Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 13/Histoire du premier fou

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 13p. 147-166).


HISTOIRE DU PREMIER FOU


« De mon métier, ô mes seigneurs et la couronne sur ma tête, j’étais marchand dans le souk des soieries, comme l’étaient avant moi mon père et mon grand-père. Et, comme marchandises, je ne vendais que des articles indiens, de toutes les espèces et de toutes les couleurs, mais toujours à des prix fort élevés. Et je vendais et achetais avec beaucoup de profit et de bénéfices, selon la coutume des grands marchands.

Or, un jour, j’étais, selon mon habitude, assis dans ma boutique, quand survint une vieille dame qui me souhaita le bonjour et me gratifia du salam. Et je lui rendais ses salutations et compliments, quand elle s’assit sur le rebord de ma devanture, et me questionna, disant : « Ô mon maître, as-tu des étoffes de choix originaires de l’Inde ? » Je répondis : « Ô ma maîtresse, j’ai dans ma boutique de quoi te satisfaire. » Et elle dit : « Fais-moi sortir une de ces étoffes, que je la voie ! » Et moi je me levai et tirai, à son intention, de l’armoire des réserves, une pièce d’étoffe indienne du plus grand prix, et la lui mis entre les mains. Et elle la prit, et, l’ayant examinée, elle fut grandement satisfaite de sa beauté, et me dit : « Ô mon maître, pour combien cette étoffe ? » Je répondis : « Pour cinq cents dinars. » Et elle tira aussitôt sa bourse et me compta les cinq cents dinars d’or ; puis elle prit la pièce d’étoffe et s’en alla en sa voie. Et moi, ô notre maître le sultan, je lui vendis de la sorte pour cette somme une marchandise qui ne m’avait coûté que cent cinquante dinars. Et je remerciai le Rétributeur pour Ses bienfaits.

Or, le lendemain, la vieille dame revint me trouver, et me demanda une autre pièce, et me la paya également cinq cents dinars, et s’en alla avec son marché et sa démarche. Et, de nouveau, elle revint le jour suivant m’acheter une autre pièce d’étoffe indienne qu’elle paya comptant ; et, ô mon seigneur le sultan, elle agit de la sorte pendant quinze jours successifs, acheta et paya avec la même régularité. Et, le seizième jour, je la vis arriver comme à l’ordinaire et choisir une nouvelle pièce. Et elle se disposait à me payer, quand elle s’aperçut qu’elle avait oublié sa bourse, et me dit : « Ya Khawaga, j’ai dû laisser ma bourse à la maison. » Et je répondis : « Ya setti, rien ne presse. Si tu veux me rapporter demain l’argent, tu seras la bienvenue ; sinon, tu seras encore la bienvenue ! » Mais elle se récria, disant qu’elle ne consentirait jamais à prendre une marchandise qu’elle n’avait pas payée, et moi, de mon côté, je lui dis à plusieurs reprises : « Tu peux l’emporter, à cause de l’amitié, et par sympathie pour ta tête ! » Et un débat de mutuelle générosité s’éleva entre nous, elle refusant et moi voulant donner. Car, ô mon seigneur, il était convenable qu’ayant fait tant de bénéfices sur elle, j’agisse si poliment vis-à-vis d’elle, et que même je fusse prêt, le cas échéant, à lui donner pour rien une ou deux pièces d’étoffe. Mais, à la fin, elle me dit : « Ya Khawaga, je vois que nous n’allons jamais nous entendre, si nous continuons de la sorte. Aussi le plus simple serait que tu me fisses la faveur de m’accompagner à la maison, pour y toucher le prix de ta marchandise. » Alors moi, ne voulant point la contrarier, je me levai, fermai ma boutique et la suivis.

