Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 13/Histoire de Gerbe-de-Perles

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 13p. 7-39).


HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES


Et Schahrazade dit au roi Schahriar :

Il est raconté, dans les annales des savants et les livres du passé, que l’émir des Croyants Al-Môtazid Bi’llah, seizième khalifat de la maison d’Abbas, petit-fils d’Al-Môtawakkil, petit-fils de Haroun Al-Rachid, était un prince doué d’une âme haute, d’un cœur intrépide et de sentiments élevés, plein de charme et d’élégance, de noblesse et de grâce, de bravoure et de vaillance, de majesté et d’intelligence, égalant les lions pour la force et le courage, et, avec cela, d’un génie si affiné qu’il était considéré comme le plus grand poète de son temps. Et il avait à Baghdad, sa capitale, pour l’aider à diriger les affaires de son immense empire, soixante vizirs pleins d’un zèle infatigable qui veillaient aux intérêts du peuple avec la même inlassable activité que leur maître. Ce qui faisait que rien, pas même l’événement le plus futile en apparence, ne lui restait caché de tout ce qui se passait sous son règne, dans les pays qui s’étendaient depuis le désert de Scham jusqu’aux confins du Maghreb, et depuis les montagnes du Khorassân et la mer occidentale jusqu’aux limites profondes de l’Inde et de l’Afghanistân.

Or, un jour qu’il se promenait avec Ahmad Ibn-Hamdoun le conteur, son intime et préféré compagnon de coupe, celui-là même à qui nous devons la transmission orale de tant de belles histoires et de poèmes merveilleux de nos pères anciens, il arriva devant une demeure d’apparence seigneuriale, enfouie délicieusement au milieu des jardins, et dont l’harmonieuse architecture disait les goûts de son propriétaire, bien plus délicatement que ne l’eût fait la langue la plus éloquente. Car, pour qui avait, comme le khalifat, les yeux sensibles et l’âme attentive, cette demeure était l’éloquence même.

Et, comme ils s’étaient tous deux assis sur le banc de marbre qui faisait face à la demeure, et qu’ils s’y reposaient de leur promenade en respirant la brise qui s’en venait vers eux embaumée de l’âme des lys et des jasmins, ils virent apparaître devant eux, sortis de l’ombre du jardin, deux adolescents beaux comme la lune à son quatorzième jour. Et ils causaient entre eux, sans remarquer la présence des deux étrangers assis sur le banc de marbre. Et l’un disait à son compagnon : « Fasse le ciel, ô mon ami, qu’en ce jour de splendeur, des hôtes de hasard viennent visiter notre maître ! Il est attristé que l’heure du repas soit arrivée sans que personne soit là pour lui tenir compagnie, alors que d’ordinaire il a toujours à ses côtés des amis et des étrangers qu’il régale avec délices et qu’il héberge magnifiquement ! » Et l’autre adolescent répondit : « Certes ! c’est la première fois que pareille chose arrive, et que notre maître se trouve seul dans la salle des festins. Il est bien étrange que, malgré la douceur de cette journée de printemps, aucun promeneur n’ait choisi, comme but de repos, nos jardins si beaux qu’on vient d’ordinaire les visiter du fond des provinces. »

En entendant ces paroles des deux adolescents, Al-Môtazid fut extrêmement étonné de savoir que non-seulement il existait, dans sa capitale, un seigneur de haut rang dont la demeure lui était inconnue, mais que ce seigneur menait une vie aussi singulière et qu’il n’aimait pas la solitude pendant les repas. Et il pensa : « Par Allah ! moi, qui suis le khalifat, j’aime souvent être seul à seul avec moi-même, et je mourrais dans le plus bref délai s’il me fallait sentir à perpétuité une vie étrangère à côté de la mienne ! car la solitude est si inestimable, quelquefois ! »

Puis il dit à son fidèle commensal : « Ô Ibn-Hamdoun, ô conteur à la langue de miel, toi qui connais toutes les histoires du passé et n’ignores rien des événements contemporains, savais-tu l’existence de l’homme propriétaire de ce palais ? Et ne penses-tu pas qu’il est urgent que nous fassions la connaissance de l’un de nos sujets dont la vie est si différente de la vie des autres hommes, et si étonnante de faste solitaire ? Et, d’ailleurs, cela ne me donnera-t-il pas l’occasion d’exercer, à l’égard de l’un de mes nobles sujets, une générosité que je voudrais plus magnifique encore que celle avec laquelle il doit traiter ses hôtes de hasard ? » Et le conteur Ibn-Hamdoun répondit : « L’émir des Croyants n’aura certainement pas à regretter sa visite à ce seigneur de nous inconnu. Je vais donc, puisque tel est le désir de mon maître, appeler ces deux charmants adolescents et leur annoncer notre visite au propriétaire de ce palais ! » Et il se leva du banc, ainsi qu’Al-Môtazid qui était, selon sa coutume, déguisé en marchand. Et il apparut devant les deux beaux garçons, auxquels il dit : « Allez, par Allah sur vous deux ! prévenir votre maître qu’à sa porte deux marchands étrangers sollicitent l’entrée de sa demeure, et réclament l’honneur de se présenter entre ses mains. » Et les deux adolescents, sitôt qu’ils eurent entendu ces paroles, s’envolèrent joyeux vers la demeure, sur le seuil de laquelle ne tarda pas à apparaître le maître du lieu, en personne.

Et c’était un homme au clair visage, aux traits fins et délicats, à l’aspect élégant et à l’attitude pleine de bonne grâce…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUINZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et c’était un homme au clair visage, aux traits fins et délicats, à l’aspect élégant et à l’attitude pleine de bonne grâce. Et il était vêtu d’une tunique en soie de Nischabour, avait sur les épaules un manteau en velours frangé d’or, et portait au doigt un anneau de rubis. Et il s’avança vers eux, avec un sourire de bienvenue sur les lèvres et la main gauche sur le cœur, et leur dit : « Le salam et la cordialité aux seigneurs bienveillants qui nous favorisent d’une faveur suprême par leur venue ! »

Et ils entrèrent dans la demeure, et, d’en avoir vu la merveilleuse disposition, ils la crurent un morceau même du Paradis, car sa beauté intérieure surpassait, et de beaucoup, sa beauté du dehors, et, sans aucun doute, eût fait perdre à l’amoureux torturé le souvenir de son bien-aimé.

