Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 13/Histoire du second fou

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 13p. 166-200).


HISTOIRE DU DEUXIÈME FOU


« Ô notre maître le sultan, et toi, judicieux vizir, et toi mon ancien compagnon de chaîne, sachez que le motif de mon emprisonnement dans ce maristân est encore bien plus surprenant que celui que vous connaissez déjà, car si mon compagnon que voici a été enfermé comme fou, ce fut bien par sa faute et à cause de sa crédulité et de sa confiance en lui-même. Mais, moi, si j’ai péché, ç’a été précisément par l’excès contraire, comme vous allez l’entendre, si toutefois vous voulez bien me permettre de procéder par ordre ! » Et le sultan et son vizir et son nouveau chambellan, qui était l’ancien premier fou, répondirent d’un commun accord : « Mais certainement ! » Et le vizir ajouta : « D’ailleurs, plus tu mettras d’ordre dans ton récit, plus nous serons disposés à te considérer comme injustement compris au nombre des fous et des déments. » Et le jeune homme commença son histoire en ces termes :

« Sachez donc, ô mes maîtres et la couronne sur ma tête, que moi aussi je suis un marchand fils de marchand, et qu’avant que je fusse jeté dans ce maristân, je tenais boutique dans le souk, où je vendais des bracelets et des ornements de toutes sortes aux femmes des riches seigneurs. Et, à l’époque où commence cette histoire, je n’avais que seize ans d’âge, et j’étais déjà réputé dans le souk pour ma gravité, mon honnêteté, ma tête lourde et mon sérieux dans les affaires. Et jamais je n’essayais de lier conversation avec les dames clientes ; et je ne leur disais que juste les paroles nécessaires pour la conclusion de l’affaire. Et d’ailleurs je pratiquais les préceptes du Livre, et ne levais jamais les yeux sur une femme d’entre les filles des musulmans. Et les marchands me proposaient en exemple à leurs fils, quand ils les amenaient avec eux au souk pour la première fois. Et plus d’une mère avait déjà engagé des pourparlers avec ma mère, à mon sujet, pour quelque mariage honorable. Mais ma mère réservait sa réponse pour une meilleure occasion, et éludait la question, en prétextant mon jeune âge et ma qualité d’enfant unique, et mon tempérament délicat.

Or, un jour, j’étais assis devant mon livre de comptes et j’en vérifiais le contenu, quand je vis entrer dans ma boutique une accorte petite négresse qui, après m’avoir salué avec respect, me dit : « C’est bien ici la boutique du seigneur marchand un tel ? » Et je répondis : « C’est la vérité ! » Alors elle tira de son sein, avec des précautions infinies, et en regardant prudemment de droite et de gauche avec ses yeux de négresse, un petit billet qu’elle me tendit, en disant : « Ceci est de la part de ma maîtresse. Et elle attend la faveur d’une réponse. » Et, m’ayant remis le papier, elle se tint à l’écart, attendant mon bon plaisir.

Et moi, après avoir déplié le billet, je le lus, et trouvai qu’il contenait une ode écrite en vers enflammés à ma louange et en mon honneur. Et les vers terminaux contenaient dans leur trame le nom de celle qui se disait mon amoureuse.

Alors moi, ô mon seigneur le sultan, je fus extrêmement formalisé de cette démarche, et je considérai que c’était une atteinte grave à ma bonne conduite, ou peut-être quelque tentative pour m’entraîner dans une aventure dangereuse ou compliquée. Et je pris cette déclaration, et la déchirai, et la foulai aux pieds. Puis je m’avançai vers la petite négresse, et la saisis par une oreille, et lui administrai quelques soufflets et quelques claques bien senties. Et j’achevai la correction en lui envoyant un coup de pied qui la fit rouler hors de ma boutique. Et je lui crachai au visage, bien ostensiblement, afin que tous mes voisins vissent mon acte et ne pussent douter de ma sagesse et de ma vertu, et je lui criai : « Ah ! fille des mille cornards de l’impudicité, va rapporter tout cela à la fille des entremetteurs, ta maîtresse ! » Et tous mes voisins, ayant vu cela, murmurèrent entre eux d’admiration ; et l’un d’eux me montra du doigt à son fils, en lui disant : « La bénédiction d’Allah sur la tête de ce jeune homme vertueux ! Puisses-tu, ô mon fils, savoir, à son âge, repousser les offres des malignes et des perverses qui sont à l’affût des beaux jeunes gens ! »

Et voilà, ô mes seigneurs, ce que je fis à seize ans. Et ce n’est, en vérité, que maintenant que je vois avec lucidité combien ma conduite était grossière, dénuée de discernement, pleine de stupide vanité et d’amour-propre déplacé, hypocrite, lâche et brutale. Et quoi que j’aie pu éprouver plus tard de désagréments, à la suite de cet acte de bêtise, je considère que j’en méritais encore davantage, et que cette chaîne, qui est à mon cou présentement pour un motif tout à fait différent, aurait dû m’être infligée lors de ce début insensé. Mais, quoi qu’il en soit, je ne veux pas embrouiller le mois de Chabân avec celui de Ramadân, et je continue à procéder par ordre dans le récit de mon histoire.

Donc, ô mes seigneurs, les jours et les mois et les années passèrent sur cet incident, et j’étais devenu tout à fait un homme. Et j’avais connu les femmes et tout ce qui s’en suit, bien que célibataire ; et je sentais que le moment était réellement venu de choisir une jeune fille qui fût mon épouse devant Allah, la mère de mes enfants. Or, je devais être servi à souhait, comme vous allez l’entendre. Mais je n’anticipe en rien, et je procède par ordre.

