil humain n’en avait contemplé qu’aux jours premiers de la terre.

Or, la première fleur était une rose, inclinée sur sa tige et toute seule, non pas celle des rosiers, mais la rose originelle, dont la sœur avait fleuri dans l’Éden, avant la descente courroucée de l’ange. Et elle était, éclairée par elle-même, une flamme d’or rouge, un feu de joie attisé par en-dedans, une riche aurore, vive, incarnadine, veloutée, fraîche, virginale, immaculée, éblouissante. Et, dans sa corolle, elle contenait de pourpre ce qu’il en faut pour la tunique d’un roi. Quant à son odeur, elle faisait s’entr’ouvrir d’une bouffée les éventails du cœur, disait à l’âme : « Enivre-toi ! » et prêtait des ailes au corps, lui disant : « Envole-toi ! »

Et la seconde fleur était une tulipe, droite sur sa tige et toute seule, non pas une tulipe de quelque parterre royal, mais la tulipe ancienne, arrosée du sang des dragons, celle dont la race abolie fleurissait dans Iram-aux-Colonnes, et dont la couleur disait à la coupe pleine de vieux vin : « J’enivre sans que les lèvres me touchent ! » et au tison enflammé : « Je brûle mais ne me consume pas ! »

Et la troisième fleur était une hyacinthe, droite sur sa tige et toute seule, non pas celle des jardins, mais l’hyacinthe mère des lys, celle d’un blanc pur, la délicate, l’odorante, la fragile, la candide hyacinthe qui disait au cygne sortant de l’eau : « Je suis plus blanche que toi ! »

Et la quatrième fleur était un œillet incliné sur sa tige et tout seul, non pas, oh ! non pas l’œillet des terrasses qu’au soir les jeunes filles arrosent, mais un globe incandescent, une parcelle du soleil effondré à l’occident, un flacon d’odeur renfermant l’âme volatile des poivres, l’œillet même dont le frère fut offert par le roi des genn à Soleïmân, pour qu’il en ornât la chevelure de Balkis, et qu’il en préparât l’Élixir de longue vie, le Baume spirituel, l’Alcali royal et la Thériaque.

Et l’eau du bassin, d’être seule à toucher, ne fut-ce que par leur image, ces quatre fleurs, avait, même quand se taisait le jet musical et que cessait la pluie de diamant, de nombreux frissons d’émoi. Et les quatre fleurs, de se savoir si belles, se penchaient souriantes sur leurs tiges, et se regardaient attentivement.

Et rien n’ornait cette salle de marbre blanc et de fraîcheur, hormis ces quatre fleurs sur ce bassin. Et le regard s’y reposait ravi, sans demander rien de plus.

Or, lorsque le khalifat et son compagnon se furent assis sur le divan tendu de tapis du Khorassân, l’hôte les invita, après de nouveaux souhaits de bienvenue, à partager avec lui le repas, composé de choses exquises que venaient d’apporter, sur des plateaux d’or, les serviteurs, et qu’ils posaient sur des tabourets de bambou. Et le repas se passa dans la cordialité dont usent les amis pour leurs amis, et fut égayé par l’entrée, sur un signal de l’hôte, de quatre adolescentes au visage de lune qui étaient, la première une joueuse de luth, la seconde une joueuse de cymbales, la troisième une chanteuse, et la quatrième une danseuse. Et, tandis que par la musique, par le chant et par la grâce des mouvements, elles complétaient, à elles quatre, l’harmonie de cette salle et enchantaient l’air, l’hôte et ses deux invités goûtaient aux vins dans les coupes, et se dulcifiaient aux fruits cueillis avec leurs branches, si beaux qu’ils ne pouvaient venir que des arbres du Paradis.

Et le conteur Ibn-Hamdoun, bien qu’habitué à être somptueusement traité par son maître, se sentait l’âme si exaltée par les vins généreux et par tant de beautés réunies, qu’il se tourna avec des yeux inspirés vers le khalifat, et, la coupe à la main, il récita un poème qui venait d’éclore en lui au souvenir avivé d’un jeune ami qu’il possédait. Et de sa belle voix rythmée, il dit :

« Ô toi dont la joue est modelée sur la rose sauvage, et moulée comme celle d’une idole de la Chine,

Ô jouvenceau aux yeux de jais, aux formes de houri, quitte tes poses paresseuses, ceins tes reins et, dans la coupe, fais rire ce vin couleur de la tulipe nouvelle.

Car il est des heures pour la sagesse et d’autres pour la folie. Aujourd’hui verse-moi de ce vin. Car tu sais que j’aime le sang tiré de la gorge des jarres, quand il est pur comme ton cœur.

Et ne me dis pas que cette liqueur est perfide. Qu’importe l’ivresse à celui qui est né ivre ? Mes souhaits aujourd’hui sont compliqués à l’égal de tes boucles.

Et ne me dis que le vin est funeste aux poètes. Car tant que la tunique du ciel sera, comme aujourd’hui, d’azur, et verte la robe de la terre, je veux boire à en mourir,

Afin que les jeunes gens au beau visage qui iront visiter ma tombe, de respirer l’odeur de vin, victorieuse de la terre, qu’exhaleront mes cendres, puissent, par le seul effet de cette odeur, se sentir déjà ivres. »

Et, ayant fini d’improviser ce poème, le conteur Ibn-Hamdoun leva les yeux vers le khalifat, pour juger sur son visage de l’effet produit par les vers. Mais, au lieu de la satisfaction qu’il s’attendait à y voir, il y remarqua une telle expression de contrariété et de colère concentrée, qu’il laissa tomber de sa main la coupe pleine de vin. Et il trembla en son âme, et se serait cru perdu sans recours, s’il n’avait également remarqué que le khalifat n’avait pas l’air d’avoir entendu les vers récités, et s’il ne lui avait vu les yeux égarés et comme perdus dans la résolution d’un problème insondable. Et il se dit : « Par Allah ! il y a un instant, son visage était épanoui, et le voilà maintenant noir de contrariété et tel que jamais je ne lui en ai vu d’aussi orageux. Et pourtant, habitué comme je le suis à lire ses pensées d’après l’expression de ses traits, et à deviner ses sentiments, je ne sais trop à quoi attribuer ce changement subit ! Qu’Allah éloigne le Malin, et nous préserve de ses maléfices ! »

Et, comme il se torturait de la sorte l’esprit pour arriver à pénétrer le motif de cette colère, le khalifat soudain lança à son hôte un regard chargé de méfiance, et, contrairement à toutes les règles de l’hospitalité, et en dépit de la coutume qui veut que jamais l’hôte et l’invité ne s’interrogent sur leurs noms et qualités, il demanda au maître du lieu d’une voix qui se contenait d’éclater : « Qui es-tu, ô homme ? » Et l’hôte, devenu soudain, à cette question, bien changé de teint et mortifié à l’extrême, ne voulut point pourtant se refuser à répondre, et dit : « On me nomme communément Abou’l Hassân Ali ben-Ahmad Al-Khorassani. » Et le khalifat reprit : « Et sais-tu qui je suis ? » Et l’hôte répondit, plus pâle encore : « Non, par Allah ! je n’ai point cet honneur, ô mon maître ! »

Alors Ibn-Hamdoun, sentant combien la situation devenait pénible, se leva et dit au jeune homme : « Ô notre hôte, tu es en présence de l’émir des Croyants, le khalifat Al-Môtazid Bi’llah, petit-fils d’Al-Môtawakkil Ala’llah. »

En entendant ces paroles, le maître du lieu se leva à son tour, à la limite de l’émotion, et embrassa la terre entre les mains du khalifat, en tremblant, et dit : « Ô émir des Croyants, je te conjure par les vertus de tes pieux ancêtres les méritants, de pardonner à ton esclave les torts qu’il a pu avoir, à son insu, envers ton auguste personne, ou le manque de politesse dont il a pu se rendre fautif, ou le manque d’égards, ou le manque de générosité, sans aucun doute ! » Et le khalifat répondit : « Ô homme, je n’ai à te reprocher aucun manquement de ce genre. Tu as fait preuve, au contraire, à notre égard, d’une générosité que t’envieraient les plus munificents parmi les rois. Mais si je t’ai interrogé, c’est qu’apparemment une cause fort grave m’y a poussé soudain, alors que je ne songeais qu’à te remercier pour tout ce que j’avais vu de beau dans ta maison ! » Et l’hôte, bouleversé, dit : « Ô mon maître souverain, de grâce ! ne fais point peser ta colère sur ton esclave, sans l’avoir convaincu de son crime ! » Et le khalifat dit : « J’ai remarqué tout d’un coup, ô homme, que tout dans cette maison, depuis les meubles jusqu’aux habits mêmes que tu as sur toi, porte le nom de mon grand-père Al-Môtawakkil Ala’llah ! Or, peux-tu m’expliquer un fait aussi étrange ? Et ne dois-je point penser à quelque pillage clandestin du palais de mes saints aïeux ? Parle sans réticence, ou la mort t’attend sur l’heure. »

Et l’hôte, au lieu de se troubler, retrouva son air affable et son sourire, et, de sa voix la plus paisible, il dit : « Que les grâces et la protection du Tout-Puissant soient sur toi, ô mon seigneur ! Certes, je parlerai sans réticence, car la vérité est ton vêtement intérieur, la sincérité ta robe extérieure, et nul ne saurait s’exprimer autrement qu’avec véracité, en ta présence…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT SEIZIÈME NUIT

Elle dit :

« … Certes, je parlerai sans réticence, car la vérité est ton vêtement intérieur, la sincérité ta robe extérieure, et nul ne saurait s’exprimer autrement qu’avec véracité, en ta présence ! »

Et le khalifat lui dit : « En ce cas, assieds-toi et parle ! »

Et Abou’l Hassân, sur un signe du khalifat, s’assit à sa place, et dit :

« Sache donc, ô émir des Croyants, — puisse Allah te continuer les triomphes et les faveurs ! — que je ne suis, comme on pourrait le supposer, ni un fils de roi, ni un chérif, ni un fils de vizir, ni quoi que ce soit qui approche de près ou de loin de la noblesse de naissance. Mais mon histoire est une histoire si étrange que si elle était écrite avec les aiguilles sur le coin intérieur de l’œil, elle servirait d’enseignement à qui la lirait avec respect et attention. Car, bien que je ne sois point noble, fils de noble, ni d’une famille anoblie, je crois pouvoir, sans mentir, affirmer à mon seigneur que, s’il veut bien incliner vers moi son ouïe, cette histoire le satisfera et fera tomber sa colère accumulée contre l’esclave qui lui parle. »

Et Abou’l Hassân s’arrêta un instant de parler, rassembla ses souvenirs, les précisa dans sa pensée, et continua de la sorte :

« Je suis né à Baghdad, ô émir des Croyants, d’un père et d’une mère qui n’avaient que moi pour toute postérité. Et mon père était un simple marchand du souk. Il est vrai toutefois que c’était le plus riche d’entre les marchands et le plus respecté. Et il n’était pas marchand dans un souk seulement, mais il avait dans chaque souk une boutique qui était la plus belle, aussi bien dans le souk des changeurs que dans celui des droguistes et que dans celui des marchands d’étoffes. Et il avait, dans chacune de ses boutiques, un représentant habile aux opérations de vente et d’achat. Et il possédait, donnant sur chaque arrière-boutique, un appartement privé où il pouvait, à l’abri des allées et venues, se mettre à son aise à l’époque des chaleurs, et faire la sieste, tandis que pour le rafraîchir, durant son sommeil, un esclave avait pour fonctions de lui faire de l’air avec un éventail, en lui éventant, avec respect, spécialement les testicules. Car mon père avait les testicules sensibles à la chaleur, et rien ne leur faisait autant de bien que la brise de l’éventail.

Or, comme j’étais son fils unique, il m’aimait tendrement, ne me privait de rien et n’épargnait aucune dépense pour mon éducation. Et d’ailleurs ses richesses se multipliaient d’année en année, grâce à la bénédiction, et devenaient difficiles à dénombrer. Et ce fut alors que, l’heure de son destin étant arrivée, il mourut — puisse Allah le couvrir de Sa miséricorde, l’admettre dans Sa paix, et allonger des jours qu’a perdus le défunt la vie de l’émir des Croyants.

Quant à moi, ayant hérité des biens immenses de mon père, je continuai à faire marcher, comme de son vivant, les affaires du souk. Et d’ailleurs je ne me privais de rien, mangeant, buvant et m’amusant à ma capacité avec les amis de mon choix. Et je trouvais que la vie était excellente, et je tâchais de la rendre aux autres aussi agréable qu’elle était pour moi. C’est pourquoi mon bonheur était sans reproche et sans amertume, et je ne souhaitais rien de mieux que ma vie de tous les jours. Car ce que les hommes appellent ambition, et ce que les vaniteux appellent gloire, et ce que les pauvres d’esprit appellent renommée, et les honneurs, et le bruit, tout cela m’était un sentiment insupportable. Et je me préférais à tout cela. Et je préférais aux satisfactions du dehors la tranquillité de mon existence, et aux fausses grandeurs mon simple bonheur caché au milieu de mes amis au doux visage.

Mais, ô mon seigneur, une vie, quelque simple et limpide qu’elle puisse être, n’est jamais à l’abri des complications. Et je devais moi-même, à l’exemple de mes semblables, en faire bientôt l’expérience. Et ce fut sous l’aspect le plus enchanteur qu’entra dans ma vie la complication. Car, par Allah ! y a-t-il sur terre un enchantement comparable à celui de la beauté, quand elle élit, pour se manifester, le visage et les formes d’une adolescente de quatorze ans ? Et y a-t-il, ô mon seigneur, adolescente plus séduisante que celle qu’on n’attend pas, lorsque, pour nous brûler le cœur, elle emprunte le visage et les formes d’un jouvenceau de quatorze ans ? Car ce fut sous cet aspect-là, et non point sous un autre, que m’apparut, ô émir des Croyants, celle qui devait à jamais me sceller la raison du sceau de son empire.

J’étais en effet, un jour, assis sur le devant de ma boutique, et causais de choses et d’autres avec mes amis habituels, quand je vis s’arrêter en face de moi une dansante et souriante jeune fille parée de deux yeux babyloniens, qui me jeta un regard, un seul regard, et rien de plus. Et moi, comme sous la piqûre d’une flèche acérée, je tressaillis dans mon âme et dans ma chair, et je sentis tout mon être en émoi comme devant l’arrivée même de mon bonheur. Et la jeune fille, au bout d’un instant, s’avança de mon côté et me dit : « Est-ce bien ici la boutique privée du seigneur Abou’l Hassân Ali ibn-Ahmad Al-Khorassani ? » Et cela, ô mon seigneur, elle me le demanda d’une voix d’eau de source ; et elle était svelte devant moi et flexible dans sa grâce ; et sa bouche de vierge enfant, sous le voile de mousseline, était une corolle de pourpre qui s’ouvrait sur deux rangs humides de grêlons. Et moi je répondis, en me levant en son honneur : « Oui, ô ma maîtresse, c’est la boutique de ton esclave. » Et mes amis, par discrétion, se levèrent tous et s’en allèrent.

Alors la jouvencelle entra dans la boutique, ô émir des Croyants, en traînant ma raison derrière sa beauté. Et elle s’assit comme une reine sur le divan, et me demanda : « Et où est-il ? » Je répondis, mais tout de travers, tant ma langue fourchait d’émotion : « C’est moi-même, ya setti. » Et elle sourit du sourire de sa bouche et me dit : « Dis alors à ton employé que voici de me compter trois cents dinars d’or. » Et moi, à l’instant, je me tournai vers mon premier garçon de comptoir et lui donnai l’ordre de peser trois cents dinars et de les remettre à cette dame surnaturelle. Et elle prit le sac d’or que lui remettait mon employé, et, se levant, elle s’en alla, sans un mot de remerciement ni un geste d’adieu. Et, certes ! ô émir des Croyants, ma raison ne put faire autrement que de continuer à la suivre, attachée à ses pas.

Or, quand elle eut disparu, mon employé me dit respectueusement : « Ô mon maître, au nom de qui dois-je écrire la somme avancée ? » Je répondis : « Eh ! comment le saurais-je, ô un tel ? Et depuis quand les humains inscrivent-ils sur leurs livres de comptes les noms des houris ? Si tu le veux, inscris : « Avancé la somme de trois cents dinars à la Subtilisatrice-des-Cœurs. »

Lorsque mon premier garçon de comptoir eut entendu ces paroles, il se dit : « Par Allah ! mon maître qui est d’ordinaire si mesuré n’agit avec tant d’inconséquence que pour mettre à l’épreuve ma sagacité et mon savoir. Je vais donc courir derrière l’inconnue et lui demander son nom ! » Et, sans me consulter à ce sujet, il s’élança, plein de zèle, hors de la boutique, et se mit à courir derrière la jeune fille qui était déjà hors de vue. Et, au bout d’un certain temps, il revint à la boutique, mais en tenant la main sur son œil gauche, et le visage baigné de larmes. Et, la tête basse, il alla reprendre sa place au comptoir, en s’essuyant les joues. Et je lui demandai : « Qu’as-tu ? » Il me répondit : « Éloigné soit le Malin, ô mon maître ! Je crus bien faire en suivant, dans l’intention de lui demander son nom, la jeune dame qui était ici. Mais dès qu’elle se sentit suivie, elle se retourna brusquement vers moi, et m’asséna sur l’œil gauche un coup de poing qui faillit me défoncer la tête. Et me voici avec un œil abîmé par une main plus solide que celle d’un forgeron. »

Tout cela ! Or, louanges à Allah, ô mon seigneur, qui cache tant de force dans les mains des gazelles, et met tant de promptitude dans leurs mouvements !

Et moi je restai toute cette journée-là l’esprit enchaîné par le souvenir de ces yeux d’assassinat, et l’âme à la fois torturée et rafraîchie par le passage de la ravisseuse de ma raison.

Or, le lendemain, à la même heure, tandis que je m’égarais dans son amour, je vis l’enchanteresse debout devant ma boutique, qui me regardait en souriant. Et, à sa vue, le peu de raison qui me restait faillit s’envoler de joie. Et, comme j’ouvrais la bouche pour lui souhaiter la bienvenue, elle me dit : « N’est-ce pas, ya Abou’l Hassân, que tu as dû te dire en ton esprit, pensant à moi : « Quelle sorte de rouée n’est-elle point celle-là qui a pris ce qu’elle a pris, pour détaler ! » Mais je répondis : « Le nom d’Allah sur toi et autour de toi, ô ma souveraine ! Tu n’as fait que prendre ce qui t’appartenait, puisque tout ici est ta propriété, le contenant avec le contenu ! Quant à ton esclave, son âme n’est pas à lui depuis ta venue, et se trouve comprise avec le lot d’objets sans valeur de cette boutique ! » Et la jeune fille, entendant cela, releva son petit voile de visage, et se pencha, rose sur la tige du lys, et s’assit en riant, avec un bruit de bracelets et de soieries. Et avec elle, dans la boutique, entra l’odeur baumifiante de tous les jardins.

Puis elle me dit : « Puisqu’il en est ainsi, ya Abou’l Hassân, compte-moi cinq cents dinars ! » Et je répondis : « J’écoute et j’obéis ! » Et, ayant fait peser les cinq cents dinars, je les lui donnai. Et elle les prit, et s’en alla. Et ce fut tout. Et moi, comme la veille, je continuai à me sentir le prisonnier de ses charmes, et le captif de sa beauté. Et, ne sachant quel sortilège m’avait si complètement rendu sans pensée ni raisonnement, je ne pouvais me résoudre à prendre un parti ou à faire un effort pour me tirer de l’état d’hébétude où j’étais plongé.

Mais, comme, le jour suivant, j’étais plus que jamais dans la pâleur et l’inactivité, elle apparut en face de moi, avec ses longs yeux de flamme et de ténèbres et son sourire affolant. Et cette fois, sans prononcer une parole, elle mit le doigt sur un carré de velours où pendaient des joyaux inestimables, et accentua simplement son sourire…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vît apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT DIX-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… sans prononcer une parole, elle mit le doigt sur un carré de velours où pendaient des joyaux inestimables, et accentua simplement son sourire. Et moi, à l’instant, ô émir des Croyants, je détachai le carré de velours, le pliai avec tout ce qu’il contenait, et le remis à l’ensorceleuse, qui le prit et s’en alla, sans rien de plus.

Or, cette fois, je ne pus, la voyant disparaître, me résoudre à rester davantage dans l’immobilité, et, surmontant une timidité qui me faisait craindre un affront semblable à celui dont avait souffert mon garçon de comptoir, je me levai et marchai sur ses traces. Et j’arrivai de la sorte, marchant derrière elle, sur les bords du Tigre, où je la vis s’embarquer sur un petit bateau qui, à rames rapides, gagna le palais de marbre de l’émir des Croyants Al-Môtawakkil, ton grand-père, ô mon seigneur. Et moi, à cette vue, je fus à la limite de l’inquiétude, et pensai en mon âme : « Te voilà maintenant, ya Abou’l Hassân, engagé dans les aventures et emporté dans le moulin de la complication ! » Et je songeai, malgré moi, à cette parole du poète :

Le bras blanc si doux de la bien-aimée, qui te semble plus moelleux, pour y reposer ton front, que le duvet des cygnes, examine-le bien et prends garde !

Et je restai longtemps pensif, à regarder, sans la voir, l’eau du fleuve, et toute ma vie sans heurt et si doucement monotone du passé défila devant mes yeux, dans des barques successives et toutes semblables, au fil de cette eau. Et soudain reparut devant mes yeux la barque, tendue de pourpre, où avait pris place la jeune fille, amarrée maintenant au bas de l’escalier de marbre, et vide de ses rameurs. Et je m’écriai : « Hé, par Allah ! n’as-tu pas honte de ta vie somnolente, ya Abou’l Hassân ? Et comment oses-tu hésiter entre cette pauvre vie-là et la vie ardente que mènent ceux qui ne redoutent point la complication ? Et ne connais-tu donc point cette autre parole du poète :

« Lève-toi, ami, et secoue ta torpeur. La rose du bonheur ne fleurit pas dans le sommeil. Ne laisse point passer sans les brûler les instants de cette vie. Tu auras ensuite des siècles pour dormir. »

Et réconforté par ces vers, et par le souvenir de l’émouvante jeune fille, je résolus, maintenant que je savais où elle habitait, de ne rien négliger pour arriver jusqu’à elle. Et, plein de ce projet, j’allai à la maison, et entrai dans l’appartement de ma mère, qui m’aimait de toute sa tendresse, et lui racontai, sans lui rien cacher, ce qui survenait dans ma vie. Et ma mère, épouvantée, me serra contre son cœur, et me dit : « Qu’Allah te sauvegarde, ô mon enfant, et préserve ton âme de la complication ! Ah ! mon fils Abou’l Hassân, unique attache de ma vie, où vas-tu risquer ton repos et le mien ? Si cette jeune fille habite le palais de l’émir des Croyants, comment peux-tu t’obstiner à vouloir la rencontrer ! Ne vois-tu pas l’abîme où tu cours, en osant te diriger, ne fût-ce que par la pensée, du côté de la demeure de notre maître le khalifat ? Ô mon fils, je te supplie, par les neuf mois durant lesquels j’ai couvé ta vie, d’abandonner le projet de revoir cette inconnue, et de ne pas laisser en ton cœur s’imprimer une passion funeste ! » Et je répondis, essayant de la tranquilliser : « Ô mère mienne, apaise ton âme chérie et rafraîchis tes yeux. Rien n’arrivera que ce qui doit arriver. Et ce qui est écrit doit courir. Et Allah est le plus grand ! »

Et, le lendemain, étant allé à ma boutique du souk des joailliers, je reçus la visite de mon représentant qui dirigeait les affaires de ma boutique du souk des droguistes. Et c’était un homme d’âge, en qui mon défunt père avait une confiance illimitée, et qu’il consultait pour toutes les affaires difficiles ou compliquées. Et, après les salams et souhaits d’usage, il me dit : « Ya sidi, pourquoi ce changement que je vois dans ta physionomie, et cette pâleur de teint et cet air soucieux ? Qu’Allah nous préserve des mauvaises affaires et des clients de mauvaise foi ! Mais quel que soit le malheur qui a pu survenir, il n’est point sans recours, puisque tu es en bonne santé ! » Et je lui dis : « Non, par Allah, ô vénérable oncle, je n’ai point fait de mauvaises affaires, et n’ai point été la dupe de la mauvaise foi d’autrui. Mais ma vie a changé de face tout simplement. Et la complication est entrée chez moi avec le passage d’une jouvencelle de quatorze ans. » Et je lui racontai ce qui m’était arrivé, sans en oublier un détail. Et je lui dépeignis, comme si elle se fût trouvée là, la ravisseuse de mon cœur.

Et le vénérable cheikh, après avoir réfléchi un moment, me dit : « Certes ! l’affaire est compliquée. Mais elle n’est pas au-dessus du savoir-faire de ton vieil esclave, ô mon maître. J’ai en effet, parmi mes connaissances, un homme qui loge dans le palais même du khalifat Al-Môtawakkil, vu qu’il est le tailleur des fonctionnaires et des eunuques. Je vais donc aller te présenter à lui ; et tu lui commanderas quelque travail que tu rémunéreras généreusement. Et il te sera alors d’une grande utilité ! » Et, sans tarder, il me conduisit au palais et entra avec moi chez le tailleur, qui nous reçut avec affabilité. Et moi, pour inaugurer mes commandes de vêtements, je lui montrai une de mes poches que j’avais pris soin de découdre en route, et le priai de me la recoudre d’urgence. Et le tailleur s’exécuta de bonne grâce. Et moi, pour rémunérer son travail, je lui glissai dans la main dix dinars d’or, en m’excusant du peu, et lui promettant de le dédommager largement à la seconde commande. Et le tailleur ne sut que penser de ma manière de faire : mais me regardant avec stupéfaction, il me dit : « Ô mon maître, tu es habillé comme un marchand, et tu es loin d’en avoir les manières. D’ordinaire un marchand regarde à la dépense et ne sort un drachme que s’il est sûr d’en gagner dix. Et toi, pour un travail insignifiant, tu me donnes le prix d’une robe d’émir ! » Puis il ajouta : « Il n’y a que les amoureux pour être si magnifiques ! Par Allah sur toi, ô mon maître, serais-tu amoureux ? » Je répondis, en baissant les yeux : « Comment ne le serais-je pas, après avoir vu ce que j’ai vu ? » Il me demanda : « Et qui est l’objet de tes tourments ? Est-ce un jeune faon ou une gazelle ? » Je répondis : « Une gazelle ! » Il me dit : « Il n’y a pas d’inconvénient. Et me voici prêt, ô mon maître, à te servir de guide, si sa demeure est ce palais, puisque c’est une gazelle, et qu’ici se trouvent les plus belles variétés de cette espèce ! » Je dis : « Oui, c’est ici qu’elle habite ! » Il dit : « Et quel est son nom ? » Je dis : « Allah seul le connaît, et toi-même peut-être ! » Il dit : « Dépeins-la-moi, alors. » Et je la lui dépeignis du mieux que je pus, et il s’écria : « Hé, par Allah, c’est notre maîtresse Gerbe-de-Perles, la luthière de l’émir des Croyants Al-Môtawakkil Ala’llah ! » Et il ajouta : « Voici précisément son petit eunuque qui s’avance de notre côté. Toi, ô mon maître, ne laisse pas échapper l’occasion de le séduire pour en faire ton introducteur auprès de sa maîtresse Gerbe-de-Perles ! »

Et effectivement, ô émir des Croyants, je vis entrer chez le tailleur un tout jeune esclave blanc, aussi beau que la lune du mois de Ramadân. Et, après qu’il nous eut gentiment salué, il dit au tailleur, en lui montrant une petite veste de brocart : « Combien cette veste de brocart, ô cheikh Ali ? J’en ai précisément besoin, afin d’accompagner dans ses courses ma maîtresse Gerbe-de-Perles ! » Et moi aussitôt je détachai la veste de l’endroit où elle était, et la lui remis en disant : « Elle est payée, et t’appartient ! » Et l’enfant me regarda en souriant de côté, tout comme sa maîtresse, et me dit en me prenant par la main et en s’écartant avec moi : « Tu es sans aucun doute Abou’l Hassân Ali ibn-Ahmad Al-Khorassani. » Et moi, à la limite de l’étonnement de voir tant de sagacité déjà chez un enfant, et de m’entendre appeler par mon nom, je lui mis au doigt un anneau de prix, que je retirai du mien, et répondis : « Tu dis vrai, ô charmant jouvenceau. Mais qui t’a révélé mon nom ? » Il dit : « Par Allah, comment ne le connaîtrais-je pas, alors que ma maîtresse le prononce tant de fois par jour devant moi, depuis le temps qu’elle est amoureuse d’Abou’l Hassân Ali, le magnifique seigneur ? Par les mérites du Prophète — sur Lui les grâces et les bénédictions — si tu es aussi amoureux de ma maîtresse qu’elle l’est de toi, tu me trouveras tout prêt à te seconder pour arriver jusqu’à elle ! »

Alors moi, ô émir des Croyants, je jurai à l’enfant, par les serments les plus sacrés, que j’étais éperdument amoureux de sa maîtresse, et que certainement je mourrais si je ne la voyais pas tout de suite…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT DIX-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… Alors moi, ô émir des Croyants, je jurai à l’enfant, par les serments les plus sacrés, que j’étais éperdument amoureux de sa maîtresse, et que certainement je mourrais si je ne la voyais pas tout de suite. Et l’eunuque enfant me dit : « Puisqu’il en est ainsi, ô mon maître Abou’l Hassân, je te suis tout acquis. Et je ne veux pas tarder davantage à t’aider à avoir une entrevue avec ma maîtresse ! » Et il me quitta en me disant : « Je vais revenir dans un instant. »

Et, en effet, il ne tarda pas à venir me retrouver chez le tailleur. Et il tenait un paquet qu’il déplia ; et il en fit sortir une tunique de lin brodée d’or fin et un manteau qui était un des manteaux du khalifat lui-même, comme j’ai pu le remarquer par les signes qui le distinguaient et par le nom inscrit sur la trame, en lettres d’or, et qui était le nom d’Al-Môtawakkil Ala’llah. Et le petit eunuque me dit : « Je t’apporte, ô mon maître Abou’l Hassân, l’habillement dont se vêt le khalifat lorsqu’il se rend le soir dans le harem. » Et il m’obligea à m’en vêtir, et me dit : « Une fois arrivé dans la longue galerie intérieure, où sont les appartements privés des favorites, tu auras bien soin, en passant, de prendre dans le flacon que voici un grain de musc, et de le mettre devant la porte de chaque appartement ; car telle est, tous les soirs, l’habitude du khalifat lorsqu’il traverse la galerie du harem. Et une fois que tu seras arrivé devant la porte dont le seuil est de marbre bleu, tu l’ouvriras sans frapper, et tu seras dans les bras de ma maîtresse ! » Puis il ajouta : « Quant à ta sortie de là, après l’entrevue, Allah y pourvoiera ! » Et, m’ayant donné ces instructions, il me quitta en me souhaitant la réussite, et disparut.

Alors moi, ô mon seigneur, bien que je ne fusse pas habitué à ces sortes d’aventures et que ce fût mon début dans la complication, je n’hésitai pas à me revêtir de l’habillement du khalifat et, comme si j’eusse habité toute ma vie le palais et que j’y fusse né, je me mis hardiment en marche à travers les cours et les colonnades, et j’arrivai dans la galerie des appartements réservés au harem. Et aussitôt je tirai de ma poche le flacon qui contenait les grains de musc, et, selon les instructions du petit eunuque, je ne manquai pas, en arrivant devant chaque porte de favorite, de déposer un grain de musc sur le petit plateau de porcelaine qui était placé là à cet effet. Et j’arrivai de la sorte devant la porte dont le seuil était de marbre bleu. Et je me disposais à la pousser pour pénétrer chez la tant désirée, en me félicitant de n’avoir été jusque-là reconnu par personne, quand j’entendis tout à coup une grande rumeur et, au même moment, j’aperçus la clarté d’un grand nombre de flambeaux. Or, c’était le khalifat Al-Môtawakkil, en personne, entouré de la foule de ses courtisans et de sa suite habituelle. Et je n’eus que le temps de revenir sur mes pas, en sentant mon cœur soulevé d’émotion. Et, dans ma fuite à travers la galerie, j’entendais les voix des favorites qui, de l’intérieur, s’exclamaient, disant : « Par Allah, quelle chose étonnante ! voici l’émir des Croyants qui repasse pour la seconde fois aujourd’hui dans la galerie. Certainement c’est lui qui passa, il y a un moment, en déposant dans la soucoupe de chacune le grain de musc habituel. Et nous l’avons d’ailleurs reconnu au parfum de ses vêtements ! »

Et moi je continuai à fuir éperdument, et dus bientôt m’arrêter, ne pouvant aller plus loin dans la galerie sans risquer de donner l’éveil. Mais j’entendais toujours la rumeur de l’escorte, et voyais se rapprocher les flambeaux. Alors, ne voulant point, même au risque de mourir, être surpris dans cette posture et sous ce déguisement, je poussai la première porte qui s’offrit à ma main, et me précipitai à l’intérieur, oubliant que j’étais déguisé en khalifat, et tout ce qui s’en suit. Et je me trouvai en présence d’une jeune femme aux longs yeux effarés qui, se levant en sursaut des tapis où elle était étendue, poussa un grand cri de terreur et de confusion et, d’un geste rapide, releva le pan de sa robe de mousseline et s’en couvrit le visage et les cheveux.

Et moi je restai là, devant elle, assez hébété, assez perplexe, et souhaitant en mon âme, pour échapper à cette situation, que la terre s’entr’ouvrît à mes pieds afin d’y disparaître. Ah ! cela, certes, je me le souhaitais ardemment et, en outre, je maudissais la confiance inconsidérée que j’avais eue en ce petit eunuque de perdition qui, à n’en pas douter, allait être la cause de ma mort par noyade ou par empalement. Et, retenant mon souffle, j’attendais de voir sortir de la bouche de cette adolescente effarouchée les cris d’appel qui allaient faire de moi un objet de pitié et un exemple du châtiment réservé aux amateurs de complications. Et voici que les jeunes lèvres remuèrent sous le pan de mousseseline, et la voix qui en sortit était charmante et me disait : « Sois le bienvenu dans mon appartement, ô Abou’l Hassân, puisque tu es celui qui aime ma sœur Gerbe-de-Perles, et qui en est aimé ! » Et moi, à ces paroles inespérées, ô mon seigneur, je me jetai la face contre terre entre les mains de l’adolescente, et lui baisai le bas des vêtements, et me couvris la tête de son voile protecteur. Et elle me dit : « La bienvenue et la longue vie aux hommes généreux, ya Abou’l Hassân ! Que tu as excellé dans tes procédés avec ma sœur Gerbe-de-Perles ! Et comme tu es sorti à ton avantage des épreuves auxquelles elle t’a soumis ! Aussi, elle ne cesse de me parler de toi et de la passion que tu as su lui inspirer. Tu peux donc bénir ta destinée qui t’a poussé chez moi, alors qu’elle aurait pu te conduire à ta perte, déguisé comme tu es sous cet habillement du khalifat. Et tu peux être tranquille à ce sujet, car je vais tout arranger pour que rien n’arrive que ce qui est marqué du cachet de la prospérité ! » Et moi, ne sachant comment la remercier, je continuai à lui baiser en silence le pan de sa tunique. Et elle ajouta : « Seulement, ya Abou’l Hassân, je voudrais, avant d’intervenir dans ton intérêt, être bien fixée sur tes intentions à l’égard de ma sœur. Car il ne faut pas qu’il y ait de malentendu à ce sujet ! » Et moi je répondis, en levant les bras : « Qu’Allah te garde et te conserve dans la voie de la rectitude, ô ma maîtresse secourable ! Hé, par ta vie ! mes intentions pourraient-elles donc être autrement que pures et désintéressées ? Je ne souhaite en effet qu’une chose, et c’est de revoir ta bienheureuse sœur Gerbe-de-Perles, simplement pour que mes yeux se réjouissent de sa vue et que mon cœur languissant revienne à la vie. Cela seulement, et rien de plus ! Et Allah le Tout-Voyant est témoin de mes paroles et n’ignore rien de mes pensées ! » Alors elle me dit : « En ce cas, ya Abou’l Hassân, je n’épargnerai rien pour te faire parvenir au but licite de tes souhaits ! »

Et, ayant ainsi parlé, elle frappa dans ses mains, et dit à la petite esclave qui accourut à ce signal : « Va trouver ta maîtresse Gerbe-de-Perles, et dis-lui : « Ta sœur Pâte-d’Amandes t’envoie le salam et te prie d’aller la trouver sans retard, car elle se sent, cette nuit, la poitrine rétrécie, et il n’y a que ta seule présence pour la lui dilater. Et, en outre, il y a entre toi et elle un secret ! » Et l’esclave se hâta d’aller exécuter l’ordre.

Et bientôt, ô mon seigneur, je la vis entrer dans sa beauté, avec sa grâce tout entière. Et elle était enveloppée, pour tout vêtement, d’un grand voile de soie bleue ; et elle avait les pieds nus et les cheveux écroulés.

Or, elle ne m’aperçut pas d’abord, et dit à sa sœur Pâte-d’Amandes : « Me voici, ma chérie. Je sors du hammam, et n’ai pu encore me vêtir. Mais dis-moi vite quel est le secret qui est entre moi et toi ! » Et, pour toute réponse, ma protectrice me montra du doigt à Gerbe-de-Perles, en me faisant signe d’approcher. Et je sortis de l’ombre où je me tenais. En me voyant, ma bien-aimée ne montra ni honte ni embarras, mais elle vint à moi, blanche et émouvante, et se jeta dans mes bras comme un enfant dans les bras de sa mère. Et je crus tenir contre mon cœur toutes les houris du Paradis. Et je ne savais, ô mon seigneur, tant elle était tendre de partout et fondante, si elle n’était point une motte de beurre fin ou une pâte d’amandes. Béni soit Celui qui l’a formée ! Mes bras n’osaient appuyer sur le corps enfantin. Et une vie nouvelle de cent ans entra en moi avec son baiser.

Et nous restâmes ainsi enlacés je ne sais pendant combien de temps. Car je crois bien que je devais être dans l’extase ou quelque chose d’approchant…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT DIX-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Et nous restâmes ainsi enlacés je ne sais pendant combien de temps. Car je crois bien que je devais être dans l’extase ou quelque chose d’approchant.

Mais lorsque je revins un peu à la réalité, je voulus lui raconter tout ce que j’avais souffert pour elle, quand nous entendîmes une rumeur grandissante dans la galerie. Et c’était le khalifat lui-même, qui venait voir sa favorite Pâte-d’Amandes, sœur de Gerbe-de-Perles. Et je n’eus que le temps de me lever et de sauter dans un grand coffre, qu’elles refermèrent sur moi, comme si de rien n’était.

Et le khalifat Al-Môtawakkil, ton grand-père, ô mon seigneur, entra dans l’appartement de sa favorite, et, ayant aperçu Gerbe-de-Perles, il lui dit : « Par ma vie, ô Gerbe-de-Perles, je me réjouis de te rencontrer aujourd’hui chez ta sœur Pâte-d’Amandes. Où donc étais-tu tous ces jours derniers, que je ne te voyais plus nulle part dans le palais, et que je n’entendais plus ta voix qui me plaît tellement ? » Et il ajouta, sans attendre de réponse : « Prends vite le luth que tu as délaissé et chante-moi quelque chose de passionné, en t’y accompagnant ! » Et Gerbe-de-Perles, qui savait le khalifat amoureux à l’extrême d’une jeune esclave nommée Benga, n’eut point de peine à trouver la chanson qu’il fallait ; car amoureuse elle-même, elle se laissa simplement aller au cours de ses sentiments, et, accordant son luth, elle s’inclina devant le khalifat, et chanta :


« Le bien-aimé que j’aime, — ah ! ah !
Sa joue duvetée — ô nuit !
Surpasse en douceur — ô les yeux !
La joue lavée des roses — ô nuit !
Le bien-aimé que j’aime, — ah ! ah !
Est un frais jouvenceau — ô nuit !
Dont l’amoureux regard — ah ! ah !

Eût ensorcelé — ô les yeux !
Les rois de Babylone — ô nuit !
Et tel est — ah ! ah !
Le bien-aimé que j’aime ! »

Lorsque Je khalifat Al-Môtawakkil eut entendu ce chant, il fut extrêmement ému, et, se tournant vers Gerbe-de-Perles, il lui dit : « Ô jeune fille bénie, ô bouche de rossignol, je veux, pour te donner une preuve de mon contentement, que tu m’exprimes un souhait. Et — je le jure par les mérites de mes glorieux ancêtres, les méritants ! — ce serait la moitié de mon royaume que je te l’accorderais ! Et Gerbe-de-Perles répondit, en baissant les yeux : « Qu’Allah prolonge la vie de notre maître ! mais je ne souhaite rien que la continuation des bonnes grâces de l’émir des Croyants sur ma tête et celle de ma sœur Pâte-d’Amandes ! » Et le khalifat dit : « Il faut, Gerbe-de-Perles, que tu me demandes quelque chose ! » Alors elle dit : « Puisque notre maître me l’ordonne, je lui demanderai de me libérer et de me laisser, pour tout bien, les meubles de cet appartement et tout ce qui est contenu dans cet appartement ! » Et le khalifat lui dit : « Tu en es la maîtresse, ô Gerbe-de-Perles ! Et Pâte-d’Amandes, ta sœur, aura désormais comme appartement le plus beau pavillon du palais. Et, comme tu es libérée, tu peux rester ou partir ! » Et, se levant, il sortit de chez sa favorite, pour aller retrouver la jeune Benga, sa favorite du moment.

Or, dès qu’il fut parti, mon amie envoya quérir par son eunuque les portefaix et les déménageurs, et fit transporter chez moi tous les meubles de l’appartement, les étoffes, les coffres et les tapis. Et le coffre où j’étais enfermé sortit le premier sur le dos des portefaix, et arriva sans encombre — grâce à la Sécurité — dans ma maison.

Et le jour même, ô émir des Croyants, j’épousai Gerbe-de-Perles devant Allah, en présence du kâdi et des témoins. Et le reste est le mystère de la foi musulmane !

Et tel est, ô mon seigneur, l’histoire de ces meubles, de ces étoffes et de ces vêtements marqués au nom de ton glorieux grand-père le khalifat Al-Môtawakkil Ala’llah ! Et — j’en fais le serment sur ma tête ! — je n’ai point ajouté à cette histoire une syllabe, ni ne l’ai diminuée d’une syllabe. Et l’émir des Croyants est la source de toute générosité et la mine de tous les bienfaits ! »

Et, ayant ainsi parlé, Abou’l Hassân se tut. Et le khalifat Al-Môtazid Bi’llah s’écria : « Ta langue a sécrété l’éloquence, ô notre hôte, et ton histoire est une merveilleuse histoire ! Aussi, pour te marquer la joie que j’en éprouve, je te prie de m’apporter un calam et une feuille de papier ! » Et, Abou’l Hassân ayant apporté le calam et le papier, le khalifat les remit au conteur Ibn-Hamdoun et lui dit : « Écris sous ma dictée ! » Et il lui dicta : « Au nom d’Allah le Clément, le Miséricordieux ! Par ce firman, signé de notre main et cacheté de notre cachet, nous exemptons d’impôts, toute sa vie durant, notre fidèle sujet Abou’l Hassân Ali ben-Ahmad Al-Khorassani. Et nous le nommons notre principal chambellan ! » Et, après avoir cacheté le firman, il le lui remit, et ajouta : « Et je souhaiterais te voir dans mon palais comme mon fidèle commensal et mon ami ! »

Et depuis lors, Abou’l Hassân fut le compagnon inséparable du khalifat Al-Môtazid Bi’llah. Et ils vécurent tous dans les délices, jusqu’à l’inévitable séparation qui fait habiter les tombeaux à ceux mêmes qui habitaient les palais les plus beaux. Gloire au Très-Haut qui habite un palais qui est au-dessus de tous les niveaux !


— Et Schahrazade, ayant ainsi raconté son histoire, ne voulut point laisser passer cette nuit-là sans commencer l’Histoire des deux vies du sultan Mahmoud.


LES DEUX VIES DU SULTAN MAHMOUD


Elle dit :

Il m’est revenu, ô Roi fortuné, que le sultan Mahmoud, qui fut un des plus sages et des plus glorieux d’entre les sultans d’Égypte, s’asseyait souvent seul dans son palais, en proie à des accès de tristesse sans cause, durant lesquels le monde entier noircissait devant son visage. Et, à ces moments-là, la vie lui semblait pleine de fadeur et dénuée de toute signification. Et, pourtant, rien ne lui manquait des choses qui eussent fait le bonheur des créatures ; car Allah lui avait, sans compter, octroyé la santé, la jeunesse, la puissance et la gloire, et lui avait donné, comme capitale de son empire, la ville la plus délicieuse de l’univers, où il avait, pour se réjouir l’âme et les sens, l’aspect de la beauté de la terre, de la beauté du ciel et de la beauté des femmes dorées comme les eaux du Nil. Mais tout cela s’effaçait à ses yeux durant ses royales tristesses ; et il enviait alors le sort des fellahs courbés sur les sillons de la terre, et celui des nomades perdus dans les déserts sans eau.

Or, un jour que, les yeux noyés dans le noir des songes, il était dans un abattement plus accentué qu’à l’ordinaire, refusant de manger, de boire et de s’occuper des affaires du règne et ne souhaitant que de mourir, le grand-vizir entra dans la chambre où il était étendu, la tête dans les mains, et, après les hommages rendus, il lui dit : « Ô mon maître souverain, voici qu’à la porte, sollicitant une audience, se trouve un très vieux cheikh venu des pays de l’extrême Occident, du fond du Maghreb lointain. Et, si je dois en juger par ma conversation avec lui et par les quelques paroles que j’ai entendues de sa bouche, il est, sans aucun doute, le savant le plus prodigieux, le médecin le plus extraordinaire et le magicien le plus étonnant qui ait vécu parmi les hommes. Et c’est parce que je sais mon souverain en proie à la tristesse et l’abattement, que je voudrais que ce cheikh obtînt la permission d’entrer, dans l’espoir que son approche contribuera à chasser les pensées qui pèsent sur les visions de notre roi ! » Et le sultan Mahmoud fit de la tête un signe d’assentiment, et aussitôt le grand-vizir introduisit dans la salle du trône le cheikh étranger…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT VINGTIÈME NUIT

Elle dit :

… et aussitôt le grand-vizir introduisit dans la salle du trône le cheikh étranger.

Et certes ! l’homme qui entra était plutôt l’ombre d’un homme qu’une créature vivante d’entre les créatures. Et, si un âge pouvait lui être donné, il eût fallu calculer par centaines d’années. Pour tout vêtement, une barbe prodigieuse flottait sur sa grave nudité, tandis qu’une large ceinture en cuir souple mettait une barre unie autour des vieux reins parcheminés. Et on l’eût pris pour quelque très ancien corps semblable à ceux que retiraient parfois des sépultures granitiques les laboureurs d’Égypte, si, dans la face, au-dessous des sourcils terribles, n’eussent brûlé deux yeux où vivait l’intelligence.

Et le pur vieillard, sans s’incliner devant le sultan, dit d’une voix sourde qui n’avait rien des voix de la terre : « La paix sur toi, sultan Mahmoud ! Je suis envoyé vers toi par mes frères, les santons de l’extrême Occident. Je viens te rendre conscient des bienfaits du Rétributeur sur ta tête ! »

Et, sans un geste, il s’avança vers le roi d’un pas solennel et, le prenant par la main, il l’obligea à se lever et à l’accompagner jusqu’à l’une des fenêtres de la salle du trône.

Or, cette salle du trône avait quatre fenêtres, et chacune de ces fenêtres était sur la ligne d’un point astronomique. » Et le vieux cheikh dit au sultan : « Ouvre la fenêtre ! » Et le sultan obéit comme un enfant, et ouvrit la première fenêtre. Et le vieux cheikh lui dit simplement : « Regarde ! »

Et sultan Mahmoud mit la tête à la fenêtre et vit une immense armée de cavaliers qui, l’épée nue, se précipitaient, à toute bride, des hauteurs de la citadelle du mont Makattam. Et les premières colonnes de cette armée, arrivées déjà au pied même du palais, avaient mis pied à terre et commençaient à en escalader les murailles, en poussant des clameurs de guerre et de mort. Et le sultan, à cette vue, comprit que ses troupes s’étaient mutinées et venaient le détrôner. Et, devenu bien changé de teint, il s’écria : « Il n’y a de dieu qu’Allah ! Voici l’heure de ma destinée ! »

Aussitôt le cheikh referma la fenêtre, mais pour la rouvrir lui-même l’instant d’après. Et toute l’armée avait disparu. Et seule la citadelle s’élevait pacifiquement dans le loin, trouant de ses minarets le ciel de midi.

Alors le cheikh, sans donner le temps au roi de revenir de sa profonde émotion, le conduisit à la seconde fenêtre qui plongeait sur la ville immense, et lui dit : « Ouvre-la, et regarde ! » Et sultan Mahmoud ouvrit la fenêtre, et le spectacle qui s’offrit à sa vue le fit reculer d’horreur. Les quatre cents minarets qui dominaient les mosquées, les coupoles des mosquées, les dômes des palais, et les terrasses qui s’étageaient par milliers jusqu’aux confins de l’horizon n’étaient plus qu’un brasier fumant et flamboyant, d’où, avec les hurlements de l’épouvante, déferlaient vers la moyenne région de l’air des nuages noirs qui aveuglaient l’œil du soleil. Et un vent sauvage poussait les flammes et les cendres vers le palais même, qui bientôt se trouva enveloppé d’une mer de feu, dont il n’était plus séparé que par la nappe fraîche de ses jardins. Et le sultan, à la limite de la douleur de voir sa belle ville anéantie, laissa retomber ses bras, et s’écria : « Allah seul est grand ! Les choses ont leur destinée comme toutes les créatures ! Demain le désert rejoindra le désert à travers les plaines sans nom d’une terre qui fut illustre entre toutes ! Gloire au seul Vivant ! » Et il pleura sur sa ville et sur lui-même. Mais le cheikh referma aussitôt la fenêtre, et la rouvrit au bout d’un instant. Et toute trace d’incendie avait disparu. Et la ville du Caire s’étendait dans sa gloire intacte, au milieu de ses vergers et de ses palmes, tandis que les quatre cents voix des muezzins annonçaient l’heure de la prière aux Croyants et se confondaient dans une même élévation vers le Seigneur de l’univers.

Et le cheikh, emmenant aussitôt le roi, le conduisit vers la troisième fenêtre, qui donnait sur le Nil, et la lui fit ouvrir. Et sultan Mahmoud vit le fleuve qui débordait de son lit et dont les vagues, envahissant la ville et dépassant bientôt les terrasses les plus élevées, venaient battre avec furie contre les murailles du palais. Et une vague, plus forte que les précédentes, fit d’un coup s’écrouler tous les obstacles sur son passage et vint s’engouffrer dans l’étage inférieur du palais. Et l’édifice, fondant comme un morceau de sucre dans l’eau, s’affaissa d’un côté, et il était déjà presque effondré quand le cheikh referma soudain la fenêtre et la rouvrit. Et tout débordement fut comme s’il n’avait pas été. Et le beau fleuve continua, comme par le passé, à se promener avec majesté entre les champs infinis de luzernes, en dormant dans son lit.

Et le cheikh fit ouvrir par le roi la quatrième fenêtre, sans lui donner le temps de se remettre de sa surprise. Or, cette quatrième fenêtre avait vue sur l’admirable plaine verdoyante qui s’étend aux portes de la ville à perte de vue, pleine d’eaux courantes et de troupeaux heureux, celle qu’ont chantée tous les poètes depuis Omar, où des étendues de roses, de basilics, de narcisses et de jasmins alternent avec des bosquets d’orangers, où les arbres sont habités par des tourterelles et des rossignols tombés en pâmoison à force de plaintes amoureuses, où la terre est aussi riche et parée que dans les antiques jardins d’Iram-aux-Colonnes, et aussi embaumée que les pelouses d’Éden. Et, au lieu des prairies et des bois d’arbres fruitiers, sultan Mahmoud ne vit plus qu’un affreux désert rouge et blanc, brûlé par un soleil inexorable, un désert pierreux et sablonneux, qui servait de refuge aux hyènes et aux chacals et de champ de course aux serpents et aux bêtes malfaisantes. Et cette sinistre vision ne tarda pas, comme les précédentes, à s’effacer, quand le cheikh eut, de sa propre main, fermé et rouvert la fenêtre. Et, de nouveau, la plaine se fit magnifique, et sourit au ciel de toutes les fleurs de ses jardins.

Tout cela, et sultan Mahmoud ne savait s’il dormait, s’il veillait ou s’il n’était point sous la puissance de quelque sortilège ou hallucination.

Mais le cheikh, sans le laisser se calmer de toutes les violentes sensations qu’il venait d’éprouver, le prit de nouveau par la main, sans qu’il eût même l’idée d’opposer la moindre résistance, et le conduisit auprès d’un petit bassin qui rafraîchissait la salle de son murmure d’eau. Et il lui dit : « Penche-toi sur le bassin et regarde ! » Et sultan Mahmoud se pencha sur le bassin, pour regarder, quand, d’un mouvement brusque, le cheikh lui plongea la tête tout entière dans l’eau.

Et sultan Mahmoud se vit naufragé au pied d’une montagne qui dominait la mer. Et il était encore, comme au temps de sa splendeur, revêtu de ses attributs royaux avec sa couronne sur la tête. Et, non loin de là, des fellahs le regardaient comme un objet nouveau, et se faisaient mutuellement des signes à son sujet, en riant beaucoup. Et sultan Mahmoud, à cette vue, entra dans une fureur sans bornes, plus encore contre le cheikh que contre les fellahs, et s’écria : « Ah ! maudit magicien, cause de mon naufrage, puisse Allah me ramener dans mon royaume pour que je te châtie selon ton crime ! Pourquoi m’avoir trahi si lâchement ? Et que vais-je devenir dans ce pays étranger ? » Puis, se ravisant, il s’approcha des fellahs, et leur dit d’un ton solennel : « Je suis le sultan Mahmoud ! Allez-vous-en ! » Mais ils continuèrent à rire, en ouvrant des bouches jusqu’aux oreilles. Ah ! quelles bouches ! des grottes ! des grottes ! Et, pour éviter d’y être englouti vivant, il voulut lui-même s’enfuir, quand celui qui paraissait être le chef des fellahs s’approcha de lui, lui enleva sa couronne et ses attributs, qu’il jeta dans la mer en disant : « O pauvre ! pourquoi toute cette ferraille ! Il fait bien chaud pour se couvrir ainsi ! Tiens, ô pauvre ! voici des vêtements semblables aux nôtres ! » Et l’ayant mis nu, il le revêtit d’une robe en cotonnade bleue, lui passa aux pieds une paire de vieilles babouches jaunes à semelles en cuir d’hippopotame, et le coiffa d’un tout petit bonnet en feutre couleur d’étourneau. Et il lui dit : « Allons, ô pauvre, viens travailler avec nous, si tu ne veux pas mourir de faim ici, où tout le monde travaille ! » Mais sultan Mahmoud dit : « Je ne sais pas travailler ! » Et le fellah lui dit : « En ce cas, tu nous serviras de portefaix et d’âne, tout à la fois…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vil apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT VINGT ET UNIÈME NUIT

Elle dit :

« … tu nous serviras de portefaix et d’âne, tout à la fois ! » Et, comme ils avaient déjà fini leur journée de travail, ils furent bien aises de charger un autre dos que le leur du poids de leurs instruments de labour. Et sultan Mahmoud, ployant sous le faix des bêches, des herses, des pioches et des râteaux, et pouvant à peine se traîner, fut bien obligé de suivre les fellahs. Et il arriva avec eux, fourbu et pouvant à peine respirer, dans le village, où il fut en butte aux poursuites des petits enfants qui couraient tout nus derrière lui, en lui faisant subir mille avanies. Et, pour lui faire passer la nuit, on le poussa dans une étable abandonnée, où on lui jeta, pour son repas, un pain moisi et un oignon. Et, le lendemain, il était devenu âne pour de bon, âne avec une queue, des sabots et des oreilles. Et on lui passa une corde au cou, et on lui mit un bât sur le dos, et on l’emmena aux champs traîner la charrue. Mais comme il se rebiffait, on alla le confier au meunier du village qui eut bientôt fait de le mettre à la raison, en lui faisant tourner la roue du moulin, après lui avoir bandé les yeux. Et cinq années il tourna la roue du moulin, ne se reposant que juste le temps de manger sa ration de fèves et de boire un seau. Et cinq années de coups de bâton, de piqûres d’aiguillon, d’injures humiliantes et de privations. Et il ne lui restait, pour toute consolation et pour tout soulagement, que les séries de pets qu’il lâchait du matin au soir, comme réponse aux injures, en tournant le moulin. Et voici que tout à coup le moulin s’écroula, et il se vit de nouveau sous sa forme première d’homme, et non plus âne. Et il se promenait dans les souks d’une ville qu’il ne connaissait pas ; et il ne savait pas trop où aller. Et comme il était déjà las de marcher, il cherchait de l’œil un endroit pour se reposer, quand un vieux marchand, qui jugeait à son air qu’il était étranger, l’invita poliment à entrer dans sa boutique. Et, voyant qu’il était fatigué, il le fit asseoir sur un banc, et lui dit : « Ô étranger, tu es jeune et tu ne seras pas malheureux dans notre ville, où les jeunes gens sont fort cotés et très recherchés, surtout quand ils sont, comme toi, de solides gaillards. Dis-moi donc si tu es disposé à habiter notre ville, dont les coutumes sont très favorables aux étrangers qui veulent s’y établir. » Et sultan Mahmoud répondit : « Par Allah, je ne demande pas mieux que de demeurer ici, pourvu que je puisse trouver à y manger autre chose que les fèves dont on m’a nourri pendant cinq ans ! » Et le vieux marchand lui dit : « Que parles-tu de fèves, ô pauvre ! Ici tu seras nourri de choses exquises et fortifiantes, pour la besogne qu’il te faut accomplir ! Écoute-moi donc avec attention, et suis le conseil que je vais te donner ! » Et il ajouta : « Hâte-toi d’aller de ce pas te poster à la porte du hammam de la ville, qui est là, au tournant de la rue. Et à chaque femme qui sortira tu demanderas, en l’abordant, si elle a un mari. Et celle qui te dira qu’elle n’en a pas, sera ton épouse sur l’heure, selon la coutume du pays ! Et surtout prends garde d’omettre de poser la question à toutes les femmes sans exception que tu verras sortir du hammam, sinon tu cours grand risque d’être chassé de notre ville ! » Et sultan Mahmoud alla se poster à la porte du hammam, et il n’était pas là depuis longtemps quand il vit sortir une splendide jouvencelle de treize ans. Et il pensa, en la voyant : « Par Allah, avec celle-ci je me consolerais bien de tous mes malheurs ! » Et il l’arrêta et lui dit : « Ô ma maîtresse, es-tu mariée ou célibataire ? » Et elle répondit : « Je suis mariée de l’année dernière. » Et elle continua son chemin. Et voici sortir du hammam une vieille d’une laideur effroyable. Et sultan Mahmoud frémit d’horreur à sa vue, et pensa : « Certes ! j’aime mieux mourir de faim et redevenir âne ou portefaix que d’épouser cette vieille antiquité ! Mais puisque le vieux marchand m’a dit de poser la question à toutes les femmes, il faut bien que je me décide à interroger la calamiteuse ! » Et il l’aborda et lui dit, en détournant la tête : « Es-tu mariée ou célibataire ? » Et l’effrayante vieille répondit, en bavant : « Je suis mariée, ô mon cœur ! » Ah ! quel soulagement ! Et il dit : « J’en suis bien aise, ô ma tante ! » Et il pensa : « Qu’Allah ait en Sa miséricorde le malheureux étranger qui m’a précédé ! » Et la vieille continua son chemin, et voici sortir du hammam une antiquité bien plus dégoûtante que la précédente et bien plus horrible. Et sultan Mahmoud s’approcha d’elle en tremblant, et lui demanda : « Es-tu mariée ou célibataire ? » Et elle répondit, en se mouchant dans ses doigts : « Je suis célibataire, ô mon œil ! » Et sultan Mahmoud s’écria : « Hé, là ! hé, là ! je suis un âne, ô ma tante, je suis un âne ! Regarde mes oreilles, et ma queue, et mon zebb ! Ce sont les oreilles et la queue et le zebb d’un âne. On ne se marie pas avec les ânes ! » Mais l’horrible vieille s’approcha de lui, et voulut l’embrasser. Et sultan Mahmoud, à la limite du dégoût et de la terreur, se mit à crier : « Hé, là ! hé, là ! je suis un âne, ya setti, je suis un âne ! De grâce, ne m’épouse pas ! Je suis un pauvre âne de moulin, hé, là ! hé, là ! » Et, faisant sur lui-même un effort surhumain, il sortit sa tête du bassin.