Et, dans la salle de réunion, un petit jardin se mirait au bassin d’albâtre, où chantait le jet de diamant, et, de par ses limites mêmes, était un frais délice et un enchantement. Car si le grand jardin faisait à la demeure, de toutes les fleurs et de tous les feuillages qui ornent la terre d’Allah, une ceinture, et si, par sa splendeur, il était la folie de la végétation, le petit jardin en était visiblement la sagesse. Et les plantes qui le composaient étaient quatre fleurs, oui, elles étaient, en vérité, quatre fleurs seulement, mais comme l’œil humain n’en avait contemplé qu’aux jours premiers de la terre.

Or, la première fleur était une rose, inclinée sur sa tige et toute seule, non pas celle des rosiers, mais la rose originelle, dont la sœur avait fleuri dans l’Éden, avant la descente courroucée de l’ange. Et elle était, éclairée par elle-même, une flamme d’or rouge, un feu de joie attisé par en-dedans, une riche aurore, vive, incarnadine, veloutée, fraîche, virginale, immaculée, éblouissante. Et, dans sa corolle, elle contenait de pourpre ce qu’il en faut pour la tunique d’un roi. Quant à son odeur, elle faisait s’entr’ouvrir d’une bouffée les éventails du cœur, disait à l’âme : « Enivre-toi ! » et prêtait des ailes au corps, lui disant : « Envole-toi ! »

Et la seconde fleur était une tulipe, droite sur sa tige et toute seule, non pas une tulipe de quelque parterre royal, mais la tulipe ancienne, arrosée du sang des dragons, celle dont la race abolie fleurissait dans Iram-aux-Colonnes, et dont la couleur disait à la coupe pleine de vieux vin : « J’enivre sans que les lèvres me touchent ! » et au tison enflammé : « Je brûle mais ne me consume pas ! »

Et la troisième fleur était une hyacinthe, droite sur sa tige et toute seule, non pas celle des jardins, mais l’hyacinthe mère des lys, celle d’un blanc pur, la délicate, l’odorante, la fragile, la candide hyacinthe qui disait au cygne sortant de l’eau : « Je suis plus blanche que toi ! »

Et la quatrième fleur était un œillet incliné sur sa tige et tout seul, non pas, oh ! non pas l’œillet des terrasses qu’au soir les jeunes filles arrosent, mais un globe incandescent, une parcelle du soleil effondré à l’occident, un flacon d’odeur renfermant l’âme volatile des poivres, l’œillet même dont le frère fut offert par le roi des genn à Soleïmân, pour qu’il en ornât la chevelure de Balkis, et qu’il en préparât l’Élixir de longue vie, le Baume spirituel, l’Alcali royal et la Thériaque.

Et l’eau du bassin, d’être seule à toucher, ne fut-ce que par leur image, ces quatre fleurs, avait, même quand se taisait le jet musical et que cessait la pluie de diamant, de nombreux frissons d’émoi. Et les quatre fleurs, de se savoir si belles, se penchaient souriantes sur leurs tiges, et se regardaient attentivement.

Et rien n’ornait cette salle de marbre blanc et de fraîcheur, hormis ces quatre fleurs sur ce bassin. Et le regard s’y reposait ravi, sans demander rien de plus.

Or, lorsque le khalifat et son compagnon se furent assis sur le divan tendu de tapis du Khorassân, l’hôte les invita, après de nouveaux souhaits de bienvenue, à partager avec lui le repas, composé de choses exquises que venaient d’apporter, sur des plateaux d’or, les serviteurs, et qu’ils posaient sur des tabourets de bambou. Et le repas se passa dans la cordialité dont usent les amis pour leurs amis, et fut égayé par l’entrée, sur un signal de l’hôte, de quatre adolescentes au visage de lune qui étaient, la première une joueuse de luth, la seconde une joueuse de cymbales, la troisième une chanteuse, et la quatrième une danseuse. Et, tandis que par la musique, par le chant et par la grâce des mouvements, elles complétaient, à elles quatre, l’harmonie de cette salle et enchantaient l’air, l’hôte et ses deux invités goûtaient aux vins dans les coupes, et se dulcifiaient aux fruits cueillis avec leurs branches, si beaux qu’ils ne pouvaient venir que des arbres du Paradis.

Et le conteur Ibn-Hamdoun, bien qu’habitué à être somptueusement traité par son maître, se sentait l’âme si exaltée par les vins généreux et par tant de beautés réunies, qu’il se tourna avec des yeux inspirés vers le khalifat, et, la coupe à la main, il récita un poème qui venait d’éclore en lui au souvenir avivé d’un jeune ami qu’il possédait. Et de sa belle voix rythmée, il dit :

« Ô toi dont la joue est modelée sur la rose sauvage, et moulée comme celle d’une idole de la Chine,

Ô jouvenceau aux yeux de jais, aux formes de houri, quitte tes poses paresseuses, ceins tes reins et, dans la coupe, fais rire ce vin couleur de la tulipe nouvelle.

Car il est des heures pour la sagesse et d’autres pour la folie. Aujourd’hui verse-moi de ce vin. Car tu sais que j’aime le sang tiré de la gorge des jarres, quand il est pur comme ton cœur.

Et ne me dis pas que cette liqueur est perfide. Qu’importe l’ivresse à celui qui est né ivre ? Mes souhaits aujourd’hui sont compliqués à l’égal de tes boucles.

Et ne me dis que le vin est funeste aux poètes. Car tant que la tunique du ciel sera, comme aujourd’hui, d’azur, et verte la robe de la terre, je veux boire à en mourir,

Afin que les jeunes gens au beau visage qui iront visiter ma tombe, de respirer l’odeur de vin, victorieuse de la terre, qu’exhaleront mes cendres, puissent, par le seul effet de cette odeur, se sentir déjà ivres. »

Et, ayant fini d’improviser ce poème, le conteur Ibn-Hamdoun leva les yeux vers le khalifat, pour juger sur son visage de l’effet produit par les vers. Mais, au lieu de la satisfaction qu’il s’attendait à y voir, il y remarqua une telle expression de contrariété et de colère concentrée, qu’il laissa tomber de sa main la coupe pleine de vin. Et il trembla en son âme, et se serait cru perdu sans recours, s’il n’avait également remarqué que le khalifat n’avait pas l’air d’avoir entendu les vers récités, et s’il ne lui avait vu les yeux égarés et comme perdus dans la résolution d’un problème insondable. Et il se dit : « Par Allah ! il y a un instant, son visage était épanoui, et le voilà maintenant noir de contrariété et tel que jamais je ne lui en ai vu d’aussi orageux. Et pourtant, habitué comme je le suis à lire ses pensées d’après l’expression de ses traits, et à deviner ses sentiments, je ne sais trop à quoi attribuer ce changement subit ! Qu’Allah éloigne le Malin, et nous préserve de ses maléfices ! »