En effet, une après-midi, je vis s’approcher de ma boutique, au milieu de cinq ou six esclaves blanches qui lui faisaient cortège, une adolescente d’amour, parée des bijoux les plus précieux, les mains teintes de henné, et les tresses de ses cheveux flottant sur ses épaules, qui s’avançait dans sa grâce en se balançant avec noblesse et minauderie…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT TRENTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… une adolescente d’amour, parée des bijoux les plus précieux, les mains teintes de henné, et les tresses de ses cheveux flottant sur ses épaules, qui s’avançait dans sa grâce, en se balançant avec noblesse et minauderie. Et elle entra, comme une reine, dans ma boutique, suivie de ses esclaves, et s’assit après m’avoir favorisé d’un salam gracieux. Et elle me dit : « Ô jeune homme, as-tu un beau choix d’ornements en or et en argent ? » Et je répondis : « Ô ma maîtresse, de toutes les espèces possibles et des autres ! » Alors elle me demanda à voir des anneaux d’or pour les chevilles. Et je lui apportai ce que j’avais de plus lourd et de plus beau en fait d’anneaux d’or pour les chevilles. Et elle y jeta un coup d’œil négligent et me dit : « Essaie-les-moi ! » Et aussitôt une de ses esclaves se baissa et, lui relevant le bas de sa robe de soie, découvrit à mes yeux la plus fine et la plus blanche cheville qui fût sortie des doigts du Créateur. Et moi je lui essayai les anneaux, mais je ne pus en trouver dans ma boutique qui fussent assez étroits pour la finesse charmante de ces jambes moulées dans le moule de la perfection. Et elle, voyant mon embarras, elle sourit et dit : « Qu’à cela ne tienne, ô jeune homme ! Je te demanderai autre chose. Mais, auparavant, dis-moi ! En vérité, on m’avait dit, chez moi, que j’avais des jambes d’éléphant. Est-ce vrai cela ? » Et moi, je m’écriai : « Le nom d’Allah sur toi et autour de toi et sur la perfection de tes chevilles, ô ma maîtresse ! La gazelle, en les voyant, dépérirait de jalousie ! » Alors elle me dit : « Et je croyais le contraire, pourtant ! » Puis elle ajouta : « Fais-moi voir des bracelets ! » Et, moi, les yeux encore pleins de la vision de ces chevilles adorables et de ces jambes de perdition, je cherchai ce que j’avais de plus fin et de plus étroit, en fait de bracelets d’or et d’émail, et les lui apportai. Mais elle me dit : « Essaie-les-moi, toi-même. Moi je suis bien lasse, aujourd’hui. » Et aussitôt une des esclaves se précipita et releva les manches de sa maîtresse. Et à mes yeux apparut un bras, haï ! haï ! un col de cygne, plus blanc et plus lisse que le cristal, et terminé par un poignet et par une main et par des doigts, haï ! haï ! du sucre candi, ô mon seigneur, des dattes confites, une joie de l’âme, un délice, un pur délice suprême. Et moi, m’inclinant, j’essayai sur ce bras miraculeux mes bracelets. Mais les plus étroits, ceux confectionnés pour les mains d’enfants, ballottaient outrageusement sur ces fins poignets transparents ; et je me hâtai de les en retirer, de crainte que leur contact ne froissât cette peau candide. Et elle sourit de nouveau, en voyant ma confusion, et me dit : « Qu’as-tu vu, ô jeune homme ? Suis-je manchote, ou bien ai-je des mains de canard, ou bien un bras d’hippopotame ? » Et je m’écriai : « Le nom d’Allah sur toi, et autour de toi, et sur la rondeur de ton bras blanc, et sur la finesse de ton poignet d’enfant, et sur le fusèlement de tes doigts de houri, ô ma maîtresse ! » Et elle me dit : « Quoi donc ? Ainsi, ce n’est pas vrai ? Et pourtant, chez moi, si souvent on m’avait affirmé le contraire. » Puis elle ajouta : « Fais-moi voir des colliers et des pectoraux d’or. » Et moi, titubant sans avoir connu de vin, je me hâtai de lui apporter ce que j’avais de plus riche et de plus léger en fait de colliers et de pectoraux d’or. Et aussitôt une des esclaves, avec des soins religieux, découvrit, en même temps que le cou de sa maîtresse, une partie de sa poitrine. Et, holla ! holla ! les deux seins, les deux à la fois, ô mon seigneur, les deux petits seins d’ivoire rose apparurent tout ronds, et si mutins, sur l’éblouissante neige de la poitrine ; et ils semblaient suspendus au cou de marbre pur comme deux beaux enfants jumeaux au cou de leur mère. Et moi, à cette vue, je ne pus me retenir de crier, en détournant la tête : « Couvre ! couvre ! Qu’Allah étende ses voiles ! » Et elle me dit : « Eh quoi ! tu ne m’essaies pas les colliers et les pectoraux ? Mais qu’à cela ne tienne ! Je te demanderai autre chose. Toutefois, dis-moi auparavant ! suis-je difforme, ou mamelue comme la femelle du buffle, et noire, et velue ? Ou bien suis-je décharnée, et sèche comme un poisson salé, et plate comme l’établi du menuisier ! » Et moi je m’écriai : « Le nom d’Allah sur toi et autour de toi et sur tes charmes cachés et sur tes fruits cachés et sur toute ta beauté cachée, ô ma maîtresse ! » Et elle dit : « M’auraient-ils donc abusée, ceux-là qui m’ont si souvent affirmé qu’on ne pouvait trouver rien de plus laid que mes formes cachées ? » Et elle ajouta : « Soit ! mais, puisque tu n’oses, ô jeune homme, m’essayer ces colliers, d’or et ces pectoraux, pourrais-tu du moins m’essayer des ceintures ? » Et moi, lui ayant apporté ce que j’avais de plus souple et de plus léger comme ceintures en filigrane d’or, je les déposai à ses pieds, discrètement. Mais elle me dit : « Mais non ! mais non ! par Allah, essaie-les-moi donc, toi-même ! » Et moi, ô mon seigneur le sultan, je ne pus que répondre par l’ouïe et l’obéissance, et, devinant d’avance quelle pouvait être la finesse de cette gazelle, je choisis la plus petite et la plus étroite des ceintures, et, par-dessus ses robes et ses voiles, je lui en ceignis la taille. Mais cette ceinture, confectionnée sur commande pour une princesse enfant, se trouva trop large pour cette taille si fine qu’elle ne projetait point d’ombre sur le sol, et si droite qu’elle eût le fait le désespoir d’un scribe de la lettre aleph, et si flexible qu’elle eût fait sécher de dépit l’arbre bân, et si tendre qu’elle eût fait fondre de jalousie une motte de beurre fin, et si souple qu’elle eût fait s’enfuir de honte le jeune paon, et si onduleuse qu’elle eût fait dépérir la tige du bambou. Et moi, voyant que je n’arrivais guère à trouver ce qu’il fallait, je fus bien perplexe et ne sus comment m’excuser. Mais elle me dit : « Apparemment, je dois être contrefaite, avec une double bosse par derrière et une double bosse par devant, avec un ventre d’une forme ignoble et un dos de dromadaire. » Et moi je m’écriai : « Le nom d’Allah sur toi et autour de toi et sur ta taille et sur ce qui la précède et sur ce qui l’accompagne et sur ce qui la suit, ô ma maîtresse ! » Et elle me dit : « Je suis étonnée, ô jeune homme ! Car, chez moi, si souvent on m’avait confirmée dans cette opinion désavantageuse sur moi-même ! Quoi qu’il en soit, puisque tu ne peux me trouver de ceinture, j’espère qu’il ne te sera pas impossible de me trouver des boucles d’oreilles et un frontal d’or pour retenir mes cheveux ! » Et, ce disant, elle souleva elle-même son petit voile de visage, et fit apparaître à mes yeux son visage qui était la pleine lune marchant vers sa quatorzième nuit. Et moi, à la vue de ces deux pierres précieuses qu’étaient ses yeux babyloniens, et de ses joues d’anémone, et de sa petite bouche, étui de corail contenant un bracelet de perles, et de tout ce visage émouvant, je m’arrêtai de respirer et ne pus faire un mouvement pour chercher ce qu’elle me demandait. Et elle sourit et me dit : « Je comprends, ô jeune homme, que tu sois ému de ma laideur. Je sais, en effet, pour me l’être entendu répéter bien des fois, que mon visage est d’une hideur effroyable, criblé de trous de petite vérole et parcheminé, que je suis borgne de l’œil droit et louche de l’œil gauche, que j’ai un nez mamelonné et hideux, et une bouche fétide avec des dents déchaussées et branlantes, et qu’enfin je suis mutilée et bretaudée quant à mes oreilles. Et je ne parle pas de ma peau qui est galeuse, ni de mes cheveux qui sont effilochés et cassants, ni de toutes les horreurs invisibles de mon intérieur ! » Et moi je m’écriai : « Le nom d’Allah sur toi et autour de toi et sur toute ta beauté visible, ô ma maîtresse, et sur ta beauté invisible, ô revêtue de splendeur, et sur ta pureté, ô fille des lys, et sur ton odeur, ô rose, et sur ton éclat et sur ta blancheur, ô jasmin, et sur tout ce qui en toi peut être vu, senti ou touché. Et bien heureux celui qui peut te voir, te sentir et te toucher ! »

Et je restai anéanti d’émotion, ivre d’une ivresse mortelle.

