Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 13/Histoire d’Ali Baba et des quarante voleurs

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 13p. 269-328).


HISTOIRE D’ALI BABA ET
DES QUARANTE VOLEURS


Et Schahrazade dit au roi Schahriar :

Il m’est revenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait, en les années d’il y a très longtemps et les jours du passé reculé, dans une ville d’entre les villes de la Perse, deux frères dont l’un se nommait Kassim et l’autre Ali Baba. — Exalté soit Celui devant qui s’effacent tous les noms, surnoms et prénoms, et qui voit les âmes dans leur nudité et les consciences dans leur profondeur, le Très-Haut, le Maître des destinées ! Amîn !

Et ensuite !

Lorsque le père de Kassim et d’Ali Baba, qui était un très pauvre homme du commun, eut trépassé dans la miséricorde de son Seigneur, les deux frères se partagèrent en toute équité de partage le peu qui leur était échu en héritage ; mais ils ne tardèrent pas à manger le maigre fourrage qui était tout leur apanage, et se trouvèrent, du jour au lendemain, sans pain ni fromage, et bien allongés quant à leur nez et à leur visage. Et voilà ce que c’est que d’être sot dans le jeune âge et d’oublier les conseils des sages !

Mais bientôt l’aîné, qui était Kassim, se voyant en train de fondre d’inanition dans sa peau, se mit en quête d’une situation lucrative. Et, comme il était avisé et plein de rouerie, il ne tarda pas à faire la connaissance d’une entremetteuse — éloigné soit le Malin ! — qui, après avoir mis à l’épreuve ses facultés de monteur et ses vertus de coq sauteur et sa puissance de copulateur, le maria à une adolescente qui avait bon gîte, bon pain et muscles parfaits, et qui était une excellente chose, tout à fait. Béni soit le Rétributeur ! Et il eut, de la sorte, outre la jouissance de son épouse, une boutique bien garnie dans le centre du souk des marchands. Car telle était la destinée écrite sur son front, dès sa naissance. Et voilà pour lui !

Quant au second, qui était Ali Baba, voici ! Comme, de sa nature, il était dénué d’ambition, avait des goûts modestes, se contentait de peu et n’avait point l’œil vide, il se fit coupeur de bois, et se mit à mener une vie de pauvreté et de labeur. Mais il sut, malgré tout, vivre avec tant d’économie, grâce aux leçons de la dure expérience, qu’il put mettre de côté quelque argent qu’il employa sagement à s’acheter un âne, puis deux ânes, puis trois ânes. Et il se mit à les conduire tous les jours avec lui dans la forêt, et à les charger des bûches et des fagots qu’il était auparavant obligé de porter sur son dos.

Or, devenu de la sorte propriétaire de trois ânes, Ali Baba inspira une telle confiance aux gens de sa corporation, tous de pauvres bûcherons, que l’un d’eux se fit un honneur de lui offrir sa fille en mariage. Et les trois ânes d’Ali Baba furent inscrits sur le contrat, devant le kâdi et les témoins, comme toute dot et tout douaire de la jeune fille, qui, d’ailleurs, n’apportait dans la maison de son époux aucun trousseau ni rien de semblable, vu qu’elle était une fille de pauvres. Mais la pauvreté et la richesse ne durent qu’un temps, alors qu’Allah l’Exalté est l’éternel Vivant.

Et Ali Baba, grâce à la bénédiction, eut de son épouse, la fille des bûcherons, des enfants comme des lunes, qui bénissaient leur Créateur. Et il vivait modestement dans l’honnêteté avec toute sa famille, du produit de la vente en ville de ses bûches et fagots, ne souhaitant de son Créateur rien de plus que ce simple bonheur tranquille.

Or, un jour d’entre les jours, comme Ali Baba était occupé à abattre du bois dans un fourré vierge de coups de hache, alors que ses trois ânes, attendant leur charge habituelle, se prélassaient en paissant et en pétant non loin de là, le coup de la destinée se fit entendre pour Ali Baba dans la forêt. Mais Ali Baba ne s’en doutait pas qui croyait que sa destinée suivait son cours depuis des ans !

Ce fut d’abord un bruit sourd, dans le loin, qui se rapprocha rapidement, pour devenir distinct à l’oreille sur le sol, comme un galop multiplié et grandissant. Et Ali Baba, homme paisible et détestant les aventures et les complications, se sentit bien effrayé de se trouver seul avec ses trois ânes pour tous compagnons, dans cette solitude. Et sa prudence lui conseilla de grimper sans retard au haut d’un grand et gros arbre qui s’élevait au sommet d’un petit monticule et qui dominait toute la forêt. Et il put, ainsi posté et caché entre les branches, examiner quelle pouvait bien être l’affaire.

Or, il fit bien !

Car il était à peine là, qu’il aperçut une troupe de cavaliers armés terriblement qui, d’un bon train, s’avançaient du côté où il se trouvait. Et à leur mine noire, à leurs yeux de cuivre neuf et à leurs barbes séparées férocement par le milieu en deux ailes de corbeau de proie, il ne douta pas qu’ils ne fussent des brigands voleurs, coupeurs de routes, de la plus détestable espèce.

Ce en quoi Ali Baba ne se trompait pas.

Quand donc ils furent tout près du monticule rocheux où Ali Baba, invisible mais voyant, était perché, ils mirent pied à terre sur un signe de leur chef, un géant, débridèrent leurs chevaux, leur passèrent au cou, à chacun, un sac à fourrage plein d’orge, qui était placé sur la croupe, derrière la selle, et les attachèrent par le licou aux arbres avoisinants. Après quoi ils défirent les bissacs, et les chargèrent sur leurs propres épaules. Et comme ces bissacs étaient très lourds, les brigands marchaient courbés sous leur poids.

Et tous défilèrent en bon ordre au-dessous d’Ali Baba, qui put aisément les compter et trouver qu’ils étaient au nombre de quarante : pas un de plus, pas un de moins…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vil apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT CINQUANTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

… au nombre de quarante : pas un de plus, pas un de moins.

Et ils arrivèrent, ainsi chargés, au pied d’un grand rocher qui était à la base du monticule, et s’arrêtèrent en file bien ordonnée. Et leur chef, qui était en tête de file, déposa un instant son lourd bissac sur le sol, se redressa de toute sa taille face au rocher et, d’une voix retentissante, s’adressant à quelqu’un ou à quelque chose d’invisible à tous les regards, il s’écria :

« Sésame, ouvre-toi ! »

Et aussitôt le rocher s’entr’ouvrit largement.

Alors le chef des brigands voleurs s’écarta un peu, pour laisser d’abord ses hommes passer devant lui. Et quand ils furent tous entrés, il rechargea son bissac sur son dos, et pénétra le dernier.

Puis il s’écria d’une voix de commandement sans réplique :

« Sésame, referme-toi ! »

Et le rocher se referma en se scellant, comme si jamais la sorcellerie du brigand ne l’avait divisé, par la vertu de la formule magique.

À cette vue, Ali Baba s’étonna en son âme prodigieusement, et se dit : « Pourvu que, par leur science de la sorcellerie, ils ne découvrent pas ma retraite et ne fassent alors entrer ma longueur dans ma largeur ! » Et il se garda bien de faire le moindre mouvement, malgré toute l’inquiétude qui le travaillait au sujet de ses ânes, qui continuaient à s’ébattre librement dans le fourré.

Quant aux quarante voleurs, après un séjour assez prolongé dans la caverne où Ali Baba les avait vus s’engouffrer, ils donnèrent quelque signe de leur réapparition par un bruit souterrain semblable à quelque tonnerre lointain. Et le rocher finit enfin par se rouvrir et laisser sortir les quarante, avec leur chef en tête, et tenant à la main leurs bissacs vides. Et chacun d’eux retourna à son cheval, le rebrida, et sauta dessus, après avoir fixé le bissac sur la selle. Et le chef se tourna alors vers l’ouverture de la caverne et prononça à haute voix la formule : « Sésame, referme-toi ! » Et les deux moitiés du rocher se rejoignirent et se soudèrent sans aucune trace de séparation. Et tous reprirent, avec leur mine de goudron et leurs barbes de cochons, le chemin par où ils étaient venus. Et voilà pour eux.

Mais pour ce qui est d’Ali Baba, la prudence, qui lui était échue en partage parmi les dons d’Allah, fit qu’il resta encore dans sa cachette, malgré tout le désir qu’il avait d’aller rejoindre ses ânes. Car il se dit : « Ces terribles brigands voleurs peuvent bien, ayant oublié quelque chose dans leur caverne, revenir sur leurs pas à l’improviste et me surprendre ici même. Et c’est alors, ya Ali Baba, que tu verras ce qu’il en coûte à un pauvre diable comme toi de se mettre sur la route de si puissants seigneurs ! » Donc, ayant ainsi réfléchi, Ali Baba se contenta simplement de suivre de l’œil les redoutables cavaliers jusqu’à ce qu’il les eût perdus de vue. Et ce ne fut que bien longtemps après qu’ils eurent disparu, et que toute la forêt fut rentrée dans un silence rassurant, qu’il se décida enfin à descendre de son arbre, et encore avec mille précautions, et en se retournant à droite et à gauche au fur et à mesure qu’il quittait une branche élevée pour une branche plus basse.

Lorsqu’il fut à terre, Ali Baba s’avança vers le rocher en question, mais tout doucement et sur la pointe des pieds, en retenant sa respiration. Et il aurait bien voulu auparavant aller revoir ses ânes et se tranquilliser à leur sujet, vu qu’ils étaient toute sa fortune et le pain de ses enfants, mais une curiosité sans précédent s’était allumée dans son cœur de tout ce qu’il avait vu et entendu du haut de son arbre. Et d’ailleurs c’était sa destinée qui le poussait invinciblement vers cette aventure-là.

Or, arrivé devant le rocher, Ali Baba l’inspecta de haut en bas, et le trouva lisse et sans une anfractuosité où aurait pu se glisser la pointe d’une aiguille. Et il se dit : « C’est pourtant là-dedans que sont entrés les quarante, et c’est bien avec mon propre œil que je les ai vus disparaître là-dedans ! Ya Allah ! Quelle subtilité ! Et qui sait ce qu’ils sont entrés faire dans cette caverne défendue par toutes sortes de talismans dont j’ignore le premier mot ! » Puis il pensa : « Par Allah ! j’ai pourtant bien retenu la formule d’ouverture et la formule de fermeture ! Si je les essayais un peu, pour voir seulement si dans ma bouche elles ont la même vertu que dans la bouche de cet effrayant bandit géant ! »

Et, oubliant toute sa pusillanimité ancienne, et poussé par la voix de sa destinée, Ali Baba le bûcheron se tourna vers le rocher et dit :

« Sésame, ouvre-toi ! »

Et bien que les trois mots magiques eussent été prononcés d’une voix mal assurée, le rocher se sépara et s’ouvrit largement. Et Ali Baba, dans une épouvante extrême, eut bien voulu tourner le dos à tout cela et livrer ses jambes au vent, mais la force de sa destinée l’immobilisa devant l’ouverture et le força à regarder. Et, au lieu de voir là dedans une caverne de ténèbres et d’horreur, il fut à la limite de la surprise en voyant s’ouvrir devant lui une large galerie, qui donnait de plain-pied sur une salle spacieuse creusée en voûte à même la pierre, et recevant largement la lumière par des ouvertures angulaires ménagées dans le haut. Si bien qu’il se décida à mettre un pied devant l’autre, et à pénétrer dans ce lieu qui, à première vue, n’avait rien de particulièrement terrifiant. Il prononça donc la formule propitiatoire : « Au nom d’Allah le Clément, le Miséricordieux ! » qui acheva de le réconforter, et s’avança sans trop trembler jusque dans la salle voûtée. Et dès qu’il y fut arrivé, il vit les deux moitiés du rocher se rejoindre sans bruit et boucher complètement l’ouverture : ce qui ne laissa pas de l’inquiéter, malgré tout, vu que la constance dans le courage n’était pas son fort. Toutefois il pensa qu’il pourrait désormais, grâce à la formule magique, faire s’ouvrir d’elles-mêmes devant lui toutes les portes. Et il se laissa alors aller à regarder en toute tranquillité ce qui s’offrait devant ses yeux.