Et, comme il se torturait de la sorte l’esprit pour arriver à pénétrer le motif de cette colère, le khalifat soudain lança à son hôte un regard chargé de méfiance, et, contrairement à toutes les règles de l’hospitalité, et en dépit de la coutume qui veut que jamais l’hôte et l’invité ne s’interrogent sur leurs noms et qualités, il demanda au maître du lieu d’une voix qui se contenait d’éclater : « Qui es-tu, ô homme ? » Et l’hôte, devenu soudain, à cette question, bien changé de teint et mortifié à l’extrême, ne voulut point pourtant se refuser à répondre, et dit : « On me nomme communément Abou’l Hassân Ali ben-Ahmad Al-Khorassani. » Et le khalifat reprit : « Et sais-tu qui je suis ? » Et l’hôte répondit, plus pâle encore : « Non, par Allah ! je n’ai point cet honneur, ô mon maître ! »

Alors Ibn-Hamdoun, sentant combien la situation devenait pénible, se leva et dit au jeune homme : « Ô notre hôte, tu es en présence de l’émir des Croyants, le khalifat Al-Môtazid Bi’llah, petit-fils d’Al-Môtawakkil Ala’llah. »

En entendant ces paroles, le maître du lieu se leva à son tour, à la limite de l’émotion, et embrassa la terre entre les mains du khalifat, en tremblant, et dit : « Ô émir des Croyants, je te conjure par les vertus de tes pieux ancêtres les méritants, de pardonner à ton esclave les torts qu’il a pu avoir, à son insu, envers ton auguste personne, ou le manque de politesse dont il a pu se rendre fautif, ou le manque d’égards, ou le manque de générosité, sans aucun doute ! » Et le khalifat répondit : « Ô homme, je n’ai à te reprocher aucun manquement de ce genre. Tu as fait preuve, au contraire, à notre égard, d’une générosité que t’envieraient les plus munificents parmi les rois. Mais si je t’ai interrogé, c’est qu’apparemment une cause fort grave m’y a poussé soudain, alors que je ne songeais qu’à te remercier pour tout ce que j’avais vu de beau dans ta maison ! » Et l’hôte, bouleversé, dit : « Ô mon maître souverain, de grâce ! ne fais point peser ta colère sur ton esclave, sans l’avoir convaincu de son crime ! » Et le khalifat dit : « J’ai remarqué tout d’un coup, ô homme, que tout dans cette maison, depuis les meubles jusqu’aux habits mêmes que tu as sur toi, porte le nom de mon grand-père Al-Môtawakkil Ala’llah ! Or, peux-tu m’expliquer un fait aussi étrange ? Et ne dois-je point penser à quelque pillage clandestin du palais de mes saints aïeux ? Parle sans réticence, ou la mort t’attend sur l’heure. »

Et l’hôte, au lieu de se troubler, retrouva son air affable et son sourire, et, de sa voix la plus paisible, il dit : « Que les grâces et la protection du Tout-Puissant soient sur toi, ô mon seigneur ! Certes, je parlerai sans réticence, car la vérité est ton vêtement intérieur, la sincérité ta robe extérieure, et nul ne saurait s’exprimer autrement qu’avec véracité, en ta présence…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT SEIZIÈME NUIT

Elle dit :

« … Certes, je parlerai sans réticence, car la vérité est ton vêtement intérieur, la sincérité ta robe extérieure, et nul ne saurait s’exprimer autrement qu’avec véracité, en ta présence ! »

Et le khalifat lui dit : « En ce cas, assieds-toi et parle ! »

Et Abou’l Hassân, sur un signe du khalifat, s’assit à sa place, et dit :

« Sache donc, ô émir des Croyants, — puisse Allah te continuer les triomphes et les faveurs ! — que je ne suis, comme on pourrait le supposer, ni un fils de roi, ni un chérif, ni un fils de vizir, ni quoi que ce soit qui approche de près ou de loin de la noblesse de naissance. Mais mon histoire est une histoire si étrange que si elle était écrite avec les aiguilles sur le coin intérieur de l’œil, elle servirait d’enseignement à qui la lirait avec respect et attention. Car, bien que je ne sois point noble, fils de noble, ni d’une famille anoblie, je crois pouvoir, sans mentir, affirmer à mon seigneur que, s’il veut bien incliner vers moi son ouïe, cette histoire le satisfera et fera tomber sa colère accumulée contre l’esclave qui lui parle. »

Et Abou’l Hassân s’arrêta un instant de parler, rassembla ses souvenirs, les précisa dans sa pensée, et continua de la sorte :

« Je suis né à Baghdad, ô émir des Croyants, d’un père et d’une mère qui n’avaient que moi pour toute postérité. Et mon père était un simple marchand du souk. Il est vrai toutefois que c’était le plus riche d’entre les marchands et le plus respecté. Et il n’était pas marchand dans un souk seulement, mais il avait dans chaque souk une boutique qui était la plus belle, aussi bien dans le souk des changeurs que dans celui des droguistes et que dans celui des marchands d’étoffes. Et il avait, dans chacune de ses boutiques, un représentant habile aux opérations de vente et d’achat. Et il possédait, donnant sur chaque arrière-boutique, un appartement privé où il pouvait, à l’abri des allées et venues, se mettre à son aise à l’époque des chaleurs, et faire la sieste, tandis que pour le rafraîchir, durant son sommeil, un esclave avait pour fonctions de lui faire de l’air avec un éventail, en lui éventant, avec respect, spécialement les testicules. Car mon père avait les testicules sensibles à la chaleur, et rien ne leur faisait autant de bien que la brise de l’éventail.

Or, comme j’étais son fils unique, il m’aimait tendrement, ne me privait de rien et n’épargnait aucune dépense pour mon éducation. Et d’ailleurs ses richesses se multipliaient d’année en année, grâce à la bénédiction, et devenaient difficiles à dénombrer. Et ce fut alors que, l’heure de son destin étant arrivée, il mourut — puisse Allah le couvrir de Sa miséricorde, l’admettre dans Sa paix, et allonger des jours qu’a perdus le défunt la vie de l’émir des Croyants.