Alors l’adolescente d’amour me regarda avec un sourire de ses yeux longs, et me dit : « Hélas ! hélas ! pourquoi mon père me déteste-t-il donc tellement pour m’attribuer toutes les laideurs que je t’ai énumérées ? Car c’est mon père, lui-même, et non pas un autre, qui m’a toujours fait croire à toutes ces prétendues horreurs de ma personne. Mais loué soit Allah qui me prouve le contraire par ton entremise ! Car maintenant je suis persuadée que mon père ne m’a point trompée, mais qu’il est sous le coup d’une hallucination qui lui fait voir tout en laid autour de lui. Et, pour ce qui me regarde, il est prêt, pour se débarrasser de ma vue qui lui pèse, à me vendre comme une esclave au marchand d’esclaves de rebut. » Et moi, ô mon seigneur, je m’écriai : « Et qui donc est ton père, ô souveraine de la beauté ? » Elle me répondit : « C’est le Cheikh al-Islam, en personne ! » Et moi, enflammé, je m’écriai : « Hé, par Allah ! plutôt que de te vendre au marchand d’esclaves, ne consentirait-il pas à te marier avec moi ? » Elle dit : « Mon père est un homme intègre et consciencieux. Et, comme il s’imagine que sa fille est un monstre repoussant, il ne voudrait pas avoir sur la conscience son union avec un jeune homme tel que toi ! Mais peut-être que tu pourras, tout de même, essayer de lui faire ta demande. Et je vais, dans ce but, t’indiquer les moyens qui te fourniront le plus de chances de le convaincre. »

Et, ayant ainsi parlé, l’adolescente du parfait amour réfléchit un moment et me dit : « Voici ! Lorsque tu te présenteras devant mon père, qui est le Cheikh al-Islam, et que tu lui feras ta demande de mariage, il te dira sûrement : « Ô mon fils, il faut que tu ouvres les yeux. Sache que ma fille est une percluse, une estropiée, une bossue, une… » Mais toi, tu l’interrompras pour lui dire : « J’en suis content ! j’en suis content ! » Et il continuera : « Ma fille est une borgne, une bretaudée quant aux oreilles, une puante, une boiteuse, une baveuse, une pisseuse, une… » Mais tu l’interrompras pour lui dire : « J’en suis content ! j’en suis content ! » Et il continuera : « Ô pauvre, ma fille est une dégoûtante, une vicieuse, une pétante, une morveuse, une… » Mais tu l’interrompras pour lui dire : « J’en suis content ! j’en suis content ! » Et il continuera : « Mais tu ne sais pas, ô pauvre ! Ma fille est une moustachue, une ventrue, une mamelue, une manchote, un pied-bot, une louche quant à l’œil gauche, une mamelonnée huileuse quant au nez, une criblée de petite vérole quant au visage, une fétide quant à la bouche, une déchaussée et branlante quant aux dents, une mutilée quant à son intérieur, une chauve, une galeuse épouvantable, une horreur tout à fait, une abominable malédiction ! » Et toi, l’ayant laissé achever de déverser sur moi cette jarre effroyable, tu lui diras : « Hé, par Allah ! j’en suis content ! j’en suis content…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT TRENTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

« … Et toi, l’ayant laissé achever de déverser sur moi cette jarre effroyable, tu lui diras : « Hé, par Allah, j’en suis content ! j’en suis content ! »

Et moi, ô mon seigneur, en entendant ces paroles, et rien qu’à l’idée que de telles appellations pouvaient être appliquées par son père à cette adolescente du parfait amour, je sentais le sang me monter à la tête d’indignation et de colère. Mais, enfin, comme il fallait passer par cette épreuve pour arriver à me marier avec ce modèle des gazelles, je lui dis : « L’épreuve est dure, ô ma maîtresse, et je puis mourir en entendant ton père te traiter de la sorte. Mais Allah me donnera les forces nécessaires et le courage ! » Puis je lui demandai : « Et quand pourrai-je me présenter entre les mains du vénérable Cheikh al-Islam, ton père, pour faire ma demande ? » Elle me répondit : « Demain, sans faute, au milieu de la matinée. » Et elle se leva, à ces mots, et me quitta, suivie des jeunes filles, ses esclaves, en me saluant d’un sourire. Et mon âme suivit ses traces et s’attacha à ses pas, alors que je restais dans ma boutique, en proie aux affres de l’attente et de la passion.

Aussi, le lendemain, à l’heure indiquée, je ne manquai pas de m’envoler vers la résidence du Cheikh al-Islam, auquel je demandai une audience, en lui faisant dire que c’était pour une affaire urgente d’une extrême importance. Et il me reçut, sans retard, et me rendit mon salam avec considération, et me pria de m’asseoir. Et je remarquai que c’était un vieillard à l’aspect vénérable, à la barbe blanche immaculée et à l’attitude pleine de noblesse et de grandeur, mais qu’il avait, sur son visage et dans ses yeux, un air de tristesse sans espoir et de douleur sans remède. Et je pensai : « C’est bien ça ! Il a l’hallucination de la laideur. Puisse Allah le guérir ! » Puis, m’étant assis à la seconde invitation seulement, par respect et déférence pour son âge et sa haute dignité, je lui fis de nouveau mes salams et compliments, et je les réitérai une troisième fois, en me levant chaque fois. Et, ayant montré de la sorte ma politesse et mon savoir-vivre, je me rassis, mais en me tenant sur le bord extrême de la chaise, et j’attendis qu’il ouvrît, le premier, la conversation, et m’interrogeât sur le fond de l’affaire.

