L’Encyclopédie/1re édition/ŒCONOMIE ANIMALE
Œconomie animale, (Médec.) le mot œconomie signifie littéralement lois de la maison ; il est formé des deux mots grecs οἰϰος, maison, & νομος, loi ; quelques auteurs ont employé improprement le nom d’œconomie animale, pour désigner l’animal lui-même ; c’est de cette idée que sont venues ces façons de parler abusives, mouvemens, fonctions de l’œconomie animale ; mais cette dénomination prise dans le sens le plus exact & le plus usité ne regarde que l’ordre, le méchanisme, l’ensemble des fonctions & des mouvemens qui entretiennent la vie des animaux, dont l’exercice parfait, universel, fait avec constance, alacrité & facilité, constitue l’état le plus florissant de santé, dont le moindre dérangement est par lui-même maladie, & dont l’entiere cessation est l’extrème diamétralement opposé à la vie, c’est-à-dire la mort. L’usage, maître souverain de la diction, ayant consacré cette signification, a par-là même autorisé ces expressions usitées, lois de l’œconomie animale, phénomenes de l’œconomie animale, qui sans cela & suivant l’étymologie présenteroient un sens absurde, & seroient un pléonasme ridicule. Les lois selon lesquelles ces fonctions s’operent, & les phénomenes qui en résultent ne sont pas exactement les mêmes dans tous les animaux ; ce défaut d’uniformité est une suite naturelle de l’extrème variété qui se trouve dans la structure, l’arrangement, le nombre, &c. des parties principales qui les composent ; ces différences sont principalement remarquables dans les insectes, les poissons, les reptiles, les bipedes ou oiseaux, les quadrupedes, l’homme, & dans quelques especes ou individus de ces classes générales. Nous ne pouvons pas descendre ici dans un détail circonstancié de toutes les particularités sur lesquelles portent ces différences ; nous nous bornerons à poser les lois, les regles les plus générales, les principes fondamentaux, dont on puisse faire l’application dans les cas particuliers avec les restrictions & les changemens nécessaires. Nous choisirons parmi les animaux l’espece qui est censée la plus parfaite, & nous nous attacherons uniquement à l’homme qui dans cette espece est sans contredit l’animal le plus parfait, le seul d’ailleurs qui soit du ressort immédiat de la Médecine. On trouvera indiqué aux articles Insectes, Poisson, Reptile, Oiseau, Quadrupede, ce qu’il peut y avoir de particulier dans ces différentes especes d’animaux ; on observe aussi dans l’homme beaucoup de variété, il n’est pas toujours semblable à lui-même ; l’ordre & le méchanisme de ses fonctions varie dans plusieurs circonstances & dans les différens âges ; plusieurs causes de maladie font naître des variétés très-considérables, qui n’ont point encore été suffisamment observées, & encore moins bien expliquées ; mais la principale différence qu’on remarque, c’est celle qui se rencontre entre un enfant encore contenu dans le ventre de la mere, & ce même enfant peu de tems après qu’il en est sorti, & sur-tout lorsqu’il est parvenu à l’âge d’adulte, on peut assûrer que ces enfans vivent d’une maniere extrèmement différente ; la vie du fœtus paroît n’être qu’une simple végétation : celle d’un enfant jusqu’à l’âge de 3 ou 4 ans, & dans plusieurs sujets jusqu’à un âge plus avancé, paroît peu différer de celle des animaux : enfin l’adulte a sa façon particuliere de vivre, qui est proprement la vie de l’homme, & sans contredit la meilleure ; il revient insensiblement à mesure qu’il vieillit & qu’il meurt à la vie des enfans & du fœtus. Il n’est pas douteux que cet âge le plus parfait & le plus invariable ne soit aussi le plus propre à y examiner, & y fonder les lois de l’œconomie animale ; les variétés qui naissent de la différence des âges & des circonstances sont exposées aux articles Fœtus, Enfant, Vieillard, voyez ces mots. Celles qui sont occasionnées par quelque maladie sont marquées dans le cours du dictionnaire aux différens articles de Médecine ; elles ont principalement lieu dans les cas d’amputation de quelque partie considérable, de défaut, de dérangement dans la situation, le nombre & la grosseur de quelques visceres. Quant aux causes générales de maladie, leur façon d’agir entre dans le plan que nous nous sommes formé, il en sera fait mention à la fin de cet article.
