Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 13/Paroles sous les quatre-vingt-dix-neuf têtes coupées

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 13p. 217-235).


PAROLES SOUS LES
QUATRE-VINGT-DIX-NEUF TÊTES COUPÉES


Il est raconté — mais Allah seul sait distinguer le réel et l’irréel, et les différencier infailliblement ! — qu’il y avait, en l’antiquité du temps, dans une ville d’entre les villes des Roums anciens, un roi d’un haut rang et d’un mérite signalé, un maître de pouvoir et de puissance, de forces et d’armées. Et ce roi avait, plus précieux que tous ses trésors, un fils adolescent qui était parfaitement beau. Et cet adolescent, fils de roi, n’était pas seulement beau à la perfection, mais il était doué d’une sagesse qui émerveillait la terre. Et, du reste, cette histoire ne sera que la confirmation de cette sagesse admirable et de cette beauté de l’adolescent princier.

Et, pour mettre ces qualités à l’épreuve, Allah Très-Haut fit tourner le temps du côté néfaste, sur les jours du roi et de la reine, père et mère de l’adolescent. Et de roi et de reine qu’ils étaient, au comble de la puissance et des richesses, ils se réveillèrent un jour dans leur palais vide, plus pauvres et plus misérables que les mendiants sur la route de la générosité. Car rien n’est plus aisé au Très-Haut que de faire s’écrouler les trônes les plus solides, et de faire habiter les palais par les bêtes de proie et les oiseaux de nuit…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUARANTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

… et plus misérables que les mendiants sur la route de la générosité. Car rien n’est plus aisé au Très-Haut que de faire s’écrouler les trônes les plus solides et de faire habiter les palais par les bêtes de proie et les oiseaux de nuit.

Or, devant ce retour offensif du temps et ce coup inattendu du sort, l’adolescent sentit son cœur se tremper comme la lame fumante dans l’eau, et il prit sur lui de relever le courage de ses parents, et de les tirer de l’état où ils se trouvaient. Et il dit au roi pauvre : « Ô mon père, dis-moi, par Allah, voudrais-tu incliner ton ouïe vers ton enfant qui désirerait te parler ? » Et le roi, relevant la tête, répondit : « Ô mon fils, tu es l’élu de l’intelligence, parle et nous t’obéirons ! » Et l’adolescent dit : « Lève-toi, ô mon seigneur, et partons pour les terres où l’on ignore jusqu’à notre nom. Car à quoi bon se lamenter devant l’irréparable, alors que nous sommes encore les maîtres du présent ? Ailleurs nous trouverons une vie nouvelle et des joies renouvelées ! » Et le vieux roi répondit : « Ô mon admirable enfant, pieux et plein de déférence, ton conseil est une inspiration du Maître de la Sagesse. Et que le soin de cette affaire soit sur Allah et sur toi ! »

Alors l’adolescent se leva et, après avoir tout préparé pour le voyage, il prit son père et sa mère par la main, et sortit avec eux sur le chemin de la destinée. Et ils voyagèrent à travers les plaines et les déserts, et ne cessèrent de marcher jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés en vue d’une ville grande et bien bâtie. Et l’adolescent fit reposer son père et sa mère à l’ombre des murailles, et entra seul dans cette ville. Et les passants qu’il questionna l’informèrent que cette ville était la capitale d’un sultan juste et magnanime, qui était l’honneur des rois et des sultans. Alors il arrêta son plan et son projet, et retourna aussitôt auprès de ses vieux parents, auxquels il dit : « J’ai l’intention de vous vendre au sultan de cette ville, qui est un grand sultan. Qu’en dites-vous, ô mes parents ? » Et ils répondirent : « Ô notre enfant, tu sais mieux que nous ce qui convient et ce qui ne convient pas, car le Très-Haut a mis la tendresse dans ton cœur et dans ton esprit toute l’intelligence. Et nous ne pouvons que t’obéir avec sécurité et confiance, ayant placé notre espoir en Allah et en toi, ô notre enfant. Et tout ce que tu jugeras bon, aura notre agrément ! » Et l’adolescent prit de nouveau par la main ses vieux parents et s’achemina avec eux vers le palais du sultan. Et il les laissa dans la cour du palais, et demanda à être introduit dans la salle du trône, pour parler au roi. Et, comme il avait un aspect noble et beau, il fut introduit aussitôt dans la salle des audiences. Et il rendit ses hommages au sultan qui, l’ayant regardé, vit, à n’en pas douter, qu’il était le fils de grands de la terre, et lui dit : « Que souhaites-tu ô jeune homme de clarté ? » Et l’adolescent, après avoir embrassé une seconde fois la terre entre les mains du roi, répondit : « Ô mon maître, j’ai avec moi un captif, pieux et craignant le Seigneur, un modèle d’honnêteté et d’honneur ; et j’ai également avec moi une captive, agréable de caractère et douce de manières et gracieuse de langage et pleine de toutes les qualités requises d’une esclave. Et tous deux ont connu de meilleurs jours, et se trouvent maintenant poursuivis par le destin. C’est pourquoi je désire les vendre à Ta Hautesse, afin qu’ils soient des serviteurs entre tes pieds et des esclaves à ta disposition, comme nous sommes tous trois tes biens mobiliers. »

