Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 13/Histoire du singe jouvenceau

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 13p. 125-147).


HISTOIRE DU SINGE JOUVENCEAU


« Sache, ô mon frère, que le début de ma vie a été de tous points semblable à la fin de ta carrière, car si toi tu as commencé par être d’abord sultan pour revêtir ensuite les habits de derviche, moi j’ai fait juste le contraire. Car j’ai d’abord été derviche, et le plus pauvre des derviches, pour arriver ensuite à être roi, et à m’asseoir sur le trône du sultanat d’Égypte.

Je suis né, en effet, d’un père fort pauvre qui exerçait, dans les rues, le métier d’arroseur. Et tous les jours il portait sur son dos son outre en peau de chèvre remplie d’eau, et, se courbant sous son poids, il arrosait le devant des boutiques et des maisons, moyennant un bien mince salaire. Et moi-même, quand je fus en âge de travailler, je l’aidai dans sa besogne, et je portai sur mon dos une outre d’eau proportionnée à mes forces, et plutôt plus lourde qu’il ne fallait. Et quand mon père trépassa dans la miséricorde de son Seigneur, j’eus pour tout héritage, toute succession et tout bien la grosse outre en peau de chèvre de l’arrosage. Et je fus bien obligé, afin de pourvoir à ma subsistance, d’exercer le métier de mon père, qui était fort estimé par les marchands dont il arrosait le devant des boutiques, et par les portiers des riches seigneurs.

Mais, ô mon frère, le dos du fils n’est jamais aussi solide que celui de son père, et je dus bientôt, tant était lourde la grosse outre parternelle, abandonner le travail pénible de l’arrosage, pour ne pas me fracturer les os du dos ou me voir irrémédiablement bossu. Et, n’ayant ni biens, ni apanage, ni l’odeur de ces choses-là, je dus me faire derviche mendiant, et tendre la main aux passants, dans la cour des mosquées et dans les endroits publics. Et, quand venait la nuit, je m’étendais tout de mon long, à l’entrée de la mosquée de mon quartier, et m’endormais après avoir mangé mon faible gain de la journée, me disant, comme tous les malheureux de mon espèce : « La journée de demain sera, si Allah veut, plus prospère que celle-ci ! » Et je n’oubliais pas non plus que tout homme a fatalement son heure sur la terre, et que la mienne devait tôt ou tard arriver, que je le voulusse ou pas. Mais l’important était de ne pas être distrait ou somnolent lors de son passage. Et c’est pourquoi sa pensée ne me quittait pas, et je veillais sur elle comme le chien en arrêt sur le gibier.

Mais, en attendant, je vivais la vie du pauvre, dans l’indigence et le dénûment, et ne connaissant aucun des plaisirs de l’existence. Aussi, la première fois que j’eus entre les mains cinq drachmes d’argent, don inespéré d’un généreux seigneur à la porte de qui j’étais allé mendier le jour de ses noces, et dès que je me vis possesseur de cette somme, je me promis bien de faire bonne chère et de me payer quelque plaisir délicat. Et, serrant dans ma main les bienheureux cinq drachmes, je m’envolai vers le souk principal, en regardant avec mes yeux et en flairant avec mon nez, de tous côtés, pour fixer mon choix sur ce que je devais acheter.

Or, voici que tout à coup j’entendis, dans le souk, de grands éclats de rire…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT TRENTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

… Or, voici que tout à coup j’entendis, dans le souk, de grands éclats de rire, et je vis une foule de gens au visage épanoui et aux bouches ouvertes, qui étaient rassemblés autour d’un homme qui conduisait, au bout d’une chaîne, un jeune gros singe au derrière rose. Et ce singe, tout en marchant de travers, faisait avec ses yeux, avec sa figure et avec ses mains des signes nombreux à ceux qui l’entouraient, dans le but évident de s’amuser à leurs dépens et de se faire donner des pistaches, des pois chiches et des noisettes.