Quant à moi, ayant hérité des biens immenses de mon père, je continuai à faire marcher, comme de son vivant, les affaires du souk. Et d’ailleurs je ne me privais de rien, mangeant, buvant et m’amusant à ma capacité avec les amis de mon choix. Et je trouvais que la vie était excellente, et je tâchais de la rendre aux autres aussi agréable qu’elle était pour moi. C’est pourquoi mon bonheur était sans reproche et sans amertume, et je ne souhaitais rien de mieux que ma vie de tous les jours. Car ce que les hommes appellent ambition, et ce que les vaniteux appellent gloire, et ce que les pauvres d’esprit appellent renommée, et les honneurs, et le bruit, tout cela m’était un sentiment insupportable. Et je me préférais à tout cela. Et je préférais aux satisfactions du dehors la tranquillité de mon existence, et aux fausses grandeurs mon simple bonheur caché au milieu de mes amis au doux visage.

Mais, ô mon seigneur, une vie, quelque simple et limpide qu’elle puisse être, n’est jamais à l’abri des complications. Et je devais moi-même, à l’exemple de mes semblables, en faire bientôt l’expérience. Et ce fut sous l’aspect le plus enchanteur qu’entra dans ma vie la complication. Car, par Allah ! y a-t-il sur terre un enchantement comparable à celui de la beauté, quand elle élit, pour se manifester, le visage et les formes d’une adolescente de quatorze ans ? Et y a-t-il, ô mon seigneur, adolescente plus séduisante que celle qu’on n’attend pas, lorsque, pour nous brûler le cœur, elle emprunte le visage et les formes d’un jouvenceau de quatorze ans ? Car ce fut sous cet aspect-là, et non point sous un autre, que m’apparut, ô émir des Croyants, celle qui devait à jamais me sceller la raison du sceau de son empire.

J’étais en effet, un jour, assis sur le devant de ma boutique, et causais de choses et d’autres avec mes amis habituels, quand je vis s’arrêter en face de moi une dansante et souriante jeune fille parée de deux yeux babyloniens, qui me jeta un regard, un seul regard, et rien de plus. Et moi, comme sous la piqûre d’une flèche acérée, je tressaillis dans mon âme et dans ma chair, et je sentis tout mon être en émoi comme devant l’arrivée même de mon bonheur. Et la jeune fille, au bout d’un instant, s’avança de mon côté et me dit : « Est-ce bien ici la boutique privée du seigneur Abou’l Hassân Ali ibn-Ahmad Al-Khorassani ? » Et cela, ô mon seigneur, elle me le demanda d’une voix d’eau de source ; et elle était svelte devant moi et flexible dans sa grâce ; et sa bouche de vierge enfant, sous le voile de mousseline, était une corolle de pourpre qui s’ouvrait sur deux rangs humides de grêlons. Et moi je répondis, en me levant en son honneur : « Oui, ô ma maîtresse, c’est la boutique de ton esclave. » Et mes amis, par discrétion, se levèrent tous et s’en allèrent.

Alors la jouvencelle entra dans la boutique, ô émir des Croyants, en traînant ma raison derrière sa beauté. Et elle s’assit comme une reine sur le divan, et me demanda : « Et où est-il ? » Je répondis, mais tout de travers, tant ma langue fourchait d’émotion : « C’est moi-même, ya setti. » Et elle sourit du sourire de sa bouche et me dit : « Dis alors à ton employé que voici de me compter trois cents dinars d’or. » Et moi, à l’instant, je me tournai vers mon premier garçon de comptoir et lui donnai l’ordre de peser trois cents dinars et de les remettre à cette dame surnaturelle. Et elle prit le sac d’or que lui remettait mon employé, et, se levant, elle s’en alla, sans un mot de remerciement ni un geste d’adieu. Et, certes ! ô émir des Croyants, ma raison ne put faire autrement que de continuer à la suivre, attachée à ses pas.

Or, quand elle eut disparu, mon employé me dit respectueusement : « Ô mon maître, au nom de qui dois-je écrire la somme avancée ? » Je répondis : « Eh ! comment le saurais-je, ô un tel ? Et depuis quand les humains inscrivent-ils sur leurs livres de comptes les noms des houris ? Si tu le veux, inscris : « Avancé la somme de trois cents dinars à la Subtilisatrice-des-Cœurs. »

Lorsque mon premier garçon de comptoir eut entendu ces paroles, il se dit : « Par Allah ! mon maître qui est d’ordinaire si mesuré n’agit avec tant d’inconséquence que pour mettre à l’épreuve ma sagacité et mon savoir. Je vais donc courir derrière l’inconnue et lui demander son nom ! » Et, sans me consulter à ce sujet, il s’élança, plein de zèle, hors de la boutique, et se mit à courir derrière la jeune fille qui était déjà hors de vue. Et, au bout d’un certain temps, il revint à la boutique, mais en tenant la main sur son œil gauche, et le visage baigné de larmes. Et, la tête basse, il alla reprendre sa place au comptoir, en s’essuyant les joues. Et je lui demandai : « Qu’as-tu ? » Il me répondit : « Éloigné soit le Malin, ô mon maître ! Je crus bien faire en suivant, dans l’intention de lui demander son nom, la jeune dame qui était ici. Mais dès qu’elle se sentit suivie, elle se retourna brusquement vers moi, et m’asséna sur l’œil gauche un coup de poing qui faillit me défoncer la tête. Et me voici avec un œil abîmé par une main plus solide que celle d’un forgeron. »

Tout cela ! Or, louanges à Allah, ô mon seigneur, qui cache tant de force dans les mains des gazelles, et met tant de promptitude dans leurs mouvements !

Et moi je restai toute cette journée-là l’esprit enchaîné par le souvenir de ces yeux d’assassinat, et l’âme à la fois torturée et rafraîchie par le passage de la ravisseuse de ma raison.

Or, le lendemain, à la même heure, tandis que je m’égarais dans son amour, je vis l’enchanteresse debout devant ma boutique, qui me regardait en souriant. Et, à sa vue, le peu de raison qui me restait faillit s’envoler de joie. Et, comme j’ouvrais la bouche pour lui souhaiter la bienvenue, elle me dit : « N’est-ce pas, ya Abou’l Hassân, que tu as dû te dire en ton esprit, pensant à moi : « Quelle sorte de rouée n’est-elle point celle-là qui a pris ce qu’elle a pris, pour détaler ! » Mais je répondis : « Le nom d’Allah sur toi et autour de toi, ô ma souveraine ! Tu n’as fait que prendre ce qui t’appartenait, puisque tout ici est ta propriété, le contenant avec le contenu ! Quant à ton esclave, son âme n’est pas à lui depuis ta venue, et se trouve comprise avec le lot d’objets sans valeur de cette boutique ! » Et la jeune fille, entendant cela, releva son petit voile de visage, et se pencha, rose sur la tige du lys, et s’assit en riant, avec un bruit de bracelets et de soieries. Et avec elle, dans la boutique, entra l’odeur baumifiante de tous les jardins.