Et sultan Mahmoud se vit au milieu de la salle du trône de son palais, ayant à sa droite son grand-vizir et à sa gauche le cheikh étranger. Et devant lui une de ses favorites lui présentait, sur un plateau d’or, une coupe de sorbet qu’il avait demandée quelques instants avant l’entrée du cheikh. Hé, là ! hé, là ! il est donc le sultan ! il est donc le sultan ! Et toute cette funeste aventure n’avait duré que le temps de plonger sa tête dans le bassin et de la retirer ! Et il ne pouvait arriver à croire à un pareil prodige ! Et il se mit à regarder autour de lui, en se tâtant et en se frottant les yeux. Hé, là ! hé, là ! Il était bel et bien le sultan, le sultan Mahmoud lui-même, et non point le pauvre naufragé, ni le portefaix, ni l’âne du moulin, ni l’époux de la redoutable antiquité ! Hé, par Allah ! qu’il était bon de se retrouver sultan après ces tribulations ! Et, comme il ouvrait la bouche pour demander l’explication d’un si étrange phénomène, la voix sourde du pur vieillard s’éleva, qui lui disait :

« Sultan Mahmoud, je suis venu vers toi, envoyé par mes frères les santons de l’extrême Occident, pour te rendre conscient des bienfaits du Rétributeur sur ta tête ! »

Et, ayant ainsi parlé, le cheikh maghrébin disparut, sans que l’on sût s’il était sorti par la porte ou s’il s’était envolé par les fenêtres.

Et sultan Mahmoud, quand son émotion fut calmée, comprit la leçon de son Seigneur. Et il comprit que sa vie était belle, et qu’il aurait pu être le plus malheureux des hommes. Et il comprit que tous les malheurs qu’il avait entrevus, sous le regard dominateur du vieillard, auraient pu, si l’avait voulu la destinée, être les malheurs réels de sa vie. Et il tomba à genoux en fondant en larmes. Et depuis lors il chassa toute tristesse de son cœur. Et, vivant dans le bonheur, il répandit le bonheur autour de lui. Et telle est la vie réelle du sultan Mahmoud, et telle fut la vie qu’il aurait pu mener à un simple détour de la destinée. Car Allah est le maître Tout-Puissant !


— Et Schahrazade, ayant ainsi raconté cette histoire, se tut. Et le roi Schahriar s’écria : « Quel enseignement pour moi, ô Schahrazade ! » Et la fille du vizir sourit et dit : « Mais cet enseignement, ô Roi, n’est rien en comparaison de celui du Trésor sans fond ! » Et Schahriar dit : « Je ne connais pas ce trésor, Schahrazade ! »


LE TRÉSOR SANS FOND


Et Schahrazade dit :

Il m’est revenu, ô Roi fortuné, ô doué de bonnes manières, que le khalifat Haroun Al-Rachid, qui était le prince le plus généreux de son époque et le plus magnifique, avait quelquefois la faiblesse — Allah seul est sans faiblesse ! — de laisser entendre, en parlant, que nul homme parmi les vivants ne l’égalait en générosité et en largesse de paume.

Or, un jour, comme il s’était laissé aller à se louer ainsi des dons que ne lui avait, en somme, octroyés le Rétributeur que pour qu’il en usât précisément avec générosité, le grand-vizir Giafar ne voulut point, en son âme délicate, que son maître continuât plus longtemps à manquer au devoir de l’humilité envers Allah. Et il résolut de prendre la liberté de lui ouvrir les yeux. Il se prosterna donc entre ses mains et, après avoir embrassé par trois fois la terre, il lui dit : « Ô émir des Croyants, ô couronne sur nos têtes, pardonne à ton esclave s’il ose élever la voix en ta présence pour te représenter que la principale vertu du Croyant est l’humilité devant Allah et qu’elle est la seule chose dont puisse être fière la créature. Car tous les biens de la terre et tous les dons de l’esprit et toutes les qualités de l’âme ne sont pour l’homme qu’un simple prêt du Très-Haut — qu’il soit exalté ! Et l’homme ne doit pas plus s’enorgueillir de ce prêt que l’arbre d’être chargé de fruits ou la mer de recevoir les eaux du ciel. Quant aux louanges que te mérite ta munificence, laisse-les plutôt faire à tes sujets qui remercient sans cesse le ciel de les avoir fait naître dans ton empire, et qui n’ont d’autre plaisir que de prononcer ton nom avec gratitude ! » Puis il ajouta : « D’ailleurs, ô mon seigneur, ne crois point que tu sois le seul qu’Allah ait couvert de ses inestimables dons ! Sache, en effet, qu’il y a dans la ville de Bassra un jeune homme qui, bien que simple particulier, vit avec plus de faste et de magnificence que les plus puissants rois. Il s’appelle Aboulcassem, et nul prince au monde, y compris l’émir des Croyants lui-même, ne l’égale en largesse de paume et en générosité…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT VINGT-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

« … Il s’appelle Aboulcassem, et nul prince au monde, y compris l’émir des Croyants lui-même, ne l’égale en largesse de paume et en générosité ! »

Lorsque le khalifat eut entendu ces dernières paroles de son vizir, il se sentit extrêmement dépité ; et il devint bien rouge de teint, avec des yeux enflammés ; et, regardant Giafar avec hauteur, il lui dit. : « Malheur à toi, ô chien d’entre les vizirs ! comment oses-tu mentir devant ton maître, en oubliant qu’une telle conduite entraîne ta mort sans recours ? » Et Giafar répondit : « Par la vie de ta tête ! ô émir des Croyants, les paroles que j’ai osé prononcer en ta présence sont des paroles de vérité. Et si j’ai perdu tout crédit en ton esprit, tu pourras les faire contrôler, et me punir ensuite si tu trouves qu’elles sont mensongères. Quant à moi, ô mon maître, je ne crains pas de t’affirmer que j’ai été, lors de mon dernier voyage à Bassra, l’hôte ébloui du jeune Aboulcassem. Et mes yeux n’ont pas encore oublié ce qu’ils ont vu, mes oreilles ce qu’elles ont entendu, et mon esprit ce qui l’a charmé. C’est pourquoi, même au risque de m’attirer la disgrâce de mon maître, je ne puis m’empêcher de proclamer qu’Aboulcassen est l’homme le plus magnifique de son temps ! »

Et Giafar, ayant ainsi parlé, se tut. Et le khalifat, à la limite de l’indignation, fit signe au chef des gardes d’arrêter Giafar. Et l’ordre fut exécuté sur le champ. Et, cela fait, Al-Rachid sortit de la salle et, ne sachant comment exhaler sa colère, alla dans l’appartement de Sett Zobéida, son épouse, qui pâlit d’effroi en lui voyant le visage des jours noirs.

Et Al-Rachid, les sourcils contractés et les yeux dilatés, alla s’étendre, sans prononcer une parole, sur le divan. Et Sett Zobéida, qui savait comment l’aborder dans ses moments d’humeur, se garda bien de l’importuner de questions oiseuses ; mais, prenant un air d’extrême inquiétude, elle lui apporta une coupe remplie d’eau parfumée à la rose et, la lui offrant, lui dit : « Le nom d’Allah sur toi, ô fils de l’oncle ! Que cette boisson te rafraîchisse et te calme ! La vie est formée de deux couleurs, blanche et noire. Puisse la blanche marquer seule tes longs jours ! » Et Al-Rachid dit : « Par le mérite de nos ancêtres, les glorieux ! c’est la noire qui marquera ma vie, ô fille de l’oncle, tant que je verrai devant mes yeux le fils du Barmécide, ce Giafar de malédiction, qui se plaît à critiquer mes paroles, à commenter mes actions et à donner la préférence sur moi à d’obscurs particuliers d’entre mes sujets ! » Et il apprit à son épouse ce qui venait de se passer, et se plaignit à elle de son vizir, dans des termes qui lui firent comprendre que la tête de Giafar courait cette fois le plus grand danger. Aussi elle ne manqua pas d’abonder d’abord dans son sens, en exprimant son indignation de voir que le vizir se permettait de telles libertés à l’égard de son souverain. Puis, très habilement, elle lui représenta qu’il était préférable de différer la punition le temps seulement d’envoyer quelqu’un à Bassra pour vérifier la chose. Et elle ajouta : « Et c’est alors que tu pourras t’assurer de la vérité ou de la fausseté de ce que t’a raconté Giafar, et le traiter en conséquence. » Et Haroun, que le langage plein de sagesse de son épouse avait déjà à moitié calmé, répondit : « Tu dis vrai, ô Zobéida. Certes ! je dois cette justice à un homme tel que le fils de mon serviteur Yahia. Et même, comme je ne puis avoir pleine confiance dans le rapport que me ferait celui que j’enverrais à Bassra, je veux aller moi-même dans cette ville, contrôler la chose. Et je ferai connaissance avec cet Aboulcassem-là. Et je jure qu’il en coûtera la tête à Giafar s’il m’a exagéré la générosité de ce jeune homme, ou s’il m’a fait un mensonge. »

Et, sans tarder davantage à exécuter son projet, Haroun se leva à l’heure et à l’instant, et, sans vouloir écouter ce que lui disait Sett Zobéida pour l’engager à ne point faire tout seul ce voyage, il se déguisa en marchand de l’Irak, recommanda à son épouse de veiller pendant son absence aux affaires du royaume et, sortant du palais par une porte secrète, il quitta Baghdad.

Et Allah lui écrivit la sécurité ; et il arriva à Bassra sans encombre, et descendit dans le grand khân des marchands. Et là, avant même de prendre le temps de se reposer et de manger un morceau, il se hâta d’interroger le portier du khân sur ce qui l’intéressait, en lui demandant, après les formules du salam : « Est-il vrai, ô cheikh, qu’il y a dans cette ville un jeune homme appelé Aboulcassem, qui surpasse les rois en générosité, en largesse de paume et en magnificence ? » Et le vieux portier, hochant la tête d’un air pénétré, répondit : « Allah fasse descendre sur lui Ses bénédictions ! Quel est l’homme qui n’a pas ressenti les effets de sa générosité ? Pour ma part, ya sidi, quand j’aurais dans ma figure cent bouches et dans chacune cent langues, et sur chaque langue un trésor d’éloquence, je ne pourrais te conter comme il sied l’admirable générosité du seigneur Aboulcassem ! » Puis, comme d’autres marchands voyageurs arrivaient avec leurs ballots, le portier du khân n’eut pas le loisir d’en dire plus long. Et Haroun fut bien obligé de s’éloigner, et monta se restaurer et prendre quelque repos, cette nuit-là.

Mais le lendemain, de grand matin, il sortit du khân et alla se promener dans les souks. Et lorsque les marchands eurent ouvert leurs boutiques, il s’approcha de l’un d’eux, celui qui lui paraissait le plus important, et le pria de lui indiquer le chemin qui conduisait à la demeure d’Aboulcassem. Et le marchand, bien étonné, lui dit : « De quel pays lointain peux-tu bien arriver, pour ignorer la demeure du seigneur Aboulcassem. Il est plus connu ici que jamais roi ne l’a été au milieu de son propre empire ! » Et Haroun convint qu’il arrivait en effet de fort loin, mais que le but de son voyage était précisément de faire la connaissance du seigneur Aboulcassem. Alors le marchand ordonna à un de ses garçons de lui servir de guide, en lui disant : « Conduis cet honorable étranger au palais de notre magnifique seigneur ! »

Or, ce palais était un admirable palais. Et il était entièrement bâti de pierres de taille en marbre jaspé, avec des portes de jade vert. Et Haroun fut émerveillé de l’harmonie de sa construction ; et il vit, en entrant dans la cour, une foule de jeunes esclaves, blancs et noirs, élégamment habillés, qui s’amusaient à jouer en attendant les ordres de leur maître. Et il aborda l’un d’entre eux et lui dit : « Ô jeune homme, je te prie d’aller dire au seigneur Aboulcassem : « Ô mon maître, il y a dans la cour un étranger qui a fait le voyage de Baghdad à Bassra, dans le seul but de se réjouir les yeux de ton visage béni ! » Et le jeune esclave jugea aussitôt au langage et à l’air de celui qui s’adressait à lui que ce n’était pas un homme du commun. Et il courut en avertir son maître, qui vint jusque dans la cour recevoir l’hôte étranger. Et, après les salams et les souhaits de bienvenue, il le prit par la main et le conduisit dans une salle qui était belle de sa propre beauté et de sa parfaite architecture.

Et, dès qu’ils furent assis sur le large divan en soie brodée d’or qui faisait tout le tour de la salle, l’on vit entrer douze jeunes esclaves blancs fort beaux chargés de vases d’agate et de cristal de roche. Et les vases étaient enrichis de gemmes et de rubis et pleins de liqueurs exquises. Puis entrèrent douze jeunes filles comme des lunes, qui portaient les unes des bassins de porcelaine remplis de fruits et de fleurs, et les autres de grandes coupes d’or remplies de sorbets à la neige hachée, d’un goût excellent. Et ces jeunes esclaves et ces jeunes filles firent d’abord l’essai des liqueurs, des sorbets et des autres rafraîchissements avant de les présenter à l’hôte de leur maître. Et Haroun goûta à ces diverses boissons, et, quoique accoutumé aux plus délicieuses choses de tout l’Orient, il s’avoua qu’il n’avait jamais rien bu de comparable.

Après quoi, Aboulcassem fit passer son convive dans une seconde salle, où était servie une table couverte des mets les plus délicats dans des plats d’or massif. Et il lui offrit de ses propres mains les morceaux de choix. Et Haroun trouva que l’accommodement de ces mets était extraordinaire.

Puis, le repas fini, le jeune homme prit Haroun par la main et le mena dans une troisième salle plus richement meublée que les deux autres. Et des esclaves, plus beaux que les précédents, apportèrent une prodigieuse quantité de vases d’or incrustés de pierreries et pleins de toutes sortes de vins, ainsi que de larges tasses de porcelaine remplis de confitures sèches, et des plateaux couverts de pâtisseries délicates. Et, pendant qu’Aboulcassem servait son convive, il entra des chanteuses et des joueuses d’instruments, qui commencèrent un concert qui eût sensibilisé le granit. Et Haroun, à la limite du ravissement, se disait : « Certes ! dans mes palais j’ai des chanteuses aux voix admirables, et même des chanteurs comme Ishak qui n’ignorent rien des ressources de l’art, mais personne ne saurait prétendre entrer en comparaison avec celles-ci ! Par Allah ! comment un simple particulier, un habitant de Bassra, a-t-il pu faire pour réunir un tel choix de choses parfaites ? »

Et tandis que Haroun était particulièrement attentif à la voix d’une almée dont la douceur l’enchantait, Aboulcassem sortit de la salle et revint un moment après, tenant d’une main une baguette d’ambre et de l’autre un petit arbre dont la tige était d’argent, les branches et les feuilles d’émeraudes et les fruits de rubis. Et sur le sommet de cet arbre était perché un paon d’or d’une beauté qui glorifiait celui qui l’avait façonné. Et Aboulcassem, ayant posé cet arbre aux pieds du khalifat, frappa de sa baguette la tête du paon. Et aussitôt le bel oiseau étendit ses ailes et déploya la splendeur de sa queue, et se mit à tourner avec vitesse sur lui-même. Et à mesure qu’il tournait, des parfums d’ambre, de nadd, d’esprit d’aloès et d’autres senteurs dont il était rempli, sortaient de tous côtés en jets ténus et embaumaient toute la salle.

Mais brusquement, pendant que Haroun était occupé à considérer l’arbre et le paon et à s’en émerveiller, Aboulcassem les prit l’un et l’autre et les emporta. Et Haroun se sentit fort piqué de cette action inattendue, et dit en lui-même : « Par Allah ! quelle chose étrange ! Et que signifie tout cela ? Est-ce ainsi que se comportent les hôtes à l’égard de leurs invités ? Ce jeune homme, ce me semble, ne sait pas si bien faire les choses que Giafar me le donnait à penser. Il m’enlève cet arbre et ce paon quand il me voit précisément occupé à les regarder. Il doit, sans aucun doute, avoir peur que je le prie de m’en faire présent. Ah ! je ne suis pas fâché de contrôler par moi-même cette fameuse générosité qui, d’après mon vizir, n’a pas sa pareille dans le monde ! »

Pendant que ces pensées se présentaient à son esprit, le jeune Aboulcassem rentra dans la salle. Et il était accompagné d’un petit esclave aussi beau que le soleil. Et cet aimable enfant avait une robe de brocart d’or relevé de perles et de diamants. Et il tenait dans sa main une coupe faite d’un seul rubis et remplie d’un vin couleur de pourpre. Et il s’approcha de Haroun, et, après avoir embrassé la terre entre ses mains, il lui présenta la coupe. Et Haroun la prit et la porta à ses lèvres. Mais quel ne fut point son étonnement lorsque, après en avoir bu le contenu, il s’aperçut, en la rendant au bel esclave, qu’elle était encore pleine jusqu’au bord ! Aussi la reprit-il des mains de l’enfant et, l’ayant portée à sa bouche, il la vida jusqu’à la dernière goutte. Puis il la remit au petit esclave, tout en constatant qu’elle se remplissait à nouveau sans que personne versât rien dedans.

À cette vue, Haroun fut à la limite de la surprise…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT VINGT-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

… À cette vue, Haroun fut à la limite de la surprise, et ne put s’empêcher de demander comment cela pouvait se faire. Et Aboulcassem répondit : « Seigneur, il n’y a rien d’étonnant en cela. Cette coupe est l’ouvrage d’un ancien savant qui possédait tous les secrets de la terre ! » Et, ayant prononcé ces paroles, il prit l’enfant par la main et sortit de la salle avec précipitation. Et l’impétueux Haroun en fut cette fois indigné. Et il pensa : « Par la vie de ma tête ! ce jeune homme a perdu la raison, ou, ce qui est encore pis, il n’a jamais dû connaître les égards que l’on doit à l’hôte et les bonnes manières. Il m’apporte toutes ces curiosités sans que je l’en prie, il les offre à mes yeux, et quand il s’aperçoit que je prends le plus de plaisir à les voir, il me les enlève. Par Allah ! je n’ai jamais rien vu de si malhonnête et de si grossier. Maudit Giafar ! je t’apprendrai bientôt, si Allah veut, à mieux juger des hommes et à tourner ta langue dans ta bouche avant de parler ! »

Pendant que Al-Rachid se faisait ces réflexions sur le caractère de son hôte, il le vit rentrer dans la salle pour la troisième fois. Et il était suivi à quelques pas d’une adolescente comme on n’en trouve que dans les jardins d’Éden. Elle était toute couverte de perles et de pierreries, et plus parée encore de sa beauté que de ses atours. Et Haroun, à sa vue, oublia l’arbre, le paon et la coupe inépuisable, et se sentit l’âme pénétrée d’enchantement. Et la jeune fille, après lui avoir fait une profonde révérence, vint s’asseoir entre ses mains, et, sur un luth composé de bois d’aloès, d’ivoire, de sandal et d’ébène, se mit à jouer de vingt-quatre manières différentes, avec un art si parfait qu’Al-Rachid ne put retenir son admiration, et s’écria : « Ô jeune homme que ton sort est digne d’envie ! » Mais dès qu’Aboulcassem eut remarqué que son convive était enchanté de l’adolescente, il la prit aussitôt par la main et la mena hors de la salle, avec promptitude.

Lorsque le khalifat vit cette conduite de son hôte, il fut extrêmement mortifié, et ne voulut pas, de peur de laisser éclater son ressentiment, rester plus longtemps dans une demeure où on le recevait d’une si étrange manière. Aussi dès que le jeune homme fut revenu dans la salle, il lui dit, en se levant : « Ô généreux Aboulcassem, je suis, en vérité, bien confus de la façon dont tu m’as traité, sans connaître mon rang et ma condition. Permets-moi donc de me retirer et de te laisser en repos, sans abuser plus longtemps de ta munificence. » Et le jeune homme ne voulut point, par crainte de le gêner, s’opposer à son dessein, et, lui ayant fait une révérence d’un air gracieux, le conduisit jusqu’à la porte de son palais en lui demandant pardon de ne l’avoir pas reçu aussi magnifiquement qu’il le méritait.

Et Haroun reprit le chemin de son khân, en pensant avec amertume : « Quel homme plein d’ostentation que cet Aboulcassem ! Il se fait un plaisir d’étaler ses richesses aux yeux des étrangers, pour satisfaire son orgueil et sa vanité. Si c’est là de la largesse de paume, je ne suis plus qu’un insensé et un aveugle. Mais non ! Dans le fond, cet homme n’est qu’un avare, et un avare de la plus détestable espèce. Et Giafar saura bientôt ce qu’il en coûte de tromper son souverain par le plus vulgaire mensonge ! »

Et, tout en réfléchissant de la sorte, Al-Rachid arriva à la porte du khân. Et il aperçut dans la cour d’entrée un grand cortège en forme de croissant, composé d’un nombre considérable de jeunes esclaves blancs et noirs, les blancs d’un côté et les noirs de l’autre. Et au centre du croissant se tenait la belle adolescente au luth, qui l’avait enchanté au palais d’Aboulcassem, avec, à sa droite, l’aimable enfant chargé de la coupe de rubis, et, à sa gauche, un autre garçon, non moins aimable et beau, chargé de l’arbre d’émeraude et du paon.

Or, dès qu’il eut franchi la porte du khân, tous les esclaves se prosternèrent sur le sol, et l’exquise jeune fille s’avança entre ses mains et lui présenta, sur un coussin de brocart, un rouleau de papier de soie. Et Al-Rachid, bien que fort surpris de tout cela, prit la feuille, la déroula, et vit qu’elle contenait ces lignes :

« La paix et la bénédiction sur l’hôte charmant dont la venue honora notre demeure et la parfuma. Et ensuite ! Puisses-tu, ô père des convives gracieux, abaisser ta vue vers les quelques objets sans valeur qu’envoie vers ta seigneurie notre main de peu de portée, et les agréer de notre part comme le faible hommage de notre féalité à l’égard de celui qui a illuminé notre toit. Nous avons en effet remarqué que les divers esclaves qui forment le cortège, les deux jeunes garçons et la jeune fille, ainsi que l’arbre, la coupe et le paon n’ont pas déplu d’une façon particulière à notre convive ; et c’est pourquoi nous le supplions de les considérer comme lui ayant toujours appartenu. D’ailleurs tout vient d’Allah et vers Lui tout retourne. Ouassalam ! »

Lorsqu’Al-Rachid eut achevé de lire cette lettre, et qu’il en eut compris tout le sens et toute la portée, il fut extrêmement émerveillé d’une telle largesse de paume, et s’écria : « Par les mérites de mes ancêtres — qu’Allah honore leurs visages ! — je conviens que j’ai bien mal jugé du jeune Aboulcassem ! Qu’es-tu, libéralité d’Al-Rachid, à côté d’une telle libéralité ? Que les bénédictions du Très-Haut soient sur ta tête, ô mon vizir Giafar, toi qui es cause que je sois revenu de mon faux orgueil et de ma suffisance ! Voici qu’en effet un simple particulier, sans se donner la moindre peine et sans que cela ait l’air de le gêner en quelque chose, vient de l’emporter en générosité et en munificence sur le plus riche monarque de la terre ! » Il dit. Puis, soudain se reprenant, il pensa : « Oui, par Allah ! mais comment se fait-il qu’un simple particulier puisse faire de pareils présents, et où a-t-il pu se procurer ou trouver tant de richesses ? Et comment est-il possible que, dans mes états, un homme mène une vie plus fastueuse que celle des rois sans que je sache par quel moyen il est arrivé à un tel degré de richesse ? Certes ! il faut que, sans tarder, même au risque de paraître importun, j’aille l’engager à me découvrir comment il a pu faire une fortune si prodigieuse ! »

Et aussitôt Al-Rachid, dans son impatience de satisfaire sa curiosité, laissant dans le khân ses nouveaux esclaves et ce qu’ils lui apportaient, retourna au palais d’Aboulcassem. Et lorsqu’il fut en présence du jeune homme, il lui dit, après les salams :

« Ô mon généreux maître, qu’Allah augmente sur toi Ses bienfaits et fasse durer les faveurs dont tu es comblé ! Mais les présents que m’a faits ta paume bénie sont si considérables, que je crains, en les acceptant, d’abuser de ma qualité de convive et de ta générosité sans égale. Permets donc que, sans crainte de t’offenser, il me soit loisible de te les renvoyer, et que, charmé de ton hospitalité, j’aille publier à Baghdad, ma ville, ta magnificence ! » Mais Aboulcassem, d’un air fort affligé, répondit : « Seigneur, tu as sans doute, pour parler de la sorte, sujet de te plaindre de ma réception, ou peut-être que mes présents t’ont déplu par leur peu d’importance ? Sans quoi, tu ne serais pas revenu de ton khân pour me faire subir cet affront. » Et Haroun, toujours déguisé en marchand, répondit : « Allah me garde de répondre à ton hospitalité par un tel procédé, ô trop généreux Aboulcassem ! La cause de ma venue tient uniquement au scrupule où je suis de te voir prodiguer ainsi à des étrangers que tu as vus pour la première fois des objets si rares, et à ma crainte de voir s’épuiser, sans que tu en recueilles la satisfaction que tu mérites, un trésor qui, quelque inépuisable qu’il puisse être, doit avoir un fond ! »

À ces paroles d’Al-Rachid, Aboulcassem ne put s’empêcher de sourire, et répondit : « Calme tes scrupules, ô mon maître, si vraiment un tel motif m’a procuré le plaisir de ta venue. Sache, en effet, que tous les jours d’Allah, je me libère de mes dettes à l’égard du Créateur — qu’Il soit glorifié et exalté ! — en faisant à ceux qui frappent à ma porte un ou deux ou trois cadeaux équivalents à ceux qui sont entre tes mains. Car le trésor que m’octroya le Distributeur des richesses est un trésor sans fond. » Et, comme il voyait un grand étonnement marquer les traits de son hôte, il ajouta : « Je vois, ô mon maître, qu’il faut que je te fasse la confidence de certaines des aventures de ma vie, et que je te raconte l’histoire de ce trésor sans fond, qui est une histoire si étonnante et si prodigieuse que si elle était écrite avec les aiguilles sur le coin intérieur de l’œil, elle servirait d’enseignement à qui la lirait avec attention ! »

Et, ayant ainsi parlé, le jeune Aboulcassem prit son hôte par la main, et le conduisit dans une salle pleine de fraîcheur, où plusieurs cassolettes très douces parfumaient l’air et où se voyait un large trône d’or avec de riches tapis de pied. Et le jeune homme fit monter Haroun sur le trône, s’assit à ses côtés et commença de la manière suivante son histoire :

« Sache, ô mon maître — Allah est notre maître à tous ! — que je suis fils d’un grand joaillier, originaire du Caire, qui s’appelait Abdelaziz. Mais mon père, bien que né au Caire comme son père et son grand-père, n’a point vécu toute sa vie dans sa ville natale. Car il possédait tant de richesses que, craignant d’attirer sur lui l’envie et la cupidité du sultan d’Égypte qui, en ce temps-là, était un tyran sans remède, il se vit obligé de quitter son pays et de venir s’établir dans cette ville de Bassra, à l’ombre tutélaire des Bani-Abbas — qu’Allah répande sur eux Ses bénédictions ! Et mon père ne tarda pas à épouser la fille unique du plus riche marchand de la ville. Et je suis né de ce mariage béni. Et avant moi et après moi nul autre fruit ne vint s’ajouter à la généalogie. De telle sorte que, jouissant de tous les biens de mon père et de ma mère après leur mort — qu’Allah leur accorde le salut et soit satisfait d’eux ! — j’eus, tout jeune encore, à gérer une grande fortune en biens de toutes sortes et en richesses…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT VINGT-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

… j’eus, tout jeune encore, à gérer une grande fortune consistant en biens de toutes sortes et en richesses. Mais, comme j’aimais la dépense et La prodigalité, je me mis à vivre avec tant de profusion, qu’en moins de deux ans tout mon patrimoine se trouva dissipé. Car, ô mon maître, tout nous vient d’Allah et tout à Lui retourne ! Alors moi, me voyant dans un état de complet dénûment, je me mis à réfléchir sur ma conduite passée. Et je résolus, après la vie et la figure que j’avais faites à Bassra, de quitter ma ville natale pour aller traîner ailleurs de misérables jours ; car la pauvreté est plus supportable devant les yeux des étrangers. Je vendis donc ma maison, le seul bien qui me restât, et me joignis à une caravane de marchands, avec lesquels j’allai d’abord à Mossoul et ensuite à Damas. Après quoi, je traversai le désert, pour aller faire le pèlerinage de la Mecque ; et de là je me rendis au grand Caire, le berceau de notre race et de notre famille.

Or, lorsque je fus dans cette ville des belles maisons et des mosquées innombrables, je me remémorai que c’était bien là qu’avait pris naissance Abdelaziz, le riche joaillier, et ne pus m’empêcher, à ce souvenir, de pousser de profonds soupirs et de pleurer. Et je me représentai la douleur de mon père s’il voyait la déplorable situation de son fils unique, l’héritier. Et, occupé de ces pensées qui m’attendrissaient, j’arrivai, en me promenant, sur les bords du Nil, derrière le palais du sultan. Et voici qu’à une fenêtre apparut une tête ravissante de jeune femme ou jeune fille, je ne savais, qui m’immobilisa à la regarder. Mais soudain elle se retira, et je ne vis plus rien. Et moi, je restai là en béatitude jusqu’au soir, à attendre vainement une nouvelle apparition. Et je finis par me retirer, mais bien à contre-cœur, et aller passer la nuit dans le khân où j’étais descendu.

Mais le lendemain, comme les traits de la jouvencelle s’offraient sans cesse à mon esprit, je ne manquai pas de me rendre sous la fenêtre en question. Mais mon espoir et mon attente furent bien vains ; car le délicieux visage ne se montra pas, bien que le rideau de la fenêtre eût quelque peu frémi, et que j’eusse cru deviner une paire d’yeux babyloniens derrière le grillage. Et cette abstention m’affligea fort, sans pourtant me rebuter, car je ne manquai pas de retourner à ce même endroit, le jour suivant.

Or, quelle ne fut pas mon émotion, quand je vis le grillage s’entre-bâiller, et le rideau s’écarter pour laisser apparaître la pleine lune de son visage ! Et je me hâtai de me prosterner la face contre terre ; et, après m’être relevé, je dis : « Ô dame souveraine, je suis un étranger arrivé depuis peu au Caire et qui a inauguré son entrée dans cette ville par la vue de ta beauté. Puisse la destinée qui m’a conduit jusqu’ici par la main achever son œuvre selon le souhait de ton esclave ! » Et je me tus, attendant la réponse. Et l’adolescente, au lieu de me répondre, prit un air si effrayé que je ne sus si je devais rester là ou livrer mes jambes au vent. Et je me décidai à rester encore sur place, insensible à tous les périls que je pouvais courir. Or, bien m’en prit, car soudain l’adolescente se pencha sur le rebord de sa fenêtre et me dit d’une voix tremblante : « Reviens vers le milieu de la nuit. Mais fuis au plus vite ! » Et à ces mots, elle disparut avec précipitation et me laissa à la limite de l’étonnement, de l’amour et de la joie. Et j’oubliai à l’instant mes malheurs et mon dénûment. Et je me hâtai de rentrer à mon khân, pour faire appeler le barbier public qui s’occupa à me raser la tête, les aisselles et l’aine, à me parer et à m’embellir. Puis j’allai au hammam des pauvres où, pour quelque menue monnaie, je pris un bain parfait et me parfumai et me rafraîchis, pour sortir de là complètement dispos, le corps léger comme une plume.

Aussi quand vint l’heure indiquée, je me rendis à la faveur des ténèbres sous la fenêtre du palais. Et je trouvai à cette fenêtre une échelle de soie qui pendait jusqu’à terre. Et moi, sans hésiter, n’ayant d’ailleurs rien à perdre sinon une vie qui n’avait plus aucun lien ni aucun sens, je grimpai sur l’échelle et pénétrai par la fenêtre dans l’appartement. Je traversai rapidement deux chambres, et j’arrivai dans une troisième où, sur un lit d’argent, était étendue souriante celle que j’espérais. Ah ! seigneur marchand, mon hôte, quel enchantement en cette œuvre du Créateur ! Quels yeux et quelle bouche ! À sa vue, je sentis ma raison s’envoler, et je ne pus prononcer une parole. Mais elle se leva à demi et, d’une voix plus douce que le sucre candi, me dit de prendre place à côté d’elle sur le lit d’argent. Puis elle me demanda avec intérêt qui j’étais. Et je lui contai mon histoire, en toute sincérité, depuis le commencement jusqu’à la fin, sans en omettre un détail. Mais il n’y a point d’utilité à la répéter.

Or, l’adolescente, qui m’avait écouté fort attentivement, parut réellement touchée de la situation où m’avait réduit la destinée. Et moi, voyant cela, je m’écriai : « Ô ma maîtresse, quelque malheureux que je sois, je cesse d’être à plaindre, puisque tu es assez bonne pour compatir à mes malheurs ! » Et elle fit à cela la réponse qu’il fallait, et insensiblement nous nous engageâmes dans un entretien qui se fit de plus en plus tendre et intime. Et elle finit par m’avouer que, de son côté, elle avait eu, en me voyant, un penchant de mon côté. Et je m’écriai : « Louanges à Allah qui attendrit les cœurs et adoucit les yeux des gazelles ! » Ce à quoi elle fit également la réponse qu’il fallait, et ajouta : « Puisque tu m’as appris qui tu es, Aboulcassem, je ne veux point que tu ignores davantage qui je suis ! »

Et, après être restée un moment silencieuse, elle dit : « Sache, ô Aboulcassem, que je suis l’épouse favorite du sultan, et que je m’appelle Sett Labiba. Or, malgré tout le luxe où je vis ici, je ne suis pas heureuse. Car, outre que je suis entourée de rivales jalouses et prêtes à me perdre, le sultan qui m’aime ne peut arriver à me satisfaire, vu qu’Allah, qui distribue la puissance aux coqs, l’a oublié lors de la distribution. Et c’est pourquoi, t’ayant vu sous ma fenêtre, et te voyant plein de courage et dédaigneux du péril, je jugeai que tu étais un homme puissant. Et je t’ai appelé pour l’expérience. À toi donc maintenant de me prouver que je ne me suis pas trompée dans mon choix, et que ta vaillance est égale à ta témérité ! »

Alors moi, ô mon maître, qui n’avais nul besoin d’être poussé pour agir, vu que je n’étais là que pour l’action, je ne voulus point perdre un temps précieux à chanter des vers, comme c’est l’habitude dans ces circonstances, et m’apprêtai à l’assaut. Mais au moment même où nos bras s’enlaçaient, on frappa rudement à la porte de la chambre. Et la belle Labiba, fort effrayée, me dit : « Nul n’a le droit de frapper ainsi, si ce n’est le sultan. Nous sommes trahis et perdus sans recours ! »

Aussitôt je pensai à l’échelle de la fenêtre, pour me sauver par où j’étais monté. Mais le sort voulut que le sultan arrivât précisément de ce côté-là ; et il ne me restait aucune chance de fuite. Aussi, prenant le seul parti qui me restât, je me cachai sous le lit d’argent, cependant que la favorite du sultan se levait pour ouvrir.

Et, dès que la porte fut ouverte, le sultan entra suivi de ses eunuques, et, avant même que je pusse me rendre compte de ce qui allait arriver, je me sentis saisi d’en dessous du lit par vingt mains terribles et noires qui m’attirèrent comme un paquet et me soulevèrent du sol. Et ces eunuques coururent chargés de moi jusque vers la fenêtre, alors que d’autres eunuques noirs, chargés de la favorite, exécutaient le même mouvement vers une autre fenêtre. Et toutes les mains à la fois lâchèrent leur charge, nous précipitant tous deux du haut du palais dans le Nil.

Or, il était écrit dans ma destinée que je devais échapper à la mort par noyade. C’est pourquoi, quoique étourdi de ma chute, je réussis, après être allé au fond du lit du fleuve, à remonter à la surface de l’eau, et à gagner, à la faveur de l’obscurité, le rivage opposé au palais. Et, échappé à un si grand péril, je ne voulus point m’en aller sans avoir essayé de repêcher celle dont mon imprudence avait causé la perte, et je rentrai dans le fleuve avec plus d’ardeur que je n’en étais sorti, et je plongeai et replongeai à diverses reprises pour essayer de la retrouver. Mais mes efforts restèrent vains, et, comme mes forces me trahissaient, je me vis dans la nécessité, pour sauver mon âme, de regagner la terre. Et, bien triste, je me lamentai sur la mort de cette charmante favorite, me disant que je n’aurais pas dû m’approcher d’elle alors que j’étais sous le coup de la mauvaise chance, et que la mauvaise chance est contagieuse.

Aussi, pénétré de douleur et accablé de remords, je me hâtai de fuir le Caire et l’Égypte, et de prendre la route de Baghdad, la cité de paix.

Or, Allah m’écrivit la sécurité, et j’arrivai sans encombre à Baghdad, mais dans une situation fort triste, car j’étais sans argent, et de toute ma fortune passée il me restait juste un dinar d’or au fond de ma ceinture. Et, dès que je fus dans le souk des changeurs, je changeai mon dinar en petite monnaie, et, pour gagner ma vie, j’achetai un plateau en osier et des sucreries, des pommes de senteur, des baumes, des confitures sèches et des roses. Et je me mis à débiter ma marchandise à la porte des boutiques, vendant tous les jours et gagnant de quoi me suffire pour la journée du lendemain.

Or, ce petit commerce me réussissait, car j’avais une belle voix et débitais ma marchandise non point comme les marchands de Baghdad, mais en la chantant au lieu de la crier. Et, comme un jour je la chantais d’une voix plus claire encore que d’habitude, un vénérable cheikh, propriétaire de la plus belle boutique du souk, m’appela, choisit une pomme de senteur dans mon plateau, et, après en avoir respiré le parfum à plusieurs reprises, tout en me regardant avec attention, m’invita à m’asseoir auprès de lui. Et je m’assis, et il me fit diverses questions, me demandant qui j’étais et comment on me nommait. Mais moi, fort gêné par ses questions, je répondis : « Ô mon maître, dispense-moi de parler de choses dont je ne puis me souvenir sans aviver des blessures que le temps commence à fermer. Car rien que de prononcer mon propre nom, ce me serait une souffrance ! » Et je dus prononcer ces paroles en soupirant et sur un ton tellement triste que le vieillard ne voulut point insister ni me presser à ce sujet. Il changea aussitôt de discours, en mettant l’entretien sur les questions de vente et d’achat de mes sucreries ; puis, en me donnant congé, il tira de sa bourse dix dinars d’or qu’il me mit entre les mains avec beaucoup de délicatesse, et m’embrassa comme un père embrasse son fils…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT VINGT-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

… il tira de sa bourse dix dinars d’or qu’il me mit entre les mains avec beaucoup de délicatesse, et m’embrassa comme un père embrasse son fils.

Or, moi, je louai en mon âme ce vénérable cheikh dont la libéralité m’était plus précieuse dans mon dénûment, et je songeai que les plus considérables seigneurs à qui j’avais coutume de présenter mon plateau d’osier ne m’avaient jamais donné la centième partie de ce que je venais de recevoir de cette main que je ne manquai point de baiser par respect et gratitude. Et, le lendemain, bien que je ne fusse pas bien fixé sur les intentions de mon bienfaiteur de la veille, je ne manquai point de me rendre au souk. Et lui, dès qu’il m’eut aperçu, me fit signe d’approcher, et prit un peu d’encens dans mon plateau. Puis il me fit asseoir tout près de lui, et, après quelques demandes et réponses, m’invita avec tant d’intérêt à lui raconter mon histoire, que je ne pus cette fois m’en défendre sans le formaliser. Je lui appris donc qui j’étais et tout ce qui m’était arrivé, sans lui rien cacher. Et, après que je lui eus fait cette confidence, il me dit, avec une grande émotion dans la voix : « Ô mon fils, tu retrouves en moi un père plus riche qu’Abdelaziz — qu’Allah soit satisfait de lui ! — et qui n’aura pas moins d’affection pour toi. Comme je n’ai point d’enfant ni d’espérance d’en avoir, je t’adopte. Ainsi, ô mon fils, calme ton âme et rafraîchis tes yeux, car, si Allah veut, tu vas oublier près de moi tes malheurs passés ! »

Et, ayant ainsi parlé, il m’embrassa et me serra contre son cœur. Puis il m’obligea à jeter mon plateau d’osier avec son contenu, ferma sa boutique et, me prenant par la main, me conduisit dans sa demeure, où il me dit : « Demain nous partirons pour la ville de Bassra, qui est également ma ville et où je veux vivre avec toi désormais, ô mon enfant ! »

Et, de fait, le lendemain nous prîmes ensemble le chemin de Bassra, ma ville natale, où nous arrivâmes sans encombre, grâce à la sécurité d’Allah. Et tous ceux qui me rencontraient et me reconnaissaient se réjouissaient de me voir devenu le fils adoptif d’un si riche marchand.

Quant à moi, il n’est pas besoin de te dire, seigneur, que je m’attachai de toute mon intelligence et de tout mon savoir à plaire au vieillard. Et il était charmé de mes complaisances à son égard, et me disait souvent : « Aboulcassem, quel jour béni que celui de notre rencontre à Baghdad ! Comme ma destinée est belle qui t’a mis sur ma route, ô mon enfant ! Et comme tu es digne de mon affection, de ma confiance et de ce que j’ai fait pour toi et pense faire pour ton avenir ! » Et, moi, j’étais si touché des sentiments qu’il me marquait que, malgré la différence d’âge, je l’aimais véritablement et allais au-devant de tout ce qui pouvait lui faire plaisir. Ainsi, par exemple, au lieu d’aller m’amuser avec les jeunes gens de mon âge, je lui tenais compagnie, sachant qu’il aurait pris ombrage de la moindre chose ou du moindre geste qui ne lui eût pas été destiné.

Or, au bout d’une année, mon protecteur fut atteint, par l’ordre d’Allah, d’une maladie qui le mit à l’extrémité, tous les médecins ayant désespéré de le guérir. Aussi se hâta-t-il de me mander près de lui ; et il me dit : « La bénédiction est sur toi, ô mon fils Aboulcassem. Tu m’as donné du bonheur pendant l’espace d’une année entière, alors que la plupart des hommes peuvent à peine compter un jour heureux durant toute leur vie. Il est donc temps, avant que la Séparatrice vienne s’arrêter à mon chevet, que je sois quitte de trop grandes dettes envers toi. Sache donc, mon fils, que j’ai à te révéler un secret dont la possession va le rendre plus riche que tous les rois de la terre. Si, en effet, je n’avais pour tout bien que cette maison avec les richesses qu’elle contient, je croirais ne te laisser qu’une fortune trop minime ; mais tous les biens que j’ai amassés pendant le cours de ma vie, quoique considérables pour un marchand, ne sont rien en comparaison du trésor que je veux te découvrir. Je ne te dirai pas depuis quel temps, par qui ni de quelle manière le trésor se trouve dans notre maison, car je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est qu’il est fort ancien. Mon aïeul, en mourant, le découvrit à mon père, qui me fit aussi la même confidence peu de jours avant sa mort ! »

Et, ayant ainsi parlé, le vieillard se pencha à mon oreille, tandis que je pleurais en voyant la vie s’en aller de lui, et m’apprit dans quel endroit de la demeure était le trésor. Puis il m’assura que quelque grande idée que je pusse me former des richesses qu’il renfermait, je les trouverais encore plus considérables que je ne me les représenterais. Et il ajouta : « Et te voici, ô mon fils, le maître absolu de tout cela. Que ta paume soit large ouverte, sans craindre d’arriver jamais à épuiser ce qui n’a point de fond. Sois heureux ! Ouassalam ! » Et, ayant prononcé ces dernières paroles, il trépassa dans la paix — qu’Allah l’ait en miséricorde et répande sur lui Ses bénédictions !

Or, moi, après que, comme unique héritier, je lui eus rendu les derniers devoirs, je pris possession de tous ses biens, et, sans tarder, j’allai voir le trésor. Et, à mon éblouissement, je pus constater que mon défunt père adoptif n’avait guère exagéré son importance ; et je me disposai à en faire le meilleur usage possible.

Quant à tous ceux qui me connaissaient et avaient assisté à ma première ruine, ils furent du coup persuadés que j’allais me ruiner une seconde fois. Et ils se dirent entre eux : « Quand même le prodigue Aboulcassem aurait tous les trésors de l’émir des Croyants, il les dissiperait sans hésiter. » Aussi quel ne fut point leur étonnement lorsque, au lieu de voir dans mes affaires le moindre désordre, ils se furent aperçus qu’elles devenaient au contraire de jour en jour plus florissantes. Et ils n’arrivaient pas à concevoir comment je pouvais augmenter mon bien en le prodiguant, d’autant moins qu’ils voyaient que je faisais des dépenses de plus en plus extraordinaires, et que j’entretenais à mes frais tous les étrangers de passage à Bassra, en les hébergeant comme des rois.

Aussi le bruit se répandit bientôt dans la ville que j’avais trouvé un trésor, et il n’en fallut pas davantage pour attirer vers moi la cupidité des autorités. En effet, le chef de la police ne tarda à venir me trouver, un jour, et, après avoir pris son temps, me dit : « Seigneur Aboulcassem, mes yeux voient et mes oreilles entendent ! Mais comme j’exerce mes fonctions pour vivre, alors que tant d’autres vivent pour exercer des fonctions, je ne viens point te demander compte de la vie fastueuse que tu mènes et t’interroger sur un trésor que tu as tout intérêt à cacher. Je viens simplement te dire que si je suis un homme avisé, je le dois à Allah et ne m’enorgueillis pas. Seulement le pain est cher, et notre vache ne donne plus de lait. » Et moi, ayant compris le but de sa démarche, je lui dis : « Ô père des hommes d’esprit, combien te faut-il par jour pour acheter du pain à ta famille et remplacer le lait que ne donne plus ta vache ? » Il répondit : « Pas plus de dix dinars d’or par jour, ô mon seigneur. » Je dis : « Ce n’est pas assez, je veux t’en donner cent par jour. Et, pour cela, tu n’as qu’à venir ici au commencement de chaque mois, et mon trésorier te comptera les trois mille dinars nécessaires à ta subsistance ! » Là-dessus il voulut m’embrasser la main, mais je m’en défendis, n’oubliant pas que tous les dons sont un prêt du Créateur. Et il s’en alla, en appelant sur moi les bénédictions.

Or, le lendemain de la visite du chef de la police, le kâdi me fit appeler chez lui et me dit : « Ô jeune homme, Allah est le maître des trésors, et le quint Lui revient de droit. Paie donc le quint de ton trésor, et tu seras le tranquille possesseur des quatre autres parties ! » Je répondis : « Je ne sais trop ce que veut signifier notre maître le kâdi à son serviteur. Mais je m’engage à lui donner tous les jours, pour les pauvres d’Allah, mille dinars d’or, à condition qu’on me laisse en repos. » Et le kâdi approuva fort mes paroles, et accepta ma proposition.

Mais, quelques jours plus tard, un garde vint me chercher de la part du wali de Bassra. Et, lorsque je fus arrivé en sa présence, le wali, qui m’avait accueilli d’un air engageant, me dit : » Me crois-tu assez injuste pour t’enlever ton trésor, si tu me le montrais ? » Et je répondis : « Qu’Allah prolonge de mille ans les jours de notre maître le wali ! Mais, dût-on m’arracher la chair avec des tenailles brûlantes, je ne découvrirai point le trésor qui est en effet, en ma possession. Toutefois je consens à payer chaque jour à notre maître le wali, pour les malheureux de sa connaissance, deux mille dinars d’or. » Et le wali, devant une offre qui lui parut si considérable, n’hésita pas à accepter ma proposition, et me renvoya, après m’avoir comblé de prévenances.

Et, depuis ce temps, je paie fidèlement à ces trois fonctionnaires la redevance journalière que je leur ai promise. Et, en retour, ils me laissent mener la vie de largesse et de générosité pour laquelle je suis né. Et telle est, ô mon seigneur, l’origine d’une fortune qui t’étonne, je le vois, et dont personne autre que toi ne soupçonne l’étendue ! »

Lorsque le jeune Aboulcassem eut fini de parler, le khalifat, à la limite du désir de voir le merveilleux trésor, dit à son hôte : « Ô généreux Aboulcassem, est-il réellement possible qu’il y ait au monde un trésor que ta générosité ne soit pas capable d’épuiser bientôt ? Non, par Allah ! je ne puis le croire, et si ce n’était pas trop exiger de toi, je te prierais de me le montrer, en te jurant par les droits sacrés de l’hospitalité sur ma tête et par tout ce qui peut rendre un serment inviolable, que je n’abuserai point de ta confiance et que tôt ou tard je saurai reconnaître cette faveur unique. »

À ces paroles du khalifat, Aboulcassem devint bien changé quant à son teint et à sa physionomie, et répondit d’un ton attristé : « Je suis bien affligé, seigneur, que tu aies cette curiosité que je ne puis satisfaire qu’à des conditions fort désagréables, puisque je ne puis me résoudre à te laisser partir de ma maison avec un désir rentré et un souhait inexaucé. Ainsi, il faudra que je te bande les yeux et que je te conduise, toi sans armes et la tête nue, et moi le cimeterre à la main, prêt à t’en frapper si tu essaies de violer les lois de l’hospitalité. D’ailleurs je sais bien que, même en agissant de la sorte, je commets une grande imprudence, et que je ne devrais pas céder à ton envie. Enfin, qu’il soit fait selon ce qui est écrit pour nous en ce jour béni ! Es-tu prêt à accepter mes conditions ? » Il répondit : « Je suis prêt à te suivre, et j’accepte ces conditions et mille autres semblables. Et je te jure par le Créateur du ciel et de la terre que tu ne te repentiras pas d’avoir satisfait ma curiosité. D’ailleurs j’approuve tes précautions, et suis loin de t’en savoir mauvais gré ! »

Là-dessus, Aboulcassem lui mit un bandeau sur les yeux, et, le prenant par la main, le fit descendre, par un escalier dérobé, dans un jardin d’une vaste étendue. Et là, après plusieurs détours dans les allées qui s’entrecroisaient, il le fit pénétrer dans un profond et spacieux souterrain dont une grande pierre, à ras du sol, couvrait l’entrée. Et d’abord ce fut un long corridor en pente, qui s’ouvrait dans une grande salle sonore. Et Aboulcassem ôta le bandeau au khalifat qui vit avec émerveillement cette salle éclairée par la seule lueur des escarboucles dont toutes les parois ainsi que le plafond étaient incrustés. Et un bassin d’albâtre blanc, de cent pieds de circonférence, se voyait au milieu de cette salle, plein de pièces d’or et de tous les joyaux que peut rêver le cerveau le plus exalté. Et tout autour de ce bassin douze colonnes d’or, qui soutenaient autant de statues en gemmes de douze couleurs, jaillissaient comme des fleurs sorties d’un sol miraculeux.

Et Aboulcassem conduisit le khalifat au bord du bassin et lui dit : « Tu vois cet amas de dinars d’or et de joyaux de toutes les formes et de toutes les couleurs. Eh bien, il n’a encore baissé que de deux travers de doigt, alors que la profondeur du bassin est insondable ! Mais ce n’est pas fini ! » Et il le conduisit dans une seconde salle, semblable à la première par l’étincellement de ses parois, mais plus vaste encore, avec, en son milieu, un bassin plein de pierres taillées et de pierres en cabochons, et ombragé par deux rangées d’arbres semblables à celui dont il lui avait fait présent. Et au milieu de la voûte de cette salle courait, en lettres brillantes, cette inscription : « Que le maître de ce trésor ne craigne point de l’épuiser ; il ne saurait en venir à bout. Qu’il s’en serve plutôt pour mener une vie agréable et pour acquérir des amis ; car la vie est une et ne revient pas, et la vie, sans les amis, n’est pas la vie ! »

Après quoi, Aboulcassem fit encore visiter à son hôte plusieurs autres salles qui ne le cédaient en rien aux précédentes ; puis, voyant qu’il était déjà fatigué d’avoir vu tant de choses éblouissantes, il le reconduisit hors du souterrain, après lui avoir toutefois bandé les yeux.

Une fois rentrés dans le palais, le khalifat dit à son guide : « Ô mon maître…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT VINGT-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Une fois rentrés dans le palais, le khalifat dit à son guide : « Ô mon maître, après ce que je viens de voir, et à en juger par la jeune esclave et les deux aimables garçons que tu m’as donnés, tu dois être, non seulement l’homme le plus riche de la terre, mais certainement l’homme le plus heureux. Car tu dois posséder dans ton palais les plus belles filles de l’Orient et les plus belles adolescentes des îles de la mer ! » Et le jeune homme répondit tristement : « Certes, ô mon seigneur, j’ai en grand nombre, dans ma demeure, des esclaves d’une beauté remarquable, mais puis-je les aimer, moi dont la chère disparue remplit la mémoire, la douce, la charmante, celle qui fut précipitée, à cause de moi, dans les eaux du Nil ? Ah ! j’aimerais mieux n’avoir pour toute fortune que celle contenue dans la ceinture d’un portefaix de Bassra et posséder Sabiba, la sultane favorite, que de vivre sans elle avec tous mes trésors et tout mon harem ! » Et le khalifat admira la constance de sentiments du fils d’Abdelaziz, mais il l’exhorta à faire tous ses efforts pour surmonter ses regrets. Puis il le remercia de la magnifique réception qu’il lui avait faite et prit congé de lui pour s’en retourner à son khân, s’étant assuré de la sorte, par lui-même, de la vérité des assertions de son vizir Giafar qu’il avait fait jeter dans un cachot. Et il reprit, le lendemain, le chemin de Baghdad avec tous les serviteurs, l’adolescente, les deux jeunes garçons et tous les présents qu’il devait à la générosité sans pareille d’Aboulcassem.

Or, dès qu’il fut de retour au palais, Al-Rachid se hâta de remettre en liberté son grand-vizir Giafar, et, pour lui prouver combien il regrettait de l’avoir puni d’une façon préventive, lui fit cadeau des deux jeunes garçons, et lui rendit toute sa confiance. Puis, après lui avoir raconté le résultat de son voyage, il lui dit : « Et maintenant, ô Giafar, dis-moi ce que je dois faire pour reconnaître les bons procédés d’Aboulcassem ! Tu sais que la reconnaissance des rois doit surpasser le plaisir qu’on leur a fait. Si je me contente d’envoyer au magnifique Aboulcassem ce que j’ai de plus rare et de plus précieux dans mon trésor, ce sera fort peu de chose pour lui. Comment donc pourrai-je le vaincre en générosité ? » Et Giafar répondit : « Ô émir des Croyants, le seul moyen dont tu disposes pour payer ta dette de reconnaissance, c’est de nommer Aboulcassem roi de Bassra ! » Et Al-Rachid répondit : « Tu dis vrai, ô mon vizir, c’est là le meilleur moyen de m’acquitter envers Aboulcassem. Et tu vas tout de suite partir pour Bassra et lui remettre les patentes de sa nomination, puis le conduire ici afin que nous puissions le fêter dans notre palais ! » Et Giafar répondit par l’ouïe et l’obéissance, et partit sans retard pour Bassra. Et Al-Rachid alla trouver Sett Zobéida dans son appartement, et lui fit présent de la jeune fille, de l’arbre et du paon, ne gardant pour lui que la coupe. Et Zobéida trouva la jeune fille si charmante, qu’elle dit à son époux, en souriant, qu’elle l’acceptait avec plus de plaisir encore que les autres présents. Puis elle se fit narrer les détails de ce voyage étonnant.

Quant à Giafar, il ne tarda pas à revenir de Bassra avec Aboulcassem, qu’il avait pris soin de mettre au courant de ce qui était arrivé et de l’identité de l’hôte qu’il avait hébergé dans sa demeure. Et quand le jeune homme fut entré dans la salle du trône, le khalifat se leva en son honneur, s’avança au-devant de lui, en souriant, et l’embrassa comme un fils. Et il voulut aller lui-même au hammam avec lui, honneur qu’il n’avait encore accordé à personne depuis son avènement au trône. Et, après le bain, pendant qu’on leur servait des sorbets, des blancs-mangers et des fruits, une esclave vint chanter, qui était nouvellement arrivée au palais. Mais Aboulcassem n’eût pas plus tôt regardé au visage la jeune esclave, qu’il poussa un grand cri et tomba évanoui. Et Al-Rachid, prompt à le secourir, le prit entre ses bras et lui fit peu à peu reprendre ses sens.

Or, la jeune chanteuse n’était autre que l’ancienne favorite du sultan du Caire, qu’un pêcheur avait retirée des eaux du Nil et avait vendue à un marchand d’esclaves. Et ce marchand, après l’avoir tenue longtemps cachée dans son harem, l’avait conduite à Baghdad et vendue à l’épouse de l’émir des Croyants.

Et c’est ainsi qu’Aboulcassem, devenu roi de Bassra, retrouva sa bien-aimée et put désormais vivre avec elle dans les délices, jusqu’à l’arrivée de la Destructrice des plaisirs, la Bâtisseuse inexorable des tombeaux !

— Mais ne crois point, ô Roi, continua Schahrazade que cette histoire soit de près ou de loin aussi étonnante et aussi pleine d’utilité morale que l’Histoire compliquée de l’Adultérin sympathique ! » Et le roi Schahriar, fronçant ses sourcils, demanda : « De quel Adultérin veux-tu parler, Schahrazade ? » Et la fille du vizir répondit : « De celui précisément dont je vais, ô Roi, te conter la vie mouvementée !»

Et elle dit :


HISTOIRE COMPLIQUÉE DE
L’ADULTÉRIN SYMPATHIQUE


Il est raconté — mais Allah est plus savant ! — qu’il y avait, dans une ville d’entre les villes de nos pères Arabes, trois amis qui étaient généalogistes de profession. Or, cela sera expliqué, si Allah veut.

Et ces trois amis étaient, en même temps, des braves entre les braves et des subtils entre les subtils. Et leur subtilité était telle qu’ils pouvaient, en s’amusant, dépouiller un avare de sa bourse sans le faire s’en apercevoir. Et tous les jours ils avaient coutume de se réunir dans une chambre d’un khân isolé, qu’ils avaient louée à cet effet, et où ils pouvaient, sans être dérangés, se concerter à leur aise sur le bon tour à jouer aux habitants de la ville, ou sur l’exploit à préparer pour passer gaîment leur journée. Mais, il faut bien le dire, leurs faits et gestes étaient, d’ordinaire, plutôt dénués de méchanceté et pleins d’à-propos, comme leurs manières étaient d’ailleurs distinguées et leur visage avenant. Et, comme ils étaient liés d’une amitié de frères tout à fait, ils mettaient leur gain en commun et se le partageaient en toute équité, considérable fût-il ou modique. Et ils dépensaient toujours la moitié de ce gain en achat de provisions de bouche, et l’autre moitié en achat de haschich, pour se griser la nuit, après la journée bien remplie. Et leur griserie, devant les chandelles allumées, était toujours de bon aloi, et ne dégénérait jamais en rixes ou en paroles malséantes, bien au contraire ! Car le haschich exaltait plutôt leurs qualités de fond et avivait leur intelligence. Et, dans ces moments-là, ils trouvaient des expédients merveilleux qui, en vérité, eussent fait les délices de l’écouteur.

Or, un jour, le haschich, ayant fermenté dans leur raison, leur suggéra un expédient d’une audace sans précédent. Car, une fois leur plan combiné, ils se rendirent de bon matin devant le jardin qui entourait le palais du roi. Et là ils se mirent ostensiblement à se quereller et à s’invectiver, en se lançant mutuellement, contre leur habitude, les imprécations les plus violentes, et en se menaçant, avec force gestes et de gros yeux, de s’entre-tuer ou, pour le moins, de s’entr’enculer.

Lorsque le sultan, qui se promenait dans son jardin, eut entendu leurs cris et le tumulte qui s’élevait, il dit : « Qu’on m’amène les individus qui font tout ce bruit ! » Et aussitôt les chambellans et les eunuques coururent se saisir d’eux et les traînèrent, en les rassasiant de coups, entre les mains du sultan.