Et nous marchâmes, elle me précédant et moi à dix pas derrière elle, jusqu’à ce que nous fussions arrivés à l’entrée de la rue où se trouvait sa maison. Alors elle s’arrêta et, tirant de son sein un foulard, elle me dit : « Il faut que tu consentes à te laisser bander les yeux avec ce foulard. » Et moi, bien étonné de cette singularité, je la priai poliment de m’en donner la raison. Et elle me dit : « C’est parce qu’il y a, dans cette rue que nous allons traverser, des maisons dont les portes sont ouvertes, et où les femmes sont assises, la face nue, dans les vestibules ; de telle sorte que, peut-être, ton regard tomberait sur l’une d’elles, mariée ou jeune fille, et ton cœur alors pourrait s’engager dans une affaire d’amour, et tu serais bien tourmenté dans ta vie ; car, dans ce quartier de la ville, il y a plus d’un visage, de femme mariée ou de vierge, si beau qu’il séduirait l’ascète le plus religieux. Et moi je crains beaucoup pour la paix de ton cœur…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT TRENTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

« … car, dans ce quartier de la ville, il y a plus d’un visage, de femme mariée ou de vierge, si beau qu’il séduirait l’ascète le plus religieux. Et moi je crains beaucoup pour la paix de ton cœur. »

Et moi, là-dessus, je pensai : « Par Allah, cette vieille femme est de bon conseil. » Et je consentis à ce qu’elle me demandait. Alors elle me banda les yeux avec le foulard, et m’empêcha ainsi de voir. Puis elle me prit par la main, et marcha avec moi jusqu’à notre arrivée devant une maison, dont elle heurta la porte avec l’anneau de fer. Et on nous ouvrit à l’instant, de l’intérieur. Et dès que nous fûmes entrés, ma vieille conductrice m’enleva le bandeau, et je m’aperçus avec surprise que j’étais dans une demeure décorée et meublée avec tout le luxe des palais des rois. Et, par Allah ! ô notre maître le sultan, de ma vie je n’avais vu la pareille, ni rêvé quelque chose d’aussi merveilleux.

Quant à la vieille, elle me pria de l’attendre dans la pièce où je me trouvais, et qui donnait sur une salle plus belle à galerie. Et, me laissant seul dans cette pièce, d’où je pouvais voir tout ce qui se passait dans l’autre, elle s’en alla.

Et, voici ! j’aperçus à l’entrée de la seconde salle, jetés négligemment en tas dans un coin, toutes les précieuses étoffes que j’avais vendues à la vieille. Et bientôt entrèrent deux jeunes filles comme deux lunes, qui tenaient chacune un seau plein d’eau de roses. Et elles déposèrent leurs seaux sur les dalles de marbre blanc, et, s’approchant du tas d’étoffes précieuses, elles en prirent une au hasard, et la coupèrent en deux parties, comme elles eussent fait d’un torchon de cuisine. Puis chacune d’elles se dirigea vers son seau, et relevant ses manches jusqu’aux aisselles, elle plongea le morceau d’étoffe précieuse dans l’eau de roses, et se mit à mouiller et à laver les dalles, et à les sécher ensuite avec d’autres morceaux de mes étoffes précieuses, pour enfin les frotter et les faire briller avec ce qui restait des pièces qui avaient coûté cinq cents dinars chacune. Et lorsque ces jeunes filles eurent fini ce travail et que le marbre fut devenu comme de l’argent, elles couvrirent le sol de tissus si beaux que ma boutique tout entière eût été vendue sans rapporter la somme nécessaire pour l’acquisition du moins riche d’entre eux. Et sur ces tissus elles étendirent un tapis en laine de chevreau musqué et des coussins gonflés de plumes d’autruche. Après quoi elles apportèrent cinquante carreaux de brocart d’or, et les rangèrent en bon ordre autour du tapis central ; puis elles se retirèrent.

Et, voici ! deux par deux, entrèrent des jeunes filles qui se tenaient par les mains, et qui vinrent se ranger chacune devant un des carreaux de brocart ; et comme elles étaient cinquante, elles se trouvèrent ainsi placées, en bon ordre, devant leurs carreaux respectifs.