Puis elle me dit : « Puisqu’il en est ainsi, ya Abou’l Hassân, compte-moi cinq cents dinars ! » Et je répondis : « J’écoute et j’obéis ! » Et, ayant fait peser les cinq cents dinars, je les lui donnai. Et elle les prit, et s’en alla. Et ce fut tout. Et moi, comme la veille, je continuai à me sentir le prisonnier de ses charmes, et le captif de sa beauté. Et, ne sachant quel sortilège m’avait si complètement rendu sans pensée ni raisonnement, je ne pouvais me résoudre à prendre un parti ou à faire un effort pour me tirer de l’état d’hébétude où j’étais plongé.

Mais, comme, le jour suivant, j’étais plus que jamais dans la pâleur et l’inactivité, elle apparut en face de moi, avec ses longs yeux de flamme et de ténèbres et son sourire affolant. Et cette fois, sans prononcer une parole, elle mit le doigt sur un carré de velours où pendaient des joyaux inestimables, et accentua simplement son sourire…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vît apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT DIX-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… sans prononcer une parole, elle mit le doigt sur un carré de velours où pendaient des joyaux inestimables, et accentua simplement son sourire. Et moi, à l’instant, ô émir des Croyants, je détachai le carré de velours, le pliai avec tout ce qu’il contenait, et le remis à l’ensorceleuse, qui le prit et s’en alla, sans rien de plus.

Or, cette fois, je ne pus, la voyant disparaître, me résoudre à rester davantage dans l’immobilité, et, surmontant une timidité qui me faisait craindre un affront semblable à celui dont avait souffert mon garçon de comptoir, je me levai et marchai sur ses traces. Et j’arrivai de la sorte, marchant derrière elle, sur les bords du Tigre, où je la vis s’embarquer sur un petit bateau qui, à rames rapides, gagna le palais de marbre de l’émir des Croyants Al-Môtawakkil, ton grand-père, ô mon seigneur. Et moi, à cette vue, je fus à la limite de l’inquiétude, et pensai en mon âme : « Te voilà maintenant, ya Abou’l Hassân, engagé dans les aventures et emporté dans le moulin de la complication ! » Et je songeai, malgré moi, à cette parole du poète :

Le bras blanc si doux de la bien-aimée, qui te semble plus moelleux, pour y reposer ton front, que le duvet des cygnes, examine-le bien et prends garde !

Et je restai longtemps pensif, à regarder, sans la voir, l’eau du fleuve, et toute ma vie sans heurt et si doucement monotone du passé défila devant mes yeux, dans des barques successives et toutes semblables, au fil de cette eau. Et soudain reparut devant mes yeux la barque, tendue de pourpre, où avait pris place la jeune fille, amarrée maintenant au bas de l’escalier de marbre, et vide de ses rameurs. Et je m’écriai : « Hé, par Allah ! n’as-tu pas honte de ta vie somnolente, ya Abou’l Hassân ? Et comment oses-tu hésiter entre cette pauvre vie-là et la vie ardente que mènent ceux qui ne redoutent point la complication ? Et ne connais-tu donc point cette autre parole du poète :

« Lève-toi, ami, et secoue ta torpeur. La rose du bonheur ne fleurit pas dans le sommeil. Ne laisse point passer sans les brûler les instants de cette vie. Tu auras ensuite des siècles pour dormir. »

Et réconforté par ces vers, et par le souvenir de l’émouvante jeune fille, je résolus, maintenant que je savais où elle habitait, de ne rien négliger pour arriver jusqu’à elle. Et, plein de ce projet, j’allai à la maison, et entrai dans l’appartement de ma mère, qui m’aimait de toute sa tendresse, et lui racontai, sans lui rien cacher, ce qui survenait dans ma vie. Et ma mère, épouvantée, me serra contre son cœur, et me dit : « Qu’Allah te sauvegarde, ô mon enfant, et préserve ton âme de la complication ! Ah ! mon fils Abou’l Hassân, unique attache de ma vie, où vas-tu risquer ton repos et le mien ? Si cette jeune fille habite le palais de l’émir des Croyants, comment peux-tu t’obstiner à vouloir la rencontrer ! Ne vois-tu pas l’abîme où tu cours, en osant te diriger, ne fût-ce que par la pensée, du côté de la demeure de notre maître le khalifat ? Ô mon fils, je te supplie, par les neuf mois durant lesquels j’ai couvé ta vie, d’abandonner le projet de revoir cette inconnue, et de ne pas laisser en ton cœur s’imprimer une passion funeste ! » Et je répondis, essayant de la tranquilliser : « Ô mère mienne, apaise ton âme chérie et rafraîchis tes yeux. Rien n’arrivera que ce qui doit arriver. Et ce qui est écrit doit courir. Et Allah est le plus grand ! »

Et, le lendemain, étant allé à ma boutique du souk des joailliers, je reçus la visite de mon représentant qui dirigeait les affaires de ma boutique du souk des droguistes. Et c’était un homme d’âge, en qui mon défunt père avait une confiance illimitée, et qu’il consultait pour toutes les affaires difficiles ou compliquées. Et, après les salams et souhaits d’usage, il me dit : « Ya sidi, pourquoi ce changement que je vois dans ta physionomie, et cette pâleur de teint et cet air soucieux ? Qu’Allah nous préserve des mauvaises affaires et des clients de mauvaise foi ! Mais quel que soit le malheur qui a pu survenir, il n’est point sans recours, puisque tu es en bonne santé ! » Et je lui dis : « Non, par Allah, ô vénérable oncle, je n’ai point fait de mauvaises affaires, et n’ai point été la dupe de la mauvaise foi d’autrui. Mais ma vie a changé de face tout simplement. Et la complication est entrée chez moi avec le passage d’une jouvencelle de quatorze ans. » Et je lui racontai ce qui m’était arrivé, sans en oublier un détail. Et je lui dépeignis, comme si elle se fût trouvée là, la ravisseuse de mon cœur.