Or, dès qu’ils furent en sa présence, le sultan, qui avait été dérangé dans sa promenade matinale par leurs cris intempestifs, leur demanda avec colère : « Qui êtes-vous, ô chenapans ? Et pourquoi vous querelliez-vous sans vergogne sous les murs du palais de votre roi ? » Et ils répondirent : « Ô roi du temps, nous sommes des maîtres en notre art. Et chacun de nous exerce une profession différente. Quant à la cause de notre altercation — que notre maître nous pardonne ! — c’était précisément notre art. Car nous discutions sur l’excellence de nos professions, et, comme nous possédons notre art à la perfection, chacun de nous prétendait être supérieur aux deux autres. Et, d’un mot à un autre mot, nous nous étions laissé envahir par la colère ; et de là aux invectives et aux grossièretés la distance a été vite parcourue. Et c’est ainsi que, oublieux de la présence de notre maître le sultan, nous nous sommes mutuellement traités d’enculés et de fils de putain et d’avaleurs de zebb ! Éloigné soit le Malin ! La colère est mauvaise conseillère, ô notre maître, et elle fait perdre aux gens bien élevés le sentiment de leur dignité ! Quelle honte sur notre tête ! Nous méritons, sans conteste, d’être traités sans clémence par notre maître le sultan ! » Et le sultan leur demanda : « Quelles sont donc vos professions ? » Et le premier des trois amis embrassa la terre entre les mains du sultan et, s’étant relevé, il dit : « Pour moi, ô mon seigneur, je suis généalogiste en pierres fines, et on reconnaît assez généralement que je suis un savant doué du talent le plus distingué dans la science des généalogies lapidaires ! » Et le sultan, fort étonné, lui dit : « Par Allah ! tu as plutôt, à en juger par ton regard de travers, l’air d’un gredin que d’un savant. Et ce serait la première fois que je verrais réunies, dans le même homme, la science et la diablerie ! Mais, quoi qu’il en soit, peux-tu du moins m’expliquer en quoi consiste la généalogie lapidaire…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT VINGT-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

« … Mais, quoi qu’il en soit, peux-tu du moins me dire en quoi consiste la généalogie lapidaire ? » Et il répondit : « C’est la science de l’origine et de la race des pierres précieuses, et c’est l’art de les différencier, du premier coup d’œil, d’avec les pierres fausses et de les distinguer les unes des autres par la vue et par le toucher. »

Et le sultan s’écria : « Quelle étrange chose ! Mais je saurai bien mettre à l’épreuve sa science et juger de son talent ! » Et il se tourna vers le second mangeur de haschich et lui demanda : « Et toi, quelle est ta profession ? » Et le second homme, ayant embrassé la terre entre les mains du sultan, se releva et dit : « Pour ma part, ô roi du temps, je suis généalogiste de chevaux. Et on s’accorde à me considérer comme l’homme le plus savant parmi les Arabes dans la connaissance de la race et de l’origine des chevaux. Car je puis, du premier coup d’œil, et sans jamais me tromper, juger si un cheval vient de la tribu des Anazeh ou de la tribu des Mouteyr ou de chez les Beni-Khaled ou de la tribu des Dafir ou du Jabal-Schammar. Et je puis deviner, à coup sûr, s’il a été élevé sur les hauts plateaux du Nejed ou au milieu des pâturages des Nefouds, et s’il est de la race des Kehilân El-Ajouz, ou des Seglawi-Jedrân, ou des Seglawi-Scheyfi, ou des Hamdani-Simri ou des Kehilân El-Krousch. Et je puis dire la distance exacte, en pieds, que peut parcourir ce cheval en un temps donné, soit au galop, soit à l’amble, soit au trot accéléré. Et je puis révéler les maladies cachées de la bête et ses maladies futures, et dire de quel mal sont morts le père, la mère et les ancêtres jusqu’à la cinquième génération ascendante. Et je puis guérir les maladies chevalines réputées incurables, et remettre sur pied une bête à l’agonie. Et voilà, ô roi du temps, une partie seulement de ce que je sais, car je n’ose, craignant d’exagérer mes mérites, t’énumérer les autres détails de ma science. Mais Allah est plus savant ! » Et, ayant ainsi parlé, il baissa les yeux avec modestie, en s’inclinant devant le sultan.

Et le sultan, entendant et écoutant, s’écria : « Par Allah ! être savant à la fois et chenapan, quel prodige étonnant ! Mais je saurai bien contrôler son dire et éprouver sa science généalogique ! » Puis il se tourna vers le troisième généalogiste et lui demanda : « Et toi, ô troisième, quelle est ta profession ? »

Et le troisième mangeur de haschich, qui était le plus subtil des trois, répondit, après les hommages rendus : « Ô roi du temps, ma profession est la plus noble sans conteste, et la plus difficile. Car si mes compagnons, ces deux savants-là, sont des généalogistes en pierres et en chevaux, moi je suis le généalogiste de l’espèce humaine. Et si mes compagnons sont des savants d’entre les plus distingués, moi je passe pour être la couronne sur leur tête, incontestablement. Car, ô mon seigneur et la couronne sur ma tête, j’ai le pouvoir de connaître la véritable origine de mes semblables, non point l’origine indirecte mais la directe, celle que la mère de l’enfant peut à peine connaître et que le père ignore, généralement. Sache, en effet, qu’à la seule vue d’un homme, et à la seule audition du timbre de sa voix, je puis, sans hésitation, lui dire s’il est fils légitime ou s’il est adultérin, et lui dire, en outre, si son père et sa mère ont été des enfants légitimes ou des produits d’illicite copulation, et lui révéler le licite ou l’illicite de la naissance des membres de sa famille, en remontant jusqu’à notre père Ismaël ben-Ibrahim — sur eux deux les grâces d’Allah et la plus choisie des bénédictions ! Et j’ai pu de la sorte, grâce à la science dont m’a doué le Rétributeur — qu’il soit exalté ! — détromper bon nombre de grands seigneurs sur la noblesse de leur naissance, et leur prouver, par les preuves les plus péremptoires, qu’ils n’étaient que le résultat d’une copulation de leur mère avec tantôt un chamelier, tantôt un ânier, tantôt un cuisinier, tantôt un faux eunuque, tantôt un nègre noir, et tantôt un esclave d’entre les esclaves, ou quelque chose de semblable. Et si, ô mon seigneur, la personne que j’examine est une femme, je puis également, rien qu’en la regardant à travers son voile de visage, lui dire sa race, son origine, et jusqu’à la profession de ses parents ! Et voilà, ô roi du temps, une partie seulement de ce que je sais, car la science de la généalogie humaine est si étendue, qu’il me faudrait, pour t’en énumérer rien que les diverses branches, passer ici toute une journée de ma lourde présence sur les yeux de notre maître le sultan. Ainsi, ô mon seigneur, tu vois bien que ma science est plus admirable, et de beaucoup, que celle de mes compagnons, ces deux savants-ci ; car nul homme, sur la face de la terre, ne possède cette science que moi seul, et personne ne l’a jamais possédée avant moi. Mais toute science nous vient d’Allah, toute connaissance est un prêt de Sa générosité, et le meilleur de Ses dons est encore la vertu d’humilité ! »

Et, ayant ainsi parlé, le troisième généalogiste baissa les yeux avec modestie, en s’inclinant de nouveau, et recula au milieu de ses compagnons rangés devant le roi.

Et le roi, à la limite de l’étonnement, se dit : « Par Allah, quelle chose énorme ! Si les assertions de ce troisième-là sont justifiées, il est, sans aucun doute, le savant le plus extraordinaire de ce temps et de tous les temps ! Je vais donc garder ces trois généalogistes dans mon palais, jusqu’à ce qu’une occasion se présente qui nous permette d’essayer leur étonnant savoir. Et si leurs prétentions sont démontrées sans fondement, le pal les attend ! »

Et, ayant ainsi parlé avec lui-même, le sultan se tourna vers son grand-vizir et lui dit : « Qu’on garde à vue ces trois savants, en leur donnant une chambre dans le palais, ainsi qu’une ration de pain et de viande par jour, et de l’eau à discrétion. » Et l’ordre fut exécuté à l’heure et à l’instant. Et les trois amis se regardèrent, en se disant avec les yeux : « Quelle générosité ! Nous n’avons jamais entendu dire qu’un roi ait été aussi munificent que ce roi, et aussi sagace ! Mais, par Allah ! nous ne sommes pas généalogistes pour rien. Et notre heure viendra, en se pressant ou sans se presser. »

Mais pour ce qui est du sultan, l’occasion qu’il désirait ne tarda pas à s’offrir. En effet, un roi voisin lui envoya des présents fort rares, parmi lesquels se trouvait une pierre précieuse d’une merveilleuse beauté, blanche et transparente, et d’une eau plus pure que l’œil du coq. Et le sultan, se rappelant les paroles du généalogiste lapidaire, l’envoya chercher, et, après qu’il lui eut montré la pierre, il lui demanda de l’examiner et de lui dire ce qu’il en pensait. Mais le généalogiste lapidaire répondit : « Par la vie de notre maître le roi, je n’ai guère besoin d’examiner cette pierre sous toutes ses faces, soit par transparence soit par réflexion, ni de la prendre dans ma main, ni même de la regarder. Car, pour en juger la valeur et la beauté, je n’ai besoin que de la toucher du bout du petit doigt de ma main gauche, en tenant les yeux fermés ! »

Et le roi, encore plus étonné que la première fois, se dit : « Voici enfin le moment où nous allons pouvoir faire la mesure de ses prétentions ! » Et il présenta la pierre au généalogiste lapidaire qui, les yeux fermés, tendit le petit doigt et l’effleura. Et aussitôt il recula vivement, et secoua sa main comme si elle avait été mordue ou brûlée, et dit : « Ô mon seigneur, cette pierre n’est d’aucune valeur, car, non seulement elle n’est pas de la race pure des pierres précieuses, mais elle contient un ver dans son cœur ! »

Et le sultan, à ces paroles, sentit la fureur lui remplir le nez, et s’écria : « Que dis-tu là, ô fils d’entremetteur ? Ne sais-tu que cette pierre est d’une eau admirable, transparente à souhait et pleine d’éclat, et qu’elle me vient en cadeau d’un roi d’entre les rois ? » Et, n’écoutant que son indignation, il appela le fonctionnaire du pal, et lui dit : «  « Perce le fondement de cet indigne menteur ! » Et le fonctionnaire du pal, qui était un géant extraordinaire, saisit le généalogiste et l’enleva comme un oiseau, et se mit en devoir de l’embrocher, en lui perçant ce qu’il y avait à percer, quand le grand-vizir, qui était un vieillard plein de prudence et de modération et de bon sens, dit au sultan : « Ô roi du temps, certes ! cet homme a dû exagérer ses mérites, et l’exagération en tout est condamnable. Mais peut-être que ce qu’il a avancé n’est pas tout à fait dénué de vérité, et, dans ce cas, sa mort ne serait pas suffisamment justifiée devant le Maître de l’univers. Or, ô mon seigneur, la vie d’un homme quel qu’il soit est plus précieuse que la pierre la plus précieuse, et pèse davantage dans la balance du Peseur ! C’est pourquoi il vaut mieux différer le supplice de cet homme jusques après la preuve. Et la preuve ne peut être obtenue qu’en brisant cette pierre en deux. Et alors si le ver se trouve dans le cœur de cette pierre, l’homme sera justifié ; mais si la pierre est intacte et sans carie interne, le châtiment de cet homme sera prolongé et accentué par le fonctionnaire du pal. »

Et le sultan, ayant reconnu la justesse des paroles de son grand-vizir, dit : « Qu’on partage cette pierre en deux ! » Et la pierre fut rompue à l’instant. Et le roi et tous les assistants furent à l’extrême limite de l’étonnement en voyant sortir un ver blanc du cœur même de la pierre. Et ce ver, dès qu’il fut à l’air, prit feu de lui-même et se consuma en un instant, sans laisser la moindre trace de son existence.

Or, lorsque le sultan fut revenu de son émotion, il demanda au généalogiste : « Par quel moyen as-tu pu t’apercevoir de l’existence, dans le cœur de la pierre, de ce ver que nul de nous ne pouvait voir ? » Et le généalogiste répondit avec modestie : « Par la subtilité de la vue de l’œil que j’ai au bout de mon petit doigt, et par la sensibilité de ce doigt à la chaleur et au froid de cette pierre ! »

Et le sultan, émerveillé de sa science et de sa subtilité, dit au fonctionnaire du pal : » Lâche-le ! » Et il ajouta : « Qu’on lui donne aujourd’hui une double ration de pain et de viande, et de l’eau à discrétion ! »

Et voilà pour le généalogiste lapidaire !

Mais pour ce qui est du généalogiste des chevaux, voici :

Quelque temps après cet événement de la gemme habitée par le ver, le sultan reçut de l’intérieur de l’Arabie, comme marque de féalité de la part d’un puissant chef de tribu, un cheval bai brun, d’une beauté admirable. Et, enchanté de ce présent, il passait des jours entiers dans l’écurie à l’admirer. Et comme il n’oubliait pas la présence dans le palais du généalogiste des chevaux, il lui fit transmettre l’ordre de se présenter devant lui. Et lorsqu’il fut entre ses mains, il lui dit : « Ô homme, prétends-tu toujours t’y connaître en chevaux, de la manière que tu nous as racontée il n’y a pas longtemps ? Et te sens-tu prêt à nous prouver ta science de l’origine et de la race des chevaux ? » Et le second généalogiste répondit : « Mais certainement, ô roi du temps ! » Et le sultan s’écria : « Je jure par la vérité de Celui qui me plaça comme souverain sur les cous de Ses serviteurs, et qui dit aux êtres et aux choses : « Soyez ! » pour qu’ils fussent, que s’il y a la moindre erreur, fausseté ou confusion dans ta déclaration, je te ferai mourir de la pire mort ! » Et l’homme répondit : « J’entends et je me soumets ! » Et le sultan dit alors : « Qu’on amène le cheval devant ce généalogiste ! »

Et lorsque la noble bête fut devant lui, le généalogiste jeta sur elle un coup d’œil, un seul, puis se contracta quant à sa figure, sourit et dit en se tournant vers le sultan : « J’ai vu et j’ai su ! » Et le sultan demanda : « Qu’as-tu vu, ô homme, et qu’as-tu su…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT VINGT-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… le généalogiste des chevaux jeta donc sur la noble bête un coup d’œil, un seul, se contracta quant à sa figure, sourit et dit en se tournant vers le sultan : « J’ai vu et j’ai su ! » Et le sultan lui demanda : « Qu’as-tu vu, ô homme, et qu’as-tu su ? » Et le généalogiste répondit : « J’ai vu, ô roi du temps, que ce cheval est effectivement d’une beauté rare et d’une excellente race, que ses proportions sont harmonieuses et son allure pleine de fierté, que sa puissance est très grande, et son action idéale ; que l’épaule est très fine, l’encolure superbe, la selle haute, les jambes d’acier, la queue levée et formant un arc parfait, et la crinière lourde, épaisse et balayant le sol ; et, quant à la tête, elle a toutes les marques distinctives qui sont essentielles dans la tête d’un cheval du pays des Arabes, elle est large, et non petite, développée dans les hautes régions, avec une grande distance des oreilles aux yeux, une grande distance d’un œil à l’autre, et une toute petite distance d’une oreille à l’autre ; et le devant de cette tête est convexe ; et les yeux sont à fleur de tête, et sont beaux comme les yeux des gazelles ; et l’espace autour des yeux est sans poil et laisse à nu, dans leur voisinage immédiat, le cuir noir, fin et lustré ; et l’os des joues est grand et maigre, et celui de la mâchoire est en relief ; et la face, vers le bas, se fait tout de suite étroite et tourne presque en pointe jusqu’à l’extrémité de la lèvre ; et la narine, au repos, reste de niveau avec la face et ne paraît être qu’une fente pincée ; et la bouche a la lèvre inférieure plus large que la lèvre supérieure ; et les oreilles sont larges, longues, fines et délicatement coupées comme les oreilles de l’antilope ; enfin c’est une bête de tous points splendide. Et sa couleur bai-brun est la reine des couleurs. Et, sans aucun doute, cette bête serait le premier cheval de la terre, et nulle part on ne pourrait trouver son égale, si elle n’avait une tare que viennent de découvrir mes yeux, ô roi du temps ! »

Lorsque le sultan eut entendu cette description du cheval qu’il aimait, il fut d’abord émerveillé, surtout étant donné le simple regard négligemment jeté sur la bête par le généalogiste. Mais lorsqu’il eut entendu parler d’une tare, ses yeux flambèrent et sa poitrine se rétrécit et, d’une voix que la colère faisait trembler, il demanda au généalogiste : « Que dis-tu là, ô fourbe maudit ? Et que parles-tu de tare au sujet d’une bête si merveilleuse et qui est le dernier rejeton de la plus noble race d’Arabie ? » Et le généalogiste, sans s’émouvoir, répondit : « Du moment que le sultan s’émeut des paroles de son esclave, l’esclave ne dira plus rien ! » Et le sultan s’écria : « Dis ce que tu as à dire ! » Et l’homme reprit : « Je ne parlerai que si le roi m’en donne la liberté ! » Et le roi dit : « Parle donc, et ne me cache rien ! » Alors il dit : « Sache, ô roi, que ce cheval est d’une race pure et véritable, par son père, mais rien que par son père ! Quant à sa mère, je n’ose en parler ! » Et le roi, le visage convulsé, cria : « Qui donc est sa mère, hâte-toi de nous le dire ! » Et le généalogiste dit : « Par Allah, ô mon seigneur, la mère de ce cheval superbe est d’une race d’animal tout à fait différente. Car ce n’est pas une jument, mais une femelle de buffle marin ! »

À ces paroles du généalogiste, le sultan s’encoléra à la limite extrême de la colère et se tuméfia puis se dégonfla, et ne put d’abord prononcer un mot. Et il finit par s’écrier : « Ô chien des généalogistes, ta mort est préférable à ta vie ! » Et il fit signe au fonctionnaire du pal, en lui disant : « Perce le fondement de ce généalogiste-là ! » Et le géant, maître du pal, enleva le généalogiste dans ses bras, et, le posant par le fondement sur la pointe perforante en question, allait l’y laisser tomber de tout son poids, pour ensuite tourner le vilebrequin ascendant, quand le grand-vizir, l’homme doué du sens de la justice, supplia le roi de différer de quelques instants le supplice, en lui disant : « Ô mon maître souverain, ce généalogiste est certainement affligé d’un esprit imprudent et d’un faible jugement, pour ainsi prétendre faire descendre ce pur cheval d’une mère qui serait une femelle de buffle marin. Aussi, pour lui bien prouver que son supplice est mérité, il vaut mieux faire appeler ici l’écuyer qui a amené ce cheval de la part du chef des tribus arabes. Et notre maître le sultan l’interrogera en présence de ce généalogiste, et lui demandera de nous remettre le sachet qui contient l’acte de naissance de ce cheval et qui témoigne de sa race et de son origine ; car nous savons que tout cheval de sang noble doit porter attaché à son cou un sachet en forme d’étui qui contient ses titres et sa généalogie ! » Et le sultan dit : « Il n’y a pas d’inconvénient ! » et donna l’ordre d’amener en sa présence l’écuyer en question.

Lorsque l’écuyer fut entre les mains du sultan et qu’il eut entendu et compris ce qu’on lui demandait, il répondit : « J’écoute et j’obéis ! Et voici l’étui ! » Et, tirant de son sein un sachet en cuir ouvragé et incrusté de turquoises, il le remit au sultan qui en défit aussitôt les cordons, et en tira un parchemin sur lequel étaient empreints les cachets de tous les chefs de la tribu où était né le cheval, et les attestations de tous les témoins présents à la saillie de la mère par le père. Et ce parchemin portait, en définitive, que le jeune poulain en question avait eu pour père un étalon pur sang de la race des Seglawi-Jedrân, et pour mère une femelle de buffle marin que l’étalon avait rencontrée, un jour qu’il voyageait sur le bord de la mer, et qu’il avait saillie à trois reprises, après avoir henni sur elle d’une façon péremptoire. Et il y était dit que cette femelle de buffle marin, ayant été capturée par les cavaliers, avait mis bas à terme ce poulain bai-brun, et qu’elle l’avait elle-même allaitée pendant un an, au milieu de la tribu. Et tel était le résumé du contenu du parchemin.

Lorsque le sultan eut entendu la lecture que lui avait faite le grand-vizir lui-même de ce document, et l’énumération des noms des cheikhs et des témoins qui l’avaient cacheté, il fut extrêmement confondu d’un fait aussi étrange, et, en même temps, fort émerveillé de la science divinatoire et infaillible du généalogiste des chevaux. Et il se tourna vers le fonctionnaire du pal, et lui dit : « Retire-le de dessus la planche du vilebrequin ! » Et, une fois qu’il fut de nouveau debout entre ses mains, il lui demanda : « Comment as-tu pu, d’un seul coup d’œil, juger de la race, de l’origine, des qualités et de la naissance de ce poulain ? Car ton assertion s’est trouvée vraie, par Allah ! et prouvée d’une manière irréfutable. Hâte-toi donc de m’éclairer sur les signes auxquels tu as reconnu la tare de cette bête splendide ! » Et le généalogiste répondit : « La chose est aisée, ô mon seigneur ! Je n’ai eu qu’à regarder les sabots du cheval. Et notre maître n’a qu’à faire comme j’ai fait. » Et le roi regarda les sabots de la bête et vit qu’ils étaient fourchus, épais et longs, comme ceux des buffles, au lieu d’être unis, légers et ronds comme ceux des chevaux. Et le sultan, à cette vue, s’écria : « Allah est Tout-Puissant ! » Et il se tourna vers les serviteurs et leur dit : « Qu’on donne aujourd’hui à ce savant généalogiste une double ration de viande ainsi que deux galettes de pain, et de l’eau à discrétion ! »

Et voilà pour lui ! Mais pour ce qui est du généalogiste de l’espèce humaine, ce fut bien autre chose.

En effet, lorsque le sultan eut vu se passer ces deux événements extraordinaires, dus à la découverte par les deux généalogistes de la gemme qui contenait un ver dans son cœur et du poulain né d’un étalon pur sang et d’une femelle de buffle marin, et qu’il eut contrôlé par lui-même la science prodigieuse des deux hommes, il se dit : « Par Allah ! je ne sais pas, mais je crois que le troisième gredin doit être un savant plus prodigieux encore ! Et qui sait ce qu’il va découvrir que nous ne savons pas ! » Et il le fit amener sur-le-champ en sa présence, et lui dit : « Tu dois bien te souvenir, ô homme, de ce que tu as avancé en ma présence au sujet de ta science de la généalogie quant à l’espèce humaine, qui te fait découvrir l’origine directe des hommes, celle que la mère de l’enfant peut à peine connaître et que le père ignore, généralement. Et tu dois également te souvenir que tu as avancé une pareille assertion au sujet des femmes. Je désire donc savoir de toi si tu persistes dans tes affirmations, et si tu es prêt à les démontrer devant nos yeux ? » Et le généalogiste de l’espèce humaine, qui était le troisième mangeur de haschich, répondit : « J’ai ainsi parlé, ô roi du temps, et je persiste dans mes affirmations. Et Allah est le plus grand ! »

Alors le sultan se leva de son trône et dit à l’homme : « Marche derrière moi ! » Et l’homme marcha derrière le sultan, qui le conduisit dans son harem, contrairement à la coutume, mais après avoir toutefois fait prévenir les femmes par les eunuques qu’elles eussent à s’envelopper de leurs voiles et à se couvrir le visage. Et lorsqu’ils furent tous deux arrivés dans l’appartement réservé à la favorite du moment, le sultan se tourna vers le généalogiste et lui dit : « Embrasse la terre en présence de ta maîtresse, et regarde-la pour me dire ensuite ce que tu auras vu ! » Et le mangeur de haschich dit au sultan, après avoir embrassé la terre entre les mains de la favorite : « Je l’ai examinée, ô roi du temps ! » Or, il n’avait fait que jeter sur elle un regard, un seul, et rien de plus. Et le sultan lui dit : « En ce cas, marche derrière moi ! » Et il sortit, et le généalogiste marcha derrière lui, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés dans la salle du trône. Et le sultan, ayant fait évacuer la salle, resta seul avec son grand-vizir et le généalogiste, à qui il demanda : « Qu’as-tu découvert dans ta maîtresse ? » Et il répondit : « Ô mon seigneur, j’ai vu quelqu’une qui était ornée de grâces, de charmes, d’élégance, de fraîcheur, de modestie et de tous les attributs et de toutes les perfections de la beauté. Et, certes ! on ne saurait rien souhaiter de plus en elle, car elle a tous les dons qui peuvent enchanter le cœur et rafraîchir les yeux, et, de quelque côté qu’on la regarde, elle est pleine de proportion et d’harmonie ; et certes ! si je dois en juger par son extérieur et par l’intelligence qui anime son regard, elle doit posséder dans son centre intérieur toutes les qualités désirables de finesse et de compréhension. Et voilà ce que j’ai vu en cette dame souveraine, ô mon seigneur ! Et Allah est omniscient ! » Mais le sultan se récria, disant : « Il ne s’agit pas de tout ça, ô généalogiste, mais il s’agit de me dire ce que tu as découvert au sujet de l’origine de ta maîtresse, mon honorable favorite…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT VINGT-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Lorsque le généalogiste eut dit au sultan : « Et voilà ce que j’ai vu en cette dame souveraine, ô mon seigneur ; mais Allah est omniscient ! » le sultan lui dit : « Il ne s’agit pas de tout ça, ô généalogiste, mais il s’agit de me dire ce que tu as découvert au sujet de l’origine de ta maîtresse, mon honorable favorite ! » Et le généalogiste, prenant soudain un air réservé et discret, répondit : « C’est là une chose délicate, ô roi du temps, et je ne sais si je dois parler ou me taire ! » Et le sultan s’écria : « Hé, par Allah ! je ne t’ai fait venir que pour que tu parles ! Allons, sors ce que tu as, et pèse tes paroles, ô gredin ! » Et le généalogiste, sans s’émouvoir, dit : « Par la vie de notre maître, cette dame serait l’être le plus parfait parmi les créatures d’Allah, si elle n’avait un défaut originel qui dépare ses perfections personnelles ! »

En entendant ces dernières paroles et ce mot de défaut, le sultan, fronçant les sourcils et envahi par la fureur, tira tout à coup son cimeterre et sauta sur le généalogiste, pour lui trancher la tête, en criant : « Ô chien, fils de chien, tu vas certainement me dire que ma favorite est une descendante de quelque buffle marin ou qu’elle contient un ver dans son œil ou ailleurs ! Ah ! fils des mille cornards de l’impudicité, que cette lame fasse entrer ta longueur dans ta largeur ! » Et il lui eût infailliblement fait boire la mort d’une gorgée, si le vizir prudent et judicieux ne se fût trouvé là pour détourner son bras, et lui dire : « Ô mon seigneur, il vaut mieux ne pas ôter la vie à cet homme avant d’être convaincu de son crime ! » Et le sultan demanda à l’homme qu’il avait renversé et qu’il tenait sous son genou : « Eh bien, parle ! Quel est ce défaut que tu as trouvé à ma favorite ? » Et le généalogiste de l’espèce humaine répondit du même ton tranquille : « Ô roi du temps, ma maîtresse, ton honorable favorite, est un objet de beauté et de perfections, mais sa mère était une danseuse publique, une femme libre de la tribu errante des Ghaziyas, une fille de prostituée ! »

À ces paroles, la fureur du sultan devint si intense que les cris restèrent au fond de sa gorge. Et ce ne fut qu’au bout d’un bon moment qu’il put s’exprimer, disant à son grand-vizir : « Va vite et m’amène ici le père de ma favorite, qui est l’intendant de mon palais ! » Et il continua à tenir sous son genou le généalogiste, qui était le troisième mangeur de haschich. Et lorsque le père de sa favorite fut arrivé, il lui cria : « Tu vois ce pal, n’est-ce pas ? Eh bien, hâte-toi, si tu ne veux pas te voir au-dessus de sa pointe, de me dire la vérité au sujet de la naissance de ta fille, ma favorite ! » Et l’intendant du palais, père de la favorite, répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et il dit :

« Sache, ô mon maître souverain, que je vais te dire la vérité, car elle est le seul salut. Dans ma jeunesse, je vivais la vie libre du désert, et je voyageais en escortant les caravanes qui me payaient la redevance du passage sur le territoire de ma tribu. Or, un jour, que nous étions campés près des puits de Zobéida — que les grâces et la miséricorde d’Allah soient sur elle ! — vint à passer une troupe de femmes de la tribu errante des Ghaziyas, dont les filles, une fois à l’âge de la puberté, se prostituent aux hommes du désert, en voyageant d’une tribu à l’autre, et d’un campement à l’autre, offrant leurs grâces et leur science de l’amour aux jeunes cavaliers. Et cette troupe resta au milieu de nous pendant quelques jours, et nous quitta ensuite pour aller trouver les hommes de la tribu voisine. Et voici qu’après son départ, alors qu’elle était déjà hors de vue, je découvris, blottie sous un arbre, une petite fille de cinq ans que sa mère, une Ghaziya, avait dû perdre ou oublier dans l’oasis, auprès des puits de Zobéida. Et, en vérité, ô mon maître souverain, cette fillette, brune comme la datte mûre, était si mignonne et si jolie que je déclarai, séance tenante, que je la prenais à ma charge. Et, malgré qu’elle fût effarouchée comme une jeune biche à sa première sortie dans les bois, je réussis à l’apprivoiser, et la confiai à la mère de mes enfants qui l’éleva comme si elle avait été sa propre fille. Et elle grandit au milieu de nous et se développa si bellement, qu’à sa puberté nulle fille du désert, quelque merveilleuse qu’elle fût, ne pouvait lui être comparée. Et moi, ô mon seigneur, je sentais mon cœur épris d’elle, et, ne voulant point m’unir à elle par l’illicite, je la pris pour ma femme légitime, en l’épousant, malgré son origine inférieure. Et, grâce à la bénédiction, elle me donna la fille que tu as daigné élire pour ta favorite, ô roi du temps ! Et telle est la vérité sur la mère de ma fille, et sur sa race et son origine. Et je jure, par la vie de notre prophète Môhammad — sur Lui la prière et la paix ! — que je n’ai point ajouté une syllabe à la vérité, et que je n’en ai point retranché une syllabe. Mais Allah est plus véridique et le seul infaillible ! »

Lorsque le sultan eut entendu cet aveu sans artifice, il se sentit soulagé d’un souci torturant et d’une inquiétude pleine de douleur. Car il s’était imaginé que sa favorite était la fille d’une prostituée d’entre les filles Ghaziyas, et il venait d’apprendre précisément le contraire, puisque, bien que Ghaziya, la mère était restée vierge jusqu’à son mariage avec l’intendant du palais. Et il se laissa alors aller à la surprise que lui causait la science du perspicace généalogiste. Et il lui demanda : « Comment t’y es-tu pris pour deviner, ô savant, que ma favorite était une fille de Ghaziya, fille de danseuse, fille elle-même de prostituée ? » Et le généalogiste mangeur de haschich répondit : « Voici ! D’abord c’est ma science — Allah est plus savant ! — qui m’a mis sur la voie de cette découverte. Et c’est ensuite le fait que les femmes de race Ghaziya ont toutes, comme ta favorite, les sourcils fort épais et se rejoignant à la racine du nez, et ont, comme elle également, les yeux les plus intensément noirs d’Arabie ! »

Et le roi, émerveillé de ce qu’il venait d’entendre, ne voulut point congédier le généalogiste sans lui donner une marque probante de sa satisfaction. Il se tourna donc vers les serviteurs qui étaient rentrés, et leur dit : « Donnez aujourd’hui à ce savant distingué une double ration de viande et deux galettes du jour, ainsi que de l’eau à discrétion ! »

Et voilà pour le généalogiste de l’espèce humaine ! Mais ce n’est pas tout, car ce n’est pas fini.

En effet, le lendemain, le sultan, ayant passé sa nuit à réfléchir sur ce qu’avaient fait les trois compagnons, et sur la profondeur de leur science dans les diverses branches de la généalogie, se dit à lui-même : « Par Allah ! après ce que m’a dit ce généalogiste de l’espèce humaine sur l’origine de la race de ma favorite, il n’y a plus qu’à le déclarer l’homme le plus savant de mon royaume. Mais auparavant je voudrais bien savoir ce qu’il pourrait me dire sur mon origine, moi, le sultan, qui suis le descendant authentique de tant de rois ! » Et sa pensée devint action à l’instant même, et il fit amener de nouveau entre ses mains le généalogiste de l’espèce humaine, et lui dit : « Maintenant, ô père de la science, que je n’ai aucun motif de douter de tes paroles, je voudrais bien t’entendre me parler de mon origine et de l’origine de ma race royale ! » Et il répondit : « Sur ma tête et sur mon œil, ô roi du temps, mais certainement pas avant que tu m’aies promis la sécurité. Car le proverbe dit : « Entre la colère du sultan et ton cou, mets de l’espace, et fais-toi plutôt exécuter par contumace ! » Or moi, ô mon maître, je suis sensible et délicat, et je préfère le pal par contumace au pal efficace qui vous enchâsse et vous outrepasse la crevasse pour une question de race ! » Et le sultan lui dit : « Par ma tête ! je t’accorde la sécurité, et, quoi que tu puisses dire, tu es d’avance absous ! » Et il lui jeta le mouchoir de la sauvegarde. Et le généalogiste ramassa le mouchoir de la sauvegarde, et dit : « En ce cas, ô roi du temps, je te prie de ne laisser dans cette salle personne d’autre que nous deux ! » Et le roi demanda : « Pourquoi, ô homme ! » Il dit : « Parce que, ô mon maître, Allah Tout-Puissant possède parmi ses noms bénis le surnom de « Voileur », vu qu’Il aime voiler des voiles du mystère les choses dont la divulgation serait nuisible ! » Et le sultan ordonna de sortir à tout le monde, même à son grand-vizir.

Alors le généalogiste, se trouvant seul à seul avec le sultan, s’avança vers lui et, se penchant à son oreille, il lui dit : « Ô roi du temps, tu n’es qu’un enfant adultérin, et de mauvaise qualité…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT TRENTIÈME NUIT

Elle dit :

… Alors le généalogiste, se trouvant seul à seul avec le sultan, s’avança vers lui et, se penchant à son oreille, il lui dit : « Ô roi du temps, tu n’es qu’un enfant adultérin, et de mauvaise qualité ! »

En entendant ces terribles paroles, dont l’audace était inouïe, le sultan devint bien jaune de couleur et changea de contenance ; et ses membres tombèrent déliés ; et il perdit l’ouïe et la vue ; et il devint semblable à un ivrogne sans vin ; et il chancela, avec de l’écume sur ses lèvres ; et il finit par s’abattre défaillant sur le sol, et il resta longtemps dans cette situation, sans que le généalogiste sût exactement s’il était mort du coup, ou demi-mort, ou vivant encore. Mais il finit par revenir à lui, et, s’étant relevé et ayant tout à fait recouvré ses sens, il se tourna vers le généalogiste, et lui dit : « Maintenant, ô homme, par la vérité de Celui qui me plaça sur les cous de Ses serviteurs, si tes paroles me sont prouvées véridiques, et si j’acquiers la certitude là-dessus, par des preuves positives, je veux, sans retour possible et sûrement, abdiquer un trône dont je serai indigne, et me démettre de mon pouvoir royal en ta faveur. Car tu es le plus méritant, et nul ne saura comme toi se rendre digne de cette situation. Mais si je trouve le mensonge au bout de tes paroles, je t’égorgerai ! » Et le généalogiste répondit : « J’écoute et j’obéis ! Et il n’y a point d’inconvénient ! »

Alors le sultan, se levant sur ses deux pieds, sans délai ni retard, se précipita vers l’appartement de la sultane mère, l’épée à la main, et pénétra chez elle, et lui dit : « Par Celui qui éleva le ciel et le sépara de l’eau, si tu ne me réponds pas par la vérité sur ce que je vais te demander, je te couperai en tout petits morceaux, avec ceci ! » Et il brandit son arme, en roulant des yeux d’incendie, et en bavant de fureur. Et la sultane mère, effarée à la fois et suffoquée d’un langage si peu habituel, s’écria : « Le nom d’Allah sur toi et autour de toi ! Calme-toi, ô mon enfant, et interroge-moi sur tout ce que tu désires savoir, car je ne te répondrai que selon les préceptes du Véridique ! » Et le sultan lui dit : « Hâte-toi alors de me dire, sans aucun préambule ni entrée en matière, si je suis le fils du sultan, mon père, et si je suis de la race royale de mes ancêtres. Car toi seule tu peux me le révéler ! » Et elle répondit : « Je te dirai donc, sans préambule, que tu es le fils authentique d’un cuisinier. Et, si tu veux savoir comment, voici !

« Lorsque le sultan, ton prédécesseur, celui que jusqu’ici tu croyais ton père, m’eut prise pour épouse, il cohabita avec moi selon l’usage. Mais Allah ne le favorisa pas de la fécondité, et je ne pus lui donner une postérité qui lui apportât de la joie et assurât le trône à sa race. Et, quand il vit qu’il n’avait pas d’enfants, il fut plongé dans une tristesse qui lui fit perdre l’appétit, le sommeil et la santé. Et il fut travaillé par sa mère qui le poussait à prendre sur moi une autre épouse. Et il prit sur moi une seconde épouse. Mais Allah ne le favorisa pas de la fécondité. Et il fut de nouveau conseillé par sa mère pour une troisième femme. Alors, moi, voyant que j’allais finir par être reléguée au dernier rang, et que d’ailleurs cela n’avancerait en rien l’état du sultan, je résolus de sauver mon influence en sauvant, du même coup, l’héritage du trône. Et je n’attendis que l’occasion propice pour réaliser cette excellente intention.

« Or, un jour, le sultan, qui continuait à n’avoir aucun appétit et à maigrir, eut une grande envie de manger un poulet farci. Et il donna l’ordre au cuisinier d’égorger un des volatiles qui étaient enfermés dans des cages sous les fenêtres du palais. Et l’homme vint pour prendre la volaille dans sa cage. Alors moi, ayant bien examiné ce cuisinier, je le trouvai tout à fait convenable pour l’œuvre projetée, car c’était un gaillard jeune, carré et gigantesque. Et, me penchant à la fenêtre, je lui fis signe de monter par la porte secrète. Et je le reçus dans mon appartement. Et ce qui se passa entre moi et lui ne dura qu’un temps fort restreint, car, aussitôt qu’il eût fini son affaire, je lui plongeai dans le cœur un poignard. Et il tomba à la renverse, sa tête précédant ses pieds, mort. Et je le fis ramasser par mes fidèles servantes et enterrer en secret dans une fosse creusée par elles dans le jardin. Et, ce jour-là, le sultan ne mangea pas de poulet farci, et entra dans une grande colère à cause de la disparition inexpliquée de son cuisinier. Mais, neuf mois plus tard, jour pour jour, je te mis au monde, bien portant, comme tu continues à l’être. Et ta naissance fut une cause de joie pour le sultan, qui retrouva sa santé et son appétit, et combla de faveurs et de présents ses vizirs, ses favoris et tous les habitants du palais, et donna de grandes fêtes et des réjouissances publiques qui durèrent quarante jours et quarante nuits. Et telle est la vérité sur ta naissance, ta race et ton origine. Et je jure par le Prophète — sur Lui la prière et la paix ! — que je n’ai dit que ce que je savais. Et Allah est omniscient ! »

En entendant ce récit, le sultan se leva et sortit de chez sa mère, en pleurant. Et il entra dans la salle du trône, et s’assit par terre, en face du troisième généalogiste, sans dire un mot. Et les larmes continuaient à couler de ses yeux, et se glissaient dans les interstices de sa barbe qu’il avait fort longue. Et, au bout d’une heure de temps, il releva la tête et dit au généalogiste : « Par Allah sur toi, ô bouche de vérité, dis-moi comment tu as pu découvrir que j’étais un adultérin de mauvaise qualité ! » Et le généalogiste répondit : « Ô mon maître, lorsque chacun de nous trois eut prouvé les talents qu’il possédait, et que tu fus extrêmement satisfait, tu ordonnas qu’il nous fût donné pour récompense une double ration de viande et de pain, et de l’eau à discrétion.

Et je jugeai, d’après la mesquinerie d’une telle largesse et la nature même de cette générosité, que tu ne devais être que le fils d’un cuisinier, la postérité d’un cuisinier et le sang d’un cuisinier. Car les rois fils de rois n’ont pas coutume de reconnaître le mérite par des distributions de viande ou autre chose semblable, mais ils récompensent les méritants par de magnifiques présents, des robes d’honneur et des richesses sans calcul. Aussi, je ne pus faire autrement que de deviner ta basse extraction adultérine par cette preuve sans réplique. Et il n’y a point de mérite à cette découverte ! »

Lorsque le généalogiste eut cessé de parler, le sultan se leva et lui dit : « Ote tes habits ! » Et le généalogiste obéit, et le sultan se dépouillant de ses habits et de ses attributs royaux, l’en revêtit de ses propres mains. Et il le fit monter sur le trône, et, se courbant devant lui, il embrassa la terre entre ses mains, et lui rendit les hommages d’un vassal à son suzerain. Et, à l’heure et à l’instant, il fit entrer le grand-vizir, les autres vizirs et tous les grands du royaume, et le fit reconnaître par eux pour leur légitime souverain. Et le nouveau sultan envoya aussitôt chercher ses amis, les deux autres généalogistes mangeurs de haschich, et nomma l’un gardien de sa droite et l’autre gardien de sa gauche. Et il conserva l’ancien grand-vizir dans ses fonctions, à cause de son sentiment de la justice. Et il fut un grand roi.

Et voilà pour les trois généalogistes !

Mais, pour ce qui est de l’ancien sultan, son histoire ne fait que commencer. Car voici…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Et sa sœur, la petite Doniazade, qui, de jour en jour et de nuit en nuit, se faisait plus jolie et plus développée et plus compréhensive et plus attentive et plus silencieuse, se leva à demi du tapis où elle était blottie, et lui dit : « Ô ma sœur, que tes paroles sont douces et savoureuses et réjouissantes et délectables ! » Et Schahrazade lui sourit, l’embrassa et lui dit : « Oui, mais qu’est cela comparé à ce que je vais raconter la nuit prochaine, si toutefois veut bien me le permettre notre maître le Roi ! » Et le sultan Schahriar dit : « Ô Schahrazade, n’en doute pas ! Tu peux, certes ! nous dire demain la suite de cette histoire prodigieuse qui ne fait qu’à peine commencer. Et tu peux, si tu n’es pas fatiguée, la continuer cette nuit même, tant je désire savoir ce qui va arriver à l’ancien sultan, ce fils adultérin ! Qu’Allah maudisse les femmes exécrables ! Toutefois je dois avouer qu’ici l’épouse du sultan, mère de l’adultérin, n’a forniqué avec le cuisinier que dans un but excellent, et non pour satisfaire les sollicitations de son intérieur. Qu’Allah étende sur elle Sa miséricorde ! Mais pour ce qui est de la maudite, de la dévergondée, de la fille de chien qui a fait ce qu’elle a fait avec le nègre Massâoud, ce n’était point pour assurer le trône à mes descendants, la maudite ! Puisse Allah ne l’avoir jamais en Sa compassion ! » Et le roi Schahriar, ayant ainsi parlé, en fronçant terriblement les sourcils et en regardant avec des yeux blancs et de côté, ajouta : « Quant à toi, Schahrazade, je commence à croire que peut-être tu n’es pas comme toutes ces éhontées dont j’ai fait trancher la tête ! » Et Schahrazade s’inclina devant le Roi farouche, et dit : « Qu’Allah prolonge la vie de notre maître, et m’accorde de vivre jusqu’à demain pour te raconter ce qu’il advint de l’Adultérin sympathique ! » Et, ayant ainsi parlé, elle se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT TRENTE ET UNIÈME NUIT

La petite Doniazade dit à Schahrazade : « Par Allah sur toi, ô ma sœur, si tu n’as pas sommeil, de grâce ! hâte-toi de nous dire ce que devint l’ancien sultan, fils adultérin du cuisinier ! » Et Schahrazade dit : « De tout cœur, et comme hommage dû à ce Roi magnanime, notre maître ! » Et elle continua l’histoire en ces termes :

… Pour ce qui est de l’ancien sultan, son histoire ne fait que commencer, car voici !

Une fois qu’il eut abdiqué son trône et sa puissance entre les mains du troisième généalogiste, l’ancien sultan revêtit l’habit de derviche pèlerin et, sans s’attarder à des adieux, devenus pour lui fort négligeables, et sans rien emporter avec lui, il se mit en route vers le pays d’Égypte, où il comptait vivre dans l’oubli et la solitude, en réfléchissant sur sa destinée. Et Allah lui écrivit la sécurité, et, après un voyage plein de fatigues et de périls, il arriva dans la ville splendide du Caire, cette immense cité si différente des villes de son pays, et dont le tour demande pour le moins trois journées et demi de marche. Et il vit qu’elle était vraiment une des quatre merveilles du monde, en comptant le pont de Sanja, le phare d’Al-Iskandaria et la mosquée des Ommiades à Damas. Et il trouva qu’il était loin d’avoir exagéré les beautés de cette ville et de ce pays, le poète qui a dit : « Égypte ! terre merveilleuse dont la poussière est d’or, dont le fleuve est une bénédiction, et dont les habitants sont délectables, tu appartiens au victorieux qui sait te conquérir ! »

Et se promenant, et regardant, et s’émerveillant, sans se lasser, l’ancien sultan se sentait, sous ses habits de derviche pauvre, tout heureux de pouvoir admirer à son aise, et marcher à sa guise, et s’arrêter à son gré, débarrassé des ennuis et des charges de la souveraineté. Et il pensait : « Louange à Allah le Rétributeur ! Il donne aux uns la puissance avec les fardeaux et les soucis, et aux autres la pauvreté avec l’insouciance et la légèreté de cœur. Et ce sont les derniers qui sont les plus favorisés ! Qu’Il soit béni ! » Et il arriva de la sorte, riche de visions charmantes, devant le palais même du sultan du Caire, qui était alors le sultan Mahmoud.

Et il s’arrêta sous les fenêtres du palais, et, appuyé sur son bâton de derviche, il se mit à réfléchir sur la vie que pouvait mener dans cette demeure imposante le roi du pays, et sur le cortège de préoccupations, d’inquiétudes et d’ennuis divers où il devait être constamment plongé, sans compter sa responsabilité devant le Très-Haut qui voit et juge les actions des rois. Et il se réjouissait en son âme d’avoir songé à se libérer, grâce à sa naissance dévoilée, d’une vie si lourde et si compliquée, et de l’avoir échangée contre une existence de plein air et de liberté, n’ayant pour tout bien et pour tout revenu que sa chemise, son manteau de laine et son bâton. Et il sentait une grande sérénité qui lui rafraîchissait l’âme et achevait de lui faire oublier ses émotions passées.

Or, à ce moment précis, le sultan Mahmoud, revenant de la chasse, rentrait dans son palais. Et il aperçut le derviche appuyé sur son bâton, ne voyant point ce qui l’entourait et le regard perdu dans la contemplation des choses lointaines. Et il fut frappé de la tournure noble de ce derviche et de son attitude distinguée et de son air détaché. Et il se dit : « Par Allah, voilà le premier derviche qui ne tende pas la main sur le passage des riches seigneurs ! Sans aucun doute son histoire doit être une singulière histoire ! » Et il dépêcha vers lui un des seigneurs de sa suite, pour l’inviter à entrer au palais, parce qu’il désirait l’entretenir. Et le derviche ne put faire autrement que d’obéir à la prière du sultan. Et ce fut pour lui le second tournant de la destinée.

Et le sultan Mahmoud, après s’être un peu reposé des fatigues de la chasse, fit entrer le derviche en sa présence, et le reçut avec affabilité, et le questionna avec bonté sur son état, lui disant : « La bienvenue sur toi, ô vénérable derviche d’Allah ! À en juger par ton air, tu dois être un fils des nobles Arabes du Hedjaz ou de l’Yémen ! » Et le derviche répondit : « Allah seul est noble, ô monseigneur ! Moi, je ne suis qu’un pauvre homme, un mendiant. » Et sultan Mahmoud reprit : « Il n’y a point d’inconvénient ! Mais quel est le motif de ta venue dans ce pays et de ta présence sous les murs de ce palais, ô derviche ? Ce doit être, certainement, une étonnante histoire ! » Et il ajouta : « Par Allah sur toi, ô derviche béni, raconte-moi ton histoire, sans m’en rien cacher ! » Et le derviche, à ces paroles du sultan, ne put s’empêcher de laisser tomber une larme de ses yeux, et une grande émotion étreignit son cœur. Et il répondit : « Je ne te cacherai rien, seigneur, de mon histoire, bien qu’elle me soit un souvenir plein d’amertume et de douceur. Mais permets-moi de ne point te la raconter en public ! » Et sultan Mahmoud se leva de son trône, descendit vers le derviche et, lui prenant la main, il le conduisit dans une salle retirée, où il s’enferma avec lui. Puis il lui dit : « Maintenant tu peux parler sans crainte, ô derviche ! »

Alors l’ancien sultan, assis sur le tapis en face du sultan Mahmoud, dit : « Allah est le plus grand ! Voici mon histoire ! »

Et il raconta tout ce qui lui était arrivé, depuis le commencement jusqu’à la fin, sans oublier un détail, et comment il avait abdiqué le trône et s’était déguisé en derviche, pour voyager et tâcher d’oublier ses malheurs. Mais il n’y a point d’utilité à le répéter.

Lorsque le sultan Mahmoud eut entendu les aventures du derviche supposé, il se jeta à son cou et l’embrassa avec effusion, et lui dit : « Gloire à Celui qui abaisse et qui élève, qui humilie et qui honore, par les décrets de Sa sagesse et de Sa toute puissance ! » Puis il ajouta : « En vérité, ô mon frère, ton histoire est une grande histoire et son enseignement est un grand enseignement ! Sois donc remercié pour m’en avoir ennobli les oreilles et enrichi l’entendement. La douleur, ô mon frère, est un feu qui purifie, et les retours du temps guérissent les yeux aveugles de naissance. » Puis il dit : « Et maintenant que la sagesse a élu ton cœur pour domicile, et que la vertu d’humilité devant Allah t’a donné plus de titres de noblesse que n’en donne aux fils des rois un millénaire de domination, me serait-il permis d’exprimer un souhait, ô le plus grand ? » Et l’ancien sultan dit : « Sur ma tête et sur mes yeux, ô roi magnanime !» Et sultan Mahmoud dit : « J’aimerais être ton ami ! »

Et, ayant ainsi parlé, il embrassa de nouveau l’ancien sultan, devenu derviche, et lui dit : « Quelle vie admirable sera la nôtre désormais, ô mon frère ! Ensemble nous sortirons, ensemble nous rentrerons, et, la nuit, nous irons parcourir, sous le déguisement, les divers quartiers de la ville, pour le bénéfice moral que pourront nous donner ces promenades. Et, dans ce palais, tout t’appartiendra par moitié, en toute cordialité. De grâce ! ne me refuse pas, car le refus est une des formes de la parcimonie ! »

Et, le sultan-derviche ayant accepté d’un cœur ému l’offre amicale, le sultan Mahmoud ajouta : « Ô mon frère et mon ami, sache à ton tour que, moi aussi, j’ai dans ma vie une histoire. Et cette histoire est si étonnante que, si elle était écrite avec les aiguilles sur le coin intérieur de l’œil, elle servirait de leçon salutaire à qui la lirait avec déférence. Et je ne veux pas davantage tarder à te la raconter, afin que tu saches, au début même de notre amitié, ce que je suis et ce que j’ai été ! »

Et sultan Mahmoud, ayant rassemblé vers un seul point ses souvenirs, dit au sultan-derviche, devenu son ami :


HISTOIRE DU SINGE JOUVENCEAU


« Sache, ô mon frère, que le début de ma vie a été de tous points semblable à la fin de ta carrière, car si toi tu as commencé par être d’abord sultan pour revêtir ensuite les habits de derviche, moi j’ai fait juste le contraire. Car j’ai d’abord été derviche, et le plus pauvre des derviches, pour arriver ensuite à être roi, et à m’asseoir sur le trône du sultanat d’Égypte.

Je suis né, en effet, d’un père fort pauvre qui exerçait, dans les rues, le métier d’arroseur. Et tous les jours il portait sur son dos son outre en peau de chèvre remplie d’eau, et, se courbant sous son poids, il arrosait le devant des boutiques et des maisons, moyennant un bien mince salaire. Et moi-même, quand je fus en âge de travailler, je l’aidai dans sa besogne, et je portai sur mon dos une outre d’eau proportionnée à mes forces, et plutôt plus lourde qu’il ne fallait. Et quand mon père trépassa dans la miséricorde de son Seigneur, j’eus pour tout héritage, toute succession et tout bien la grosse outre en peau de chèvre de l’arrosage. Et je fus bien obligé, afin de pourvoir à ma subsistance, d’exercer le métier de mon père, qui était fort estimé par les marchands dont il arrosait le devant des boutiques, et par les portiers des riches seigneurs.

Mais, ô mon frère, le dos du fils n’est jamais aussi solide que celui de son père, et je dus bientôt, tant était lourde la grosse outre parternelle, abandonner le travail pénible de l’arrosage, pour ne pas me fracturer les os du dos ou me voir irrémédiablement bossu. Et, n’ayant ni biens, ni apanage, ni l’odeur de ces choses-là, je dus me faire derviche mendiant, et tendre la main aux passants, dans la cour des mosquées et dans les endroits publics. Et, quand venait la nuit, je m’étendais tout de mon long, à l’entrée de la mosquée de mon quartier, et m’endormais après avoir mangé mon faible gain de la journée, me disant, comme tous les malheureux de mon espèce : « La journée de demain sera, si Allah veut, plus prospère que celle-ci ! » Et je n’oubliais pas non plus que tout homme a fatalement son heure sur la terre, et que la mienne devait tôt ou tard arriver, que je le voulusse ou pas. Mais l’important était de ne pas être distrait ou somnolent lors de son passage. Et c’est pourquoi sa pensée ne me quittait pas, et je veillais sur elle comme le chien en arrêt sur le gibier.

Mais, en attendant, je vivais la vie du pauvre, dans l’indigence et le dénûment, et ne connaissant aucun des plaisirs de l’existence. Aussi, la première fois que j’eus entre les mains cinq drachmes d’argent, don inespéré d’un généreux seigneur à la porte de qui j’étais allé mendier le jour de ses noces, et dès que je me vis possesseur de cette somme, je me promis bien de faire bonne chère et de me payer quelque plaisir délicat. Et, serrant dans ma main les bienheureux cinq drachmes, je m’envolai vers le souk principal, en regardant avec mes yeux et en flairant avec mon nez, de tous côtés, pour fixer mon choix sur ce que je devais acheter.

Or, voici que tout à coup j’entendis, dans le souk, de grands éclats de rire…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT TRENTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

… Or, voici que tout à coup j’entendis, dans le souk, de grands éclats de rire, et je vis une foule de gens au visage épanoui et aux bouches ouvertes, qui étaient rassemblés autour d’un homme qui conduisait, au bout d’une chaîne, un jeune gros singe au derrière rose. Et ce singe, tout en marchant de travers, faisait avec ses yeux, avec sa figure et avec ses mains des signes nombreux à ceux qui l’entouraient, dans le but évident de s’amuser à leurs dépens et de se faire donner des pistaches, des pois chiches et des noisettes.

Et moi, à la vue de ce singe, je me dis : « Ya Mahmoud, qui sait si ta destinée n’est pas attachée au cou de ce singe ? Te voici maintenant riche de cinq drachmes d’argent, que tu vas dépenser sur ton ventre, en une fois ou deux fois ou trois fois tout au plus ! Ne ferais-tu pas mieux plutôt, moyennant cet argent, d’acheter ce singe à son maître, pour te faire montreur de singe, et gagner sûrement ton pain journalier, au lieu de continuer à mener cette vie de mendicité à la porte d’Allah ? »

Et, ayant ainsi pensé, je profitai d’un moment où la foule s’était éclaircie pour m’approcher du propriétaire du singe, et je lui dis : « Veux-tu me vendre ce singe avec sa chaîne, pour trois drachmes d’argent ! » Et il me répondit : « Il m’a coûté à moi dix drachmes sonnants, mais, pour toi, je te le laisserai à huit ! » Je dis : « Quatre ! » Il dit : « Sept ! » Je dis : « Quatre et demi ! » Il dit : « Le dernier mot, cinq ! Et prie sur le Prophète ! » Et je répondis : « Sur Lui les bénédictions, la prière et la paix d’Allah ! J’accepte le marché, et voici les cinq drachmes ! » Et, desserrant mes doigts qui tenaient les cinq drachmes enfermés dans le creux de ma main plus sûrement que dans une cassette d’acier, je lui remis la somme qui était tout mon avoir et tout mon capital, et, en retour, je pris le jeune gros singe, et je l’emmenai par le bout de sa chaîne.

Mais alors je réfléchis que je n’avais ni domicile ni réduit pour l’abriter, et que je ne pouvais songer à le faire entrer avec moi dans la cour de la mosquée où j’habitais en plein air, car j’en eusse été chassé par le gardien avec force injures à mon adresse et à l’adresse de mon singe. Et alors je me dirigeai vers une vieille maison en ruines, qui n’avait plus que trois murs debout, et je m’y installai pour passer la nuit avec mon singe. Et la faim commençait à me torturer cruellement, et sur cette faim venait s’ajouter l’envie rentrée que je n’avais pu satisfaire sur les friandises du souk, et qu’il m’était désormais impossible d’apaiser, puisque l’acquisition du singe m’avait tout enlevé. Et mon embarras, déjà extrême, se doublait maintenant du souci de nourrir mon compagnon, mon futur gagne-pain. Et déjà je commençais à regretter mon achat, quand soudain je vis mon singe se secouer, en faisant plusieurs mouvements singuliers. Et, au même moment, sans que j’eusse le temps de bien me rendre compte de la chose, je vis, à la place du hideux animal au derrière luisant, un jouvenceau comme la lune à son quatorzième jour. Et de ma vie je n’avais vu une créature qui pût lui être comparée en beauté, en grâces et en élégance. Et, debout dans une attitude charmante, il s’adressa à moi d’une voix douce comme le sucre, disant : « Mahmoud, tu viens de dépenser, pour m’acheter, les cinq drachmes d’argent qui étaient tout ton capital et toute ta fortune, et, dans cet instant même, tu ne sais comment faire pour te procurer quelque nourriture qui puisse nous suffire, à moi et à toi ! » Et je répondis : « Par Allah, tu dis vrai, ô jouvenceau ! Mais comment tout ça ? Et qui es-tu ? Et d’où viens-tu ? Et que veux-tu ? » Et il me dit, en souriant : « Mahmoud, ne me fais pas de questions. Mais prends plutôt ce dinar d’or, et achète tout ce qui est nécessaire pour nous régaler. Et sache, Mahmoud, que ta destinée est, en effet, comme tu l’as pensé, attachée à mon cou, et que je viens à toi porteur de la bonne fortune et du bonheur ! » Puis il ajouta : « Mais hâte-toi, Mahmoud, d’aller nous acheter de quoi manger, car nous sommes bien affamés, moi et toi ! » Et j’exécutai aussitôt ses ordres et nous ne tardâmes pas à faire ensemble un repas d’une qualité excellente, le premier de cette espèce depuis ma naissance. Et, comme la nuit était déjà fort avancée, nous nous couchâmes à côté l’un de l’autre. Et moi, voyant qu’il était certainement plus délicat que moi, je le couvris de mon vieux manteau en laine de chameau. Et il s’endormit tout contre moi, comme s’il n’avait fait que cela toute sa vie. Et je n’osai faire le moindre mouvement, de peur de l’effaroucher ou de lui faire croire à des intentions telles et telles de ma part, et de le voir alors reprendre sa forme première de gros singe au derrière écorché. Et, par ma vie ! je trouvai qu’entre le contact délicieux de ce corps de jouvenceau et la peau de chèvre des outres qui m’avaient servi d’oreillers dès le berceau, il y avait vraiment de la différence ! Et je m’endormis, de mon côté, en pensant que je dormais aux côtés de mon destin. Et je bénissais le Donateur qui me l’accordait sous un aspect si beau et si séduisant.

Or, le lendemain, le jouvenceau, levé de meilleure heure que moi, me réveilla et me dit : « Mahmoud ! Il est grand temps, après cette nuit à la dure, que tu ailles louer à notre intention quelque palais qui soit le plus beau d’entre les palais de cette ville ! Et ne crains pas d’être à court d’argent, et d’acheter, comme meubles et tapis, ce que tu trouveras de plus cher et de plus précieux dans le souk. » Et moi je répondis par l’ouïe et l’obéissance, et j’exécutai ses ordres sans perdre de temps.

Or, lorsque nous fûmes installés dans notre nouvelle demeure, qui était la plus splendide du Caire, louée à son propriétaire moyennant dix sacs de mille dinars d’or, le jouvenceau me dit : « Mahmoud ! comment n’as-tu pas honte, habillé de loques comme tu es, et le corps servant de refuge à toutes les variétés de puces et de poux, de t’approcher de moi et de vivre à côté de moi ? Et qu’attends-tu pour aller au hammam te purifier et améliorer ton état ? Car, pour ce qui est de l’argent, tu en as plus qu’il n’en faut aux sultans maîtres des empires. Et pour ce qui est des vêtements, tu n’as que l’embarras du choix ! » Et moi je répondis par l’ouïe et par l’obéissance, et me hâtai d’aller prendre un bain étonnant, et je sortis du hammam léger, parfumé et embelli.