L’œconomie animale considérée dans l’homme ouvre un vaste champ aux recherches les plus intéressantes ; elle est de tous les mysteres de la nature celui dont la connoissance touche l’homme de plus près, l’affecte plus intimement, le plus propre à attirer & à satisfaire sa curiosité ; c’est l’homme qui s’approfondit lui-même, qui pénetre dans son intérieur ; il ôte le bandeau qui le cachoit à lui-même, & porte des yeux éclairés du flambeau de la Philosophie sur les sources de sa vie, sur le méchanisme de son existence ; il accomplit exactement ce beau précepte qui servoit d’inscription au plus célebre temple de l’antiquité, γνῶθι σεαυτόν, connois toi toi-même. Car il ne se borne point à une oisive contemplation de l’assemblage du nombre & de la structure des différens ressorts dont son admirable machine est composée ; il pousse plus loin une juste curiosité, il cherche à en connoître l’usage, à déterminer leur jeu ; il tâche de découvrir la maniere dont ils exécutent leurs mouvemens, les causes premieres qui l’ont déterminé, & sur-tout celles qui en entretiennent la continuité. Dans cet examen philosophique de toutes ces fonctions, il voit plus que par-tout ailleurs la plus grande simplicité des moyens jointe avec la plus grande variété des effets, la plus petite dépense de force suivie des mouvemens les plus considérables ; l’admiration qui s’excite en lui, réfléchie sur l’intelligence suprème qui a formé la machine humaine & qui lui a donné la vie, me paroît un argument si sensible & si convainquant contre l’athéisme, que je ne puis assez m’étonner qu’on donne si souvent au médecin-philosophe cette odieuse qualification, & qu’il la mérite quelquefois. La connoissance exacte de l’œconomie animale répand aussi un très-grand jour sur le physique des actions morales : les idées lumineuses que fournit l’ingénieux systeme que nous exposerons plus bas, pour expliquer la maniere d’agir, & les effets des passions sur le corps humain, donnent de fortes raisons de présumer que c’est au défaut de ces connoissances qu’on doit attribuer l’inexactitude & l’inutilité de tous les ouvrages qu’il y a sur cette partie, & l’extreme difficulté d’appliquer fructueusement les principes qu’on y établit : peut-être est-il vrai que pour être bon moraliste, il faut être excellent médecin.
On ne sauroit révoquer en doute que la Médecine pratique ne tirât beaucoup de lumieres & de la certitude d’une vraie théorie de l’homme ; tout le monde convient de l’insuffisance d’un aveugle empirisme ; & quoiqu’on ne puisse pas se dissimuler combien les lois de l’économie animale mal interprétée, ont introduit d’erreurs dans la Médecine chimique, il reste encore un probleme, dont je ne hasarderai pas la décision ; savoir, si une pratique réglée sur une mauvaise théorie est plus incertaine & plus pernicieuse que celle qu’aucune théorie ne dirige. Quoi qu’il en soit, les écueils qui se rencontrent en foule dans l’un & l’autre cas, les fautes également dangereuses, inévitables des deux côtés, font seulement sentir l’influence nécessaire de la théorie sur la pratique, & le besoin pressant qu’on a d’avoir sur ce point des principes bien constatés, & des régles dont l’application soit simple & invariable. Mais plus le système dès fonctions humaines est intéressant, plus il est compliqué, & plus il est difficile de le saisir ; il semble que l’obscurité & l’incertitude soient l’apanage constant des connoissances les plus précieuses & les plus intéressantes : il se présente une raison fort naturelle de cet inconvénient dans le vif intérêt que nous prenons à de semblables questions, & qui nous porte à les examiner plus séverement, à les envisager de plusieurs côtés, plus les faces sous lesquelles on les apperçoit augmentent, & plus il est difficile d’en saisir exactement & d’en combiner comme il faut les différens rapports ; & l’on observe communément que les écueils se multiplient à mesure qu’on fait des progrès dans les sciences, chaque découverte fait éclore de nouvelles difficultés ; & ce n’est souvent qu’après des siecles entiers qu’on parvient à quelque chose de certain, lorsqu’il se trouve de ces hommes rares nés avec un génie vif & pénétrant, aux yeux perçans desquels la nature est comme forcée de se dévoiler, & qui savent démêler le vrai du sein de l’erreur.