Et moi, à la vue de ce singe, je me dis : « Ya Mahmoud, qui sait si ta destinée n’est pas attachée au cou de ce singe ? Te voici maintenant riche de cinq drachmes d’argent, que tu vas dépenser sur ton ventre, en une fois ou deux fois ou trois fois tout au plus ! Ne ferais-tu pas mieux plutôt, moyennant cet argent, d’acheter ce singe à son maître, pour te faire montreur de singe, et gagner sûrement ton pain journalier, au lieu de continuer à mener cette vie de mendicité à la porte d’Allah ? »

Et, ayant ainsi pensé, je profitai d’un moment où la foule s’était éclaircie pour m’approcher du propriétaire du singe, et je lui dis : « Veux-tu me vendre ce singe avec sa chaîne, pour trois drachmes d’argent ! » Et il me répondit : « Il m’a coûté à moi dix drachmes sonnants, mais, pour toi, je te le laisserai à huit ! » Je dis : « Quatre ! » Il dit : « Sept ! » Je dis : « Quatre et demi ! » Il dit : « Le dernier mot, cinq ! Et prie sur le Prophète ! » Et je répondis : « Sur Lui les bénédictions, la prière et la paix d’Allah ! J’accepte le marché, et voici les cinq drachmes ! » Et, desserrant mes doigts qui tenaient les cinq drachmes enfermés dans le creux de ma main plus sûrement que dans une cassette d’acier, je lui remis la somme qui était tout mon avoir et tout mon capital, et, en retour, je pris le jeune gros singe, et je l’emmenai par le bout de sa chaîne.

Mais alors je réfléchis que je n’avais ni domicile ni réduit pour l’abriter, et que je ne pouvais songer à le faire entrer avec moi dans la cour de la mosquée où j’habitais en plein air, car j’en eusse été chassé par le gardien avec force injures à mon adresse et à l’adresse de mon singe. Et alors je me dirigeai vers une vieille maison en ruines, qui n’avait plus que trois murs debout, et je m’y installai pour passer la nuit avec mon singe. Et la faim commençait à me torturer cruellement, et sur cette faim venait s’ajouter l’envie rentrée que je n’avais pu satisfaire sur les friandises du souk, et qu’il m’était désormais impossible d’apaiser, puisque l’acquisition du singe m’avait tout enlevé. Et mon embarras, déjà extrême, se doublait maintenant du souci de nourrir mon compagnon, mon futur gagne-pain. Et déjà je commençais à regretter mon achat, quand soudain je vis mon singe se secouer, en faisant plusieurs mouvements singuliers. Et, au même moment, sans que j’eusse le temps de bien me rendre compte de la chose, je vis, à la place du hideux animal au derrière luisant, un jouvenceau comme la lune à son quatorzième jour. Et de ma vie je n’avais vu une créature qui pût lui être comparée en beauté, en grâces et en élégance. Et, debout dans une attitude charmante, il s’adressa à moi d’une voix douce comme le sucre, disant : « Mahmoud, tu viens de dépenser, pour m’acheter, les cinq drachmes d’argent qui étaient tout ton capital et toute ta fortune, et, dans cet instant même, tu ne sais comment faire pour te procurer quelque nourriture qui puisse nous suffire, à moi et à toi ! » Et je répondis : « Par Allah, tu dis vrai, ô jouvenceau ! Mais comment tout ça ? Et qui es-tu ? Et d’où viens-tu ? Et que veux-tu ? » Et il me dit, en souriant : « Mahmoud, ne me fais pas de questions. Mais prends plutôt ce dinar d’or, et achète tout ce qui est nécessaire pour nous régaler. Et sache, Mahmoud, que ta destinée est, en effet, comme tu l’as pensé, attachée à mon cou, et que je viens à toi porteur de la bonne fortune et du bonheur ! » Puis il ajouta : « Mais hâte-toi, Mahmoud, d’aller nous acheter de quoi manger, car nous sommes bien affamés, moi et toi ! » Et j’exécutai aussitôt ses ordres et nous ne tardâmes pas à faire ensemble un repas d’une qualité excellente, le premier de cette espèce depuis ma naissance. Et, comme la nuit était déjà fort avancée, nous nous couchâmes à côté l’un de l’autre. Et moi, voyant qu’il était certainement plus délicat que moi, je le couvris de mon vieux manteau en laine de chameau. Et il s’endormit tout contre moi, comme s’il n’avait fait que cela toute sa vie. Et je n’osai faire le moindre mouvement, de peur de l’effaroucher ou de lui faire croire à des intentions telles et telles de ma part, et de le voir alors reprendre sa forme première de gros singe au derrière écorché. Et, par ma vie ! je trouvai qu’entre le contact délicieux de ce corps de jouvenceau et la peau de chèvre des outres qui m’avaient servi d’oreillers dès le berceau, il y avait vraiment de la différence ! Et je m’endormis, de mon côté, en pensant que je dormais aux côtés de mon destin. Et je bénissais le Donateur qui me l’accordait sous un aspect si beau et si séduisant.

