Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 13/Histoire du troisième fou

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 13p. 200-215).


HISTOIRE DU TROISIÈME FOU


« Sache, ô mon souverain maître, et toi, ô vizir de bon conseil, et vous, honorés chambellans, mes deux anciens compagnons de chaîne, sachez que mon histoire n’a aucun rapport avec celles qui viennent d’être racontées, car si mes deux compagnons ont été entrepris par des adolescentes, moi, ce fut tout autre chose. Et, du reste, vous allez contrôler mon dire par votre propre jugement.

Donc, ô mes seigneurs, j’étais encore enfant lorsque mon père et ma mère trépassèrent dans la miséricorde du Rétributeur. Et je fus recueilli par les voisins miséricordieux, des pauvres comme nous, qui, n’ayant point le nécessaire, ne pouvaient faire les frais de mon instruction, et me laissaient vagabonder dans les rues, tête nue et jambes nues, et n’ayant pour tout vêtement que la moitié d’une chemise en cotonnade bleue. Et je ne devais pas être repoussant à regarder, car les passants qui me voyaient cuire au soleil s’arrêtaient souvent pour s’exclamer : « Qu’Allah préserve cet enfant du mauvais œil ! Il est aussi beau qu’un morceau de lune. » Et, des fois, quelques-uns d’entre eux m’achetaient de la halawa aux pois chiches ou du caramel jaune et pliant, de celui qu’on tire comme une ficelle, et, en me le donnant, ils me tapaient sur la joue, ou me frottaient la tête, ou me tiraient amicalement le toupet que j’avais juste sur le sommet de mon crâne rasé. Et moi, j’ouvrais une bouche énorme, et avalais d’une happée toute la friandise. Ce qui faisait s’exclamer d’admiration tous ceux qui me regardaient et ouvrir des yeux d’envie aux petits gamins qui jouaient avec moi. Et j’arrivai de la sorte à avoir douze ans d’âge.

Or, un jour d’entre les jours, j’étais allé avec mes camarades habituels chercher des nids d’épervier et de corbeau au sommet des maisons en ruines, quand j’aperçus dans une cahute recouverte de branchages de palmier, au fond d’une cour abandonnée, la forme indécise et immobile d’un être vivant. Et, sachant que les genn et les mareds hantent les maisons désertes, je pensai : « Celui-ci est un mared ! » Et, saisi d’épouvante, je dégringolai du sommet de la ruine, et voulus livrer mes jambes au vent et anéantir la distance entre moi et ce mared. Mais une voix très douce sortit de la cahute qui m’appela, disant : « Pourquoi fuis-tu, bel enfant ? Viens goûter à la sagesse ! Viens sans peur près de moi. Je ne suis ni un genni, ni un éfrit, mais un être humain qui vit dans la solitude et la contemplation. Viens, mon enfant, et je t’enseignerai la sagesse…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUARANTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

« … Viens, mon enfant, et je t’enseignerai la sagesse. » Et moi, retenu soudain dans ma fuite par une force irrésistible, je revins sur mes pas, et me dirigeai vers la cahute, tandis que la voix très douce continuait à me dire : « Viens, bel enfant, viens ! » Et j’entrai dans la cahute et vis que la forme immobile était celle d’un vieillard très ancien, qui devait avoir un nombre incalculable d’années. Et son visage, malgré tout ce grand âge, était comme le soleil. Et il me dit : « Bienvenu l’orphelin qui vient hériter de mon enseignement ! » Et il me dit encore : « Je serai ton père et ta mère. » Et il me prit la main et ajouta : « Et tu seras mon disciple. Et tu deviendras, un jour, le maître d’autres disciples. » Et, ayant ainsi parlé, il me donna le baiser de paix, et me fit asseoir à ses côtés, et commença sur l’heure mon instruction. Et moi, je fus subjugué par sa parole et par la beauté de son enseignement ; et je renonçai pour lui à mes jeux et à mes camarades. Et il devint mon père et ma mère. Et je lui montrai un respect profond, une tendresse extrême et une soumission sans bornes. Et cinq années s’écoulèrent, pendant lesquelles j’acquis une instruction admirable. Et mon esprit fut nourri du pain de la sagesse.