Lorsque le roi eut entendu de la bouche de l’adolescent ces paroles dites avec un délicieux accent, il lui dit : « Ô adolescent sans pareil, qui viens à nous peut-être du ciel, puisque les deux captifs dont tu me parles sont ta propriété, ils ne peuvent que me plaire. Hâte-toi d’aller me les chercher, afin que je les voie et les achète de toi ! » Et l’adolescent retourna auprès du roi pauvre qui était son père, et de la reine pauvre qui était sa mère, et, les prenant tous deux par la main, tandis qu’ils obéissaient, il les amena en présence du roi.

Et le roi, au premier regard qu’il jeta sur le père et la mère de l’adolescent, s’émerveilla à la limite de l’émerveillement, et dit : « Si ceux-ci sont des esclaves, comment peuvent être les rois ? » Et il leur demanda : « Et vous êtes tous deux les esclaves et la propriété de ce bel adolescent ? » Et ils répondirent : « Nous sommes, en vérité, ses esclaves et sa propriété, par tous les liens, ô roi du temps ! » Alors il se tourna vers le jeune homme et lui dit : « Estime toi-même sur moi le prix qui te convient pour la vente de ces deux captifs qui n’ont point leurs pareils dans la demeure des rois. » Et le jeune homme dit : « Ô mon maître, il n’y a pas de trésor qui puisse me dédommager de la perte de ces deux captifs. C’est pourquoi je ne te les céderai pas au poids de l’or et de l’argent ; mais je les remettrai entre tes mains, comme un dépôt, jusqu’au jour que fixera le sort. Et je ne veux te demander, comme prix de cette cession temporaire, qu’une chose qui soit aussi précieuse dans son genre qu’ils le sont tous deux parmi les créatures d’Allah. Je te demanderai, en effet, pour la cession du captif, un cheval qui soit le plus beau de tes écuries, tout sellé, bridé et harnaché ; et je te demanderai, pour la cession de la captive, un équipement comme en portent les fils des rois. Et je mets comme condition que le jour où je te rapporterai le cheval et l’équipement, tu me rendras les deux captifs, qui auront été une bénédiction pour toi et pour ton royaume. » Et le sultan répondit : « Qu’il soit fait selon ton souhait ! » Et, à l’heure et à l’instant, il fit sortir des écuries et donner au jeune homme le plus beau cheval qui ait jamais henni sous l’œil du soleil, un alezan brûlé aux naseaux palpitants, aux yeux à fleur de tête, qui humait l’air et frappait le sol, prêt à la course et au vol. Et il fit sortir des magasins et remettre à l’adolescent, qui s’en vêtit sur le champ, le plus bel équipement que cavalier ait jamais revêtu dans un tournoi de combattants. Et le nouveau cavalier en parut si beau que le roi s’écria : « Si tu veux rester près de moi, ô cavalier, je te comblerai de bienfaits ! » Et l’adolescent dit : « Qu’Allah augmente le reste de tes jours, ô roi du temps ! Mais ma destinée ne se trouve pas ici. Et il faut que j’aille la trouver là où elle m’attend. »

Et, ayant ainsi parlé, il fit ses adieux à ses parents, prit congé du roi, et partit au galop de son alezan. Et il traversa les plaines et les déserts, les fleuves et les torrents, et ne cessa de voyager que lorsqu’il fut arrivé en vue d’une autre ville, plus grande et mieux bâtie que la première.