Et il vit, tout le long des murs, s’étageant jusqu’à la voûte, des piles et des piles de riches marchandises, et des ballots d’étoffes de soie et de brocart, et des sacs de provisions de bouche, et de grands coffres remplis jusqu’aux bords d’argent monnayé, et d’autres pleins d’argent en lingots, et d’autres remplis de dinars d’or et de lingots d’or par rangées alternées. Et, comme si tous ces coffres et tous ces sacs ne suffisaient pas pour contenir les richesses accumulées, le sol était jonché de tas d’or, de bijoux et d’orfèvreries, tant que le pied ne savait où se poser sans se heurter à quelque joaillerie ou se buter à quelque tas de dinars flambants. Et Ali Baba, qui de sa vie n’avait vu la vraie couleur de l’or ni même connu son odeur, s’émerveilla de tout cela à la limite de l’émerveillement. Et à voir ces trésors entassés là, au hasard des fournées, et ces innombrables somptuosités dont les moindres eussent avantageusement orné le palais d’un roi, il se dit qu’il devait y avoir non pas des années mais des siècles que cette grotte servait de dépôt, en même temps que de refuge, à des générations de voleurs fils de voleurs, descendants des pillards de Babylone.

Lorsqu’Ali Baba fut quelque peu revenu de son émerveillement, il se dit : « Par Allah, ya Ali Baba, voici que ta destinée prend un visage blanc, et te transporte d’à côté de tes ânes et de tes fagots au milieu d’un bain d’or comme n’en ont vu que le roi Soleïmân et Iskandar aux deux cornes ! Et du coup tu apprends les formules magiques et te sers de leurs vertus et te fais ouvrir les portes de roc et les fabuleuses cavernes, ô bûcheron béni ! C’est là une grande grâce du Rétributeur, qui te rend ainsi le maître des richesses accumulées par les crimes de générations de voleurs et de bandits. Et si tout cela est arrivé, c’est bien pour que tu puisses être désormais, avec ta famille, à l’abri du besoin, en faisant servir à un bon usage l’or du vol et du pillage ! »

Et, s’étant mis par ce raisonnement en paix avec sa conscience, Ali Baba le pauvre se pencha vers un des sacs à provisions, le vida de son contenu et le remplit rien que de dinars d’or et d’autres pièces en or monnayé, sans s’attacher à l’argent et aux autres objets de prix. Et il chargea le sac sur ses épaules et le porta au bout de la galerie. Puis il revint dans la salle voûtée, et remplit de la même manière un second sac, puis un troisième sac et plusieurs autres sacs, autant qu’il pensait que pouvaient en porter, sans faiblir, ses trois ânes. Et, cela fait, il se tourna vers l’entrée de la caverne et dit : « Sésame, ouvre-toi ! » Et dans l’instant les deux battants de la porte rocheuse s’ouvrirent dans toute leur largeur, et Ali Baba courut rassembler ses ânes et les fit approcher de l’entrée. Et il les chargea des sacs, qu’il prit soin de cacher habilement, en accommodant des branchages par-dessus. Et, quand il eut achevé cette besogne, il prononça la formule de fermeture, et les deux moitiés du rocher se rejoignirent aussitôt.

Alors Ali Baba poussa devant lui ses ânes chargés d’or, en les encourageant d’une voix pleine de respect, et non point en les accablant des malédictions et des injures retentissantes qu’il leur adressait d’ordinaire, quand ils traînaient leurs pieds. Car si Ali Baba, comme tous les conducteurs d’ânes, gratifiait ses bêtes d’appellations telles que : « ô religion du zebb ! » ou « l’histoire de ta sœur ! » ou « fils d’enculé ! » ou « vente d’entremetteuse ! », ce n’était point certes pour les offusquer, car il les aimait à l’égal de ses enfants, c’était simplement pour leur faire entendre raison. Mais cette fois il sentit qu’il ne pouvait, en toute justice, leur appliquer de tels qualificatifs, quand ils portaient sur eux plus d’or qu’il n’y en avait dans la cassette du sultan. Et, sans les bousculer autrement, il reprit avec eux le chemin de la ville…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT CINQUANTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

… Et, sans les bousculer autrement, il reprit avec eux le chemin de la ville.

Or, en arrivant devant sa maison, Ali Baba trouva la porte fermée en dedans avec le gros loquet en bois, et se dit : « Si j’essayais sur elle la vertu de la formule ? » Et il dit : « Sésame, ouvre-toi ! » Et aussitôt la porte, se séparant d’avec son loquet, s’ouvrit toute grande. Et Ali Baba, sans annoncer autrement son arrivée, pénétra avec ses ânes dans la petite cour de sa maison. Et il dit, en se tournant vers la porte : « Sésame, referme-toi ! » Et la porte, tournant sur elle-même, alla rejoindre sans bruit son loquet. Et Ali Baba fut de la sorte convaincu qu’il était désormais détenteur d’un incomparable secret doué d’une puissance mystérieuse, dont l’acquisition ne lui avait guère coûté d’autre tourment qu’une émotion passagère plutôt due à la mine rébarbative des quarante et à l’aspect farouche de leur chef.

Lorsque l’épouse d’Ali Baba vit les ânes dans la cour et Ali Baba en train de les décharger, elle accourut en frappant ses paumes l’une contre l’autre de surprise, et s’écria : « Ô homme, comment as-tu fait pour ouvrir la porte dont j’avais moi-même fermé le loquet ? Le nom d’Allah sur nous tous ! Et qu’apportes-tu, en ce jour béni, dans ces gros sacs si lourds que je n’ai jamais vus à la maison ? » Et Ali Baba, sans répondre à la première question, dit : « Ces sacs nous viennent d’Allah, ô femme. Mais toi, viens m’aider à les porter dans la maison, au lieu de me tourmenter de questions sur les portes et les loquets. » Et l’épouse d’Ali Baba, comprimant sa curiosité, vint l’aider à charger les sacs sur son dos et à les porter, l’un après l’autre, à l’intérieur de la maison. Et comme elle les palpait chaque fois, elle sentit qu’ils contenaient de la monnaie, et pensa que cette monnaie devait être de la vieille monnaie de cuivre ou quelque chose d’approchant. Et cette découverte, quoique fort incomplète et bien au-dessous de la réalité, jeta son esprit dans une grande inquiétude. Et elle finit par se persuader que son époux avait dû s’associer à des voleurs ou autres gens semblables, sinon comment s’expliquer la présence de tant de sacs pesants de monnaie ? Aussi, quand tous les sacs furent portés à l’intérieur, elle ne put davantage se retenir, et, éclatant soudain, elle se mit à se frapper les joues de ses deux mains, et à se déchirer les habits, en s’écriant : « Ô notre calamité ! Ô perte sans recours de nos enfants ! Ô potence ! »

En entendant les cris et les lamentations de son épouse, Ali Baba fut à la limite de l’indignation et lui cria : « Potence dans ton œil, ô maudite ! Qu’as-tu à ululer ainsi de travers ? Et pourquoi veux-tu attirer sur nos têtes le châtiment des voleurs ? » Elle dit : « Le malheur va entrer dans la maison avec ces sacs de monnaie, ô fils de l’oncle. Par ma vie sur toi, hâte-toi de les remettre sur le dos des ânes et de les transporter loin d’ici. Car mon cœur n’est pas tranquille de les savoir dans notre maison ! » Il répondit : « Allah confonde les femmes dénuées de jugement ! Je vois bien, ô fille de l’oncle, que tu t’imagines que j’ai volé ces sacs ! Eh bien, détrompe-toi et rafraîchis tes yeux, car ils nous viennent du Rétributeur, qui m’a fait rencontrer ma destinée aujourd’hui dans la forêt. D’ailleurs je vais te raconter comment s’est faite cette rencontre, mais pas avant que j’aie vidé ces sacs, pour t’en montrer le contenu. »

Et Ali Baba, prenant les sacs par un bout, les vida, l’un après l’autre, sur la natte. Et des masses d’or s’écroulèrent sonores, en lançant des feux par milliers dans la pauvre chambre du bûcheron. Et Ali Baba, triomphant de voir sa femme éblouie de ce spectacle, s’assit sur le tas d’or, ramena ses jambes sous lui, et dit : « Écoute-moi maintenant, ô femme ! » Et il lui fit le récit de son aventure depuis le commencement jusqu’à la fin, sans omettre un détail. Mais il n’y a point d’utilité à la répéter.

Lorsque l’épouse d’Ali Baba eut entendu le récit de l’aventure, elle sentit l’épouvante faire place dans son cœur à une grande joie, et elle se dilata et s’épanouit, et dit : « Ô jour de lait, ô jour de blancheur ! Louanges à Allah qui a fait entrer dans notre demeure les biens mal acquis de ces quarante bandits coupeurs de routes, et qui a rendu de la sorte licite ce qui était illicite. Il est le Généreux, le Rétributeur ! »

Et elle se leva à l’heure et à l’instant, et s’assit sur ses talons devant le tas d’or, et se mit en devoir de compter un par un les innombrables dinars. Mais Ali Baba se mit à rire et lui dit : « Que fais-tu là, ô pauvre ? Comment peux-tu songer à compter tout cela ? Lève-toi plutôt, et viens m’aider à creuser une fosse dans notre cuisine, pour enfouir au plus vite tout cet or, et faire ainsi disparaître ses traces. Sinon nous risquons fort d’attirer sur nous la cupidité des voisins et des officiers de police ! » Mais l’épouse d’Ali Baba, qui aimait l’ordre en toute chose, et qui tenait à se faire une idée exacte sur la quantité des richesses qui leur entraient en ce jour béni, répondit : « Non certes, je ne veux pas m’attarder à compter cet or. Mais je ne puis le laisser enfouir sans l’avoir au moins pesé ou mesuré. C’est pourquoi je te supplie, ô fils de l’oncle, de me donner le temps d’aller chercher une mesure en bois dans le voisinage. Et je le mesurerai pendant que tu creuseras la fosse. Et de la sorte ce sera à bon escient que nous pourrons dépenser le nécessaire et le superflu sur nos enfants ! »

Et Ali Baba, bien que cette précaution lui parût pour le moins superflue, ne voulut pas contrarier sa femme dans une occasion si pleine de joie pour eux tous, et lui dit : « Soit ! Mais va et reviens vite, et surtout prends bien garde de divulguer notre secret ou d’en dire le moindre mot ! »

Lors donc l’épouse d’Ali Baba sortit à la recherche de la mesure en question, et pensa que le plus court serait d’aller en demander une à l’épouse de Kassim, le frère d’Ali Baba, dont la maison ne se trouvait pas loin de là. Et elle entra chez l’épouse de Kassim, la riche, la pleine d’infatuation, celle qui ne daignait jamais inviter à quelque repas chez elle le pauvre Ali Baba ni sa femme, vu qu’ils étaient sans fortune ni relations, celle qui n’avait jamais envoyé la moindre sucrerie aux enfants d’Ali Baba, lors des fêtes et anniversaires, ni même acheté pour eux une poignée de pois chiches comme en achètent les très pauvres gens aux enfants des très pauvres gens. Et, après les salams de cérémonie, elle la pria de lui prêter une mesure en bois pour quelques moments.