Et, voici ! sous un dais porté par dix lunes de beauté, une adolescente parut à l’entrée de la salle, si éblouissante dans sa blancheur et l’éclat de ses yeux noirs, que mes yeux se fermèrent d’eux-mêmes. Et lorsque je les ouvris, je vis près de moi la vieille dame, ma conductrice, qui m’invitait à l’accompagner pour qu’elle me présentât à l’adolescente, qui était déjà nonchalamment couchée sur le tapis central, au milieu des cinquante jeunes filles debout sur les carreaux de brocart. Mais moi, ce ne fut point sans une grande appréhension que je me vis en butte aux regards de ces cinquante et une paires d’yeux noirs, et je me dis : « Il n’y a de puissance et de recours qu’en Allah le Glorieux, le Très-Haut ! Il est évident que c’est ma mort qu’elles désirent ! »

Or, lorsque je fus entre ses mains, la royale adolescente me sourit, me souhaita la bienvenue et m’invita à m’asseoir près d’elle sur le tapis. Et, bien confus et bien interdit, je m’assis pour lui obéir, et elle me dit : « Ô jeune homme, que dis-tu de moi et de ma beauté ? Et penses-tu que je pourrai être ton épouse ? » Et moi, à ces paroles, étonné à l’extrême limite de l’étonnement, je répondis : « Ô ma maîtresse, comment oserais-je me croire digne d’une telle faveur ? En vérité je ne m’estime pas à un prix assez haut pour devenir un esclave, ou moins encore, entre tes mains ! » Mais elle reprit : « Non, par Allah, ô jeune homme, mes paroles ne contiennent aucune tromperie, et il n’y a rien d’évasif dans mon langage, qui est sincère. Réponds-moi donc avec la même sincérité, et bannis toute crainte de ton esprit, car mon cœur est jusqu’au bord rempli de ton amour ! »

À ces paroles, je compris, ô notre maître le sultan, je compris, à ne pouvoir en douter, que l’adolescente avait réellement l’intention de m’épouser, mais sans qu’il me fût possible de deviner pour quelles raisons elle m’avait choisi entre des milliers de jeunes gens, ni comment elle me connaissait. Et je finis par me dire : « Ô un tel, l’inconcevable a l’avantage de ne pas coûter de pensées torturantes. Ne cherche donc pas à le comprendre, et laisse courir les choses suivant leur chemin. » Et je répondis : « Ô ma maîtresse, si réellement tu ne parles pas pour faire rire de moi ces honorables jeunes filles, souviens-toi du proverbe qui dit : « Quand la lame est rouge, elle est mûre pour le marteau ! » Or, je pense que mon cœur est si enflammé de désir, qu’il est temps de réaliser notre union. Dis-moi donc, par ta vie ! ce que je dois t’apporter comme dot et douaire ! » Et elle répondit en souriant : « La dot et le douaire sont payés, et tu n’as pas à t’en préoccuper. » Et elle ajouta : « Je vais, puisque tel est aussi ton désir, envoyer à l’instant chercher le kâdi et les témoins, afin que nous puissions être unis sans délai. »

Et, effectivement, ô mon seigneur, le kâdi et les témoins ne tardèrent pas à arriver. Et ils nouèrent le nœud, par le licite. Et nous fûmes mariés sans délai. Et tout le monde partit, après la cérémonie. Et je me demandai : « Ô tel, veilles-tu ou rêves-tu ? » Et ce fut encore bien autre chose quand elle eut commandé à ses belles esclaves de préparer le hammam à mon intention, et de m’y conduire. Et les jeunes filles me firent entrer dans une salle de bain parfumée à l’aloès de Comorin, et me confièrent aux laveuses qui me dévêtirent et me frottèrent et me donnèrent un bain qui me rendit plus léger que les oiseaux. Puis elles répandirent sur moi les parfums les plus exquis, me couvrirent d’une riche parure et me présentèrent des rafraîchissements et des sorbets de toute espèce. Après quoi elles me firent quitter le hammam et me conduisirent dans la chambre intime de ma nouvelle épouse, qui m’attendait parée de sa seule beauté.