Et, effectivement, après que l’agha de service nous eut offert les rafraîchissements d’usage, et que le Cheikh al-Islam eut échangé avec moi quelques paroles sans importance sur la chaleur et la sécheresse, il me dit : « Ô marchand un tel, en quoi puis-je te satisfaire ? » Et je répondis : « Ô mon seigneur, je me suis présenté entre tes mains pour t’implorer et te solliciter au sujet de la dame celée derrière le rideau de chasteté de ton honorable maison, de la perle scellée du sceau de la conservation, et de la fleur cachée dans le calice de la modestie, ta fille sublime, la vierge insigne à laquelle je souhaite, moi indigne, m’unir par les liens licites et le contrat légal ! »

À ces paroles, je vis le visage du vénérable vieillard noircir puis jaunir, et son front se baisser tristement vers le sol. Et il resta un moment plongé dans de pénibles réflexions sur le cas de sa fille, sans aucun doute. Puis il releva lentement la tête, et me dit avec un accent d’infinie tristesse : « Qu’Allah conserve ta jeunesse et te favorise toujours de ses grâces, ô mon fils ! Mais la fille que j’ai dans ma maison, derrière le rideau de chasteté, est sans espoir ! Et on ne peut rien en faire, et il n’y a rien à en tirer. Car… » Mais moi, ô mon seigneur le sultan, je t’interrompis soudain, pour m’écrier : « J’en suis satisfait ! j’en suis satisfait ! » Et le vénérable vieillard me dit : « Qu’Allah te comble de ses grâces, ô mon fils ! Mais ma fille ne convient pas à un beau jeune homme comme toi, plein d’aimables qualités, de force et de santé. Car c’est une pauvre infirme, dont sa mère a accouché avant terme, à la suite d’un incendie. Et elle est aussi contrefaite et laide que tu es beau et bien fait. Et, comme il faut que tu sois éclairé sur le motif qui me fait refuser ta demande, je pourrai, si tu le veux, te la dépeindre telle qu’elle est, car la crainte d’Allah est dans mon cœur, et je ne voudrais pas contribuer à t’induire en erreur ! » Mais moi je m’écriai : « Je la prends avec tous ses défauts, et j’en suis satisfait, tout à fait satisfait ! » Mais il me dit : « Ah, mon fils, n’oblige pas un père, qui tient à la dignité de son intérieur, à te parler de sa fille en termes pénibles ! mais ton insistance me force à te dire qu’en épousant ma fille tu épouses le plus effroyable monstre de ce temps. Car c’est une créature dont la seule vue… » Mais moi, redoutant l’épouvantable énumération des horreurs dont il se disposait à affliger mon ouïe, je l’interrompis, pour m’écrier avec un accent où je mis toute mon âme et tout mon désir : « J’en suis satisfait ! j’en suis satisfait ! » Et j’ajoutai : « Par Allah sur toi, ô notre père, épargne-toi la douleur de parler de ton honorable fille en termes pénibles, car, quoi que tu puisses m’en dire, et quelque dégoûtante que puisse être la description que tu m’en feras, je continuerai à la solliciter en mariage, car j’ai un goût spécial pour les horreurs, quand elles sont du genre de celles dont est affligée ta fille, et, je te le répète, je l’accepte telle qu’elle est, et j’en suis satisfait, satisfait, satisfait ! »

Lorsque le Cheikh al-Islam m’eut entendu parler de la sorte, et qu’il eut compris que ma résolution était inébranlable et mon désir inchangeable, il frappa ses mains l’une dans l’autre de surprise et d’étonnement, et me dit : « J’ai libéré ma conscience devant Allah et devant toi, ô mon fils, et tu ne pourras t’en prendre qu’à toi seul de ton acte de folie. Mais, d’un autre côté, les préceptes divins me défendent d’empêcher le désir de se satisfaire, et je ne puis que te donner mon consentement. Et moi, à la limite du bonheur, je lui baisai la main, et je souhaitai que le mariage fût conclu et célébré le jour même. Et il me dit, en soupirant : « Il n’y a plus d’inconvénient ! » Et le contrat fut écrit et légalisé par les témoins ; et il y fut stipulé que j’acceptais mon épouse avec ses défauts, ses déformations, ses infirmités, ses difformités, ses malformations, ses maux, ses laideurs, et autres choses semblables. Et il y était également stipulé que si, pour une raison ou pour une autre, je divorçais d’avec elle, je devais lui payer, comme rançon de divorce, et comme douaire, vingt bourses de mille dinars d’or. Et moi, bien entendu, j’acceptai de tout cœur les conditions. Et j’eusse d’ailleurs accepté des clauses bien autrement désavantageuses.

Or, après l’écriture du contrat, mon oncle, père de mon épouse, me dit : « Ô un tel, c’est dans ma maison qu’il vaut mieux consommer le mariage, et établir ton domicile conjugal. Car le transport de ton épouse infirme, d’ici à ta maison lointaine, présenterait de graves inconvénients. » Et moi je répondis : « J’écoute et j’obéis ! » Et en moi-même je brûlais d’attente, et me disais : « Par Allah ! est-il vraiment possible que moi, l’obscur marchand, je sois devenu le maître de cette adolescente du parfait amour, la fille du vénéré Cheikh al-Islam ? Et est-ce vraiment moi qui vais me réjouir de sa beauté, et en prendre à mon aise avec elle, et manger mon plein de ses charmes cachés, et en boire mon plein, et m’en dulcifier jusqu’à satiété ? »

Et, lorsqu’enfin la nuit fut venue, je pénétrai dans la chambre nuptiale, après avoir récité la prière du soir et, le cœur battant d’émotion, je m’approchai de mon épouse et levai le voile de dessus sa tête et lui découvris le visage. Et je regardai avec mon âme et mes yeux.

Et — qu’Allah confonde le Malin, ô mon seigneur le sultan, et qu’il ne te rende jamais témoin d’un spectacle semblable à celui qui s’offrit à mes regards ! — je vis la créature humaine la plus difforme, la plus dégoûtante, la plus repoussante, la plus détestable, la plus répugnante et la plus nauséeuse qu’on puisse voir dans le plus pénible des cauchemars. Et certes ! c’était un objet de laideur bien plus effroyable que celui que m’avait dépeint l’adolescente, et un monstre de difformité, et une loque si pleine d’horreur qu’il me serait impossible, ô mon seigneur, de t’en faire la description sans avoir un haut-le-cœur et tomber à tes pieds sans connaissance. Mais qu’il me suffise de te dire que celle qui était devenue mon épouse, avec mon propre consentement, renfermait en sa personne nauséabonde tous les vices légaux et toutes les abominations illégales, toutes les impuretés, toutes les fétidités, toutes les aversions, toutes les atrocités, toutes les hideurs, et toutes les dégoûtations qui peuvent affliger les êtres sur qui pèse la malédiction. Et moi, me bouchant le nez et détournant la tête, je laissai retomber son voile, et je m’éloignai d’elle dans le coin le plus retiré de la chambre, car si même j’avais été un Thébaïdien mangeur de crocodile, je n’eusse pu induire mon âme à une approche charnelle avec une créature qui offensait à ce point la face de son Créateur.

Et, m’étant assis dans mon coin, avec mon visage tourné vers le mur, je sentais tous les soucis envahir mon entendement, et toutes les douleurs du monde monter dans mes reins. Et je gémis du fond du noyau de mon cœur. Mais je n’avais pas le droit de dire un seul mot, ou d’émettre la moindre plainte, puisque je l’avais acceptée pour épouse de mon propre mouvement. Car c’était bien moi, avec mon propre œil, qui avais, chaque fois, interrompu le père, pour m’écrier : « J’en suis satisfait ! j’en suis satisfait ! » Et je me disais : « Eh, oui ! la voilà bien, l’adolescente du parfait amour ! Ah ! meurs ! meurs ! meurs ! ah, idiot ! ah, stupide bœuf ! ah, lourd cochon ! » Et je me mordais les doigts, et me pinçais les bras en silence. Et une colère contre moi-même fermentait en moi d’heure en heure, et je passai toute cette nuit de mon destin, à contre-poil, tout comme si j’eusse été au milieu des tortures, dans la prison du Mède ou du Déilamite…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUARANTIÈME NUIT

Elle dit :

… Et je passai toute cette nuit de mon destin, à contre-poil, tout comme si j’eusse été au milieu des tortures, dans la prison du Mède ou du Déilamite.