Lorsque le jouvenceau me vit reparaître devant lui, transformé et habillé de vêtements de la plus grande richesse, il me considéra longuement, et parut satisfait de ma tournure. Puis il me dit : « Mahmoud ! c’est bien ainsi que je voulais que tu fusses. Viens maintenant t’asseoir près de moi ! » Et je m’assis près de lui, en pensant en mon âme : « Hé ! je crois bien que c’est le moment ! » Et je m’apprêtai à ne pas être en retard d’aucune manière et par n’importe quel endroit.

Or, au bout d’un moment, le jouvenceau me tapa amicalement sur l’épaule et me dit : « Mahmoud ! » Et je répondis : « Ya sidi ! » Il me dit : « Que penses-tu d’une jouvencelle fille de roi, plus belle que la lune du mois de Ramadân, qui deviendrait ton épouse ? » Je dis : « Je penserais, ô mon maître, qu’elle serait la bien venue ! » Il dit : « Dans ce cas, lève-toi, Mahmoud, prends ce paquet que voici, et va demander au sultan du Caire sa fille aînée en mariage ! Car elle est écrite dans ta destinée ! Et son père, en te voyant, saura que tu es celui qui doit être l’époux de sa fille. Mais, toi, n’oublie pas en entrant, aussitôt après les salams, d’offrir au sultan ce paquet en présent ! » Et moi je répondis : « J’écoute et j’obéis ! » Et, sans hésiter un instant, puisque telle était ma destinée, je pris avec moi un esclave pour me tenir le paquet le long du chemin, et je me rendis au palais du sultan.

Et les gardes du palais et les eunuques, en me voyant habillé avec tant de magnificence, me demandèrent respectueusement ce que je désirais. Et, lorsqu’ils furent informés que je souhaitais parler au sultan, et que j’avais un cadeau à lui remettre en mains propres, ils ne firent aucune difficulté pour faire, en mon nom, une demande d’audience, et m’introduire aussitôt en sa présence. Et moi, sans perdre contenance, comme si toute ma vie j’avais été le commensal des rois, je jetai le salam au sultan, avec beaucoup de déférence mais sans platitude, et il me le rendit d’un air gracieux et bienveillant. Et je pris le paquet des mains de l’esclave, et le lui offris, en disant : « Daigne accepter ce modeste présent, ô roi du temps, bien qu’il ne soit point sur la voie de tes mérites mais sur l’humble sentier de mon impuissance ! » Et le sultan fit prendre et ouvrir le paquet par son grand-vizir, et regarda dedans. Et il y vit des joyaux et des parures et des ornements d’une magnificence si incroyable, que jamais il n’avait dû rien voir de semblable. Et, émerveillé, il se récria sur la beauté de ce cadeau, et me dit : « Il est accepté ! Mais hâte-toi de m’apprendre ce que tu désires, et ce que je puis te donner en échange. Car les rois ne doivent point être en retard de largesses et de savoir-vivre ! » Et moi, sans attendre davantage, je répondis : « Ô roi du temps, mon souhait est de devenir ton connexe et ta parenté à travers cette perle cachée, cette fleur encalicée, cette vierge scellée et cette dame en ses voiles enfermée, ta fille aînée ! »

Lorsque le sultan eut entendu mes paroles et compris ma demande, il me regarda une heure de temps, et me répondit : « Il n’y a pas d’inconvénient ! » Puis il se tourna vers son vizir et lui dit : « Toi, que penses-tu de la demande de cet éminent seigneur ? Pour ma part, je le trouve tout à fait seyant ! Et je reconnais, à certains signes de sa physionomie, qu’il est envoyé par le destin pour être mon gendre ! » Et le vizir interrogé, répondit : « Les paroles du roi sont sur notre tête ! Et le seigneur n’est point une connexité indigne de notre maître ni une parenté à rejeter. Loin de là ! Mais peut-être vaudrait-il mieux lui demander une preuve, autre que ce cadeau, de sa puissance et de sa capacité ! » Et le sultan lui dit : « Comment dois-je agir en cette affaire ? Conseille-moi, ô vizir. » Il dit : « Mon avis, ô roi du temps, est de lui montrer le plus beau diamant du trésor, et de ne lui accorder en mariage la princesse, ta fille, que sous la condition qu’il apportera, pour présent de noces, un diamant de la même valeur. »

Alors moi, bien que violemment ému de tout cela dans mon intérieur, je demandai au sultan : « Si je t’apporte une pierre qui soit la sœur de celle-ci et sa pareille en tous points, me donneras-tu la princesse ? » Il me répondit : « Si tu m’apportes réellement une pierre identique à celle-ci, ma fille sera ton épouse. » Et moi j’examinai la pierre, je la tournai dans tous les sens, et la fixai dans mon œil. Puis je la rendis au sultan, et pris congé de lui, en lui demandant la permission de revenir le lendemain.

Et lorsque j’arrivai à notre palais, le jouvenceau me dit : « Quelle est l’affaire ? » Et je le mis au courant de ce qui s’était passé, en lui dépeignant la pierre comme si je la tenais entre mes doigts. Et il me dit : « La chose est aisée. Aujourd’hui, toutefois, il est trop tard ; mais demain, inschallah ! je te donnerai dix diamants exactement pareils à celui que tu m’as dépeint…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT TRENTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

« … Aujourd’hui, toutefois, il est trop tard ; mais demain, inschallah ! je te donnerai dix diamants exactement pareils à celui que tu m’as dépeint. »

Et, effectivement, le lendemain matin, le jouvenceau sortit dans le jardin du palais, et, au bout d’une heure, il me rapporta les dix diamants, tous d’une beauté exactement égale à celui du sultan, taillés en forme d’œuf de pigeon et purs comme l’œil du soleil. Et j’allai les présenter au sultan, en lui disant : « Ô mon maître, excuse-moi du peu. Mais je n’ai pu avoir un seul diamant, et j’ai dû te rapporter un lot de dix. Et tu peux choisir, et jeter ensuite ceux qui te déplairont ! » Et il fit ouvrir par le grand-vizir le petit coffret d’émail qui les contenait, et resta émerveillé de leur éclat et de leur beauté, et grandement surpris de voir qu’il y en avait réellement dix, tous pareils à celui qu’il possédait, exactement.

Et, lorsqu’il fut revenu de son étonnement, il se tourna vers le vizir et, sans lui adresser la parole, il lui fit de la main un geste qui signifiait : « Que dois-je faire ? » Et le vizir répondit, de la même manière, par un geste qui voulait dire : « Il faut lui accorder ta fille ! »

Et aussitôt les ordres furent donnés pour qu’on fît tous les préparatifs de notre mariage. Et on manda le kâdi et les témoins, qui écrivirent le contrat de mariage, séance tenante. Et lorsque cet acte légal fut dressé, on me le remit, selon le cérémonial d’usage. Et, comme j’avais tenu à ce que le jouvenceau, que j’avais présenté au sultan comme mon proche parent, assistât à la cérémonie, je m’empressai de lui montrer le contrat afin qu’il le parcourût à ma place, vu que je ne savais moi-même ni lire ni écrire. Et, l’ayant lu à voix haute d’un bout à l’autre, il me le rendit, en me disant : « Il est fait selon les règles et selon la coutume. Et te voici licitement marié à la fille du sultan. » Puis il me prit à part et me dit : « Tout cela est bien, Mahmoud, mais maintenant j’exige de toi une promesse ! » Et je répondis : « Hé, par Allah ! quelle promesse peux-tu me demander qui soit plus grande que celle de te donner ma vie qui déjà t’appartient ! » Et il sourit et me dit : « Mahmoud ! Je ne veux pas que tu consommes le mariage, avant que je te donne la permission de pénétrer en elle. Car il y a quelque chose que je dois faire auparavant ! » Et je répondis : « Ouïr c’est obéir ! »

Aussi, lorsque vint la nuit de la pénétration, j’entrai chez la fille du sultan. Mais, au lieu de faire ce que fait l’époux en pareil cas, je m’assis loin d’elle, dans mon coin, malgré le désir. Et je me contentai seulement de la regarder de loin, en détaillant avec mes yeux ses perfections. Et j’agis de la sorte la seconde nuit et la troisième nuit, bien que chaque matin la mère de mon épouse vînt, selon l’usage, la questionner au sujet de sa nuit, lui disant : « J’espère d’Allah qu’il n’y a pas eu d’encombre et que la preuve est faite de ta virginité ! » Mais mon épouse répondait : « Il ne m’a rien fait encore ! » C’est pourquoi, au matin de la troisième nuit, la mère de mon épouse s’affligea à la limite de l’affliction, et s’écria : « Ô notre calamité ! pourquoi ton époux nous traite-t-il de cette manière humiliante, et persiste-t-il à s’abstenir de ta pénétration ? Et que vont penser de cette conduite injurieuse nos parentes et nos esclaves ? Et n’ont-elles pas le droit de croire que cette abstention est due à quelque motif dont l’aveu est difficile à faire, ou à quelque raison tortueuse ? » Et, pleine d’inquiétude, elle alla, ce matin du troisième jour, raconter la chose au sultan, qui dit : « Si, cette nuit, il ne réduit pas son pucelage, je l’égorgerai ! » Et cette nouvelle parvint aux oreilles de l’adolescente, mon épouse, qui vint me la rapporter.

Alors moi je n’hésitai pas à mettre le jouvenceau au courant de la situation. Et il me dit : « Mahmoud, c’est le moment ! Mais avant de réduire son pucelage, il faut encore une condition, et c’est de lui demander, lorsque tu seras seul avec elle, de te donner un bracelet qu’elle porte au bras droit. Et tu le prendras, et me l’apporteras sur-le-champ. Après quoi il te sera loisible d’accomplir la pénétration, et de satisfaire sa mère et son père. » Et je répondis : « J’écoute et j’obéis ! »

Et lorsque je m’unifiai avec elle, à l’entrée de la nuit, je lui dis : « Par Allah sur toi, as-tu réellement le désir que je te donne cette nuit plaisir et joie ? » Elle me répondit : « J’ai ce désir, en vérité. » Et je repris : « Donne-moi alors le bracelet que tu portes à ton bras droit ! » Et elle s’écria : « Je veux bien te le donner, mais je ne sais ce qui pourrait résulter de l’abandon entre tes mains de ce bracelet-amulette qui m’a été donné par ma nourrice, quand j’étais tout enfant. » Et, ce disant, elle le défit de son bras et me le donna. Et moi je sortis à l’instant et allai le remettre à mon ami le jouvenceau, qui me dit : « C’est bien celui-ci qu’il me faut ! Maintenant tu peux retourner pour la pénétration. » Et je m’empressai de rentrer dans la chambre nuptiale, pour accomplir ma promesse concernant la prise de possession, et faire ainsi plaisir à tout le monde.

Or, à partir du moment où je pénétrai auprès de mon épouse, qui m’attendait toute prête dans son lit, j’ignore, ô mon frère, ce qui m’est arrivé. Tout ce que je sais, c’est que je vis soudain ma chambre et mon palais fondre comme dans les rêves, et je me vis couché en plein air au milieu de la maison en ruines, où j’avais conduit le singe lors de son acquisition. Et j’étais dépouillé de mes riches vêtements et à moitié nu sous les haillons de mon ancienne misère. Et je reconnus ma vieille tunique rapiécetée de morceaux de toile de toutes les couleurs, et mon bâton de derviche mendiant, et mon turban plein de trous comme un crible de grainetier.

À cette vue, ô mon frère, je ne sus trop tout ce que cela signifiait, et je me demandai : « Ya Mahmoud, es-tu à l’état de veille ou de sommeil ? Rêves-tu ou es-tu réellement Mahmoud le derviche mendiant ? » Et, ayant achevé de recouvrer mes sens, je me levai et me secouai, comme je l’avais vu faire au singe, autrefois. Mais je restai tel que j’étais, un pauvre fils de pauvre, et rien de plus.

Alors, l’âme en détresse et l’esprit en mauvais état, je me mis à errer sans trop savoir où, en pensant à l’inconcevable fatalité qui m’avait mis dans cette posture. Et, errant de la sorte, j’arrivai dans une rue peu fréquentée où je vis, assis par terre sur un petit tapis, et tenant devant lui une petite natte couverte de papiers écrits et de divers objets divinatoires, un Maghrébin du Barbar.

Et moi, heureux de cette rencontre, je m’approchai du Maghrébin, dans le but de me faire tirer mon sort et dire mon horoscope, et lui jetai un salam, qu’il me rendit. Et je m’assis par terre sur mes jambes repliées, m’accroupis en face de lui, et le priai de consulter pour moi l’invisible.

Alors le Maghrébin, après m’avoir considéré avec des yeux où passaient des lames de couteau, s’exclama : « Ô derviche, est-ce bien toi qui as été la victime d’une exécrable fatalité qui t’a séparé d’avec ton épouse ? » Et je m’écriai : « Hé, ouallah ! hé, ouallah ! c’est moi-même ! » Il me dit : « Ô pauvre, le singe que tu as acheté cinq drachmes d’argent, et qui s’est métamorphosé si subitement en un jouvenceau plein de grâce et de beauté, n’est pas un être humain d’entre les fils d’Adam, mais un genni de mauvaise qualité. Et il ne s’est servi de toi que pour arriver à ses fins. Sache, en effet, qu’il est, depuis longtemps, passionnément épris de la fille du sultan, celle-là même qu’il t’a fait épouser. Mais comme, malgré toute sa puissance, il ne pouvait s’en approcher parce qu’elle portait sur elle un bracelet-talisman, il a employé ton entremise pour obtenir ce bracelet, et se rendre impunément maître de la princesse. Mais j’espère avant peu détruire le pouvoir dangereux de ce mauvais sujet, qui est un des genn adultérins, qui se sont révoltés contre la loi de notre seigneur Soleïmân — sur Lui la prière et la paix ! »

Et, ayant ainsi parlé, le Maghrébin prit une feuille de papier, y traça des caractères compliqués, et me la remit en disant : « Ô derviche, ne doute pas de la grandeur de ton destin, reprends courage et va à l’endroit que je vais t’indiquer. Et là tu attendras le passage d’une troupe de personnages, que tu observeras avec attention. Et lorsque lu apercevras celui qui paraît être leur chef, tu lui remettras ce billet ; et il satisfera tes désirs ! » Puis il me donna les instructions nécessaires pour arriver à l’endroit dont il s’agissait, et ajouta : « Quant à la rémunération que tu me dois, tu me la donneras quand ton destin aura été accompli ! »

Alors moi, après avoir remercié le Maghrébin, je pris le billet et me mis en route vers l’endroit qu’il m’avait indiqué. Et je marchai, dans ce but, toute la nuit et tout le jour suivant et une partie de la seconde nuit. Et j’arrivai alors à une plaine déserte où il n’y avait, pour toute présence, que l’œil invisible d’Allah et l’herbe sauvage. Et je m’assis et attendis avec impatience ce qui allait m’arriver. Et j’entendis autour de moi comme un vol d’oiseaux de nuit que je ne voyais pas. Et l’effroi de la solitude commençait à faire trembler mon cœur, et l’épouvante de la nuit remplissait mon âme. Et voici que j’aperçus, tout à coup, à quelque distance, un grand nombre de flambeaux qui semblaient marcher d’eux-mêmes vers moi. Et bientôt je pus distinguer les mains qui les portaient ; mais les personnes à qui appartenaient ces mains restaient au fond de la nuit, et mes yeux ne les voyaient pas. Et un nombre infini de flambeaux, portés par des mains sans propriétaires, passèrent de la sorte deux à deux devant moi. Et enfin je vis, entouré d’un grand nombre de lumières, un roi sur son trône, revêtu de splendeur. Et, arrivé devant moi, il me regarda et me considéra, pendant que mes genoux s’entrechoquaient de terreur, et me dit : « Où est le billet de mon ami le Maghrébin Barbari ? » Et moi, alors, j’affermis mon cœur et, m’avançant, je lui tendis le billet qu’il déplia et lut, pendant que s’arrêtait la procession. Et il cria à quelqu’un que je ne voyais pas : « Ya Atrasch, viens ici ! » Et aussitôt, sortant de l’ombre, s’avança un messager tout équipé, qui embrassa la terre entre les mains du roi. Et le roi lui dit : « Va vite au Caire enchaîner le genni un tel, et me l’amène sans retard ! » Et le messager obéit, et disparut à l’instant.

Or, au bout d’une heure, il revint avec le jouvenceau enchaîné, qui était devenu horrible à regarder et hideux à dévisager. Et le roi lui cria : « Pourquoi, ô maudit, as-tu frustré cet adamite de sa bouchée ? Et pourquoi as-tu avalé la bouchée ? » Et il répondit : « La bouchée est encore intacte, et c’est moi qui l’ai préparée. » Et le roi dit : « Il faut que tu rendes à l’instant le bracelet-talisman à ce fils d’Adam, ou bien tu auras affaire à moi ! » Mais le genni, qui était un cochon obstiné, répondit avec hauteur : « Le bracelet est avec moi, et nul ne l’aura ! » Et, ce disant, il ouvrit une bouche comme un four, et y jeta le bracelet qui s’engouffra dans son intérieur.

À cette vue, le roi nocturne avança le bras et, se baissant, il saisit le genni par la nuque et, le faisant tournoyer comme une fronde, il le lança contre terre, en lui criant : « Ça t’apprendra ! » Et du coup il fit entrer sa longueur dans sa largeur. Puis il commanda à une des mains porte-flambeaux de retirer le bracelet de l’intérieur de ce corps sans vie, et de me le rendre. Ce qui fut exécuté sur-le-champ. Et aussitôt, ô mon frère, que ce bracelet fut entre mes doigts, le roi et toute sa suite…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT TRENTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

… Et aussitôt, ô mon frère, que ce bracelet-talisman fut entre mes doigts, le roi et toute sa suite de mains disparurent, et je me retrouvai vêtu de mes riches habits, au milieu de mon palais, dans la chambre même de mon épouse. Et je la trouvai plongée dans un profond sommeil. Mais dès que j’eus rattaché le bracelet à son bras, elle s’éveilla et poussa un cri de joie en me voyant. Et moi, comme si rien ne s’était passé entre temps, je m’étendis contre elle. Et le reste est le mystère de la foi musulmane, ô mon frère.

Et, le lendemain, son père et sa mère furent à la limite de la joie de me savoir revenu de mon absence et oublièrent, tant était grande leur joie de savoir réduite la virginité de leur fille, de m’interroger à ce sujet. Et depuis lors nous vécûmes tous dans la paix, la concorde et l’harmonie.

Et, quelque temps après mon mariage, le sultan, mon oncle, père de mon épouse, mourut sans laisser d’enfant mâle, et, comme j’étais marié avec sa fille aînée, il me légua son trône. Et je devins ce que je suis, ô mon frère. Et Allah est le plus grand. Et de Lui nous procédons et vers Lui nous retournerons ! »


Et le sultan Mahmoud, ayant ainsi raconté son histoire à son nouvel ami le sultan-derviche, le vit extrêmement étonné d’une aventure si singulière, et lui dit : « Ne t’étonne pas, ô mon frère ; car tout ce qui est écrit doit courir, et rien n’est impossible à la volonté de Celui qui a tout créé ! Et maintenant que je me suis montré à toi en toute vérité, sans craindre de me diminuer à tes yeux en te révélant mon humble origine, et précisément pour que mon exemple te soit une consolation, et pour que tu ne te croies pas inférieur à moi en rang et en valeur individuelle, tu peux être mon ami, en toute tranquillité ; car jamais je ne me croirai le droit, après ce que je t’ai raconté, de m’enorgueillir de ma situation vis-à-vis de toi, ô mon frère ! » Puis il ajouta : « Et pour que ta situation soit plus régulière, ô mon frère d’origine et de rang, je te nomme mon grand-vizir. Et tu seras ainsi mon bras droit, et le conseiller de mes actes ; et rien ne se fera dans le royaume sans ton entremise et sans que ton expérience l’ait d’avance approuvé ! »

Et, sans plus tarder, le sultan Mahmoud convoqua les émirs et les grands de son royaume, et fit reconnaître le sultan-derviche comme grand-vizir, et le revêtit lui-même d’une magnifique robe d’honneur, et lui confia le sceau du règne.

Et le nouveau grand-vizir tint diwân le jour même, et continua ainsi les jours suivants, s’acquittant des devoirs de sa charge avec un tel esprit de justice et d’impartialité, que les gens, avertis de ce nouvel état de choses, venaient du fond du pays pour réclamer ses arrêts et s’en rapporter à ses décisions, le prenant pour juge suprême dans leurs différends. Et il mettait tant de sagesse et de modération dans ses jugements, qu’il obtenait la gratitude et l’approbation de ceux mêmes contre lesquels ses sentences étaient prononcées. Quant à ses moments de loisir, il les passait dans l’intimité du sultan, dont il était devenu le compagnon inséparable et l’ami à toute épreuve.

Or, un jour, le sultan Mahmoud, se sentant l’esprit déprimé, se hâta d’aller trouver son ami, et lui dit : « Ô mon frère et mon vizir, mon cœur d’aujourd’hui est lourd en moi, et mon esprit déprimé. » Et le vizir, qui était l’ancien sultan d’Arabie, répondit : « Ô roi du temps, les joies et les peines sont en nous, et c’est notre propre cœur qui les sécrète. Mais souvent la vue des choses extérieures peut influer sur notre humeur. As-tu essayé sur tes yeux la vue des choses extérieures, aujourd’hui ? » Et le sultan répondit : « Ô mon vizir, j’ai essayé sur mes yeux d’aujourd’hui la vue des pierreries de mon trésor, et je les ai prises les unes après les autres entre mes doigts, les rubis, les émeraudes, les saphirs et les gemmes de toutes les séries de couleurs ; mais elles ne m’ont point incité au plaisir, et mon âme est restée mélancolique et mon cœur rétréci. Et je suis entré ensuite dans mon harem, et j’ai passé en revue toutes les séries de mes femmes, les blanches, les brunes, les blondes, les cuivrées, les noires, les grasses et les fines, mais aucune d’elles n’a réussi à dissiper ma tristesse. Et j’ai visité ensuite mes écuries, et j’ai regardé mes chevaux et mes juments et mes poulains, mais toute leur beauté n’a pu lever le voile qui noircit le monde devant mon visage. Et maintenant je viens te trouver, ô mon vizir plein de sagesse, afin que tu découvres un remède à mon état, ou que tu me dises les paroles qui guérissent. » Et le vizir répondit : « Ô mon seigneur, que dirais-tu d’une visite à l’asile des fous, le maristân, que tant de fois nous avons voulu voir ensemble, sans y être encore allés ? Je pense, en effet, que les fous sont des personnes douées d’un entendement différent du nôtre, et qu’ils voient entre les choses des rapports que les non-fous ne distinguent jamais, et qu’ils sont visités par l’esprit. Et peut-être que cette visite lèvera la tristesse qui pèse sur ton âme et dilatera ta poitrine ! » Et le sultan répondit : « Par Allah, ô mon vizir, allons visiter les fous du maristân ! »

Alors le sultan et son vizir, l’ancien sultan-derviche, sortirent du palais, sans prendre aucune suite avec eux, et marchèrent, sans s’arrêter, jusqu’au maristân, qui était la maison des fous. Et ils y entrèrent et la visitèrent en son entier ; mais, à leur extrême étonnement, ils n’y trouvèrent guère d’autres habitants que le chef des clefs et les gardiens ; quant aux fous, il n’y en avait ni l’ombre ni l’odeur. Et le sultan demanda au chef des clefs : « Où sont les fous ? » Et il répondit : « Par Allah, ô mon seigneur, nous n’en trouvons plus depuis un long espace de temps, et le motif de cette pénurie réside sans doute dans l’affaiblissement de l’intelligence chez les créatures d’Allah ! » Puis il ajouta : « Nous pouvons tout de même, ô roi du temps, te montrer trois fous qui sont ici depuis un certain temps, et qui nous ont été amenés, l’un après l’autre, par des personnes de haut rang, avec défense de les montrer à qui que ce soit, petit ou grand. Mais rien ne peut être caché à notre maître le sultan ! » Et il ajouta : « Ce sont, sans aucun doute, de grands savants, car ils lisent dans les livres, tout le temps ! » Et il mena le sultan et le vizir vers un pavillon écarté, où ils les introduisit, pour ensuite s’éloigner, respectueusement.

Et le sultan Mahmoud et son vizir aperçurent trois jeunes gens enchaînés au mur, dont l’un lisait, tandis que les deux autres écoutaient attentivement. Et tous trois étaient beaux, bien faits, et ne présentaient aucun aspect de démence ou de folie. Et le sultan se tourna vers son compagnon et lui dit : « Par Allah, ô mon vizir, le cas de ces trois jeunes gens doit être un cas bien étonnant, et leur histoire une surprenante histoire ! » Et il se tourna vers eux, et leur dit : « Est-ce réellement pour cause de folie que vous avez été enfermés dans ce maristân ? » Et ils répondirent : « Non, par Allah ! nous ne sommes ni fous ni déments, ô roi du temps, et nous ne sommes même pas idiots ou stupides. Mais si singulières sont nos aventures et si extraordinaires nos histoires, que, si elles étaient gravées avec les aiguilles sur l’angle de nos yeux, elles seraient une leçon salutaire à ceux qui seraient capables de les déchiffrer ! » Et le sultan et le vizir, à ces paroles, s’assirent par terre en face des trois jeunes hommes enchaînés, en disant : « Notre ouïe est ouverte, et prêt notre entendement ! » Alors le premier, celui qui lisait dans le livre, dit :


HISTOIRE DU PREMIER FOU


« De mon métier, ô mes seigneurs et la couronne sur ma tête, j’étais marchand dans le souk des soieries, comme l’étaient avant moi mon père et mon grand-père. Et, comme marchandises, je ne vendais que des articles indiens, de toutes les espèces et de toutes les couleurs, mais toujours à des prix fort élevés. Et je vendais et achetais avec beaucoup de profit et de bénéfices, selon la coutume des grands marchands.

Or, un jour, j’étais, selon mon habitude, assis dans ma boutique, quand survint une vieille dame qui me souhaita le bonjour et me gratifia du salam. Et je lui rendais ses salutations et compliments, quand elle s’assit sur le rebord de ma devanture, et me questionna, disant : « Ô mon maître, as-tu des étoffes de choix originaires de l’Inde ? » Je répondis : « Ô ma maîtresse, j’ai dans ma boutique de quoi te satisfaire. » Et elle dit : « Fais-moi sortir une de ces étoffes, que je la voie ! » Et moi je me levai et tirai, à son intention, de l’armoire des réserves, une pièce d’étoffe indienne du plus grand prix, et la lui mis entre les mains. Et elle la prit, et, l’ayant examinée, elle fut grandement satisfaite de sa beauté, et me dit : « Ô mon maître, pour combien cette étoffe ? » Je répondis : « Pour cinq cents dinars. » Et elle tira aussitôt sa bourse et me compta les cinq cents dinars d’or ; puis elle prit la pièce d’étoffe et s’en alla en sa voie. Et moi, ô notre maître le sultan, je lui vendis de la sorte pour cette somme une marchandise qui ne m’avait coûté que cent cinquante dinars. Et je remerciai le Rétributeur pour Ses bienfaits.

Or, le lendemain, la vieille dame revint me trouver, et me demanda une autre pièce, et me la paya également cinq cents dinars, et s’en alla avec son marché et sa démarche. Et, de nouveau, elle revint le jour suivant m’acheter une autre pièce d’étoffe indienne qu’elle paya comptant ; et, ô mon seigneur le sultan, elle agit de la sorte pendant quinze jours successifs, acheta et paya avec la même régularité. Et, le seizième jour, je la vis arriver comme à l’ordinaire et choisir une nouvelle pièce. Et elle se disposait à me payer, quand elle s’aperçut qu’elle avait oublié sa bourse, et me dit : « Ya Khawaga, j’ai dû laisser ma bourse à la maison. » Et je répondis : « Ya setti, rien ne presse. Si tu veux me rapporter demain l’argent, tu seras la bienvenue ; sinon, tu seras encore la bienvenue ! » Mais elle se récria, disant qu’elle ne consentirait jamais à prendre une marchandise qu’elle n’avait pas payée, et moi, de mon côté, je lui dis à plusieurs reprises : « Tu peux l’emporter, à cause de l’amitié, et par sympathie pour ta tête ! » Et un débat de mutuelle générosité s’éleva entre nous, elle refusant et moi voulant donner. Car, ô mon seigneur, il était convenable qu’ayant fait tant de bénéfices sur elle, j’agisse si poliment vis-à-vis d’elle, et que même je fusse prêt, le cas échéant, à lui donner pour rien une ou deux pièces d’étoffe. Mais, à la fin, elle me dit : « Ya Khawaga, je vois que nous n’allons jamais nous entendre, si nous continuons de la sorte. Aussi le plus simple serait que tu me fisses la faveur de m’accompagner à la maison, pour y toucher le prix de ta marchandise. » Alors moi, ne voulant point la contrarier, je me levai, fermai ma boutique et la suivis.

Et nous marchâmes, elle me précédant et moi à dix pas derrière elle, jusqu’à ce que nous fussions arrivés à l’entrée de la rue où se trouvait sa maison. Alors elle s’arrêta et, tirant de son sein un foulard, elle me dit : « Il faut que tu consentes à te laisser bander les yeux avec ce foulard. » Et moi, bien étonné de cette singularité, je la priai poliment de m’en donner la raison. Et elle me dit : « C’est parce qu’il y a, dans cette rue que nous allons traverser, des maisons dont les portes sont ouvertes, et où les femmes sont assises, la face nue, dans les vestibules ; de telle sorte que, peut-être, ton regard tomberait sur l’une d’elles, mariée ou jeune fille, et ton cœur alors pourrait s’engager dans une affaire d’amour, et tu serais bien tourmenté dans ta vie ; car, dans ce quartier de la ville, il y a plus d’un visage, de femme mariée ou de vierge, si beau qu’il séduirait l’ascète le plus religieux. Et moi je crains beaucoup pour la paix de ton cœur…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT TRENTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

« … car, dans ce quartier de la ville, il y a plus d’un visage, de femme mariée ou de vierge, si beau qu’il séduirait l’ascète le plus religieux. Et moi je crains beaucoup pour la paix de ton cœur. »

Et moi, là-dessus, je pensai : « Par Allah, cette vieille femme est de bon conseil. » Et je consentis à ce qu’elle me demandait. Alors elle me banda les yeux avec le foulard, et m’empêcha ainsi de voir. Puis elle me prit par la main, et marcha avec moi jusqu’à notre arrivée devant une maison, dont elle heurta la porte avec l’anneau de fer. Et on nous ouvrit à l’instant, de l’intérieur. Et dès que nous fûmes entrés, ma vieille conductrice m’enleva le bandeau, et je m’aperçus avec surprise que j’étais dans une demeure décorée et meublée avec tout le luxe des palais des rois. Et, par Allah ! ô notre maître le sultan, de ma vie je n’avais vu la pareille, ni rêvé quelque chose d’aussi merveilleux.

Quant à la vieille, elle me pria de l’attendre dans la pièce où je me trouvais, et qui donnait sur une salle plus belle à galerie. Et, me laissant seul dans cette pièce, d’où je pouvais voir tout ce qui se passait dans l’autre, elle s’en alla.

Et, voici ! j’aperçus à l’entrée de la seconde salle, jetés négligemment en tas dans un coin, toutes les précieuses étoffes que j’avais vendues à la vieille. Et bientôt entrèrent deux jeunes filles comme deux lunes, qui tenaient chacune un seau plein d’eau de roses. Et elles déposèrent leurs seaux sur les dalles de marbre blanc, et, s’approchant du tas d’étoffes précieuses, elles en prirent une au hasard, et la coupèrent en deux parties, comme elles eussent fait d’un torchon de cuisine. Puis chacune d’elles se dirigea vers son seau, et relevant ses manches jusqu’aux aisselles, elle plongea le morceau d’étoffe précieuse dans l’eau de roses, et se mit à mouiller et à laver les dalles, et à les sécher ensuite avec d’autres morceaux de mes étoffes précieuses, pour enfin les frotter et les faire briller avec ce qui restait des pièces qui avaient coûté cinq cents dinars chacune. Et lorsque ces jeunes filles eurent fini ce travail et que le marbre fut devenu comme de l’argent, elles couvrirent le sol de tissus si beaux que ma boutique tout entière eût été vendue sans rapporter la somme nécessaire pour l’acquisition du moins riche d’entre eux. Et sur ces tissus elles étendirent un tapis en laine de chevreau musqué et des coussins gonflés de plumes d’autruche. Après quoi elles apportèrent cinquante carreaux de brocart d’or, et les rangèrent en bon ordre autour du tapis central ; puis elles se retirèrent.

Et, voici ! deux par deux, entrèrent des jeunes filles qui se tenaient par les mains, et qui vinrent se ranger chacune devant un des carreaux de brocart ; et comme elles étaient cinquante, elles se trouvèrent ainsi placées, en bon ordre, devant leurs carreaux respectifs.

Et, voici ! sous un dais porté par dix lunes de beauté, une adolescente parut à l’entrée de la salle, si éblouissante dans sa blancheur et l’éclat de ses yeux noirs, que mes yeux se fermèrent d’eux-mêmes. Et lorsque je les ouvris, je vis près de moi la vieille dame, ma conductrice, qui m’invitait à l’accompagner pour qu’elle me présentât à l’adolescente, qui était déjà nonchalamment couchée sur le tapis central, au milieu des cinquante jeunes filles debout sur les carreaux de brocart. Mais moi, ce ne fut point sans une grande appréhension que je me vis en butte aux regards de ces cinquante et une paires d’yeux noirs, et je me dis : « Il n’y a de puissance et de recours qu’en Allah le Glorieux, le Très-Haut ! Il est évident que c’est ma mort qu’elles désirent ! »

Or, lorsque je fus entre ses mains, la royale adolescente me sourit, me souhaita la bienvenue et m’invita à m’asseoir près d’elle sur le tapis. Et, bien confus et bien interdit, je m’assis pour lui obéir, et elle me dit : « Ô jeune homme, que dis-tu de moi et de ma beauté ? Et penses-tu que je pourrai être ton épouse ? » Et moi, à ces paroles, étonné à l’extrême limite de l’étonnement, je répondis : « Ô ma maîtresse, comment oserais-je me croire digne d’une telle faveur ? En vérité je ne m’estime pas à un prix assez haut pour devenir un esclave, ou moins encore, entre tes mains ! » Mais elle reprit : « Non, par Allah, ô jeune homme, mes paroles ne contiennent aucune tromperie, et il n’y a rien d’évasif dans mon langage, qui est sincère. Réponds-moi donc avec la même sincérité, et bannis toute crainte de ton esprit, car mon cœur est jusqu’au bord rempli de ton amour ! »

À ces paroles, je compris, ô notre maître le sultan, je compris, à ne pouvoir en douter, que l’adolescente avait réellement l’intention de m’épouser, mais sans qu’il me fût possible de deviner pour quelles raisons elle m’avait choisi entre des milliers de jeunes gens, ni comment elle me connaissait. Et je finis par me dire : « Ô un tel, l’inconcevable a l’avantage de ne pas coûter de pensées torturantes. Ne cherche donc pas à le comprendre, et laisse courir les choses suivant leur chemin. » Et je répondis : « Ô ma maîtresse, si réellement tu ne parles pas pour faire rire de moi ces honorables jeunes filles, souviens-toi du proverbe qui dit : « Quand la lame est rouge, elle est mûre pour le marteau ! » Or, je pense que mon cœur est si enflammé de désir, qu’il est temps de réaliser notre union. Dis-moi donc, par ta vie ! ce que je dois t’apporter comme dot et douaire ! » Et elle répondit en souriant : « La dot et le douaire sont payés, et tu n’as pas à t’en préoccuper. » Et elle ajouta : « Je vais, puisque tel est aussi ton désir, envoyer à l’instant chercher le kâdi et les témoins, afin que nous puissions être unis sans délai. »

Et, effectivement, ô mon seigneur, le kâdi et les témoins ne tardèrent pas à arriver. Et ils nouèrent le nœud, par le licite. Et nous fûmes mariés sans délai. Et tout le monde partit, après la cérémonie. Et je me demandai : « Ô tel, veilles-tu ou rêves-tu ? » Et ce fut encore bien autre chose quand elle eut commandé à ses belles esclaves de préparer le hammam à mon intention, et de m’y conduire. Et les jeunes filles me firent entrer dans une salle de bain parfumée à l’aloès de Comorin, et me confièrent aux laveuses qui me dévêtirent et me frottèrent et me donnèrent un bain qui me rendit plus léger que les oiseaux. Puis elles répandirent sur moi les parfums les plus exquis, me couvrirent d’une riche parure et me présentèrent des rafraîchissements et des sorbets de toute espèce. Après quoi elles me firent quitter le hammam et me conduisirent dans la chambre intime de ma nouvelle épouse, qui m’attendait parée de sa seule beauté.

Et aussitôt elle vient à moi, et me prit, et se renversa sur moi, et me frotta avec une passion étonnante. Et moi, ô mon seigneur, je sentis mon âme qui se logeait toute dans ce que tu sais, et j’accomplis l’ouvrage pour lequel j’étais requis et la besogne dont j’avais la commande, et je réduisis ce qui jusque-là était du domaine de l’irréductible, et j’abattis ce qui était à abattre, et je ravis ce qui était à ravir, et je pris ce que je pus, et je donnai ce qu’il fallut, et je me levai, et je m’étendis, et je fonçai, et je défonçai, et j’enfonçai, et je forçai, et je farcis, et j’amorçai, et je renfonçai, et j’agaçai, et je grinçai, et je renversai, et j’avançai et je recommençai, et tellement, ô mon seigneur le sultan, que, ce soir-là, Celui que tu sais fut réellement le gaillard qu’on nomme le bélier, le forgeron, l’assommeur, le calamiteux, le long, le fer, le pleureur, l’ouvreur, l’encorneur, le frotteur, l’irrésistible, le bâton du derviche, l’outil prodigieux, l’éclaireur, le borgne assaillant, le glaive du guerrier, l’infatigable nageur, le rossignol moduleur, le père au gros cou, le père aux gros nerfs, le père aux gros œufs, le père au turban, le père au crâne chauve, le père aux secousses, le père aux délices, le père des terreurs, le coq sans crête ni voix, l’enfant de son père, l’héritage du pauvre, le muscle capricieux, et le gros nerf de confiture. Et je crois bien, ô mon seigneur le sultan, que ce soir-là chaque surnom fut accompagné de son explication, chaque vertu de sa preuve, et chaque attribut de sa démonstration. Et nous ne nous arrêtâmes dans nos travaux que parce que la nuit était déjà écoulée, et qu’il fallait nous lever pour la prière du matin.

Et nous continuâmes à vivre ensemble de la sorte, ô roi du temps, pendant vingt nuits consécutives, à la limite de l’enivrement et de la félicité. Et, au bout de ce temps, le souvenir de ma mère vint s’offrir à mon esprit, et je dis à l’adolescente mon épouse : « Ya setti, voici déjà longtemps que je suis absent de la maison, et ma mère, qui n’a point de mes nouvelles, doit être dans une grande inquiétude à mon sujet. De plus, les affaires de mon commerce ont dû bien souffrir de la fermeture de ma boutique pendant tous ces jours passés. Et elle me répondit : « Qu’à cela ne tienne ! Et je consens de bon cœur à ce que tu ailles voir ta mère et la tranquilliser. Et tu peux même désormais y aller chaque jour et vaquer à tes affaires, si cela te fait plaisir ; mais j’exige que la vieille dame te conduise chaque fois et te ramène. » Et moi je répondis : « Il n’y a point d’inconvénient ! » Sur ce, la vieille dame vint à moi, me mit un foulard sur les yeux, me conduisit à l’endroit où la première fois elle m’avait bandé les yeux et me dit : « Reviens ici ce soir, à l’heure de la prière, et tu me trouveras à cette même place pour te conduire chez ton épouse. » Et, à ces mots, elle m’enleva le bandeau, et me quitta.

Et moi je me hâtai de courir à ma maison, où je trouvai ma mère dans la désolation et les larmes du désespoir, en train de coudre des habits de deuil. Et dès qu’elle m’aperçut, elle s’élança vers moi, et me serra dans ses bras en pleurant de joie ; et je lui dis : « Ne pleure pas, ô ma mère, et rafraîchis tes yeux, car cette absence m’a conduit à un bonheur auquel je n’eusse jamais osé aspirer. » Et je lui appris mon heureuse aventure, et elle s’écria avec transport : « Puisse Allah te protéger et te garder, ô mon fils ! Mais promets-moi que tu viendras me visiter chaque jour, car ma tendresse a besoin d’être payée de ton affection. » Et je n’eus point de peine à lui faire cette promesse, vu que mon épouse m’avait déjà donné la liberté de sortir. Après quoi j’employai le reste de la journée à mes affaires de vente et d’achat dans la boutique du souk, et lorsque l’heure fut venue, je retournai à l’endroit indiqué où je trouvai la vieille qui me banda les yeux comme à l’ordinaire, et me conduisit au palais de mon épouse, en me disant : « Il vaut mieux pour toi qu’il en soit ainsi, car, comme je te l’ai déjà dit, mon fils, il y a dans cette rue quantité de femmes, mariées ou jeunes filles, assises dans le vestibule de leur maison, et qui toutes n’ont qu’un désir, et c’est d’aspirer l’amour de passage comme on renifle l’air et comme on hume l’eau courante ! Et que deviendrait ton cœur au milieu de leurs filets ? »

Or, en arrivant au palais où maintenant j’habitais, mon épouse me reçut avec des transports inexprimables, et moi je répondis comme l’enclume répond au marteau. Et mon coq sans crête ni voix ne fut pas en retard avec cette volaille appétissante, et sut ne point déchoir de sa réputation de vaillant encorneur, car, par Allah ! ô mon maître, le bélier ce soir-là ne donna pas moins de trente coups de corne à cette brebis batailleuse, et ne cessa la lutte que lorsque sa partenaire eut crié grâce, en demandant l’amân.

Et pendant trois mois je continuai à vivre de cette vie active, pleine de combats nocturnes, de batailles matinales et d’assauts diurnes. Et en moi-même je m’émerveillais tous les jours de mon sort, en me disant : « Quelle chance est la mienne qui m’a fait faire la rencontre de cette ardente jouvencelle, et qui me l’a donnée pour épouse ! Et quelle étonnante destinée que celle qui m’a octroyé, en même temps que cette motte de beurre frais, un palais et des richesses comme n’en possèdent pas les rois ! » Et il ne se passait pas de jour sans que je fusse tenté de m’informer, auprès des esclaves, du nom et de la qualité de celle que j’avais épousée sans la connaître et sans savoir de qui elle était la fille ou la parente.

Mais, un jour d’entre les jours, me trouvant seul à l’écart avec une jeune négresse d’entre les esclaves noires de mon épouse, je la questionnai sur ces matières, en lui disant : « Par Allah sur toi, ô jeune fille bénie, ô blanche intérieurement, dis-moi ce que tu sais au sujet de ta maîtresse, et tes paroles je les mettrai profondément dans le coin le plus obscur de ma mémoire. » Et la jeune négresse, tremblante d’effroi, me répondit : « Ô mon maître, l’histoire de ma maîtresse est une chose tout à fait extraordinaire ; mais je craindrais, si je te la révélais, d’être mise à mort sans recours ni délai ! Tout ce que je puis te dire, c’est qu’elle t’a remarqué un jour, dans le souk, et qu’elle t’a choisi par pur amour. » Et je ne pus rien en tirer de plus que ces quelques mots. Et même, comme j’insistais, elle me menaça d’aller rapporter à sa maîtresse ma tentative de provocation aux paroles indiscrètes. Alors, je la laissai s’en aller en sa voie, et je m’en retournai auprès de mon épouse engager une escarmouche sans importance.

Et ma vie s’écoulait de la sorte, dans les plaisirs violents et les tournois d’amour, quand, une après-midi, comme j’étais dans ma boutique, avec la permission de mon épouse, et que je dirigeais mes regards vers la rue, j’aperçus une jeune fille voilée…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT TRENTE-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et ma vie s’écoulait de la sorte, dans les plaisirs violents et les tournois d’amour, quand, une après-midi, comme j’étais dans ma boutique, avec la permission de mon épouse, et que je dirigeais mes regards vers la rue, j’aperçus une jeune fille voilée qui s’avançait de mon côté, ostensiblement. Et lorsqu’elle fut devant ma boutique, elle me jeta le plus gracieux salam, et me dit : « Ô mon maître, voici un coq d’or orné de diamants et de pierres précieuses, que j’ai offert en vain, pour le prix coûtant, à tous les marchands du souk. Mais ce sont des gens sans goût ni délicatesse d’appréciation, car ils m’ont répondu qu’une telle joaillerie n’était pas de vente facile, et qu’ils ne pourraient pas la placer avantageusement. C’est pourquoi je viens te l’offrir, à toi qui es un homme de goût, pour le prix que tu voudras bien me fixer toi-même ! » Et moi, je répondis : « Je n’ai nul besoin de ce joyau, moi non plus. Mais, pour te faire plaisir, je t’en offre cent dinars, pas un de plus, pas un de moins. » Et la jeune fille répondit : « Prends-le donc, et qu’il te soit un marché avantageux ! » Et moi, quoique je n’eusse réellement aucun désir d’acquérir ce coq d’or, je réfléchis cependant que cette figure pourrait faire plaisir à mon épouse, en lui rappelant mes qualités de fond, et j’allai vers mon armoire, et pris les cent dinars du marché. Mais lorsque je voulus les offrir à la jeune fille, elle les refusa en me disant : « En vérité, ils ne me sont d’aucune utilité, et je ne désire d’autre paiement que le droit de prendre un seul baiser sur ta joue. Et c’est là mon unique souhait, ô jeune homme ! » Et moi je me dis en moi-même : « Par Allah ! un seul baiser de ma joue pour un bijou qui vaut plus de mille dinars d’or, c’est là un marché aussi singulier qu’avantageux ! » Et je n’hésitai pas à donner mon consentement.

Alors la jeune fille, ô mon seigneur, s’avança vers moi et, relevant son petit voile de visage, elle prit un baiser de ma joue — puisse-t-il lui avoir été délicieux ! — mais, en même temps, comme si elle eût été mise en appétit d’avoir ainsi goûté à ma peau, elle enfonça dans ma chair ses dents de jeune tigresse et me fit une morsure dont je porte encore la trace. Puis elle s’éloigna en riant d’un rire satisfait, tandis que j’essuyais le sang qui coulait de ma joue. Et je pensai : « Ton cas, ô un tel, est un surprenant cas ! Et tu vas bientôt voir toutes les femmes du souk venir te demander, qui un échantillon de ta joue, qui un échantillon de ton menton, qui un échantillon de ce que tu sais, et peut-être vaut-il mieux, dans ce cas, écouler tes marchandises pour ne plus vendre que des morceaux de toi-même ! »

Et, le soir venu, moitié riant, moitié furieux, je retournai vers la vieille dame qui m’attendait comme à l’ordinaire, au coin de notre rue, et qui, après m’avoir mis un bandeau sur les yeux, me conduisit au palais de mon épouse. Et, le long de la route, je l’entendais qui grommelait entre ses dents des paroles confuses qui me semblaient bien être des menaces, mais je pensai : « Les vieilles femmes sont des personnes qui aiment à bougonner et passent leurs vieux jours décrépits à murmurer contre tout et à radoter ! »

Or, en entrant chez mon épouse, je la trouvai assise dans la salle de réception, les sourcils contractés, et vêtue des pieds à la tête de couleur rouge écarlate, comme en portent les rois dans les heures de leur courroux. Et sa contenance était agressive, et son visage vêtu de pâleur. Et, à cette vue, je dis en moi-même : « Ô Conservateur, sauvegarde-moi ! » Et, ne sachant à quoi attribuer cette attitude ennemie, je m’approchai de mon épouse, qui, contrairement à son habitude, ne s’était pas levée pour me recevoir, et détournait sa tête de mon visage ; et, lui offrant le coq d’or que je venais d’acquérir, je lui dis : « Ô ma maîtresse, accepte ce précieux coq qui est un objet vraiment admirable, et qui est curieux à regarder ; car je l’ai acheté pour te faire plaisir. » Mais, à ces mots, son front noircit, et ses yeux s’enténébrèrent, et, avant que j’eusse le temps de me garer, je reçus un soufflet tournoyant qui me fit virer comme une toupie et faillit me fracasser la mâchoire gauche. Et elle me cria : « Ô chien fils de chien, si réellement tu l’as acheté, ce coq, alors pourquoi cette morsure qui est sur ta joue ? »

Et moi, déjà anéanti par la secousse du violent soufflet, je me sentis m’en aller vers l’effondrement, et je dus faire sur moi-même de grands efforts pour ne pas tomber tout de mon long. Mais ce n’était que le commencement, ô mon seigneur, ce n’était, hélas ! que le tout premier commencement. Car, à un signe de mon épouse, je vis soudain s’ouvrir les draperies du fond et entrer quatre esclaves, conduites par la vieille. Et elles portaient le corps d’une jeune fille dont la tête était coupée et posée sur le milieu de son corps. Et je reconnus à l’instant cette tête pour celle de la jeune fille qui m’avait donné le bijou en échange d’une morsure. Et cette vue acheva de me liquéfier, et je roulai sur le sol, sans connaissance.

Et lorsque je revins à moi, ô mon seigneur le sultan, je me vis enchaîné dans ce maristân. Et les gardiens m’apprirent que j’étais devenu fou. Et ils ne me dirent rien de plus.

Et telle est l’histoire de ma prétendue folie et de mon emprisonnement dans cette maison de fous. Et c’est Allah qui vous envoie tous deux, ô mon seigneur le sultan, et toi, ô sage et judicieux vizir, pour me tirer de là-dedans. Et c’est à vous deux de juger, par la logique ou l’incohérence de mes paroles, si je suis réellement habité par l’esprit, ou si je suis seulement atteint de délire, de manie ou d’idiotie, ou si enfin je suis sain d’entendement. »


— Lorsque le sultan et son vizir, qui était l’ancien sultan-derviche adultérin, eurent entendu cette histoire du jeune homme, ils furent plongés dans de profondes réflexions, et restèrent pensifs, le front penché et les yeux attachés au sol, pendant une heure de temps. Après quoi, le sultan releva, le premier, la tête et dit à son compagnon : « Ô mon vizir, je jure par la vérité de Celui qui me plaça comme gouverneur sur ce royaume, que je n’aurai de repos, et ne mangerai ni ne boirai avant d’avoir découvert l’adolescente qui a épousé ce jeune homme. Hâte-toi donc de me dire ce qu’il faut que nous fassions dans ce but. » Et le vizir répondit : « Ô roi du temps, il faut que nous emmenions sans retard ce jeune homme, en quittant momentanément les deux autres jeunes hommes enchaînés, et que nous parcourions avec lui les rues de la ville, de l’orient à l’occident et de la droite à la gauche, jusqu’à ce qu’il puisse trouver l’entrée de la rue où la vieille avait coutume de lui bander les yeux. Et alors nous lui banderons les yeux, et il se rappellera le nombre de pas qu’il faisait en compagnie de la vieille, et nous fera arriver de la sorte devant la porte de la maison, à l’entrée de laquelle on lui ôtait le bandeau. Et là, Allah nous éclairera sur la conduite à tenir en cette délicate affaire. » Et le sultan dit : « Qu’il soit fait selon ton conseil, ô mon vizir plein de sagacité. » Et ils se levèrent tous deux à l’instant, firent tomber les chaînes du jeune homme, et l’emmenèrent hors du maristân.

Et tout arriva suivant les prévisions du vizir. Car, après avoir parcouru un grand nombre de rues de divers quartiers, ils finirent par arriver à l’entrée de la rue en question, que le jeune homme reconnut sans difficulté. Et, les yeux bandés comme autrefois, il sut calculer ses pas, et les fit s’arrêter devant un palais dont la vue jeta le sultan dans la consternation. Et il s’écria : « Éloigné soit le Malin, ô mon vizir ! Ce palais est habité par une épouse d’entre les épouses de l’ancien sultan du Caire, celui qui m’a laissé le trône, faute d’enfants mâles dans sa postérité. Et cette épouse de l’ancien sultan, père de ma femme, habite ici avec sa fille, qui doit être certainement l’adolescente qui a épousé ce jeune homme ! Allah est le plus grand, ô vizir ! Il est donc écrit dans la destinée de toutes les filles de rois d’épouser des rien du tout, comme nous l’avons été nous-mêmes ! Les décrets du Rétributeur sont toujours motivés, mais nous en ignorons les motifs ! » Et il ajouta : « Hâtons-nous d’entrer, pour voir la suite de cette affaire. » Et ils frappèrent avec l’anneau de fer sur la porte qui résonna. Et le jeune homme dit : « C’est bien ce son-là ! » Et la porte fut ouverte aussitôt par des eunuques qui demeurèrent interdits en reconnaissant le sultan, le grand-vizir et le jeune homme, époux de leur maîtresse…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT TRENTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… Et ils frappèrent avec l’anneau de fer, et la porte fut ouverte aussitôt par des eunuques qui demeurèrent interdits en reconnaissant le sultan, le grand-vizir et le jeune homme, époux de l’adolescente. Et l’un d’eux s’envola prévenir sa maîtresse de l’arrivée du souverain et de ses deux compagnons.

Alors l’adolescente s’orna et s’arrangea et sortit du harem, et vint dans la salle de réception, présenter ses hommages au sultan, époux de sa sœur du même père mais non de la même mère, et lui baiser la main. Et le sultan la reconnut effectivement, et fit un signe d’intelligence à son vizir. Puis il dit à la princesse : « Ô fille de l’oncle, qu’Allah me garde de te faire des reproches sur ta conduite ; car le passé appartient au Maître du Ciel, et le présent seul nous appartient. C’est pourquoi je souhaite, à présent, que tu te réconcilies avec ce jeune homme, ton époux, qui est un jeune homme possédant des qualités précieuses de fond, et qui, ne te gardant aucune rancune, ne demande pas mieux que de rentrer dans tes bonnes grâces. D’ailleurs, je te jure, par les mérites de mon défunt oncle le sultan, ton père, que ton époux n’a point commis de faute grave contre la pudeur conjugale. Et il a déjà bien durement expié la faiblesse d’un moment ! J’espère donc que tu ne repousseras pas ma demande ! » Et l’adolescente répondit : « Les souhaits de notre maître le sultan sont des ordres, et ils sont sur notre tête et nos yeux. » Et le sultan se réjouit beaucoup de cette solution, et dit : « Puisqu’il en est ainsi, ô fille de l’oncle, je nomme ton époux mon premier chambellan. Et il sera désormais mon commensal et mon compagnon de coupe. Et ce soir même je te l’enverrai afin que, sans témoins gênants, vous réalisiez tous deux la réconciliation promise. Mais, pour le moment, permets-moi de l’emmener, car nous avons à écouter ensemble les histoires de ses deux compagnons de chaîne ! » Et il se retira, en ajoutant : « Il est, bien entendu, convenu entre vous deux que désormais tu le laisseras aller et venir librement, sans bandeau sur les yeux et, de son côté, il promet que jamais plus il ne se laissera, sous aucun prétexte, embrasser par une femme, mariée ou jeune fille. »

— Et telle est, ô Roi fortuné, continua Schahrazade, la fin de l’histoire que raconta au sultan et à son vizir le premier jeune homme, celui qui lisait dans le livre, au maristân. Mais pour ce qui est du second jeune homme, un des deux qui écoutaient la lecture, voici !

Lorsque le sultan, ainsi que le vizir et le nouveau chambellan, furent de retour au maristân, ils s’assirent par terre en face du second jeune homme, en disant : « À ton tour maintenant. » Et le second jeune homme dit :


HISTOIRE DU DEUXIÈME FOU


« Ô notre maître le sultan, et toi, judicieux vizir, et toi mon ancien compagnon de chaîne, sachez que le motif de mon emprisonnement dans ce maristân est encore bien plus surprenant que celui que vous connaissez déjà, car si mon compagnon que voici a été enfermé comme fou, ce fut bien par sa faute et à cause de sa crédulité et de sa confiance en lui-même. Mais, moi, si j’ai péché, ç’a été précisément par l’excès contraire, comme vous allez l’entendre, si toutefois vous voulez bien me permettre de procéder par ordre ! » Et le sultan et son vizir et son nouveau chambellan, qui était l’ancien premier fou, répondirent d’un commun accord : « Mais certainement ! » Et le vizir ajouta : « D’ailleurs, plus tu mettras d’ordre dans ton récit, plus nous serons disposés à te considérer comme injustement compris au nombre des fous et des déments. » Et le jeune homme commença son histoire en ces termes :

« Sachez donc, ô mes maîtres et la couronne sur ma tête, que moi aussi je suis un marchand fils de marchand, et qu’avant que je fusse jeté dans ce maristân, je tenais boutique dans le souk, où je vendais des bracelets et des ornements de toutes sortes aux femmes des riches seigneurs. Et, à l’époque où commence cette histoire, je n’avais que seize ans d’âge, et j’étais déjà réputé dans le souk pour ma gravité, mon honnêteté, ma tête lourde et mon sérieux dans les affaires. Et jamais je n’essayais de lier conversation avec les dames clientes ; et je ne leur disais que juste les paroles nécessaires pour la conclusion de l’affaire. Et d’ailleurs je pratiquais les préceptes du Livre, et ne levais jamais les yeux sur une femme d’entre les filles des musulmans. Et les marchands me proposaient en exemple à leurs fils, quand ils les amenaient avec eux au souk pour la première fois. Et plus d’une mère avait déjà engagé des pourparlers avec ma mère, à mon sujet, pour quelque mariage honorable. Mais ma mère réservait sa réponse pour une meilleure occasion, et éludait la question, en prétextant mon jeune âge et ma qualité d’enfant unique, et mon tempérament délicat.

Or, un jour, j’étais assis devant mon livre de comptes et j’en vérifiais le contenu, quand je vis entrer dans ma boutique une accorte petite négresse qui, après m’avoir salué avec respect, me dit : « C’est bien ici la boutique du seigneur marchand un tel ? » Et je répondis : « C’est la vérité ! » Alors elle tira de son sein, avec des précautions infinies, et en regardant prudemment de droite et de gauche avec ses yeux de négresse, un petit billet qu’elle me tendit, en disant : « Ceci est de la part de ma maîtresse. Et elle attend la faveur d’une réponse. » Et, m’ayant remis le papier, elle se tint à l’écart, attendant mon bon plaisir.

Et moi, après avoir déplié le billet, je le lus, et trouvai qu’il contenait une ode écrite en vers enflammés à ma louange et en mon honneur. Et les vers terminaux contenaient dans leur trame le nom de celle qui se disait mon amoureuse.

Alors moi, ô mon seigneur le sultan, je fus extrêmement formalisé de cette démarche, et je considérai que c’était une atteinte grave à ma bonne conduite, ou peut-être quelque tentative pour m’entraîner dans une aventure dangereuse ou compliquée. Et je pris cette déclaration, et la déchirai, et la foulai aux pieds. Puis je m’avançai vers la petite négresse, et la saisis par une oreille, et lui administrai quelques soufflets et quelques claques bien senties. Et j’achevai la correction en lui envoyant un coup de pied qui la fit rouler hors de ma boutique. Et je lui crachai au visage, bien ostensiblement, afin que tous mes voisins vissent mon acte et ne pussent douter de ma sagesse et de ma vertu, et je lui criai : « Ah ! fille des mille cornards de l’impudicité, va rapporter tout cela à la fille des entremetteurs, ta maîtresse ! » Et tous mes voisins, ayant vu cela, murmurèrent entre eux d’admiration ; et l’un d’eux me montra du doigt à son fils, en lui disant : « La bénédiction d’Allah sur la tête de ce jeune homme vertueux ! Puisses-tu, ô mon fils, savoir, à son âge, repousser les offres des malignes et des perverses qui sont à l’affût des beaux jeunes gens ! »

Et voilà, ô mes seigneurs, ce que je fis à seize ans. Et ce n’est, en vérité, que maintenant que je vois avec lucidité combien ma conduite était grossière, dénuée de discernement, pleine de stupide vanité et d’amour-propre déplacé, hypocrite, lâche et brutale. Et quoi que j’aie pu éprouver plus tard de désagréments, à la suite de cet acte de bêtise, je considère que j’en méritais encore davantage, et que cette chaîne, qui est à mon cou présentement pour un motif tout à fait différent, aurait dû m’être infligée lors de ce début insensé. Mais, quoi qu’il en soit, je ne veux pas embrouiller le mois de Chabân avec celui de Ramadân, et je continue à procéder par ordre dans le récit de mon histoire.