La connoissance exacte, sans être minutieuse, de la structure & de la situation des principaux visceres, de la distribution des nerfs & des différens vaisseaux, le détail assez circonstancié, mais sur-tout la juste évaluation des phénomenes qui résultent de leur action & de leur mouvement ; & enfin l’observation refléchie des changemens que produit dans ces effets l’action des causes morbifiques, sont les fondemens solides sur lesquels on doit établir la science théorique de l’homme pour la conduire au plus haut point de certitude dont elle soit susceptible ; ce sont en même tems les différens points d’où doivent partir & auxquels doivent se rapporter les lois qu’on se propose d’établir. Ces notions préliminaires forment le fil nécessaire au médecin qui veut pénétrer dans le labyrinthe de l’œconomie animale, & c’est en le suivant qu’il peut éviter de se perdre dans les routes détournées, remarquables par les égaremens des plus grands hommes. Il ne lui est pas moins essentiel & avantageux de connoître la source des erreurs de ceux qui l’ont précédé dans la recherche de l’œconomie animale, c’est le moyen le plus assuré pour s’en garantir ; on ne peut que louer le zèle de ceux qui ont entrepris un ouvrage si pénible, applaudir à leurs efforts, & leur avoir obligation du bien réel qu’ils ont apporté, en marquant par leur naufrage les écueils qu’il faut éviter ; on parvient assez souvent à travers les erreurs, & après les avoir pour ainsi dire épuisées au sanctuaire de la vérité. Nous n’entrerons ici dans aucun détail anatomique, nous soupçonnons tous ces faits déja connus ; ils sont d’ailleurs exposés aux articles particuliers d’Anatomie.
Il nous suffira de remarquer en général, que le corps humain est une machine de l’espece de celles qu’on appelle statico-hydraulique, composée de solides & de fluides, dont les premiers élemens communs aux plantes & aux animaux sont des atomes vivans, ou molecules organiques : représentons-nous l’assemblage merveilleux de ces molécules, tels que les observations anatomiques nous les font voir dans le corps de l’homme adulte, lorsque les solides ont quitté l’état muqueux pour prendre successivement une consistance plus ferme & plus proportionnée à l’usage de chaque partie : représentons-nous tous les visceres bien disposés, les vaisseaux libres, ouverts, remplis d’une humeur appropriée, les nerfs distribués par tout le corps, & se communiquant de mille manieres ; enfin toutes les parties dans l’état le plus sain, mais sans vie ; cette machine ainsi formée ne differe de l’homme vivant que par le mouvement & le sentiment, phénomenes principaux de la vie vraissemblablement réductibles à un seul primitif ; on y observe même avant que la vie commence, ou peu de tems après qu’elle a cessé, une propriété singuliere, la source du mouvement & du sentiment attachée à la nature organique des principes qui composent le corps, ou plutôt dépendante d’une union telle de ces molécules que Glisson a le premier découverte, & appellée irritabilité, & qui n’est, dans le vrai, qu’un mode de sensibilité. Voyez Sensibilité.