Et aussitôt elle vient à moi, et me prit, et se renversa sur moi, et me frotta avec une passion étonnante. Et moi, ô mon seigneur, je sentis mon âme qui se logeait toute dans ce que tu sais, et j’accomplis l’ouvrage pour lequel j’étais requis et la besogne dont j’avais la commande, et je réduisis ce qui jusque-là était du domaine de l’irréductible, et j’abattis ce qui était à abattre, et je ravis ce qui était à ravir, et je pris ce que je pus, et je donnai ce qu’il fallut, et je me levai, et je m’étendis, et je fonçai, et je défonçai, et j’enfonçai, et je forçai, et je farcis, et j’amorçai, et je renfonçai, et j’agaçai, et je grinçai, et je renversai, et j’avançai et je recommençai, et tellement, ô mon seigneur le sultan, que, ce soir-là, Celui que tu sais fut réellement le gaillard qu’on nomme le bélier, le forgeron, l’assommeur, le calamiteux, le long, le fer, le pleureur, l’ouvreur, l’encorneur, le frotteur, l’irrésistible, le bâton du derviche, l’outil prodigieux, l’éclaireur, le borgne assaillant, le glaive du guerrier, l’infatigable nageur, le rossignol moduleur, le père au gros cou, le père aux gros nerfs, le père aux gros œufs, le père au turban, le père au crâne chauve, le père aux secousses, le père aux délices, le père des terreurs, le coq sans crête ni voix, l’enfant de son père, l’héritage du pauvre, le muscle capricieux, et le gros nerf de confiture. Et je crois bien, ô mon seigneur le sultan, que ce soir-là chaque surnom fut accompagné de son explication, chaque vertu de sa preuve, et chaque attribut de sa démonstration. Et nous ne nous arrêtâmes dans nos travaux que parce que la nuit était déjà écoulée, et qu’il fallait nous lever pour la prière du matin.

Et nous continuâmes à vivre ensemble de la sorte, ô roi du temps, pendant vingt nuits consécutives, à la limite de l’enivrement et de la félicité. Et, au bout de ce temps, le souvenir de ma mère vint s’offrir à mon esprit, et je dis à l’adolescente mon épouse : « Ya setti, voici déjà longtemps que je suis absent de la maison, et ma mère, qui n’a point de mes nouvelles, doit être dans une grande inquiétude à mon sujet. De plus, les affaires de mon commerce ont dû bien souffrir de la fermeture de ma boutique pendant tous ces jours passés. Et elle me répondit : « Qu’à cela ne tienne ! Et je consens de bon cœur à ce que tu ailles voir ta mère et la tranquilliser. Et tu peux même désormais y aller chaque jour et vaquer à tes affaires, si cela te fait plaisir ; mais j’exige que la vieille dame te conduise chaque fois et te ramène. » Et moi je répondis : « Il n’y a point d’inconvénient ! » Sur ce, la vieille dame vint à moi, me mit un foulard sur les yeux, me conduisit à l’endroit où la première fois elle m’avait bandé les yeux et me dit : « Reviens ici ce soir, à l’heure de la prière, et tu me trouveras à cette même place pour te conduire chez ton épouse. » Et, à ces mots, elle m’enleva le bandeau, et me quitta.