Donc, ô mes seigneurs, les jours et les mois et les années passèrent sur cet incident, et j’étais devenu tout à fait un homme. Et j’avais connu les femmes et tout ce qui s’en suit, bien que célibataire ; et je sentais que le moment était réellement venu de choisir une jeune fille qui fût mon épouse devant Allah, la mère de mes enfants. Or, je devais être servi à souhait, comme vous allez l’entendre. Mais je n’anticipe en rien, et je procède par ordre.

En effet, une après-midi, je vis s’approcher de ma boutique, au milieu de cinq ou six esclaves blanches qui lui faisaient cortège, une adolescente d’amour, parée des bijoux les plus précieux, les mains teintes de henné, et les tresses de ses cheveux flottant sur ses épaules, qui s’avançait dans sa grâce en se balançant avec noblesse et minauderie…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT TRENTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… une adolescente d’amour, parée des bijoux les plus précieux, les mains teintes de henné, et les tresses de ses cheveux flottant sur ses épaules, qui s’avançait dans sa grâce, en se balançant avec noblesse et minauderie. Et elle entra, comme une reine, dans ma boutique, suivie de ses esclaves, et s’assit après m’avoir favorisé d’un salam gracieux. Et elle me dit : « Ô jeune homme, as-tu un beau choix d’ornements en or et en argent ? » Et je répondis : « Ô ma maîtresse, de toutes les espèces possibles et des autres ! » Alors elle me demanda à voir des anneaux d’or pour les chevilles. Et je lui apportai ce que j’avais de plus lourd et de plus beau en fait d’anneaux d’or pour les chevilles. Et elle y jeta un coup d’œil négligent et me dit : « Essaie-les-moi ! » Et aussitôt une de ses esclaves se baissa et, lui relevant le bas de sa robe de soie, découvrit à mes yeux la plus fine et la plus blanche cheville qui fût sortie des doigts du Créateur. Et moi je lui essayai les anneaux, mais je ne pus en trouver dans ma boutique qui fussent assez étroits pour la finesse charmante de ces jambes moulées dans le moule de la perfection. Et elle, voyant mon embarras, elle sourit et dit : « Qu’à cela ne tienne, ô jeune homme ! Je te demanderai autre chose. Mais, auparavant, dis-moi ! En vérité, on m’avait dit, chez moi, que j’avais des jambes d’éléphant. Est-ce vrai cela ? » Et moi, je m’écriai : « Le nom d’Allah sur toi et autour de toi et sur la perfection de tes chevilles, ô ma maîtresse ! La gazelle, en les voyant, dépérirait de jalousie ! » Alors elle me dit : « Et je croyais le contraire, pourtant ! » Puis elle ajouta : « Fais-moi voir des bracelets ! » Et, moi, les yeux encore pleins de la vision de ces chevilles adorables et de ces jambes de perdition, je cherchai ce que j’avais de plus fin et de plus étroit, en fait de bracelets d’or et d’émail, et les lui apportai. Mais elle me dit : « Essaie-les-moi, toi-même. Moi je suis bien lasse, aujourd’hui. » Et aussitôt une des esclaves se précipita et releva les manches de sa maîtresse. Et à mes yeux apparut un bras, haï ! haï ! un col de cygne, plus blanc et plus lisse que le cristal, et terminé par un poignet et par une main et par des doigts, haï ! haï ! du sucre candi, ô mon seigneur, des dattes confites, une joie de l’âme, un délice, un pur délice suprême. Et moi, m’inclinant, j’essayai sur ce bras miraculeux mes bracelets. Mais les plus étroits, ceux confectionnés pour les mains d’enfants, ballottaient outrageusement sur ces fins poignets transparents ; et je me hâtai de les en retirer, de crainte que leur contact ne froissât cette peau candide. Et elle sourit de nouveau, en voyant ma confusion, et me dit : « Qu’as-tu vu, ô jeune homme ? Suis-je manchote, ou bien ai-je des mains de canard, ou bien un bras d’hippopotame ? » Et je m’écriai : « Le nom d’Allah sur toi, et autour de toi, et sur la rondeur de ton bras blanc, et sur la finesse de ton poignet d’enfant, et sur le fusèlement de tes doigts de houri, ô ma maîtresse ! » Et elle me dit : « Quoi donc ? Ainsi, ce n’est pas vrai ? Et pourtant, chez moi, si souvent on m’avait affirmé le contraire. » Puis elle ajouta : « Fais-moi voir des colliers et des pectoraux d’or. » Et moi, titubant sans avoir connu de vin, je me hâtai de lui apporter ce que j’avais de plus riche et de plus léger en fait de colliers et de pectoraux d’or. Et aussitôt une des esclaves, avec des soins religieux, découvrit, en même temps que le cou de sa maîtresse, une partie de sa poitrine. Et, holla ! holla ! les deux seins, les deux à la fois, ô mon seigneur, les deux petits seins d’ivoire rose apparurent tout ronds, et si mutins, sur l’éblouissante neige de la poitrine ; et ils semblaient suspendus au cou de marbre pur comme deux beaux enfants jumeaux au cou de leur mère. Et moi, à cette vue, je ne pus me retenir de crier, en détournant la tête : « Couvre ! couvre ! Qu’Allah étende ses voiles ! » Et elle me dit : « Eh quoi ! tu ne m’essaies pas les colliers et les pectoraux ? Mais qu’à cela ne tienne ! Je te demanderai autre chose. Toutefois, dis-moi auparavant ! suis-je difforme, ou mamelue comme la femelle du buffle, et noire, et velue ? Ou bien suis-je décharnée, et sèche comme un poisson salé, et plate comme l’établi du menuisier ! » Et moi je m’écriai : « Le nom d’Allah sur toi et autour de toi et sur tes charmes cachés et sur tes fruits cachés et sur toute ta beauté cachée, ô ma maîtresse ! » Et elle dit : « M’auraient-ils donc abusée, ceux-là qui m’ont si souvent affirmé qu’on ne pouvait trouver rien de plus laid que mes formes cachées ? » Et elle ajouta : « Soit ! mais, puisque tu n’oses, ô jeune homme, m’essayer ces colliers, d’or et ces pectoraux, pourrais-tu du moins m’essayer des ceintures ? » Et moi, lui ayant apporté ce que j’avais de plus souple et de plus léger comme ceintures en filigrane d’or, je les déposai à ses pieds, discrètement. Mais elle me dit : « Mais non ! mais non ! par Allah, essaie-les-moi donc, toi-même ! » Et moi, ô mon seigneur le sultan, je ne pus que répondre par l’ouïe et l’obéissance, et, devinant d’avance quelle pouvait être la finesse de cette gazelle, je choisis la plus petite et la plus étroite des ceintures, et, par-dessus ses robes et ses voiles, je lui en ceignis la taille. Mais cette ceinture, confectionnée sur commande pour une princesse enfant, se trouva trop large pour cette taille si fine qu’elle ne projetait point d’ombre sur le sol, et si droite qu’elle eût le fait le désespoir d’un scribe de la lettre aleph, et si flexible qu’elle eût fait sécher de dépit l’arbre bân, et si tendre qu’elle eût fait fondre de jalousie une motte de beurre fin, et si souple qu’elle eût fait s’enfuir de honte le jeune paon, et si onduleuse qu’elle eût fait dépérir la tige du bambou. Et moi, voyant que je n’arrivais guère à trouver ce qu’il fallait, je fus bien perplexe et ne sus comment m’excuser. Mais elle me dit : « Apparemment, je dois être contrefaite, avec une double bosse par derrière et une double bosse par devant, avec un ventre d’une forme ignoble et un dos de dromadaire. » Et moi je m’écriai : « Le nom d’Allah sur toi et autour de toi et sur ta taille et sur ce qui la précède et sur ce qui l’accompagne et sur ce qui la suit, ô ma maîtresse ! » Et elle me dit : « Je suis étonnée, ô jeune homme ! Car, chez moi, si souvent on m’avait confirmée dans cette opinion désavantageuse sur moi-même ! Quoi qu’il en soit, puisque tu ne peux me trouver de ceinture, j’espère qu’il ne te sera pas impossible de me trouver des boucles d’oreilles et un frontal d’or pour retenir mes cheveux ! » Et, ce disant, elle souleva elle-même son petit voile de visage, et fit apparaître à mes yeux son visage qui était la pleine lune marchant vers sa quatorzième nuit. Et moi, à la vue de ces deux pierres précieuses qu’étaient ses yeux babyloniens, et de ses joues d’anémone, et de sa petite bouche, étui de corail contenant un bracelet de perles, et de tout ce visage émouvant, je m’arrêtai de respirer et ne pus faire un mouvement pour chercher ce qu’elle me demandait. Et elle sourit et me dit : « Je comprends, ô jeune homme, que tu sois ému de ma laideur. Je sais, en effet, pour me l’être entendu répéter bien des fois, que mon visage est d’une hideur effroyable, criblé de trous de petite vérole et parcheminé, que je suis borgne de l’œil droit et louche de l’œil gauche, que j’ai un nez mamelonné et hideux, et une bouche fétide avec des dents déchaussées et branlantes, et qu’enfin je suis mutilée et bretaudée quant à mes oreilles. Et je ne parle pas de ma peau qui est galeuse, ni de mes cheveux qui sont effilochés et cassants, ni de toutes les horreurs invisibles de mon intérieur ! » Et moi je m’écriai : « Le nom d’Allah sur toi et autour de toi et sur toute ta beauté visible, ô ma maîtresse, et sur ta beauté invisible, ô revêtue de splendeur, et sur ta pureté, ô fille des lys, et sur ton odeur, ô rose, et sur ton éclat et sur ta blancheur, ô jasmin, et sur tout ce qui en toi peut être vu, senti ou touché. Et bien heureux celui qui peut te voir, te sentir et te toucher ! »

Et je restai anéanti d’émotion, ivre d’une ivresse mortelle.

Alors l’adolescente d’amour me regarda avec un sourire de ses yeux longs, et me dit : « Hélas ! hélas ! pourquoi mon père me déteste-t-il donc tellement pour m’attribuer toutes les laideurs que je t’ai énumérées ? Car c’est mon père, lui-même, et non pas un autre, qui m’a toujours fait croire à toutes ces prétendues horreurs de ma personne. Mais loué soit Allah qui me prouve le contraire par ton entremise ! Car maintenant je suis persuadée que mon père ne m’a point trompée, mais qu’il est sous le coup d’une hallucination qui lui fait voir tout en laid autour de lui. Et, pour ce qui me regarde, il est prêt, pour se débarrasser de ma vue qui lui pèse, à me vendre comme une esclave au marchand d’esclaves de rebut. » Et moi, ô mon seigneur, je m’écriai : « Et qui donc est ton père, ô souveraine de la beauté ? » Elle me répondit : « C’est le Cheikh al-Islam, en personne ! » Et moi, enflammé, je m’écriai : « Hé, par Allah ! plutôt que de te vendre au marchand d’esclaves, ne consentirait-il pas à te marier avec moi ? » Elle dit : « Mon père est un homme intègre et consciencieux. Et, comme il s’imagine que sa fille est un monstre repoussant, il ne voudrait pas avoir sur la conscience son union avec un jeune homme tel que toi ! Mais peut-être que tu pourras, tout de même, essayer de lui faire ta demande. Et je vais, dans ce but, t’indiquer les moyens qui te fourniront le plus de chances de le convaincre. »

Et, ayant ainsi parlé, l’adolescente du parfait amour réfléchit un moment et me dit : « Voici ! Lorsque tu te présenteras devant mon père, qui est le Cheikh al-Islam, et que tu lui feras ta demande de mariage, il te dira sûrement : « Ô mon fils, il faut que tu ouvres les yeux. Sache que ma fille est une percluse, une estropiée, une bossue, une… » Mais toi, tu l’interrompras pour lui dire : « J’en suis content ! j’en suis content ! » Et il continuera : « Ma fille est une borgne, une bretaudée quant aux oreilles, une puante, une boiteuse, une baveuse, une pisseuse, une… » Mais tu l’interrompras pour lui dire : « J’en suis content ! j’en suis content ! » Et il continuera : « Ô pauvre, ma fille est une dégoûtante, une vicieuse, une pétante, une morveuse, une… » Mais tu l’interrompras pour lui dire : « J’en suis content ! j’en suis content ! » Et il continuera : « Mais tu ne sais pas, ô pauvre ! Ma fille est une moustachue, une ventrue, une mamelue, une manchote, un pied-bot, une louche quant à l’œil gauche, une mamelonnée huileuse quant au nez, une criblée de petite vérole quant au visage, une fétide quant à la bouche, une déchaussée et branlante quant aux dents, une mutilée quant à son intérieur, une chauve, une galeuse épouvantable, une horreur tout à fait, une abominable malédiction ! » Et toi, l’ayant laissé achever de déverser sur moi cette jarre effroyable, tu lui diras : « Hé, par Allah ! j’en suis content ! j’en suis content…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT TRENTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

« … Et toi, l’ayant laissé achever de déverser sur moi cette jarre effroyable, tu lui diras : « Hé, par Allah, j’en suis content ! j’en suis content ! »

Et moi, ô mon seigneur, en entendant ces paroles, et rien qu’à l’idée que de telles appellations pouvaient être appliquées par son père à cette adolescente du parfait amour, je sentais le sang me monter à la tête d’indignation et de colère. Mais, enfin, comme il fallait passer par cette épreuve pour arriver à me marier avec ce modèle des gazelles, je lui dis : « L’épreuve est dure, ô ma maîtresse, et je puis mourir en entendant ton père te traiter de la sorte. Mais Allah me donnera les forces nécessaires et le courage ! » Puis je lui demandai : « Et quand pourrai-je me présenter entre les mains du vénérable Cheikh al-Islam, ton père, pour faire ma demande ? » Elle me répondit : « Demain, sans faute, au milieu de la matinée. » Et elle se leva, à ces mots, et me quitta, suivie des jeunes filles, ses esclaves, en me saluant d’un sourire. Et mon âme suivit ses traces et s’attacha à ses pas, alors que je restais dans ma boutique, en proie aux affres de l’attente et de la passion.

Aussi, le lendemain, à l’heure indiquée, je ne manquai pas de m’envoler vers la résidence du Cheikh al-Islam, auquel je demandai une audience, en lui faisant dire que c’était pour une affaire urgente d’une extrême importance. Et il me reçut, sans retard, et me rendit mon salam avec considération, et me pria de m’asseoir. Et je remarquai que c’était un vieillard à l’aspect vénérable, à la barbe blanche immaculée et à l’attitude pleine de noblesse et de grandeur, mais qu’il avait, sur son visage et dans ses yeux, un air de tristesse sans espoir et de douleur sans remède. Et je pensai : « C’est bien ça ! Il a l’hallucination de la laideur. Puisse Allah le guérir ! » Puis, m’étant assis à la seconde invitation seulement, par respect et déférence pour son âge et sa haute dignité, je lui fis de nouveau mes salams et compliments, et je les réitérai une troisième fois, en me levant chaque fois. Et, ayant montré de la sorte ma politesse et mon savoir-vivre, je me rassis, mais en me tenant sur le bord extrême de la chaise, et j’attendis qu’il ouvrît, le premier, la conversation, et m’interrogeât sur le fond de l’affaire.

Et, effectivement, après que l’agha de service nous eut offert les rafraîchissements d’usage, et que le Cheikh al-Islam eut échangé avec moi quelques paroles sans importance sur la chaleur et la sécheresse, il me dit : « Ô marchand un tel, en quoi puis-je te satisfaire ? » Et je répondis : « Ô mon seigneur, je me suis présenté entre tes mains pour t’implorer et te solliciter au sujet de la dame celée derrière le rideau de chasteté de ton honorable maison, de la perle scellée du sceau de la conservation, et de la fleur cachée dans le calice de la modestie, ta fille sublime, la vierge insigne à laquelle je souhaite, moi indigne, m’unir par les liens licites et le contrat légal ! »

À ces paroles, je vis le visage du vénérable vieillard noircir puis jaunir, et son front se baisser tristement vers le sol. Et il resta un moment plongé dans de pénibles réflexions sur le cas de sa fille, sans aucun doute. Puis il releva lentement la tête, et me dit avec un accent d’infinie tristesse : « Qu’Allah conserve ta jeunesse et te favorise toujours de ses grâces, ô mon fils ! Mais la fille que j’ai dans ma maison, derrière le rideau de chasteté, est sans espoir ! Et on ne peut rien en faire, et il n’y a rien à en tirer. Car… » Mais moi, ô mon seigneur le sultan, je t’interrompis soudain, pour m’écrier : « J’en suis satisfait ! j’en suis satisfait ! » Et le vénérable vieillard me dit : « Qu’Allah te comble de ses grâces, ô mon fils ! Mais ma fille ne convient pas à un beau jeune homme comme toi, plein d’aimables qualités, de force et de santé. Car c’est une pauvre infirme, dont sa mère a accouché avant terme, à la suite d’un incendie. Et elle est aussi contrefaite et laide que tu es beau et bien fait. Et, comme il faut que tu sois éclairé sur le motif qui me fait refuser ta demande, je pourrai, si tu le veux, te la dépeindre telle qu’elle est, car la crainte d’Allah est dans mon cœur, et je ne voudrais pas contribuer à t’induire en erreur ! » Mais moi je m’écriai : « Je la prends avec tous ses défauts, et j’en suis satisfait, tout à fait satisfait ! » Mais il me dit : « Ah, mon fils, n’oblige pas un père, qui tient à la dignité de son intérieur, à te parler de sa fille en termes pénibles ! mais ton insistance me force à te dire qu’en épousant ma fille tu épouses le plus effroyable monstre de ce temps. Car c’est une créature dont la seule vue… » Mais moi, redoutant l’épouvantable énumération des horreurs dont il se disposait à affliger mon ouïe, je l’interrompis, pour m’écrier avec un accent où je mis toute mon âme et tout mon désir : « J’en suis satisfait ! j’en suis satisfait ! » Et j’ajoutai : « Par Allah sur toi, ô notre père, épargne-toi la douleur de parler de ton honorable fille en termes pénibles, car, quoi que tu puisses m’en dire, et quelque dégoûtante que puisse être la description que tu m’en feras, je continuerai à la solliciter en mariage, car j’ai un goût spécial pour les horreurs, quand elles sont du genre de celles dont est affligée ta fille, et, je te le répète, je l’accepte telle qu’elle est, et j’en suis satisfait, satisfait, satisfait ! »

Lorsque le Cheikh al-Islam m’eut entendu parler de la sorte, et qu’il eut compris que ma résolution était inébranlable et mon désir inchangeable, il frappa ses mains l’une dans l’autre de surprise et d’étonnement, et me dit : « J’ai libéré ma conscience devant Allah et devant toi, ô mon fils, et tu ne pourras t’en prendre qu’à toi seul de ton acte de folie. Mais, d’un autre côté, les préceptes divins me défendent d’empêcher le désir de se satisfaire, et je ne puis que te donner mon consentement. Et moi, à la limite du bonheur, je lui baisai la main, et je souhaitai que le mariage fût conclu et célébré le jour même. Et il me dit, en soupirant : « Il n’y a plus d’inconvénient ! » Et le contrat fut écrit et légalisé par les témoins ; et il y fut stipulé que j’acceptais mon épouse avec ses défauts, ses déformations, ses infirmités, ses difformités, ses malformations, ses maux, ses laideurs, et autres choses semblables. Et il y était également stipulé que si, pour une raison ou pour une autre, je divorçais d’avec elle, je devais lui payer, comme rançon de divorce, et comme douaire, vingt bourses de mille dinars d’or. Et moi, bien entendu, j’acceptai de tout cœur les conditions. Et j’eusse d’ailleurs accepté des clauses bien autrement désavantageuses.

Or, après l’écriture du contrat, mon oncle, père de mon épouse, me dit : « Ô un tel, c’est dans ma maison qu’il vaut mieux consommer le mariage, et établir ton domicile conjugal. Car le transport de ton épouse infirme, d’ici à ta maison lointaine, présenterait de graves inconvénients. » Et moi je répondis : « J’écoute et j’obéis ! » Et en moi-même je brûlais d’attente, et me disais : « Par Allah ! est-il vraiment possible que moi, l’obscur marchand, je sois devenu le maître de cette adolescente du parfait amour, la fille du vénéré Cheikh al-Islam ? Et est-ce vraiment moi qui vais me réjouir de sa beauté, et en prendre à mon aise avec elle, et manger mon plein de ses charmes cachés, et en boire mon plein, et m’en dulcifier jusqu’à satiété ? »

Et, lorsqu’enfin la nuit fut venue, je pénétrai dans la chambre nuptiale, après avoir récité la prière du soir et, le cœur battant d’émotion, je m’approchai de mon épouse et levai le voile de dessus sa tête et lui découvris le visage. Et je regardai avec mon âme et mes yeux.

Et — qu’Allah confonde le Malin, ô mon seigneur le sultan, et qu’il ne te rende jamais témoin d’un spectacle semblable à celui qui s’offrit à mes regards ! — je vis la créature humaine la plus difforme, la plus dégoûtante, la plus repoussante, la plus détestable, la plus répugnante et la plus nauséeuse qu’on puisse voir dans le plus pénible des cauchemars. Et certes ! c’était un objet de laideur bien plus effroyable que celui que m’avait dépeint l’adolescente, et un monstre de difformité, et une loque si pleine d’horreur qu’il me serait impossible, ô mon seigneur, de t’en faire la description sans avoir un haut-le-cœur et tomber à tes pieds sans connaissance. Mais qu’il me suffise de te dire que celle qui était devenue mon épouse, avec mon propre consentement, renfermait en sa personne nauséabonde tous les vices légaux et toutes les abominations illégales, toutes les impuretés, toutes les fétidités, toutes les aversions, toutes les atrocités, toutes les hideurs, et toutes les dégoûtations qui peuvent affliger les êtres sur qui pèse la malédiction. Et moi, me bouchant le nez et détournant la tête, je laissai retomber son voile, et je m’éloignai d’elle dans le coin le plus retiré de la chambre, car si même j’avais été un Thébaïdien mangeur de crocodile, je n’eusse pu induire mon âme à une approche charnelle avec une créature qui offensait à ce point la face de son Créateur.

Et, m’étant assis dans mon coin, avec mon visage tourné vers le mur, je sentais tous les soucis envahir mon entendement, et toutes les douleurs du monde monter dans mes reins. Et je gémis du fond du noyau de mon cœur. Mais je n’avais pas le droit de dire un seul mot, ou d’émettre la moindre plainte, puisque je l’avais acceptée pour épouse de mon propre mouvement. Car c’était bien moi, avec mon propre œil, qui avais, chaque fois, interrompu le père, pour m’écrier : « J’en suis satisfait ! j’en suis satisfait ! » Et je me disais : « Eh, oui ! la voilà bien, l’adolescente du parfait amour ! Ah ! meurs ! meurs ! meurs ! ah, idiot ! ah, stupide bœuf ! ah, lourd cochon ! » Et je me mordais les doigts, et me pinçais les bras en silence. Et une colère contre moi-même fermentait en moi d’heure en heure, et je passai toute cette nuit de mon destin, à contre-poil, tout comme si j’eusse été au milieu des tortures, dans la prison du Mède ou du Déilamite…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUARANTIÈME NUIT

Elle dit :

… Et je passai toute cette nuit de mon destin, à contre-poil, tout comme si j’eusse été au milieu des tortures, dans la prison du Mède ou du Déilamite.

Aussi, dès l’aube, je me hâtai de fuir la chambre de mes noces, et de courir au hammam me purifier du contact de cette épouse d’horreur. Et, après avoir fait mes ablutions suivant le cérémonial du Ghôsl, pour les cas d’impureté, je me laissai aller à sommeiller quelque peu. Après quoi, je m’en retournai à ma boutique, et je m’y assis avec ma tête prise de vertige, ivre sans avoir bu du vin.

Et aussitôt mes amis et les marchands qui me connaissaient, et les particuliers les plus distingués du souk, commencèrent à se rendre auprès de moi, les uns séparément et les autres deux par deux, ou trois par trois, ou plusieurs à la fois, et ils venaient pour me féliciter et m’offrir leurs vœux. Et ils me disaient : « Une bénédiction ! une bénédiction ! une bénédiction ! Que la joie soit avec toi ! que la joie soit avec toi ! » Et d’autres me disaient : « Hé, notre voisin, nous ne vous savions pas si parcimonieux ! Où est le festin, où sont les friandises, où sont les sorbets, où sont les pâtisseries, où sont les plateaux de halawa, où est telle chose, et où est telle autre chose ? Par Allah, nous pensons que les charmes de l’adolescente, ton épouse, t’ont troublé la cervelle et fait oublier tes amis et perdre la mémoire de tes obligations élémentaires ! Mais qu’à cela ne tienne ! Et que la joie soit avec toi ! que la joie soit avec toi ! »

Et moi, ô mon seigneur, ne pouvant trop me rendre compte s’ils se moquaient de moi ou s’ils me félicitaient réellement, je ne savais quelle contenance prendre, et je me contentais de faire quelques gestes évasifs, et de répondre par quelques paroles sans portée. Et je sentais mon nez qui se bourrait de rage concentrée, et mes yeux prêts à fondre en larmes de désespoir.

Et mon supplice avait duré de la sorte depuis le matin jusqu’à l’heure de la prière de midi, et la plupart des marchands s’étaient rendus à la mosquée ou prenaient leur repos du milieu du jour, quand voici ! à quelques pas devant moi, l’adolescente du parfait amour, la vraie, celle qui était l’auteur de ma mésaventure et la cause de mes tortures. Et elle s’avançait de mon côté, souriante au milieu de ses cinq esclaves, et se penchait mollement, et se balançait de droite et de gauche voluptueusement, avec ses traînes et ses soieries, souple comme un jeune rameau de bân au milieu d’un jardin d’odeurs. Et elle était encore plus somptueusement parée que le jour précédent, et si émouvante dans sa démarche que, pour la mieux voir, les habitants du souk se rangèrent en espalier, sur son passage. Et, d’un air d’enfant, elle entra dans ma boutique, et me jeta le plus gracieux salam, et me dit en s’asseyant : « Que ce jour soit pour toi une bénédiction, ô mon maître Olâ Ed-Dîn, et qu’Allah soutienne ton bien-être et ton bonheur et mette le comble à ton contentement ! Et que la joie soit avec toi ! la joie avec toi ! »

Or, moi, ô mon seigneur, dès que je l’avais aperçue, j’avais déjà froncé les sourcils et grommelé des malédictions en mon cœur. Mais quand je vis avec quelle audace elle se jouait de moi, et comment elle venait me provoquer, après son coup perpétré, je ne pus me retenir plus longtemps ; et toute ma grossièreté d’autrefois, quand j’étais vertueux, me vint aux lèvres ; et j’éclatai en injures, lui disant : « Ô chaudron plein de poix, ô casserole de bitume, ô puits de perfidie ! que t’ai-je donc fait pour m’avoir traité avec cette noirceur, et plongé dans un abîme sans issue ? Qu’Allah te maudisse et maudisse l’instant de notre rencontre et noircisse ton visage à jamais, ô débauchée ! » Mais elle, sans paraître autrement émue, répondit en souriant : « Hé quoi, ô timbale, as-tu donc oublié tes torts à mon égard, et ton mépris à l’égard de mon ode en vers, et le mauvais traitement que tu as fait subir à ma messagère, la petite négresse, et les injures que tu lui as adressées, et le coup de pied dont tu l’as gratifiée, et les injures que tu m’as envoyées par son entremise ? » Et, ayant ainsi parlé, l’adolescente ramassa ses voiles et se leva pour partir.

Mais moi, ô mon seigneur, je compris alors que je n’avais récolté que ce que j’avais semé, et je sentis tout le poids de ma brutalité passée, et combien la vertu maussade était une chose de tous points haïssable, et l’hypocrisie de la piété une chose détestable. Et, sans plus tarder, je me jetai aux pieds de l’adolescente du parfait amour, et la suppliai de me pardonner, en lui disant : « Je suis pénitent ! je suis pénitent ! je suis, en vérité, tout à fait pénitent ! » Et je lui dis des paroles aussi douces et aussi attendrissantes que les gouttes de pluie dans un désert brûlant. Et je finis par la décider à rester ; et elle daigna m’excuser, et me dit : « Pour cette fois, je veux bien te pardonner, mais ne recommence pas ! » Et je m’écriai, en lui baisant le bas de sa robe, et en m’en couvrant le front : « Ô ma maîtresse, je suis sous ta sauvegarde, et je suis ton esclave qui attend sa délivrance de ce que tu sais, par ton entremise ! » Et elle me dit, en souriant : « J’y ai déjà pensé. Et de même que j’ai su te prendre dans mes filets, de même je saurai t’en délivrer ! » Et je m’écriai : » « Yallah ! yallah ! hâte-toi ! hâte toi ! »

Alors elle me dit : « Écoute bien mes paroles, et suis mes instructions. Et tu pourras être débarrassé, sans peine, de ton épouse ! » Et je m’inclinai : « Ô rosée ! ô rafraîchissement ! » Et elle continua : « Voici ! Lève-toi et va, au pied de la citadelle, trouver les saltimbanques, les bateleurs, les charlatans, les bouffons, les danseurs, les funambules, les baladins, les conducteurs de singes, les montreurs d’ours, les tambourineurs, les clarinettes, les flageolets, les timbaliers et autres farceurs, et tu te concerteras avec eux pour qu’ils viennent te trouver, sans retard, au palais du Cheikh al-Islam, père de ton épouse. Et toi, à leur arrivée, tu seras assis à prendre des rafraîchissements avec lui, sur le perron de la cour. Et eux, dès leur entrée, ils te féliciteront et te congratuleront, en s’écriant : « Ô fils de notre oncle, ô notre sang, ô veine de notre œil, nous partageons ta joie, en ce jour béni de tes noces ! En vérité, ô fils de notre oncle, nous nous réjouissons pour toi du rang où tu es parvenu. Et quand tu rougirais de nous, nous nous ferions honneur de t’appartenir ; et quand même, oublieux de tes parents, tu nous chasserais, et quand tu nous éconduirais, nous ne te quitterions pas ; car tu es le fils de notre oncle, notre sang et la veine de notre œil. » Et alors, toi, tu feras semblant d’être bien confus de la divulgation de ta parenté avec ceux-là, et, pour te débarrasser d’eux, tu commenceras à répandre sur eux, par poignées, les drachmes et les dinars. Et, à cette vue, le Cheikh al-Islam te questionnera, sans aucun doute ; et tu lui répondras, en baissant la tête : « Il faut bien que je dise la vérité, puisque mes parents sont là pour me trahir. Mon père était en effet un baladin, montreur d’ours et de singes, et telle est la profession de ma famille et son origine. Mais, par la suite, le Rétributeur ouvrit sur nous la porte de la fortune, et nous avons acquis la considération auprès des marchands du souk et de leur syndic. » Et le père de ton épouse te dira : « Ainsi donc tu es un fils de baladin, de la tribu des funambules et des monteurs de singes ? » Et tu répondras : « Il n’y a pas moyen que je renie mon origine et ma famille, pour l’amour de ta fille et pour son honneur. Car le sang ne renie pas le sang, et le ruisseau sa source ! » Et il te dira, sans aucun doute : « En ce cas, ô jeune homme, il y a eu illégalité dans le contrat de mariage, puisque tu nous as caché ta souche et origine. Et il ne convient pas que tu restes l’époux de la fille du Cheikh al-Islam, chef suprême des kâdis, qui est assis sur le tapis de la loi, et qui est un chérif et un saïed dont la généalogie remonte aux parents de l’apôtre d’Allah ! Et il ne convient pas que sa fille, quelque oubliée qu’elle soit des bienfaits du Rétributeur, soit à la discrétion du fils d’un bateleur. » Et toi, tu répliqueras : « La ! la ! ya éfendi, ta fille est mon épouse légale, et chacun de ses cheveux vaut mille vies. Et moi, par Allah ! je ne m’en séparerais pas quand tu me donnerais les royaumes du monde ! » Mais, peu à peu, tu te laisseras persuader, et quand le mot de divorce sera prononcé, tu consentiras lentement à te séparer de ton épouse. Et tu prononceras, par trois fois, en présence du Cheikh al-Islam et de deux témoins, la formule du divorce. Et, délié de la sorte, tu reviendras me trouver ici. Et Allah arrangera ce qui restera à arranger ! »

Alors moi, à ce discours de l’adolescente du parfait amour, je sentis se dilater les éventails de mon cœur, et je m’écriai : « Ô reine de l’intelligence et de la beauté, me voici prêt à t’obéir sur ma tête et sur mes yeux…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUARANTE ET UNIÈME NUIT

Elle dit :

… à ce discours de l’adolescente du parfait amour, je sentis se dilater les éventails de mon cœur, et je m’écriai : « Ô reine de l’intelligence et de la beauté, me voici prêt à t’obéir sur ma tête et sur mes yeux ! » Et, prenant congé d’elle en la laissant dans ma boutique, j’allai sur la place qui est au pied de la citadelle, et me mis en rapport avec le chef de la corporation des bateleurs, saltimbanques, charlatans, bouffons, danseurs, funambules, baladins, conducteurs de singes, montreurs d’ours, tambourineurs, clarinettes, flageolets, fifres, timbaliers, et tous autres farceurs ; et je me concertai avec ce chef-là pour qu’il m’aidât dans mon projet, en lui promettant une rénumération considérable. Et, ayant obtenu de lui la promesse de son concours, je le précédai au palais du Cheikh al-Islam, père de mon épouse, auprès duquel je montai m’asseoir sur le perron de la cour.

Et je n’étais pas là depuis une heure à deviser avec lui, en buvant des sorbets, que soudain, par la grande porte laissée ouverte, fit son entrée, précédée par quatre saltimbanques marchant sur la tête, et par quatre funambules marchant sur le bout des orteils, et par quatre bateleurs marchant sur les mains, au milieu d’un charivari extraordinaire, toute la tribu tambourinante, tamtamante, tintamarrante, hurlante, dansante, gesticulante et bariolée de la nigauderie qui tenait ses assises au pied de la citadelle. Et ils étaient tous là, les conducteurs de singes avec leurs animaux, les montreurs d’ours avec leurs plus beaux sujets, les bouffons avec leurs oripeaux, les charlatans avec leurs hauts bonnets de feutre, et les instrumentistes avec leurs bruyants instruments dont s’exhalait un immense hourvari. Et ils vinrent se ranger, en bon ordre, dans la cour, les singes et les ours au milieu d’eux, et chacun œuvrant à sa manière. Mais soudain résonna un violent coup de tabbl, et tout le vacarme tomba comme par enchantement. Et le chef de la tribu s’avança jusqu’au pied des marches, et, au nom de tous mes parents assemblés, me harangua d’une voix magnifique, en me souhaitant prospérité et longue vie, et en me tenant le discours que je lui avais appris.

Et, effectivement, ô mon seigneur, tout se passa comme l’avait prévu l’adolescente. Car le Cheikh al-Islam, ayant eu, par la bouche même du chef de la tribu, l’explication de ce tintamarre, m’en demanda la confirmation. Et je l’assurai que j’étais, en effet, le cousin, de père et de mère, de tous ces gens, et que j’étais moi-même le fis d’un bateleur, conducteur de singe ; et je lui répétai toutes les paroles du rôle que m’avait appris l’adolescente, et que tu connais déjà, ô roi du temps. Et le Cheikh al-Islam, devenu bien changé de teint et bien indigné, me dit : « Tu ne peux plus rester dans la maison et dans la famille du Cheikh al-Islam, car je craindrais qu’on te crachât au visage, et qu’on te traitât avec moins d’égards qu’un chien de chrétien ou qu’un porc de juif. » Et moi je commençai par répondre : « Par Allah, je ne divorcerai pas d’avec mon épouse, même si tu m’offres le royaume de l’Irak ! » Et le Cheikh al-Islam, qui savait bien que le divorce par force était défendu par la Schariat, me prit à part et me supplia, par toutes sortes de paroles conciliantes, de consentir à ce divorce, en me disant : « Voile mon honneur, et Allah voilera le tien ! » Et moi je finis par condescendre à accepter le divorce, et je prononçai, par devant témoins, en parlant de la fille du Cheikh al-Islam : « Je la répudie une fois, deux fois, trois fois, je la répudie ! » Or, c’était là la formule du divorce irrévocable. Et, l’ayant prononcée, parce que j’en étais instamment requis par le père lui-même, je me trouvais, du même coup, libéré de la redevance de la rançon et du douaire, et délivré du plus épouvantable cauchemar qui eût pesé sur la poitrine d’un être humain.

Et, sans prendre le temps de saluer celui qui avait été pendant une nuit le père de mon épouse, je livrai mes jambes au vent, sans regarder derrière moi, et j’arrivai, hors d’haleine, dans ma boutique où m’attendait toujours l’adolescente du parfait amour. Et elle, de sa langue la plus douce, elle me souhaita la bienvenue, et, de toute la bienséance de ses manières, elle me félicita de la réussite, et me dit : « Maintenant, voici le moment venu de notre réunion. Qu’en penses-tu, ô mon maître ? » Et je répondis : « Sera-ce dans ma boutique ou dans ta maison ? » Et elle sourit et me dit : « Ô pauvre ! mais tu ne sais donc pas combien une femme doit prendre de soins de sa personne, pour faire les choses comme il sied ? Il faut donc que ce soit dans ma maison ! » Et je répondis : « Par Allah, ô ma souveraine, depuis quand le lys va-t-il au hammam et la rose au bain ? Ma boutique est assez grande pour te conteuir, lys ou rose. Et si ma boutique brûlait, il y aurait mon cœur. » Et elle me répondit, riant : « Tu excelles, vraiment ! Et te voilà revenu de tes anciennes manières, si ordinaires ! Et tu sais tourner un compliment, parfaitement. » Et elle ajouta : « Maintenant, lève-toi, ferme ta boutique et suis-moi. »

Or, moi, qui n’attendais que ces mots, je me hâtai de répondre : « J’écoute et j’obéis. » Et, sortant le dernier de la boutique, je la fermai à clef, et suivis, à dix pas de distance, le groupe formé par l’adolescente et ses esclaves. Et nous arrivâmes de la sorte devant un palais dont la porte s’ouvrit à notre approche. Et, dès l’entrée, deux eunuques vinrent à moi et me prièrent de me rendre avec eux au hammam. Et moi, décidé à tout faire sans demander d’explication, je me laissai conduire par les eunuques au hammam, où l’on me fit prendre un bain de propreté et de rafraîchissement. Après quoi, revêtu de fins habits, et parfumé à l’ambre chinois, je fus conduit dans les appartements intérieurs où m’attendait, nonchalamment étendue sur un lit de brocart, l’adolescente de mes désirs et du parfait amour.

Or, dès que nous fûmes seuls, elle me dit : « Viens par ici, viens, ô timbale ! Par Allah ! faut-il que tu sois un nigaud de l’extrême extrémité des nigauds, pour avoir refusé naguère une nuit semblable à celle-ci ! Mais, pour ne pas te troubler, je ne te rappellerai pas le passé. » Et moi, ô mon seigneur, à la vue de cette adolescente déjà toute nue, et toute blanche et si fine, et de la richesse de ses parties délicates, et de la grosseur de son derrière dodu, et de l’excellente qualité de ses divers attributs, je sentis se réparer en moi tous mes retards passés, et je reculai pour sauter. Mais elle m’arrêta d’un geste et d’un sourire, et me dit : « Avant le combat, ô cheikh, il faut que je sache si tu connais le nom de ton adversaire. Comment s’appelle-t-il ? » Et je répondis : « La source des grâces ! » Elle dit : « Que non ! » Je dis : « Le père de la blancheur ! » Elle dit : « Que non ! » Je dis : « Le doux-viandu ! » Elle dit : « Que non ! » Je dis : « Le sésame décortiqué ! » Elle dit : « Que non ! » Je dis : « Le basilic des ponts ! » Elle dit : « Que non ! » Je dis : « Le mulet rétif ! » Elle dit : « Que non ! » Je dis : « Hé, par Allah, ô ma maîtresse, je ne connais plus qu’un nom encore, et c’est tout : l’auberge de mon père Mansour ! » Elle dit : « Que non ! » et ajouta : « Ô timbale, que font-ils donc appris, les savants théologiens et les maîtres grammairiens ? » Je dis : « Rien du tout ! » Elle dit : « Alors écoute ! Voici quelques-uns de ses noms : le sansonnet muet, le mouton gras, la langue silencieuse, l’éloquent sans paroles, l’étau adaptable, le crampon sur mesure, le mordeur enragé, le secoueur infatigable, l’abîme magnétique, le puits de Jacob, le berceau de l’enfant, le nid sans œuf, l’oiseau sans plumes, le pigeon sans tache, le chat sans moustaches, le poulet sans voix et le lapin sans oreilles. »

Et, ayant fini d’orner de la sorte mon entendement, et d’éclairer mon jugement, elle me saisit soudain entre ses jambes et ses bras, et me dit : « Yallah ! yallah, ô timbale ! sois rapide dans l’assaut, et lourd dans la descente, et léger dans le poids, et solide dans l’étreinte, et un nageur de fond, et un bouchon sans vide, et un sauteur sans arrêt. Car le détestable est celui qui se lève une fois ou deux fois pour ensuite s’asseoir, et qui lève la tête pour la baisser, et qui se met debout pour retomber. Et donc, hardi, ô gaillard ! » Et moi, ô mon seigneur, je répondis : « Hé, par ta vie, ô ma maîtresse, procédons par ordre ! procédons par ordre ! » Et j’ajoutai : « Par qui faut-il commencer ? » Elle répondit : « À ton choix, ô timbale ! » Je dis : « Alors, donnons d’abord son grain au sansonnet muet ! » Elle dit : « Il attend ! il attend ! »

Alors moi, ô mon seigneur le sultan, je dis à mon enfant : « Satisfais le sansonnet ! » Et l’enfant répondit par l’ouïe et l’obéissance, et fut large et généreux pour la pitance du sansonnet muet qui, du coup, se mit à s’exprimer dans le langage des sansonnets, disant : « Qu’Allah augmente ton bien ! qu’Allah augmente ton bien ! »

Et moi je dis à l’enfant : « Fais ton salam maintenant au mouton gras qui attend ! » Et l’enfant fit au mouton en question le salam le plus profond. Et le mouton répondit en son langage d’état : « Qu’Allah augmente ton bien ! qu’Allah augmente ton bien ! »

Et moi je dis à l’enfant : « Parle maintenant à la langue silencieuse ! » Et l’enfant frotta son doigt sur la langue silencieuse, qui répondit aussitôt d’une voix harmonieuse : « Qu’Allah augmente ton bien ! qu’Allah augmente ton bien ! »

Et moi je dis à l’enfant : « Apprivoise le mordeur enragé ! » Et il se mit à caresser le mordeur en question, avec beaucoup de précautions, et fit si bien qu’il sortit de sa gueule sans dommage et sans rage, et que le mordeur, satisfait de son courage et de son ouvrage, lui dit : « Je te rends hommage ! ah ! quel breuvage ! »

Et moi je dis à l’enfant : « Comble le puits de Jacob, ô plus endurant que Job ! » Et l’enfant répondit aussitôt : « Il me gobe ! il me gobe ! » Et le puits en question fut comblé sans fatigue ni objection, et bouché sans vide ni interruption.

Et moi je dis à l’enfant : « Réchauffe l’oiseau sans plumes ! » Et l’enfant répondit comme le marteau sur l’enclume ; et l’oiseau réchauffé répondit ; « Je fume ! je fume ! »

Et moi je dis à l’enfant : « Ô excellent, donne du grain cette fois au poulet sans voix ! » Et l’excellent garçon ne dit pas non, et donna du grain à profusion au poulet en question, qui se mit à chanter, disant : « La bénédiction ! la bénédiction ! »

Et moi je dis à l’enfant : « N’oublie pas ce bon lapin sans oreilles, et tire-le de son sommeil, ô père de l’œil sans pareil ! » Et l’enfant, toujours en éveil, parla au lapin, bien qu’il fût sans oreilles, et lui donna de si bons conseils, qu’il s’écria : « Quelle merveille ! quelle merveille…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUARANTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et l’enfant, toujours en éveil, parla au lapin, bien qu’il fût sans oreilles, et lui donna de si bons conseils, qu’il s’écria : « Quelle merveille ! quelle merveille ! »

Et je continuai, ô mon seigneur, à encourager l’enfant à converser de la sorte avec son adversaire, en changeant chaque fois de place la conversation, et en la faisant dévier selon chaque attribut, prenant-prenant, et donnant-donnant, sans oublier ni le chat sans moustaches, ni le pigeon sans tache, ni le berceau qui fut trouvé bien chaud, ni le nid sans œuf qui fut trouvé tout neuf, ni le crampon sur mesure qui fut affronté sans écorchure, ni l’abîme magnétique où il plongea d’une manière oblique pour rester pudique, et qui fit crier grâce à la propriétaire, disant : « J’abdique ! j’abdique ! ah ! quelle trique ! » ni l’étau adaptable d’où il sortit plus invulnérable et plus considérable, ni enfin l’auberge de mon père Mansour, plus chaude qu’un four, et d’où il sortit plus gros et plus lourd qu’un topinambour.

Et nous ne cessâmes la lutte, ô mon seigneur le sultan, qu’avec l’apparition du matin, pour réciter la prière et aller au bain.

Et, lorsque nous fûmes sortis du hammam et réunis pour le repas du matin, l’adolescente du parfait amour me dit : « Par Allah, ô timbale, tu as vraiment excellé, et le sort m’a favorisé qui m’a fait jeter sur toi mon dévolu. Or, maintenant il s’agit de rendre licite notre union. Qu’en penses-tu ? Veux-tu rester avec moi, selon la loi d’Allah, ou veux-tu renoncer pour toujours à me revoir ? » Et moi je répondis : « Plutôt subir la mort rouge que de ne plus me réjouir de ce visage de blancheur, ô ma maîtresse ! » Et elle me dit : « En ce cas, sur nous le kâdi et les témoins ! » Et elle fit appeler le kâdi et les témoins, séance tenante, et écrire sans retard notre contrat de mariage. Après quoi, nous prîmes ensemble notre premier repas, et nous attendîmes que notre digestion fût terminée, et que tout risque de mal de ventre fût évité, pour recommencer nos ébats et nos divertissements, et unir la nuit avec le jour.

Et je vécus de cette vie-là, ô mon seigneur, avec l’adolescente du parfait amour pendant trente nuits et trente jours, rabotant ce qu’il y avait à raboter, et limant ce qu’il y avait à limer, et farcissant ce qu’il y avait à farcir, jusqu’à ce qu’un jour, pris d’une sorte de vertige, il m’échappa de dire à ma partenaire : « Je ne sais pas, mais, par Allah ! je ne puis aujourd’hui enfoncer le douzième épieu ! » Et elle s’écria : « Comment ? comment ? Mais ce douzième-là est le plus nécessaire ! Les autres ne comptent pas ! » Et je lui dis : « Impossible, impossible ! » Alors elle se mit à rire, et me dit : « Il te faut du repos ! Nous te le donnerons ! » Et je n’en entendis pas davantage. Car les forces m’abandonnèrent, ya sidi, et je roulai sur le sol comme un âne sans licol.

Et quand je me réveillai de mon évanouissement, je me vis enchaîné dans ce maristân, en compagnie de mes camarades, ces deux honorables jeunes gens. Et les gardiens, interrogés, me dirent : « C’est pour ton repos ! c’est pour ton repos ! » Or moi, par ta vie, ô mon seigneur le sultan, je me sens maintenant bien reposé et ragaillardi, et je demande de ta générosité d’arranger ma réunion avec l’adolescente du parfait amour. Quant à te dire son nom ou sa qualité, cela dépasse mes connaissances. Et je t’ai raconté tout ce que je savais. Et telle est, dans son ordre et l’arrangement de ses péripéties, mon histoire telle qu’elle s’est passée. Mais Allah est plus savant ! »

— Lorsque le sultan Mahmoud et son vizir, l’ancien sultan-derviche, eurent entendu cette histoire du second jeune homme, ils s’émerveillèrent à la limite de l’émerveillement de l’ordre et de la clarté avec lesquels elle leur avait été racontée. Et le sultan dit au jeune homme : « Par ma vie ! même si le motif de ton emprisonnement n’avait pas été illicite, je t’aurais libéré après t’avoir entendu. » Et il ajouta : « Pourras-tu nous conduire au palais de l’adolescente ? » Il répondit : « Je le puis, les yeux fermés ! » Alors le sultan et le vizir et le chambellan, qui était l’ancien premier fou, se levèrent ; et le sultan dit au jeune homme, après avoir fait tomber ses chaînes : « Précède-nous sur le chemin qui conduit chez ton épouse ! » Et ils se disposaient, tous les quatre, à sortir, quand le troisième jeune homme, qui avait encore les chaînes au cou, s’écria : « Ô mes maîtres, par Allah sur nous tous ! avant de partir, écoutez mon histoire, car elle est plus extraordinaire que celles de mes deux compagnons ! » Et le sultan lui dit : « Rafraîchis ton cœur et calme ton esprit, car nous ne tarderons pas à revenir. »

Et ils marchèrent, précédés par le jeune homme, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à la porte d’un palais, à la vue duquel le sultan s’écria : » Allahou akbar ! Confondu soit Éblis le Tentateur ! Ce palais, ô mes amis, est la demeure de la troisième fille de mon oncle le sultan défunt. Et notre destinée est une prodigieuse destinée. Louanges à Celui qui réunit ce qui était séparé, et qui reconstitue ce qui était dissous ! » Et il pénétra dans le palais, suivi de ses compagnons, et fit annoncer son arrivée à la fille de son oncle, qui se hâta de se présenter entre ses mains.

Or, effectivement, c’était l’adolescente du parfait amour ! Et elle baisa la main du sultan, époux de sa sœur, et se déclara soumise à ses ordres. Et le sultan lui dit : « Ô fille de l’oncle, je t’amène ton époux, cet excellent gaillard que je nomme à l’instant mon second chambellan, et qui sera désormais mon commensal et mon compagnon de coupe. Car je connais son histoire et le malentendu passager qui a eu lieu entre vous deux. Mais désormais la chose ne se répétera plus, car il est maintenant reposé et ragaillardi. » Et l’adolescente répondit : « J’écoute et j’obéis ! Et, du moment qu’il est sous ta sauvegarde et ta garantie, et que tu m’assures qu’il est rétabli, je consens à vivre de nouveau avec lui ! » Et le sultan lui dit : « Grâces te soient rendues, ô fille de l’oncle ! Tu lèves un gros poids que j’avais sur le cœur ! » Et il ajouta : « Permets-nous seulement de l’emmener pour une heure de temps. Car nous avons à écouter ensemble une histoire qui doit être tout à fait extraordinaire ! » Et il prit congé d’elle et sortit avec le jeune homme, devenu son second chambellan, avec son vizir et avec son premier chambellan.

Et, quand ils furent arrivés au maristân, ils allèrent s’asseoir à leur place, en face du troisième jeune homme, qui les attendait sur des tisons enflammés, et qui, la chaîne au cou, commença aussitôt en ces termes son histoire :


HISTOIRE DU TROISIÈME FOU


« Sache, ô mon souverain maître, et toi, ô vizir de bon conseil, et vous, honorés chambellans, mes deux anciens compagnons de chaîne, sachez que mon histoire n’a aucun rapport avec celles qui viennent d’être racontées, car si mes deux compagnons ont été entrepris par des adolescentes, moi, ce fut tout autre chose. Et, du reste, vous allez contrôler mon dire par votre propre jugement.

Donc, ô mes seigneurs, j’étais encore enfant lorsque mon père et ma mère trépassèrent dans la miséricorde du Rétributeur. Et je fus recueilli par les voisins miséricordieux, des pauvres comme nous, qui, n’ayant point le nécessaire, ne pouvaient faire les frais de mon instruction, et me laissaient vagabonder dans les rues, tête nue et jambes nues, et n’ayant pour tout vêtement que la moitié d’une chemise en cotonnade bleue. Et je ne devais pas être repoussant à regarder, car les passants qui me voyaient cuire au soleil s’arrêtaient souvent pour s’exclamer : « Qu’Allah préserve cet enfant du mauvais œil ! Il est aussi beau qu’un morceau de lune. » Et, des fois, quelques-uns d’entre eux m’achetaient de la halawa aux pois chiches ou du caramel jaune et pliant, de celui qu’on tire comme une ficelle, et, en me le donnant, ils me tapaient sur la joue, ou me frottaient la tête, ou me tiraient amicalement le toupet que j’avais juste sur le sommet de mon crâne rasé. Et moi, j’ouvrais une bouche énorme, et avalais d’une happée toute la friandise. Ce qui faisait s’exclamer d’admiration tous ceux qui me regardaient et ouvrir des yeux d’envie aux petits gamins qui jouaient avec moi. Et j’arrivai de la sorte à avoir douze ans d’âge.

Or, un jour d’entre les jours, j’étais allé avec mes camarades habituels chercher des nids d’épervier et de corbeau au sommet des maisons en ruines, quand j’aperçus dans une cahute recouverte de branchages de palmier, au fond d’une cour abandonnée, la forme indécise et immobile d’un être vivant. Et, sachant que les genn et les mareds hantent les maisons désertes, je pensai : « Celui-ci est un mared ! » Et, saisi d’épouvante, je dégringolai du sommet de la ruine, et voulus livrer mes jambes au vent et anéantir la distance entre moi et ce mared. Mais une voix très douce sortit de la cahute qui m’appela, disant : « Pourquoi fuis-tu, bel enfant ? Viens goûter à la sagesse ! Viens sans peur près de moi. Je ne suis ni un genni, ni un éfrit, mais un être humain qui vit dans la solitude et la contemplation. Viens, mon enfant, et je t’enseignerai la sagesse…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUARANTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

« … Viens, mon enfant, et je t’enseignerai la sagesse. » Et moi, retenu soudain dans ma fuite par une force irrésistible, je revins sur mes pas, et me dirigeai vers la cahute, tandis que la voix très douce continuait à me dire : « Viens, bel enfant, viens ! » Et j’entrai dans la cahute et vis que la forme immobile était celle d’un vieillard très ancien, qui devait avoir un nombre incalculable d’années. Et son visage, malgré tout ce grand âge, était comme le soleil. Et il me dit : « Bienvenu l’orphelin qui vient hériter de mon enseignement ! » Et il me dit encore : « Je serai ton père et ta mère. » Et il me prit la main et ajouta : « Et tu seras mon disciple. Et tu deviendras, un jour, le maître d’autres disciples. » Et, ayant ainsi parlé, il me donna le baiser de paix, et me fit asseoir à ses côtés, et commença sur l’heure mon instruction. Et moi, je fus subjugué par sa parole et par la beauté de son enseignement ; et je renonçai pour lui à mes jeux et à mes camarades. Et il devint mon père et ma mère. Et je lui montrai un respect profond, une tendresse extrême et une soumission sans bornes. Et cinq années s’écoulèrent, pendant lesquelles j’acquis une instruction admirable. Et mon esprit fut nourri du pain de la sagesse.

Mais, ô mon seigneur, toute sagesse est vaine si elle n’est pas semée dans un terrain dont le fond soit de bonne nature. Car elle s’efface avec le premier coup du râteau de la folie, qui racle la couche fertile. Et en dessous il ne reste que la sécheresse et la stérilité.

Et je devais bientôt éprouver sur moi-même la force des instincts victorieux des préceptes.

Un jour, en effet, le vieux sage, mon maître, m’ayant envoyé mendier notre subsistance dans la cour de la mosquée, je m’acquittai de ma tâche ; et, après avoir été favorisé par la générosité des Croyants, je sortis de la mosquée et repris le chemin de notre solitude. Mais, en chemin, ô mon seigneur, je croisai un groupe d’eunuques au milieu desquels se balançait une adolescente voilée, dont les yeux sous le voile me parurent contenir tout le ciel. Et les eunuques étaient armés de longs bâtons avec lesquels ils tapaient sur les épaules des passants, pour les éloigner du chemin suivi par leur maîtresse. Et de tous côtés j’entendais les gens murmurer : « La fille du sultan ! la fille du sultan ! » Et moi, ô mon seigneur, je m’en retournai vers mon maître, l’âme en émoi et la cervelle en désordre. Et du coup j’oubliai les maximes de mon maître, et mes cinq années de sagesse, et les préceptes du renoncement.

Et mon maître me regarda tristement, tandis que je pleurais. Et nous passâmes toute la nuit l’un à côté de l’autre sans prononcer une parole. Et le matin, après lui avoir baisé la main, selon mon habitude, je lui dis : « Ô mon père et ma mère, pardonne à ton indigne disciple ! Mais il faut que mon âme revoie la fille du sultan, ne fût-ce que pour jeter sur elle un seul regard. » Et mon maître me dit : « Ô fils de ton père et de ta mère, ô mon enfant, tu verras, puisque ton âme le désire, la fille du sultan. Mais songe à la distance qu’il y a entre les solitaires de la sagesse et les rois de la terre ! Ô fils de ton père et de ta mère, ô nourri de ma tendresse, oublies-tu combien la sagesse est incompatible avec la fréquentation des filles d’Adam, surtout quand elles sont des filles de rois ? Et as-tu donc renoncé à la paix de ton cœur ? Et veux-tu que je meure, persuadé qu’avec ma mort disparaîtra le dernier recéleur des préceptes de la solitude ? Ô mon fils, rien n’est aussi plein de richesse que le renoncement, et rien n’est aussi satisfaisant que la solitude ! » Mais je répondis : « Ô mon père et ma mère, si je ne puis voir la princesse, ne fût-ce que pour jeter sur elle un seul regard, je mourrai. »

Alors mon maître, qui m’aimait, voyant ma tristesse et mon affliction, me dit : « Enfant, un regard sur la princesse satisferait-il tous tes désirs ? » Et je répondis : « Sans aucun doute ! » Alors mon maître s’approcha de moi en soupirant, frotta l’arc de mes yeux avec une sorte d’onguent, et, au même instant, une partie de mon corps disparut, et il ne resta en moi de visible que la moitié d’un homme, un tronc doué de mouvement. Et mon maître me dit : « Transporte-toi maintenant au milieu de la ville. Et tu atteindras ainsi le but que tu souhaites. » Et je répondis par l’ouïe et l’obéissance, et je me transportai en un clin d’œil sur la place publique, où, dès mon arrivée, je me vis entouré d’une foule innombrable. Et chacun me regardait avec étonnement. Et de tous côtés on accourait pour contempler cet être singulier qui n’avait d’un homme que la moitié, et qui se mouvait avec tant de rapidité. Et le bruit de cet étrange phénomène se répandit bientôt dans la ville, et parvint jusqu’au palais où demeurait la fille du sultan avec sa mère. Et elles désirèrent toutes deux satisfaire sur moi leur curiosité, et envoyèrent les eunuques me prendre pour me mener en leur présence. Et je fus conduit au palais et introduit dans le harem, où la princesse et sa mère satisfirent sur moi leur curiosité, tandis que je regardais. Après quoi elles me firent ramasser par les eunuques, qui me transportèrent là où ils m’avaient pris. Et moi, l’âme plus tourmentée que jamais et l’esprit plus bouleversé, je retournai auprès de mon maître, dans la cahute.

Et je le trouvai, couché sur la natte, la poitrine oppressée, et le teint jaune comme s’il eût été à l’agonie. Mais j’avais le cœur trop occupé ailleurs pour me tourmenter à son sujet. Et il me demanda d’une voix faible : « As-tu vu, ô mon enfant, la fille du sultan ? » Et je répondis : « Oui, mais c’est pis que si je ne l’avais vue. Et désormais mon âme ne peut trouver de repos, si je ne parviens à m’asseoir près d’elle, et à rassasier mes yeux du plaisir de la regarder ! » Et il me dit, en poussant un grand soupir : « Ô mon bien-aimé disciple, que je tremble pour la paix de ton cœur ! Ah ! quel rapport peut jamais exister entre ceux de la Solitude et ceux du Pouvoir ? » Et je répondis : « Ô mon père, à moins que je ne repose ma tête près de la sienne, que je ne la regarde et que je ne touche son cou charmant de ma main, je me croirai à l’extrême limite du malheur, et je mourrai de désespoir. »

Alors mon maître, qui m’aimait, inquiet tout à la fois pour ma raison et pour la paix de mon cœur, me dit, tandis que des hoquets le secouaient douloureusement : « Ô fils de ton père et de ta mère, ô enfant qui portes en toi la vie et qui oublies combien la femme est troublante et pervertissante, va, satisfais tous tes désirs ! mais, comme une dernière grâce, je te supplie de creuser ici même ma tombe, et de m’ensevelir sans mettre de pierre indicatrice sur l’endroit où je reposerai. Penche-toi, mon fils, pour que je te donne le moyen d’arriver à tes fins. »

Et moi, ô mon seigneur, je me penchai vers mon maître, qui me frotta les paupières avec une sorte de kohl en poudre noire très fine, et me dit : « Ô mon ancien disciple, te voici devenu, grâce aux vertus de ce kohl, invisible aux yeux des hommes. Et tu peux maintenant, sans crainte, satisfaire tous tes désirs ! Et que la bénédiction d’Allah soit sur ta tête et te préserve, dans la mesure du possible, des embûches des maudites qui jettent le trouble parmi les élus de la Solitude ! »

Et, ayant ainsi parlé, mon vénérable maître fut comme s’il n’avait jamais été. Et moi je me hâtai de l’ensevelir dans une fosse que je creusai sous la cahute où il avait vécu, — qu’Allah l’admette dans Sa miséricorde, et lui donne une place de choix ! Après quoi, je me hâtai de m’envoler vers le palais de la fille du sultan.