Mais, ô mon seigneur, toute sagesse est vaine si elle n’est pas semée dans un terrain dont le fond soit de bonne nature. Car elle s’efface avec le premier coup du râteau de la folie, qui racle la couche fertile. Et en dessous il ne reste que la sécheresse et la stérilité.

Et je devais bientôt éprouver sur moi-même la force des instincts victorieux des préceptes.

Un jour, en effet, le vieux sage, mon maître, m’ayant envoyé mendier notre subsistance dans la cour de la mosquée, je m’acquittai de ma tâche ; et, après avoir été favorisé par la générosité des Croyants, je sortis de la mosquée et repris le chemin de notre solitude. Mais, en chemin, ô mon seigneur, je croisai un groupe d’eunuques au milieu desquels se balançait une adolescente voilée, dont les yeux sous le voile me parurent contenir tout le ciel. Et les eunuques étaient armés de longs bâtons avec lesquels ils tapaient sur les épaules des passants, pour les éloigner du chemin suivi par leur maîtresse. Et de tous côtés j’entendais les gens murmurer : « La fille du sultan ! la fille du sultan ! » Et moi, ô mon seigneur, je m’en retournai vers mon maître, l’âme en émoi et la cervelle en désordre. Et du coup j’oubliai les maximes de mon maître, et mes cinq années de sagesse, et les préceptes du renoncement.

Et mon maître me regarda tristement, tandis que je pleurais. Et nous passâmes toute la nuit l’un à côté de l’autre sans prononcer une parole. Et le matin, après lui avoir baisé la main, selon mon habitude, je lui dis : « Ô mon père et ma mère, pardonne à ton indigne disciple ! Mais il faut que mon âme revoie la fille du sultan, ne fût-ce que pour jeter sur elle un seul regard. » Et mon maître me dit : « Ô fils de ton père et de ta mère, ô mon enfant, tu verras, puisque ton âme le désire, la fille du sultan. Mais songe à la distance qu’il y a entre les solitaires de la sagesse et les rois de la terre ! Ô fils de ton père et de ta mère, ô nourri de ma tendresse, oublies-tu combien la sagesse est incompatible avec la fréquentation des filles d’Adam, surtout quand elles sont des filles de rois ? Et as-tu donc renoncé à la paix de ton cœur ? Et veux-tu que je meure, persuadé qu’avec ma mort disparaîtra le dernier recéleur des préceptes de la solitude ? Ô mon fils, rien n’est aussi plein de richesse que le renoncement, et rien n’est aussi satisfaisant que la solitude ! » Mais je répondis : « Ô mon père et ma mère, si je ne puis voir la princesse, ne fût-ce que pour jeter sur elle un seul regard, je mourrai. »

Alors mon maître, qui m’aimait, voyant ma tristesse et mon affliction, me dit : « Enfant, un regard sur la princesse satisferait-il tous tes désirs ? » Et je répondis : « Sans aucun doute ! » Alors mon maître s’approcha de moi en soupirant, frotta l’arc de mes yeux avec une sorte d’onguent, et, au même instant, une partie de mon corps disparut, et il ne resta en moi de visible que la moitié d’un homme, un tronc doué de mouvement. Et mon maître me dit : « Transporte-toi maintenant au milieu de la ville. Et tu atteindras ainsi le but que tu souhaites. » Et je répondis par l’ouïe et l’obéissance, et je me transportai en un clin d’œil sur la place publique, où, dès mon arrivée, je me vis entouré d’une foule innombrable. Et chacun me regardait avec étonnement. Et de tous côtés on accourait pour contempler cet être singulier qui n’avait d’un homme que la moitié, et qui se mouvait avec tant de rapidité. Et le bruit de cet étrange phénomène se répandit bientôt dans la ville, et parvint jusqu’au palais où demeurait la fille du sultan avec sa mère. Et elles désirèrent toutes deux satisfaire sur moi leur curiosité, et envoyèrent les eunuques me prendre pour me mener en leur présence. Et je fus conduit au palais et introduit dans le harem, où la princesse et sa mère satisfirent sur moi leur curiosité, tandis que je regardais. Après quoi elles me firent ramasser par les eunuques, qui me transportèrent là où ils m’avaient pris. Et moi, l’âme plus tourmentée que jamais et l’esprit plus bouleversé, je retournai auprès de mon maître, dans la cahute.