Et le vénérable cheikh, après avoir réfléchi un moment, me dit : « Certes ! l’affaire est compliquée. Mais elle n’est pas au-dessus du savoir-faire de ton vieil esclave, ô mon maître. J’ai en effet, parmi mes connaissances, un homme qui loge dans le palais même du khalifat Al-Môtawakkil, vu qu’il est le tailleur des fonctionnaires et des eunuques. Je vais donc aller te présenter à lui ; et tu lui commanderas quelque travail que tu rémunéreras généreusement. Et il te sera alors d’une grande utilité ! » Et, sans tarder, il me conduisit au palais et entra avec moi chez le tailleur, qui nous reçut avec affabilité. Et moi, pour inaugurer mes commandes de vêtements, je lui montrai une de mes poches que j’avais pris soin de découdre en route, et le priai de me la recoudre d’urgence. Et le tailleur s’exécuta de bonne grâce. Et moi, pour rémunérer son travail, je lui glissai dans la main dix dinars d’or, en m’excusant du peu, et lui promettant de le dédommager largement à la seconde commande. Et le tailleur ne sut que penser de ma manière de faire : mais me regardant avec stupéfaction, il me dit : « Ô mon maître, tu es habillé comme un marchand, et tu es loin d’en avoir les manières. D’ordinaire un marchand regarde à la dépense et ne sort un drachme que s’il est sûr d’en gagner dix. Et toi, pour un travail insignifiant, tu me donnes le prix d’une robe d’émir ! » Puis il ajouta : « Il n’y a que les amoureux pour être si magnifiques ! Par Allah sur toi, ô mon maître, serais-tu amoureux ? » Je répondis, en baissant les yeux : « Comment ne le serais-je pas, après avoir vu ce que j’ai vu ? » Il me demanda : « Et qui est l’objet de tes tourments ? Est-ce un jeune faon ou une gazelle ? » Je répondis : « Une gazelle ! » Il me dit : « Il n’y a pas d’inconvénient. Et me voici prêt, ô mon maître, à te servir de guide, si sa demeure est ce palais, puisque c’est une gazelle, et qu’ici se trouvent les plus belles variétés de cette espèce ! » Je dis : « Oui, c’est ici qu’elle habite ! » Il dit : « Et quel est son nom ? » Je dis : « Allah seul le connaît, et toi-même peut-être ! » Il dit : « Dépeins-la-moi, alors. » Et je la lui dépeignis du mieux que je pus, et il s’écria : « Hé, par Allah, c’est notre maîtresse Gerbe-de-Perles, la luthière de l’émir des Croyants Al-Môtawakkil Ala’llah ! » Et il ajouta : « Voici précisément son petit eunuque qui s’avance de notre côté. Toi, ô mon maître, ne laisse pas échapper l’occasion de le séduire pour en faire ton introducteur auprès de sa maîtresse Gerbe-de-Perles ! »

Et effectivement, ô émir des Croyants, je vis entrer chez le tailleur un tout jeune esclave blanc, aussi beau que la lune du mois de Ramadân. Et, après qu’il nous eut gentiment salué, il dit au tailleur, en lui montrant une petite veste de brocart : « Combien cette veste de brocart, ô cheikh Ali ? J’en ai précisément besoin, afin d’accompagner dans ses courses ma maîtresse Gerbe-de-Perles ! » Et moi aussitôt je détachai la veste de l’endroit où elle était, et la lui remis en disant : « Elle est payée, et t’appartient ! » Et l’enfant me regarda en souriant de côté, tout comme sa maîtresse, et me dit en me prenant par la main et en s’écartant avec moi : « Tu es sans aucun doute Abou’l Hassân Ali ibn-Ahmad Al-Khorassani. » Et moi, à la limite de l’étonnement de voir tant de sagacité déjà chez un enfant, et de m’entendre appeler par mon nom, je lui mis au doigt un anneau de prix, que je retirai du mien, et répondis : « Tu dis vrai, ô charmant jouvenceau. Mais qui t’a révélé mon nom ? » Il dit : « Par Allah, comment ne le connaîtrais-je pas, alors que ma maîtresse le prononce tant de fois par jour devant moi, depuis le temps qu’elle est amoureuse d’Abou’l Hassân Ali, le magnifique seigneur ? Par les mérites du Prophète — sur Lui les grâces et les bénédictions — si tu es aussi amoureux de ma maîtresse qu’elle l’est de toi, tu me trouveras tout prêt à te seconder pour arriver jusqu’à elle ! »

Alors moi, ô émir des Croyants, je jurai à l’enfant, par les serments les plus sacrés, que j’étais éperdument amoureux de sa maîtresse, et que certainement je mourrais si je ne la voyais pas tout de suite…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT DIX-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… Alors moi, ô émir des Croyants, je jurai à l’enfant, par les serments les plus sacrés, que j’étais éperdument amoureux de sa maîtresse, et que certainement je mourrais si je ne la voyais pas tout de suite. Et l’eunuque enfant me dit : « Puisqu’il en est ainsi, ô mon maître Abou’l Hassân, je te suis tout acquis. Et je ne veux pas tarder davantage à t’aider à avoir une entrevue avec ma maîtresse ! » Et il me quitta en me disant : « Je vais revenir dans un instant. »

Et, en effet, il ne tarda pas à venir me retrouver chez le tailleur. Et il tenait un paquet qu’il déplia ; et il en fit sortir une tunique de lin brodée d’or fin et un manteau qui était un des manteaux du khalifat lui-même, comme j’ai pu le remarquer par les signes qui le distinguaient et par le nom inscrit sur la trame, en lettres d’or, et qui était le nom d’Al-Môtawakkil Ala’llah. Et le petit eunuque me dit : « Je t’apporte, ô mon maître Abou’l Hassân, l’habillement dont se vêt le khalifat lorsqu’il se rend le soir dans le harem. » Et il m’obligea à m’en vêtir, et me dit : « Une fois arrivé dans la longue galerie intérieure, où sont les appartements privés des favorites, tu auras bien soin, en passant, de prendre dans le flacon que voici un grain de musc, et de le mettre devant la porte de chaque appartement ; car telle est, tous les soirs, l’habitude du khalifat lorsqu’il traverse la galerie du harem. Et une fois que tu seras arrivé devant la porte dont le seuil est de marbre bleu, tu l’ouvriras sans frapper, et tu seras dans les bras de ma maîtresse ! » Puis il ajouta : « Quant à ta sortie de là, après l’entrevue, Allah y pourvoiera ! » Et, m’ayant donné ces instructions, il me quitta en me souhaitant la réussite, et disparut.