Or, comme j’étais invisible à tous les yeux, j’entrai dans le palais sans être aperçu et, poursuivant mon chemin, je pénétrai dans le harem et allai tout droit à la chambre de la princesse. Et je la trouvai couchée dans son lit, faisant la sieste, et n’ayant sur elle, pour tout vêtement, qu’une chemise en tissu de Mossoul. Et moi, ô mon seigneur, qui de ma vie n’avais encore eu l’occasion de voir la nudité d’une femme, je fus dans un émoi qui acheva de me faire oublier toutes les sagesses et tous les préceptes. Et je m’écriai : « Allah ! Allah ! » Et cela fut lancé d’une voix si forte que la jeune fille ouvrit à demi les yeux, en poussant un soupir d’éveil, et en se tournant dans son lit. Mais ce fut tout, heureusement. Et moi, ô mon seigneur, je vis alors l’inexprimable ! Et je fus frappé de ce qu’une jeune fille si frêle et si fine possédât un si gros derrière. Et, bien émerveillé, je m’approchai davantage, me sachant invisible, et, bien doucement, je posai mon doigt sur ce derrière-là pour le tâter, et avoir le cœur satisfait à son sujet. Et je sentis qu’il était plein, et rebondissant et beurré et granulé. Mais je ne pouvais revenir de la surprise où j’étais de son volume, et je me demandais : « Pourquoi si gros ? pourquoi si gros ? » Et, ayant réfléchi à ce sujet sans trouver la réponse satisfaisante, je me hâtai d’aller prendre contact avec la jeune fille. Et je fis cela avec des précautions infinies pour ne pas la réveiller. Et, quand je jugeai que le premier danger était passé, je me hasardai à quelque premier mouvement. Et doucement, doucement, l’enfant que tu sais, ô mon seigneur, entra en jeu à son tour. Mais il se garda bien d’être grossier ou d’user de procédés répréhensibles, de n’importe quelle manière ; et il se contenta, lui aussi, de faire seulement connaissance avec ce qu’il ne connaissait pas. Et rien de plus, ô mon seigneur. Et nous jugeâmes tous deux, pour cette première fois, qu’il était bien suffisant de nous être formé le jugement.

Mais, voilà ! le Tentateur, au moment précis où j’allais me lever, me poussa à pincer la jeune fille, juste au milieu de l’une de ces étonnantes rondeurs dont le volume me rendait perplexe, et je ne pus résister à la tentation, et voilà ! je pinçai la jeune fille au milieu de cette rondeur-là. Et — éloigné soit le Malin ! — l’impression qu’elle en éprouva fut si vive que, réveillée pour de bon cette fois, elle sauta de son lit en jetant un cri d’effroi, et appela sa mère à grands cris…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUARANTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

… l’impression qu’elle en éprouva fut si vive que, réveillée pour de bon cette fois, elle sauta de son lit en jetant un cri d’effroi, et appela sa mère à grands cris.

Or, en entendant les signaux d’alarme de sa fille et ses cris de terreur et ses appels au secours, la mère accourut en se prenant les pieds dans ses robes, et suivie de près par la vieille nourrice de la jeune fille et par les eunuques. Et la jeune fille continuait à crier, en portant sa main là où elle avait été pincée : « Je me réfugie en Allah du Cheitân le lapidé ! » Et sa mère et la vieille nourrice lui demandèrent en même temps : « Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ? Et pourquoi as-tu la main sur l’honorable ? Et qu’est-ce qu’il a, l’honorable ? Et qu’est-il arrivé à l’honorable ? Et montre-nous ce qu’il a, l’honorable ! » Et la nourrice se tourna vers les eunuques, en leur lançant un regard de travers, et leur cria : « Allez-vous-en un peu ! » Et les eunuques s’éloignèrent, en maudissant entre leurs lèvres la vieille calamiteuse.

Tout cela ! Et moi je voyais sans être vu, grâce au kohl de mon défunt maître — qu’Allah l’ait en Ses bonnes grâces !

Or donc, lorsque sa mère et sa nourrice l’eurent ainsi, en un instant, harcelée de pressantes questions, en allongeant le cou pour voir ce que pouvait bien être l’affaire, la jeune fille rougissante et endolorie, finit par prononcer : « C’est là ! c’est là ! le pincement ! le pincement ! » Et les deux femmes regardèrent et virent, sur l’honorable, la trace rouge et déjà enflée de mon pouce et de mon doigt du milieu. Et elles reculèrent effarées et formalisées à l’extrême, en s’écriant : « Ô maudite, qui t’a fait ça ? qui t’a fait ça ? » Et la jeune fille se mit à pleurer, en disant : « Je ne sais pas ! je ne sais pas ! » Et elle ajouta : « J’ai été pincée comme ça, alors que je rêvais, dans mon sommeil, que je mangeais un gros concombre ! » Et les deux femmes, en entendant ces paroles, se penchèrent en même temps, et regardèrent sous les rideaux, et sous les draperies et sous la moustiquaire ; et, n’ayant rien trouvé de suspect, elles dirent à la jeune fille : « Es-tu bien sûre que tu ne t’es pas pincée toi-même, en dormant ? » Elle répondit : « Je préférerais mourir que de me pincer si cruellement ! » Alors la vieille nourrice opina, disant : « Il n’y a de recours et de puissance qu’en Allah le Très-Haut, l’Omnipotent. Celui qui a pincé notre fille est un innommable d’entre les innommables qui peuplent l’air ! Et il a dû entrer ici par cette fenêtre ouverte et, ayant vu notre fille endormie avec son honorable à nu, il n’a pas pu résister au désir de la pincer là même. Et c’est ce qui est arrivé, certainement. » Et, ayant ainsi parlé, elle courut fermer la fenêtre et la porte, et ajouta : « Avant de mettre à notre fille une compresse d’eau froide et de vinaigre, il faut nous hâter de chasser le Malin. Et il n’y a qu’un moyen efficace, et c’est de brûler dans la chambre des crottes de chameau. Car les crottes de chameau sont incompatibles avec l’odorat des genn, des mareds et de tous les innomables. Et je sais les paroles qu’il faut prononcer pendant cette fumigation ! » Et aussitôt elle cria aux eunuques, massés derrière la porte : « Allez vite nous chercher un panier de crottes de chameau. »

Et, pendant que les eunuques étaient allés exécuter l’ordre, la mère s’approcha de sa fille et lui demanda : « Es-tu sûre, ô ma fille, que le Malin ne t’a rien fait de plus ? Et n’as-tu rien senti de ce que je veux dire ? » Elle dit : « Je ne sais pas ! » Alors la mère et la nourrice baissèrent la tête et examinèrent la jeune fille. Et elles virent, ô mon seigneur, que, selon ce que je t’avais dit, tout était à sa place, et qu’il n’y avait aucune trace de violence sur le revers ou sur la face. Mais le nez de la maudite nourrice, qui était perpicace, lui fît dire : « J’ai senti sur notre fille l’odeur d’un genni mâle ! » Et elle cria aux eunuques : « Où sont les crottes, ô maudits ! » Et, à ce moment, les eunuques arrivèrent avec le panier ; et ils se hâtèrent de le remettre à la vieille, à travers la porte un instant entr’ouverte.

Alors la vieille nourrice, après avoir enlevé les tapis qui recouvraient le sol, versa le panier de crottes sur les dalles de marbre, et y mit le feu. Et dès que s’éleva la fumée, elle se mit à marmonner sur le feu des paroles inconnues, en traçant dans l’air des signes magiques.

Et voici ! la fumée des crottes brûlées qui remplit bientôt l’appartement affecta mes yeux d’une manière si insupportable qu’ils se remplirent d’eau, et que je fus obligé de les essuyer à plusieurs reprises avec le bas de ma robe. Et je ne réfléchis pas, ô mon seigneur, que, par cette manœuvre, j’enlevais, au fur et à mesure, le kohl dont les vertus me rendaient invisible et dont, dans mon imprévoyance, j’avais oublié d’emporter une bonne quantité avant la mort de mon maître.

Et, effectivement, j’entendis soudain les trois femmes pousser trois cris simultanés d’épouvante, en dirigeant leur doigt de mon côté : « Voici l’éfrit ! voici l’éfrit ! voici l’éfrit ! » Et elles appelèrent à leur secours les eunuques, qui aussitôt envahirent la chambre et se jetèrent sur moi et voulurent me tuer. Mais je leur criai de ma voix la plus terrible : « Si vous me faites le moindre mal, j’appellerai à mon aide mes frères les genn qui vous extermineront, et feront crouler ce palais sur la tête de ses habitants ! » Alors ils eurent peur, et se contentèrent de me garrotter. Et la vieille me cria : « Mes cinq doigts gauches dans ton œil droit, et mes cinq autres doigts dans ton œil gauche ! » Et je lui dis : « Tais-toi, ô sorcière maudite, ou j’appelle mes frères les genn, qui feront entrer ta longueur dans ta largeur ! » Alors elle eut peur et se tut. Mais ce fut pour s’écrier, au bout d’un moment : « Puisque celui-ci est un éfrit, nous ne pouvons le tuer. Mais nous pouvons l’enchaîner pour le reste de ses années ! » Et elle dit aux eunuques : « Prenez-le et conduisez-le au maristân, et mettez-lui une chaîne au cou, et rivez la chaîne au mur. Et dites aux gardiens que, s’ils le laissent s’échapper, leur mort sera sans recours ! »

Et aussitôt les eunuques, ô mon seigneur, m’emmenèrent, alors que j’avais le nez bien long, et me jetèrent dans ce maristân, où je rencontrai mes deux anciens compagnons, qui sont maintenant tes honorables chambellans. Et telle est mon histoire ! Et tel est, ô mon seigneur le sultan, le motif de mon emprisonnement dans cette prison de fous, et de cette chaîne qui est à mon cou. Et je t’ai raconté tout, d’un bout à l’autre bout, et c’est pourquoi j’espère d’Allah et de toi que mon errement est absous, et que ta bonté va me tirer de dessous ces verrous, pour me mettre n’importe où en dehors de cet écrou. Et le mieux est que je devienne l’époux de la princesse dont je suis fou. Et le Très-Haut est au-dessus de nous ! »

— Lorsque le sultan Mahmoud eut entendu cette histoire, il se tourna vers son vizir, l’ancien sultan-derviche, et lui dit : « Voilà comment le destin a conduit les événements de notre famille ! Car la princesse, dont est amoureux ce jeune homme, est la dernière fille du sultan défunt, père de mon épouse ! Et maintenant il ne nous reste plus qu’à donner à cet événement la suite qu’il comporte. » Puis il se tourna vers le jeune homme et lui dit : « En vérité, ton histoire est une étonnante histoire, et si même tu ne m’avais pas demandé la fille de mon oncle en mariage, je te l’aurais accordée pour te marquer le contentement que j’éprouve de tes paroles ! » Et il fit tomber ses chaînes à l’instant, et lui dit : « Tu seras désormais mon troisième chambellan ; et je vais donner les ordres pour la célébration de tes noces avec la princesse dont tu connais déjà les avantages. »

Et le jeune homme baisa la main du généreux sultan. Et ils sortirent tous du maristân et se rendirent au palais, où, à l’occasion des deux précédentes réconciliations et du mariage du jeune homme avec la princesse, de grandes fêtes furent données et de grandes réjouissances publiques. Et tous les habitants de la ville, petits et grands, furent engagés à prendre part aux festins qui devaient durer quarante jours et quarante nuits, en l’honneur du mariage de la fille du sultan avec le disciple du sage, et de la réunion de ceux que le sort avait désunis.

Et ils vécurent tous dans les délices intimes et les joies de l’amitié, jusqu’à l’inévitable séparation.


— Et telle est, ô Roi fortuné, continua Schahrazade, l’histoire compliquée de l’Adultérin sympathique, qui était sultan et qui devint derviche errant pour ensuite être choisi comme vizir par Mahmoud le sultan, et de ce qui lui arriva avec son ami et avec les trois jeunes gens enfermés comme fous dans le maristân. Mais Allah est plus grand, et plus généreux et plus savant ! » Puis elle ajouta, sans s’arrêter : » Mais ne crois point que cette histoire soit plus admirable ou plus instructive que les Paroles sous les quatrevingt-dix-neuf tête coupées ! » Et le roi Schahriar s’écria : « Quelles sont ces paroles, Schahrazade, et ces têtes coupées que je ne connais pas ? » Et Schahrazade dit :


PAROLES SOUS LES
QUATRE-VINGT-DIX-NEUF TÊTES COUPÉES


Il est raconté — mais Allah seul sait distinguer le réel et l’irréel, et les différencier infailliblement ! — qu’il y avait, en l’antiquité du temps, dans une ville d’entre les villes des Roums anciens, un roi d’un haut rang et d’un mérite signalé, un maître de pouvoir et de puissance, de forces et d’armées. Et ce roi avait, plus précieux que tous ses trésors, un fils adolescent qui était parfaitement beau. Et cet adolescent, fils de roi, n’était pas seulement beau à la perfection, mais il était doué d’une sagesse qui émerveillait la terre. Et, du reste, cette histoire ne sera que la confirmation de cette sagesse admirable et de cette beauté de l’adolescent princier.

Et, pour mettre ces qualités à l’épreuve, Allah Très-Haut fit tourner le temps du côté néfaste, sur les jours du roi et de la reine, père et mère de l’adolescent. Et de roi et de reine qu’ils étaient, au comble de la puissance et des richesses, ils se réveillèrent un jour dans leur palais vide, plus pauvres et plus misérables que les mendiants sur la route de la générosité. Car rien n’est plus aisé au Très-Haut que de faire s’écrouler les trônes les plus solides, et de faire habiter les palais par les bêtes de proie et les oiseaux de nuit…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUARANTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

… et plus misérables que les mendiants sur la route de la générosité. Car rien n’est plus aisé au Très-Haut que de faire s’écrouler les trônes les plus solides et de faire habiter les palais par les bêtes de proie et les oiseaux de nuit.

Or, devant ce retour offensif du temps et ce coup inattendu du sort, l’adolescent sentit son cœur se tremper comme la lame fumante dans l’eau, et il prit sur lui de relever le courage de ses parents, et de les tirer de l’état où ils se trouvaient. Et il dit au roi pauvre : « Ô mon père, dis-moi, par Allah, voudrais-tu incliner ton ouïe vers ton enfant qui désirerait te parler ? » Et le roi, relevant la tête, répondit : « Ô mon fils, tu es l’élu de l’intelligence, parle et nous t’obéirons ! » Et l’adolescent dit : « Lève-toi, ô mon seigneur, et partons pour les terres où l’on ignore jusqu’à notre nom. Car à quoi bon se lamenter devant l’irréparable, alors que nous sommes encore les maîtres du présent ? Ailleurs nous trouverons une vie nouvelle et des joies renouvelées ! » Et le vieux roi répondit : « Ô mon admirable enfant, pieux et plein de déférence, ton conseil est une inspiration du Maître de la Sagesse. Et que le soin de cette affaire soit sur Allah et sur toi ! »

Alors l’adolescent se leva et, après avoir tout préparé pour le voyage, il prit son père et sa mère par la main, et sortit avec eux sur le chemin de la destinée. Et ils voyagèrent à travers les plaines et les déserts, et ne cessèrent de marcher jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés en vue d’une ville grande et bien bâtie. Et l’adolescent fit reposer son père et sa mère à l’ombre des murailles, et entra seul dans cette ville. Et les passants qu’il questionna l’informèrent que cette ville était la capitale d’un sultan juste et magnanime, qui était l’honneur des rois et des sultans. Alors il arrêta son plan et son projet, et retourna aussitôt auprès de ses vieux parents, auxquels il dit : « J’ai l’intention de vous vendre au sultan de cette ville, qui est un grand sultan. Qu’en dites-vous, ô mes parents ? » Et ils répondirent : « Ô notre enfant, tu sais mieux que nous ce qui convient et ce qui ne convient pas, car le Très-Haut a mis la tendresse dans ton cœur et dans ton esprit toute l’intelligence. Et nous ne pouvons que t’obéir avec sécurité et confiance, ayant placé notre espoir en Allah et en toi, ô notre enfant. Et tout ce que tu jugeras bon, aura notre agrément ! » Et l’adolescent prit de nouveau par la main ses vieux parents et s’achemina avec eux vers le palais du sultan. Et il les laissa dans la cour du palais, et demanda à être introduit dans la salle du trône, pour parler au roi. Et, comme il avait un aspect noble et beau, il fut introduit aussitôt dans la salle des audiences. Et il rendit ses hommages au sultan qui, l’ayant regardé, vit, à n’en pas douter, qu’il était le fils de grands de la terre, et lui dit : « Que souhaites-tu ô jeune homme de clarté ? » Et l’adolescent, après avoir embrassé une seconde fois la terre entre les mains du roi, répondit : « Ô mon maître, j’ai avec moi un captif, pieux et craignant le Seigneur, un modèle d’honnêteté et d’honneur ; et j’ai également avec moi une captive, agréable de caractère et douce de manières et gracieuse de langage et pleine de toutes les qualités requises d’une esclave. Et tous deux ont connu de meilleurs jours, et se trouvent maintenant poursuivis par le destin. C’est pourquoi je désire les vendre à Ta Hautesse, afin qu’ils soient des serviteurs entre tes pieds et des esclaves à ta disposition, comme nous sommes tous trois tes biens mobiliers. »

Lorsque le roi eut entendu de la bouche de l’adolescent ces paroles dites avec un délicieux accent, il lui dit : « Ô adolescent sans pareil, qui viens à nous peut-être du ciel, puisque les deux captifs dont tu me parles sont ta propriété, ils ne peuvent que me plaire. Hâte-toi d’aller me les chercher, afin que je les voie et les achète de toi ! » Et l’adolescent retourna auprès du roi pauvre qui était son père, et de la reine pauvre qui était sa mère, et, les prenant tous deux par la main, tandis qu’ils obéissaient, il les amena en présence du roi.

Et le roi, au premier regard qu’il jeta sur le père et la mère de l’adolescent, s’émerveilla à la limite de l’émerveillement, et dit : « Si ceux-ci sont des esclaves, comment peuvent être les rois ? » Et il leur demanda : « Et vous êtes tous deux les esclaves et la propriété de ce bel adolescent ? » Et ils répondirent : « Nous sommes, en vérité, ses esclaves et sa propriété, par tous les liens, ô roi du temps ! » Alors il se tourna vers le jeune homme et lui dit : « Estime toi-même sur moi le prix qui te convient pour la vente de ces deux captifs qui n’ont point leurs pareils dans la demeure des rois. » Et le jeune homme dit : « Ô mon maître, il n’y a pas de trésor qui puisse me dédommager de la perte de ces deux captifs. C’est pourquoi je ne te les céderai pas au poids de l’or et de l’argent ; mais je les remettrai entre tes mains, comme un dépôt, jusqu’au jour que fixera le sort. Et je ne veux te demander, comme prix de cette cession temporaire, qu’une chose qui soit aussi précieuse dans son genre qu’ils le sont tous deux parmi les créatures d’Allah. Je te demanderai, en effet, pour la cession du captif, un cheval qui soit le plus beau de tes écuries, tout sellé, bridé et harnaché ; et je te demanderai, pour la cession de la captive, un équipement comme en portent les fils des rois. Et je mets comme condition que le jour où je te rapporterai le cheval et l’équipement, tu me rendras les deux captifs, qui auront été une bénédiction pour toi et pour ton royaume. » Et le sultan répondit : « Qu’il soit fait selon ton souhait ! » Et, à l’heure et à l’instant, il fit sortir des écuries et donner au jeune homme le plus beau cheval qui ait jamais henni sous l’œil du soleil, un alezan brûlé aux naseaux palpitants, aux yeux à fleur de tête, qui humait l’air et frappait le sol, prêt à la course et au vol. Et il fit sortir des magasins et remettre à l’adolescent, qui s’en vêtit sur le champ, le plus bel équipement que cavalier ait jamais revêtu dans un tournoi de combattants. Et le nouveau cavalier en parut si beau que le roi s’écria : « Si tu veux rester près de moi, ô cavalier, je te comblerai de bienfaits ! » Et l’adolescent dit : « Qu’Allah augmente le reste de tes jours, ô roi du temps ! Mais ma destinée ne se trouve pas ici. Et il faut que j’aille la trouver là où elle m’attend. »

Et, ayant ainsi parlé, il fit ses adieux à ses parents, prit congé du roi, et partit au galop de son alezan. Et il traversa les plaines et les déserts, les fleuves et les torrents, et ne cessa de voyager que lorsqu’il fut arrivé en vue d’une autre ville, plus grande et mieux bâtie que la première.

Or, dès qu’il fut entré dans cette ville, un murmure étrange s’éleva sur son passage, et des exclamations de surprise et de pitié accueillirent chacun de ses pas. Et il entendait les uns qui disaient : « Quel dommage pour sa jeunesse ! Pourquoi un si beau cavalier vient-il s’exposer à la mort, sans motif ? » Et d’autres disaient : « Il sera le centième ! il sera le centième ! C’est le plus beau de tous ! C’est un fils de roi ! » Et d’autres disaient : « Un si tendre adolescent ne pourra pas réussir là où tant de savants ont échoué ! » Et le murmure et les exclamations ne firent qu’augmenter, à mesure qu’il s’avançait dans les rues de la ville. Et l’attroupement autour de lui et devant lui finit par devenir si dense, qu’il ne put faire avancer son cheval sans risquer d’écraser quelque habitant. Et, bien perplexe, il se vit obligé de s’arrêter, et il demanda à ceux qui lui barraient le chemin : « Pourquoi, ô bonnes gens, empêchez-vous un étranger et son cheval d’aller se reposer de leurs fatigues ? Et pourquoi me refusez-vous si unanimement l’hospitalité ? »

Alors, du milieu de la foule, sortit un vieillard qui s’avança vers le jeune homme, saisit le cheval par la bride, et dit : « Ô bel adolescent, puisse Allah te sauvegarder de la calamité ! Que nul ne puisse éviter son destin, puisque le destin est attaché à notre cou, aucun homme sensé ne pourra jamais le contester ; mais que, au milieu d’une jeunesse en fleur, quelqu’un aille sans souci se jeter dans la mort, voilà qui est du domaine de la démence. Nous te supplions donc, et je te supplie au nom de tous les habitants, ô noble étranger, de retourner sur tes pas et de ne pas exposer ainsi ton âme à une perte sans recours ! » Et l’adolescent répondit : « Ô vénérable cheikh, je n’entre point dans cette ville dans l’intention de mourir. Quel est donc l’événement singulier qui semble me menacer, et quel est ce danger de mort que je vais encourir ? » Et le vieillard répondit : « S’il est vrai, comme viennent de nous l’indiquer tes paroles, que tu ignores la calamité qui t’attend au cas où tu suivras ce chemin, eh bien ! je vais te la révéler ! »

Et, au milieu du silence de la foule, il dit : « Sache, ô fils des rois, ô bel adolescent qui n’as point ton pareil dans le monde, que la fille de notre roi est une jeune princesse qui est, à n’en pas douter, la plus belle entre toutes les femmes de ce temps. Or, elle a résolu de ne se marier qu’avec celui qui répondra d’une façon satisfaisante à toutes les questions qu’elle lui posera ; mais, par contre, avec cette condition que la mort sera le châtiment de celui qui ne pourra pas deviner sa pensée ou laissera passer une question sans y répondre par les paroles qu’il faut. Et elle a déjà fait couper la tête, de la sorte, à quatre-vingt-dix-neuf jeunes gens, tous fils de rois, d’émirs ou de grands personnages, parmi lesquels il y en avait quelques-uns qui étaient instruits dans toutes les branches des connaissances humaines. Et cette fille de notre roi habite, le jour, au sommet d’une tour qui domine la ville, et du haut de laquelle elle pose les questions aux jeunes gens qui se présentent pour les résoudre. Ainsi donc, te voilà averti ! Et, par Allah sur toi ! aie pitié de ta jeunesse, et hâte-toi de retourner vers ton père et ta mère qui t’aiment, de crainte que la princesse n’entende parler de ton arrivée, et ne te fasse mander en sa présence. Et qu’Allah te préserve de tout malheur, ô bel adolescent ! »

En entendant ces paroles du vieillard, l’adolescent fils de roi répondit : « C’est auprès de cette princesse que m’attend mon destin. Ô vous tous, indiquez-moi le chemin ! » Alors de toute cette foule s’exhalèrent des soupirs et des gémissements, des plaintes et des lamentations. Et des cris, autour de l’adolescent, s’élevèrent qui disaient : « Il marche à la mort ! à la mort ! C’est le centième ! le centième ! » Et tout le flot des assistants se mut avec lui. Et des milliers de personnes l’escortèrent qui avaient fermé leurs boutiques et délaissé leurs occupations pour le suivre. Et il s’avança de la sorte sur le chemin qui conduisait à sa destinée.

Et il arriva bientôt en vue de la tour, et aperçut, sur la terrasse de cette tour, la princesse qui était assise sur son trône, revêtue de la pourpre royale, et entourée de ses esclaves adolescentes, habillées de pourpre, comme elle. Et on ne distinguait du visage de la princesse, également couvert d’un voile rouge, que deux gemmes sombres qui étaient les yeux, pareils à deux lacs noirs éclairés par en dedans. Et, tout autour de la terrasse, pendues à égale distance les unes des autres, au-dessous de la princesse, les quatre-vingt-dix-neuf têtes coupées se balançaient.

Alors l’adolescent princier arrêta son cheval à quelque distance de la tour, de façon à voir la princesse et à être vu d’elle, à entendre et à être entendu. Et, à ce spectacle, tout le tumulte de la foule tomba. Et, au milieu de ce silence, la voix de la princesse se fit entendre qui disait : « Puisque tu es le centième, ô téméraire jeune homme, tu dois, sans doute, être prêt à répondre à mes questions ? » Et l’adolescent, fièrement dressé sur son cheval, répondit : « Je suis prêt, ô princesse ! »

Et le silence se fit plus complet, et la princesse dit : « Commence alors par me dire, sans hésiter, ô jeune homme, après avoir jeté les yeux sur moi et sur celles qui m’entourent, à qui je ressemble et à qui elles ressemblent, assises au haut de la tour ! »

Et l’adolescent, après avoir jeté les yeux sur la princesse et sur celles qui l’entouraient, répondit, sans hésiter : « Ô princesse, tu ressembles à une idole, et celles qui t’entourent ressemblent aux servantes de l’idole. Et tu ressembles également au soleil, et les jeunes filles qui t’entourent, aux rayons du soleil. Et tu ressembles aussi à la lune, et ces jeunes filles, aux étoiles qui servent de cortège à la lune. Et je te compare enfin au mois de Nissân, qui est le mois des fleurs, et toutes ces jeunes filles, aux fleurs qu’il vivifia de son souffle ! »

Lorsque la princesse eut entendu cette réponse, que la foule avait accueillie avec un murmure d’admiration, elle se montra satisfaite, et dit : « Tu as excellé, ô jeune homme, et ta première réponse ne te mérite pas la mort. Mais puisque tu as su résoudre ma première question, en nous comparant, moi et ces jeunes filles, d’abord à une idole et aux servantes de l’idole, ensuite au soleil et aux rayons du soleil, puis à la lune et aux étoiles qui font cortège à la lune, et enfin au mois de Nissân et aux fleurs qui naissent au mois de Nissân, je ne te poserai point de questions trop compliquées ni trop difficiles à résoudre. Et je te demanderai d’abord de me dire ce que signifient à la lettre ces mots :

« Donne à l’épousée d’Occident le fils du roi d’Orient, et un enfant naîtra d’eux qui sera le sultan des beaux visages. »

Et l’adolescent, sans hésiter un instant, répondit : « Ô princesse, ces mots renferment tout le secret de la pierre philosophale, et ils veulent dire mystiquement ceci :

« Fais corrompre par l’humidité qui vient de l’Occident la terre saine adamique qui vient de l’orient, et de cette corruption s’engendrera le mercure philosophique, qui est tout-puissant dans la nature, et qui engendrera le soleil, et l’or fils du soleil, et la lune, et l’argent fils de la lune, et qui changera les cailloux en diamants…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUARANTE-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

« … le soleil, et l’or fils du soleil, et la lune, et l’argent fils de la lune, et qui changera les cailloux en diamants. »

Et, ayant entendu cette réponse, la princesse fit un signe d’assentiment, et dit : « Puisque tu as su, ô jeune homme, expliquer le sens caché du mariage du fils de l’orient avec la fille de l’occident, tu échappes cette fois également à la mort suspendue sur ta tête. Mais pourras-tu me dire maintenant ce qui donne leurs vertus aux talismans ? »

Et l’adolescent, sur son cheval, répondit : « Ô princesse, les talismans doivent leurs vertus sublimes et leurs effets merveilleux aux lettres qui les composent, car les lettres ont rapport aux esprits, et il n’y a point de lettre dans la langue qui ne soit gouvernée par un esprit. Et si tu me demandes ce que c’est qu’un esprit, je te dirai que c’est un rayon ou une émanation des vertus de la toute-puissance et des attributs du Très-Haut. Et les esprits qui résident dans le monde intelligible, commandent à ceux qui habitent le monde céleste, et les esprits qui habitent le monde céleste commandent à ceux du monde sublunaire. Et les lettres forment les mots, et les mots composent les oraisons ; et ce ne sont que les esprits représentés par les lettres et assemblés dans les oraisons écrites sur les talismans qui font ces prodiges qui étonnent les hommes ordinaires, mais ne troublent point les sages, qui n’ignorent point la puissance des mots et savent que les mots gouverneront toujours le monde, et que les paroles écrites ou proférées pourront renverser les rois et ruiner leurs empires ! »

En entendant cette réponse de l’adolescent, que la foule avait accueillie avec des exclamations de joie et d’étonnement, la princesse dit : « Tu as excellé, ô jeune homme, à m’expliquer la puissance des mots et des paroles, qui gouvernent le monde et sont plus puissants que tous les rois. Mais je ne sais pas si tu vas pouvoir répondre à la question que voici ! Sauras-tu, en effet, me dire quels sont les deux ennemis éternels ? »

Et l’adolescent, sur son cheval, répondit : « Ô princesse, je ne dirai pas que les deux ennemis éternels sont le ciel et la terre, car la distance qui les sépare n’est point une distance réelle, et l’intervalle qui se creuse entre eux n’est point un intervalle réel, car cette distance et cet intervalle, qui paraissent être des abîmes, peuvent être comblés en un instant, et le ciel peut s’unir à la terre en moins d’un clin d’œil : car il ne faut, pour opérer cette union, ni des armées de genn et d’êtres humains ni des ailes par milliers, mais simplement une chose qui est plus puissante que toutes les forces des genn et des humains, et plus légère et plus douée de vertu que les ailes de l’aigle et de la colombe, et c’est la prière ! — Et je ne te dirai pas, ô princesse, que les deux ennemis éternels sont la nuit et le jour, car le matin les unit et le crépuscule les sépare, tour à tour. — Et je ne te dirai pas que les deux ennemis éternels sont le soleil et la lune, car ils éclairent la terre et sont unis par les mêmes bienfaits. — Et je ne te dirai pas que les deux ennemis éternels sont l’âme et le corps, car si nous connaissons l’un, nous ignorons complètement l’autre, et l’on ne peut émettre un avis sur ce que l’on ne connaît pas ! Mais je t’affirme, ô princesse, que les deux ennemis éternels sont la mort et la vie, car ils sont aussi néfastes l’un que l’autre, puisqu’ils se servent de l’être créé comme d’un jouet, qu’ils se combattent sans répit aux dépens de ce jouet, et que c’est le jouet qui finit par être la vraie victime de ce jeu, alors qu’eux-mêmes ne font que croître et prospérer. En vérité, voilà les deux ennemis éternels, ennemis d’eux-mêmes et ennemis des créatures. »

En entendant cette réponse de l’adolescent, la foule entière s’écria d’une seule voix : « Louanges à Celui qui t’a doué de tant de sagesse, et qui a orné ton esprit de tant de raison et de savoir ! » Et la princesse, assise sur la tour au milieu des jeunes filles, habillées comme elle de pourpre royale, dit : « Tu as excellé, ô jeune homme, dans ta réponse sur les deux ennemis éternels, ennemis d’eux-mêmes et ennemis des créatures. Mais je ne suis pas sûre que tu répondes à la question que je vais te poser. Peux-tu, en effet, me dire quel est l’arbre à douze rameaux portant chacun deux grappes, l’une formée par trente fruits blancs et l’autre par trente fruits noirs ? »

Et l’adolescent répondit, sans hésiter : « Cette question peut, ô princesse, être résolue par un enfant. Car cet arbre n’est autre que l’année, qui a douze mois formés chacun de deux parties, les deux grappes ; car chaque grappe porte trente nuits qui sont les trente fruits noirs, et trente jours qui sont les trente fruits blancs ! »

Et cette réponse, accueillie, comme les précédentes, avec admiration, fit dire à la princesse : « Tu as excellé, ô jeune homme ! Mais crois-tu pouvoir me dire quelle est la terre qui n’a vu le soleil qu’une fois ? »

Il répondit : « C’est le fond de la Mer Rouge, lors du passage des enfants d’Israël, sous les ordres de Moïse — sur Lui la prière et la paix ! »

Elle dit : « Oui, certes ! Mais peux-tu me dire qui a inventé le gong ? »

Il répondit : « Celui qui a inventé le gong n’est autre que Noé, quand il était à bord de l’arche. »

Elle dit : « Oui ! Mais sauras-tu me dire quelle est l’action illégale, qu’on la fasse ou qu’on ne la fasse pas ! »

Il répondit : « C’est la prière d’un homme ivre ! »

Elle demanda : « Et quel est le lieu de la terre qui est le plus proche du ciel ? Est-ce une montagne ou une plaine ? »

Il dit : « C’est la Kaâba sainte, à la Mecque ! »

Elle dit : « Tu as excellé ! Mais peux-tu me révéler quelle est la chose amère qu’on doit tenir cachée ? »

Il répondit : « C’est la pauvreté, ô princesse ! Car, bien que jeune, j’ai déjà goûté à la pauvreté, et, bien que fils de roi, j’en ai éprouvé l’amertume. Et j’ai trouvé qu’elle était plus amère que la myrrhe et que l’absinthe ! Et on doit la cacher à tous les yeux, car les amis et les voisins en riraient les premiers ; et les plaintes ne rapporteraient que du mépris. »

Elle dit : « Tu as parlé avec justesse et selon ma pensée. Mais peux-tu me dire quelle est la chose la plus précieuse, après la santé ? »

Il répondit : « C’est l’amitié, quand elle est tendre. Mais pour trouver l’ami capable de tendresse, il faut l’éprouver d’abord et le choisir ensuite. Et une fois qu’on a choisi ce premier ami, il ne faut jamais y renoncer : car on ne garderait pas longtemps le second. C’est pourquoi, avant de le choisir, il faut le bien examiner pour voir s’il est sage ou ignorant, car le corbeau deviendra blanc avant que l’ignorant comprenne la sagesse ; car les paroles du sage, même s’il nous frappe avec un bâton, sont préférables aux louanges et aux fleurs de l’ignorant ; car le sage ne laisse point échapper une parole de sa bouche avant d’avoir consulté son cœur. »

Elle demanda : « Et quel est l’arbre le plus difficile à redresser ? »

Et l’adolescent répondit, sans hésiter : « C’est le mauvais caractère ! On raconte qu’un arbre était planté sur le bord des eaux, dans un terrain propice ; et il ne portait pas de fruits. Et son maître, après qu’il lui eût prodigué tous les soins sans obtenir le moindre résultat, voulut le couper, et l’arbre lui dit : « Transporte-moi dans un autre endroit, et je porterai des fruits ! » Et son maître lui dit : « Tu es ici sur le bord des eaux, et tu n’as rien produit. Comment deviendrais-tu fécond, si je te transportais ailleurs ? » Et il le coupa ! » Et l’adolescent s’arrêta un moment, et dit : « On raconte également qu’un jour on fit entrer un loup dans une école pour lui apprendre à lire. Et le maître, pour lui apprendre les éléments de la langue, lui disait : « Aleph, Ba, Ta… », mais le loup répondait : « Mouton, chevreau, brebis… », parce que tout cela était dans sa pensée et dans sa nature. — Et on raconte également qu’on voulut habituer un âne à la propreté et lui inspirer des goûts délicats. Et on le fit entrer au hammam, et on lui donna un bain, et on le parfuma, et on l’installa dans une salle magnifique, et on le fit asseoir sur un riche tapis. Et voici qu’il fit tout ce qu’un âne, en liberté dans un herbage, peut faire d’incongru, depuis les bruits les plus inconvenants jusqu’aux exhibitions les plus indélicates. Après quoi, il renversa avec sa tête, sur le tapis, le poêle en cuivre qui était rempli de cendre, et se mit à se vautrer dans la cendre, les quatre jambes en l’air et les oreilles en arrière, en se frottant le dos et en se salissant à plaisir. Et son maître dit aux esclaves qui accouraient pour le corriger : « Laissez-le se vautrer, puis emmenez-le et laissez-le en liberté dans son écurie. Car vous ne sauriez changer son tempérament. » — Et on raconte enfin qu’on disait un jour à un chat : « Abstiens-toi de dérober, et nous te ferons un collier d’or, et, chaque jour, nous te donnerons à manger du foie et du poumon et des rognons et de petits os de poulet et des souris. » Et le chat répondit honnêtement : « Dérober fut le métier de mon père et de mon grand-père, comment voulez-vous que j’y renonce, pour vous faire plaisir ? »

Tout cela…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUARANTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… Tout cela !

Et l’adolescent princier, après avoir ainsi parlé sur le caractère de l’homme et sur sa nature, dit : « Ô princesse, je n’ai plus rien à ajouter ! »

Alors, du sein de cette foule massée au pied de la tour, des milliers de cris d’admiration montèrent vers le ciel. Et la princesse dit : « Certes, ô jeune homme, tu as triomphé. Mais les questions ne sont pas épuisées, et il faut, pour que les conditions soient remplies, que je t’interroge jusqu’à l’heure de la prière du soir ! » Et l’adolescent dit : « Ô princesse, tu pourras me poser encore telles questions qui te sembleront insolubles, et, avec le secours du Très-Haut, je les résoudrai. C’est pourquoi je te supplie de ne pas fatiguer ta voix à m’interroger de la sorte, et permets-moi de te dire qu’il est, sans aucun doute, préférable que je te pose moi-même une question. Et si tu y réponds, ma tête sera coupée comme l’a été celle de mes prédécesseurs ; mais si tu n’y réponds pas, notre mariage sera célébré sans retard ! » Et la princesse dit : « Pose ta question, car j’accepte la condition ! »

Et l’adolescent demanda : « Peux-tu me dire, ô princesse, comment il se fait que je puisse, moi ton esclave, tout en étant à cheval sur cette noble bête, être en même temps à cheval sur mon propre père, et comment il se peut que, tout en étant visible à tous les yeux, je sois caché dans les effets de ma mère ? »

Et la princesse réfléchit une heure de temps, mais ne sut trouver aucune réponse. Et elle dit : « Explique cela toi-même ! »

Alors l’adolescent, devant tout le peuple assemblé, raconta toute son histoire à la princesse, depuis le commencement jusqu’à la fin, sans en oublier un détail. Mais il n’y a point d’utilité à la répéter. Et il ajouta : « Et voilà comment, ayant échangé mon père, le roi, contre le cheval, et ma mère, la reine, contre cet équipement, je me trouve à cheval sur mon propre père et caché dans les effets de ma mère ! »

Tout cela !

Et c’est ainsi que l’adolescent, fils du roi pauvre et de la reine pauvre, devint l’époux de la princesse aux énigmes. Et c’est ainsi que, devenu roi à la mort du père de son épouse, il put restituer le cheval et l’équipement au roi de la ville qui les lui avait prêtés, et faire venir auprès de lui son père et sa mère, pour vivre avec eux et avec son épouse, à la limite des plaisirs et des délices. Et telle est l’histoire de l’adolescent qui dit les belles paroles au-dessous des quatre-vingt-dix-neuf têtes coupées. Mais Allah est plus savant !


— Et Schahrazade, ayant ainsi raconté cette histoire, se tut. Et le roi Schahriar dit : « J’aime, Schahrazade, les paroles de cet adolescent. Mais il y a longtemps que tu ne m’as raconté des anecdotes courtes et délicieuses, et j’ai bien peur que tu n’aies épuisé tes connaissances à ce sujet. » Et Schahrazade répondit vivement : « Les anecdotes courtes sont celles que je connais le mieux, ô Roi fortuné. Et, du reste, je ne veux pas tarder à te le prouver ! »

Et aussitôt elle dit :


LA MALICE DES ÉPOUSES


Il m’est revenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait, vivant à la cour d’un certain roi, un certain homme qui était bouffon de son métier et célibataire de son état. Or, un jour d’entre les jours, le roi, son maître, lui dit : « Ô père de la sagesse, tu es célibataire, et vraiment je désire te voir marié. » Et le bouffon répondit : « Ô roi du temps, par ta vie ! dispense-moi de cette béatitude-là. Moi, je suis un célibataire, et je crains beaucoup le sexe en question. Oui, en vérité, je crains beaucoup de tomber sur quelque débauchée, adultérine ou fornicatrice de la mauvaise espèce, et alors où serai-je ? De grâce, ô roi du temps, ne me force pas à devenir bienheureux, malgré mes vices et mon indignité. » Et le roi, à ces paroles, se mit à rire tellement qu’il se renversa sur son derrière. Et il dit : « Il n’y a pas ! aujourd’hui même il faut que tu te maries. » Et le bouffon prit un air résigné, baissa la tête, croisa ses mains sur sa poitrine, et répondit en soupirant : « Taïeb ! Ça va bien ! C’est bon ! »

Alors le roi fit mander son grand-vizir, et lui dit : « Il faut trouver, pour notre fidèle serviteur que voici, une épouse qui soit belle et de conduite irréprochable et pleine de décence et de modestie. » Et le vizir répondit par l’ouïe et l’obéissance, et alla à l’instant trouver une vieille pourvoyeuse du palais, et lui donna l’ordre de fournir immédiatement au bouffon du sultan une épouse qui remplît les conditions précitées. Et la vieille ne se trouva pas prise au dépourvu ; et elle se leva à l’heure et à l’instant et engagea pour le bouffon une jeune femme, telle et telle, comme épouse. Et on célébra le mariage ce jour-là même. Et le roi fut content, et ne manqua pas de combler son bouffon de présents et de faveurs, à l’occasion de ses noces.

Or, le bouffon vécut en paix avec son épouse pendant une demi-année, ou peut-être sept mois. Après quoi, il lui arriva ce qui devait lui arriver, car nul n’échappe à sa destinée.

En effet, la femme avec laquelle le roi l’avait marié avait déjà eu le temps de prendre, pour son plaisir, quatre hommes sur son époux, quatre exactement, et de quatre variétés. Et le premier de ces chéris d’entre les amants était, de sa profession, pâtissier ; et le second était marchand de légumes ; et le troisième était boucher pour la viande de mouton ; et le quatrième était le plus distingué, car il était clarinette en chef de la musique du sultan, et le cheikh de la corporation des clarinettes, un personnage important.

Et donc, un jour, le bouffon, l’ancien célibataire, le nouveau père aux cornes, ayant été appelé de très bon matin auprès du roi, laissa son épouse encore au lit et se hâta de se rendre au palais. Et la coïncidence voulut que ce matin-là le pâtissier se sentit en humeur de copulation et vînt, profitant de la sortie de l’époux, frapper à la porte de la jeune femme. Et elle lui ouvrit et lui dit : « Tu viens aujourd’hui de meilleure heure que d’habitude. » Et il répondit : « Hé, ouallah, tu as raison. Mais, ce matin, j’avais déjà préparé la pâte pour faire mes plateaux de pâtisserie, et je l’avais déjà roulée et amincie et réduite en feuilles, et j’allais déjà la farcir de pistaches et d’amandes, quand je m’aperçus que l’heure était très matinale et que les acheteurs n’étaient pas encore sur le point de venir. Alors je dis à moi-même : « Ô un tel, lève-toi, et secoue la farine de tes habits, et rends-toi par ce matin frais chez une telle, et réjouis-toi avec elle, car elle est réjouissante. » Et l’adolescente répondit : « Bien pensé, par Allah ! » Et, là-dessus, elle fut avec lui comme une pâte sous le rouleau, et il fut avec elle comme une farce dans une pâtisserie. Et ils n’avaient pas encore fini leur ouvrage, qu’ils entendirent frapper à la porte. Et le pâtissier demanda à la femme : « Qui ça peut-il bien être ? » Et elle répondit : « Je ne sais pas. Mais, en attendant, va te cacher dans les cabinets. » Et le pâtissier, pour plus de sûreté, se hâta d’aller s’enfermer là où elle lui avait dit d’aller.

Et elle alla ouvrir la porte, et elle vit devant elle son second amant, le marchand de légumes, qui lui apportait une botte de légumes, des primeurs de la saison, en cadeau. Et elle lui dit : « C’est un peu trop tôt, et l’heure n’est pas ton heure. » Et il dit : « Par Allah ! tu as raison. Mais comme je revenais, ce matin, de mon potager, je dis à moi-même : « Ô un tel, l’heure est vraiment trop matinale pour le souk, et tu feras bien d’aller porter cette botte de légumes frais à une telle, qui réjouira ton cœur, car elle est bien gentille. » Et elle dit : « Sois donc le bienvenu ! » Et elle réjouit son cœur, et il lui donna ce qu’elle aimait le mieux, un concombre héroïque et une courge de valeur. Et ils n’avaient pas encore fini le travail du potager, qu’ils entendirent frapper à la porte ; et il demanda : « Qui est-ce ? » Et elle répondit : « Je ne sais pas, mais toi va vite, en attendant, te cacher dans les cabinets. » Et il se hâta d’aller s’enfermer là-dedans. Et il trouva la place occupée déjà par le pâtissier, et il lui dit : « Qu’est-ce que c’est que ça ? Et que fais-tu là ? » Et l’autre répondit : « Je suis ce que tu es, et je fais ici ce que tu viens y faire toi-même. » Et ils se rangèrent l’un à côté de l’autre, le marchand de légumes portant sur son dos la botte de légumes que l’adolescente lui avait recommandé d’emporter pour ne pas trahir sa présence dans la maison.

Or, pendant ce temps, la jeune femme était allée ouvrir la porte. Et voici devant elle son troisième amant, le boucher, qui arrivait avec, comme cadeau, une belle peau de mouton à laine frisée, à laquelle on avait conservé les cornes. Et elle lui dit : « Un peu trop tôt ! un peu trop tôt ! » Et il répondit : « Eh oui, par Allah ! j’avais déjà égorgé les moutons de la vente, et je les avais déjà accrochés dans ma boutique, quand je dis à moi-même : « Ô un tel, les souks sont encore vides, et tu feras bien d’aller porter, en cadeau à une telle, cette belle peau apprêtée avec les cornes, qui lui fera un tapis moelleux. Et, comme elle est pleine d’agréments, elle te rendra cette matinée plus blanche que de coutume. » Et elle répondit : « Entre alors ! » Et elle fut pour lui plus tendre que la queue d’un mouton de la variété grasse, et il lui donna ce que donne le bélier à la brebis. Et ils n’avaient pas encore fini de prendre et de donner, qu’ils entendirent frapper à la porte. Et elle lui dit : « Allons, et vite ! prends ta peau à cornes, et va te cacher dans les cabinets ! » Et il fit ce qu’elle lui disait. Et il trouva les cabinets occupés déjà par le pâtissier et le marchand de légumes ; et il leur jeta le salam, et ils lui rendirent son salam ; et il leur demanda : « Quel est le motif de votre présence ici ? » Et ils répondirent : « Le même que pour toi ! » Alors il se rangea à côté d’eux, dans les cabinets.

Cependant la femme, étant allée ouvrir, vit devant elle son quatrième ami, le chef-clarinette de la musique du sultan. Et elle le fit entrer en lui disant : « En vérité, tu arrives de meilleure heure que d’habitude, ce matin. » Et il répondit : « Par Allah ! c’est toi qui as raison. Mais ce matin, étant sorti pour aller instruire les musiciens du sultan, je m’aperçus que l’heure était encore trop matinale, et je dis à moi-même : « Ô un tel, tu feras bien d’aller attendre l’heure de la leçon chez une telle, qui est charmante et te fera passer le plus délicieux des moments. » Et elle répondit : « Le calcul est excellent. » Et ils jouèrent de la clarinette ; et ils n’avaient pas encore fini le premier air de la chanson, qu’ils entendirent des coups pressés à la porte. Et le chef-clarinette demanda à son amie : « Qui est-ce ? » Elle répondit : « Allah seul est omniscient, mais c’est peut-être mon mari. Et tu feras bien de courir t’enfermer, avec ta clarinette, aux cabinets. Et il se hâta d’obéir, et trouva dans l’endroit en question le pâtissier, le marchand de légumes et le boucher. Et il leur dit : « La paix sur vous, ô compagnons ! Que faites-vous, rangés dans cet endroit singulier ? » Et ils répondirent : « Et sur toi la paix et la miséricorde d’Allah et ses bénédictions ! Nous y faisons ce que tu viens y faire toi-même ! » Et il se rangea, quatrième, à côté d’eux.

Et donc, le cinquième qui avait frappé à la porte, était, en effet, le bouffon du sultan, époux de l’adolescente. Et il se tenait le ventre des deux mains, et disait : « Éloigné soit le Malin, le Pernicieux ! Donne-moi vite de l’infusion d’anis et de fenouil, ô femme ! Mon ventre marche ! mon ventre marche ! Il m’a empêché de rester longtemps auprès du sultan, et je rentre me coucher ! De l’infusion d’anis et de fenouil, ô femme ! » Et il courut droit aux cabinets, sans remarquer la terreur de sa femme, et ayant ouvert la porte, il vit les quatre hommes accroupis et rangés en bon ordre sur les dalles, au-dessus du trou, l’un devant l’autre…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUARANTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il courut droit aux cabinets, sans remarquer la terreur de sa femme, et, ayant ouvert la porte, il vit les quatre hommes accroupis et rangés en bon ordre sur les dalles, au-dessus du trou, l’un devant l’autre. À cette vue, le bouffon du sultan ne douta pas de la réalité de son malheur. Mais, comme il était plein de prudence et de sagacité, il se dit : « Si je fais mine de les menacer, ils me tueront sans recours. Aussi, le mieux serait de feindre l’imbécillité. » Et, ayant ainsi pensé, il se jeta à genoux à la porte des cabinets, et cria aux quatre gaillards accroupis : « Ô saints personnages d’Allah, je vous reconnais ! Toi, qui es couvert de taches de lèpre blanche, et que les yeux profanes des ignorants prendraient pour un pâtissier, tu es, sans aucun doute, le saint patriarche Job l’ulcéré, le lépreux, le couvert de dartres ! Et toi, ô saint homme, qui portes sur ton dos cette botte de légumes excellents, tu es, sans aucun doute, le grand Khizr, gardien des vergers et des potagers, qui revêt les arbres de leurs couronnes vertes, fait courir les eaux fugitives, déroule le tapis verdoyant des prairies, et, revêtu de son manteau vert dans les soirs, mêle les teintes légères dont se colorent les cieux au crépuscule ! Et toi, ô grand guerrier qui portes sur tes épaules cette peau de lion, et sur ta tête ces deux cornes de bélier, tu es, sans aucun doute, le grand Iskandar aux deux cornes ! Et toi, enfin, ange bienheureux qui tiens dans ta droite cette clarinette glorieuse, tu es, sans aucun doute, l’ange du jugement dernier ! »

À ce discours du bouffon du sultan, les quatre gaillards se pincèrent mutuellement les cuisses, et se dirent tout bas les uns aux autres, tandis que le bouffon continuait à embrasser la terre, à genoux à quelque distance : « Le sort nous favorise ! Et puisqu’il nous croit réellement de saints personnages, confirmons-le dans sa croyance. Car c’est, pour nous, la seule chance de salut. » Et ils se levèrent à l’instant et dirent : « Eh oui, par Allah ! tu ne te trompes pas, ô un tel ! Nous sommes, en effet, ceux que tu as nommés. Et nous sommes venus te visiter, en entrant par les cabinets, puisque c’est le seul endroit de la maison qui soit à ciel ouvert. » Et le bouffon, toujours prosterné, leur dit : « Ô saints et illustres personnages, Job le lépreux, Khizr père des saisons, Iskandar aux deux cornes et toi, messager annonciateur du Jugement, puisque vous me faites l’honneur insigne de me visiter, permettez-moi de faire un souhait entre vos mains ! » Et ils répondirent : « Parle ! parle ! » Il dit : « Faites-moi la grâce de m’accompagner au palais du sultan de cette ville, qui est mon maître, afin que je vous fasse faire sa connaissance, et que, ce faisant, il me soit obligé et me tienne en ses bonnes grâces ! » Et ils répondirent, bien que fort hésitants : « Nous t’accordons cette grâce ! »

Alors le bouffon les mena en la présence du sultan et dit : « Ô mon maître souverain, permets à ton esclave de te présenter les quatre saints personnages que voici ! Ce premier, qui est enfariné, est notre seigneur Job le lépreux ; et celui-ci, qui porte sur son dos cette botte de légumes, est notre seigneur Khizr, le gardien des sources, le père de la verdure ; et celui-ci, qui porte sur ses épaules cette peau de bête qui le coiffe de deux cornes, est le grand roi guerrier Iskandar aux deux cornes ; et ce dernier enfin, qui tient à la main une clarinette, est notre seigneur Israfil, l’annonciateur du Jugement dernier. » Et il ajouta, pendant que le sultan était à la limite de l’étonnement : « Or, ô mon seigneur le sultan, je dois le grand honneur de la visite de ces personnages sublimes à l’insigne sainteté de l’épouse que tu m’as généreusement octroyée. Je les ai trouvés, en effet, accroupis, en bon ordre, l’un derrière l’autre, dans les cabinets de mon harem intérieur ; et le premier accroupi était le prophète Job — sur lui la prière et la paix ! — et le dernier accroupi était l’ange Israfil — sur lui la paix et les faveurs du Très-Haut ! »

En entendant ces paroles de son bouffon, le sultan regarda avec attention les quatre personnages en question ; et soudain il fut pris d’un tel rire, qu’il entra en convulsion et se trémoussa et battit l’air de ses jambes en se renversant sur son derrière. Après quoi il s’écria : « Tu veux donc, ô perfide, me faire mourir de rire ! Ou bien es-tu devenu fou ? » Et le bouffon dit : « Par Allah, ô mon seigneur, ce que je te raconte est ce que j’ai vu, et tout ce que j’ai vu je te l’ai raconté ! » Et le roi, riant, s’écria : « Mais ne vois-tu pas que celui que tu nommes le prophète Khizr n’est qu’un marchand de légumes, et que celui que tu nommes le prophète Job n’est qu’un pâtissier, et que celui que tu nommes le grand Iskandar n’est qu’un boucher, et que celui que tu nommes l’ange Israfil n’est que mon chef-clarinette, le maître de ma musique ? » Et le bouffon dit : « Par Allah, ô mon seigneur, ce que je te raconte est ce que j’ai vu, et tout ce que j’ai vu je te l’ai raconté ! »

Alors le roi comprit toute l’étendue de l’infortune de son bouffon ; et il se tourna vers les quatre associés de l’épouse débauchée, et leur dit : » Ô fils des mille cornards, racontez-moi la vérité sur cette affaire, ou je vous fais enlever vos testicules ! » Et les quatre racontèrent au roi, en tremblant, ce qui était vrai et ce qui n’était pas vrai, sans mentir, tant ils craignaient qu’on leur enlevât l’héritage de leur père. Et le roi, émerveillé, s’écria : « Qu’Allah extermine le sexe perfide et la race des fornicatrices et des traîtresses ! » Et il se tourna vers son bouffon et lui dit : « Je t’accorde le divorce d’avec ton épouse, ô père de la sagesse, afin que tu redeviennes célibataire. » Et il le revêtit d’une magnifique robe d’honneur. Puis il se tourna vers les quatre compagnons, et leur dit : « Quant à vous, votre crime est si énorme, que vous ne pouvez échapper au châtiment qui vous attend ! » Et il fit signe à son porte-glaive de s’avancer, et lui dit : « Enlève-leur les testicules, afin qu’ils deviennent des eunuques au service de notre fidèle serviteur, cet honorable célibataire ! »

Alors, le premier des copulateurs coupables, celui qui était le pâtissier, autrement dit Job le lépreux, s’avança et embrassa la terre entre les mains du roi, et dit : « Ô grand roi, ô le plus magnanime d’entre les sultans, si je te raconte une histoire plus prodigieuse que notre histoire avec l’ancienne épouse de cet honorable célibataire, m’accorderas-tu la grâce de mes testicules ? » Et le roi se tourna vers son bouffon et lui demanda par signes ce qu’il pensait de la proposition du pâtissier. Et le bouffon ayant fait « oui » avec la tête, le roi dit au pâtissier : « Oui, certes ! ô pâtissier, si tu me racontes l’histoire en question, et que je la trouve extraordinaire ou merveilleuse, je t’accorderai la grâce de ce que tu sais ! » Et le pâtissier dit :


HISTOIRE RACONTÉE PAR LE PATISSIER


« Il m’est revenu, ô roi fortuné, qu’il y avait une femme qui était, de sa nature, une fornicatrice étonnante et une compagne de calamité. Et elle était mariée — ainsi l’avait voulu le destin — avec un honnête kaïem-makam, gouverneur de la ville au nom du sultan. Et cet honnête fonctionnaire n’avait aucune idée — ainsi l’avait voulu son destin — de la malice des femmes et de leurs perfidies, mais pas une idée, pas une. Et, en outre, il y avait longtemps qu’il ne pouvait plus rien faire avec son épouse le tison, plus rien du tout, plus rien du tout. Aussi la femme s’excusait elle-même de ses débauches et de ses fornications, en se disant : « Je prends le pain où je le trouve, et la viande où elle est pendue. »

Or, celui qu’elle aimait le plus parmi ceux qui brûlaient pour elle, était un jeune saïss, un palefrenier de son époux le kaïem-makam. Mais comme depuis un certain temps l’époux s’était immobilisé dans la maison, les entrevues des deux amants devenaient plus rares et plus difficiles. Or, elle ne tarda pas à trouver un prétexte pour avoir plus de liberté, et dit alors à son mari : « Ô mon maître, je viens d’apprendre que la voisine de ma mère est morte, et je voudrais, à cause des convenances et des devoirs de bon voisinage, aller passer les trois jours des funérailles dans la maison de ma mère. » Et le kaïem-makam répondit : « Qu’Allah répare cette mort en allongeant tes jours ! Tu peux aller chez ta mère passer les trois jours des funérailles. » Mais elle dit : « Oui, ô mon maître, mais je suis une femme jeune et timide, et je crains beaucoup de marcher seule dans les rues, pour aller à la maison de ma mère, qui est si loin ! » Et le kaïem-makam dit : « Et pourquoi irais-tu seule ? N’avons-nous pas à la maison un saïss plein de zèle et de bonne volonté, pour t’accompagner dans des courses comme celle-ci ? Fais-le appeler, et dis-lui de mettre à ton intention la housse rouge sur l’âne, et de t’accompagner, en marchant à côté de toi et en tenant la bride de l’âne. Et recommande-lui bien de ne pas exciter l’âne avec la langue ou avec l’aiguillon, de peur qu’il ne rue et que tu ne tombes ! » Et elle répondit : « Oui, ô mon maître, mais appelle-le toi-même pour lui faire ces recommandations. Moi je ne saurais pas. » Et l’honnête kaïem-makam fit mander le saïss, qui était un jeune gaillard puissamment musclé, et lui donna ses instructions. Et le gaillard, ayant entendu ces paroles de son maître, fut énormément satisfait.