Lorsque l’épouse de Kassim eut entendu ce mot de mesure, elle fut extrêmement étonnée, car elle savait Ali Baba et sa femme très pauvres, et elle ne pouvait comprendre à quel usage ils destinaient cet ustensile dont ne se servent d’ordinaire que les propriétaires de grandes provisions de grains, tandis que les autres se contentent d’acheter leur grain du jour ou de la semaine chez le grainetier. Aussi, bien qu’en d’autres circonstances elle lui eût, sans aucun doute, tout refusé, sous n’importe quel prétexte, elle se sentit, cette fois, trop allumée de curiosité pour laisser échapper cette occasion de se satisfaire. Elle lui dit donc : « Qu’Allah augmente sur vos têtes ses faveurs ! Mais cette mesure, ô mère d’Ahmad, la veux-tu grande ou petite ? » Elle répondit : « Plutôt petite, ô ma maîtresse ! » Et l’épouse de Kassim alla chercher la mesure en question.

Or, ce n’était point en vain que cette femme était un produit de vente d’entremise — qu’Allah refuse ses grâces aux produits de cette espèce, et qu’il confonde toutes les rouées ! — car, voulant à tout prix savoir quelle sorte de grain sa parente pauvre voulait mesurer, elle s’avisa d’une supercherie comme en ont toujours entre leurs doigts les filles de putains. Elle courut, en effet, prendre du suif, et en enduisit adroitement le fond de la mesure, en-dessous, du côté où se pose cet ustensile. Puis elle revint auprès de sa parente, en s’excusant de l’avoir fait attendre, et lui remit la mesure. Et la femme d’Ali Baba se confondit en remerciements, et se hâta de revenir chez elle.

Et elle commença par poser la mesure au milieu du tas d’or. Et elle se mit à l’emplir et à la vider un peu plus loin, en marquant sur le mur, avec un morceau de charbon, autant de traits noirs qu’elle l’avait vidée de fois. Et comme elle venait d’achever son travail, Ali Baba rentra, ayant fini, de son côté, de creuser la fosse dans la cuisine. Et son épouse lui montra sur le mur les traits au charbon, en exultant de joie, et lui laissa le soin d’enfouir tout l’or, pour aller elle-même en toute diligence rendre la mesure à l’impatiente épouse de Kassim. Et elle ne savait pas, la pauvre ! qu’un dinar d’or s’était attaché au-dessous de la mesure, grâce au suif de la perfidie.

Elle remit donc la mesure à sa riche parente, la vendue de l’entremetteuse, et la remercia beaucoup et lui dit : « J’ai voulu être exacte avec toi, ô ma maîtresse, afin qu’une autre fois ta bonté ne se décourage pas à mon égard. » Et elle s’en alla en sa voie. Et voilà pour l’épouse d’Ali Baba !

Quant à l’épouse de Kassim, la rouée, elle n’attendit que le dos tourné de sa parente pour retourner la mesure en bois, et en regarder le dessous. Et elle fut à la limite de la stupéfaction en voyant une pièce d’or collée dans le suif, au lieu de quelque grain de fève, d’orge ou d’avoine. Et de safran devint la peau de son visage et de bitume très foncé la couleur de ses yeux. Et pétri de jalousie et de dévorante envie devint son cœur. Et elle s’écria : « La destruction sur leur demeure ! Depuis quand ces misérables ont-ils comme ça de l’or par poids et par mesures ? » Et dans la fureur inexprimable où elle était, elle ne put attendre que son époux fût rentré de sa boutique ; mais elle envoya sa servante le chercher en toute hâte. Et dès que l’essoufflé Kassim eut franchi le seuil de la maison, elle l’accueillit par des exclamations furibondes, tout comme si elle l’avait surpris en train de triturer quelque jeune garçon.

Puis, sans lui laisser le temps de se reconnaître sous cette tempête, elle lui mit sous le nez le dinar d’or en question, et lui cria : « Tu le vois ! Eh bien, ce n’est que le reste de ces misérables ! Ah, tu te crois riche, et tu te félicites tous les jours d’avoir boutique et clients, alors que ton frère n’a que trois ânes pour tout lot ! Détrompe-toi, ô cheikh ! Car Ali Baba, ce fagoteur, ce ventre creux, ce rien du tout, ne se contente pas de compter son or comme toi, lui : il le mesure ! Par Allah ! il le mesure, comme fait le grainetier de son grain ! »

Et, dans un orage de paroles, de cris et de vociférations, elle le mit au courant de l’affaire, et lui expliqua de quel stratagème elle s’était servie pour faire la stupéfiante découverte de la richesse d’Ali Baba. Et elle ajouta : « Ça n’est pas tout ça, ô cheikh ! À toi maintenant de découvrir la source de la fortune de ton misérable frère, cet hypocrite maudit qui feint la pauvreté et manie l’or par mesures et par brassées ! »

En entendant ces paroles de son épouse, Kassim ne douta pas de la réalité de la fortune de son frère. Et loin de se trouver heureux de savoir le fils de son père et de sa mère à l’abri désormais de tout besoin, et de se réjouir de son bonheur, il en conçut une jalousie bilieuse et sentit éclater de dépit sa poche à fiel…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT CINQUANTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

… il en conçut une jalousie bilieuse et sentit éclater de dépit sa poche à fiel. Et il se leva à l’heure et à l’instant, et courut chez son frère voir par ses propres yeux ce qu’il y avait à voir.

Et il trouva Ali Baba qui avait encore sa pioche à la main, ayant fini d’enfouir son or. Et, l’abordant sans lui donner le salam et sans l’appeler par son nom ni par son prénom et même sans le traiter de frère, car il avait oublié cette proche parenté depuis qu’il avait épousé le riche produit de l’entremetteuse, il lui dit : « Ah, c’est comme ça, ô père des ânes, que tu fais le réservé et le cachottier avec nous ! Oui, continue à simuler la pauvreté et la misère et à faire le gueux devant les gens, pour, dans ton gîte à poux et à punaises, mesurer l’or comme le grainetier son grain ! »

En entendant ces paroles, Ali Baba fut à la limite du trouble et de la perplexité, non point qu’il fût avare ou intéressé, mais parce qu’il redoutait la méchanceté et l’avidité d’œil de son frère et de l’épouse de son frère, et il répondit : « Par Allah sur toi ! je ne sais trop à quoi tu fais allusion. Hâte-toi plutôt de t’expliquer, et je ne manquerai pas de franchise à ton égard ni de bons sentiments, bien que depuis des années et des années tu aies oublié le lien du sang et que tu détournes ton visage du mien et de celui de mes enfants ! »

Alors l’impérieux Kassim dit : « Il ne s’agit pas de tout cela, Ali Baba ! Il s’agit seulement de ne pas feindre avec moi l’ignorance, car je sais ce que tu as intérêt à me tenir caché ! » Et, lui montrant le dinar d’or encore enduit de suif, il lui dit en le regardant de travers : « Combien de mesures de dinars semblables à celui-ci as-tu dans ton grenier, ô fourbe ? Et où as-tu volé tant d’or, dis, ô honte de notre maison ? » Puis, en quelques mots, il lui révéla comment son épouse avait enduit de suif le dessous de la mesure qu’elle leur avait prêtée, et comment cette pièce d’or s’y était trouvée attachée.

Lorsqu’Ali Baba eut entendu ces paroles de son frère, il comprit que la faute était faite et ne pouvait se réparer. Aussi, sans se faire poser un plus long interrogatoire, et sans donner à son frère le moindre signe d’étonnement ou de chagrin, de se voir découvert, il dit : « Allah est généreux, ô mon frère ! Il nous envoie Ses dons même avant leur désir ! Qu’il soit exalté ! » Et il lui raconta, dans tous ses détails, son aventure dans la forêt, sans toutefois lui révéler la formule magique. Et il ajouta : « Nous sommes, ô mon frère, les fils du même père et de la même mère. C’est pourquoi tout ce qui m’appartient t’appartient, et je veux, si tu me fais la grâce de l’accepter, t’offrir la moitié de l’or que j’ai rapporté de la caverne ! »

Mais le méchant Kassim, dont l’avidité égalait la noirceur, répondit : « Certes ! c’est bien ainsi que je l’entends. Mais je veux également savoir comment je pourrais entrer moi-même dans le rocher, s’il m’en prenait envie. Et ne t’avise pas surtout de me tromper à ce sujet, autrement je vais de ce pas te dénoncer à la justice comme le complice des voleurs. Et tu ne pourras que perdre à cette combinaison-là ! »

Alors le bon Ali Baba, songeant au sort de sa femme et de ses enfants, en cas de dénonciation, et poussé encore plus par son naturel accommodant que par la peur des menaces d’un frère à l’âme barbare, lui révéla les trois mots de la formule magique, tant pour l’ouverture des portes que pour leur fermeture. Et Kassim, sans même lui dire une parole de remercîment, le quitta brusquement, résolu à aller s’emparer tout seul du trésor de la caverne.

Donc, le lendemain, avant l’aurore, il partit vers la forêt, en poussant devant lui dix mulets chargés de grands coffres qu’il se proposait de remplir du produit de sa première expédition. D’ailleurs il se réservait, une fois qu’il se serait bien rendu compte des provisions et des richesses accumulées dans la grotte, de faire un second voyage avec un plus grand nombre de mulets et même, s’il le fallait, avec tout un convoi de chameaux. Et il suivit, en tous points, les indications d’Ali Baba qui avait poussé la bonté jusqu’à se proposer comme guide, mais qui s’était vu écarter durement par les deux paires d’yeux soupçonneux de Kassim et de son épouse, la résultante de l’entremise.

Et il arriva bientôt au pied du rocher qu’il reconnut, entre tous les rochers, à son aspect entièrement lisse et à son sommet surmonté d’un grand arbre. Et il leva ses deux bras vers le rocher et dit : « Sésame, ouvre-toi ! » Et le rocher se fendit soudain par le milieu. Et Kassim, qui avait déjà attaché des mulets aux arbres, pénétra dans la caverne dont l’ouverture se reboucha aussitôt sur lui, grâce à la formule de fermeture. Or, il ne savait pas ce qui l’y attendait !

Et d’abord ce fut un éblouissement, à la vue de tant de richesses accumulées, d’or par monceaux et de joyaux entassés. Et le désir lui vint plus intense d’être le maître de ce fabuleux trésor. Et il vit bien qu’il lui faudrait pour emporter tout cela non seulement une caravane de chameaux, mais tous les chameaux réunis qui voyagent des confins de la Chine jusqu’aux frontières de l’Irân. Et il se dit que la prochaine fois il prendrait les mesures nécessaires pour organiser une véritable expédition à butin, se contentant cette fois de remplir d’or monnayé autant de sacs que pouvaient en porter ses dix mulets. Et, ce travail achevé, il revint vers la galerie qui aboutissait au rocher de fermeture, et s’écria :

« Orge, ouvre-toi ! »

Car l’ébloui Kassim, l’esprit entièrement pris par la découverte de ce trésor, avait tout à fait oublié le mot qu’il fallait dire. Et il en fut ainsi pour sa perdition sans recours. Il dit donc à plusieurs reprises : « Orge, ouvre-toi ! Orge, ouvre-toi ! » Mais le rocher resta fermé. Alors il dit :

« Avoine, ouvre-toi ! »

Et le rocher ne bougea pas.

Alors il dit :

« Fève, ouvre-toi ! »

Mais aucune fissure ne se produisit.

Et Kassim commença à perdre patience, et cria, tout d’une haleine :

« Seigle, ouvre-toi ! — Millet, ouvre-toi ! — Pois chiche, ouvre-toi ! — Maïs, ouvre-toi ! — Sarrasin, ouvre-toi ! — Blé, ouvre-toi ! — Riz, ouvre-toi ! — Vesce, ouvre-toi ! »

Mais la porte de granit resta close. Et Kassim, à la limite de l’épouvante en s’apercevant qu’il restait enfermé pour avoir perdu la formule, se mit à débiter, devant le rocher impassible, tous les noms des céréales et des différentes variétés de grains que la main du Semeur lança sur la surface des champs, à l’enfance du monde. Mais le granit resta inébranlable. Car l’indigne frère d’Ali Baba n’oublia, parmi tous les grains, qu’un seul grain, celui-là même auquel étaient attachées les vertus magiques, le mystérieux sésame.