Alors moi, ô mon seigneur, bien que je ne fusse pas habitué à ces sortes d’aventures et que ce fût mon début dans la complication, je n’hésitai pas à me revêtir de l’habillement du khalifat et, comme si j’eusse habité toute ma vie le palais et que j’y fusse né, je me mis hardiment en marche à travers les cours et les colonnades, et j’arrivai dans la galerie des appartements réservés au harem. Et aussitôt je tirai de ma poche le flacon qui contenait les grains de musc, et, selon les instructions du petit eunuque, je ne manquai pas, en arrivant devant chaque porte de favorite, de déposer un grain de musc sur le petit plateau de porcelaine qui était placé là à cet effet. Et j’arrivai de la sorte devant la porte dont le seuil était de marbre bleu. Et je me disposais à la pousser pour pénétrer chez la tant désirée, en me félicitant de n’avoir été jusque-là reconnu par personne, quand j’entendis tout à coup une grande rumeur et, au même moment, j’aperçus la clarté d’un grand nombre de flambeaux. Or, c’était le khalifat Al-Môtawakkil, en personne, entouré de la foule de ses courtisans et de sa suite habituelle. Et je n’eus que le temps de revenir sur mes pas, en sentant mon cœur soulevé d’émotion. Et, dans ma fuite à travers la galerie, j’entendais les voix des favorites qui, de l’intérieur, s’exclamaient, disant : « Par Allah, quelle chose étonnante ! voici l’émir des Croyants qui repasse pour la seconde fois aujourd’hui dans la galerie. Certainement c’est lui qui passa, il y a un moment, en déposant dans la soucoupe de chacune le grain de musc habituel. Et nous l’avons d’ailleurs reconnu au parfum de ses vêtements ! »

Et moi je continuai à fuir éperdument, et dus bientôt m’arrêter, ne pouvant aller plus loin dans la galerie sans risquer de donner l’éveil. Mais j’entendais toujours la rumeur de l’escorte, et voyais se rapprocher les flambeaux. Alors, ne voulant point, même au risque de mourir, être surpris dans cette posture et sous ce déguisement, je poussai la première porte qui s’offrit à ma main, et me précipitai à l’intérieur, oubliant que j’étais déguisé en khalifat, et tout ce qui s’en suit. Et je me trouvai en présence d’une jeune femme aux longs yeux effarés qui, se levant en sursaut des tapis où elle était étendue, poussa un grand cri de terreur et de confusion et, d’un geste rapide, releva le pan de sa robe de mousseline et s’en couvrit le visage et les cheveux.

Et moi je restai là, devant elle, assez hébété, assez perplexe, et souhaitant en mon âme, pour échapper à cette situation, que la terre s’entr’ouvrît à mes pieds afin d’y disparaître. Ah ! cela, certes, je me le souhaitais ardemment et, en outre, je maudissais la confiance inconsidérée que j’avais eue en ce petit eunuque de perdition qui, à n’en pas douter, allait être la cause de ma mort par noyade ou par empalement. Et, retenant mon souffle, j’attendais de voir sortir de la bouche de cette adolescente effarouchée les cris d’appel qui allaient faire de moi un objet de pitié et un exemple du châtiment réservé aux amateurs de complications. Et voici que les jeunes lèvres remuèrent sous le pan de mousseseline, et la voix qui en sortit était charmante et me disait : « Sois le bienvenu dans mon appartement, ô Abou’l Hassân, puisque tu es celui qui aime ma sœur Gerbe-de-Perles, et qui en est aimé ! » Et moi, à ces paroles inespérées, ô mon seigneur, je me jetai la face contre terre entre les mains de l’adolescente, et lui baisai le bas des vêtements, et me couvris la tête de son voile protecteur. Et elle me dit : « La bienvenue et la longue vie aux hommes généreux, ya Abou’l Hassân ! Que tu as excellé dans tes procédés avec ma sœur Gerbe-de-Perles ! Et comme tu es sorti à ton avantage des épreuves auxquelles elle t’a soumis ! Aussi, elle ne cesse de me parler de toi et de la passion que tu as su lui inspirer. Tu peux donc bénir ta destinée qui t’a poussé chez moi, alors qu’elle aurait pu te conduire à ta perte, déguisé comme tu es sous cet habillement du khalifat. Et tu peux être tranquille à ce sujet, car je vais tout arranger pour que rien n’arrive que ce qui est marqué du cachet de la prospérité ! » Et moi, ne sachant comment la remercier, je continuai à lui baiser en silence le pan de sa tunique. Et elle ajouta : « Seulement, ya Abou’l Hassân, je voudrais, avant d’intervenir dans ton intérêt, être bien fixée sur tes intentions à l’égard de ma sœur. Car il ne faut pas qu’il y ait de malentendu à ce sujet ! » Et moi je répondis, en levant les bras : « Qu’Allah te garde et te conserve dans la voie de la rectitude, ô ma maîtresse secourable ! Hé, par ta vie ! mes intentions pourraient-elles donc être autrement que pures et désintéressées ? Je ne souhaite en effet qu’une chose, et c’est de revoir ta bienheureuse sœur Gerbe-de-Perles, simplement pour que mes yeux se réjouissent de sa vue et que mon cœur languissant revienne à la vie. Cela seulement, et rien de plus ! Et Allah le Tout-Voyant est témoin de mes paroles et n’ignore rien de mes pensées ! » Alors elle me dit : « En ce cas, ya Abou’l Hassân, je n’épargnerai rien pour te faire parvenir au but licite de tes souhaits ! »

Et, ayant ainsi parlé, elle frappa dans ses mains, et dit à la petite esclave qui accourut à ce signal : « Va trouver ta maîtresse Gerbe-de-Perles, et dis-lui : « Ta sœur Pâte-d’Amandes t’envoie le salam et te prie d’aller la trouver sans retard, car elle se sent, cette nuit, la poitrine rétrécie, et il n’y a que ta seule présence pour la lui dilater. Et, en outre, il y a entre toi et elle un secret ! » Et l’esclave se hâta d’aller exécuter l’ordre.

Et bientôt, ô mon seigneur, je la vis entrer dans sa beauté, avec sa grâce tout entière. Et elle était enveloppée, pour tout vêtement, d’un grand voile de soie bleue ; et elle avait les pieds nus et les cheveux écroulés.

Or, elle ne m’aperçut pas d’abord, et dit à sa sœur Pâte-d’Amandes : « Me voici, ma chérie. Je sors du hammam, et n’ai pu encore me vêtir. Mais dis-moi vite quel est le secret qui est entre moi et toi ! » Et, pour toute réponse, ma protectrice me montra du doigt à Gerbe-de-Perles, en me faisant signe d’approcher. Et je sortis de l’ombre où je me tenais. En me voyant, ma bien-aimée ne montra ni honte ni embarras, mais elle vint à moi, blanche et émouvante, et se jeta dans mes bras comme un enfant dans les bras de sa mère. Et je crus tenir contre mon cœur toutes les houris du Paradis. Et je ne savais, ô mon seigneur, tant elle était tendre de partout et fondante, si elle n’était point une motte de beurre fin ou une pâte d’amandes. Béni soit Celui qui l’a formée ! Mes bras n’osaient appuyer sur le corps enfantin. Et une vie nouvelle de cent ans entra en moi avec son baiser.