Dès que le souffle vivifiant de la divinité a animé cette machine, mis en jeu la sensibilité des différens organes, répandu le mouvement & le sentiment dans toutes les parties, ces deux propriétés diversement modifiées dans chaque viscere, se réproduisent sous un grand nombre de formes différentes, & donnent autant de vies particulieres dont l’ensemble, le concours, l’appui mutuel forment la vie générale de tout le corps ; chaque partie annonce cet heureux changement par l’exercice de la fonction particuliere à laquelle elle est destinée ; le cœur, les arteres & les veines, par une action singuliere, constante, jusqu’ici mal déterminée, produisent ce qu’on appelle la circulation du sang, entretiennent le mouvement progressif des humeurs, les présentent successivement à toutes les parties du corps ; de-là suivent 1°. la nutrition de ces parties par l’intus-susception des molécules analogues qui se moulent à leur type intérieur ; 2°. la formation de la semence, extrait précieux du superflu des parties nutritives ; 3°, les sécrétions des différentes humeurs que les organes appropriés sucent, extraient du sang, & perfectionnent dans les follicules par une action propre ou un simple séjour ; 4°. de l’action spéciale, & encore inexpliquée de ces vaisseaux, mais constatée par bien des faits, viennent les circulations particulieres faites dans le foie, les voies hémorroïdales, la matrice dans certain tems, le poumon & le cerveau, & peut-être dans tous les autres visceres. Le mouvement alternatif de la poitrine & du poumon, attirant l’air dans les vésicules bronchiques, & l’en chassant successivement, fait la respiration, & contribue beaucoup au mouvement du cerveau suivant les observations de l’illustre de Lamure (mém. de l’acad. royale des Sc. année 1739) ; l’action des nerfs appliquée aux muscles de l’habitude du corps, donne lieu aux mouvemens nommés volontaires ; les nerfs agissans aussi dans les organes des sens externes, l’œil, l’oreille, le nez, la langue, la peau, excitent les sensations qu’on appelle vue, ouïe, odorat, goût, & toucher ; le mouvement des fibres du cerveau (de concert avec l’opération de l’ame, & conséquemment aux loix de son union avec le corps), déterminent les sensations internes, les idées, l’imagination, le jugement & la mémoire. Enfin, le sentiment produit dans chaque partie des appétits différens, plus ou moins marqués ; l’estomac appete les alimens ; le gosier, la boisson ; les parties génitales, l’éjaculation de la semence ; & enfin tous les vaisseaux sécrétoires, l’excrétion de l’humeur séparée, &c. &c. &c. toutes ces fonctions se prêtent un appui mutuel ; elles influent réciproquement les unes sur les autres, de façon que la lésion de l’une entraîne le dérangement de toutes les autres, plus ou moins promptement, suivant que sa sympathie est plus ou moins forte, avec telle ou telle partie ; le désaccord d’un viscere fait une impression très-marquée sur les autres ; le pouls, suivant les nouvelles observations de M Bordeu (recherch. sur le pouls par rapport aux crises), manifeste cette impression sur les organes de la circulation. L’exercice quelconque de ces fonctions, établit simplement la vie ; la santé est formée par le même exercice, poussé au plus haut point de perfection & d’universalité ; la maladie naît du moindre dérangement, morbus ex quocumque defectu. La mort n’est autre chose que son entiere cessation. Six causes principales essentielles à la durée de la vie, connues dans les écoles sous le nom des six choses non naturelles, savoir, l’air, le boire & le manger, le mouvement & le repos, le sommeil & la veille, les excrétions, & enfin les passions d’ames entretiennent par leur juste proportion cet accord réciproque, cette uniformité parfaite dans les fonctions qui fait la santé ; elles deviennent aussi lorsqu’elles perdent cet équilibre les causes générales de maladie. L’action de ces causes est détaillée aux articles particuliers non naturelles (choses), air, mouvement, repos, boire, &c. Voyez ces mots.