Aussi, dès l’aube, je me hâtai de fuir la chambre de mes noces, et de courir au hammam me purifier du contact de cette épouse d’horreur. Et, après avoir fait mes ablutions suivant le cérémonial du Ghôsl, pour les cas d’impureté, je me laissai aller à sommeiller quelque peu. Après quoi, je m’en retournai à ma boutique, et je m’y assis avec ma tête prise de vertige, ivre sans avoir bu du vin.

Et aussitôt mes amis et les marchands qui me connaissaient, et les particuliers les plus distingués du souk, commencèrent à se rendre auprès de moi, les uns séparément et les autres deux par deux, ou trois par trois, ou plusieurs à la fois, et ils venaient pour me féliciter et m’offrir leurs vœux. Et ils me disaient : « Une bénédiction ! une bénédiction ! une bénédiction ! Que la joie soit avec toi ! que la joie soit avec toi ! » Et d’autres me disaient : « Hé, notre voisin, nous ne vous savions pas si parcimonieux ! Où est le festin, où sont les friandises, où sont les sorbets, où sont les pâtisseries, où sont les plateaux de halawa, où est telle chose, et où est telle autre chose ? Par Allah, nous pensons que les charmes de l’adolescente, ton épouse, t’ont troublé la cervelle et fait oublier tes amis et perdre la mémoire de tes obligations élémentaires ! Mais qu’à cela ne tienne ! Et que la joie soit avec toi ! que la joie soit avec toi ! »

Et moi, ô mon seigneur, ne pouvant trop me rendre compte s’ils se moquaient de moi ou s’ils me félicitaient réellement, je ne savais quelle contenance prendre, et je me contentais de faire quelques gestes évasifs, et de répondre par quelques paroles sans portée. Et je sentais mon nez qui se bourrait de rage concentrée, et mes yeux prêts à fondre en larmes de désespoir.

Et mon supplice avait duré de la sorte depuis le matin jusqu’à l’heure de la prière de midi, et la plupart des marchands s’étaient rendus à la mosquée ou prenaient leur repos du milieu du jour, quand voici ! à quelques pas devant moi, l’adolescente du parfait amour, la vraie, celle qui était l’auteur de ma mésaventure et la cause de mes tortures. Et elle s’avançait de mon côté, souriante au milieu de ses cinq esclaves, et se penchait mollement, et se balançait de droite et de gauche voluptueusement, avec ses traînes et ses soieries, souple comme un jeune rameau de bân au milieu d’un jardin d’odeurs. Et elle était encore plus somptueusement parée que le jour précédent, et si émouvante dans sa démarche que, pour la mieux voir, les habitants du souk se rangèrent en espalier, sur son passage. Et, d’un air d’enfant, elle entra dans ma boutique, et me jeta le plus gracieux salam, et me dit en s’asseyant : « Que ce jour soit pour toi une bénédiction, ô mon maître Olâ Ed-Dîn, et qu’Allah soutienne ton bien-être et ton bonheur et mette le comble à ton contentement ! Et que la joie soit avec toi ! la joie avec toi ! »

Or, moi, ô mon seigneur, dès que je l’avais aperçue, j’avais déjà froncé les sourcils et grommelé des malédictions en mon cœur. Mais quand je vis avec quelle audace elle se jouait de moi, et comment elle venait me provoquer, après son coup perpétré, je ne pus me retenir plus longtemps ; et toute ma grossièreté d’autrefois, quand j’étais vertueux, me vint aux lèvres ; et j’éclatai en injures, lui disant : « Ô chaudron plein de poix, ô casserole de bitume, ô puits de perfidie ! que t’ai-je donc fait pour m’avoir traité avec cette noirceur, et plongé dans un abîme sans issue ? Qu’Allah te maudisse et maudisse l’instant de notre rencontre et noircisse ton visage à jamais, ô débauchée ! » Mais elle, sans paraître autrement émue, répondit en souriant : « Hé quoi, ô timbale, as-tu donc oublié tes torts à mon égard, et ton mépris à l’égard de mon ode en vers, et le mauvais traitement que tu as fait subir à ma messagère, la petite négresse, et les injures que tu lui as adressées, et le coup de pied dont tu l’as gratifiée, et les injures que tu m’as envoyées par son entremise ? » Et, ayant ainsi parlé, l’adolescente ramassa ses voiles et se leva pour partir.

Mais moi, ô mon seigneur, je compris alors que je n’avais récolté que ce que j’avais semé, et je sentis tout le poids de ma brutalité passée, et combien la vertu maussade était une chose de tous points haïssable, et l’hypocrisie de la piété une chose détestable. Et, sans plus tarder, je me jetai aux pieds de l’adolescente du parfait amour, et la suppliai de me pardonner, en lui disant : « Je suis pénitent ! je suis pénitent ! je suis, en vérité, tout à fait pénitent ! » Et je lui dis des paroles aussi douces et aussi attendrissantes que les gouttes de pluie dans un désert brûlant. Et je finis par la décider à rester ; et elle daigna m’excuser, et me dit : « Pour cette fois, je veux bien te pardonner, mais ne recommence pas ! » Et je m’écriai, en lui baisant le bas de sa robe, et en m’en couvrant le front : « Ô ma maîtresse, je suis sous ta sauvegarde, et je suis ton esclave qui attend sa délivrance de ce que tu sais, par ton entremise ! » Et elle me dit, en souriant : « J’y ai déjà pensé. Et de même que j’ai su te prendre dans mes filets, de même je saurai t’en délivrer ! » Et je m’écriai : » « Yallah ! yallah ! hâte-toi ! hâte toi ! »