Et moi je me hâtai de courir à ma maison, où je trouvai ma mère dans la désolation et les larmes du désespoir, en train de coudre des habits de deuil. Et dès qu’elle m’aperçut, elle s’élança vers moi, et me serra dans ses bras en pleurant de joie ; et je lui dis : « Ne pleure pas, ô ma mère, et rafraîchis tes yeux, car cette absence m’a conduit à un bonheur auquel je n’eusse jamais osé aspirer. » Et je lui appris mon heureuse aventure, et elle s’écria avec transport : « Puisse Allah te protéger et te garder, ô mon fils ! Mais promets-moi que tu viendras me visiter chaque jour, car ma tendresse a besoin d’être payée de ton affection. » Et je n’eus point de peine à lui faire cette promesse, vu que mon épouse m’avait déjà donné la liberté de sortir. Après quoi j’employai le reste de la journée à mes affaires de vente et d’achat dans la boutique du souk, et lorsque l’heure fut venue, je retournai à l’endroit indiqué où je trouvai la vieille qui me banda les yeux comme à l’ordinaire, et me conduisit au palais de mon épouse, en me disant : « Il vaut mieux pour toi qu’il en soit ainsi, car, comme je te l’ai déjà dit, mon fils, il y a dans cette rue quantité de femmes, mariées ou jeunes filles, assises dans le vestibule de leur maison, et qui toutes n’ont qu’un désir, et c’est d’aspirer l’amour de passage comme on renifle l’air et comme on hume l’eau courante ! Et que deviendrait ton cœur au milieu de leurs filets ? »

Or, en arrivant au palais où maintenant j’habitais, mon épouse me reçut avec des transports inexprimables, et moi je répondis comme l’enclume répond au marteau. Et mon coq sans crête ni voix ne fut pas en retard avec cette volaille appétissante, et sut ne point déchoir de sa réputation de vaillant encorneur, car, par Allah ! ô mon maître, le bélier ce soir-là ne donna pas moins de trente coups de corne à cette brebis batailleuse, et ne cessa la lutte que lorsque sa partenaire eut crié grâce, en demandant l’amân.

Et pendant trois mois je continuai à vivre de cette vie active, pleine de combats nocturnes, de batailles matinales et d’assauts diurnes. Et en moi-même je m’émerveillais tous les jours de mon sort, en me disant : « Quelle chance est la mienne qui m’a fait faire la rencontre de cette ardente jouvencelle, et qui me l’a donnée pour épouse ! Et quelle étonnante destinée que celle qui m’a octroyé, en même temps que cette motte de beurre frais, un palais et des richesses comme n’en possèdent pas les rois ! » Et il ne se passait pas de jour sans que je fusse tenté de m’informer, auprès des esclaves, du nom et de la qualité de celle que j’avais épousée sans la connaître et sans savoir de qui elle était la fille ou la parente.

Mais, un jour d’entre les jours, me trouvant seul à l’écart avec une jeune négresse d’entre les esclaves noires de mon épouse, je la questionnai sur ces matières, en lui disant : « Par Allah sur toi, ô jeune fille bénie, ô blanche intérieurement, dis-moi ce que tu sais au sujet de ta maîtresse, et tes paroles je les mettrai profondément dans le coin le plus obscur de ma mémoire. » Et la jeune négresse, tremblante d’effroi, me répondit : « Ô mon maître, l’histoire de ma maîtresse est une chose tout à fait extraordinaire ; mais je craindrais, si je te la révélais, d’être mise à mort sans recours ni délai ! Tout ce que je puis te dire, c’est qu’elle t’a remarqué un jour, dans le souk, et qu’elle t’a choisi par pur amour. » Et je ne pus rien en tirer de plus que ces quelques mots. Et même, comme j’insistais, elle me menaça d’aller rapporter à sa maîtresse ma tentative de provocation aux paroles indiscrètes. Alors, je la laissai s’en aller en sa voie, et je m’en retournai auprès de mon épouse engager une escarmouche sans importance.