Or, dès qu’il fut entré dans cette ville, un murmure étrange s’éleva sur son passage, et des exclamations de surprise et de pitié accueillirent chacun de ses pas. Et il entendait les uns qui disaient : « Quel dommage pour sa jeunesse ! Pourquoi un si beau cavalier vient-il s’exposer à la mort, sans motif ? » Et d’autres disaient : « Il sera le centième ! il sera le centième ! C’est le plus beau de tous ! C’est un fils de roi ! » Et d’autres disaient : « Un si tendre adolescent ne pourra pas réussir là où tant de savants ont échoué ! » Et le murmure et les exclamations ne firent qu’augmenter, à mesure qu’il s’avançait dans les rues de la ville. Et l’attroupement autour de lui et devant lui finit par devenir si dense, qu’il ne put faire avancer son cheval sans risquer d’écraser quelque habitant. Et, bien perplexe, il se vit obligé de s’arrêter, et il demanda à ceux qui lui barraient le chemin : « Pourquoi, ô bonnes gens, empêchez-vous un étranger et son cheval d’aller se reposer de leurs fatigues ? Et pourquoi me refusez-vous si unanimement l’hospitalité ? »

Alors, du milieu de la foule, sortit un vieillard qui s’avança vers le jeune homme, saisit le cheval par la bride, et dit : « Ô bel adolescent, puisse Allah te sauvegarder de la calamité ! Que nul ne puisse éviter son destin, puisque le destin est attaché à notre cou, aucun homme sensé ne pourra jamais le contester ; mais que, au milieu d’une jeunesse en fleur, quelqu’un aille sans souci se jeter dans la mort, voilà qui est du domaine de la démence. Nous te supplions donc, et je te supplie au nom de tous les habitants, ô noble étranger, de retourner sur tes pas et de ne pas exposer ainsi ton âme à une perte sans recours ! » Et l’adolescent répondit : « Ô vénérable cheikh, je n’entre point dans cette ville dans l’intention de mourir. Quel est donc l’événement singulier qui semble me menacer, et quel est ce danger de mort que je vais encourir ? » Et le vieillard répondit : « S’il est vrai, comme viennent de nous l’indiquer tes paroles, que tu ignores la calamité qui t’attend au cas où tu suivras ce chemin, eh bien ! je vais te la révéler ! »

Et, au milieu du silence de la foule, il dit : « Sache, ô fils des rois, ô bel adolescent qui n’as point ton pareil dans le monde, que la fille de notre roi est une jeune princesse qui est, à n’en pas douter, la plus belle entre toutes les femmes de ce temps. Or, elle a résolu de ne se marier qu’avec celui qui répondra d’une façon satisfaisante à toutes les questions qu’elle lui posera ; mais, par contre, avec cette condition que la mort sera le châtiment de celui qui ne pourra pas deviner sa pensée ou laissera passer une question sans y répondre par les paroles qu’il faut. Et elle a déjà fait couper la tête, de la sorte, à quatre-vingt-dix-neuf jeunes gens, tous fils de rois, d’émirs ou de grands personnages, parmi lesquels il y en avait quelques-uns qui étaient instruits dans toutes les branches des connaissances humaines. Et cette fille de notre roi habite, le jour, au sommet d’une tour qui domine la ville, et du haut de laquelle elle pose les questions aux jeunes gens qui se présentent pour les résoudre. Ainsi donc, te voilà averti ! Et, par Allah sur toi ! aie pitié de ta jeunesse, et hâte-toi de retourner vers ton père et ta mère qui t’aiment, de crainte que la princesse n’entende parler de ton arrivée, et ne te fasse mander en sa présence. Et qu’Allah te préserve de tout malheur, ô bel adolescent ! »

En entendant ces paroles du vieillard, l’adolescent fils de roi répondit : « C’est auprès de cette princesse que m’attend mon destin. Ô vous tous, indiquez-moi le chemin ! » Alors de toute cette foule s’exhalèrent des soupirs et des gémissements, des plaintes et des lamentations. Et des cris, autour de l’adolescent, s’élevèrent qui disaient : « Il marche à la mort ! à la mort ! C’est le centième ! le centième ! » Et tout le flot des assistants se mut avec lui. Et des milliers de personnes l’escortèrent qui avaient fermé leurs boutiques et délaissé leurs occupations pour le suivre. Et il s’avança de la sorte sur le chemin qui conduisait à sa destinée.