Alors elle me dit : « Écoute bien mes paroles, et suis mes instructions. Et tu pourras être débarrassé, sans peine, de ton épouse ! » Et je m’inclinai : « Ô rosée ! ô rafraîchissement ! » Et elle continua : « Voici ! Lève-toi et va, au pied de la citadelle, trouver les saltimbanques, les bateleurs, les charlatans, les bouffons, les danseurs, les funambules, les baladins, les conducteurs de singes, les montreurs d’ours, les tambourineurs, les clarinettes, les flageolets, les timbaliers et autres farceurs, et tu te concerteras avec eux pour qu’ils viennent te trouver, sans retard, au palais du Cheikh al-Islam, père de ton épouse. Et toi, à leur arrivée, tu seras assis à prendre des rafraîchissements avec lui, sur le perron de la cour. Et eux, dès leur entrée, ils te féliciteront et te congratuleront, en s’écriant : « Ô fils de notre oncle, ô notre sang, ô veine de notre œil, nous partageons ta joie, en ce jour béni de tes noces ! En vérité, ô fils de notre oncle, nous nous réjouissons pour toi du rang où tu es parvenu. Et quand tu rougirais de nous, nous nous ferions honneur de t’appartenir ; et quand même, oublieux de tes parents, tu nous chasserais, et quand tu nous éconduirais, nous ne te quitterions pas ; car tu es le fils de notre oncle, notre sang et la veine de notre œil. » Et alors, toi, tu feras semblant d’être bien confus de la divulgation de ta parenté avec ceux-là, et, pour te débarrasser d’eux, tu commenceras à répandre sur eux, par poignées, les drachmes et les dinars. Et, à cette vue, le Cheikh al-Islam te questionnera, sans aucun doute ; et tu lui répondras, en baissant la tête : « Il faut bien que je dise la vérité, puisque mes parents sont là pour me trahir. Mon père était en effet un baladin, montreur d’ours et de singes, et telle est la profession de ma famille et son origine. Mais, par la suite, le Rétributeur ouvrit sur nous la porte de la fortune, et nous avons acquis la considération auprès des marchands du souk et de leur syndic. » Et le père de ton épouse te dira : « Ainsi donc tu es un fils de baladin, de la tribu des funambules et des monteurs de singes ? » Et tu répondras : « Il n’y a pas moyen que je renie mon origine et ma famille, pour l’amour de ta fille et pour son honneur. Car le sang ne renie pas le sang, et le ruisseau sa source ! » Et il te dira, sans aucun doute : « En ce cas, ô jeune homme, il y a eu illégalité dans le contrat de mariage, puisque tu nous as caché ta souche et origine. Et il ne convient pas que tu restes l’époux de la fille du Cheikh al-Islam, chef suprême des kâdis, qui est assis sur le tapis de la loi, et qui est un chérif et un saïed dont la généalogie remonte aux parents de l’apôtre d’Allah ! Et il ne convient pas que sa fille, quelque oubliée qu’elle soit des bienfaits du Rétributeur, soit à la discrétion du fils d’un bateleur. » Et toi, tu répliqueras : « La ! la ! ya éfendi, ta fille est mon épouse légale, et chacun de ses cheveux vaut mille vies. Et moi, par Allah ! je ne m’en séparerais pas quand tu me donnerais les royaumes du monde ! » Mais, peu à peu, tu te laisseras persuader, et quand le mot de divorce sera prononcé, tu consentiras lentement à te séparer de ton épouse. Et tu prononceras, par trois fois, en présence du Cheikh al-Islam et de deux témoins, la formule du divorce. Et, délié de la sorte, tu reviendras me trouver ici. Et Allah arrangera ce qui restera à arranger ! »

Alors moi, à ce discours de l’adolescente du parfait amour, je sentis se dilater les éventails de mon cœur, et je m’écriai : « Ô reine de l’intelligence et de la beauté, me voici prêt à t’obéir sur ma tête et sur mes yeux…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUARANTE ET UNIÈME NUIT

Elle dit :

… à ce discours de l’adolescente du parfait amour, je sentis se dilater les éventails de mon cœur, et je m’écriai : « Ô reine de l’intelligence et de la beauté, me voici prêt à t’obéir sur ma tête et sur mes yeux ! » Et, prenant congé d’elle en la laissant dans ma boutique, j’allai sur la place qui est au pied de la citadelle, et me mis en rapport avec le chef de la corporation des bateleurs, saltimbanques, charlatans, bouffons, danseurs, funambules, baladins, conducteurs de singes, montreurs d’ours, tambourineurs, clarinettes, flageolets, fifres, timbaliers, et tous autres farceurs ; et je me concertai avec ce chef-là pour qu’il m’aidât dans mon projet, en lui promettant une rénumération considérable. Et, ayant obtenu de lui la promesse de son concours, je le précédai au palais du Cheikh al-Islam, père de mon épouse, auprès duquel je montai m’asseoir sur le perron de la cour.

Et je n’étais pas là depuis une heure à deviser avec lui, en buvant des sorbets, que soudain, par la grande porte laissée ouverte, fit son entrée, précédée par quatre saltimbanques marchant sur la tête, et par quatre funambules marchant sur le bout des orteils, et par quatre bateleurs marchant sur les mains, au milieu d’un charivari extraordinaire, toute la tribu tambourinante, tamtamante, tintamarrante, hurlante, dansante, gesticulante et bariolée de la nigauderie qui tenait ses assises au pied de la citadelle. Et ils étaient tous là, les conducteurs de singes avec leurs animaux, les montreurs d’ours avec leurs plus beaux sujets, les bouffons avec leurs oripeaux, les charlatans avec leurs hauts bonnets de feutre, et les instrumentistes avec leurs bruyants instruments dont s’exhalait un immense hourvari. Et ils vinrent se ranger, en bon ordre, dans la cour, les singes et les ours au milieu d’eux, et chacun œuvrant à sa manière. Mais soudain résonna un violent coup de tabbl, et tout le vacarme tomba comme par enchantement. Et le chef de la tribu s’avança jusqu’au pied des marches, et, au nom de tous mes parents assemblés, me harangua d’une voix magnifique, en me souhaitant prospérité et longue vie, et en me tenant le discours que je lui avais appris.

Et, effectivement, ô mon seigneur, tout se passa comme l’avait prévu l’adolescente. Car le Cheikh al-Islam, ayant eu, par la bouche même du chef de la tribu, l’explication de ce tintamarre, m’en demanda la confirmation. Et je l’assurai que j’étais, en effet, le cousin, de père et de mère, de tous ces gens, et que j’étais moi-même le fis d’un bateleur, conducteur de singe ; et je lui répétai toutes les paroles du rôle que m’avait appris l’adolescente, et que tu connais déjà, ô roi du temps. Et le Cheikh al-Islam, devenu bien changé de teint et bien indigné, me dit : « Tu ne peux plus rester dans la maison et dans la famille du Cheikh al-Islam, car je craindrais qu’on te crachât au visage, et qu’on te traitât avec moins d’égards qu’un chien de chrétien ou qu’un porc de juif. » Et moi je commençai par répondre : « Par Allah, je ne divorcerai pas d’avec mon épouse, même si tu m’offres le royaume de l’Irak ! » Et le Cheikh al-Islam, qui savait bien que le divorce par force était défendu par la Schariat, me prit à part et me supplia, par toutes sortes de paroles conciliantes, de consentir à ce divorce, en me disant : « Voile mon honneur, et Allah voilera le tien ! » Et moi je finis par condescendre à accepter le divorce, et je prononçai, par devant témoins, en parlant de la fille du Cheikh al-Islam : « Je la répudie une fois, deux fois, trois fois, je la répudie ! » Or, c’était là la formule du divorce irrévocable. Et, l’ayant prononcée, parce que j’en étais instamment requis par le père lui-même, je me trouvais, du même coup, libéré de la redevance de la rançon et du douaire, et délivré du plus épouvantable cauchemar qui eût pesé sur la poitrine d’un être humain.