Et je le trouvai, couché sur la natte, la poitrine oppressée, et le teint jaune comme s’il eût été à l’agonie. Mais j’avais le cœur trop occupé ailleurs pour me tourmenter à son sujet. Et il me demanda d’une voix faible : « As-tu vu, ô mon enfant, la fille du sultan ? » Et je répondis : « Oui, mais c’est pis que si je ne l’avais vue. Et désormais mon âme ne peut trouver de repos, si je ne parviens à m’asseoir près d’elle, et à rassasier mes yeux du plaisir de la regarder ! » Et il me dit, en poussant un grand soupir : « Ô mon bien-aimé disciple, que je tremble pour la paix de ton cœur ! Ah ! quel rapport peut jamais exister entre ceux de la Solitude et ceux du Pouvoir ? » Et je répondis : « Ô mon père, à moins que je ne repose ma tête près de la sienne, que je ne la regarde et que je ne touche son cou charmant de ma main, je me croirai à l’extrême limite du malheur, et je mourrai de désespoir. »

Alors mon maître, qui m’aimait, inquiet tout à la fois pour ma raison et pour la paix de mon cœur, me dit, tandis que des hoquets le secouaient douloureusement : « Ô fils de ton père et de ta mère, ô enfant qui portes en toi la vie et qui oublies combien la femme est troublante et pervertissante, va, satisfais tous tes désirs ! mais, comme une dernière grâce, je te supplie de creuser ici même ma tombe, et de m’ensevelir sans mettre de pierre indicatrice sur l’endroit où je reposerai. Penche-toi, mon fils, pour que je te donne le moyen d’arriver à tes fins. »

Et moi, ô mon seigneur, je me penchai vers mon maître, qui me frotta les paupières avec une sorte de kohl en poudre noire très fine, et me dit : « Ô mon ancien disciple, te voici devenu, grâce aux vertus de ce kohl, invisible aux yeux des hommes. Et tu peux maintenant, sans crainte, satisfaire tous tes désirs ! Et que la bénédiction d’Allah soit sur ta tête et te préserve, dans la mesure du possible, des embûches des maudites qui jettent le trouble parmi les élus de la Solitude ! »

Et, ayant ainsi parlé, mon vénérable maître fut comme s’il n’avait jamais été. Et moi je me hâtai de l’ensevelir dans une fosse que je creusai sous la cahute où il avait vécu, — qu’Allah l’admette dans Sa miséricorde, et lui donne une place de choix ! Après quoi, je me hâtai de m’envoler vers le palais de la fille du sultan.