Et il arriva bientôt en vue de la tour, et aperçut, sur la terrasse de cette tour, la princesse qui était assise sur son trône, revêtue de la pourpre royale, et entourée de ses esclaves adolescentes, habillées de pourpre, comme elle. Et on ne distinguait du visage de la princesse, également couvert d’un voile rouge, que deux gemmes sombres qui étaient les yeux, pareils à deux lacs noirs éclairés par en dedans. Et, tout autour de la terrasse, pendues à égale distance les unes des autres, au-dessous de la princesse, les quatre-vingt-dix-neuf têtes coupées se balançaient.

Alors l’adolescent princier arrêta son cheval à quelque distance de la tour, de façon à voir la princesse et à être vu d’elle, à entendre et à être entendu. Et, à ce spectacle, tout le tumulte de la foule tomba. Et, au milieu de ce silence, la voix de la princesse se fit entendre qui disait : « Puisque tu es le centième, ô téméraire jeune homme, tu dois, sans doute, être prêt à répondre à mes questions ? » Et l’adolescent, fièrement dressé sur son cheval, répondit : « Je suis prêt, ô princesse ! »

Et le silence se fit plus complet, et la princesse dit : « Commence alors par me dire, sans hésiter, ô jeune homme, après avoir jeté les yeux sur moi et sur celles qui m’entourent, à qui je ressemble et à qui elles ressemblent, assises au haut de la tour ! »

Et l’adolescent, après avoir jeté les yeux sur la princesse et sur celles qui l’entouraient, répondit, sans hésiter : « Ô princesse, tu ressembles à une idole, et celles qui t’entourent ressemblent aux servantes de l’idole. Et tu ressembles également au soleil, et les jeunes filles qui t’entourent, aux rayons du soleil. Et tu ressembles aussi à la lune, et ces jeunes filles, aux étoiles qui servent de cortège à la lune. Et je te compare enfin au mois de Nissân, qui est le mois des fleurs, et toutes ces jeunes filles, aux fleurs qu’il vivifia de son souffle ! »

Lorsque la princesse eut entendu cette réponse, que la foule avait accueillie avec un murmure d’admiration, elle se montra satisfaite, et dit : « Tu as excellé, ô jeune homme, et ta première réponse ne te mérite pas la mort. Mais puisque tu as su résoudre ma première question, en nous comparant, moi et ces jeunes filles, d’abord à une idole et aux servantes de l’idole, ensuite au soleil et aux rayons du soleil, puis à la lune et aux étoiles qui font cortège à la lune, et enfin au mois de Nissân et aux fleurs qui naissent au mois de Nissân, je ne te poserai point de questions trop compliquées ni trop difficiles à résoudre. Et je te demanderai d’abord de me dire ce que signifient à la lettre ces mots :

« Donne à l’épousée d’Occident le fils du roi d’Orient, et un enfant naîtra d’eux qui sera le sultan des beaux visages. »

Et l’adolescent, sans hésiter un instant, répondit : « Ô princesse, ces mots renferment tout le secret de la pierre philosophale, et ils veulent dire mystiquement ceci :

« Fais corrompre par l’humidité qui vient de l’Occident la terre saine adamique qui vient de l’orient, et de cette corruption s’engendrera le mercure philosophique, qui est tout-puissant dans la nature, et qui engendrera le soleil, et l’or fils du soleil, et la lune, et l’argent fils de la lune, et qui changera les cailloux en diamants…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUARANTE-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

« … le soleil, et l’or fils du soleil, et la lune, et l’argent fils de la lune, et qui changera les cailloux en diamants. »

Et, ayant entendu cette réponse, la princesse fit un signe d’assentiment, et dit : « Puisque tu as su, ô jeune homme, expliquer le sens caché du mariage du fils de l’orient avec la fille de l’occident, tu échappes cette fois également à la mort suspendue sur ta tête. Mais pourras-tu me dire maintenant ce qui donne leurs vertus aux talismans ? »