Et donc, il fit monter sa maîtresse, qui était l’épouse du kaïem-makam, sur l’âne dont la selle avait été recouverte d’une housse rouge, et s’en alla avec elle. Mais, au lieu d’aller à la maison de la mère, pour les funérailles en question, ces deux-là ! ils allèrent à un jardin qu’ils connaissaient, emportant avec eux des provisions de bouche et des vins exquis. Et, à l’ombre et dans la fraîcheur, ils se mirent à leur aise, et le saïss, que son père avait doté d’un héritage volumineux, sortit généreusement toute sa marchandise et l’étala aux yeux ravis de l’adolescente, qui la prit dans ses mains et la frotta pour en examiner la qualité. Et, l’ayant trouvée de premier choix, elle se l’attribua, sans plus de façons, du consentement du propriétaire…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vil apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUARANTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Et, l’ayant trouvée de premier choix, elle se l’attribua, sans plus de façons, du consentement du propriétaire. Et, en longueur et en largeur, cela s’adaptait excellemment, mieux même qu’une marchandise commandée sur mesure. Et c’est pourquoi elle appréciait si vivement le propriétaire de la marchandise. Et c’est ce qui explique comment, sans éprouver un moment de lassitude, elle la manipula et la travailla jusqu’au soir, et ne la laissa que lorsqu’elle ne vit plus assez pour enfiler le fil dans l’aiguille.

Alors ils se levèrent tous deux ; et le saïss fit enfourcher l’âne par l’adolescente. Et ils se rendirent tous ensemble à la maison du saïss, où, après avoir donné sa ration à l’âne, ils se hâtèrent d’aller se mettre en posture de prendre eux-mêmes leur ration. Et ils se rationnèrent mutuellement, jusqu’à satiété, et s’endormirent une heure de temps. Après quoi, ils se réveillèrent pour calmer de nouveau leur fringale, et ne cessèrent qu’avec le matin. Mais ce fut pour se lever et aller ensemble au jardin, et recommencer les manipulations de la veille et les mêmes amusements.

Et pendant trois jours ils agirent de la sorte, sans répit ni repos, faisant tourner la roue par l’eau, et ronfler sans arrêt le fuseau du jouvenceau, et téter sa mère par l’agneau, et entrer le doigt dans l’anneau, et reposer l’enfant dans son berceau, et s’embrasser les deux jumeaux, et serrer le clou par l’étau, et avancer le cou du chameau, et becqueter la moinelle par le moineau, et pépier dans son nid tout chaud le bel oiseau, et se gorger de grain le pigeonneau, et brouter le lapereau, et ruminer le veau, et sauter le chevreau, et s’appliquer la peau sur la peau, jusqu’à ce que le père des assauts, qui n’était jamais en défaut, cessât de lui-même de jouer du chalumeau.

Et, au matin du quatrième jour, le saïss dit à l’adolescente, épouse du kaïem-makam : « Les trois jours de permission sont écoulés. Levons-nous et allons à la maison de ton époux. » Mais elle répondit : « Que non ! Quand on a trois jours de permission, c’est pour en prendre trois autres ! Eh quoi ! nous n’avons pas encore eu raisonnablement le temps de nous réjouir vraiment, moi de prendre mon plein de toi, et toi de prendre ton plein de moi. Quant à cet absurde entremetteur, laissons-le se morfondre tout seul à la maison, avec lui-même pour compagne et édredon, et replié sur lui-même, comme font les chiens, avec sa tête enfoncée entre ses deux jambes ! »

Ainsi elle dit, et ainsi ils firent. Et ils passèrent encore ensemble trois jours nouveaux, fornicant et copulant, à la limite des ébats et de la jubilation. Et, au matin du septième jour, ils s’en allèrent à la maison du kaïem-makam, qu’ils trouvèrent assis bien soucieux, ayant en face de lui une vieille négresse qui lui parlait. Et l’infortuné bonhomme, qui était loin de soupçonner les débordements de la perfide, la reçut avec cordialité et affabilité, et lui dit : « Béni soit Allah qui te ramène saine et sauve ! Pourquoi tout ce retard, ô fille de l’oncle ? Tu nous as occasionné une bien grande inquiétude ! » Et elle répondit : « Ô mon maître, on m’a confié, chez la défunte, l’enfant de la maison afin que je le console, et que je le dédommage de son sevrage. Et ce sont les soins donnés à cet enfant qui m’ont retenue jusqu’à maintenant. » Et le kaïem-makam dit : « La raison est péremptoire, et je dois la croire, et suis bien heureux de te revoir. » Et telle est mon histoire, ô roi plein de gloire ! »

Lorsque le roi eut entendu cette histoire du pâtissier, il se mit à rire tellement qu’il se renversa sur son derrière. Mais le bouffon s’écria : « Le cas du kaïem-makam est moins énorme que le mien ! Et cette histoire est moins extraordinaire que mon histoire. » Alors le roi se tourna vers le pâtissier et lui dit : « Puisqu’ainsi le juge l’offensé, je ne puis t’accorder, ô crapule, que la grâce d’un seul testicule. » Et le bouffon, qui triomphait et se vengeait de la sorte, dit sententieusement : » C’est le juste châtiment et la férule des crapules qui manipulent et copulent le monticule d’une mule qui cumule sans scrupule pour faire boucher son cul. » Puis il ajouta : « Ô roi du temps, accorde-lui, tout de même, la grâce du second testicule ! »

Et, à ce moment, s’avança le second fornicateur, qui était le marchand de légumes ; et il embrassa la terre entre les mains du sultan, et dit : « Ô grand roi, ô le plus généreux des rois, m’accorderas-tu la grâce de ce que tu sais, si tu es émerveillé de mon histoire ? » Et le roi se tourna vers le bouffon, qui donna par signes son consentement. Et le roi dit au marchand de légumes : « Si elle est merveilleuse, je t’accorderai ce que tu demandes ! »

Alors le marchand de légumes, qui avait passé pour Khizr le prophète vert, dit :


HISTOIRE RACONTÉE PAR LE MARCHAND DE LÉGUMES


« Il est raconté, ô roi du temps, qu’il y avait un homme qui était astronome, de son métier, et qui savait lire sur les visages et deviner les pensées par la physionomie. Et cet astronome avait une épouse qui était d’une insigne beauté et d’un charme singulier. Et cette épouse était toujours et partout derrière lui à vanter ses propres vertus et à faire parade de ses mérites, disant : « Ô homme, il n’y a point parmi le sexe ma pareille en pureté, en noblesse de sentiments et en chasteté. » Et l’astronome, qui était un grand physionomiste, ne douta point de ses paroles, tant, en effet, son visage reflétait de candeur et d’innocence. Et il se disait : « Ouallahi, il n’y a pas d’homme qui ait une épouse comparable à mon épouse, ce flacon de toutes les vertus. » Et il allait partout proclamant les mérites de son épouse, et chantant ses louanges, et s’émerveillant de sa tenue et de sa décence, alors que la vraie décence eût été, pour lui, de ne jamais parler de son harem devant les étrangers. Mais les savants, ô mon seigneur, et les astronomes en particulier, ne suivent pas les usages de tout le monde. C’est pourquoi les aventures qui leur arrivent ne sont pas les aventures de tout le monde.

Et donc, un jour, comme il vantait, selon son habitude, les vertus de son épouse, devant une assemblée de personnes étrangères, un homme se leva qui lui dit : « Tu n’es qu’un menteur, ô un tel ! » Et l’astronome devint bien jaune de teint, et, d’une voix agitée par la colère, il demanda : « Et quelle est la preuve de mon mensonge ? » Il dit : « Tu es un menteur ou bien un imbécile, car ta femme n’est qu’une prostituée ! » En entendant cette injure suprême, l’astronome se jeta sur l’homme, pour l’étrangler et lui sucer le sang. Mais les assistants les séparèrent et dirent à l’astronome : « Si celui-ci ne prouve pas son dire, nous te l’abandonnerons pour que tu suces son sang. » Et l’insulteur dit : « Ô homme, lève-toi donc, et va annoncer à ton épouse, la vertueuse, que tu vas t’absenter pour quatre jours. Et fais-lui tes adieux, et sors de ta maison, et cache-toi dans un endroit d’où tu pourras tout voir sans être vu. Et tu verras ce que tu verras. Ouassalam ! » Et les assistants dirent : « Oui, par Allah ! contrôle de la sorte ses paroles. Et si elles sont fausses, tu suceras son sang. »

Alors l’astronome, la barbe tremblante de colère et d’émotion, alla trouver son épouse la vertueuse, et lui dit : « Ô femme, lève-toi et prépare-moi les provisions pour un voyage que je vais faire, et qui me laissera absent pour quatre jours ou peut-être six. » Et l’épouse s’écria : « Ô mon maître, tu veux donc jeter mon âme dans la désolation, et me faire dépérir de chagrin ? Pourquoi ne me prendrais-tu pas plutôt avec toi, pour que je voyage avec toi, et te serve, et te soigne en route si tu es fatigué ou indisposé ? Et pourquoi m’abandonner seule ici avec la cuisante douleur de ton absence ? » Et l’astronome, ayant entendu ces paroles, se dit : « Par Allah ! mon épouse n’a pas sa seconde parmi les élues de l’espèce féminine. » Et il répondit à son épouse : « Ô lumière de l’œil, toi ne te chagrine pas à cause de cette absence qui ne doit durer que quatre jours ou peut-être six. Et ne songe qu’à te soigner et à te bien porter. » Et l’épouse se mit à pleurer et à gémir, en disant : « Oh, que je souffre ! oh, que je suis malheureuse, et abandonnée, et peu aimée ! » Et l’astronome s’essaya du mieux qu’il put à la calmer, lui disant : « Calme ton âme, et rafraîchis tes yeux. Je t’apporterai, à mon retour, de beaux cadeaux de retour ! » Et, la laissant dans les larmes de la désolation, évanouie entre les bras des négresses, il s’en alla en sa voie. Mais, au bout de deux heures, il revint sur ses pas, et entra doucement par la petite porte du jardin, et alla se poster à un endroit qu’il connaissait, et d’où il pouvait tout voir dans la maison sans être vu…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT CINQUANTIÈME NUIT NUIT

Elle dit :

… à un endroit qu’il connaissait et d’où il pouvait tout voir dans la maison sans être vu.

Et il n’y avait pas une heure de temps qu’il était dans sa cachette, que voici ! Il vit entrer un homme qu’il reconnut aussitôt pour le vendeur de cannes à sucre, établi en face de sa maison. Et il tenait à la main une canne à sucre de choix. Et il vit, au même moment, son épouse venir au-devant de lui, en se balançant, et lui dire, en riant : « C’est là tout ce que tu m’apportes en fait de cannes à sucre, ô père des cannes à sucre ? » Et l’homme dit : « Ô ma maîtresse, la canne à sucre que tu vois n’est rien, comparée à celle que tu ne vois pas ! » Et elle lui dit : « Donne ! donne ! » Et il dit : « Voici ! voici ! » Puis il ajouta : « Oui, mais où est l’entremetteur de mon cul, ton mari l’astronome ? » Elle dit : « Qu’Allah lui casse les jambes et les bras ! Il est parti pour un voyage de quatre jours ou peut-être six ! Puisse-t-il être enterré sous la chute d’un minaret ! » Et ils se mirent tous deux à rire ensemble. Et l’homme sortit sa canne à sucre et la donna à l’adolescente qui sut l’éplucher et la presser et en faire ce qu’on fait, en pareil cas, de toutes les cannes à sucre de cette espèce-là. Et il l’embrassa, et elle l’embrassa, et il l’accola, et elle aussi l’accola, et il la chargea d’une charge pesante et sans merci. Et il se réjouit de ses charmes, jusqu’à ce qu’il en eût pris son plein. Alors il la quitta et s’en alla en sa voie.

Tout cela ! Et l’astronome voyait et entendait. Et voici qu’au bout de quelques instants, il vit entrer un second homme qu’il reconnut pour le marchand de volailles du quartier. Et l’adolescente vint au-devant de lui, en faisant mouvoir ses hanches, et lui dit : » Le salam sur toi, ô père des volailles, que m’apportes-tu aujourd’hui ? » Il répondit : « Un coquelet, ô ma maîtresse, qui est un excellent sujet, coquet et grassouillet, tout jeunet et guilleret, solide sur ses jarrets, et coiffé d’un rouge bonnet orné d’un beau toupet, qui n’a pas son pareil parmi les poulets, et que je t’offre, si tu me le permets ! » Et l’adolescente dit : « Je permets ! je permets ! » Il dit : « Je le mets ! je le mets ! » Et ils firent exactement, ô mon seigneur, avec le coquelet du marchand de volailles, ce qui avait eu lieu avec la canne à sucre des batailles. Après quoi l’homme se leva, et se secoua, et s’en alla en sa voie.

Tout cela ! Et l’astronome voyait et entendait. Et voici qu’au bout de quelques instants entra un homme qu’il reconnut aussitôt pour le chef des âniers du quartier. Et l’adolescente courut à lui, et l’accola, en lui disant : « Qu’apportes-tu aujourd’hui à ta cane, ô père des ânes ? » Il dit : « Une banane, ô ma maîtresse, une banane ! » Elle dit, riant : « Qu’Allah te damne, ô gros crâne ! Où est cette banane ? » Il dit : « Ô sultane, ô douée de peau tendre et diaphane, je l’ai reçue de mon père, cette banane, quand il était conducteur de caravane, et c’est mon seul héritage avec ma cabane ! » Elle dit : « Je ne vois, dans ta main, que ta canne de conducteur d’ânes ! Où est la banane ? » Il dit : « C’est un fruit, ô sultane, qui craint l’œil des profanes, et qu’on cache de peur qu’il ne se fane. Mais le voici qui plane ! le voici qui plane ! »

Tout cela ! Mais avant que fût mangée la banane, ô mon seigneur, l’astronome, qui avait tout vu et entendu, poussa un grand cri et tomba, corps sans vie ! Que la miséricorde d’Allah soit sur lui ! Et l’adolescente, qui préférait la banane à la canne à sucre et au poulet, se maria, après le temps licite, avec le chef des âniers de son quartier.

Et telle est mon histoire, ô roi plein de gloire ! »

— Et le roi, en entendant cette histoire du marchand de légumes, se trémoussa d’aise et se convulsa de contentement. Et il dit à son bouffon : « Cette histoire, ô père de la sagesse, est plus énorme que ton histoire. Et il nous faut accorder à ce marchand de légumes la grâce de ses deux testicules. » Et il dit au bonhomme : « Et maintenant recule ! »

Et le marchand recula au milieu du rang de ses compagnons, et le troisième fornicateur s’avança, qui était le boucher pour la viande de mouton. Et il demanda la même faveur, et le sultan, dans sa justice, ne put la lui refuser, mais toujours aux mêmes conditions.

Alors le boucher, qui avait été Iskandar aux deux cornes, dit :


HISTOIRE RACONTÉE PAR LE BOUCHER


« Il y avait un homme au Caire, et cet homme avait une épouse avantageusement connue pour sa gentillesse, son bon caractère, sa légèreté de sang, son obéissance et sa crainte du Seigneur. Et elle avait dans sa maison une paire d’oies dodues et lourdes de délicieuse graisse ; et elle avait également, mais tout au fond de sa ruse et de sa maison, un amant dont elle était folle tout à fait.

Et donc, cet amant vint un jour lui faire une visite en cachette, et il vit devant elle les deux merveilleuses oies ; et du coup son appétit s’alluma sur elles ; et il dit à la femme : « Ô une telle, tu devrais bien nous cuisiner ces deux oies, et nous les farcir de la plus excellente manière, afin que nous puissions en réjouir notre gosier. Car mon âme souhaite ardemment la chair des oies, aujourd’hui. » Et elle répondit : « Cela est vraiment aisé ; et satisfaire tes envies est mon plaisir. Et par ta vie, ô un tel, je vais égorger les deux oies et les farcir ; et je te les donnerai toutes deux ; et tu les prendras et les emporteras chez toi, et les mangeras en toutes délices et bonté sur ton cœur. Et, de cette manière, cet entremetteur de malheur, mon époux, ne pourra en connaître ni le goût ni l’odeur ! » Il demanda : « Et comment feras-tu ? » Elle répondit : « Je servirai à son intention un tour de ma façon, qui lui entrera dans la cervelle ; et je te donnerai les deux oies ; car nul n’est aussi chéri que toi, ô lumière de mes yeux ! Et ainsi cet entremetteur ne connaîtra ni le goût des oies ni leur odeur. » Et, là-dessus, ils s’accolèrent mutuellement. Et, en attendant d’avoir les oies, l’adolescent s’en alla en sa voie. Et voilà pour lui.

Mais pour ce qui est de l’adolescente, lorsque, vers le coucher du soleil, son mari fut rentré de son travail, elle lui dit : « En vérité, ô homme, comment peux-tu prétendre à ce titre d’homme, quand tu es tellement dénué de la vertu qui fait les hommes vraiment dignes de ce nom, la générosité ? As-tu, en effet, jamais invité quelqu’un dans ta maison, et m’as-tu jamais dit, un jour d’entre les jours : « Ô femme, j’ai aujourd’hui un hôte dans la maison ? » Et t’es-tu jamais dit à toi-même : « Les gens finiront, si je continue à vivre avec une telle avarice, par déclarer que je suis un misérable ignorant des voies de l’hospitalité. » Et l’homme répondit : « Ô femme, rien n’est plus facile à réparer que ce retard ! Et demain, — inschallah ! — je t’achèterai de la viande d’agneau et du riz ; et tu cuisineras quelque chose d’excellent pour le dîner ou pour le souper, à ton choix, afin que je puisse inviter au repas quelqu’un de mes amis intimes. » Et elle dit : « Non, par Allah, ô homme ! Je préfère, au lieu de la viande en question, que tu m’achètes du hachis de viande, afin que je puisse en faire une farce, qui me servira à farcir nos deux oies, une fois que tu me les auras égorgées. Et je les rôtirai. Car rien n’est aussi savoureux que les oies farcies et rôties, et rien ne peut mieux que les oies blanchir le visage de l’hôte devant son invité. » Et il répondit : « Sur ma tête et sur mon œil ! Qu’il en soit ainsi ! »

Et donc, le lendemain à l’aube, l’homme égorgea les deux oies dodues, et alla acheter un ratl de hachis de viande, et un ratl de riz, et une once d’épices chaudes et d’autres assaisonnements. Et il porta le tout à la maison, et dit à son épouse : « Tâche de tenir les oies rôties prêtes pour midi, car c’est l’heure où je viendrai avec mes invités. » Et il s’en alla en sa voie.

Alors elle se leva, et dépluma les oies, et les nettoya, et les farcit d’une farce merveilleuse composée de hachis de viande, de riz, de pistaches, d’amandes, de raisins, de pignons et d’épices fines, et en surveilla la cuisson jusqu’à ce qu’elle fût parfaitement à point. Et elle envoya sa petite négresse appeler l’adolescent, son bien-aimé, qui se hâta d’accourir. Et elle l’accola, et il l’accola, et après qu’ils se furent dulcifiés et satisfaits mutuellement, elle lui remit les deux délicieuses oies en leur entier, contenant et contenu. Et il les prit et s’en alla en sa voie. Et voilà pour lui, définitivement…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT CINQUANTE ET UNIÈME NUIT

Elle dit :

… elle lui remit les deux délicieuses oies en leur entier, contenant et contenu. Et il les prit et s’en alla en sa voie. Et voilà pour lui, définitivement.

Quant à l’époux de l’adolescente, il ne manqua pas d’être exact à l’heure. Et, à midi, il arriva chez lui, accompagné d’un ami, et frappa à la porte. Et elle se leva, et alla leur ouvrir, et les invita à entrer, et les reçut avec cordialité. Puis elle prit à part son mari et lui dit : « Nous tuons les deux oies, les deux à la fois, et tu n’amènes qu’un homme avec toi ? Mais quatre invités pourraient encore venir pour faire honneur à ma cuisine. Allons, sors et va vite chercher encore deux de tes amis, ou même trois, pour manger les oies. Et l’homme sortit docilement pour faire ce qu’elle lui ordonnait.

Alors la femme alla trouver l’invité, et l’aborda avec un visage retourné, et lui dit d’une voix tremblante d’émotion : « Ô ! hélas sur toi ! Tu es perdu sans recours ! Par Allah ! tu dois n’avoir pas d’enfants ni de famille pour te jeter ainsi, tête baissée, vers une mort certaine ! » Et l’invité, ayant entendu ces paroles, sentit la terreur l’envahir et s’enfoncer profondément dans son cœur. Et il demanda : « Qu’y a-t-il donc, ô femme de bien ? Et quel est le terrible malheur qui me menace dans ta maison ? » Et elle répondit : « Par Allah ! je ne puis garder le secret ! Sache donc que mon mari a à se plaindre gravement de ta conduite à son égard, et qu’il ne t’a amené ici que dans l’intention de te dépouiller de tes testicules, et de te réduire à la condition d’eunuque châtré. Et, après cela, que tu meures ou que tu vives, hélas et pitié sur toi ! » Et elle ajouta : « Mon mari est allé chercher deux de ses amis, pour l’aider dans ta castration ? »

En entendant cette révélation de l’adolescente, l’invité se leva à l’heure et à l’instant, et sauta dans la rue, et livra ses jambes au vent.

Et, au même moment, entra le mari, accompagné de deux amis, cette fois. Et l’adolescente l’accueillit, en s’écriant : « Ô mon émoi, ô mon émoi ! les oies ! les oies ! » Et il demanda : « Par Allah, qu’y a-t-il, et pourquoi ? pourquoi ? » Elle dit : « Ô mon désarroi ! ô mon émoi ! ah ! malheur à moi ! les oies ! les oies ! » Il demanda : « Hé, qu’ont-elles donc les oies ? Par Allah, tais-toi, et tiens ton gosier coi, et dis-moi ce qu’elles ont, tes oies ! Que je les voie, que je les voie ! » Elle dit : « Alors vois ! vois ! par là, par là ! ton hôte les emporta comme une proie, et s’en alla par la fenêtre, en sa voie ! » Et elle ajouta : « Et maintenant, festoie ! festoie ! »

À ces paroles de son épouse, l’homme sortit en toute hâte dans la rue, et vit son premier invité qui courait à toutes jambes, la tunique entre les dents. Et il lui cria : « Par Allah sur toi ! reviens, reviens, et je ne t’enlèverai pas le tout ! Reviens, et, par Allah, je ne te prendrai que la moitié ! » — Il voulait dire, par là, ô roi du temps, qu’il ne prendrait qu’une oie, et lui laisserait la seconde oie. — Mais, en l’entendant crier de la sorte, le fugitif, persuadé qu’on ne le rappelait que pour lui enlever un œuf au lieu des deux, s’écria, en continuant à fuir : « M’enlever un œuf ? c’est loin de ta langue de bœuf ! Cours donc après moi, si tu veux me frustrer d’un de mes œufs ! »

Et telle est mon histoire, ô roi plein de gloire ! »

— Et le roi, ayant entendu cette histoire du boucher, faillit s’évanouir de rire. Après quoi, il se tourna vers le bouffon, et lui demanda : « Faut-il, à celui-là, lui enlever un de ses œufs, ou bien tous les deux ? » Et le bouffon dit : « Laissons-lui ses œufs, car les lui enlever serait peu. Et ce n’est pas mon vœu. » Et le sultan dit à l’homme : « Retire-toi de devant nos yeux ! »

Et, l’homme s’étant retiré dans le rang de ses compagnons, s’avança le quatrième fornicateur, qui supplia le sultan de lui accorder la même faveur avec la même condition. Et, le sultan lui ayant donné son consentement, le quatrième fornicateur qui était le chef-clarinette, celui-là même qui avait passé pour l’ange Israfil, dit :


HISTOIRE RACONTÉE PAR LE CHEF-CLARINETTE


« Il est raconté qu’il y avait dans une ville d’entre les villes d’Égypte un homme déjà âgé qui avait un fils pubère, gaillard fainéant et sournois, qui ne pensait, du matin au soir, qu’à faire fructifier l’héritage de son père. Et cet homme âgé, père du jeune gaillard, avait dans sa maison, malgré son grand âge, une épouse de quinze ans, qui était belle à la perfection. Et le fils ne cessait de tourner autour de l’épouse de son père, dans l’intention de lui enseigner la véritable résistance du fer, et sa différence d’avec la cire molle. Et le père, qui savait que son fils était un garnement de la pire espèce, ne savait comment faire pour mettre sa jeune épouse à l’abri de ses entreprises. Et il finit par trouver que le moyen le plus sûr de garantie était, pour lui, de prendre une seconde épouse sur la première, de façon qu’ayant deux femmes l’une à côté de l’autre, il pût les sauvegarder l’une par l’autre, et les faire se prémunir mutuellement contre les embûches de son fils. Et il choisit une seconde épouse, plus belle et plus jeune encore, et la mit avec la première. Et il cohabita avec chacune d’elles, alternativement.

Or, le jeune gaillard, ayant compris l’expédient de son père, se dit : « Hé, par Allah ! j’aurai la bouchée double, maintenant. » Mais il lui était bien difficile de réaliser son projet ; car le père, chaque fois qu’il était obligé de sortir, avait pris l’habitude de dire à ses deux jeunes épouses : « Gardez-vous bien contre les tentatives de mon fils, ce garnement. Car c’est un débauché insigne qui trouble ma vie, et qui m’a déjà forcé à divorcer d’avec trois épouses, avant vous autres. Prenez garde ! prenez garde ! » Et les deux adolescentes répondaient : « Ouallahi, si jamais il tentait le moindre geste sur nous, ou s’il nous disait la moindre parole inconvenante, nous lui claquerions la figure avec nos babouches ! » Et le vieux insistait, disant : « Prenez garde ! prenez garde ! » Et elles répondaient : « Nous sommes sur nos gardes ! nous sommes sur nos gardes ! » Et le garnement se disait : « Par Allah, nous verrons bien si elles me claqueront la figure avec leurs babouches, nous verrons bien ! »

Or, un jour, la provision de blé de la maison étant épuisée, le vieux dit à son fils : « Allons au marché du blé, en acheter un sac ou deux. » Et ils sortirent ensemble, le père marchant devant son fils. Et les deux épouses, pour les voir partir, montèrent sur la terrasse de la maison.

Or, en route, le vieux s’aperçut qu’il n’avait pas pris avec lui ses babouches, qu’il avait l’habitude de tenir à la main en chemin, ou de suspendre sur ses épaules. Et il dit à son fils : « Retourne vite à la maison me les chercher. » Et le gaillard retourna tout d’une haleine à la maison, et, ayant aperçu les deux adolescentes, épouses de son père, assises sur la terrasse, il leur cria d’en bas : « Mon père m’envoie vers vous autres, chargé d’une commission ! » Elles demandèrent : « Et laquelle ? » Il dit : « Il m’a ordonné de revenir ici, et de monter vous embrasser autant que je veux, toutes les deux, toutes les deux ! » Et elles répondirent : « Que dis-tu là, ô chien ? Par Allah ! ton père n’a jamais pu te charger d’une telle mission ; et tu mens, ô garnement de la pire espèce, ô cochon ! » Il dit : « Ouallahi, je ne mens pas ! » Et il ajouta : « Et je vais vous prouver que je ne mens pas ! » Et, de toute sa voix, il cria à son père, qui était loin : « Ô mon père, ô mon père ! une seulement, ou bien les deux ? une seulement, ou bien les deux ? » Et le vieux répondit, de toute sa voix : « Les deux, ô débauché, les deux à la fois ! Et qu’Allah te maudisse ! » Or, ô mon seigneur le sultan, le vieux voulait signifier par là à son fils qu’il eût à lui apporter les deux babouches, et non à embrasser ses deux épouses.

En entendant cette réponse de leur époux, les deux adolescentes se dirent l’une à l’autre : « Le gaillard n’a pas menti ! Laissons-le donc faire avec nous ce que son père lui a commandé de faire. »

Et c’est ainsi, ô mon seigneur le sultan, que, grâce à cette ruse des babouches, le gaillard put monter auprès des deux mouches, et avoir avec elles une extraordinaire escarmouche. Après quoi, il porta à son père les babouches. Et les deux adolescentes, depuis ce moment-là, ne cessèrent de vouloir l’embrasser sur la bouche, en lui disant : « Couche ! couche ! » Et les yeux du vieux ne virent rien, car ils étaient louches.

Et telle est mon histoire, ô roi plein de gloire ! »

— Lorsque le roi eut entendu cette histoire de son chef-clarinette, il fut à la limite de la jubilation, et lui accorda la grâce plénière qu’il demandait pour ses testicules. Puis il congédia les quatre fornicateurs, en leur disant : « Embrassez d’abord la main de mon fidèle serviteur, que vous avez trompé, et demandez-lui pardon ! » Et ils répondirent par l’ouïe et l’obéissance, et se réconcilièrent avec le bouffon, et vécurent, depuis lors, avec lui dans les meilleurs termes. Et lui également. »


— Mais, continua Schahrazade, l’histoire de la malice des épouses, ô Roi fortuné, est si longue, que je préfère te raconter tout de suite la merveilleuse Histoire d’Ali Baba et des Quarante voleurs.


HISTOIRE D’ALI BABA ET
DES QUARANTE VOLEURS


Et Schahrazade dit au roi Schahriar :

Il m’est revenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait, en les années d’il y a très longtemps et les jours du passé reculé, dans une ville d’entre les villes de la Perse, deux frères dont l’un se nommait Kassim et l’autre Ali Baba. — Exalté soit Celui devant qui s’effacent tous les noms, surnoms et prénoms, et qui voit les âmes dans leur nudité et les consciences dans leur profondeur, le Très-Haut, le Maître des destinées ! Amîn !

Et ensuite !

Lorsque le père de Kassim et d’Ali Baba, qui était un très pauvre homme du commun, eut trépassé dans la miséricorde de son Seigneur, les deux frères se partagèrent en toute équité de partage le peu qui leur était échu en héritage ; mais ils ne tardèrent pas à manger le maigre fourrage qui était tout leur apanage, et se trouvèrent, du jour au lendemain, sans pain ni fromage, et bien allongés quant à leur nez et à leur visage. Et voilà ce que c’est que d’être sot dans le jeune âge et d’oublier les conseils des sages !

Mais bientôt l’aîné, qui était Kassim, se voyant en train de fondre d’inanition dans sa peau, se mit en quête d’une situation lucrative. Et, comme il était avisé et plein de rouerie, il ne tarda pas à faire la connaissance d’une entremetteuse — éloigné soit le Malin ! — qui, après avoir mis à l’épreuve ses facultés de monteur et ses vertus de coq sauteur et sa puissance de copulateur, le maria à une adolescente qui avait bon gîte, bon pain et muscles parfaits, et qui était une excellente chose, tout à fait. Béni soit le Rétributeur ! Et il eut, de la sorte, outre la jouissance de son épouse, une boutique bien garnie dans le centre du souk des marchands. Car telle était la destinée écrite sur son front, dès sa naissance. Et voilà pour lui !

Quant au second, qui était Ali Baba, voici ! Comme, de sa nature, il était dénué d’ambition, avait des goûts modestes, se contentait de peu et n’avait point l’œil vide, il se fit coupeur de bois, et se mit à mener une vie de pauvreté et de labeur. Mais il sut, malgré tout, vivre avec tant d’économie, grâce aux leçons de la dure expérience, qu’il put mettre de côté quelque argent qu’il employa sagement à s’acheter un âne, puis deux ânes, puis trois ânes. Et il se mit à les conduire tous les jours avec lui dans la forêt, et à les charger des bûches et des fagots qu’il était auparavant obligé de porter sur son dos.

Or, devenu de la sorte propriétaire de trois ânes, Ali Baba inspira une telle confiance aux gens de sa corporation, tous de pauvres bûcherons, que l’un d’eux se fit un honneur de lui offrir sa fille en mariage. Et les trois ânes d’Ali Baba furent inscrits sur le contrat, devant le kâdi et les témoins, comme toute dot et tout douaire de la jeune fille, qui, d’ailleurs, n’apportait dans la maison de son époux aucun trousseau ni rien de semblable, vu qu’elle était une fille de pauvres. Mais la pauvreté et la richesse ne durent qu’un temps, alors qu’Allah l’Exalté est l’éternel Vivant.

Et Ali Baba, grâce à la bénédiction, eut de son épouse, la fille des bûcherons, des enfants comme des lunes, qui bénissaient leur Créateur. Et il vivait modestement dans l’honnêteté avec toute sa famille, du produit de la vente en ville de ses bûches et fagots, ne souhaitant de son Créateur rien de plus que ce simple bonheur tranquille.

Or, un jour d’entre les jours, comme Ali Baba était occupé à abattre du bois dans un fourré vierge de coups de hache, alors que ses trois ânes, attendant leur charge habituelle, se prélassaient en paissant et en pétant non loin de là, le coup de la destinée se fit entendre pour Ali Baba dans la forêt. Mais Ali Baba ne s’en doutait pas qui croyait que sa destinée suivait son cours depuis des ans !

Ce fut d’abord un bruit sourd, dans le loin, qui se rapprocha rapidement, pour devenir distinct à l’oreille sur le sol, comme un galop multiplié et grandissant. Et Ali Baba, homme paisible et détestant les aventures et les complications, se sentit bien effrayé de se trouver seul avec ses trois ânes pour tous compagnons, dans cette solitude. Et sa prudence lui conseilla de grimper sans retard au haut d’un grand et gros arbre qui s’élevait au sommet d’un petit monticule et qui dominait toute la forêt. Et il put, ainsi posté et caché entre les branches, examiner quelle pouvait bien être l’affaire.

Or, il fit bien !

Car il était à peine là, qu’il aperçut une troupe de cavaliers armés terriblement qui, d’un bon train, s’avançaient du côté où il se trouvait. Et à leur mine noire, à leurs yeux de cuivre neuf et à leurs barbes séparées férocement par le milieu en deux ailes de corbeau de proie, il ne douta pas qu’ils ne fussent des brigands voleurs, coupeurs de routes, de la plus détestable espèce.

Ce en quoi Ali Baba ne se trompait pas.

Quand donc ils furent tout près du monticule rocheux où Ali Baba, invisible mais voyant, était perché, ils mirent pied à terre sur un signe de leur chef, un géant, débridèrent leurs chevaux, leur passèrent au cou, à chacun, un sac à fourrage plein d’orge, qui était placé sur la croupe, derrière la selle, et les attachèrent par le licou aux arbres avoisinants. Après quoi ils défirent les bissacs, et les chargèrent sur leurs propres épaules. Et comme ces bissacs étaient très lourds, les brigands marchaient courbés sous leur poids.

Et tous défilèrent en bon ordre au-dessous d’Ali Baba, qui put aisément les compter et trouver qu’ils étaient au nombre de quarante : pas un de plus, pas un de moins…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vil apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT CINQUANTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

… au nombre de quarante : pas un de plus, pas un de moins.

Et ils arrivèrent, ainsi chargés, au pied d’un grand rocher qui était à la base du monticule, et s’arrêtèrent en file bien ordonnée. Et leur chef, qui était en tête de file, déposa un instant son lourd bissac sur le sol, se redressa de toute sa taille face au rocher et, d’une voix retentissante, s’adressant à quelqu’un ou à quelque chose d’invisible à tous les regards, il s’écria :

« Sésame, ouvre-toi ! »

Et aussitôt le rocher s’entr’ouvrit largement.

Alors le chef des brigands voleurs s’écarta un peu, pour laisser d’abord ses hommes passer devant lui. Et quand ils furent tous entrés, il rechargea son bissac sur son dos, et pénétra le dernier.

Puis il s’écria d’une voix de commandement sans réplique :

« Sésame, referme-toi ! »

Et le rocher se referma en se scellant, comme si jamais la sorcellerie du brigand ne l’avait divisé, par la vertu de la formule magique.

À cette vue, Ali Baba s’étonna en son âme prodigieusement, et se dit : « Pourvu que, par leur science de la sorcellerie, ils ne découvrent pas ma retraite et ne fassent alors entrer ma longueur dans ma largeur ! » Et il se garda bien de faire le moindre mouvement, malgré toute l’inquiétude qui le travaillait au sujet de ses ânes, qui continuaient à s’ébattre librement dans le fourré.

Quant aux quarante voleurs, après un séjour assez prolongé dans la caverne où Ali Baba les avait vus s’engouffrer, ils donnèrent quelque signe de leur réapparition par un bruit souterrain semblable à quelque tonnerre lointain. Et le rocher finit enfin par se rouvrir et laisser sortir les quarante, avec leur chef en tête, et tenant à la main leurs bissacs vides. Et chacun d’eux retourna à son cheval, le rebrida, et sauta dessus, après avoir fixé le bissac sur la selle. Et le chef se tourna alors vers l’ouverture de la caverne et prononça à haute voix la formule : « Sésame, referme-toi ! » Et les deux moitiés du rocher se rejoignirent et se soudèrent sans aucune trace de séparation. Et tous reprirent, avec leur mine de goudron et leurs barbes de cochons, le chemin par où ils étaient venus. Et voilà pour eux.

Mais pour ce qui est d’Ali Baba, la prudence, qui lui était échue en partage parmi les dons d’Allah, fit qu’il resta encore dans sa cachette, malgré tout le désir qu’il avait d’aller rejoindre ses ânes. Car il se dit : « Ces terribles brigands voleurs peuvent bien, ayant oublié quelque chose dans leur caverne, revenir sur leurs pas à l’improviste et me surprendre ici même. Et c’est alors, ya Ali Baba, que tu verras ce qu’il en coûte à un pauvre diable comme toi de se mettre sur la route de si puissants seigneurs ! » Donc, ayant ainsi réfléchi, Ali Baba se contenta simplement de suivre de l’œil les redoutables cavaliers jusqu’à ce qu’il les eût perdus de vue. Et ce ne fut que bien longtemps après qu’ils eurent disparu, et que toute la forêt fut rentrée dans un silence rassurant, qu’il se décida enfin à descendre de son arbre, et encore avec mille précautions, et en se retournant à droite et à gauche au fur et à mesure qu’il quittait une branche élevée pour une branche plus basse.

Lorsqu’il fut à terre, Ali Baba s’avança vers le rocher en question, mais tout doucement et sur la pointe des pieds, en retenant sa respiration. Et il aurait bien voulu auparavant aller revoir ses ânes et se tranquilliser à leur sujet, vu qu’ils étaient toute sa fortune et le pain de ses enfants, mais une curiosité sans précédent s’était allumée dans son cœur de tout ce qu’il avait vu et entendu du haut de son arbre. Et d’ailleurs c’était sa destinée qui le poussait invinciblement vers cette aventure-là.

Or, arrivé devant le rocher, Ali Baba l’inspecta de haut en bas, et le trouva lisse et sans une anfractuosité où aurait pu se glisser la pointe d’une aiguille. Et il se dit : « C’est pourtant là-dedans que sont entrés les quarante, et c’est bien avec mon propre œil que je les ai vus disparaître là-dedans ! Ya Allah ! Quelle subtilité ! Et qui sait ce qu’ils sont entrés faire dans cette caverne défendue par toutes sortes de talismans dont j’ignore le premier mot ! » Puis il pensa : « Par Allah ! j’ai pourtant bien retenu la formule d’ouverture et la formule de fermeture ! Si je les essayais un peu, pour voir seulement si dans ma bouche elles ont la même vertu que dans la bouche de cet effrayant bandit géant ! »

Et, oubliant toute sa pusillanimité ancienne, et poussé par la voix de sa destinée, Ali Baba le bûcheron se tourna vers le rocher et dit :

« Sésame, ouvre-toi ! »

Et bien que les trois mots magiques eussent été prononcés d’une voix mal assurée, le rocher se sépara et s’ouvrit largement. Et Ali Baba, dans une épouvante extrême, eut bien voulu tourner le dos à tout cela et livrer ses jambes au vent, mais la force de sa destinée l’immobilisa devant l’ouverture et le força à regarder. Et, au lieu de voir là dedans une caverne de ténèbres et d’horreur, il fut à la limite de la surprise en voyant s’ouvrir devant lui une large galerie, qui donnait de plain-pied sur une salle spacieuse creusée en voûte à même la pierre, et recevant largement la lumière par des ouvertures angulaires ménagées dans le haut. Si bien qu’il se décida à mettre un pied devant l’autre, et à pénétrer dans ce lieu qui, à première vue, n’avait rien de particulièrement terrifiant. Il prononça donc la formule propitiatoire : « Au nom d’Allah le Clément, le Miséricordieux ! » qui acheva de le réconforter, et s’avança sans trop trembler jusque dans la salle voûtée. Et dès qu’il y fut arrivé, il vit les deux moitiés du rocher se rejoindre sans bruit et boucher complètement l’ouverture : ce qui ne laissa pas de l’inquiéter, malgré tout, vu que la constance dans le courage n’était pas son fort. Toutefois il pensa qu’il pourrait désormais, grâce à la formule magique, faire s’ouvrir d’elles-mêmes devant lui toutes les portes. Et il se laissa alors aller à regarder en toute tranquillité ce qui s’offrait devant ses yeux.

Et il vit, tout le long des murs, s’étageant jusqu’à la voûte, des piles et des piles de riches marchandises, et des ballots d’étoffes de soie et de brocart, et des sacs de provisions de bouche, et de grands coffres remplis jusqu’aux bords d’argent monnayé, et d’autres pleins d’argent en lingots, et d’autres remplis de dinars d’or et de lingots d’or par rangées alternées. Et, comme si tous ces coffres et tous ces sacs ne suffisaient pas pour contenir les richesses accumulées, le sol était jonché de tas d’or, de bijoux et d’orfèvreries, tant que le pied ne savait où se poser sans se heurter à quelque joaillerie ou se buter à quelque tas de dinars flambants. Et Ali Baba, qui de sa vie n’avait vu la vraie couleur de l’or ni même connu son odeur, s’émerveilla de tout cela à la limite de l’émerveillement. Et à voir ces trésors entassés là, au hasard des fournées, et ces innombrables somptuosités dont les moindres eussent avantageusement orné le palais d’un roi, il se dit qu’il devait y avoir non pas des années mais des siècles que cette grotte servait de dépôt, en même temps que de refuge, à des générations de voleurs fils de voleurs, descendants des pillards de Babylone.

Lorsqu’Ali Baba fut quelque peu revenu de son émerveillement, il se dit : « Par Allah, ya Ali Baba, voici que ta destinée prend un visage blanc, et te transporte d’à côté de tes ânes et de tes fagots au milieu d’un bain d’or comme n’en ont vu que le roi Soleïmân et Iskandar aux deux cornes ! Et du coup tu apprends les formules magiques et te sers de leurs vertus et te fais ouvrir les portes de roc et les fabuleuses cavernes, ô bûcheron béni ! C’est là une grande grâce du Rétributeur, qui te rend ainsi le maître des richesses accumulées par les crimes de générations de voleurs et de bandits. Et si tout cela est arrivé, c’est bien pour que tu puisses être désormais, avec ta famille, à l’abri du besoin, en faisant servir à un bon usage l’or du vol et du pillage ! »

Et, s’étant mis par ce raisonnement en paix avec sa conscience, Ali Baba le pauvre se pencha vers un des sacs à provisions, le vida de son contenu et le remplit rien que de dinars d’or et d’autres pièces en or monnayé, sans s’attacher à l’argent et aux autres objets de prix. Et il chargea le sac sur ses épaules et le porta au bout de la galerie. Puis il revint dans la salle voûtée, et remplit de la même manière un second sac, puis un troisième sac et plusieurs autres sacs, autant qu’il pensait que pouvaient en porter, sans faiblir, ses trois ânes. Et, cela fait, il se tourna vers l’entrée de la caverne et dit : « Sésame, ouvre-toi ! » Et dans l’instant les deux battants de la porte rocheuse s’ouvrirent dans toute leur largeur, et Ali Baba courut rassembler ses ânes et les fit approcher de l’entrée. Et il les chargea des sacs, qu’il prit soin de cacher habilement, en accommodant des branchages par-dessus. Et, quand il eut achevé cette besogne, il prononça la formule de fermeture, et les deux moitiés du rocher se rejoignirent aussitôt.

Alors Ali Baba poussa devant lui ses ânes chargés d’or, en les encourageant d’une voix pleine de respect, et non point en les accablant des malédictions et des injures retentissantes qu’il leur adressait d’ordinaire, quand ils traînaient leurs pieds. Car si Ali Baba, comme tous les conducteurs d’ânes, gratifiait ses bêtes d’appellations telles que : « ô religion du zebb ! » ou « l’histoire de ta sœur ! » ou « fils d’enculé ! » ou « vente d’entremetteuse ! », ce n’était point certes pour les offusquer, car il les aimait à l’égal de ses enfants, c’était simplement pour leur faire entendre raison. Mais cette fois il sentit qu’il ne pouvait, en toute justice, leur appliquer de tels qualificatifs, quand ils portaient sur eux plus d’or qu’il n’y en avait dans la cassette du sultan. Et, sans les bousculer autrement, il reprit avec eux le chemin de la ville…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT CINQUANTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

… Et, sans les bousculer autrement, il reprit avec eux le chemin de la ville.

Or, en arrivant devant sa maison, Ali Baba trouva la porte fermée en dedans avec le gros loquet en bois, et se dit : « Si j’essayais sur elle la vertu de la formule ? » Et il dit : « Sésame, ouvre-toi ! » Et aussitôt la porte, se séparant d’avec son loquet, s’ouvrit toute grande. Et Ali Baba, sans annoncer autrement son arrivée, pénétra avec ses ânes dans la petite cour de sa maison. Et il dit, en se tournant vers la porte : « Sésame, referme-toi ! » Et la porte, tournant sur elle-même, alla rejoindre sans bruit son loquet. Et Ali Baba fut de la sorte convaincu qu’il était désormais détenteur d’un incomparable secret doué d’une puissance mystérieuse, dont l’acquisition ne lui avait guère coûté d’autre tourment qu’une émotion passagère plutôt due à la mine rébarbative des quarante et à l’aspect farouche de leur chef.

Lorsque l’épouse d’Ali Baba vit les ânes dans la cour et Ali Baba en train de les décharger, elle accourut en frappant ses paumes l’une contre l’autre de surprise, et s’écria : « Ô homme, comment as-tu fait pour ouvrir la porte dont j’avais moi-même fermé le loquet ? Le nom d’Allah sur nous tous ! Et qu’apportes-tu, en ce jour béni, dans ces gros sacs si lourds que je n’ai jamais vus à la maison ? » Et Ali Baba, sans répondre à la première question, dit : « Ces sacs nous viennent d’Allah, ô femme. Mais toi, viens m’aider à les porter dans la maison, au lieu de me tourmenter de questions sur les portes et les loquets. » Et l’épouse d’Ali Baba, comprimant sa curiosité, vint l’aider à charger les sacs sur son dos et à les porter, l’un après l’autre, à l’intérieur de la maison. Et comme elle les palpait chaque fois, elle sentit qu’ils contenaient de la monnaie, et pensa que cette monnaie devait être de la vieille monnaie de cuivre ou quelque chose d’approchant. Et cette découverte, quoique fort incomplète et bien au-dessous de la réalité, jeta son esprit dans une grande inquiétude. Et elle finit par se persuader que son époux avait dû s’associer à des voleurs ou autres gens semblables, sinon comment s’expliquer la présence de tant de sacs pesants de monnaie ? Aussi, quand tous les sacs furent portés à l’intérieur, elle ne put davantage se retenir, et, éclatant soudain, elle se mit à se frapper les joues de ses deux mains, et à se déchirer les habits, en s’écriant : « Ô notre calamité ! Ô perte sans recours de nos enfants ! Ô potence ! »

En entendant les cris et les lamentations de son épouse, Ali Baba fut à la limite de l’indignation et lui cria : « Potence dans ton œil, ô maudite ! Qu’as-tu à ululer ainsi de travers ? Et pourquoi veux-tu attirer sur nos têtes le châtiment des voleurs ? » Elle dit : « Le malheur va entrer dans la maison avec ces sacs de monnaie, ô fils de l’oncle. Par ma vie sur toi, hâte-toi de les remettre sur le dos des ânes et de les transporter loin d’ici. Car mon cœur n’est pas tranquille de les savoir dans notre maison ! » Il répondit : « Allah confonde les femmes dénuées de jugement ! Je vois bien, ô fille de l’oncle, que tu t’imagines que j’ai volé ces sacs ! Eh bien, détrompe-toi et rafraîchis tes yeux, car ils nous viennent du Rétributeur, qui m’a fait rencontrer ma destinée aujourd’hui dans la forêt. D’ailleurs je vais te raconter comment s’est faite cette rencontre, mais pas avant que j’aie vidé ces sacs, pour t’en montrer le contenu. »

Et Ali Baba, prenant les sacs par un bout, les vida, l’un après l’autre, sur la natte. Et des masses d’or s’écroulèrent sonores, en lançant des feux par milliers dans la pauvre chambre du bûcheron. Et Ali Baba, triomphant de voir sa femme éblouie de ce spectacle, s’assit sur le tas d’or, ramena ses jambes sous lui, et dit : « Écoute-moi maintenant, ô femme ! » Et il lui fit le récit de son aventure depuis le commencement jusqu’à la fin, sans omettre un détail. Mais il n’y a point d’utilité à la répéter.

Lorsque l’épouse d’Ali Baba eut entendu le récit de l’aventure, elle sentit l’épouvante faire place dans son cœur à une grande joie, et elle se dilata et s’épanouit, et dit : « Ô jour de lait, ô jour de blancheur ! Louanges à Allah qui a fait entrer dans notre demeure les biens mal acquis de ces quarante bandits coupeurs de routes, et qui a rendu de la sorte licite ce qui était illicite. Il est le Généreux, le Rétributeur ! »

Et elle se leva à l’heure et à l’instant, et s’assit sur ses talons devant le tas d’or, et se mit en devoir de compter un par un les innombrables dinars. Mais Ali Baba se mit à rire et lui dit : « Que fais-tu là, ô pauvre ? Comment peux-tu songer à compter tout cela ? Lève-toi plutôt, et viens m’aider à creuser une fosse dans notre cuisine, pour enfouir au plus vite tout cet or, et faire ainsi disparaître ses traces. Sinon nous risquons fort d’attirer sur nous la cupidité des voisins et des officiers de police ! » Mais l’épouse d’Ali Baba, qui aimait l’ordre en toute chose, et qui tenait à se faire une idée exacte sur la quantité des richesses qui leur entraient en ce jour béni, répondit : « Non certes, je ne veux pas m’attarder à compter cet or. Mais je ne puis le laisser enfouir sans l’avoir au moins pesé ou mesuré. C’est pourquoi je te supplie, ô fils de l’oncle, de me donner le temps d’aller chercher une mesure en bois dans le voisinage. Et je le mesurerai pendant que tu creuseras la fosse. Et de la sorte ce sera à bon escient que nous pourrons dépenser le nécessaire et le superflu sur nos enfants ! »

Et Ali Baba, bien que cette précaution lui parût pour le moins superflue, ne voulut pas contrarier sa femme dans une occasion si pleine de joie pour eux tous, et lui dit : « Soit ! Mais va et reviens vite, et surtout prends bien garde de divulguer notre secret ou d’en dire le moindre mot ! »

Lors donc l’épouse d’Ali Baba sortit à la recherche de la mesure en question, et pensa que le plus court serait d’aller en demander une à l’épouse de Kassim, le frère d’Ali Baba, dont la maison ne se trouvait pas loin de là. Et elle entra chez l’épouse de Kassim, la riche, la pleine d’infatuation, celle qui ne daignait jamais inviter à quelque repas chez elle le pauvre Ali Baba ni sa femme, vu qu’ils étaient sans fortune ni relations, celle qui n’avait jamais envoyé la moindre sucrerie aux enfants d’Ali Baba, lors des fêtes et anniversaires, ni même acheté pour eux une poignée de pois chiches comme en achètent les très pauvres gens aux enfants des très pauvres gens. Et, après les salams de cérémonie, elle la pria de lui prêter une mesure en bois pour quelques moments.

Lorsque l’épouse de Kassim eut entendu ce mot de mesure, elle fut extrêmement étonnée, car elle savait Ali Baba et sa femme très pauvres, et elle ne pouvait comprendre à quel usage ils destinaient cet ustensile dont ne se servent d’ordinaire que les propriétaires de grandes provisions de grains, tandis que les autres se contentent d’acheter leur grain du jour ou de la semaine chez le grainetier. Aussi, bien qu’en d’autres circonstances elle lui eût, sans aucun doute, tout refusé, sous n’importe quel prétexte, elle se sentit, cette fois, trop allumée de curiosité pour laisser échapper cette occasion de se satisfaire. Elle lui dit donc : « Qu’Allah augmente sur vos têtes ses faveurs ! Mais cette mesure, ô mère d’Ahmad, la veux-tu grande ou petite ? » Elle répondit : « Plutôt petite, ô ma maîtresse ! » Et l’épouse de Kassim alla chercher la mesure en question.

Or, ce n’était point en vain que cette femme était un produit de vente d’entremise — qu’Allah refuse ses grâces aux produits de cette espèce, et qu’il confonde toutes les rouées ! — car, voulant à tout prix savoir quelle sorte de grain sa parente pauvre voulait mesurer, elle s’avisa d’une supercherie comme en ont toujours entre leurs doigts les filles de putains. Elle courut, en effet, prendre du suif, et en enduisit adroitement le fond de la mesure, en-dessous, du côté où se pose cet ustensile. Puis elle revint auprès de sa parente, en s’excusant de l’avoir fait attendre, et lui remit la mesure. Et la femme d’Ali Baba se confondit en remerciements, et se hâta de revenir chez elle.

Et elle commença par poser la mesure au milieu du tas d’or. Et elle se mit à l’emplir et à la vider un peu plus loin, en marquant sur le mur, avec un morceau de charbon, autant de traits noirs qu’elle l’avait vidée de fois. Et comme elle venait d’achever son travail, Ali Baba rentra, ayant fini, de son côté, de creuser la fosse dans la cuisine. Et son épouse lui montra sur le mur les traits au charbon, en exultant de joie, et lui laissa le soin d’enfouir tout l’or, pour aller elle-même en toute diligence rendre la mesure à l’impatiente épouse de Kassim. Et elle ne savait pas, la pauvre ! qu’un dinar d’or s’était attaché au-dessous de la mesure, grâce au suif de la perfidie.

Elle remit donc la mesure à sa riche parente, la vendue de l’entremetteuse, et la remercia beaucoup et lui dit : « J’ai voulu être exacte avec toi, ô ma maîtresse, afin qu’une autre fois ta bonté ne se décourage pas à mon égard. » Et elle s’en alla en sa voie. Et voilà pour l’épouse d’Ali Baba !

Quant à l’épouse de Kassim, la rouée, elle n’attendit que le dos tourné de sa parente pour retourner la mesure en bois, et en regarder le dessous. Et elle fut à la limite de la stupéfaction en voyant une pièce d’or collée dans le suif, au lieu de quelque grain de fève, d’orge ou d’avoine. Et de safran devint la peau de son visage et de bitume très foncé la couleur de ses yeux. Et pétri de jalousie et de dévorante envie devint son cœur. Et elle s’écria : « La destruction sur leur demeure ! Depuis quand ces misérables ont-ils comme ça de l’or par poids et par mesures ? » Et dans la fureur inexprimable où elle était, elle ne put attendre que son époux fût rentré de sa boutique ; mais elle envoya sa servante le chercher en toute hâte. Et dès que l’essoufflé Kassim eut franchi le seuil de la maison, elle l’accueillit par des exclamations furibondes, tout comme si elle l’avait surpris en train de triturer quelque jeune garçon.

Puis, sans lui laisser le temps de se reconnaître sous cette tempête, elle lui mit sous le nez le dinar d’or en question, et lui cria : « Tu le vois ! Eh bien, ce n’est que le reste de ces misérables ! Ah, tu te crois riche, et tu te félicites tous les jours d’avoir boutique et clients, alors que ton frère n’a que trois ânes pour tout lot ! Détrompe-toi, ô cheikh ! Car Ali Baba, ce fagoteur, ce ventre creux, ce rien du tout, ne se contente pas de compter son or comme toi, lui : il le mesure ! Par Allah ! il le mesure, comme fait le grainetier de son grain ! »

Et, dans un orage de paroles, de cris et de vociférations, elle le mit au courant de l’affaire, et lui expliqua de quel stratagème elle s’était servie pour faire la stupéfiante découverte de la richesse d’Ali Baba. Et elle ajouta : « Ça n’est pas tout ça, ô cheikh ! À toi maintenant de découvrir la source de la fortune de ton misérable frère, cet hypocrite maudit qui feint la pauvreté et manie l’or par mesures et par brassées ! »

En entendant ces paroles de son épouse, Kassim ne douta pas de la réalité de la fortune de son frère. Et loin de se trouver heureux de savoir le fils de son père et de sa mère à l’abri désormais de tout besoin, et de se réjouir de son bonheur, il en conçut une jalousie bilieuse et sentit éclater de dépit sa poche à fiel…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT CINQUANTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

… il en conçut une jalousie bilieuse et sentit éclater de dépit sa poche à fiel. Et il se leva à l’heure et à l’instant, et courut chez son frère voir par ses propres yeux ce qu’il y avait à voir.

Et il trouva Ali Baba qui avait encore sa pioche à la main, ayant fini d’enfouir son or. Et, l’abordant sans lui donner le salam et sans l’appeler par son nom ni par son prénom et même sans le traiter de frère, car il avait oublié cette proche parenté depuis qu’il avait épousé le riche produit de l’entremetteuse, il lui dit : « Ah, c’est comme ça, ô père des ânes, que tu fais le réservé et le cachottier avec nous ! Oui, continue à simuler la pauvreté et la misère et à faire le gueux devant les gens, pour, dans ton gîte à poux et à punaises, mesurer l’or comme le grainetier son grain ! »

En entendant ces paroles, Ali Baba fut à la limite du trouble et de la perplexité, non point qu’il fût avare ou intéressé, mais parce qu’il redoutait la méchanceté et l’avidité d’œil de son frère et de l’épouse de son frère, et il répondit : « Par Allah sur toi ! je ne sais trop à quoi tu fais allusion. Hâte-toi plutôt de t’expliquer, et je ne manquerai pas de franchise à ton égard ni de bons sentiments, bien que depuis des années et des années tu aies oublié le lien du sang et que tu détournes ton visage du mien et de celui de mes enfants ! »

Alors l’impérieux Kassim dit : « Il ne s’agit pas de tout cela, Ali Baba ! Il s’agit seulement de ne pas feindre avec moi l’ignorance, car je sais ce que tu as intérêt à me tenir caché ! » Et, lui montrant le dinar d’or encore enduit de suif, il lui dit en le regardant de travers : « Combien de mesures de dinars semblables à celui-ci as-tu dans ton grenier, ô fourbe ? Et où as-tu volé tant d’or, dis, ô honte de notre maison ? » Puis, en quelques mots, il lui révéla comment son épouse avait enduit de suif le dessous de la mesure qu’elle leur avait prêtée, et comment cette pièce d’or s’y était trouvée attachée.

Lorsqu’Ali Baba eut entendu ces paroles de son frère, il comprit que la faute était faite et ne pouvait se réparer. Aussi, sans se faire poser un plus long interrogatoire, et sans donner à son frère le moindre signe d’étonnement ou de chagrin, de se voir découvert, il dit : « Allah est généreux, ô mon frère ! Il nous envoie Ses dons même avant leur désir ! Qu’il soit exalté ! » Et il lui raconta, dans tous ses détails, son aventure dans la forêt, sans toutefois lui révéler la formule magique. Et il ajouta : « Nous sommes, ô mon frère, les fils du même père et de la même mère. C’est pourquoi tout ce qui m’appartient t’appartient, et je veux, si tu me fais la grâce de l’accepter, t’offrir la moitié de l’or que j’ai rapporté de la caverne ! »

Mais le méchant Kassim, dont l’avidité égalait la noirceur, répondit : « Certes ! c’est bien ainsi que je l’entends. Mais je veux également savoir comment je pourrais entrer moi-même dans le rocher, s’il m’en prenait envie. Et ne t’avise pas surtout de me tromper à ce sujet, autrement je vais de ce pas te dénoncer à la justice comme le complice des voleurs. Et tu ne pourras que perdre à cette combinaison-là ! »

Alors le bon Ali Baba, songeant au sort de sa femme et de ses enfants, en cas de dénonciation, et poussé encore plus par son naturel accommodant que par la peur des menaces d’un frère à l’âme barbare, lui révéla les trois mots de la formule magique, tant pour l’ouverture des portes que pour leur fermeture. Et Kassim, sans même lui dire une parole de remercîment, le quitta brusquement, résolu à aller s’emparer tout seul du trésor de la caverne.

Donc, le lendemain, avant l’aurore, il partit vers la forêt, en poussant devant lui dix mulets chargés de grands coffres qu’il se proposait de remplir du produit de sa première expédition. D’ailleurs il se réservait, une fois qu’il se serait bien rendu compte des provisions et des richesses accumulées dans la grotte, de faire un second voyage avec un plus grand nombre de mulets et même, s’il le fallait, avec tout un convoi de chameaux. Et il suivit, en tous points, les indications d’Ali Baba qui avait poussé la bonté jusqu’à se proposer comme guide, mais qui s’était vu écarter durement par les deux paires d’yeux soupçonneux de Kassim et de son épouse, la résultante de l’entremise.