Or, c’est ainsi que tôt ou tard, et souvent plus tôt que plus tard, le destin aveugle la mémoire des méchants, leur dérobe toute clarté, et leur enlève la vue et l’ouïe, de par l’ordre du Puissant sans bornes. Car le Prophète — sur Lui les bénédictions et le plus choisi des salams ! — a dit, parlant des méchants : « Allah leur retirera le don de Sa clarté et les laissera tâtonner dans les ténèbres. Alors, aveugles, sourds et muets, ils ne pourront plus revenir sur leurs pas ! » Et ailleurs l’Envoyé — qu’Allah l’ait en Ses meilleures grâces ! — a dit de ceux-là : « À jamais leurs cœurs et leurs oreilles ont été fermés avec le sceau d’Allah, et leurs yeux voilés d’un bandeau. Pour eux est réservé un supplice épouvantable ! »

Donc, lorsque le méchant Kassim, qui ne s’attendait pas du tout à ce désastreux événement, eut vu qu’il ne possédait plus la formule vertueuse, il se mit, pour la retrouver, à se secouer la cervelle dans tous les sens, mais bien inutilement, car à tout jamais sa mémoire s’était dépouillée du nom magique. Alors, en proie à la frayeur et à la rage, il laissa là les sacs pleins d’or, et se mit à parcourir la caverne en tous sens, à la recherche de quelque issue. Mais il ne rencontrait partout que parois granitiques lisses désespérément. Et, comme une bête féroce ou quelque chameau en rut, il écumait d’une écume de bave et de sang, et se mordait les doigts de désespoir. Mais là ne fut point tout son châtiment : car il lui restait encore à mourir. Ce qui ne devait pas tarder !

En effet, à l’heure de midi, les quarante voleurs revinrent vers leur caverne, selon leur habitude journalière…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT CINQUANTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

… En effet, à l’heure de midi, les quarante voleurs revinrent vers leur caverne, selon leur habitude journalière. Et voilà qu’ils virent, attachés aux arbres, les dix mulets chargés de grands coffres. Et aussitôt, sur un signe de leur chef, ils dégainèrent farouchement, et lancèrent leurs chevaux à toute bride vers l’entrée de la caverne. Et ils mirent pied à terre, et commencèrent à tourner tout autour du rocher pour trouver l’homme à qui pouvaient appartenir les mulets. Mais comme leurs recherches n’aboutissaient à rien, le chef se décida à pénétrer dans la caverne. Il leva donc son sabre vers la porte invisible, en prononçant la formule, et le rocher se divisa en deux moitiés qui glissèrent en sens inverse.

Or, l’enfermé Kassim, qui avait entendu les chevaux et les exclamations de surprise et de colère des brigands voleurs, ne douta pas de sa perte sans recours. Toutefois, comme son âme lui était chère, il voulut tenter de la sauvegarder. Et il se blottit dans un coin, prêt à se jeter dehors au premier moment. Aussi, dès que le mot de « sésame » eut été prononcé et qu’il l’eut entendu, en maudissant sa courte mémoire, et dès qu’il vit l’ouverture se faire, il s’élança au dehors comme un bélier, tête basse, et si violemment et avec si peu de discernement, qu’il heurta le chef même des quarante, qui tomba tout de son long sur le sol. Mais, dans sa chute, le terrible géant entraîna Kassim avec lui, et lui enfonça une main dans la bouche et une autre dans le ventre. Et, au même moment, les autres brigands, venant à la rescousse, saisirent tout ce qu’ils purent saisir de l’agresseur, du violateur, et coupèrent avec leurs sabres tout ce qu’ils saisirent. Et c’est ainsi, qu’en moins d’un clin d’œil, Kassim fut partagé en jambes, bras, tête et tronc, et expira son âme avant de se consulter. Car telle était sa destinée. Et voilà pour lui !

Quant aux voleurs, dès qu’ils eurent essuyé leurs sabres, ils entrèrent dans leur caverne et trouvèrent, rangés près de la sortie, les sacs qu’avait préparés Kassim. Et ils se hâtèrent de les vider là où ils avaient été remplis, et ne s’aperçurent pas de la quantité qui manquait et qu’avait emportée Ali Baba. Puis ils s’assirent en rond pour tenir conseil, et délibérèrent longuement sur l’événement. Mais dans l’ignorance où ils étaient d’avoir été épiés par Ali Baba, ils ne purent arriver à comprendre comment on avait pu s’introduire chez eux, et se refusèrent à réfléchir plus longtemps sur un pourquoi qui n’avait pas de parce que. Et ils préférèrent, après avoir déchargé leurs nouvelles acquisitions et pris quelque repos, sortir de leur caverne et remonter à cheval, pour aller couper les routes et razzier les caravanes. Car c’étaient des hommes actifs, qui n’aimaient pas les longs discours et les palabres. Mais on les retrouvera quand le moment sera venu.

Or, pour ce qui est de la suite de tout cela, voici. Et d’abord l’épouse de Kassim ! Ab, cette maudite-là, ce fut elle la cause de la mort de son mari, qui d’ailleurs méritait bien sa fin ! Car c’était la perfidie de cette femme inventrice du suif colleur qui avait été le point de départ de l’égorgement final. Aussi, ne doutant pas qu’il dût bientôt être de retour, elle avait préparé un repas spécial pour le fêter. Mais quand elle vit que la nuit était venue et qu’il n’y avait ni Kassim, ni ombre de Kassim, ni odeur de Kassim, elle fut extrêmement alarmée, non point qu’elle l’aimât outre mesure, mais parce qu’il était nécessaire à sa vie et à sa cupidité. Aussi, quand son inquiétude fut à ses limites extrêmes, elle se décida à aller trouver Ali Baba, elle qui jamais jusque-là n’avait voulu condescendre à franchir le seuil de sa maison. La fille de putain ! Elle entra avec un visage retourné, et dit à Ali Baba : « Le salam sur toi, ô frère de choix de mon époux ! Les frères se doivent aux frères, et les amis aux amis. Or, moi je viens te prier de me tranquilliser sur le sort de ton frère qui est allé, comme tu le sais, à la forêt, et qui, malgré la nuit avancée, n’est pas encore de retour. Par Allah sur toi ! ô visage de bénédiction, hâte-toi d’aller voir ce qui lui est arrivé dans cette forêt ! »

Et Ali Baba, qui était notoirement doué d’une âme compatissante, partagea l’alarme de l’épouse de Kassim, et lui dit : « Qu’Allah éloigne les malheurs de la tête de ton époux, ma sœur ! Ah ! si Kassim avait bien voulu écouter mon conseil fraternel, il m’eût pris avec lui comme guide ! Mais ne t’inquiète pas outre mesure de son retard ; car, sans doute, il aura jugé à propos, pour ne pas attirer l’attention des passants, de ne rentrer en ville que bien avant dans la nuit ! »

Or, cela était vraisemblable, bien, qu’en réalité, Kassim ne fût plus Kassim mais six quartiers de Kassim, deux bras, deux jambes, un tronc et une tête, qui avaient été disposés par les voleurs à l’intérieur même de la galerie, derrière la porte rocheuse, afin qu’ils épouvantassent par leur vue et repoussassent par leur puanteur quiconque aurait eu la hardiesse de franchir le seuil défendu.

Donc Ali Baba tranquillisa tant qu’il put la femme de son frère, et lui fit remarquer que les recherches n’aboutiraient à rien pendant la nuit noire. Et il l’invita à passer la nuit en leur compagnie, en toute cordialité. Et l’épouse de Kassim la fit coucher dans son propre lit, tandis qu’Ali Baba l’assurait que dès l’aurore il s’en irait à la forêt.

Et, en effet, dès les premières lueurs de l’aube, l’excellent Ali Baba était déjà dans la cour de sa maison, près de ses trois ânes. Et il partit sans retard avec eux, après avoir recommandé à l’épouse de Kassim de modérer son affliction, et à sa propre épouse de la soigner et de ne la laisser manquer de rien.

Or, en approchant du rocher, Ali Baba fut bien obligé de s’avouer, en ne voyant pas les mulets de Kassim, que quelque chose de grave avait dû se passer, d’autant plus qu’il n’avait rien rencontré dans la forêt. Et son inquiétude ne put qu’augmenter en voyant le sol, au pied du rocher, taché de sang. Aussi ce ne fut point sans un grand émoi qu’il prononça les trois mots magiques de l’ouverture, et qu’il entra dans la caverne.

Et le spectacle des six quartiers de Kassim épouvanta ses regards et fit trembler ses genoux. Et il faillit tomber évanoui sur le sol. Mais les sentiments qu’il avait pour son frère lui firent surmonter son émotion, et il n’hésita pas à faire tout le possible pour essayer de rendre les derniers devoirs à son frère, qui était musulman après tout, et fils du même père et de la même mère. Et il se hâta de prendre, dans la caverne, deux grands sacs dans lesquels il mit les six quartiers de son frère, le tronc dans l’un, et la tête avec les quatre membres dans l’autre. Et il en fit la charge de l’un de ses ânes, en les recouvrant soigneusement de bois coupé et de branchages. Puis il se dit que, puisqu’il était là, il valait tout autant profiter de l’occasion pour prendre quelques sacs d’or, pour ne pas laisser ses ânes s’en retourner le bât à nu. Il chargea donc les deux autres ânes de sacs pleins d’or, avec du bois et des feuillages par-dessus, comme la première fois. Et, après qu’il eut commandé à la porte rocheuse de se refermer, il reprit le chemin de la ville, en déplorant en son âme la triste fin de son frère.

Or, dès qu’il fut arrivé dans la cour de sa maison, Ali Baba appela, pour l’aider à décharger les ânes, l’esclave Morgane. Or, Morgane était une jeune fille qu’Ali Baba et son épouse avaient recueillie enfant, et élevée avec les mêmes soins et la même sollicitude que s’ils avaient été ses propres parents. Et elle avait grandi dans leur maison, aidant sa mère adoptive dans le ménage et faisant le travail de dix personnes. Avec cela, elle était agréable, douce, adroite, entendue et féconde en inventions pour résoudre les questions les plus ardues et faire réussir les choses les plus difficiles.

Aussi, dès qu’elle fut descendue, elle commença par baiser la main de son père adoptif et lui souhaita la bienvenue, comme elle avait coutume de le faire chaque fois qu’il rentrait à la maison. Et Ali Baba lui dit : « Ô Morgane, ma fille, c’est aujourd’hui que ta finesse, ton dévouement et ta discrétion vont me donner leur preuve ! » Et il lui raconta la fin funeste de son frère et ajouta : « Et maintenant il est là, en six quartiers, sur le troisième âne. Et il faut, pendant que je vais monter annoncer la funèbre nouvelle à sa pauvre veuve, que tu songes au moyen de le faire enterrer comme s’il était mort de sa mort naturelle, sans que personne puisse se douter de la vérité ! » Et elle répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et Ali Baba, la laissant réfléchir à la situation, monta chez la veuve de Kassim.