Or, comme j’étais invisible à tous les yeux, j’entrai dans le palais sans être aperçu et, poursuivant mon chemin, je pénétrai dans le harem et allai tout droit à la chambre de la princesse. Et je la trouvai couchée dans son lit, faisant la sieste, et n’ayant sur elle, pour tout vêtement, qu’une chemise en tissu de Mossoul. Et moi, ô mon seigneur, qui de ma vie n’avais encore eu l’occasion de voir la nudité d’une femme, je fus dans un émoi qui acheva de me faire oublier toutes les sagesses et tous les préceptes. Et je m’écriai : « Allah ! Allah ! » Et cela fut lancé d’une voix si forte que la jeune fille ouvrit à demi les yeux, en poussant un soupir d’éveil, et en se tournant dans son lit. Mais ce fut tout, heureusement. Et moi, ô mon seigneur, je vis alors l’inexprimable ! Et je fus frappé de ce qu’une jeune fille si frêle et si fine possédât un si gros derrière. Et, bien émerveillé, je m’approchai davantage, me sachant invisible, et, bien doucement, je posai mon doigt sur ce derrière-là pour le tâter, et avoir le cœur satisfait à son sujet. Et je sentis qu’il était plein, et rebondissant et beurré et granulé. Mais je ne pouvais revenir de la surprise où j’étais de son volume, et je me demandais : « Pourquoi si gros ? pourquoi si gros ? » Et, ayant réfléchi à ce sujet sans trouver la réponse satisfaisante, je me hâtai d’aller prendre contact avec la jeune fille. Et je fis cela avec des précautions infinies pour ne pas la réveiller. Et, quand je jugeai que le premier danger était passé, je me hasardai à quelque premier mouvement. Et doucement, doucement, l’enfant que tu sais, ô mon seigneur, entra en jeu à son tour. Mais il se garda bien d’être grossier ou d’user de procédés répréhensibles, de n’importe quelle manière ; et il se contenta, lui aussi, de faire seulement connaissance avec ce qu’il ne connaissait pas. Et rien de plus, ô mon seigneur. Et nous jugeâmes tous deux, pour cette première fois, qu’il était bien suffisant de nous être formé le jugement.

Mais, voilà ! le Tentateur, au moment précis où j’allais me lever, me poussa à pincer la jeune fille, juste au milieu de l’une de ces étonnantes rondeurs dont le volume me rendait perplexe, et je ne pus résister à la tentation, et voilà ! je pinçai la jeune fille au milieu de cette rondeur-là. Et — éloigné soit le Malin ! — l’impression qu’elle en éprouva fut si vive que, réveillée pour de bon cette fois, elle sauta de son lit en jetant un cri d’effroi, et appela sa mère à grands cris…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUARANTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

… l’impression qu’elle en éprouva fut si vive que, réveillée pour de bon cette fois, elle sauta de son lit en jetant un cri d’effroi, et appela sa mère à grands cris.

Or, en entendant les signaux d’alarme de sa fille et ses cris de terreur et ses appels au secours, la mère accourut en se prenant les pieds dans ses robes, et suivie de près par la vieille nourrice de la jeune fille et par les eunuques. Et la jeune fille continuait à crier, en portant sa main là où elle avait été pincée : « Je me réfugie en Allah du Cheitân le lapidé ! » Et sa mère et la vieille nourrice lui demandèrent en même temps : « Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ? Et pourquoi as-tu la main sur l’honorable ? Et qu’est-ce qu’il a, l’honorable ? Et qu’est-il arrivé à l’honorable ? Et montre-nous ce qu’il a, l’honorable ! » Et la nourrice se tourna vers les eunuques, en leur lançant un regard de travers, et leur cria : « Allez-vous-en un peu ! » Et les eunuques s’éloignèrent, en maudissant entre leurs lèvres la vieille calamiteuse.

Tout cela ! Et moi je voyais sans être vu, grâce au kohl de mon défunt maître — qu’Allah l’ait en Ses bonnes grâces !