Et l’adolescent, sur son cheval, répondit : « Ô princesse, les talismans doivent leurs vertus sublimes et leurs effets merveilleux aux lettres qui les composent, car les lettres ont rapport aux esprits, et il n’y a point de lettre dans la langue qui ne soit gouvernée par un esprit. Et si tu me demandes ce que c’est qu’un esprit, je te dirai que c’est un rayon ou une émanation des vertus de la toute-puissance et des attributs du Très-Haut. Et les esprits qui résident dans le monde intelligible, commandent à ceux qui habitent le monde céleste, et les esprits qui habitent le monde céleste commandent à ceux du monde sublunaire. Et les lettres forment les mots, et les mots composent les oraisons ; et ce ne sont que les esprits représentés par les lettres et assemblés dans les oraisons écrites sur les talismans qui font ces prodiges qui étonnent les hommes ordinaires, mais ne troublent point les sages, qui n’ignorent point la puissance des mots et savent que les mots gouverneront toujours le monde, et que les paroles écrites ou proférées pourront renverser les rois et ruiner leurs empires ! »

En entendant cette réponse de l’adolescent, que la foule avait accueillie avec des exclamations de joie et d’étonnement, la princesse dit : « Tu as excellé, ô jeune homme, à m’expliquer la puissance des mots et des paroles, qui gouvernent le monde et sont plus puissants que tous les rois. Mais je ne sais pas si tu vas pouvoir répondre à la question que voici ! Sauras-tu, en effet, me dire quels sont les deux ennemis éternels ? »

Et l’adolescent, sur son cheval, répondit : « Ô princesse, je ne dirai pas que les deux ennemis éternels sont le ciel et la terre, car la distance qui les sépare n’est point une distance réelle, et l’intervalle qui se creuse entre eux n’est point un intervalle réel, car cette distance et cet intervalle, qui paraissent être des abîmes, peuvent être comblés en un instant, et le ciel peut s’unir à la terre en moins d’un clin d’œil : car il ne faut, pour opérer cette union, ni des armées de genn et d’êtres humains ni des ailes par milliers, mais simplement une chose qui est plus puissante que toutes les forces des genn et des humains, et plus légère et plus douée de vertu que les ailes de l’aigle et de la colombe, et c’est la prière ! — Et je ne te dirai pas, ô princesse, que les deux ennemis éternels sont la nuit et le jour, car le matin les unit et le crépuscule les sépare, tour à tour. — Et je ne te dirai pas que les deux ennemis éternels sont le soleil et la lune, car ils éclairent la terre et sont unis par les mêmes bienfaits. — Et je ne te dirai pas que les deux ennemis éternels sont l’âme et le corps, car si nous connaissons l’un, nous ignorons complètement l’autre, et l’on ne peut émettre un avis sur ce que l’on ne connaît pas ! Mais je t’affirme, ô princesse, que les deux ennemis éternels sont la mort et la vie, car ils sont aussi néfastes l’un que l’autre, puisqu’ils se servent de l’être créé comme d’un jouet, qu’ils se combattent sans répit aux dépens de ce jouet, et que c’est le jouet qui finit par être la vraie victime de ce jeu, alors qu’eux-mêmes ne font que croître et prospérer. En vérité, voilà les deux ennemis éternels, ennemis d’eux-mêmes et ennemis des créatures. »

En entendant cette réponse de l’adolescent, la foule entière s’écria d’une seule voix : « Louanges à Celui qui t’a doué de tant de sagesse, et qui a orné ton esprit de tant de raison et de savoir ! » Et la princesse, assise sur la tour au milieu des jeunes filles, habillées comme elle de pourpre royale, dit : « Tu as excellé, ô jeune homme, dans ta réponse sur les deux ennemis éternels, ennemis d’eux-mêmes et ennemis des créatures. Mais je ne suis pas sûre que tu répondes à la question que je vais te poser. Peux-tu, en effet, me dire quel est l’arbre à douze rameaux portant chacun deux grappes, l’une formée par trente fruits blancs et l’autre par trente fruits noirs ? »