Et, sans prendre le temps de saluer celui qui avait été pendant une nuit le père de mon épouse, je livrai mes jambes au vent, sans regarder derrière moi, et j’arrivai, hors d’haleine, dans ma boutique où m’attendait toujours l’adolescente du parfait amour. Et elle, de sa langue la plus douce, elle me souhaita la bienvenue, et, de toute la bienséance de ses manières, elle me félicita de la réussite, et me dit : « Maintenant, voici le moment venu de notre réunion. Qu’en penses-tu, ô mon maître ? » Et je répondis : « Sera-ce dans ma boutique ou dans ta maison ? » Et elle sourit et me dit : « Ô pauvre ! mais tu ne sais donc pas combien une femme doit prendre de soins de sa personne, pour faire les choses comme il sied ? Il faut donc que ce soit dans ma maison ! » Et je répondis : « Par Allah, ô ma souveraine, depuis quand le lys va-t-il au hammam et la rose au bain ? Ma boutique est assez grande pour te conteuir, lys ou rose. Et si ma boutique brûlait, il y aurait mon cœur. » Et elle me répondit, riant : « Tu excelles, vraiment ! Et te voilà revenu de tes anciennes manières, si ordinaires ! Et tu sais tourner un compliment, parfaitement. » Et elle ajouta : « Maintenant, lève-toi, ferme ta boutique et suis-moi. »

Or, moi, qui n’attendais que ces mots, je me hâtai de répondre : « J’écoute et j’obéis. » Et, sortant le dernier de la boutique, je la fermai à clef, et suivis, à dix pas de distance, le groupe formé par l’adolescente et ses esclaves. Et nous arrivâmes de la sorte devant un palais dont la porte s’ouvrit à notre approche. Et, dès l’entrée, deux eunuques vinrent à moi et me prièrent de me rendre avec eux au hammam. Et moi, décidé à tout faire sans demander d’explication, je me laissai conduire par les eunuques au hammam, où l’on me fit prendre un bain de propreté et de rafraîchissement. Après quoi, revêtu de fins habits, et parfumé à l’ambre chinois, je fus conduit dans les appartements intérieurs où m’attendait, nonchalamment étendue sur un lit de brocart, l’adolescente de mes désirs et du parfait amour.

Or, dès que nous fûmes seuls, elle me dit : « Viens par ici, viens, ô timbale ! Par Allah ! faut-il que tu sois un nigaud de l’extrême extrémité des nigauds, pour avoir refusé naguère une nuit semblable à celle-ci ! Mais, pour ne pas te troubler, je ne te rappellerai pas le passé. » Et moi, ô mon seigneur, à la vue de cette adolescente déjà toute nue, et toute blanche et si fine, et de la richesse de ses parties délicates, et de la grosseur de son derrière dodu, et de l’excellente qualité de ses divers attributs, je sentis se réparer en moi tous mes retards passés, et je reculai pour sauter. Mais elle m’arrêta d’un geste et d’un sourire, et me dit : « Avant le combat, ô cheikh, il faut que je sache si tu connais le nom de ton adversaire. Comment s’appelle-t-il ? » Et je répondis : « La source des grâces ! » Elle dit : « Que non ! » Je dis : « Le père de la blancheur ! » Elle dit : « Que non ! » Je dis : « Le doux-viandu ! » Elle dit : « Que non ! » Je dis : « Le sésame décortiqué ! » Elle dit : « Que non ! » Je dis : « Le basilic des ponts ! » Elle dit : « Que non ! » Je dis : « Le mulet rétif ! » Elle dit : « Que non ! » Je dis : « Hé, par Allah, ô ma maîtresse, je ne connais plus qu’un nom encore, et c’est tout : l’auberge de mon père Mansour ! » Elle dit : « Que non ! » et ajouta : « Ô timbale, que font-ils donc appris, les savants théologiens et les maîtres grammairiens ? » Je dis : « Rien du tout ! » Elle dit : « Alors écoute ! Voici quelques-uns de ses noms : le sansonnet muet, le mouton gras, la langue silencieuse, l’éloquent sans paroles, l’étau adaptable, le crampon sur mesure, le mordeur enragé, le secoueur infatigable, l’abîme magnétique, le puits de Jacob, le berceau de l’enfant, le nid sans œuf, l’oiseau sans plumes, le pigeon sans tache, le chat sans moustaches, le poulet sans voix et le lapin sans oreilles. »

Et, ayant fini d’orner de la sorte mon entendement, et d’éclairer mon jugement, elle me saisit soudain entre ses jambes et ses bras, et me dit : « Yallah ! yallah, ô timbale ! sois rapide dans l’assaut, et lourd dans la descente, et léger dans le poids, et solide dans l’étreinte, et un nageur de fond, et un bouchon sans vide, et un sauteur sans arrêt. Car le détestable est celui qui se lève une fois ou deux fois pour ensuite s’asseoir, et qui lève la tête pour la baisser, et qui se met debout pour retomber. Et donc, hardi, ô gaillard ! » Et moi, ô mon seigneur, je répondis : « Hé, par ta vie, ô ma maîtresse, procédons par ordre ! procédons par ordre ! » Et j’ajoutai : « Par qui faut-il commencer ? » Elle répondit : « À ton choix, ô timbale ! » Je dis : « Alors, donnons d’abord son grain au sansonnet muet ! » Elle dit : « Il attend ! il attend ! »

Alors moi, ô mon seigneur le sultan, je dis à mon enfant : « Satisfais le sansonnet ! » Et l’enfant répondit par l’ouïe et l’obéissance, et fut large et généreux pour la pitance du sansonnet muet qui, du coup, se mit à s’exprimer dans le langage des sansonnets, disant : « Qu’Allah augmente ton bien ! qu’Allah augmente ton bien ! »

Et moi je dis à l’enfant : « Fais ton salam maintenant au mouton gras qui attend ! » Et l’enfant fit au mouton en question le salam le plus profond. Et le mouton répondit en son langage d’état : « Qu’Allah augmente ton bien ! qu’Allah augmente ton bien ! »

Et moi je dis à l’enfant : « Parle maintenant à la langue silencieuse ! » Et l’enfant frotta son doigt sur la langue silencieuse, qui répondit aussitôt d’une voix harmonieuse : « Qu’Allah augmente ton bien ! qu’Allah augmente ton bien ! »

Et moi je dis à l’enfant : « Apprivoise le mordeur enragé ! » Et il se mit à caresser le mordeur en question, avec beaucoup de précautions, et fit si bien qu’il sortit de sa gueule sans dommage et sans rage, et que le mordeur, satisfait de son courage et de son ouvrage, lui dit : « Je te rends hommage ! ah ! quel breuvage ! »

Et moi je dis à l’enfant : « Comble le puits de Jacob, ô plus endurant que Job ! » Et l’enfant répondit aussitôt : « Il me gobe ! il me gobe ! » Et le puits en question fut comblé sans fatigue ni objection, et bouché sans vide ni interruption.