Et ma vie s’écoulait de la sorte, dans les plaisirs violents et les tournois d’amour, quand, une après-midi, comme j’étais dans ma boutique, avec la permission de mon épouse, et que je dirigeais mes regards vers la rue, j’aperçus une jeune fille voilée…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT TRENTE-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et ma vie s’écoulait de la sorte, dans les plaisirs violents et les tournois d’amour, quand, une après-midi, comme j’étais dans ma boutique, avec la permission de mon épouse, et que je dirigeais mes regards vers la rue, j’aperçus une jeune fille voilée qui s’avançait de mon côté, ostensiblement. Et lorsqu’elle fut devant ma boutique, elle me jeta le plus gracieux salam, et me dit : « Ô mon maître, voici un coq d’or orné de diamants et de pierres précieuses, que j’ai offert en vain, pour le prix coûtant, à tous les marchands du souk. Mais ce sont des gens sans goût ni délicatesse d’appréciation, car ils m’ont répondu qu’une telle joaillerie n’était pas de vente facile, et qu’ils ne pourraient pas la placer avantageusement. C’est pourquoi je viens te l’offrir, à toi qui es un homme de goût, pour le prix que tu voudras bien me fixer toi-même ! » Et moi, je répondis : « Je n’ai nul besoin de ce joyau, moi non plus. Mais, pour te faire plaisir, je t’en offre cent dinars, pas un de plus, pas un de moins. » Et la jeune fille répondit : « Prends-le donc, et qu’il te soit un marché avantageux ! » Et moi, quoique je n’eusse réellement aucun désir d’acquérir ce coq d’or, je réfléchis cependant que cette figure pourrait faire plaisir à mon épouse, en lui rappelant mes qualités de fond, et j’allai vers mon armoire, et pris les cent dinars du marché. Mais lorsque je voulus les offrir à la jeune fille, elle les refusa en me disant : « En vérité, ils ne me sont d’aucune utilité, et je ne désire d’autre paiement que le droit de prendre un seul baiser sur ta joue. Et c’est là mon unique souhait, ô jeune homme ! » Et moi je me dis en moi-même : « Par Allah ! un seul baiser de ma joue pour un bijou qui vaut plus de mille dinars d’or, c’est là un marché aussi singulier qu’avantageux ! » Et je n’hésitai pas à donner mon consentement.

Alors la jeune fille, ô mon seigneur, s’avança vers moi et, relevant son petit voile de visage, elle prit un baiser de ma joue — puisse-t-il lui avoir été délicieux ! — mais, en même temps, comme si elle eût été mise en appétit d’avoir ainsi goûté à ma peau, elle enfonça dans ma chair ses dents de jeune tigresse et me fit une morsure dont je porte encore la trace. Puis elle s’éloigna en riant d’un rire satisfait, tandis que j’essuyais le sang qui coulait de ma joue. Et je pensai : « Ton cas, ô un tel, est un surprenant cas ! Et tu vas bientôt voir toutes les femmes du souk venir te demander, qui un échantillon de ta joue, qui un échantillon de ton menton, qui un échantillon de ce que tu sais, et peut-être vaut-il mieux, dans ce cas, écouler tes marchandises pour ne plus vendre que des morceaux de toi-même ! »

Et, le soir venu, moitié riant, moitié furieux, je retournai vers la vieille dame qui m’attendait comme à l’ordinaire, au coin de notre rue, et qui, après m’avoir mis un bandeau sur les yeux, me conduisit au palais de mon épouse. Et, le long de la route, je l’entendais qui grommelait entre ses dents des paroles confuses qui me semblaient bien être des menaces, mais je pensai : « Les vieilles femmes sont des personnes qui aiment à bougonner et passent leurs vieux jours décrépits à murmurer contre tout et à radoter ! »

Or, en entrant chez mon épouse, je la trouvai assise dans la salle de réception, les sourcils contractés, et vêtue des pieds à la tête de couleur rouge écarlate, comme en portent les rois dans les heures de leur courroux. Et sa contenance était agressive, et son visage vêtu de pâleur. Et, à cette vue, je dis en moi-même : « Ô Conservateur, sauvegarde-moi ! » Et, ne sachant à quoi attribuer cette attitude ennemie, je m’approchai de mon épouse, qui, contrairement à son habitude, ne s’était pas levée pour me recevoir, et détournait sa tête de mon visage ; et, lui offrant le coq d’or que je venais d’acquérir, je lui dis : « Ô ma maîtresse, accepte ce précieux coq qui est un objet vraiment admirable, et qui est curieux à regarder ; car je l’ai acheté pour te faire plaisir. » Mais, à ces mots, son front noircit, et ses yeux s’enténébrèrent, et, avant que j’eusse le temps de me garer, je reçus un soufflet tournoyant qui me fit virer comme une toupie et faillit me fracasser la mâchoire gauche. Et elle me cria : « Ô chien fils de chien, si réellement tu l’as acheté, ce coq, alors pourquoi cette morsure qui est sur ta joue ? »