Et l’adolescent répondit, sans hésiter : « Cette question peut, ô princesse, être résolue par un enfant. Car cet arbre n’est autre que l’année, qui a douze mois formés chacun de deux parties, les deux grappes ; car chaque grappe porte trente nuits qui sont les trente fruits noirs, et trente jours qui sont les trente fruits blancs ! »

Et cette réponse, accueillie, comme les précédentes, avec admiration, fit dire à la princesse : « Tu as excellé, ô jeune homme ! Mais crois-tu pouvoir me dire quelle est la terre qui n’a vu le soleil qu’une fois ? »

Il répondit : « C’est le fond de la Mer Rouge, lors du passage des enfants d’Israël, sous les ordres de Moïse — sur Lui la prière et la paix ! »

Elle dit : « Oui, certes ! Mais peux-tu me dire qui a inventé le gong ? »

Il répondit : « Celui qui a inventé le gong n’est autre que Noé, quand il était à bord de l’arche. »

Elle dit : « Oui ! Mais sauras-tu me dire quelle est l’action illégale, qu’on la fasse ou qu’on ne la fasse pas ! »

Il répondit : « C’est la prière d’un homme ivre ! »

Elle demanda : « Et quel est le lieu de la terre qui est le plus proche du ciel ? Est-ce une montagne ou une plaine ? »

Il dit : « C’est la Kaâba sainte, à la Mecque ! »

Elle dit : « Tu as excellé ! Mais peux-tu me révéler quelle est la chose amère qu’on doit tenir cachée ? »

Il répondit : « C’est la pauvreté, ô princesse ! Car, bien que jeune, j’ai déjà goûté à la pauvreté, et, bien que fils de roi, j’en ai éprouvé l’amertume. Et j’ai trouvé qu’elle était plus amère que la myrrhe et que l’absinthe ! Et on doit la cacher à tous les yeux, car les amis et les voisins en riraient les premiers ; et les plaintes ne rapporteraient que du mépris. »

Elle dit : « Tu as parlé avec justesse et selon ma pensée. Mais peux-tu me dire quelle est la chose la plus précieuse, après la santé ? »

Il répondit : « C’est l’amitié, quand elle est tendre. Mais pour trouver l’ami capable de tendresse, il faut l’éprouver d’abord et le choisir ensuite. Et une fois qu’on a choisi ce premier ami, il ne faut jamais y renoncer : car on ne garderait pas longtemps le second. C’est pourquoi, avant de le choisir, il faut le bien examiner pour voir s’il est sage ou ignorant, car le corbeau deviendra blanc avant que l’ignorant comprenne la sagesse ; car les paroles du sage, même s’il nous frappe avec un bâton, sont préférables aux louanges et aux fleurs de l’ignorant ; car le sage ne laisse point échapper une parole de sa bouche avant d’avoir consulté son cœur. »

Elle demanda : « Et quel est l’arbre le plus difficile à redresser ? »

Et l’adolescent répondit, sans hésiter : « C’est le mauvais caractère ! On raconte qu’un arbre était planté sur le bord des eaux, dans un terrain propice ; et il ne portait pas de fruits. Et son maître, après qu’il lui eût prodigué tous les soins sans obtenir le moindre résultat, voulut le couper, et l’arbre lui dit : « Transporte-moi dans un autre endroit, et je porterai des fruits ! » Et son maître lui dit : « Tu es ici sur le bord des eaux, et tu n’as rien produit. Comment deviendrais-tu fécond, si je te transportais ailleurs ? » Et il le coupa ! » Et l’adolescent s’arrêta un moment, et dit : « On raconte également qu’un jour on fit entrer un loup dans une école pour lui apprendre à lire. Et le maître, pour lui apprendre les éléments de la langue, lui disait : « Aleph, Ba, Ta… », mais le loup répondait : « Mouton, chevreau, brebis… », parce que tout cela était dans sa pensée et dans sa nature. — Et on raconte également qu’on voulut habituer un âne à la propreté et lui inspirer des goûts délicats. Et on le fit entrer au hammam, et on lui donna un bain, et on le parfuma, et on l’installa dans une salle magnifique, et on le fit asseoir sur un riche tapis. Et voici qu’il fit tout ce qu’un âne, en liberté dans un herbage, peut faire d’incongru, depuis les bruits les plus inconvenants jusqu’aux exhibitions les plus indélicates. Après quoi, il renversa avec sa tête, sur le tapis, le poêle en cuivre qui était rempli de cendre, et se mit à se vautrer dans la cendre, les quatre jambes en l’air et les oreilles en arrière, en se frottant le dos et en se salissant à plaisir. Et son maître dit aux esclaves qui accouraient pour le corriger : « Laissez-le se vautrer, puis emmenez-le et laissez-le en liberté dans son écurie. Car vous ne sauriez changer son tempérament. » — Et on raconte enfin qu’on disait un jour à un chat : « Abstiens-toi de dérober, et nous te ferons un collier d’or, et, chaque jour, nous te donnerons à manger du foie et du poumon et des rognons et de petits os de poulet et des souris. » Et le chat répondit honnêtement : « Dérober fut le métier de mon père et de mon grand-père, comment voulez-vous que j’y renonce, pour vous faire plaisir ? »