Et nous restâmes ainsi enlacés je ne sais pendant combien de temps. Car je crois bien que je devais être dans l’extase ou quelque chose d’approchant…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT DIX-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Et nous restâmes ainsi enlacés je ne sais pendant combien de temps. Car je crois bien que je devais être dans l’extase ou quelque chose d’approchant.

Mais lorsque je revins un peu à la réalité, je voulus lui raconter tout ce que j’avais souffert pour elle, quand nous entendîmes une rumeur grandissante dans la galerie. Et c’était le khalifat lui-même, qui venait voir sa favorite Pâte-d’Amandes, sœur de Gerbe-de-Perles. Et je n’eus que le temps de me lever et de sauter dans un grand coffre, qu’elles refermèrent sur moi, comme si de rien n’était.

Et le khalifat Al-Môtawakkil, ton grand-père, ô mon seigneur, entra dans l’appartement de sa favorite, et, ayant aperçu Gerbe-de-Perles, il lui dit : « Par ma vie, ô Gerbe-de-Perles, je me réjouis de te rencontrer aujourd’hui chez ta sœur Pâte-d’Amandes. Où donc étais-tu tous ces jours derniers, que je ne te voyais plus nulle part dans le palais, et que je n’entendais plus ta voix qui me plaît tellement ? » Et il ajouta, sans attendre de réponse : « Prends vite le luth que tu as délaissé et chante-moi quelque chose de passionné, en t’y accompagnant ! » Et Gerbe-de-Perles, qui savait le khalifat amoureux à l’extrême d’une jeune esclave nommée Benga, n’eut point de peine à trouver la chanson qu’il fallait ; car amoureuse elle-même, elle se laissa simplement aller au cours de ses sentiments, et, accordant son luth, elle s’inclina devant le khalifat, et chanta :


« Le bien-aimé que j’aime, — ah ! ah !
Sa joue duvetée — ô nuit !
Surpasse en douceur — ô les yeux !
La joue lavée des roses — ô nuit !
Le bien-aimé que j’aime, — ah ! ah !
Est un frais jouvenceau — ô nuit !
Dont l’amoureux regard — ah ! ah !

Eût ensorcelé — ô les yeux !
Les rois de Babylone — ô nuit !
Et tel est — ah ! ah !
Le bien-aimé que j’aime ! »

Lorsque Je khalifat Al-Môtawakkil eut entendu ce chant, il fut extrêmement ému, et, se tournant vers Gerbe-de-Perles, il lui dit : « Ô jeune fille bénie, ô bouche de rossignol, je veux, pour te donner une preuve de mon contentement, que tu m’exprimes un souhait. Et — je le jure par les mérites de mes glorieux ancêtres, les méritants ! — ce serait la moitié de mon royaume que je te l’accorderais ! Et Gerbe-de-Perles répondit, en baissant les yeux : « Qu’Allah prolonge la vie de notre maître ! mais je ne souhaite rien que la continuation des bonnes grâces de l’émir des Croyants sur ma tête et celle de ma sœur Pâte-d’Amandes ! » Et le khalifat dit : « Il faut, Gerbe-de-Perles, que tu me demandes quelque chose ! » Alors elle dit : « Puisque notre maître me l’ordonne, je lui demanderai de me libérer et de me laisser, pour tout bien, les meubles de cet appartement et tout ce qui est contenu dans cet appartement ! » Et le khalifat lui dit : « Tu en es la maîtresse, ô Gerbe-de-Perles ! Et Pâte-d’Amandes, ta sœur, aura désormais comme appartement le plus beau pavillon du palais. Et, comme tu es libérée, tu peux rester ou partir ! » Et, se levant, il sortit de chez sa favorite, pour aller retrouver la jeune Benga, sa favorite du moment.

Or, dès qu’il fut parti, mon amie envoya quérir par son eunuque les portefaix et les déménageurs, et fit transporter chez moi tous les meubles de l’appartement, les étoffes, les coffres et les tapis. Et le coffre où j’étais enfermé sortit le premier sur le dos des portefaix, et arriva sans encombre — grâce à la Sécurité — dans ma maison.

Et le jour même, ô émir des Croyants, j’épousai Gerbe-de-Perles devant Allah, en présence du kâdi et des témoins. Et le reste est le mystère de la foi musulmane !

Et tel est, ô mon seigneur, l’histoire de ces meubles, de ces étoffes et de ces vêtements marqués au nom de ton glorieux grand-père le khalifat Al-Môtawakkil Ala’llah ! Et — j’en fais le serment sur ma tête ! — je n’ai point ajouté à cette histoire une syllabe, ni ne l’ai diminuée d’une syllabe. Et l’émir des Croyants est la source de toute générosité et la mine de tous les bienfaits ! »

Et, ayant ainsi parlé, Abou’l Hassân se tut. Et le khalifat Al-Môtazid Bi’llah s’écria : « Ta langue a sécrété l’éloquence, ô notre hôte, et ton histoire est une merveilleuse histoire ! Aussi, pour te marquer la joie que j’en éprouve, je te prie de m’apporter un calam et une feuille de papier ! » Et, Abou’l Hassân ayant apporté le calam et le papier, le khalifat les remit au conteur Ibn-Hamdoun et lui dit : « Écris sous ma dictée ! » Et il lui dicta : « Au nom d’Allah le Clément, le Miséricordieux ! Par ce firman, signé de notre main et cacheté de notre cachet, nous exemptons d’impôts, toute sa vie durant, notre fidèle sujet Abou’l Hassân Ali ben-Ahmad Al-Khorassani. Et nous le nommons notre principal chambellan ! » Et, après avoir cacheté le firman, il le lui remit, et ajouta : « Et je souhaiterais te voir dans mon palais comme mon fidèle commensal et mon ami ! »

Et depuis lors, Abou’l Hassân fut le compagnon inséparable du khalifat Al-Môtazid Bi’llah. Et ils vécurent tous dans les délices, jusqu’à l’inévitable séparation qui fait habiter les tombeaux à ceux mêmes qui habitaient les palais les plus beaux. Gloire au Très-Haut qui habite un palais qui est au-dessus de tous les niveaux !


— Et Schahrazade, ayant ainsi raconté son histoire, ne voulut point laisser passer cette nuit-là sans commencer l’Histoire des deux vies du sultan Mahmoud.