Or, le lendemain, le jouvenceau, levé de meilleure heure que moi, me réveilla et me dit : « Mahmoud ! Il est grand temps, après cette nuit à la dure, que tu ailles louer à notre intention quelque palais qui soit le plus beau d’entre les palais de cette ville ! Et ne crains pas d’être à court d’argent, et d’acheter, comme meubles et tapis, ce que tu trouveras de plus cher et de plus précieux dans le souk. » Et moi je répondis par l’ouïe et l’obéissance, et j’exécutai ses ordres sans perdre de temps.

Or, lorsque nous fûmes installés dans notre nouvelle demeure, qui était la plus splendide du Caire, louée à son propriétaire moyennant dix sacs de mille dinars d’or, le jouvenceau me dit : « Mahmoud ! comment n’as-tu pas honte, habillé de loques comme tu es, et le corps servant de refuge à toutes les variétés de puces et de poux, de t’approcher de moi et de vivre à côté de moi ? Et qu’attends-tu pour aller au hammam te purifier et améliorer ton état ? Car, pour ce qui est de l’argent, tu en as plus qu’il n’en faut aux sultans maîtres des empires. Et pour ce qui est des vêtements, tu n’as que l’embarras du choix ! » Et moi je répondis par l’ouïe et par l’obéissance, et me hâtai d’aller prendre un bain étonnant, et je sortis du hammam léger, parfumé et embelli.

Lorsque le jouvenceau me vit reparaître devant lui, transformé et habillé de vêtements de la plus grande richesse, il me considéra longuement, et parut satisfait de ma tournure. Puis il me dit : « Mahmoud ! c’est bien ainsi que je voulais que tu fusses. Viens maintenant t’asseoir près de moi ! » Et je m’assis près de lui, en pensant en mon âme : « Hé ! je crois bien que c’est le moment ! » Et je m’apprêtai à ne pas être en retard d’aucune manière et par n’importe quel endroit.

Or, au bout d’un moment, le jouvenceau me tapa amicalement sur l’épaule et me dit : « Mahmoud ! » Et je répondis : « Ya sidi ! » Il me dit : « Que penses-tu d’une jouvencelle fille de roi, plus belle que la lune du mois de Ramadân, qui deviendrait ton épouse ? » Je dis : « Je penserais, ô mon maître, qu’elle serait la bien venue ! » Il dit : « Dans ce cas, lève-toi, Mahmoud, prends ce paquet que voici, et va demander au sultan du Caire sa fille aînée en mariage ! Car elle est écrite dans ta destinée ! Et son père, en te voyant, saura que tu es celui qui doit être l’époux de sa fille. Mais, toi, n’oublie pas en entrant, aussitôt après les salams, d’offrir au sultan ce paquet en présent ! » Et moi je répondis : « J’écoute et j’obéis ! » Et, sans hésiter un instant, puisque telle était ma destinée, je pris avec moi un esclave pour me tenir le paquet le long du chemin, et je me rendis au palais du sultan.

Et les gardes du palais et les eunuques, en me voyant habillé avec tant de magnificence, me demandèrent respectueusement ce que je désirais. Et, lorsqu’ils furent informés que je souhaitais parler au sultan, et que j’avais un cadeau à lui remettre en mains propres, ils ne firent aucune difficulté pour faire, en mon nom, une demande d’audience, et m’introduire aussitôt en sa présence. Et moi, sans perdre contenance, comme si toute ma vie j’avais été le commensal des rois, je jetai le salam au sultan, avec beaucoup de déférence mais sans platitude, et il me le rendit d’un air gracieux et bienveillant. Et je pris le paquet des mains de l’esclave, et le lui offris, en disant : « Daigne accepter ce modeste présent, ô roi du temps, bien qu’il ne soit point sur la voie de tes mérites mais sur l’humble sentier de mon impuissance ! » Et le sultan fit prendre et ouvrir le paquet par son grand-vizir, et regarda dedans. Et il y vit des joyaux et des parures et des ornements d’une magnificence si incroyable, que jamais il n’avait dû rien voir de semblable. Et, émerveillé, il se récria sur la beauté de ce cadeau, et me dit : « Il est accepté ! Mais hâte-toi de m’apprendre ce que tu désires, et ce que je puis te donner en échange. Car les rois ne doivent point être en retard de largesses et de savoir-vivre ! » Et moi, sans attendre davantage, je répondis : « Ô roi du temps, mon souhait est de devenir ton connexe et ta parenté à travers cette perle cachée, cette fleur encalicée, cette vierge scellée et cette dame en ses voiles enfermée, ta fille aînée ! »