Or, déjà il avait une telle mine qu’en le voyant entrer l’épouse de Kassim se mit à pousser des hurlements de travers. Et elle s’apprêta à s’écorcher les joues, à s’arracher les cheveux et à se déchirer les habits. Mais Ali Baba sut lui raconter l’événement avec tant de ménagement, qu’il réussit à éviter les cris et les lamentations qui pussent ameuté les voisins et provoqué un émoi dans tout le quartier. Et, avant de lui donner le temps de savoir si elle devait hurler ou si elle devait ne pas hurler, il ajouta : « Allah est généreux, et m’a donné la richesse au delà de mes besoins. Si donc, dans ce malheur sans remède qui t’atteint, quelque chose est encore capable de te consoler, je t’offre de joindre les biens qu’Allah m’a envoyés à ceux qui t’appartiennent, et à te faire entrer désormais dans ma maison en qualité de seconde épouse. Et tu trouveras ainsi en la mère de mes enfants une sœur aimante et attentive. Et ensemble nous vivrons tous dans la tranquillité, en parlant des vertus du défunt ! » Et, ayant ainsi parlé, Ali Baba se tut, attendant la réponse. Et Allah éclaira, à ce moment, le cœur de l’ancienne vendue de l’entremise, et la débarrassa de ses tares. Car Il est le Tout-Puissant ! Et elle comprit la bonté d’Ali Baba et la générosité de son offre, et consentit à devenir sa seconde épouse. Et elle devint réellement, par suite de son mariage avec cet homme béni, une femme de bien. Et voilà pour elle !

Quant à Ali Baba, qui avait réussi, par ce moyen, à empêcher les cris perçants et la divulgation du secret, il laissa sa nouvelle épouse entre les mains de son ancienne épouse, et descendit rejoindre la jeune Morgane.

Or, il la trouva qui rentrait d’une course au dehors. Car Morgane n’avait pas perdu son temps, et avait déjà combiné tout un plan de conduite, en cette circonstance difficile. Elle était, en effet, allée à la boutique du marchand de drogues, qui habitait en face, et lui avait demandé d’une sorte de thériaque spécifique pour la guérison des maladies mortelles. Et le marchand lui avait donné de cette thériaque-là, pour l’argent qu’elle avait présenté, mais non sans lui avoir au préalable demandé qui était malade dans la maison de son maître. Et Morgane avait répondu, en soupirant : « Ô notre calamité ! le mal rouge tient le frère de mon maître Ali Baba, qui a été transporté chez nous pour être mieux soigné. Mais personne ne comprend rien à sa maladie ! Il est immobile, avec un visage de safran ; il est muet ; il est aveugle ; et il est sourd ! Puisse cette thériaque, ô cheikh, le tirer de sa mauvaise posture ! » Et, ayant ainsi parlé, elle avait emporté la thériaque en question, dont, en réalité, Kassim ne pouvait plus guère faire usage, et elle était venue rejoindre son maître Ali Baba…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT CINQUANTE-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

… elle avait emporté la thériaque en question, dont, en réalité, Kassim n’était plus en état de faire usage, et était venue rejoindre son maître Ali Baba. Et, en peu de mots, elle le mit au courant de ce qu’elle comptait faire. Et il approuva son plan, et lui dit toute l’admiration qu’il ressentait pour son ingéniosité.

En effet, le lendemain, la diligente Morgane alla chez le même marchand de drogues, et, avec un visage baigné de larmes, et avec beaucoup de soupirs et d’arrêts dans les soupirs, elle lui demanda d’un certain électuaire qu’on ne donne d’ordinaire qu’aux moribonds sans espoir. Et elle s’en alla, en disant : « Hélas sur nous ! si ce remède n’agit pas, tout est perdu ! » Et elle prit soin, en même temps, de mettre tous les gens du quartier au courant du prétendu cas désespéré de Kassim, frère d’Ali Baba.

Aussi, quand le lendemain, à l’aube, les gens du quartier furent réveillés en sursaut par des cris perçants et lamentables, ils ne doutèrent pas que ces cris ne fussent poussés par l’épouse de Kassim, par l’épouse du frère de Kassim, par la jeune Morgane et par toutes les femmes parentes, pour annoncer la mort de Kassim.

Or, pendant ce temps, Morgane continuait à mettre son plan à exécution.

En effet, elle s’était dit : « Ma fille, ça n’est pas tout que de faire passer une mort violente pour une mort naturelle, il s’agit de parer à un danger plus grand ! Et c’est de ne pas laisser les gens s’apercevoir que le défunt est divisé en six quartiers ! Sans quoi, la gargoulette ne restera pas sans fêlure ! »

Et, sans tarder, elle courut chez un vieux savetier du quartier qui ne la connaissait pas, et tout en lui souhaitant le salam, elle lui mit dans la main un dinar d’or, et lui dit : « Ô cheikh Mustapha, ta main nous est nécessaire aujourd’hui ! » Et le vieux savetier, qui était un bonhomme plein d’entrain et de gaieté, répondit : « Ô journée bénie par ta blanche venue, ô visage de lune ! Parle, ô ma maîtresse, et je te répondrai sur ma tête et mes yeux’. » Et Morgane dit : « Ô mon oncle Mustapha, lève-toi simplement et viens avec moi. Mais avant, prends, si tu veux bien, tout ce qui t’est nécessaire pour coudre le cuir ! » Et lorsqu’il eut fait ce qu’elle lui demandait, elle prit un bandeau et lui en banda soudain les yeux, en lui disant : « C’est la condition nécessaire ! Sans quoi rien n’est fait ! » Mais il se récria, disant : « Vas-tu, ô jeune fille, pour un dinar, me faire renier la foi de mes pères, ou commettre quelque larcin ou crime extraordinaire ? » Mais elle lui dit : « Éloigné soit le Malin, ô cheikh ! Que ta conscience soit en repos ! Ne redoute rien de tout cela, car il s’agit seulement d’un petit travail de couture ! » Et, ce disant, elle lui glissa dans la main une seconde pièce d’or, qui le décida à la suivre.

Et Morgane le prit par la main et le mena, les yeux bandés, dans la cave de la maison d’Ali Baba. Et là, elle lui ôta le bandeau, et, lui montrant le corps du défunt, qu’elle avait reconstitué en mettant les six quartiers à leur place respective, elle lui dit : « Tu vois à présent que c’est pour te faire coudre ensemble les six quartiers que voici, que j’ai pris la peine de te conduire par la main ! » Et comme le cheikh reculait effaré, l’avisée Morgane lui glissa dans la main une nouvelle pièce d’or, et lui en promit encore une, si le travail était rapidement fait. Ce qui décida le savetier à se mettre à la besogne. Et lorsqu’il eut achevé, Morgane lui rebanda les yeux, et, après lui avoir donné la récompense promise, elle le fit sortir de la cave et le reconduisit jusqu’à la porte de sa boutique, où elle le laissa, après lui avoir rendu la vue. Et elle se hâta de rentrer à la maison, tout en se retournant de temps à autre pour voir si le savetier ne l’observait pas.

Et dès qu’elle fut arrivée, elle lava le corps reconstitué de Kassim, le parfuma d’encens et l’arrosa d’aromates, et, aidée par Ali Baba, elle le mit dans le linceul. Après quoi, afin que les hommes qui apportaient la civière commandée ne pussent se douter de rien, elle alla prendra elle-même livraison de cette civière, et la paya largement. Puis, toujours aidée par Ali Baba, elle mit le corps dans le bois mortuaire, et recouvrit le tout de châles et d’étoffes achetées pour la circonstance.

Sur ces entrefaites, l’imam et les autres dignitaires de la mosquée arrivèrent ; et quatre des voisins assemblés chargèrent la civière sur leurs épaules. Et l’imam prit la tête du cortège, suivi par les lecteurs du Korân. Et Morgane marcha derrière les porteurs, tout en pleurs, en poussant des cris lamentables, en se frappant la poitrine à grands coups, et en s’arrachant les cheveux, tandis qu’Ali Baba fermait la marche, accompagné des voisins qui se détachaient à tour de rôle, de temps en temps, pour relayer et soulager les autres porteurs, et cela jusqu’à ce qu’on arrivât au cimetière, cependant que dans la maison d’Ali Baba, les femmes accourues pour la cérémonie funèbre mêlaient leurs lamentations et emplissaient tout le quartier de cris épouvantables. Et, de la sorte, la vérité de cette mort resta soigneusement à l’abri de toute divulgation, sans que personne pût avoir le moindre soupçon sur la funeste aventure. Et voilà pour tous ceux-là !

Quant aux quarante voleurs qui, à cause de la putréfaction des six quartiers de Kassim abandonnés dans la caverne, s’étaient abstenus pendant un mois de retourner à leur retraite, ils furent, à leur retour dans la caverne, à la limite de l’étonnement de ne plus trouver ni quartiers de Kassim, ni putréfaction de Kassim, ni quoi que ce fût qui, de près ou de loin, se rapprochât de cela. Et, cette fois, ils réfléchirent sérieusement à la situation, et le chef des quarante dit : « Ô hommes, nous sommes découverts, il n’y a plus à en douter, et notre secret est connu. Mais si nous ne cherchons promptement à y apporter le remède, toutes les richesses, que nous et nos ancêtres avons amassées avec tant de peine et de fatigues, nous seront bientôt enlevées par le complice du voleur que nous avons châtié. Il faut donc que, sans perdre de temps, après avoir fait périr l’un, nous fassions périr l’autre. Cela établi, il n’y a qu’un moyen pour arriver au but, et c’est que quelqu’un de hardi à la fois et d’adroit, aille à la ville déguisé en derviche étranger, qu’il use de tout son savoir-faire pour découvrir s’il n’est pas question de celui que nous avons coupé en six quartiers, et qu’il sache en quelle maison demeurait cet homme-là. Mais toutes ces recherches devront être faites avec la plus grande circonspection, car un mot de trop pourrait compromettre l’affaire et nous perdre sans recours. Aussi j’estime que celui qui assumera cette tâche doit s’engager à subir la peine de mort s’il fait preuve de légèreté dans l’accomplissement de sa mission ! » Et aussitôt l’un des voleurs s’écria : « Je m’offre pour l’entreprise et j’accepte les conditions ! » Et le chef et les camarades le félicitèrent et le comblèrent d’éloges. Et il partit déguisé en derviche.

Or, il entra dans la ville, et toutes les maisons et boutiques étaient encore closes, à cause de l’heure matinale, excepté la boutique de cheikh Mustapha, le savetier. Et cheikh Mustapha, l’alène à la main, était déjà en train de confectionner une babouche en cuir safran. Et il leva les yeux et vit le derviche qui le regardait travailler, en l’admirant, et qui se hâta de lui souhaiter le salam. Et cheikh Mustapha lui rendit son salam, et le derviche s’émerveilla de lui voir, à son âge, de si bons yeux et les doigts si experts. Et le vieux, fort flatté, se rengorgea et répondit : « Par Allah, ô derviche, je puis encore enfiler l’aiguille du premier coup, et je puis même coudre les six quartiers d’un mort au fond d’une cave sans lumière ! » Et le derviche-voleur, en entendant ces mots, faillit s’envoler de joie, et bénit sa destinée qui le conduisait par le plus court chemin au but souhaité. Aussi ne laissa-t-il pas échapper l’occasion, et, feignant l’étonnement, il s’écria : « Ô visage de bénédiction, les six quartiers d’un mort ? Que veux-tu dire par ces mots ? Est-ce que c’est par hasard l’habitude, dans ce pays, de couper les morts en six quartiers, puis de les recoudre ? Et agit-on de la sorte pour voir ce qu’il y a dedans ? » Et cheikh Mustapha, à ces paroles, se mit à rire, et répondit : « Non par Allah ! ce n’est pas l’habitude ici. Mais je sais ce que je sais, et ce que je sais nul ne le saura ! J’ai pour cela plusieurs raisons toutes plus sérieuses les unes que les autres ! Et d’ailleurs ma langue est courte ce matin et n’obéit pas au jeu de ma mémoire ! » Et le derviche-voleur se mit à rire à son tour, tant à cause de l’air avec lequel le cheikh savetier prononçait ces sentences, que pour se rendre favorable le bon homme. Puis, faisant semblant de lui serrer la main, il y glissa une pièce d’or, et ajouta : « Ô fils des hommes éloquents, ô oncle, qu’Allah me garde de vouloir me mêler de ce qui ne me regarde pas. Mais si, en ma qualité d’étranger qui aime à se renseigner, j’ai une prière à t’adresser, ce serait de me faire la grâce de me dire où se trouve la maison dans la cave de laquelle il y avait les six quartiers du mort que tu as raccommodé. » Et le vieux savetier répondit : « Et comment le pourrais-je, ô chef des derviches, puisque je ne la connais pas moi-même, cette maison-là. Sache, en effet, que j’y ai été les yeux bandés, conduit par une jeune fille ensorceleuse qui a fait marcher les choses avec une célérité sans pareille. Il est vrai toutefois, mon fils, que si on me bandait les yeux de nouveau, je pourrais peut-être retrouver la maison, en me guidant sur certaines remarques que j’ai faites en marchant et en palpant toutes choses sur ma route. Car tu dois savoir, ô savant derviche, que l’homme voit avec ses doigts tout aussi bien qu’avec ses yeux, surtout s’il n’a pas la peau dure comme le dos du crocodile. Et, pour ma part, j’ai parmi les clients dont je chausse les pieds honorables, plusieurs aveugles plus clairvoyants, grâce à l’œil qu’ils ont au bout de chaque doigt, que le maudit barbier qui me rase la tête chaque vendredi en me tailladant le cuir atrocement, — qu’Allah le lui fasse expier…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT CINQUANTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