Et il arriva bientôt au pied du rocher qu’il reconnut, entre tous les rochers, à son aspect entièrement lisse et à son sommet surmonté d’un grand arbre. Et il leva ses deux bras vers le rocher et dit : « Sésame, ouvre-toi ! » Et le rocher se fendit soudain par le milieu. Et Kassim, qui avait déjà attaché des mulets aux arbres, pénétra dans la caverne dont l’ouverture se reboucha aussitôt sur lui, grâce à la formule de fermeture. Or, il ne savait pas ce qui l’y attendait !

Et d’abord ce fut un éblouissement, à la vue de tant de richesses accumulées, d’or par monceaux et de joyaux entassés. Et le désir lui vint plus intense d’être le maître de ce fabuleux trésor. Et il vit bien qu’il lui faudrait pour emporter tout cela non seulement une caravane de chameaux, mais tous les chameaux réunis qui voyagent des confins de la Chine jusqu’aux frontières de l’Irân. Et il se dit que la prochaine fois il prendrait les mesures nécessaires pour organiser une véritable expédition à butin, se contentant cette fois de remplir d’or monnayé autant de sacs que pouvaient en porter ses dix mulets. Et, ce travail achevé, il revint vers la galerie qui aboutissait au rocher de fermeture, et s’écria :

« Orge, ouvre-toi ! »

Car l’ébloui Kassim, l’esprit entièrement pris par la découverte de ce trésor, avait tout à fait oublié le mot qu’il fallait dire. Et il en fut ainsi pour sa perdition sans recours. Il dit donc à plusieurs reprises : « Orge, ouvre-toi ! Orge, ouvre-toi ! » Mais le rocher resta fermé. Alors il dit :

« Avoine, ouvre-toi ! »

Et le rocher ne bougea pas.

Alors il dit :

« Fève, ouvre-toi ! »

Mais aucune fissure ne se produisit.

Et Kassim commença à perdre patience, et cria, tout d’une haleine :

« Seigle, ouvre-toi ! — Millet, ouvre-toi ! — Pois chiche, ouvre-toi ! — Maïs, ouvre-toi ! — Sarrasin, ouvre-toi ! — Blé, ouvre-toi ! — Riz, ouvre-toi ! — Vesce, ouvre-toi ! »

Mais la porte de granit resta close. Et Kassim, à la limite de l’épouvante en s’apercevant qu’il restait enfermé pour avoir perdu la formule, se mit à débiter, devant le rocher impassible, tous les noms des céréales et des différentes variétés de grains que la main du Semeur lança sur la surface des champs, à l’enfance du monde. Mais le granit resta inébranlable. Car l’indigne frère d’Ali Baba n’oublia, parmi tous les grains, qu’un seul grain, celui-là même auquel étaient attachées les vertus magiques, le mystérieux sésame.

Or, c’est ainsi que tôt ou tard, et souvent plus tôt que plus tard, le destin aveugle la mémoire des méchants, leur dérobe toute clarté, et leur enlève la vue et l’ouïe, de par l’ordre du Puissant sans bornes. Car le Prophète — sur Lui les bénédictions et le plus choisi des salams ! — a dit, parlant des méchants : « Allah leur retirera le don de Sa clarté et les laissera tâtonner dans les ténèbres. Alors, aveugles, sourds et muets, ils ne pourront plus revenir sur leurs pas ! » Et ailleurs l’Envoyé — qu’Allah l’ait en Ses meilleures grâces ! — a dit de ceux-là : « À jamais leurs cœurs et leurs oreilles ont été fermés avec le sceau d’Allah, et leurs yeux voilés d’un bandeau. Pour eux est réservé un supplice épouvantable ! »

Donc, lorsque le méchant Kassim, qui ne s’attendait pas du tout à ce désastreux événement, eut vu qu’il ne possédait plus la formule vertueuse, il se mit, pour la retrouver, à se secouer la cervelle dans tous les sens, mais bien inutilement, car à tout jamais sa mémoire s’était dépouillée du nom magique. Alors, en proie à la frayeur et à la rage, il laissa là les sacs pleins d’or, et se mit à parcourir la caverne en tous sens, à la recherche de quelque issue. Mais il ne rencontrait partout que parois granitiques lisses désespérément. Et, comme une bête féroce ou quelque chameau en rut, il écumait d’une écume de bave et de sang, et se mordait les doigts de désespoir. Mais là ne fut point tout son châtiment : car il lui restait encore à mourir. Ce qui ne devait pas tarder !

En effet, à l’heure de midi, les quarante voleurs revinrent vers leur caverne, selon leur habitude journalière…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT CINQUANTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

… En effet, à l’heure de midi, les quarante voleurs revinrent vers leur caverne, selon leur habitude journalière. Et voilà qu’ils virent, attachés aux arbres, les dix mulets chargés de grands coffres. Et aussitôt, sur un signe de leur chef, ils dégainèrent farouchement, et lancèrent leurs chevaux à toute bride vers l’entrée de la caverne. Et ils mirent pied à terre, et commencèrent à tourner tout autour du rocher pour trouver l’homme à qui pouvaient appartenir les mulets. Mais comme leurs recherches n’aboutissaient à rien, le chef se décida à pénétrer dans la caverne. Il leva donc son sabre vers la porte invisible, en prononçant la formule, et le rocher se divisa en deux moitiés qui glissèrent en sens inverse.

Or, l’enfermé Kassim, qui avait entendu les chevaux et les exclamations de surprise et de colère des brigands voleurs, ne douta pas de sa perte sans recours. Toutefois, comme son âme lui était chère, il voulut tenter de la sauvegarder. Et il se blottit dans un coin, prêt à se jeter dehors au premier moment. Aussi, dès que le mot de « sésame » eut été prononcé et qu’il l’eut entendu, en maudissant sa courte mémoire, et dès qu’il vit l’ouverture se faire, il s’élança au dehors comme un bélier, tête basse, et si violemment et avec si peu de discernement, qu’il heurta le chef même des quarante, qui tomba tout de son long sur le sol. Mais, dans sa chute, le terrible géant entraîna Kassim avec lui, et lui enfonça une main dans la bouche et une autre dans le ventre. Et, au même moment, les autres brigands, venant à la rescousse, saisirent tout ce qu’ils purent saisir de l’agresseur, du violateur, et coupèrent avec leurs sabres tout ce qu’ils saisirent. Et c’est ainsi, qu’en moins d’un clin d’œil, Kassim fut partagé en jambes, bras, tête et tronc, et expira son âme avant de se consulter. Car telle était sa destinée. Et voilà pour lui !

Quant aux voleurs, dès qu’ils eurent essuyé leurs sabres, ils entrèrent dans leur caverne et trouvèrent, rangés près de la sortie, les sacs qu’avait préparés Kassim. Et ils se hâtèrent de les vider là où ils avaient été remplis, et ne s’aperçurent pas de la quantité qui manquait et qu’avait emportée Ali Baba. Puis ils s’assirent en rond pour tenir conseil, et délibérèrent longuement sur l’événement. Mais dans l’ignorance où ils étaient d’avoir été épiés par Ali Baba, ils ne purent arriver à comprendre comment on avait pu s’introduire chez eux, et se refusèrent à réfléchir plus longtemps sur un pourquoi qui n’avait pas de parce que. Et ils préférèrent, après avoir déchargé leurs nouvelles acquisitions et pris quelque repos, sortir de leur caverne et remonter à cheval, pour aller couper les routes et razzier les caravanes. Car c’étaient des hommes actifs, qui n’aimaient pas les longs discours et les palabres. Mais on les retrouvera quand le moment sera venu.

Or, pour ce qui est de la suite de tout cela, voici. Et d’abord l’épouse de Kassim ! Ab, cette maudite-là, ce fut elle la cause de la mort de son mari, qui d’ailleurs méritait bien sa fin ! Car c’était la perfidie de cette femme inventrice du suif colleur qui avait été le point de départ de l’égorgement final. Aussi, ne doutant pas qu’il dût bientôt être de retour, elle avait préparé un repas spécial pour le fêter. Mais quand elle vit que la nuit était venue et qu’il n’y avait ni Kassim, ni ombre de Kassim, ni odeur de Kassim, elle fut extrêmement alarmée, non point qu’elle l’aimât outre mesure, mais parce qu’il était nécessaire à sa vie et à sa cupidité. Aussi, quand son inquiétude fut à ses limites extrêmes, elle se décida à aller trouver Ali Baba, elle qui jamais jusque-là n’avait voulu condescendre à franchir le seuil de sa maison. La fille de putain ! Elle entra avec un visage retourné, et dit à Ali Baba : « Le salam sur toi, ô frère de choix de mon époux ! Les frères se doivent aux frères, et les amis aux amis. Or, moi je viens te prier de me tranquilliser sur le sort de ton frère qui est allé, comme tu le sais, à la forêt, et qui, malgré la nuit avancée, n’est pas encore de retour. Par Allah sur toi ! ô visage de bénédiction, hâte-toi d’aller voir ce qui lui est arrivé dans cette forêt ! »

Et Ali Baba, qui était notoirement doué d’une âme compatissante, partagea l’alarme de l’épouse de Kassim, et lui dit : « Qu’Allah éloigne les malheurs de la tête de ton époux, ma sœur ! Ah ! si Kassim avait bien voulu écouter mon conseil fraternel, il m’eût pris avec lui comme guide ! Mais ne t’inquiète pas outre mesure de son retard ; car, sans doute, il aura jugé à propos, pour ne pas attirer l’attention des passants, de ne rentrer en ville que bien avant dans la nuit ! »

Or, cela était vraisemblable, bien, qu’en réalité, Kassim ne fût plus Kassim mais six quartiers de Kassim, deux bras, deux jambes, un tronc et une tête, qui avaient été disposés par les voleurs à l’intérieur même de la galerie, derrière la porte rocheuse, afin qu’ils épouvantassent par leur vue et repoussassent par leur puanteur quiconque aurait eu la hardiesse de franchir le seuil défendu.

Donc Ali Baba tranquillisa tant qu’il put la femme de son frère, et lui fit remarquer que les recherches n’aboutiraient à rien pendant la nuit noire. Et il l’invita à passer la nuit en leur compagnie, en toute cordialité. Et l’épouse de Kassim la fit coucher dans son propre lit, tandis qu’Ali Baba l’assurait que dès l’aurore il s’en irait à la forêt.

Et, en effet, dès les premières lueurs de l’aube, l’excellent Ali Baba était déjà dans la cour de sa maison, près de ses trois ânes. Et il partit sans retard avec eux, après avoir recommandé à l’épouse de Kassim de modérer son affliction, et à sa propre épouse de la soigner et de ne la laisser manquer de rien.

Or, en approchant du rocher, Ali Baba fut bien obligé de s’avouer, en ne voyant pas les mulets de Kassim, que quelque chose de grave avait dû se passer, d’autant plus qu’il n’avait rien rencontré dans la forêt. Et son inquiétude ne put qu’augmenter en voyant le sol, au pied du rocher, taché de sang. Aussi ce ne fut point sans un grand émoi qu’il prononça les trois mots magiques de l’ouverture, et qu’il entra dans la caverne.

Et le spectacle des six quartiers de Kassim épouvanta ses regards et fit trembler ses genoux. Et il faillit tomber évanoui sur le sol. Mais les sentiments qu’il avait pour son frère lui firent surmonter son émotion, et il n’hésita pas à faire tout le possible pour essayer de rendre les derniers devoirs à son frère, qui était musulman après tout, et fils du même père et de la même mère. Et il se hâta de prendre, dans la caverne, deux grands sacs dans lesquels il mit les six quartiers de son frère, le tronc dans l’un, et la tête avec les quatre membres dans l’autre. Et il en fit la charge de l’un de ses ânes, en les recouvrant soigneusement de bois coupé et de branchages. Puis il se dit que, puisqu’il était là, il valait tout autant profiter de l’occasion pour prendre quelques sacs d’or, pour ne pas laisser ses ânes s’en retourner le bât à nu. Il chargea donc les deux autres ânes de sacs pleins d’or, avec du bois et des feuillages par-dessus, comme la première fois. Et, après qu’il eut commandé à la porte rocheuse de se refermer, il reprit le chemin de la ville, en déplorant en son âme la triste fin de son frère.

Or, dès qu’il fut arrivé dans la cour de sa maison, Ali Baba appela, pour l’aider à décharger les ânes, l’esclave Morgane. Or, Morgane était une jeune fille qu’Ali Baba et son épouse avaient recueillie enfant, et élevée avec les mêmes soins et la même sollicitude que s’ils avaient été ses propres parents. Et elle avait grandi dans leur maison, aidant sa mère adoptive dans le ménage et faisant le travail de dix personnes. Avec cela, elle était agréable, douce, adroite, entendue et féconde en inventions pour résoudre les questions les plus ardues et faire réussir les choses les plus difficiles.

Aussi, dès qu’elle fut descendue, elle commença par baiser la main de son père adoptif et lui souhaita la bienvenue, comme elle avait coutume de le faire chaque fois qu’il rentrait à la maison. Et Ali Baba lui dit : « Ô Morgane, ma fille, c’est aujourd’hui que ta finesse, ton dévouement et ta discrétion vont me donner leur preuve ! » Et il lui raconta la fin funeste de son frère et ajouta : « Et maintenant il est là, en six quartiers, sur le troisième âne. Et il faut, pendant que je vais monter annoncer la funèbre nouvelle à sa pauvre veuve, que tu songes au moyen de le faire enterrer comme s’il était mort de sa mort naturelle, sans que personne puisse se douter de la vérité ! » Et elle répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et Ali Baba, la laissant réfléchir à la situation, monta chez la veuve de Kassim.

Or, déjà il avait une telle mine qu’en le voyant entrer l’épouse de Kassim se mit à pousser des hurlements de travers. Et elle s’apprêta à s’écorcher les joues, à s’arracher les cheveux et à se déchirer les habits. Mais Ali Baba sut lui raconter l’événement avec tant de ménagement, qu’il réussit à éviter les cris et les lamentations qui pussent ameuté les voisins et provoqué un émoi dans tout le quartier. Et, avant de lui donner le temps de savoir si elle devait hurler ou si elle devait ne pas hurler, il ajouta : « Allah est généreux, et m’a donné la richesse au delà de mes besoins. Si donc, dans ce malheur sans remède qui t’atteint, quelque chose est encore capable de te consoler, je t’offre de joindre les biens qu’Allah m’a envoyés à ceux qui t’appartiennent, et à te faire entrer désormais dans ma maison en qualité de seconde épouse. Et tu trouveras ainsi en la mère de mes enfants une sœur aimante et attentive. Et ensemble nous vivrons tous dans la tranquillité, en parlant des vertus du défunt ! » Et, ayant ainsi parlé, Ali Baba se tut, attendant la réponse. Et Allah éclaira, à ce moment, le cœur de l’ancienne vendue de l’entremise, et la débarrassa de ses tares. Car Il est le Tout-Puissant ! Et elle comprit la bonté d’Ali Baba et la générosité de son offre, et consentit à devenir sa seconde épouse. Et elle devint réellement, par suite de son mariage avec cet homme béni, une femme de bien. Et voilà pour elle !

Quant à Ali Baba, qui avait réussi, par ce moyen, à empêcher les cris perçants et la divulgation du secret, il laissa sa nouvelle épouse entre les mains de son ancienne épouse, et descendit rejoindre la jeune Morgane.

Or, il la trouva qui rentrait d’une course au dehors. Car Morgane n’avait pas perdu son temps, et avait déjà combiné tout un plan de conduite, en cette circonstance difficile. Elle était, en effet, allée à la boutique du marchand de drogues, qui habitait en face, et lui avait demandé d’une sorte de thériaque spécifique pour la guérison des maladies mortelles. Et le marchand lui avait donné de cette thériaque-là, pour l’argent qu’elle avait présenté, mais non sans lui avoir au préalable demandé qui était malade dans la maison de son maître. Et Morgane avait répondu, en soupirant : « Ô notre calamité ! le mal rouge tient le frère de mon maître Ali Baba, qui a été transporté chez nous pour être mieux soigné. Mais personne ne comprend rien à sa maladie ! Il est immobile, avec un visage de safran ; il est muet ; il est aveugle ; et il est sourd ! Puisse cette thériaque, ô cheikh, le tirer de sa mauvaise posture ! » Et, ayant ainsi parlé, elle avait emporté la thériaque en question, dont, en réalité, Kassim ne pouvait plus guère faire usage, et elle était venue rejoindre son maître Ali Baba…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT CINQUANTE-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

… elle avait emporté la thériaque en question, dont, en réalité, Kassim n’était plus en état de faire usage, et était venue rejoindre son maître Ali Baba. Et, en peu de mots, elle le mit au courant de ce qu’elle comptait faire. Et il approuva son plan, et lui dit toute l’admiration qu’il ressentait pour son ingéniosité.

En effet, le lendemain, la diligente Morgane alla chez le même marchand de drogues, et, avec un visage baigné de larmes, et avec beaucoup de soupirs et d’arrêts dans les soupirs, elle lui demanda d’un certain électuaire qu’on ne donne d’ordinaire qu’aux moribonds sans espoir. Et elle s’en alla, en disant : « Hélas sur nous ! si ce remède n’agit pas, tout est perdu ! » Et elle prit soin, en même temps, de mettre tous les gens du quartier au courant du prétendu cas désespéré de Kassim, frère d’Ali Baba.

Aussi, quand le lendemain, à l’aube, les gens du quartier furent réveillés en sursaut par des cris perçants et lamentables, ils ne doutèrent pas que ces cris ne fussent poussés par l’épouse de Kassim, par l’épouse du frère de Kassim, par la jeune Morgane et par toutes les femmes parentes, pour annoncer la mort de Kassim.

Or, pendant ce temps, Morgane continuait à mettre son plan à exécution.

En effet, elle s’était dit : « Ma fille, ça n’est pas tout que de faire passer une mort violente pour une mort naturelle, il s’agit de parer à un danger plus grand ! Et c’est de ne pas laisser les gens s’apercevoir que le défunt est divisé en six quartiers ! Sans quoi, la gargoulette ne restera pas sans fêlure ! »

Et, sans tarder, elle courut chez un vieux savetier du quartier qui ne la connaissait pas, et tout en lui souhaitant le salam, elle lui mit dans la main un dinar d’or, et lui dit : « Ô cheikh Mustapha, ta main nous est nécessaire aujourd’hui ! » Et le vieux savetier, qui était un bonhomme plein d’entrain et de gaieté, répondit : « Ô journée bénie par ta blanche venue, ô visage de lune ! Parle, ô ma maîtresse, et je te répondrai sur ma tête et mes yeux’. » Et Morgane dit : « Ô mon oncle Mustapha, lève-toi simplement et viens avec moi. Mais avant, prends, si tu veux bien, tout ce qui t’est nécessaire pour coudre le cuir ! » Et lorsqu’il eut fait ce qu’elle lui demandait, elle prit un bandeau et lui en banda soudain les yeux, en lui disant : « C’est la condition nécessaire ! Sans quoi rien n’est fait ! » Mais il se récria, disant : « Vas-tu, ô jeune fille, pour un dinar, me faire renier la foi de mes pères, ou commettre quelque larcin ou crime extraordinaire ? » Mais elle lui dit : « Éloigné soit le Malin, ô cheikh ! Que ta conscience soit en repos ! Ne redoute rien de tout cela, car il s’agit seulement d’un petit travail de couture ! » Et, ce disant, elle lui glissa dans la main une seconde pièce d’or, qui le décida à la suivre.

Et Morgane le prit par la main et le mena, les yeux bandés, dans la cave de la maison d’Ali Baba. Et là, elle lui ôta le bandeau, et, lui montrant le corps du défunt, qu’elle avait reconstitué en mettant les six quartiers à leur place respective, elle lui dit : « Tu vois à présent que c’est pour te faire coudre ensemble les six quartiers que voici, que j’ai pris la peine de te conduire par la main ! » Et comme le cheikh reculait effaré, l’avisée Morgane lui glissa dans la main une nouvelle pièce d’or, et lui en promit encore une, si le travail était rapidement fait. Ce qui décida le savetier à se mettre à la besogne. Et lorsqu’il eut achevé, Morgane lui rebanda les yeux, et, après lui avoir donné la récompense promise, elle le fit sortir de la cave et le reconduisit jusqu’à la porte de sa boutique, où elle le laissa, après lui avoir rendu la vue. Et elle se hâta de rentrer à la maison, tout en se retournant de temps à autre pour voir si le savetier ne l’observait pas.

Et dès qu’elle fut arrivée, elle lava le corps reconstitué de Kassim, le parfuma d’encens et l’arrosa d’aromates, et, aidée par Ali Baba, elle le mit dans le linceul. Après quoi, afin que les hommes qui apportaient la civière commandée ne pussent se douter de rien, elle alla prendra elle-même livraison de cette civière, et la paya largement. Puis, toujours aidée par Ali Baba, elle mit le corps dans le bois mortuaire, et recouvrit le tout de châles et d’étoffes achetées pour la circonstance.

Sur ces entrefaites, l’imam et les autres dignitaires de la mosquée arrivèrent ; et quatre des voisins assemblés chargèrent la civière sur leurs épaules. Et l’imam prit la tête du cortège, suivi par les lecteurs du Korân. Et Morgane marcha derrière les porteurs, tout en pleurs, en poussant des cris lamentables, en se frappant la poitrine à grands coups, et en s’arrachant les cheveux, tandis qu’Ali Baba fermait la marche, accompagné des voisins qui se détachaient à tour de rôle, de temps en temps, pour relayer et soulager les autres porteurs, et cela jusqu’à ce qu’on arrivât au cimetière, cependant que dans la maison d’Ali Baba, les femmes accourues pour la cérémonie funèbre mêlaient leurs lamentations et emplissaient tout le quartier de cris épouvantables. Et, de la sorte, la vérité de cette mort resta soigneusement à l’abri de toute divulgation, sans que personne pût avoir le moindre soupçon sur la funeste aventure. Et voilà pour tous ceux-là !

Quant aux quarante voleurs qui, à cause de la putréfaction des six quartiers de Kassim abandonnés dans la caverne, s’étaient abstenus pendant un mois de retourner à leur retraite, ils furent, à leur retour dans la caverne, à la limite de l’étonnement de ne plus trouver ni quartiers de Kassim, ni putréfaction de Kassim, ni quoi que ce fût qui, de près ou de loin, se rapprochât de cela. Et, cette fois, ils réfléchirent sérieusement à la situation, et le chef des quarante dit : « Ô hommes, nous sommes découverts, il n’y a plus à en douter, et notre secret est connu. Mais si nous ne cherchons promptement à y apporter le remède, toutes les richesses, que nous et nos ancêtres avons amassées avec tant de peine et de fatigues, nous seront bientôt enlevées par le complice du voleur que nous avons châtié. Il faut donc que, sans perdre de temps, après avoir fait périr l’un, nous fassions périr l’autre. Cela établi, il n’y a qu’un moyen pour arriver au but, et c’est que quelqu’un de hardi à la fois et d’adroit, aille à la ville déguisé en derviche étranger, qu’il use de tout son savoir-faire pour découvrir s’il n’est pas question de celui que nous avons coupé en six quartiers, et qu’il sache en quelle maison demeurait cet homme-là. Mais toutes ces recherches devront être faites avec la plus grande circonspection, car un mot de trop pourrait compromettre l’affaire et nous perdre sans recours. Aussi j’estime que celui qui assumera cette tâche doit s’engager à subir la peine de mort s’il fait preuve de légèreté dans l’accomplissement de sa mission ! » Et aussitôt l’un des voleurs s’écria : « Je m’offre pour l’entreprise et j’accepte les conditions ! » Et le chef et les camarades le félicitèrent et le comblèrent d’éloges. Et il partit déguisé en derviche.

Or, il entra dans la ville, et toutes les maisons et boutiques étaient encore closes, à cause de l’heure matinale, excepté la boutique de cheikh Mustapha, le savetier. Et cheikh Mustapha, l’alène à la main, était déjà en train de confectionner une babouche en cuir safran. Et il leva les yeux et vit le derviche qui le regardait travailler, en l’admirant, et qui se hâta de lui souhaiter le salam. Et cheikh Mustapha lui rendit son salam, et le derviche s’émerveilla de lui voir, à son âge, de si bons yeux et les doigts si experts. Et le vieux, fort flatté, se rengorgea et répondit : « Par Allah, ô derviche, je puis encore enfiler l’aiguille du premier coup, et je puis même coudre les six quartiers d’un mort au fond d’une cave sans lumière ! » Et le derviche-voleur, en entendant ces mots, faillit s’envoler de joie, et bénit sa destinée qui le conduisait par le plus court chemin au but souhaité. Aussi ne laissa-t-il pas échapper l’occasion, et, feignant l’étonnement, il s’écria : « Ô visage de bénédiction, les six quartiers d’un mort ? Que veux-tu dire par ces mots ? Est-ce que c’est par hasard l’habitude, dans ce pays, de couper les morts en six quartiers, puis de les recoudre ? Et agit-on de la sorte pour voir ce qu’il y a dedans ? » Et cheikh Mustapha, à ces paroles, se mit à rire, et répondit : « Non par Allah ! ce n’est pas l’habitude ici. Mais je sais ce que je sais, et ce que je sais nul ne le saura ! J’ai pour cela plusieurs raisons toutes plus sérieuses les unes que les autres ! Et d’ailleurs ma langue est courte ce matin et n’obéit pas au jeu de ma mémoire ! » Et le derviche-voleur se mit à rire à son tour, tant à cause de l’air avec lequel le cheikh savetier prononçait ces sentences, que pour se rendre favorable le bon homme. Puis, faisant semblant de lui serrer la main, il y glissa une pièce d’or, et ajouta : « Ô fils des hommes éloquents, ô oncle, qu’Allah me garde de vouloir me mêler de ce qui ne me regarde pas. Mais si, en ma qualité d’étranger qui aime à se renseigner, j’ai une prière à t’adresser, ce serait de me faire la grâce de me dire où se trouve la maison dans la cave de laquelle il y avait les six quartiers du mort que tu as raccommodé. » Et le vieux savetier répondit : « Et comment le pourrais-je, ô chef des derviches, puisque je ne la connais pas moi-même, cette maison-là. Sache, en effet, que j’y ai été les yeux bandés, conduit par une jeune fille ensorceleuse qui a fait marcher les choses avec une célérité sans pareille. Il est vrai toutefois, mon fils, que si on me bandait les yeux de nouveau, je pourrais peut-être retrouver la maison, en me guidant sur certaines remarques que j’ai faites en marchant et en palpant toutes choses sur ma route. Car tu dois savoir, ô savant derviche, que l’homme voit avec ses doigts tout aussi bien qu’avec ses yeux, surtout s’il n’a pas la peau dure comme le dos du crocodile. Et, pour ma part, j’ai parmi les clients dont je chausse les pieds honorables, plusieurs aveugles plus clairvoyants, grâce à l’œil qu’ils ont au bout de chaque doigt, que le maudit barbier qui me rase la tête chaque vendredi en me tailladant le cuir atrocement, — qu’Allah le lui fasse expier…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT CINQUANTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

»… Et, pour ma part, j’ai parmi les clients dont je chausse les pieds honorables, plusieurs aveugles plus clairvoyants, grâce à l’œil qu’ils ont au bout de chaque doigt, que le maudit barbier qui me rase la tête chaque vendredi en me tailladant le cuir atrocement, — qu’Allah le lui fasse expier ! » Et le derviche-voleur s’écria : « Béni soit le sein qui t’a allaité, et puisses-tu longtemps encore enfiler l’aiguille et chausser les pieds honorables, ô cheikh de bon augure ! Certes, je ne souhaite que me conformer à tes indications, afin que tu essayes de retrouver la maison dans la cave de laquelle se passent des choses si prodigieuses ! » Alors le cheikh Mustapha se décida à se lever, et le derviche lui banda les yeux et le mena par la main dans la rue, et marcha à ses côtés, tantôt le conduisant et tantôt guidé par lui, à tâtons, jusqu’à la maison même d’Ali Baba. Et cheikh Mustapha dit : « C’est certainement là, et pas ailleurs. Je reconnais la maison à l’odeur de crottin d’âne qui s’en exhale, et à cette borne-ci où j’ai butté du pied la première fois ! » Et le voleur, à la limite de la joie, se hâta, avant d’enlever le bandeau au savetier, de faire une marque à la porte de la maison, avec un morceau de craie qu’il avait sur lui. Puis il rendit la vue à son compagnon, le gratifia d’une nouvelle pièce d’or, et le congédia après l’avoir remercié et lui avoir promis qu’il ne manquerait pas d’acheter des babouches chez lui pour le reste de ses jours. Et il se hâta de reprendre le chemin de la forêt, pour aller annoncer sa découverte au chef des quarante. Mais il ne savait pas qu’il courait droit pour voir sa tête sauter de ses épaules, comme on va le voir.

En effet, lorsque la diligente Morgane sortit pour aller aux provisions, elle aperçut sur la porte, à son retour du souk, la marque blanche que le derviche-voleur y avait faite. Et elle l’examina avec attention, et pensa en son âme attentive : « Cette marque-là ne s’est pas faite d’elle-même sur cette porte. Et la main qui l’a faite ne peut être qu’une main ennemie. Il faut donc en conjurer les maléfices, en égarant le coup ! » Et elle courut chercher un morceau de craie, et fit exactement la même marque, au même endroit, sur les portes de toutes les maisons de la rue, tant à droite qu’à gauche. Et chaque fois qu’elle faisait une marque, elle disait mentalement, s’adressant à l’auteur de la marque première : « Mes cinq doigts dans ton œil gauche, et mes cinq autres dans ton œil droit ! » Car elle savait qu’il n’y avait point de formule plus puissante pour conjurer les forces invisibles, éviter les maléfices et faire retomber sur la tête du maléficient des calamités perpétrées ou imminentes.

Aussi, le lendemain, quand les voleurs, renseignés par leur camarade, furent entrés deux par deux dans la ville pour envahir la maison marquée du signe, ils se trouvèrent à la limite de la perplexité et de l’embarras en constatant que toutes les portes des maisons du quartier portaient la même marque, exactement. Et ils se hâtèrent, sur un signe de leur chef, de retourner à leur caverne de la forêt, pour ne pas éveiller l’attention des passants. Et, quand ils se furent de nouveau rassemblés, ils traînèrent au milieu du cercle formé par leur groupe le voleur-guide qui avait si mal pris ses précautions, le condamnèrent à mort, séance tenante, et, au signal donné par leur chef, lui coupèrent la tête.

Or, comme la vengeance à tirer de l’auteur premier de toute cette affaire devenait plus urgente que jamais, un second voleur s’offrit d’aller aux renseignements. Et, sa demande ayant été agréée par le chef, il entra en ville, se mit en rapport avec cheikh Mustapha, se fit conduire devant la maison présumée être la maison aux six quartiers cousus, et fit une marque rouge sur la porte, dans un endroit peu apparent. Puis il retournai la caverne. Mais il ne savait pas qu’une tête marquée pour le saut fatal ne peut que faire le saut même et non pas un autre.

En effet, quand les voleurs, guidés par leur camarade, furent arrivés dans la rue d’Ali Baba, ils trouvèrent toutes les portes marquées du signe rouge, exactement au même endroit. Car la fine Morgane, se doutant de quelque chose, avait pris ses précautions, comme la première fois. Et au retour à la caverne, le guide dut subir, quant à sa tête, le même sort que son prédécesseur. Mais cela ne contribua guère à éclairer les voleurs sur l’affaire, et ne servit qu’à diminuer la troupe des deux gaillards les plus courageux.

Aussi, quand le chef eut réfléchi sur la situation pendant un bon moment, il releva la tête et se dit : « Désormais je ne m’en rapporterai qu’à moi-même ! » Et il partit tout seul pour la ville.

Or, il ne fit pas comme les autres. Car, lorsqu’il se fut fait indiquer la maison d’Ali Baba par cheikh Mustapha, il ne perdit pas son temps à en marquer la porte de craie rouge, blanche ou bleue, mais il la considéra attentivement pour en bien fixer l’emplacement dans sa mémoire, vu que du dehors elle avait la même apparence que toutes les maisons voisines. Et, une fois son examen terminé, il retourna à la forêt, rassembla les trente-sept voleurs survivants, et leur dit : « L’auteur du dommage qui nous a été causé est découvert, puisque je connais bien sa maison maintenant. Et, par Allah ! sa punition sera une terrible punition. Pour vous, mes gaillards, hâtez-vous de m’apporter ici trente-huit grandes jarres de terre cuite vernissée à l’intérieur, au col large et au ventre rebondi. Et que ces trente-huit jarres soient vides, à l’exception d’une seule que vous remplirez d’huile d’olive. Et veillez à ce qu’elles soient tous exemptes de fêlure. Et revenez sans retard. » Et les voleurs, habitués à exécuter sans pensée les ordres de leur chef, répondirent par l’ouïe et l’obéissance, et se hâtèrent d’aller se procurer au souk des potiers les trente-huit jarres en question, et de les apporter à leur chef, deux par deux, sur leurs chevaux.

Alors le chef des voleurs dit à ses hommes : « Mettez vos habits et que chacun de vous entre dans une jarre, ne gardant avec lui que ses armes, son turban et ses babouches ! » Et les trente-sept voleurs, sans dire un mot, grimpèrent deux par deux sur le dos des chevaux porteurs de jarres. Et comme chaque cheval portait deux jarres, une à droite et l’autre à gauche, chaque voleur se laissa glisser dans une jarre, où il disparut entièrement. Et ils se trouvèrent de la sorte repliés sur eux-mêmes, les jambes touchant les cuisses, et les genoux à la hauteur du menton, dans les jarres, comme seraient au vingtième jour les poussins dans les œufs. Et, ainsi installés, ils tenaient un cimeterre dans une main et un gourdin dans l’autre main, avec leurs babouches soigneusement calées sous leur derrière. Et le trente-septième voleur faisait de la sorte vis-à-vis et contre-poids à l’unique jarre remplie d’huile.

Lorsque les voleurs eurent fini de se placer dans les jarres, dans la situation la moins gênante, le chef s’avança, les examina l’un après l’autre, et boucha les ouvertures des jarres avec des fibres de palmier, de façon à masquer le contenu et, en même temps, à permettre à ses hommes de respirer librement. Et, pour que nul doute ne pût venir à l’esprit des passants sur le contenu, il prit de l’huile dans la jarre qui en était pleine, et en frotta soigneusement les parois extérieures des jarres neuves. Et toutes choses ainsi disposées, le chef des voleurs se déguisa en marchand d’huile et, poussant devant lui vers la ville les chevaux porteurs de la marchandise improvisée, il se fit le conducteur de cette caravane.

Or, Allah lui écrivit la sécurité, et il arriva sans encombre, vers le soir, devant la maison même d’Ali Baba. Et, comme si toutes les difficultés se levaient d’elles-mêmes, il n’eut pas la peine, pour exécuter le dessein qui l’amenait, de frapper à la porte, car Ali Baba en personne était assis sur le seuil qui prenait tranquillement le frais avant la prière du soir…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT CINQUANTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… car Ali Baba en personne était assis sur le seuil qui prenait tranquillement le frais, avant la prière du soir. Et le chef des voleurs se hâta d’arrêter les chevaux, s’avança entre les mains d’Ali Baba et lui dit, après les salams et compliments : « Ô mon maître, ton esclave est marchand d’huile et ne sait où aller loger, cette nuit, dans une ville où il ne connaît personne. Il espère donc de ta générosité que, pour Allah, tu lui accorderas l’hospitalité jusqu’à demain matin, à lui et à ses bêtes, dans la cour de ta maison ! »

En entendant cette demande, Ali Baba se souvint du temps où il était pauvre et souffrait de l’inclémence du temps, et son cœur s’émut aussitôt. Et, loin de reconnaître le chef des voleurs qu’il avait naguère vu et entendu dans la forêt, il se leva en son honneur et lui répondit : « Ô marchand d’huile, mon frère, que la demeure te soit reposante, et puisses-tu y trouver aisance et famille. Sois le bienvenu ! » Et, ce disant, il le prit par la main et l’introduisit, avec ses chevaux, dans la cour. Et il appela Morgane et un autre esclave, et leur donna l’ordre d’aider l’hôte d’Allah à décharger les jarres et de donner à manger aux bêtes. Et quand les jarres furent rangées en bon ordre au fond de la cour, et les chevaux attachés le long du mur avec, au cou de chacun, un sac rempli d’orge et d’avoine, Ali Baba, toujours plein d’empressement et d’affabilité, reprit la main de son hôte et le conduisit à l’intérieur de sa maison, où il le fit asseoir à la place d’honneur, et s’assit lui-même à ses côtés, pour prendre le repas du soir. Et, après qu’ils eurent tous deux mangé et bu et rendu grâces à Allah pour ses faveurs, Ali Baba ne voulut pas gêner son hôte, et se retira en lui disant : « Ô mon maître, la maison est ta maison, et ce qui est dans la maison t’appartient. »

Or, comme il s’en allait, le marchand d’huile, qui était le chef des voleurs, le rappela, en lui disant : « Par Allah sur toi, ô mon hôte, montre-moi l’endroit de ton honorable maison où il m’est loisible de donner le repos à l’intérieur de mes intestins et, aussi d’aller pisser. » Et Ali Baba, lui montrant le cabinet d’aisances situé précisément à l’angle de la maison, tout près de l’endroit où étaient rangées les jarres, répondit : « C’est là ! » Et il se hâta de s’esquiver, pour ne pas déranger les fonctions digestives du marchand d’huile.

Et, en effet, le chef des voleurs ne manqua pas de faire ce qu’il avait à faire. Toutefois, lorsqu’il eut fini, il s’approcha des jarres, et se pencha sur chacune d’elles, en disant à voix basse : « Ô toi, un tel, dès que tu entendras la jarre où tu es résonner sous le caillou que je lancerai de l’endroit où je loge, ne manque pas de sortir et d’accourir vers moi ! » Et, ayant ainsi donné à ses gens l’ordre de ce qu’ils devaient faire, il rentra dans la maison. Et Morgane qui l’attendait à la porte de la cuisine, avec une lanterne à huile à la main, le conduisit vers la chambre qu’elle lui avait préparée, et se retira. Et il se hâta, pour être bien dispos lors de l’exécution de son projet, de s’étendre sur la couche où il comptait dormir jusqu’à la moitié de la nuit. Et il ne tarda pas à ronfler comme un chaudron de lavandières.

Et alors arriva ce qui devait arriver.

En effet, pendant que Morgane était dans sa cuisine en train de laver les plateaux de mets et les casseroles, soudain la lampe, faute d’huile, s’éteignit. Or, précisément, la provision d’huile de la maison était épuisée, et Morgane, qui avait oublié de s’en procurer une nouvelle dans la journée, se désola fort de ce contre-temps, et appela Abdallah, le nouvel esclave d’Ali Baba, à qui elle fit part de sa contrariété et de son embarras. Mais Abdallah, éclatant de rire, lui dit : « Par Allah sur toi ! ô Morgane, ma sœur, comment peux-tu dire que nous manquons d’huile à la maison, alors que dans la cour il y a, en ce moment, rangées contre le mur, trente-huit jarres pleines d’huile d’olive qui, à en juger par l’odeur des parois qui la contiennent, doit être d’une qualité suprême. Ah ! ma sœur, mon œil ne reconnaît pas ce soir la diligente, l’entendue, la pleine de ressources Morgane ! » Puis il ajouta : « Je retourne dormir, ma sœur, pour me lever demain, à l’aube, afin d’accompagner au hammam notre maître Ali Baba ! » Et il la quitta pour aller, non loin de la chambre du marchand d’huile, ronfler comme un buffle des marais.

Alors Morgane, un peu confuse des paroles d’Abdallah, prit le pot à huile et alla dans la cour, pour le remplir à l’une des jarres. Et elle s’approcha de la première jarre, la déboucha, et plongea le pot dans l’ouverture béante. Et — ô bouleversement des entrailles, ô dilatation des yeux, ô gorge serrée ! — le pot, au lieu d’entrer dans de l’huile, heurta avec violence quelque chose de résistant. Et ce quelque chose-là remua ; et il en sortit une voix qui dit : « Par Allah, le caillou que le chef a lancé est un rocher pour le moins ! Allons, c’est le moment ! » Et il dégagea sa tête, et se ramassa pour sortir de la jarre.

Tout cela ! Or, quelle créature humaine, trouvant un être vivant dans une jarre au lieu d’y trouver de l’huile, ne se fût imaginé voir arriver l’heure fatale du destin ? Aussi la jeune Morgane, fort saisie au premier moment, ne put-elle s’empêcher de penser : « Je suis morte ! Et tout le monde dans la maison est mort sans recours ! » Mais voici que soudain la violence de son émotion lui rendit tout son courage et toute sa présence d’esprit. Et, au lieu de se mettre à faire des cris épouvantables et du vacarme, elle se pencha sur l’embouchure de la jarre, et dit : « Non pas, non pas, ô gaillard ! Ton maître dort encore ! Attends qu’il se réveille ! » Car Morgane, sagace comme elle était, avait tout deviné. Et, pour s’assurer de la gravité de la situation, elle voulut inspecter toutes les autres jarres, bien que la tentative ne fût pas sans danger ; et elle s’approcha de chacune, palpa la tête qui sortait aussitôt que le couvercle était enlevé, et dit à chaque tête : « Patience et à bientôt ! » Et elle compta de la sorte trente-sept têtes de voleurs barbus, et trouva que la trente-huitième jarre était la seule qui fût pleine d’huile. Alors elle remplit son pot, en toute tranquillité, et courut allumer sa lampe, pour revenir bientôt mettre à exécution le projet de délivrance que venait de susciter en son esprit le péril imminent.

Donc, une fois dans la cour, elle alluma un grand feu sous la chaudière qui servait à la lessive, et, au moyen du pot, elle remplit d’huile la chaudière en y vidant le contenu de la jarre. Et comme le feu flambait fort, l’huile ne tarda pas à entrer en ébullition.

Alors Morgane remplit le plus grand seau de l’écurie de cette huile bouillante, s’approcha de l’une des jarres, en souleva le couvercle et, d’un seul coup, versa le liquide exterminateur sur la tête, qui sortait. Et le bandit propriétaire de la tête fut irrévocablement échaudé, et avala la mort avec le cri qui ne sortit pas.

Et Morgane, d’une main sûre, fit subir le même sort à tous les enfermés dans les jarres, qui moururent étouffés et bouillis, car nul homme, fût-il enfermé dans une jarre à sept parois, ne saurait échapper à la destinée attachée à son cou.

Or, son exploit accompli, Morgane éteignit le feu sous la chaudière, reboucha les jarres avec les couvercles en fibres de palmier, et revint dans la cuisine où, soufflant la lanterne, elle resta dans l’obscurité, résolue à surveiller la suite de l’affaire. Et, postée de la sorte à l’affût, elle n’attendit pas longtemps.

En effet, vers le milieu de la nuit, le marchand d’huile s’éveilla, vint mettre la tête à la fenêtre qui donnait sur la cour, et, ne voyant aucune lumière nulle part, et n’entendant aucun bruit, il jugea que toute la maison devait être plongée dans le sommeil. Alors, selon ce qu’il avait dit à ses hommes, il prit des petits cailloux qu’il avait sur lui, et les lança l’un après l’autre sur les jarres. Et, comme il avait l’œil sûr et la main habile, il atteignit le but à chaque coup : ce dont il jugea par le son rendu par la jarre sous le heurt du caillou. Puis il attendit, ne doutant pas qu’il allait voir surgir ses gaillards avec leurs armes brandies. Mais rien ne bougea. Alors, s’imaginant qu’ils étaient endormis dans leurs jarres, il leur jeta de nouveaux cailloux, mais pas une tête n’apparut, et pas un mouvement ne se produisit. Et le chef des voleurs fut extrêmement irrité contre ses hommes qu’il croyait plongés dans le sommeil ; et il descendit vers eux, en pensant : « Les fils de chiens ! ils ne sont bons à rien ! » Et il s’élança vers les jarres, mais ce fut pour reculer, tant était épouvantable l’odeur d’huile brûlante et de chair brûlée qui s’en exhalait. Pourtant il s’en approcha de nouveau et, y portant la main, il en sentit les parois aussi chaudes que celles d’un four. Alors il ramassa une gerbe de paille, l’alluma et regarda dans les jarres. Et il vit ses hommes, l’un après l’autre, bouillis et fumants avec des corps sans âme.

À cette vue, le chef des voleurs, comprenant de quelle mort atroce avaient péri ses trente-sept compagnons, fit un bond prodigieux jusqu’au haut du mur de la cour, sauta dans la rue et livra ses jambes au vent. Et il s’envola et s’enfonça dans la nuit, anéantissant, sous ses pas, la distance…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT CINQUANTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il s’envola et s’enfonça dans la nuit, anéantissant sous ses pas la distance. Et, arrivé dans sa caverne, il se perdit dans les noires réflexions au sujet de ce qui lui restait à faire désormais pour venger tout ce qu’il avait à venger. Et, pour le moment, voilà pour lui !

Quant à Morgane, qui venait de sauver la maison de son maître et les vies qui s’y abritaient, une fois qu’elle se fut rendu compte que tout danger était conjuré par la fuite du faux marchand d’huile, elle attendit tranquillement que le jour se levât, pour aller réveiller son maître Ali Baba. Et, une fois qu’il se fut habillé, croyant qu’on ne l’avait réveillé de si bonne heure que pour qu’il allât au hammam, Morgane le conduisit devant les jarres, et lui dit : « Ô mon maître, enlève le premier couvercle et regarde ! » Et Ali Baba, ayant regardé, fut à la limite de l’effroi et de l’horreur. Et Morgane se hâta de lui raconter tout ce qui s’était passé, depuis le commencement jusqu’à la fin, sans omettre un détail. Mais il n’y a point d’utilité à le répéter. Et elle lui raconta également l’histoire des marques blanches et des rouges sur les portes, dont elle n’avait pas jugé à propos de l’entretenir. Mais, pour cette histoire aussi, il n’y a point d’utilité à la répéter.

Lorsqu’Ali Baba eut entendu le récit de son esclave Morgane, il pleura d’émotion, et serrant la jeune fille avec tendresse contre son cœur, il lui dit : « Ô fille de la bénédiction, béni soit le ventre qui t’a porté ! Certes, le pain que tu as mangé dans notre demeure n’a pas été mangé par l’ingratitude. Tu es ma fille et la fille de la mère de mes enfants. Et désormais tu seras à la tête de ma maison et l’aînée de mes enfants ! » Et il continua à lui dire des paroles gentilles et à la remercier beaucoup pour sa vaillance, sa sagacité et son attachement.

Après quoi, Ali Baba, aidé par Morgane et par l’esclave Abdallah, procéda à l’enterrement des voleurs, qu’il se décida, après réflexion, à faire disparaître en leur creusant une fosse énorme dans le jardin et en les y enfouissant pêle-mêle, sans aucune cérémonie, pour ne pas éveiller l’attention des voisins. Et c’est ainsi qu’on acheva de se débarrasser de cette engeance maudite. Que c’est bien fait !

Et plusieurs jours se passèrent, dans la maison d’Ali Baba, au milieu des réjouissances et des congratulations. Et on ne se lassait pas de se raconter les détails de cette aventure prodigieuse, en remerciant Allah de la délivrance, et de faire tous les commentaires qu’elle comportait. Et Morgane était plus choyée que jamais ; et Ali Baba, avec ses deux épouses et ses enfants, s’ingéniait à lui témoigner sa reconnaissance et son amitié.

Or, un jour, le fils aîné d’Ali Baba, qui dirigeait les affaires de vente et d’achat de l’ancienne boutique de Kassim, dit à son père, en rentrant du souk : « O mon père, je ne sais comment faire pour rendre à mon voisin, le marchand Hussein, toutes les honnêtetés dont il ne cesse de me combler, depuis sa récente installation dans notre souk. Voilà déjà cinq fois que j’ai accepté, sans le payer de retour, de partager son repas de midi. Or, je voudrais bien, ô père, le régaler, ne fût-ce qu’une seule fois, quitte à le dédommager par la somptuosité du festin, en cette unique fois, de toutes ses dépenses en mon honneur. Car tu conviens avec moi qu’il ne serait point bienséant de différer davantage à lui rendre les prévenances dont il a usé à mon égard ! » Et Ali Baba répondit : « Certes, ô mon fils, c’est le plus usuel des devoirs. Et tu aurais dû déjà m’y faire penser plus tôt ! Or précisément c’est demain vendredi, le jour du repos, et tu en profiteras pour inviter le hagg Hussein, ton voisin, à venir partager avec nous le pain et le sel du soir. Et s’il cherche des échappatoires, par discrétion, ne crains pas d’insister et de l’amener à notre maison, où j’espère qu’il trouvera un régal pas trop indigne de sa générosité. »

Et, en effet, le lendemain, le fils d’Ali Baba, après la prière, invita hagg Hussein, le marchand nouvellement établi dans le souk, à l’accompagner pour faire une partie de promenade. Et il dirigea sa promenade, en compagnie de son voisin, précisément du côté du quartier où se trouvait leur demeure. Et Ali Baba, qui les attendait sur le seuil, s’avança au-devant d’eux, le visage souriant, et, après les salams et les souhaits réciproques, il exprima à hagg Hussein sa gratitude pour les civilités prodiguées à son fils, et l’invita, en le pressant beaucoup, à entrer se reposer dans sa maison et partager avec lui et son fils le repas du soir. Et il ajouta : « Je sais bien que quoi que je puisse faire, je ne pourrai reconnaître tes bontés pour mon fils. Mais, enfin, nous espérons que tu accepteras le pain et le sel de notre hospitalité ! » Mais hagg Hussein répondit : « Par Allah, ô mon maître, ton hospitalité est certainement une grande hospitalité, mais comment pourrais-je l’accepter alors que j’ai fait, depuis longtemps déjà, le serment de ne jamais toucher aux aliments qui sont assaisonnés de sel, et de ne jamais goûter à ce condiment ? » Et Ali Baba répondit : « Qu’à cela ne tienne, ô hagg béni, je n’aurai qu’un mot à dire à la cuisine, et les mets seront cuits sans sel et sans rien de semblable ! » Et il pressa tellement le marchand qu’il l’obligea à entrer dans la maison. Et aussitôt il courut prévenir Morgane qu’elle eût à ne pas mêler de sel aux aliments, et qu’elle préparât spécialement, ce soir-là, les mets et les farces et les pâtés sans l’aide de cet ordinaire condiment. Et Morgane, extrêmement surprise de l’horreur du nouvel hôte pour le sel, ne sut à quoi attribuer un goût si extraordinaire, et se mit à réfléchir sur l’affaire. Toutefois elle ne manqua pas d’aviser la négresse cuisinière qu’elle eût à se conformer à l’ordre étrange de leur maître Ali Baba.

Lorsque le repas fut prêt, Morgane le servit sur les plateaux, et aida l’esclave Abdallah à les porter dans la salle de réunion. Et, comme de sa nature elle était fort curieuse, elle ne manqua pas de jeter des coups d’œil, de temps en temps, sur l’hôte qui n’aimait pas le sel. Et lorsque le repas fut terminé, Morgane sortit pour laisser son maître Ali Baba s’entretenir à son aise avec son hôte invité.

Mais au bout d’une heure, la jeune fille fit de nouveau son entrée dans la salle. Et, à la grande surprise d’Ali Baba, elle était habillée en danseuse, le front diadémé de sequins d’or, le cou orné d’un collier de grains d’ambre jaune, la taille prise dans une ceinture aux mailles d’or, et des bracelets à grelots d’or aux poignets et aux chevilles. Et de sa ceinture pendait, selon la coutume des danseuses de profession, le poignard à manche de jade et à longue lame évidée et pointue qui sert à mimer les figures de la danse. Et ses yeux de gazelle enamourée, déjà si grands par eux-mêmes et si profonds d’éclat, étaient durement allongés de kohl noir jusqu’à ses tempes, de même que ses sourcils tendus en arc menaçant. Et ainsi parée et attifée, elle s’avança à pas comptés, toute droite et les seins en avant. Et, derrière elle, entra le jeune esclave Abdallah tenant de sa main gauche, à la hauteur de son visage, un tambour à castagnettes de métal, sur lequel il frappait en mesure, mais très lentement, de façon à rythmer les pas de sa compagne. Et lorsqu’elle fut arrivée devant son maître, Morgane s’inclina gracieusement et, sans lui donner le temps de revenir de la surprise où l’avait plongé cette entrée inattendue, elle se tourna vers le jeune Abdallah et lui fit un léger signe avec ses sourcils. Et soudain le rythme du tambour s’accéléra sur un mode fortement cadencé, et Morgane, glissant comme un oiseau, dansa.

Et elle dansa tous les pas, inlassable, et esquissa toutes les figures, comme jamais ne l’avait fait, dans les palais des rois, une danseuse de profession. Et elle dansa comme seul peut-être, devant Saül noir de tristesse, avait dansé le berger David.

Et elle dansa la danse des écharpes, et celle du mouchoir, et celle du bâton. Et elle dansa les danses des Juives, et celles des Grecques et celles des Éthiopiennes et celles des Persanes, et celles des Bédouines, avec une légèreté si merveilleuse que, certes ! seule Balkis, la reine amoureuse de Soleïmân, aurait pu danser les pareilles.

Et quand elle eut dansé tout cela, quand le cœur de son maître, et celui du fils de son maître, et celui du marchand, l’invité de son maître, furent suspendus à ses pas, et leurs yeux rivés à la souplesse de son corps, elle esquissa la danse onduleuse du poignard. En effet, tirant soudain l’arme dorée de sa gaîne d’argent, et tout émouvante de grâce et d’attitudes, au rythme accéléré du tambour, elle s’élança, le poignard menaçant, cambrée, flexible, ardente, rauque et sauvage, avec des yeux en éclairs, et soulevée par des ailes qu’on ne voyait pas. Et la menace de l’arme se tendait tantôt vers quelque ennemi invisible de l’air, et tantôt se tournait de la pointe vers les beaux seins de l’adolescente exaltée. Et l’assistance, à ces moments-là, poussait un long cri d’effroi, tant le cœur de la danseuse paraissait proche de la pointe mortelle. Puis peu à peu le rythme du tambour se fit plus lent et la cadence fraîchit et s’atténua jusqu’au silence de la peau sonore. Et Morgane, la poitrine soulevée comme une vague de la mer, cessa de danser. Et elle se tourna vers l’esclave Abdallah qui, à un nouveau signe de sourcil, lui jeta, de sa place, le tambour. Et elle l’attrapa au vol et, le retournant, elle s’en servit comme d’une sébile pour aller le tendre aux trois spectateurs et solliciter, selon la coutume des almées et des danseuses, leur libéralité. Et Ali Baba, qui, bien qu’un peu formalisé de l’action inattendue de sa servante, s’était laissé gagner par tant de charme et tant d’art, jeta un dinar d’or dans le tambour. Et Morgane le remercia d’une profonde révérence et d’un sourire, et tendit le tambour au fils d’Ali Baba, qui ne fut pas moins généreux que son père.

Alors, tenant toujours le tambour de la main gauche, elle le présenta à l’hôte qui n’aimait pas le sel. Et hagg Hussein tira sa bourse et se disposait à y puiser quelque argent pour le donner à la si désirable danseuse, quand soudain Morgane, qui avait reculé de deux pas, puis bondi en avant comme un chat sauvage, lui enfonça dans le cœur, jusqu’à la lamelle de garde, le poignard brandi de la main droite. Et hagg Hussein, les yeux soudain rentrés dans leurs orbites, ouvrit la bouche et la referma, en poussant à peine un demi-soupir, puis s’affaissa sur le tapis, sa tête précédant ses pieds, et déjà corps sans âme.

Et Ali Baba et son fils, à la limite de l’épouvante et de l’indignation, s’élancèrent vers Morgane qui, bien que tremblante d’émotion, essuyait sur son écharpe de soie le poignard ensanglanté. Et, comme ils la croyaient prise de délire et de folie, et qu’ils lui saisissaient la main pour lui en arracher l’arme, elle leur dit d’une voix tranquille : « Ô mes maîtres, louanges à Allah qui a dirigé le bras d’une faible jeune fille pour vous venger du chef de vos ennemis ! Voyez si ce mort n’est pas le marchand d’huile, le capitaine des voleurs lui-même avec son propre œil, l’homme qui ne voulait pas goûter le sel sacré de l’hospitalité ! » Et, parlant ainsi, elle dépouilla de son manteau le corps gisant, et fit voir sous sa longue barbe et le déguisement dont il s’était affublé pour la circonstance, l’ennemi qui avait juré leur destruction.

Lorsqu’Ali Baba eut reconnu de la sorte, dans le corps inanimé de hagg Hussein, le marchand d’huile maître des jarres et chef des voleurs, il comprit qu’il ne devait, pour la seconde fois, son salut et celui de toute sa famille qu’au dévouement attentif et au courage de la jeune Morgane. Et il la serra contre sa poitrine et l’embrassa entre les deux yeux, et lui dit, les larmes aux yeux : « Ô Morgane, ma fille, veux-tu, pour mener mon bonheur à ses limites, entrer définitivement dans ma famille en épousant mon fils, le beau jeune homme que voici ? » Et Morgane baisa la main d’Ali Baba et répondit : « Sur ma tête et mes yeux ! »

Et le mariage de Morgane avec le fils d’Ali Baba fut célébré sans retard, devant le kâdi et les témoins, au milieu des réjouissances et des divertissements. Et l’on enterra secrètement le corps du chef des voleurs dans la fosse commune qui avait servi de sépulture à ses anciens compagnons, — qu’il soit maudit !

Et, après le mariage de son fils…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT SOIXANTIÈME NUIT

Elle dit :

… Et, après le mariage de son fils, Ali Baba, qui avait appris la prudence et suivait désormais les conseils de Morgane et écoutait attentivement ses avis, s’abstint encore quelque temps de retourner à la caverne, de peur d’y rencontrer les deux voleurs dont il ignorait le sort, et qui en réalité avaient été, comme tu le sais, ô Roi fortuné, exécutés sur l’ordre de leur capitaine. Et ce ne fut qu’au bout d’un an, lorsqu’il fut tout à fait tranquille de ce côté-là, qu’il se décida à aller, en compagnie de son fils et de l’avisée Morgane, visiter la caverne. Et Morgane, qui observait toutes choses sur la route, vit, en arrivant au rocher, que les arbrisseaux et les grandes herbes obstruaient entièrement le petit sentier qui en faisait le tour, et que, d’autre part, sur le sol, il n’y avait aucune trace de pas humains ni aucun vestige de chevaux. Et elle en conclut que personne n’était venu là, depuis longtemps. Et elle dit à Ali Baba : « Ô mon oncle, il n’y a pas d’inconvénient. Nous pouvons entrer, sans courir de risque, là dedans ! »

Alors Ali Baba, étendant la main vers la porte de pierre, prononça la formule magique, disant : « Sésame, ouvre-toi ! » Et, de même qu’autrefois, la porte, obéissant aux trois mots, et comme mue par des serviteurs invisibles, s’ouvrit à même le rocher, et laissa le passage libre à Ali Baba, à son fils et à la jeune Morgane. Et Ali Baba constata qu’en effet rien n’avait changé depuis sa dernière visite au trésor, et fut bien fier de montrer à Morgane et à son époux les fabuleuses richesses dont il devenait désormais l’unique tenancier.

Et lorsqu’ils eurent tout examiné dans la caverne, ils remplirent d’or et de pierreries les trois grands sacs qu’ils avaient apportés, et s’en retournèrent chez eux, après avoir prononcé la formule de fermeture. Et, depuis lors, ils vécurent dans la paix et les félicités, en usant avec modération et prudence des richesses que leur avait octroyées le Donateur, qui est le Seul Grand, le Généreux. Et c’est ainsi qu’Ali Baba, le bûcheron propriétaire de trois ânes pour toute fortune, devint, grâce à sa destinée et à la bénédiction, l’homme le plus riche et le plus honoré de sa ville natale. Or, gloire à Celui qui donne sans compter aux humbles de la terre !


— « Et voilà, ô Roi fortuné, continua Schahrazade, tout ce que je sais de l’histoire d’Ali Baba et des quarante voleurs. Mais Allah est plus savant ! »

Et le roi Schahriar dit : « Certes, Schahrazade, cette histoire est une étonnante histoire ! Et la jeune Morgane n’a point sa pareille parmi les femmes de maintenant. Et je le sais bien, moi qui fus obligé de faire couper la tête à toutes les dévergondées de mon palais. »

Mais Schahrazade voyant que le Roi fronçait déjà les sourcils, à ce souvenir, et s’excitait péniblement sur ces choses passées, se hâta de commencer en ces termes l’Histoire de



FIN DU TREIZIÈME VOLUME



TABLE DES MATIÈRES




où sont :
 
où sont :
 
HISTOIRE RACONTÉE PAR LE PATISSIER. 
 247-252
HISTOIRE RACONTÉE PAR LE MARCHAND DE LÉGUMES. 
 253-258
HISTOIRE RACONTÉE PAR LE BOUCHER. 
 258-263
HISTOIRE RACONTÉE PAR LE CHEF-CLARINETTE. 
 264-267