Lorsque le sultan eut entendu mes paroles et compris ma demande, il me regarda une heure de temps, et me répondit : « Il n’y a pas d’inconvénient ! » Puis il se tourna vers son vizir et lui dit : « Toi, que penses-tu de la demande de cet éminent seigneur ? Pour ma part, je le trouve tout à fait seyant ! Et je reconnais, à certains signes de sa physionomie, qu’il est envoyé par le destin pour être mon gendre ! » Et le vizir interrogé, répondit : « Les paroles du roi sont sur notre tête ! Et le seigneur n’est point une connexité indigne de notre maître ni une parenté à rejeter. Loin de là ! Mais peut-être vaudrait-il mieux lui demander une preuve, autre que ce cadeau, de sa puissance et de sa capacité ! » Et le sultan lui dit : « Comment dois-je agir en cette affaire ? Conseille-moi, ô vizir. » Il dit : « Mon avis, ô roi du temps, est de lui montrer le plus beau diamant du trésor, et de ne lui accorder en mariage la princesse, ta fille, que sous la condition qu’il apportera, pour présent de noces, un diamant de la même valeur. »

Alors moi, bien que violemment ému de tout cela dans mon intérieur, je demandai au sultan : « Si je t’apporte une pierre qui soit la sœur de celle-ci et sa pareille en tous points, me donneras-tu la princesse ? » Il me répondit : « Si tu m’apportes réellement une pierre identique à celle-ci, ma fille sera ton épouse. » Et moi j’examinai la pierre, je la tournai dans tous les sens, et la fixai dans mon œil. Puis je la rendis au sultan, et pris congé de lui, en lui demandant la permission de revenir le lendemain.

Et lorsque j’arrivai à notre palais, le jouvenceau me dit : « Quelle est l’affaire ? » Et je le mis au courant de ce qui s’était passé, en lui dépeignant la pierre comme si je la tenais entre mes doigts. Et il me dit : « La chose est aisée. Aujourd’hui, toutefois, il est trop tard ; mais demain, inschallah ! je te donnerai dix diamants exactement pareils à celui que tu m’as dépeint…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT TRENTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

« … Aujourd’hui, toutefois, il est trop tard ; mais demain, inschallah ! je te donnerai dix diamants exactement pareils à celui que tu m’as dépeint. »

Et, effectivement, le lendemain matin, le jouvenceau sortit dans le jardin du palais, et, au bout d’une heure, il me rapporta les dix diamants, tous d’une beauté exactement égale à celui du sultan, taillés en forme d’œuf de pigeon et purs comme l’œil du soleil. Et j’allai les présenter au sultan, en lui disant : « Ô mon maître, excuse-moi du peu. Mais je n’ai pu avoir un seul diamant, et j’ai dû te rapporter un lot de dix. Et tu peux choisir, et jeter ensuite ceux qui te déplairont ! » Et il fit ouvrir par le grand-vizir le petit coffret d’émail qui les contenait, et resta émerveillé de leur éclat et de leur beauté, et grandement surpris de voir qu’il y en avait réellement dix, tous pareils à celui qu’il possédait, exactement.

Et, lorsqu’il fut revenu de son étonnement, il se tourna vers le vizir et, sans lui adresser la parole, il lui fit de la main un geste qui signifiait : « Que dois-je faire ? » Et le vizir répondit, de la même manière, par un geste qui voulait dire : « Il faut lui accorder ta fille ! »

Et aussitôt les ordres furent donnés pour qu’on fît tous les préparatifs de notre mariage. Et on manda le kâdi et les témoins, qui écrivirent le contrat de mariage, séance tenante. Et lorsque cet acte légal fut dressé, on me le remit, selon le cérémonial d’usage. Et, comme j’avais tenu à ce que le jouvenceau, que j’avais présenté au sultan comme mon proche parent, assistât à la cérémonie, je m’empressai de lui montrer le contrat afin qu’il le parcourût à ma place, vu que je ne savais moi-même ni lire ni écrire. Et, l’ayant lu à voix haute d’un bout à l’autre, il me le rendit, en me disant : « Il est fait selon les règles et selon la coutume. Et te voici licitement marié à la fille du sultan. » Puis il me prit à part et me dit : « Tout cela est bien, Mahmoud, mais maintenant j’exige de toi une promesse ! » Et je répondis : « Hé, par Allah ! quelle promesse peux-tu me demander qui soit plus grande que celle de te donner ma vie qui déjà t’appartient ! » Et il sourit et me dit : « Mahmoud ! Je ne veux pas que tu consommes le mariage, avant que je te donne la permission de pénétrer en elle. Car il y a quelque chose que je dois faire auparavant ! » Et je répondis : « Ouïr c’est obéir ! »