»… Et, pour ma part, j’ai parmi les clients dont je chausse les pieds honorables, plusieurs aveugles plus clairvoyants, grâce à l’œil qu’ils ont au bout de chaque doigt, que le maudit barbier qui me rase la tête chaque vendredi en me tailladant le cuir atrocement, — qu’Allah le lui fasse expier ! » Et le derviche-voleur s’écria : « Béni soit le sein qui t’a allaité, et puisses-tu longtemps encore enfiler l’aiguille et chausser les pieds honorables, ô cheikh de bon augure ! Certes, je ne souhaite que me conformer à tes indications, afin que tu essayes de retrouver la maison dans la cave de laquelle se passent des choses si prodigieuses ! » Alors le cheikh Mustapha se décida à se lever, et le derviche lui banda les yeux et le mena par la main dans la rue, et marcha à ses côtés, tantôt le conduisant et tantôt guidé par lui, à tâtons, jusqu’à la maison même d’Ali Baba. Et cheikh Mustapha dit : « C’est certainement là, et pas ailleurs. Je reconnais la maison à l’odeur de crottin d’âne qui s’en exhale, et à cette borne-ci où j’ai butté du pied la première fois ! » Et le voleur, à la limite de la joie, se hâta, avant d’enlever le bandeau au savetier, de faire une marque à la porte de la maison, avec un morceau de craie qu’il avait sur lui. Puis il rendit la vue à son compagnon, le gratifia d’une nouvelle pièce d’or, et le congédia après l’avoir remercié et lui avoir promis qu’il ne manquerait pas d’acheter des babouches chez lui pour le reste de ses jours. Et il se hâta de reprendre le chemin de la forêt, pour aller annoncer sa découverte au chef des quarante. Mais il ne savait pas qu’il courait droit pour voir sa tête sauter de ses épaules, comme on va le voir.

En effet, lorsque la diligente Morgane sortit pour aller aux provisions, elle aperçut sur la porte, à son retour du souk, la marque blanche que le derviche-voleur y avait faite. Et elle l’examina avec attention, et pensa en son âme attentive : « Cette marque-là ne s’est pas faite d’elle-même sur cette porte. Et la main qui l’a faite ne peut être qu’une main ennemie. Il faut donc en conjurer les maléfices, en égarant le coup ! » Et elle courut chercher un morceau de craie, et fit exactement la même marque, au même endroit, sur les portes de toutes les maisons de la rue, tant à droite qu’à gauche. Et chaque fois qu’elle faisait une marque, elle disait mentalement, s’adressant à l’auteur de la marque première : « Mes cinq doigts dans ton œil gauche, et mes cinq autres dans ton œil droit ! » Car elle savait qu’il n’y avait point de formule plus puissante pour conjurer les forces invisibles, éviter les maléfices et faire retomber sur la tête du maléficient des calamités perpétrées ou imminentes.

Aussi, le lendemain, quand les voleurs, renseignés par leur camarade, furent entrés deux par deux dans la ville pour envahir la maison marquée du signe, ils se trouvèrent à la limite de la perplexité et de l’embarras en constatant que toutes les portes des maisons du quartier portaient la même marque, exactement. Et ils se hâtèrent, sur un signe de leur chef, de retourner à leur caverne de la forêt, pour ne pas éveiller l’attention des passants. Et, quand ils se furent de nouveau rassemblés, ils traînèrent au milieu du cercle formé par leur groupe le voleur-guide qui avait si mal pris ses précautions, le condamnèrent à mort, séance tenante, et, au signal donné par leur chef, lui coupèrent la tête.

Or, comme la vengeance à tirer de l’auteur premier de toute cette affaire devenait plus urgente que jamais, un second voleur s’offrit d’aller aux renseignements. Et, sa demande ayant été agréée par le chef, il entra en ville, se mit en rapport avec cheikh Mustapha, se fit conduire devant la maison présumée être la maison aux six quartiers cousus, et fit une marque rouge sur la porte, dans un endroit peu apparent. Puis il retournai la caverne. Mais il ne savait pas qu’une tête marquée pour le saut fatal ne peut que faire le saut même et non pas un autre.

En effet, quand les voleurs, guidés par leur camarade, furent arrivés dans la rue d’Ali Baba, ils trouvèrent toutes les portes marquées du signe rouge, exactement au même endroit. Car la fine Morgane, se doutant de quelque chose, avait pris ses précautions, comme la première fois. Et au retour à la caverne, le guide dut subir, quant à sa tête, le même sort que son prédécesseur. Mais cela ne contribua guère à éclairer les voleurs sur l’affaire, et ne servit qu’à diminuer la troupe des deux gaillards les plus courageux.

Aussi, quand le chef eut réfléchi sur la situation pendant un bon moment, il releva la tête et se dit : « Désormais je ne m’en rapporterai qu’à moi-même ! » Et il partit tout seul pour la ville.

Or, il ne fit pas comme les autres. Car, lorsqu’il se fut fait indiquer la maison d’Ali Baba par cheikh Mustapha, il ne perdit pas son temps à en marquer la porte de craie rouge, blanche ou bleue, mais il la considéra attentivement pour en bien fixer l’emplacement dans sa mémoire, vu que du dehors elle avait la même apparence que toutes les maisons voisines. Et, une fois son examen terminé, il retourna à la forêt, rassembla les trente-sept voleurs survivants, et leur dit : « L’auteur du dommage qui nous a été causé est découvert, puisque je connais bien sa maison maintenant. Et, par Allah ! sa punition sera une terrible punition. Pour vous, mes gaillards, hâtez-vous de m’apporter ici trente-huit grandes jarres de terre cuite vernissée à l’intérieur, au col large et au ventre rebondi. Et que ces trente-huit jarres soient vides, à l’exception d’une seule que vous remplirez d’huile d’olive. Et veillez à ce qu’elles soient tous exemptes de fêlure. Et revenez sans retard. » Et les voleurs, habitués à exécuter sans pensée les ordres de leur chef, répondirent par l’ouïe et l’obéissance, et se hâtèrent d’aller se procurer au souk des potiers les trente-huit jarres en question, et de les apporter à leur chef, deux par deux, sur leurs chevaux.

Alors le chef des voleurs dit à ses hommes : « Mettez vos habits et que chacun de vous entre dans une jarre, ne gardant avec lui que ses armes, son turban et ses babouches ! » Et les trente-sept voleurs, sans dire un mot, grimpèrent deux par deux sur le dos des chevaux porteurs de jarres. Et comme chaque cheval portait deux jarres, une à droite et l’autre à gauche, chaque voleur se laissa glisser dans une jarre, où il disparut entièrement. Et ils se trouvèrent de la sorte repliés sur eux-mêmes, les jambes touchant les cuisses, et les genoux à la hauteur du menton, dans les jarres, comme seraient au vingtième jour les poussins dans les œufs. Et, ainsi installés, ils tenaient un cimeterre dans une main et un gourdin dans l’autre main, avec leurs babouches soigneusement calées sous leur derrière. Et le trente-septième voleur faisait de la sorte vis-à-vis et contre-poids à l’unique jarre remplie d’huile.

Lorsque les voleurs eurent fini de se placer dans les jarres, dans la situation la moins gênante, le chef s’avança, les examina l’un après l’autre, et boucha les ouvertures des jarres avec des fibres de palmier, de façon à masquer le contenu et, en même temps, à permettre à ses hommes de respirer librement. Et, pour que nul doute ne pût venir à l’esprit des passants sur le contenu, il prit de l’huile dans la jarre qui en était pleine, et en frotta soigneusement les parois extérieures des jarres neuves. Et toutes choses ainsi disposées, le chef des voleurs se déguisa en marchand d’huile et, poussant devant lui vers la ville les chevaux porteurs de la marchandise improvisée, il se fit le conducteur de cette caravane.

Or, Allah lui écrivit la sécurité, et il arriva sans encombre, vers le soir, devant la maison même d’Ali Baba. Et, comme si toutes les difficultés se levaient d’elles-mêmes, il n’eut pas la peine, pour exécuter le dessein qui l’amenait, de frapper à la porte, car Ali Baba en personne était assis sur le seuil qui prenait tranquillement le frais avant la prière du soir…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT CINQUANTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… car Ali Baba en personne était assis sur le seuil qui prenait tranquillement le frais, avant la prière du soir. Et le chef des voleurs se hâta d’arrêter les chevaux, s’avança entre les mains d’Ali Baba et lui dit, après les salams et compliments : « Ô mon maître, ton esclave est marchand d’huile et ne sait où aller loger, cette nuit, dans une ville où il ne connaît personne. Il espère donc de ta générosité que, pour Allah, tu lui accorderas l’hospitalité jusqu’à demain matin, à lui et à ses bêtes, dans la cour de ta maison ! »

En entendant cette demande, Ali Baba se souvint du temps où il était pauvre et souffrait de l’inclémence du temps, et son cœur s’émut aussitôt. Et, loin de reconnaître le chef des voleurs qu’il avait naguère vu et entendu dans la forêt, il se leva en son honneur et lui répondit : « Ô marchand d’huile, mon frère, que la demeure te soit reposante, et puisses-tu y trouver aisance et famille. Sois le bienvenu ! » Et, ce disant, il le prit par la main et l’introduisit, avec ses chevaux, dans la cour. Et il appela Morgane et un autre esclave, et leur donna l’ordre d’aider l’hôte d’Allah à décharger les jarres et de donner à manger aux bêtes. Et quand les jarres furent rangées en bon ordre au fond de la cour, et les chevaux attachés le long du mur avec, au cou de chacun, un sac rempli d’orge et d’avoine, Ali Baba, toujours plein d’empressement et d’affabilité, reprit la main de son hôte et le conduisit à l’intérieur de sa maison, où il le fit asseoir à la place d’honneur, et s’assit lui-même à ses côtés, pour prendre le repas du soir. Et, après qu’ils eurent tous deux mangé et bu et rendu grâces à Allah pour ses faveurs, Ali Baba ne voulut pas gêner son hôte, et se retira en lui disant : « Ô mon maître, la maison est ta maison, et ce qui est dans la maison t’appartient. »

Or, comme il s’en allait, le marchand d’huile, qui était le chef des voleurs, le rappela, en lui disant : « Par Allah sur toi, ô mon hôte, montre-moi l’endroit de ton honorable maison où il m’est loisible de donner le repos à l’intérieur de mes intestins et, aussi d’aller pisser. » Et Ali Baba, lui montrant le cabinet d’aisances situé précisément à l’angle de la maison, tout près de l’endroit où étaient rangées les jarres, répondit : « C’est là ! » Et il se hâta de s’esquiver, pour ne pas déranger les fonctions digestives du marchand d’huile.