On a divisé en trois classes toutes les fonctions du corps humain : la premiere classe comprend les fonctions appellées vitales, dont la nécessité, pour perpétuer la vie, paroît telle, que la vie ne peut subsister après leur cessation ; elles en sont la cause la plus évidente, & le signe le plus assure. De ce nombre sont la circulation du sang, ou plutôt le mouvement du cœur & des arteres, la respiration ; &, suivant quelques-uns, l’action inconnue & inapparente du cerveau. Les fonctions de la seconde classe sont connues sous le nom de naturelles ; leur principal effet est la réparation des pertes que le corps a faites ; on y range la digestion, la sanguification, la nutrition & les sécrétions, leur influence sur la vie est moins sensible que celle des fonctions vitales ; la mort suit moins promptement la cessation de leur exercice. Elle est précédée d’un état pathologique plus ou moins long. Enfin, les fonctions animales forment la troisieme classe ; elles sont ainsi appellées, parce qu’elles sont censées résulter du commerce de l’ame avec le corps ; elles ne peuvent pas s’opérer (dans l’homme) sans l’opération commune de ces deux agens ; tels sont les mouvemens nommés volontaires, les sensations externes & internes ; le dérangement & la cessation même entiere de toutes les fonctions ne fait qu’altérer la santé, sans affecter la vie. On peut ajouter à ces fonctions celles qui sont particulieres à chaque sexe, & qui ne sont pas plus essentielles à la vie, dont la privation même n’est quelquefois pas contraire à la santé : dans cette classe sont comprises l’excrétion de la semence, la génération, l’évacuation menstruelle, la grossesse, l’accouchement, &c. Toutes ces fonctions ne sont, comme nous l’avons dit, que des modifications particulieres, que le mouvement & le sentiment répandus dans toute la machine, ont éprouvées dans chaque organe, par rapport à sa structure, ses attaches & sa situation. L’ordre, le méchanisme, les loix & les phénomenes de chaque fonction en particulier, forment dans ce dictionnaire autant d’articles séparés. Voyez les mots Circulation, Digestion, Nutrition, Respiration, &c. Tous ces détails ne sauroient entrer dans le plan général d’economie animale, qui ne doit rouler que sur les causes premieres du mouvement, considéré en grand & avant toute application (le sentiment n’est vraissemblablement que l’irritabilité animée par le mouvement) ; il y a tout lieu de croire qu’il en est du corps humain comme de toutes les autres machines dont l’art peut assembler, désunir, & appercevoir les plus petits ressorts ; c’est un fait connu des moindres artistes, que dans les machines, même les plus composées, tout le mouvement roule & porte sur une piece principale par laquelle le mouvement a commencé, d’où il se distribue dans le reste de la machine, & produit différens effets dans chaque ressort particulier. Ce n’est que par la découverte d’un semblable ressort dans l’homme qu’on peut parvenir à connoître au juste & à déterminer exactement la maniere d’agir des causes générales de la vie, de la santé, de la maladie, & de la mort. Pour se former une idée juste de l’œconomie animale, il faut nécessairement remonter à une fonction primitive qui ait précédé toutes les autres, & qui les ait déterminées. La priorité de cette fonction a échappé aux lumieres de presque tous les observateurs ; ils n’ont examiné qu’une fonction après l’autre, faisan : sans cesse un cercle vicieux, & oblique à tout moment, dans cette prétendue chaîne de fonctions, de transformer les causes en effets, & les effets en causes. Le défaut de cette connoissance est la principale source de leurs erreurs, & la vraie cause pour laquelle il n’y a eu pendant très-long-tems aucun ouvrage sur l’œconomie animale dont le titre fût rempli, avant le fameux traité intitule, specimen novi medicinæ conspectûs, qui parut pour la premiere fois en 1749, & qui fut, bien-tôt après, réimprimé avec des augmentations très considérables en 1751.