Or donc, lorsque sa mère et sa nourrice l’eurent ainsi, en un instant, harcelée de pressantes questions, en allongeant le cou pour voir ce que pouvait bien être l’affaire, la jeune fille rougissante et endolorie, finit par prononcer : « C’est là ! c’est là ! le pincement ! le pincement ! » Et les deux femmes regardèrent et virent, sur l’honorable, la trace rouge et déjà enflée de mon pouce et de mon doigt du milieu. Et elles reculèrent effarées et formalisées à l’extrême, en s’écriant : « Ô maudite, qui t’a fait ça ? qui t’a fait ça ? » Et la jeune fille se mit à pleurer, en disant : « Je ne sais pas ! je ne sais pas ! » Et elle ajouta : « J’ai été pincée comme ça, alors que je rêvais, dans mon sommeil, que je mangeais un gros concombre ! » Et les deux femmes, en entendant ces paroles, se penchèrent en même temps, et regardèrent sous les rideaux, et sous les draperies et sous la moustiquaire ; et, n’ayant rien trouvé de suspect, elles dirent à la jeune fille : « Es-tu bien sûre que tu ne t’es pas pincée toi-même, en dormant ? » Elle répondit : « Je préférerais mourir que de me pincer si cruellement ! » Alors la vieille nourrice opina, disant : « Il n’y a de recours et de puissance qu’en Allah le Très-Haut, l’Omnipotent. Celui qui a pincé notre fille est un innommable d’entre les innommables qui peuplent l’air ! Et il a dû entrer ici par cette fenêtre ouverte et, ayant vu notre fille endormie avec son honorable à nu, il n’a pas pu résister au désir de la pincer là même. Et c’est ce qui est arrivé, certainement. » Et, ayant ainsi parlé, elle courut fermer la fenêtre et la porte, et ajouta : « Avant de mettre à notre fille une compresse d’eau froide et de vinaigre, il faut nous hâter de chasser le Malin. Et il n’y a qu’un moyen efficace, et c’est de brûler dans la chambre des crottes de chameau. Car les crottes de chameau sont incompatibles avec l’odorat des genn, des mareds et de tous les innomables. Et je sais les paroles qu’il faut prononcer pendant cette fumigation ! » Et aussitôt elle cria aux eunuques, massés derrière la porte : « Allez vite nous chercher un panier de crottes de chameau. »

Et, pendant que les eunuques étaient allés exécuter l’ordre, la mère s’approcha de sa fille et lui demanda : « Es-tu sûre, ô ma fille, que le Malin ne t’a rien fait de plus ? Et n’as-tu rien senti de ce que je veux dire ? » Elle dit : « Je ne sais pas ! » Alors la mère et la nourrice baissèrent la tête et examinèrent la jeune fille. Et elles virent, ô mon seigneur, que, selon ce que je t’avais dit, tout était à sa place, et qu’il n’y avait aucune trace de violence sur le revers ou sur la face. Mais le nez de la maudite nourrice, qui était perpicace, lui fît dire : « J’ai senti sur notre fille l’odeur d’un genni mâle ! » Et elle cria aux eunuques : « Où sont les crottes, ô maudits ! » Et, à ce moment, les eunuques arrivèrent avec le panier ; et ils se hâtèrent de le remettre à la vieille, à travers la porte un instant entr’ouverte.

Alors la vieille nourrice, après avoir enlevé les tapis qui recouvraient le sol, versa le panier de crottes sur les dalles de marbre, et y mit le feu. Et dès que s’éleva la fumée, elle se mit à marmonner sur le feu des paroles inconnues, en traçant dans l’air des signes magiques.

Et voici ! la fumée des crottes brûlées qui remplit bientôt l’appartement affecta mes yeux d’une manière si insupportable qu’ils se remplirent d’eau, et que je fus obligé de les essuyer à plusieurs reprises avec le bas de ma robe. Et je ne réfléchis pas, ô mon seigneur, que, par cette manœuvre, j’enlevais, au fur et à mesure, le kohl dont les vertus me rendaient invisible et dont, dans mon imprévoyance, j’avais oublié d’emporter une bonne quantité avant la mort de mon maître.