Aussi, lorsque vint la nuit de la pénétration, j’entrai chez la fille du sultan. Mais, au lieu de faire ce que fait l’époux en pareil cas, je m’assis loin d’elle, dans mon coin, malgré le désir. Et je me contentai seulement de la regarder de loin, en détaillant avec mes yeux ses perfections. Et j’agis de la sorte la seconde nuit et la troisième nuit, bien que chaque matin la mère de mon épouse vînt, selon l’usage, la questionner au sujet de sa nuit, lui disant : « J’espère d’Allah qu’il n’y a pas eu d’encombre et que la preuve est faite de ta virginité ! » Mais mon épouse répondait : « Il ne m’a rien fait encore ! » C’est pourquoi, au matin de la troisième nuit, la mère de mon épouse s’affligea à la limite de l’affliction, et s’écria : « Ô notre calamité ! pourquoi ton époux nous traite-t-il de cette manière humiliante, et persiste-t-il à s’abstenir de ta pénétration ? Et que vont penser de cette conduite injurieuse nos parentes et nos esclaves ? Et n’ont-elles pas le droit de croire que cette abstention est due à quelque motif dont l’aveu est difficile à faire, ou à quelque raison tortueuse ? » Et, pleine d’inquiétude, elle alla, ce matin du troisième jour, raconter la chose au sultan, qui dit : « Si, cette nuit, il ne réduit pas son pucelage, je l’égorgerai ! » Et cette nouvelle parvint aux oreilles de l’adolescente, mon épouse, qui vint me la rapporter.

Alors moi je n’hésitai pas à mettre le jouvenceau au courant de la situation. Et il me dit : « Mahmoud, c’est le moment ! Mais avant de réduire son pucelage, il faut encore une condition, et c’est de lui demander, lorsque tu seras seul avec elle, de te donner un bracelet qu’elle porte au bras droit. Et tu le prendras, et me l’apporteras sur-le-champ. Après quoi il te sera loisible d’accomplir la pénétration, et de satisfaire sa mère et son père. » Et je répondis : « J’écoute et j’obéis ! »

Et lorsque je m’unifiai avec elle, à l’entrée de la nuit, je lui dis : « Par Allah sur toi, as-tu réellement le désir que je te donne cette nuit plaisir et joie ? » Elle me répondit : « J’ai ce désir, en vérité. » Et je repris : « Donne-moi alors le bracelet que tu portes à ton bras droit ! » Et elle s’écria : « Je veux bien te le donner, mais je ne sais ce qui pourrait résulter de l’abandon entre tes mains de ce bracelet-amulette qui m’a été donné par ma nourrice, quand j’étais tout enfant. » Et, ce disant, elle le défit de son bras et me le donna. Et moi je sortis à l’instant et allai le remettre à mon ami le jouvenceau, qui me dit : « C’est bien celui-ci qu’il me faut ! Maintenant tu peux retourner pour la pénétration. » Et je m’empressai de rentrer dans la chambre nuptiale, pour accomplir ma promesse concernant la prise de possession, et faire ainsi plaisir à tout le monde.

Or, à partir du moment où je pénétrai auprès de mon épouse, qui m’attendait toute prête dans son lit, j’ignore, ô mon frère, ce qui m’est arrivé. Tout ce que je sais, c’est que je vis soudain ma chambre et mon palais fondre comme dans les rêves, et je me vis couché en plein air au milieu de la maison en ruines, où j’avais conduit le singe lors de son acquisition. Et j’étais dépouillé de mes riches vêtements et à moitié nu sous les haillons de mon ancienne misère. Et je reconnus ma vieille tunique rapiécetée de morceaux de toile de toutes les couleurs, et mon bâton de derviche mendiant, et mon turban plein de trous comme un crible de grainetier.

À cette vue, ô mon frère, je ne sus trop tout ce que cela signifiait, et je me demandai : « Ya Mahmoud, es-tu à l’état de veille ou de sommeil ? Rêves-tu ou es-tu réellement Mahmoud le derviche mendiant ? » Et, ayant achevé de recouvrer mes sens, je me levai et me secouai, comme je l’avais vu faire au singe, autrefois. Mais je restai tel que j’étais, un pauvre fils de pauvre, et rien de plus.

Alors, l’âme en détresse et l’esprit en mauvais état, je me mis à errer sans trop savoir où, en pensant à l’inconcevable fatalité qui m’avait mis dans cette posture. Et, errant de la sorte, j’arrivai dans une rue peu fréquentée où je vis, assis par terre sur un petit tapis, et tenant devant lui une petite natte couverte de papiers écrits et de divers objets divinatoires, un Maghrébin du Barbar.