Et moi, déjà anéanti par la secousse du violent soufflet, je me sentis m’en aller vers l’effondrement, et je dus faire sur moi-même de grands efforts pour ne pas tomber tout de mon long. Mais ce n’était que le commencement, ô mon seigneur, ce n’était, hélas ! que le tout premier commencement. Car, à un signe de mon épouse, je vis soudain s’ouvrir les draperies du fond et entrer quatre esclaves, conduites par la vieille. Et elles portaient le corps d’une jeune fille dont la tête était coupée et posée sur le milieu de son corps. Et je reconnus à l’instant cette tête pour celle de la jeune fille qui m’avait donné le bijou en échange d’une morsure. Et cette vue acheva de me liquéfier, et je roulai sur le sol, sans connaissance.

Et lorsque je revins à moi, ô mon seigneur le sultan, je me vis enchaîné dans ce maristân. Et les gardiens m’apprirent que j’étais devenu fou. Et ils ne me dirent rien de plus.

Et telle est l’histoire de ma prétendue folie et de mon emprisonnement dans cette maison de fous. Et c’est Allah qui vous envoie tous deux, ô mon seigneur le sultan, et toi, ô sage et judicieux vizir, pour me tirer de là-dedans. Et c’est à vous deux de juger, par la logique ou l’incohérence de mes paroles, si je suis réellement habité par l’esprit, ou si je suis seulement atteint de délire, de manie ou d’idiotie, ou si enfin je suis sain d’entendement. »


— Lorsque le sultan et son vizir, qui était l’ancien sultan-derviche adultérin, eurent entendu cette histoire du jeune homme, ils furent plongés dans de profondes réflexions, et restèrent pensifs, le front penché et les yeux attachés au sol, pendant une heure de temps. Après quoi, le sultan releva, le premier, la tête et dit à son compagnon : « Ô mon vizir, je jure par la vérité de Celui qui me plaça comme gouverneur sur ce royaume, que je n’aurai de repos, et ne mangerai ni ne boirai avant d’avoir découvert l’adolescente qui a épousé ce jeune homme. Hâte-toi donc de me dire ce qu’il faut que nous fassions dans ce but. » Et le vizir répondit : « Ô roi du temps, il faut que nous emmenions sans retard ce jeune homme, en quittant momentanément les deux autres jeunes hommes enchaînés, et que nous parcourions avec lui les rues de la ville, de l’orient à l’occident et de la droite à la gauche, jusqu’à ce qu’il puisse trouver l’entrée de la rue où la vieille avait coutume de lui bander les yeux. Et alors nous lui banderons les yeux, et il se rappellera le nombre de pas qu’il faisait en compagnie de la vieille, et nous fera arriver de la sorte devant la porte de la maison, à l’entrée de laquelle on lui ôtait le bandeau. Et là, Allah nous éclairera sur la conduite à tenir en cette délicate affaire. » Et le sultan dit : « Qu’il soit fait selon ton conseil, ô mon vizir plein de sagacité. » Et ils se levèrent tous deux à l’instant, firent tomber les chaînes du jeune homme, et l’emmenèrent hors du maristân.