Et, en effet, le chef des voleurs ne manqua pas de faire ce qu’il avait à faire. Toutefois, lorsqu’il eut fini, il s’approcha des jarres, et se pencha sur chacune d’elles, en disant à voix basse : « Ô toi, un tel, dès que tu entendras la jarre où tu es résonner sous le caillou que je lancerai de l’endroit où je loge, ne manque pas de sortir et d’accourir vers moi ! » Et, ayant ainsi donné à ses gens l’ordre de ce qu’ils devaient faire, il rentra dans la maison. Et Morgane qui l’attendait à la porte de la cuisine, avec une lanterne à huile à la main, le conduisit vers la chambre qu’elle lui avait préparée, et se retira. Et il se hâta, pour être bien dispos lors de l’exécution de son projet, de s’étendre sur la couche où il comptait dormir jusqu’à la moitié de la nuit. Et il ne tarda pas à ronfler comme un chaudron de lavandières.

Et alors arriva ce qui devait arriver.

En effet, pendant que Morgane était dans sa cuisine en train de laver les plateaux de mets et les casseroles, soudain la lampe, faute d’huile, s’éteignit. Or, précisément, la provision d’huile de la maison était épuisée, et Morgane, qui avait oublié de s’en procurer une nouvelle dans la journée, se désola fort de ce contre-temps, et appela Abdallah, le nouvel esclave d’Ali Baba, à qui elle fit part de sa contrariété et de son embarras. Mais Abdallah, éclatant de rire, lui dit : « Par Allah sur toi ! ô Morgane, ma sœur, comment peux-tu dire que nous manquons d’huile à la maison, alors que dans la cour il y a, en ce moment, rangées contre le mur, trente-huit jarres pleines d’huile d’olive qui, à en juger par l’odeur des parois qui la contiennent, doit être d’une qualité suprême. Ah ! ma sœur, mon œil ne reconnaît pas ce soir la diligente, l’entendue, la pleine de ressources Morgane ! » Puis il ajouta : « Je retourne dormir, ma sœur, pour me lever demain, à l’aube, afin d’accompagner au hammam notre maître Ali Baba ! » Et il la quitta pour aller, non loin de la chambre du marchand d’huile, ronfler comme un buffle des marais.

Alors Morgane, un peu confuse des paroles d’Abdallah, prit le pot à huile et alla dans la cour, pour le remplir à l’une des jarres. Et elle s’approcha de la première jarre, la déboucha, et plongea le pot dans l’ouverture béante. Et — ô bouleversement des entrailles, ô dilatation des yeux, ô gorge serrée ! — le pot, au lieu d’entrer dans de l’huile, heurta avec violence quelque chose de résistant. Et ce quelque chose-là remua ; et il en sortit une voix qui dit : « Par Allah, le caillou que le chef a lancé est un rocher pour le moins ! Allons, c’est le moment ! » Et il dégagea sa tête, et se ramassa pour sortir de la jarre.

Tout cela ! Or, quelle créature humaine, trouvant un être vivant dans une jarre au lieu d’y trouver de l’huile, ne se fût imaginé voir arriver l’heure fatale du destin ? Aussi la jeune Morgane, fort saisie au premier moment, ne put-elle s’empêcher de penser : « Je suis morte ! Et tout le monde dans la maison est mort sans recours ! » Mais voici que soudain la violence de son émotion lui rendit tout son courage et toute sa présence d’esprit. Et, au lieu de se mettre à faire des cris épouvantables et du vacarme, elle se pencha sur l’embouchure de la jarre, et dit : « Non pas, non pas, ô gaillard ! Ton maître dort encore ! Attends qu’il se réveille ! » Car Morgane, sagace comme elle était, avait tout deviné. Et, pour s’assurer de la gravité de la situation, elle voulut inspecter toutes les autres jarres, bien que la tentative ne fût pas sans danger ; et elle s’approcha de chacune, palpa la tête qui sortait aussitôt que le couvercle était enlevé, et dit à chaque tête : « Patience et à bientôt ! » Et elle compta de la sorte trente-sept têtes de voleurs barbus, et trouva que la trente-huitième jarre était la seule qui fût pleine d’huile. Alors elle remplit son pot, en toute tranquillité, et courut allumer sa lampe, pour revenir bientôt mettre à exécution le projet de délivrance que venait de susciter en son esprit le péril imminent.

Donc, une fois dans la cour, elle alluma un grand feu sous la chaudière qui servait à la lessive, et, au moyen du pot, elle remplit d’huile la chaudière en y vidant le contenu de la jarre. Et comme le feu flambait fort, l’huile ne tarda pas à entrer en ébullition.

Alors Morgane remplit le plus grand seau de l’écurie de cette huile bouillante, s’approcha de l’une des jarres, en souleva le couvercle et, d’un seul coup, versa le liquide exterminateur sur la tête, qui sortait. Et le bandit propriétaire de la tête fut irrévocablement échaudé, et avala la mort avec le cri qui ne sortit pas.

Et Morgane, d’une main sûre, fit subir le même sort à tous les enfermés dans les jarres, qui moururent étouffés et bouillis, car nul homme, fût-il enfermé dans une jarre à sept parois, ne saurait échapper à la destinée attachée à son cou.

Or, son exploit accompli, Morgane éteignit le feu sous la chaudière, reboucha les jarres avec les couvercles en fibres de palmier, et revint dans la cuisine où, soufflant la lanterne, elle resta dans l’obscurité, résolue à surveiller la suite de l’affaire. Et, postée de la sorte à l’affût, elle n’attendit pas longtemps.

En effet, vers le milieu de la nuit, le marchand d’huile s’éveilla, vint mettre la tête à la fenêtre qui donnait sur la cour, et, ne voyant aucune lumière nulle part, et n’entendant aucun bruit, il jugea que toute la maison devait être plongée dans le sommeil. Alors, selon ce qu’il avait dit à ses hommes, il prit des petits cailloux qu’il avait sur lui, et les lança l’un après l’autre sur les jarres. Et, comme il avait l’œil sûr et la main habile, il atteignit le but à chaque coup : ce dont il jugea par le son rendu par la jarre sous le heurt du caillou. Puis il attendit, ne doutant pas qu’il allait voir surgir ses gaillards avec leurs armes brandies. Mais rien ne bougea. Alors, s’imaginant qu’ils étaient endormis dans leurs jarres, il leur jeta de nouveaux cailloux, mais pas une tête n’apparut, et pas un mouvement ne se produisit. Et le chef des voleurs fut extrêmement irrité contre ses hommes qu’il croyait plongés dans le sommeil ; et il descendit vers eux, en pensant : « Les fils de chiens ! ils ne sont bons à rien ! » Et il s’élança vers les jarres, mais ce fut pour reculer, tant était épouvantable l’odeur d’huile brûlante et de chair brûlée qui s’en exhalait. Pourtant il s’en approcha de nouveau et, y portant la main, il en sentit les parois aussi chaudes que celles d’un four. Alors il ramassa une gerbe de paille, l’alluma et regarda dans les jarres. Et il vit ses hommes, l’un après l’autre, bouillis et fumants avec des corps sans âme.

À cette vue, le chef des voleurs, comprenant de quelle mort atroce avaient péri ses trente-sept compagnons, fit un bond prodigieux jusqu’au haut du mur de la cour, sauta dans la rue et livra ses jambes au vent. Et il s’envola et s’enfonça dans la nuit, anéantissant, sous ses pas, la distance…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT CINQUANTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il s’envola et s’enfonça dans la nuit, anéantissant sous ses pas la distance. Et, arrivé dans sa caverne, il se perdit dans les noires réflexions au sujet de ce qui lui restait à faire désormais pour venger tout ce qu’il avait à venger. Et, pour le moment, voilà pour lui !

Quant à Morgane, qui venait de sauver la maison de son maître et les vies qui s’y abritaient, une fois qu’elle se fut rendu compte que tout danger était conjuré par la fuite du faux marchand d’huile, elle attendit tranquillement que le jour se levât, pour aller réveiller son maître Ali Baba. Et, une fois qu’il se fut habillé, croyant qu’on ne l’avait réveillé de si bonne heure que pour qu’il allât au hammam, Morgane le conduisit devant les jarres, et lui dit : « Ô mon maître, enlève le premier couvercle et regarde ! » Et Ali Baba, ayant regardé, fut à la limite de l’effroi et de l’horreur. Et Morgane se hâta de lui raconter tout ce qui s’était passé, depuis le commencement jusqu’à la fin, sans omettre un détail. Mais il n’y a point d’utilité à le répéter. Et elle lui raconta également l’histoire des marques blanches et des rouges sur les portes, dont elle n’avait pas jugé à propos de l’entretenir. Mais, pour cette histoire aussi, il n’y a point d’utilité à la répéter.

Lorsqu’Ali Baba eut entendu le récit de son esclave Morgane, il pleura d’émotion, et serrant la jeune fille avec tendresse contre son cœur, il lui dit : « Ô fille de la bénédiction, béni soit le ventre qui t’a porté ! Certes, le pain que tu as mangé dans notre demeure n’a pas été mangé par l’ingratitude. Tu es ma fille et la fille de la mère de mes enfants. Et désormais tu seras à la tête de ma maison et l’aînée de mes enfants ! » Et il continua à lui dire des paroles gentilles et à la remercier beaucoup pour sa vaillance, sa sagacité et son attachement.

Après quoi, Ali Baba, aidé par Morgane et par l’esclave Abdallah, procéda à l’enterrement des voleurs, qu’il se décida, après réflexion, à faire disparaître en leur creusant une fosse énorme dans le jardin et en les y enfouissant pêle-mêle, sans aucune cérémonie, pour ne pas éveiller l’attention des voisins. Et c’est ainsi qu’on acheva de se débarrasser de cette engeance maudite. Que c’est bien fait !

Et plusieurs jours se passèrent, dans la maison d’Ali Baba, au milieu des réjouissances et des congratulations. Et on ne se lassait pas de se raconter les détails de cette aventure prodigieuse, en remerciant Allah de la délivrance, et de faire tous les commentaires qu’elle comportait. Et Morgane était plus choyée que jamais ; et Ali Baba, avec ses deux épouses et ses enfants, s’ingéniait à lui témoigner sa reconnaissance et son amitié.