Et moi, heureux de cette rencontre, je m’approchai du Maghrébin, dans le but de me faire tirer mon sort et dire mon horoscope, et lui jetai un salam, qu’il me rendit. Et je m’assis par terre sur mes jambes repliées, m’accroupis en face de lui, et le priai de consulter pour moi l’invisible.

Alors le Maghrébin, après m’avoir considéré avec des yeux où passaient des lames de couteau, s’exclama : « Ô derviche, est-ce bien toi qui as été la victime d’une exécrable fatalité qui t’a séparé d’avec ton épouse ? » Et je m’écriai : « Hé, ouallah ! hé, ouallah ! c’est moi-même ! » Il me dit : « Ô pauvre, le singe que tu as acheté cinq drachmes d’argent, et qui s’est métamorphosé si subitement en un jouvenceau plein de grâce et de beauté, n’est pas un être humain d’entre les fils d’Adam, mais un genni de mauvaise qualité. Et il ne s’est servi de toi que pour arriver à ses fins. Sache, en effet, qu’il est, depuis longtemps, passionnément épris de la fille du sultan, celle-là même qu’il t’a fait épouser. Mais comme, malgré toute sa puissance, il ne pouvait s’en approcher parce qu’elle portait sur elle un bracelet-talisman, il a employé ton entremise pour obtenir ce bracelet, et se rendre impunément maître de la princesse. Mais j’espère avant peu détruire le pouvoir dangereux de ce mauvais sujet, qui est un des genn adultérins, qui se sont révoltés contre la loi de notre seigneur Soleïmân — sur Lui la prière et la paix ! »

Et, ayant ainsi parlé, le Maghrébin prit une feuille de papier, y traça des caractères compliqués, et me la remit en disant : « Ô derviche, ne doute pas de la grandeur de ton destin, reprends courage et va à l’endroit que je vais t’indiquer. Et là tu attendras le passage d’une troupe de personnages, que tu observeras avec attention. Et lorsque lu apercevras celui qui paraît être leur chef, tu lui remettras ce billet ; et il satisfera tes désirs ! » Puis il me donna les instructions nécessaires pour arriver à l’endroit dont il s’agissait, et ajouta : « Quant à la rémunération que tu me dois, tu me la donneras quand ton destin aura été accompli ! »

Alors moi, après avoir remercié le Maghrébin, je pris le billet et me mis en route vers l’endroit qu’il m’avait indiqué. Et je marchai, dans ce but, toute la nuit et tout le jour suivant et une partie de la seconde nuit. Et j’arrivai alors à une plaine déserte où il n’y avait, pour toute présence, que l’œil invisible d’Allah et l’herbe sauvage. Et je m’assis et attendis avec impatience ce qui allait m’arriver. Et j’entendis autour de moi comme un vol d’oiseaux de nuit que je ne voyais pas. Et l’effroi de la solitude commençait à faire trembler mon cœur, et l’épouvante de la nuit remplissait mon âme. Et voici que j’aperçus, tout à coup, à quelque distance, un grand nombre de flambeaux qui semblaient marcher d’eux-mêmes vers moi. Et bientôt je pus distinguer les mains qui les portaient ; mais les personnes à qui appartenaient ces mains restaient au fond de la nuit, et mes yeux ne les voyaient pas. Et un nombre infini de flambeaux, portés par des mains sans propriétaires, passèrent de la sorte deux à deux devant moi. Et enfin je vis, entouré d’un grand nombre de lumières, un roi sur son trône, revêtu de splendeur. Et, arrivé devant moi, il me regarda et me considéra, pendant que mes genoux s’entrechoquaient de terreur, et me dit : « Où est le billet de mon ami le Maghrébin Barbari ? » Et moi, alors, j’affermis mon cœur et, m’avançant, je lui tendis le billet qu’il déplia et lut, pendant que s’arrêtait la procession. Et il cria à quelqu’un que je ne voyais pas : « Ya Atrasch, viens ici ! » Et aussitôt, sortant de l’ombre, s’avança un messager tout équipé, qui embrassa la terre entre les mains du roi. Et le roi lui dit : « Va vite au Caire enchaîner le genni un tel, et me l’amène sans retard ! » Et le messager obéit, et disparut à l’instant.