Tout cela…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUARANTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… Tout cela !

Et l’adolescent princier, après avoir ainsi parlé sur le caractère de l’homme et sur sa nature, dit : « Ô princesse, je n’ai plus rien à ajouter ! »

Alors, du sein de cette foule massée au pied de la tour, des milliers de cris d’admiration montèrent vers le ciel. Et la princesse dit : « Certes, ô jeune homme, tu as triomphé. Mais les questions ne sont pas épuisées, et il faut, pour que les conditions soient remplies, que je t’interroge jusqu’à l’heure de la prière du soir ! » Et l’adolescent dit : « Ô princesse, tu pourras me poser encore telles questions qui te sembleront insolubles, et, avec le secours du Très-Haut, je les résoudrai. C’est pourquoi je te supplie de ne pas fatiguer ta voix à m’interroger de la sorte, et permets-moi de te dire qu’il est, sans aucun doute, préférable que je te pose moi-même une question. Et si tu y réponds, ma tête sera coupée comme l’a été celle de mes prédécesseurs ; mais si tu n’y réponds pas, notre mariage sera célébré sans retard ! » Et la princesse dit : « Pose ta question, car j’accepte la condition ! »

Et l’adolescent demanda : « Peux-tu me dire, ô princesse, comment il se fait que je puisse, moi ton esclave, tout en étant à cheval sur cette noble bête, être en même temps à cheval sur mon propre père, et comment il se peut que, tout en étant visible à tous les yeux, je sois caché dans les effets de ma mère ? »

Et la princesse réfléchit une heure de temps, mais ne sut trouver aucune réponse. Et elle dit : « Explique cela toi-même ! »

Alors l’adolescent, devant tout le peuple assemblé, raconta toute son histoire à la princesse, depuis le commencement jusqu’à la fin, sans en oublier un détail. Mais il n’y a point d’utilité à la répéter. Et il ajouta : « Et voilà comment, ayant échangé mon père, le roi, contre le cheval, et ma mère, la reine, contre cet équipement, je me trouve à cheval sur mon propre père et caché dans les effets de ma mère ! »

Tout cela !

Et c’est ainsi que l’adolescent, fils du roi pauvre et de la reine pauvre, devint l’époux de la princesse aux énigmes. Et c’est ainsi que, devenu roi à la mort du père de son épouse, il put restituer le cheval et l’équipement au roi de la ville qui les lui avait prêtés, et faire venir auprès de lui son père et sa mère, pour vivre avec eux et avec son épouse, à la limite des plaisirs et des délices. Et telle est l’histoire de l’adolescent qui dit les belles paroles au-dessous des quatre-vingt-dix-neuf têtes coupées. Mais Allah est plus savant !


— Et Schahrazade, ayant ainsi raconté cette histoire, se tut. Et le roi Schahriar dit : « J’aime, Schahrazade, les paroles de cet adolescent. Mais il y a longtemps que tu ne m’as raconté des anecdotes courtes et délicieuses, et j’ai bien peur que tu n’aies épuisé tes connaissances à ce sujet. » Et Schahrazade répondit vivement : « Les anecdotes courtes sont celles que je connais le mieux, ô Roi fortuné. Et, du reste, je ne veux pas tarder à te le prouver ! »

Et aussitôt elle dit :