Et tout arriva suivant les prévisions du vizir. Car, après avoir parcouru un grand nombre de rues de divers quartiers, ils finirent par arriver à l’entrée de la rue en question, que le jeune homme reconnut sans difficulté. Et, les yeux bandés comme autrefois, il sut calculer ses pas, et les fit s’arrêter devant un palais dont la vue jeta le sultan dans la consternation. Et il s’écria : « Éloigné soit le Malin, ô mon vizir ! Ce palais est habité par une épouse d’entre les épouses de l’ancien sultan du Caire, celui qui m’a laissé le trône, faute d’enfants mâles dans sa postérité. Et cette épouse de l’ancien sultan, père de ma femme, habite ici avec sa fille, qui doit être certainement l’adolescente qui a épousé ce jeune homme ! Allah est le plus grand, ô vizir ! Il est donc écrit dans la destinée de toutes les filles de rois d’épouser des rien du tout, comme nous l’avons été nous-mêmes ! Les décrets du Rétributeur sont toujours motivés, mais nous en ignorons les motifs ! » Et il ajouta : « Hâtons-nous d’entrer, pour voir la suite de cette affaire. » Et ils frappèrent avec l’anneau de fer sur la porte qui résonna. Et le jeune homme dit : « C’est bien ce son-là ! » Et la porte fut ouverte aussitôt par des eunuques qui demeurèrent interdits en reconnaissant le sultan, le grand-vizir et le jeune homme, époux de leur maîtresse…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT TRENTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… Et ils frappèrent avec l’anneau de fer, et la porte fut ouverte aussitôt par des eunuques qui demeurèrent interdits en reconnaissant le sultan, le grand-vizir et le jeune homme, époux de l’adolescente. Et l’un d’eux s’envola prévenir sa maîtresse de l’arrivée du souverain et de ses deux compagnons.

Alors l’adolescente s’orna et s’arrangea et sortit du harem, et vint dans la salle de réception, présenter ses hommages au sultan, époux de sa sœur du même père mais non de la même mère, et lui baiser la main. Et le sultan la reconnut effectivement, et fit un signe d’intelligence à son vizir. Puis il dit à la princesse : « Ô fille de l’oncle, qu’Allah me garde de te faire des reproches sur ta conduite ; car le passé appartient au Maître du Ciel, et le présent seul nous appartient. C’est pourquoi je souhaite, à présent, que tu te réconcilies avec ce jeune homme, ton époux, qui est un jeune homme possédant des qualités précieuses de fond, et qui, ne te gardant aucune rancune, ne demande pas mieux que de rentrer dans tes bonnes grâces. D’ailleurs, je te jure, par les mérites de mon défunt oncle le sultan, ton père, que ton époux n’a point commis de faute grave contre la pudeur conjugale. Et il a déjà bien durement expié la faiblesse d’un moment ! J’espère donc que tu ne repousseras pas ma demande ! » Et l’adolescente répondit : « Les souhaits de notre maître le sultan sont des ordres, et ils sont sur notre tête et nos yeux. » Et le sultan se réjouit beaucoup de cette solution, et dit : « Puisqu’il en est ainsi, ô fille de l’oncle, je nomme ton époux mon premier chambellan. Et il sera désormais mon commensal et mon compagnon de coupe. Et ce soir même je te l’enverrai afin que, sans témoins gênants, vous réalisiez tous deux la réconciliation promise. Mais, pour le moment, permets-moi de l’emmener, car nous avons à écouter ensemble les histoires de ses deux compagnons de chaîne ! » Et il se retira, en ajoutant : « Il est, bien entendu, convenu entre vous deux que désormais tu le laisseras aller et venir librement, sans bandeau sur les yeux et, de son côté, il promet que jamais plus il ne se laissera, sous aucun prétexte, embrasser par une femme, mariée ou jeune fille. »

— Et telle est, ô Roi fortuné, continua Schahrazade, la fin de l’histoire que raconta au sultan et à son vizir le premier jeune homme, celui qui lisait dans le livre, au maristân. Mais pour ce qui est du second jeune homme, un des deux qui écoutaient la lecture, voici !

Lorsque le sultan, ainsi que le vizir et le nouveau chambellan, furent de retour au maristân, ils s’assirent par terre en face du second jeune homme, en disant : « À ton tour maintenant. » Et le second jeune homme dit :