Or, au bout d’une heure, il revint avec le jouvenceau enchaîné, qui était devenu horrible à regarder et hideux à dévisager. Et le roi lui cria : « Pourquoi, ô maudit, as-tu frustré cet adamite de sa bouchée ? Et pourquoi as-tu avalé la bouchée ? » Et il répondit : « La bouchée est encore intacte, et c’est moi qui l’ai préparée. » Et le roi dit : « Il faut que tu rendes à l’instant le bracelet-talisman à ce fils d’Adam, ou bien tu auras affaire à moi ! » Mais le genni, qui était un cochon obstiné, répondit avec hauteur : « Le bracelet est avec moi, et nul ne l’aura ! » Et, ce disant, il ouvrit une bouche comme un four, et y jeta le bracelet qui s’engouffra dans son intérieur.

À cette vue, le roi nocturne avança le bras et, se baissant, il saisit le genni par la nuque et, le faisant tournoyer comme une fronde, il le lança contre terre, en lui criant : « Ça t’apprendra ! » Et du coup il fit entrer sa longueur dans sa largeur. Puis il commanda à une des mains porte-flambeaux de retirer le bracelet de l’intérieur de ce corps sans vie, et de me le rendre. Ce qui fut exécuté sur-le-champ. Et aussitôt, ô mon frère, que ce bracelet fut entre mes doigts, le roi et toute sa suite…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT TRENTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

… Et aussitôt, ô mon frère, que ce bracelet-talisman fut entre mes doigts, le roi et toute sa suite de mains disparurent, et je me retrouvai vêtu de mes riches habits, au milieu de mon palais, dans la chambre même de mon épouse. Et je la trouvai plongée dans un profond sommeil. Mais dès que j’eus rattaché le bracelet à son bras, elle s’éveilla et poussa un cri de joie en me voyant. Et moi, comme si rien ne s’était passé entre temps, je m’étendis contre elle. Et le reste est le mystère de la foi musulmane, ô mon frère.

Et, le lendemain, son père et sa mère furent à la limite de la joie de me savoir revenu de mon absence et oublièrent, tant était grande leur joie de savoir réduite la virginité de leur fille, de m’interroger à ce sujet. Et depuis lors nous vécûmes tous dans la paix, la concorde et l’harmonie.

Et, quelque temps après mon mariage, le sultan, mon oncle, père de mon épouse, mourut sans laisser d’enfant mâle, et, comme j’étais marié avec sa fille aînée, il me légua son trône. Et je devins ce que je suis, ô mon frère. Et Allah est le plus grand. Et de Lui nous procédons et vers Lui nous retournerons ! »


Et le sultan Mahmoud, ayant ainsi raconté son histoire à son nouvel ami le sultan-derviche, le vit extrêmement étonné d’une aventure si singulière, et lui dit : « Ne t’étonne pas, ô mon frère ; car tout ce qui est écrit doit courir, et rien n’est impossible à la volonté de Celui qui a tout créé ! Et maintenant que je me suis montré à toi en toute vérité, sans craindre de me diminuer à tes yeux en te révélant mon humble origine, et précisément pour que mon exemple te soit une consolation, et pour que tu ne te croies pas inférieur à moi en rang et en valeur individuelle, tu peux être mon ami, en toute tranquillité ; car jamais je ne me croirai le droit, après ce que je t’ai raconté, de m’enorgueillir de ma situation vis-à-vis de toi, ô mon frère ! » Puis il ajouta : « Et pour que ta situation soit plus régulière, ô mon frère d’origine et de rang, je te nomme mon grand-vizir. Et tu seras ainsi mon bras droit, et le conseiller de mes actes ; et rien ne se fera dans le royaume sans ton entremise et sans que ton expérience l’ait d’avance approuvé ! »

Et, sans plus tarder, le sultan Mahmoud convoqua les émirs et les grands de son royaume, et fit reconnaître le sultan-derviche comme grand-vizir, et le revêtit lui-même d’une magnifique robe d’honneur, et lui confia le sceau du règne.

Et le nouveau grand-vizir tint diwân le jour même, et continua ainsi les jours suivants, s’acquittant des devoirs de sa charge avec un tel esprit de justice et d’impartialité, que les gens, avertis de ce nouvel état de choses, venaient du fond du pays pour réclamer ses arrêts et s’en rapporter à ses décisions, le prenant pour juge suprême dans leurs différends. Et il mettait tant de sagesse et de modération dans ses jugements, qu’il obtenait la gratitude et l’approbation de ceux mêmes contre lesquels ses sentences étaient prononcées. Quant à ses moments de loisir, il les passait dans l’intimité du sultan, dont il était devenu le compagnon inséparable et l’ami à toute épreuve.