Et, effectivement, j’entendis soudain les trois femmes pousser trois cris simultanés d’épouvante, en dirigeant leur doigt de mon côté : « Voici l’éfrit ! voici l’éfrit ! voici l’éfrit ! » Et elles appelèrent à leur secours les eunuques, qui aussitôt envahirent la chambre et se jetèrent sur moi et voulurent me tuer. Mais je leur criai de ma voix la plus terrible : « Si vous me faites le moindre mal, j’appellerai à mon aide mes frères les genn qui vous extermineront, et feront crouler ce palais sur la tête de ses habitants ! » Alors ils eurent peur, et se contentèrent de me garrotter. Et la vieille me cria : « Mes cinq doigts gauches dans ton œil droit, et mes cinq autres doigts dans ton œil gauche ! » Et je lui dis : « Tais-toi, ô sorcière maudite, ou j’appelle mes frères les genn, qui feront entrer ta longueur dans ta largeur ! » Alors elle eut peur et se tut. Mais ce fut pour s’écrier, au bout d’un moment : « Puisque celui-ci est un éfrit, nous ne pouvons le tuer. Mais nous pouvons l’enchaîner pour le reste de ses années ! » Et elle dit aux eunuques : « Prenez-le et conduisez-le au maristân, et mettez-lui une chaîne au cou, et rivez la chaîne au mur. Et dites aux gardiens que, s’ils le laissent s’échapper, leur mort sera sans recours ! »

Et aussitôt les eunuques, ô mon seigneur, m’emmenèrent, alors que j’avais le nez bien long, et me jetèrent dans ce maristân, où je rencontrai mes deux anciens compagnons, qui sont maintenant tes honorables chambellans. Et telle est mon histoire ! Et tel est, ô mon seigneur le sultan, le motif de mon emprisonnement dans cette prison de fous, et de cette chaîne qui est à mon cou. Et je t’ai raconté tout, d’un bout à l’autre bout, et c’est pourquoi j’espère d’Allah et de toi que mon errement est absous, et que ta bonté va me tirer de dessous ces verrous, pour me mettre n’importe où en dehors de cet écrou. Et le mieux est que je devienne l’époux de la princesse dont je suis fou. Et le Très-Haut est au-dessus de nous ! »

— Lorsque le sultan Mahmoud eut entendu cette histoire, il se tourna vers son vizir, l’ancien sultan-derviche, et lui dit : « Voilà comment le destin a conduit les événements de notre famille ! Car la princesse, dont est amoureux ce jeune homme, est la dernière fille du sultan défunt, père de mon épouse ! Et maintenant il ne nous reste plus qu’à donner à cet événement la suite qu’il comporte. » Puis il se tourna vers le jeune homme et lui dit : « En vérité, ton histoire est une étonnante histoire, et si même tu ne m’avais pas demandé la fille de mon oncle en mariage, je te l’aurais accordée pour te marquer le contentement que j’éprouve de tes paroles ! » Et il fit tomber ses chaînes à l’instant, et lui dit : « Tu seras désormais mon troisième chambellan ; et je vais donner les ordres pour la célébration de tes noces avec la princesse dont tu connais déjà les avantages. »

Et le jeune homme baisa la main du généreux sultan. Et ils sortirent tous du maristân et se rendirent au palais, où, à l’occasion des deux précédentes réconciliations et du mariage du jeune homme avec la princesse, de grandes fêtes furent données et de grandes réjouissances publiques. Et tous les habitants de la ville, petits et grands, furent engagés à prendre part aux festins qui devaient durer quarante jours et quarante nuits, en l’honneur du mariage de la fille du sultan avec le disciple du sage, et de la réunion de ceux que le sort avait désunis.

Et ils vécurent tous dans les délices intimes et les joies de l’amitié, jusqu’à l’inévitable séparation.


— Et telle est, ô Roi fortuné, continua Schahrazade, l’histoire compliquée de l’Adultérin sympathique, qui était sultan et qui devint derviche errant pour ensuite être choisi comme vizir par Mahmoud le sultan, et de ce qui lui arriva avec son ami et avec les trois jeunes gens enfermés comme fous dans le maristân. Mais Allah est plus grand, et plus généreux et plus savant ! » Puis elle ajouta, sans s’arrêter : » Mais ne crois point que cette histoire soit plus admirable ou plus instructive que les Paroles sous les quatrevingt-dix-neuf tête coupées ! » Et le roi Schahriar s’écria : « Quelles sont ces paroles, Schahrazade, et ces têtes coupées que je ne connais pas ? » Et Schahrazade dit :