Et moi je dis à l’enfant : « Réchauffe l’oiseau sans plumes ! » Et l’enfant répondit comme le marteau sur l’enclume ; et l’oiseau réchauffé répondit ; « Je fume ! je fume ! »

Et moi je dis à l’enfant : « Ô excellent, donne du grain cette fois au poulet sans voix ! » Et l’excellent garçon ne dit pas non, et donna du grain à profusion au poulet en question, qui se mit à chanter, disant : « La bénédiction ! la bénédiction ! »

Et moi je dis à l’enfant : « N’oublie pas ce bon lapin sans oreilles, et tire-le de son sommeil, ô père de l’œil sans pareil ! » Et l’enfant, toujours en éveil, parla au lapin, bien qu’il fût sans oreilles, et lui donna de si bons conseils, qu’il s’écria : « Quelle merveille ! quelle merveille…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUARANTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et l’enfant, toujours en éveil, parla au lapin, bien qu’il fût sans oreilles, et lui donna de si bons conseils, qu’il s’écria : « Quelle merveille ! quelle merveille ! »

Et je continuai, ô mon seigneur, à encourager l’enfant à converser de la sorte avec son adversaire, en changeant chaque fois de place la conversation, et en la faisant dévier selon chaque attribut, prenant-prenant, et donnant-donnant, sans oublier ni le chat sans moustaches, ni le pigeon sans tache, ni le berceau qui fut trouvé bien chaud, ni le nid sans œuf qui fut trouvé tout neuf, ni le crampon sur mesure qui fut affronté sans écorchure, ni l’abîme magnétique où il plongea d’une manière oblique pour rester pudique, et qui fit crier grâce à la propriétaire, disant : « J’abdique ! j’abdique ! ah ! quelle trique ! » ni l’étau adaptable d’où il sortit plus invulnérable et plus considérable, ni enfin l’auberge de mon père Mansour, plus chaude qu’un four, et d’où il sortit plus gros et plus lourd qu’un topinambour.

Et nous ne cessâmes la lutte, ô mon seigneur le sultan, qu’avec l’apparition du matin, pour réciter la prière et aller au bain.

Et, lorsque nous fûmes sortis du hammam et réunis pour le repas du matin, l’adolescente du parfait amour me dit : « Par Allah, ô timbale, tu as vraiment excellé, et le sort m’a favorisé qui m’a fait jeter sur toi mon dévolu. Or, maintenant il s’agit de rendre licite notre union. Qu’en penses-tu ? Veux-tu rester avec moi, selon la loi d’Allah, ou veux-tu renoncer pour toujours à me revoir ? » Et moi je répondis : « Plutôt subir la mort rouge que de ne plus me réjouir de ce visage de blancheur, ô ma maîtresse ! » Et elle me dit : « En ce cas, sur nous le kâdi et les témoins ! » Et elle fit appeler le kâdi et les témoins, séance tenante, et écrire sans retard notre contrat de mariage. Après quoi, nous prîmes ensemble notre premier repas, et nous attendîmes que notre digestion fût terminée, et que tout risque de mal de ventre fût évité, pour recommencer nos ébats et nos divertissements, et unir la nuit avec le jour.

Et je vécus de cette vie-là, ô mon seigneur, avec l’adolescente du parfait amour pendant trente nuits et trente jours, rabotant ce qu’il y avait à raboter, et limant ce qu’il y avait à limer, et farcissant ce qu’il y avait à farcir, jusqu’à ce qu’un jour, pris d’une sorte de vertige, il m’échappa de dire à ma partenaire : « Je ne sais pas, mais, par Allah ! je ne puis aujourd’hui enfoncer le douzième épieu ! » Et elle s’écria : « Comment ? comment ? Mais ce douzième-là est le plus nécessaire ! Les autres ne comptent pas ! » Et je lui dis : « Impossible, impossible ! » Alors elle se mit à rire, et me dit : « Il te faut du repos ! Nous te le donnerons ! » Et je n’en entendis pas davantage. Car les forces m’abandonnèrent, ya sidi, et je roulai sur le sol comme un âne sans licol.

Et quand je me réveillai de mon évanouissement, je me vis enchaîné dans ce maristân, en compagnie de mes camarades, ces deux honorables jeunes gens. Et les gardiens, interrogés, me dirent : « C’est pour ton repos ! c’est pour ton repos ! » Or moi, par ta vie, ô mon seigneur le sultan, je me sens maintenant bien reposé et ragaillardi, et je demande de ta générosité d’arranger ma réunion avec l’adolescente du parfait amour. Quant à te dire son nom ou sa qualité, cela dépasse mes connaissances. Et je t’ai raconté tout ce que je savais. Et telle est, dans son ordre et l’arrangement de ses péripéties, mon histoire telle qu’elle s’est passée. Mais Allah est plus savant ! »

— Lorsque le sultan Mahmoud et son vizir, l’ancien sultan-derviche, eurent entendu cette histoire du second jeune homme, ils s’émerveillèrent à la limite de l’émerveillement de l’ordre et de la clarté avec lesquels elle leur avait été racontée. Et le sultan dit au jeune homme : « Par ma vie ! même si le motif de ton emprisonnement n’avait pas été illicite, je t’aurais libéré après t’avoir entendu. » Et il ajouta : « Pourras-tu nous conduire au palais de l’adolescente ? » Il répondit : « Je le puis, les yeux fermés ! » Alors le sultan et le vizir et le chambellan, qui était l’ancien premier fou, se levèrent ; et le sultan dit au jeune homme, après avoir fait tomber ses chaînes : « Précède-nous sur le chemin qui conduit chez ton épouse ! » Et ils se disposaient, tous les quatre, à sortir, quand le troisième jeune homme, qui avait encore les chaînes au cou, s’écria : « Ô mes maîtres, par Allah sur nous tous ! avant de partir, écoutez mon histoire, car elle est plus extraordinaire que celles de mes deux compagnons ! » Et le sultan lui dit : « Rafraîchis ton cœur et calme ton esprit, car nous ne tarderons pas à revenir. »

Et ils marchèrent, précédés par le jeune homme, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à la porte d’un palais, à la vue duquel le sultan s’écria : » Allahou akbar ! Confondu soit Éblis le Tentateur ! Ce palais, ô mes amis, est la demeure de la troisième fille de mon oncle le sultan défunt. Et notre destinée est une prodigieuse destinée. Louanges à Celui qui réunit ce qui était séparé, et qui reconstitue ce qui était dissous ! » Et il pénétra dans le palais, suivi de ses compagnons, et fit annoncer son arrivée à la fille de son oncle, qui se hâta de se présenter entre ses mains.

Or, effectivement, c’était l’adolescente du parfait amour ! Et elle baisa la main du sultan, époux de sa sœur, et se déclara soumise à ses ordres. Et le sultan lui dit : « Ô fille de l’oncle, je t’amène ton époux, cet excellent gaillard que je nomme à l’instant mon second chambellan, et qui sera désormais mon commensal et mon compagnon de coupe. Car je connais son histoire et le malentendu passager qui a eu lieu entre vous deux. Mais désormais la chose ne se répétera plus, car il est maintenant reposé et ragaillardi. » Et l’adolescente répondit : « J’écoute et j’obéis ! Et, du moment qu’il est sous ta sauvegarde et ta garantie, et que tu m’assures qu’il est rétabli, je consens à vivre de nouveau avec lui ! » Et le sultan lui dit : « Grâces te soient rendues, ô fille de l’oncle ! Tu lèves un gros poids que j’avais sur le cœur ! » Et il ajouta : « Permets-nous seulement de l’emmener pour une heure de temps. Car nous avons à écouter ensemble une histoire qui doit être tout à fait extraordinaire ! » Et il prit congé d’elle et sortit avec le jeune homme, devenu son second chambellan, avec son vizir et avec son premier chambellan.

Et, quand ils furent arrivés au maristân, ils allèrent s’asseoir à leur place, en face du troisième jeune homme, qui les attendait sur des tisons enflammés, et qui, la chaîne au cou, commença aussitôt en ces termes son histoire :