Or, un jour, le sultan Mahmoud, se sentant l’esprit déprimé, se hâta d’aller trouver son ami, et lui dit : « Ô mon frère et mon vizir, mon cœur d’aujourd’hui est lourd en moi, et mon esprit déprimé. » Et le vizir, qui était l’ancien sultan d’Arabie, répondit : « Ô roi du temps, les joies et les peines sont en nous, et c’est notre propre cœur qui les sécrète. Mais souvent la vue des choses extérieures peut influer sur notre humeur. As-tu essayé sur tes yeux la vue des choses extérieures, aujourd’hui ? » Et le sultan répondit : « Ô mon vizir, j’ai essayé sur mes yeux d’aujourd’hui la vue des pierreries de mon trésor, et je les ai prises les unes après les autres entre mes doigts, les rubis, les émeraudes, les saphirs et les gemmes de toutes les séries de couleurs ; mais elles ne m’ont point incité au plaisir, et mon âme est restée mélancolique et mon cœur rétréci. Et je suis entré ensuite dans mon harem, et j’ai passé en revue toutes les séries de mes femmes, les blanches, les brunes, les blondes, les cuivrées, les noires, les grasses et les fines, mais aucune d’elles n’a réussi à dissiper ma tristesse. Et j’ai visité ensuite mes écuries, et j’ai regardé mes chevaux et mes juments et mes poulains, mais toute leur beauté n’a pu lever le voile qui noircit le monde devant mon visage. Et maintenant je viens te trouver, ô mon vizir plein de sagesse, afin que tu découvres un remède à mon état, ou que tu me dises les paroles qui guérissent. » Et le vizir répondit : « Ô mon seigneur, que dirais-tu d’une visite à l’asile des fous, le maristân, que tant de fois nous avons voulu voir ensemble, sans y être encore allés ? Je pense, en effet, que les fous sont des personnes douées d’un entendement différent du nôtre, et qu’ils voient entre les choses des rapports que les non-fous ne distinguent jamais, et qu’ils sont visités par l’esprit. Et peut-être que cette visite lèvera la tristesse qui pèse sur ton âme et dilatera ta poitrine ! » Et le sultan répondit : « Par Allah, ô mon vizir, allons visiter les fous du maristân ! »

Alors le sultan et son vizir, l’ancien sultan-derviche, sortirent du palais, sans prendre aucune suite avec eux, et marchèrent, sans s’arrêter, jusqu’au maristân, qui était la maison des fous. Et ils y entrèrent et la visitèrent en son entier ; mais, à leur extrême étonnement, ils n’y trouvèrent guère d’autres habitants que le chef des clefs et les gardiens ; quant aux fous, il n’y en avait ni l’ombre ni l’odeur. Et le sultan demanda au chef des clefs : « Où sont les fous ? » Et il répondit : « Par Allah, ô mon seigneur, nous n’en trouvons plus depuis un long espace de temps, et le motif de cette pénurie réside sans doute dans l’affaiblissement de l’intelligence chez les créatures d’Allah ! » Puis il ajouta : « Nous pouvons tout de même, ô roi du temps, te montrer trois fous qui sont ici depuis un certain temps, et qui nous ont été amenés, l’un après l’autre, par des personnes de haut rang, avec défense de les montrer à qui que ce soit, petit ou grand. Mais rien ne peut être caché à notre maître le sultan ! » Et il ajouta : « Ce sont, sans aucun doute, de grands savants, car ils lisent dans les livres, tout le temps ! » Et il mena le sultan et le vizir vers un pavillon écarté, où ils les introduisit, pour ensuite s’éloigner, respectueusement.

Et le sultan Mahmoud et son vizir aperçurent trois jeunes gens enchaînés au mur, dont l’un lisait, tandis que les deux autres écoutaient attentivement. Et tous trois étaient beaux, bien faits, et ne présentaient aucun aspect de démence ou de folie. Et le sultan se tourna vers son compagnon et lui dit : « Par Allah, ô mon vizir, le cas de ces trois jeunes gens doit être un cas bien étonnant, et leur histoire une surprenante histoire ! » Et il se tourna vers eux, et leur dit : « Est-ce réellement pour cause de folie que vous avez été enfermés dans ce maristân ? » Et ils répondirent : « Non, par Allah ! nous ne sommes ni fous ni déments, ô roi du temps, et nous ne sommes même pas idiots ou stupides. Mais si singulières sont nos aventures et si extraordinaires nos histoires, que, si elles étaient gravées avec les aiguilles sur l’angle de nos yeux, elles seraient une leçon salutaire à ceux qui seraient capables de les déchiffrer ! » Et le sultan et le vizir, à ces paroles, s’assirent par terre en face des trois jeunes hommes enchaînés, en disant : « Notre ouïe est ouverte, et prêt notre entendement ! » Alors le premier, celui qui lisait dans le livre, dit :