Or, un jour, le fils aîné d’Ali Baba, qui dirigeait les affaires de vente et d’achat de l’ancienne boutique de Kassim, dit à son père, en rentrant du souk : « O mon père, je ne sais comment faire pour rendre à mon voisin, le marchand Hussein, toutes les honnêtetés dont il ne cesse de me combler, depuis sa récente installation dans notre souk. Voilà déjà cinq fois que j’ai accepté, sans le payer de retour, de partager son repas de midi. Or, je voudrais bien, ô père, le régaler, ne fût-ce qu’une seule fois, quitte à le dédommager par la somptuosité du festin, en cette unique fois, de toutes ses dépenses en mon honneur. Car tu conviens avec moi qu’il ne serait point bienséant de différer davantage à lui rendre les prévenances dont il a usé à mon égard ! » Et Ali Baba répondit : « Certes, ô mon fils, c’est le plus usuel des devoirs. Et tu aurais dû déjà m’y faire penser plus tôt ! Or précisément c’est demain vendredi, le jour du repos, et tu en profiteras pour inviter le hagg Hussein, ton voisin, à venir partager avec nous le pain et le sel du soir. Et s’il cherche des échappatoires, par discrétion, ne crains pas d’insister et de l’amener à notre maison, où j’espère qu’il trouvera un régal pas trop indigne de sa générosité. »

Et, en effet, le lendemain, le fils d’Ali Baba, après la prière, invita hagg Hussein, le marchand nouvellement établi dans le souk, à l’accompagner pour faire une partie de promenade. Et il dirigea sa promenade, en compagnie de son voisin, précisément du côté du quartier où se trouvait leur demeure. Et Ali Baba, qui les attendait sur le seuil, s’avança au-devant d’eux, le visage souriant, et, après les salams et les souhaits réciproques, il exprima à hagg Hussein sa gratitude pour les civilités prodiguées à son fils, et l’invita, en le pressant beaucoup, à entrer se reposer dans sa maison et partager avec lui et son fils le repas du soir. Et il ajouta : « Je sais bien que quoi que je puisse faire, je ne pourrai reconnaître tes bontés pour mon fils. Mais, enfin, nous espérons que tu accepteras le pain et le sel de notre hospitalité ! » Mais hagg Hussein répondit : « Par Allah, ô mon maître, ton hospitalité est certainement une grande hospitalité, mais comment pourrais-je l’accepter alors que j’ai fait, depuis longtemps déjà, le serment de ne jamais toucher aux aliments qui sont assaisonnés de sel, et de ne jamais goûter à ce condiment ? » Et Ali Baba répondit : « Qu’à cela ne tienne, ô hagg béni, je n’aurai qu’un mot à dire à la cuisine, et les mets seront cuits sans sel et sans rien de semblable ! » Et il pressa tellement le marchand qu’il l’obligea à entrer dans la maison. Et aussitôt il courut prévenir Morgane qu’elle eût à ne pas mêler de sel aux aliments, et qu’elle préparât spécialement, ce soir-là, les mets et les farces et les pâtés sans l’aide de cet ordinaire condiment. Et Morgane, extrêmement surprise de l’horreur du nouvel hôte pour le sel, ne sut à quoi attribuer un goût si extraordinaire, et se mit à réfléchir sur l’affaire. Toutefois elle ne manqua pas d’aviser la négresse cuisinière qu’elle eût à se conformer à l’ordre étrange de leur maître Ali Baba.

Lorsque le repas fut prêt, Morgane le servit sur les plateaux, et aida l’esclave Abdallah à les porter dans la salle de réunion. Et, comme de sa nature elle était fort curieuse, elle ne manqua pas de jeter des coups d’œil, de temps en temps, sur l’hôte qui n’aimait pas le sel. Et lorsque le repas fut terminé, Morgane sortit pour laisser son maître Ali Baba s’entretenir à son aise avec son hôte invité.

Mais au bout d’une heure, la jeune fille fit de nouveau son entrée dans la salle. Et, à la grande surprise d’Ali Baba, elle était habillée en danseuse, le front diadémé de sequins d’or, le cou orné d’un collier de grains d’ambre jaune, la taille prise dans une ceinture aux mailles d’or, et des bracelets à grelots d’or aux poignets et aux chevilles. Et de sa ceinture pendait, selon la coutume des danseuses de profession, le poignard à manche de jade et à longue lame évidée et pointue qui sert à mimer les figures de la danse. Et ses yeux de gazelle enamourée, déjà si grands par eux-mêmes et si profonds d’éclat, étaient durement allongés de kohl noir jusqu’à ses tempes, de même que ses sourcils tendus en arc menaçant. Et ainsi parée et attifée, elle s’avança à pas comptés, toute droite et les seins en avant. Et, derrière elle, entra le jeune esclave Abdallah tenant de sa main gauche, à la hauteur de son visage, un tambour à castagnettes de métal, sur lequel il frappait en mesure, mais très lentement, de façon à rythmer les pas de sa compagne. Et lorsqu’elle fut arrivée devant son maître, Morgane s’inclina gracieusement et, sans lui donner le temps de revenir de la surprise où l’avait plongé cette entrée inattendue, elle se tourna vers le jeune Abdallah et lui fit un léger signe avec ses sourcils. Et soudain le rythme du tambour s’accéléra sur un mode fortement cadencé, et Morgane, glissant comme un oiseau, dansa.

Et elle dansa tous les pas, inlassable, et esquissa toutes les figures, comme jamais ne l’avait fait, dans les palais des rois, une danseuse de profession. Et elle dansa comme seul peut-être, devant Saül noir de tristesse, avait dansé le berger David.

Et elle dansa la danse des écharpes, et celle du mouchoir, et celle du bâton. Et elle dansa les danses des Juives, et celles des Grecques et celles des Éthiopiennes et celles des Persanes, et celles des Bédouines, avec une légèreté si merveilleuse que, certes ! seule Balkis, la reine amoureuse de Soleïmân, aurait pu danser les pareilles.

Et quand elle eut dansé tout cela, quand le cœur de son maître, et celui du fils de son maître, et celui du marchand, l’invité de son maître, furent suspendus à ses pas, et leurs yeux rivés à la souplesse de son corps, elle esquissa la danse onduleuse du poignard. En effet, tirant soudain l’arme dorée de sa gaîne d’argent, et tout émouvante de grâce et d’attitudes, au rythme accéléré du tambour, elle s’élança, le poignard menaçant, cambrée, flexible, ardente, rauque et sauvage, avec des yeux en éclairs, et soulevée par des ailes qu’on ne voyait pas. Et la menace de l’arme se tendait tantôt vers quelque ennemi invisible de l’air, et tantôt se tournait de la pointe vers les beaux seins de l’adolescente exaltée. Et l’assistance, à ces moments-là, poussait un long cri d’effroi, tant le cœur de la danseuse paraissait proche de la pointe mortelle. Puis peu à peu le rythme du tambour se fit plus lent et la cadence fraîchit et s’atténua jusqu’au silence de la peau sonore. Et Morgane, la poitrine soulevée comme une vague de la mer, cessa de danser. Et elle se tourna vers l’esclave Abdallah qui, à un nouveau signe de sourcil, lui jeta, de sa place, le tambour. Et elle l’attrapa au vol et, le retournant, elle s’en servit comme d’une sébile pour aller le tendre aux trois spectateurs et solliciter, selon la coutume des almées et des danseuses, leur libéralité. Et Ali Baba, qui, bien qu’un peu formalisé de l’action inattendue de sa servante, s’était laissé gagner par tant de charme et tant d’art, jeta un dinar d’or dans le tambour. Et Morgane le remercia d’une profonde révérence et d’un sourire, et tendit le tambour au fils d’Ali Baba, qui ne fut pas moins généreux que son père.

Alors, tenant toujours le tambour de la main gauche, elle le présenta à l’hôte qui n’aimait pas le sel. Et hagg Hussein tira sa bourse et se disposait à y puiser quelque argent pour le donner à la si désirable danseuse, quand soudain Morgane, qui avait reculé de deux pas, puis bondi en avant comme un chat sauvage, lui enfonça dans le cœur, jusqu’à la lamelle de garde, le poignard brandi de la main droite. Et hagg Hussein, les yeux soudain rentrés dans leurs orbites, ouvrit la bouche et la referma, en poussant à peine un demi-soupir, puis s’affaissa sur le tapis, sa tête précédant ses pieds, et déjà corps sans âme.

Et Ali Baba et son fils, à la limite de l’épouvante et de l’indignation, s’élancèrent vers Morgane qui, bien que tremblante d’émotion, essuyait sur son écharpe de soie le poignard ensanglanté. Et, comme ils la croyaient prise de délire et de folie, et qu’ils lui saisissaient la main pour lui en arracher l’arme, elle leur dit d’une voix tranquille : « Ô mes maîtres, louanges à Allah qui a dirigé le bras d’une faible jeune fille pour vous venger du chef de vos ennemis ! Voyez si ce mort n’est pas le marchand d’huile, le capitaine des voleurs lui-même avec son propre œil, l’homme qui ne voulait pas goûter le sel sacré de l’hospitalité ! » Et, parlant ainsi, elle dépouilla de son manteau le corps gisant, et fit voir sous sa longue barbe et le déguisement dont il s’était affublé pour la circonstance, l’ennemi qui avait juré leur destruction.

Lorsqu’Ali Baba eut reconnu de la sorte, dans le corps inanimé de hagg Hussein, le marchand d’huile maître des jarres et chef des voleurs, il comprit qu’il ne devait, pour la seconde fois, son salut et celui de toute sa famille qu’au dévouement attentif et au courage de la jeune Morgane. Et il la serra contre sa poitrine et l’embrassa entre les deux yeux, et lui dit, les larmes aux yeux : « Ô Morgane, ma fille, veux-tu, pour mener mon bonheur à ses limites, entrer définitivement dans ma famille en épousant mon fils, le beau jeune homme que voici ? » Et Morgane baisa la main d’Ali Baba et répondit : « Sur ma tête et mes yeux ! »

Et le mariage de Morgane avec le fils d’Ali Baba fut célébré sans retard, devant le kâdi et les témoins, au milieu des réjouissances et des divertissements. Et l’on enterra secrètement le corps du chef des voleurs dans la fosse commune qui avait servi de sépulture à ses anciens compagnons, — qu’il soit maudit !

Et, après le mariage de son fils…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT SOIXANTIÈME NUIT

Elle dit :

… Et, après le mariage de son fils, Ali Baba, qui avait appris la prudence et suivait désormais les conseils de Morgane et écoutait attentivement ses avis, s’abstint encore quelque temps de retourner à la caverne, de peur d’y rencontrer les deux voleurs dont il ignorait le sort, et qui en réalité avaient été, comme tu le sais, ô Roi fortuné, exécutés sur l’ordre de leur capitaine. Et ce ne fut qu’au bout d’un an, lorsqu’il fut tout à fait tranquille de ce côté-là, qu’il se décida à aller, en compagnie de son fils et de l’avisée Morgane, visiter la caverne. Et Morgane, qui observait toutes choses sur la route, vit, en arrivant au rocher, que les arbrisseaux et les grandes herbes obstruaient entièrement le petit sentier qui en faisait le tour, et que, d’autre part, sur le sol, il n’y avait aucune trace de pas humains ni aucun vestige de chevaux. Et elle en conclut que personne n’était venu là, depuis longtemps. Et elle dit à Ali Baba : « Ô mon oncle, il n’y a pas d’inconvénient. Nous pouvons entrer, sans courir de risque, là dedans ! »

Alors Ali Baba, étendant la main vers la porte de pierre, prononça la formule magique, disant : « Sésame, ouvre-toi ! » Et, de même qu’autrefois, la porte, obéissant aux trois mots, et comme mue par des serviteurs invisibles, s’ouvrit à même le rocher, et laissa le passage libre à Ali Baba, à son fils et à la jeune Morgane. Et Ali Baba constata qu’en effet rien n’avait changé depuis sa dernière visite au trésor, et fut bien fier de montrer à Morgane et à son époux les fabuleuses richesses dont il devenait désormais l’unique tenancier.

Et lorsqu’ils eurent tout examiné dans la caverne, ils remplirent d’or et de pierreries les trois grands sacs qu’ils avaient apportés, et s’en retournèrent chez eux, après avoir prononcé la formule de fermeture. Et, depuis lors, ils vécurent dans la paix et les félicités, en usant avec modération et prudence des richesses que leur avait octroyées le Donateur, qui est le Seul Grand, le Généreux. Et c’est ainsi qu’Ali Baba, le bûcheron propriétaire de trois ânes pour toute fortune, devint, grâce à sa destinée et à la bénédiction, l’homme le plus riche et le plus honoré de sa ville natale. Or, gloire à Celui qui donne sans compter aux humbles de la terre !


— « Et voilà, ô Roi fortuné, continua Schahrazade, tout ce que je sais de l’histoire d’Ali Baba et des quarante voleurs. Mais Allah est plus savant ! »

Et le roi Schahriar dit : « Certes, Schahrazade, cette histoire est une étonnante histoire ! Et la jeune Morgane n’a point sa pareille parmi les femmes de maintenant. Et je le sais bien, moi qui fus obligé de faire couper la tête à toutes les dévergondées de mon palais. »

Mais Schahrazade voyant que le Roi fronçait déjà les sourcils, à ce souvenir, et s’excitait péniblement sur ces choses passées, se hâta de commencer en ces termes l’Histoire de