En remontant aux premiers siecles de la Médecine, tems où cette science encore dans son berceau, étoit réduite à un aveugle empirisme, mêlé d’une bisarre superstition, produit trop ordinaire de l’ignorance ; on ne voit aucune connoissance anatomique, pas une observation constatée, rédigée, réfléchie, aucune idée théorique sur l’homme ; ce ne fut qu’environ la quarantieme olympiade, c’est-à-dire, vers le commencement du trente cinquieme siecle ; que les Philosophes s’étant appliqués à la Médecine, ils y introduisirent le raisonnement, & établirent cette partie qu’on appelle physiologie, qui traite particulierement du corps humain dans l’état de santé, qui cherche à en expliquer les fonctions, d’après les faits anatomiques & par les principes de la Physique ; mais ces deux sciences alors peu cultivées, mal connues, ne purent produire que des connoissances & des idées très-imparfaites & peu exactes : aussi ne voit on dans tous les écrits de ces anciens philosophes Médecins, que quelques idées vagues, isolées, qui avoient pris naissance de quelques faits particuliers mal évalués, mais qui n’avoient d’ailleurs aucune liaison ensemble & avec les découvertes anatomiques : Pythagore est, suivant Celse, le plus ancien philosophe qui se soit adonné à la théorie de la Médecine, dont il a en même tems négligé la pratique ; il appliqua au corps humain les lois fameuses & obscures de l’harmonie, suivant lesquelles il croyoit tout l’univers dirigé ; il prétendoit que la santé de même que la vertu, Dieu même, & en général tout bien, consistoit dans l’harmonie, mot qu’il a souvent employé & qu’il n’a jamais expliqué ; peut être n’entendoit il autre chose par là qu’un rapport exact ou une juste proportion que toutes les parties & toutes les fonctions doivent avoir ensemble ; idée très-belle, très-juste, dont la vérité est aujourd’hui généralement reconnue ; il est cependant plus vrassemblable que ce mot avoit une origine plus mystérieuse & fort analogue à sa doctrine sur la vertu des différens nombres. La maladie étoit, suivant lui, une suite naturelle d’un dérangement dans cette harmonie. Du reste, il établissoit de même que les anciens historiens sacrés qui avoient tiré cette doctrine des Chaldéens, une ame étendue depuis le cœur jusqu’au cerveau, & il pensoit que la partie qui est dans le cœur étoit la source des passions, & que celle qui résidoit dans le cerveau produisoit l’intelligence & la raison ; on ne sait point quel usage avoient les autres parties, situées entre le cœur & le cerveau.
Alcmeon son disciple, dont le nom doit être célebre dans les fastes de la Médecine, pour avoir le premier anatomisé des animaux (ce ne fut que longtems après lui, qu’Erasistrate & Hérophile oserent porter le couteau sur les cadavres humains). Alcmaeon, dis-je, croyoit que la santé dépendoit d’une égalité dans la chaleur, la sécheresse, le froid, l’humidité, la douceur, l’amertume & autres qualités semblables ; les maladies naissoient, lorsque l’une de ces choses dominoit sur les autres & en rompoit ainsi l’union & l’équilibre : ces idées ont été les premiers fondemens de toutes les théories anciennes, des différentes classes d’intempéries, & des distinctions fameuses reçues encore aujourd’hui chez les modernes, des quatre tempéramens. Héraclite, ce philosophe fameux, par les larmes qu’il a eu la bonnehommie de répandre sur les vices des hommes, établit la célébre comparaison du corps humain avec le monde, que les alchimistes ont ensuite renouvellée, désignant l’homme sous le nom de microcosme, (petit monde) par opposition à macrocosme (grand monde) : il prétendoit que les deux machines se ressembloient par la structure, & que l’ordre & le méchanisme des fonctions étoient absolument les mêmes : tout se fait, dit-il, dans notre corps comme dans le monde ; l’urine se forme dans la vessie, comme la pluie dans la seconde région de l’air, & comme la pluie vient des vapeurs qui montent de la terre & qui en s’épaississant, produisent les nuées, de même l’urine est formée par les exhalaisons qui s’élevent des alimens & qui s’insinuent dans la vessie. On peut juger par là de la physiologie d’Héraclite, de l’étendue & de la justesse de ses connoissances anatomiques.
Le grand Hippocrate surnommé à si juste titre, le divin vieillard, joignit à une exacte observation des faits, un raisonnement plus solide : il vit très-bien que les principales sources où l’on pouvoit puiser les vraies connoissances de la nature de l’homme, étoient l’exercice de la Médecine, par lequel on avoit les occasions de s’instruire des différens états du corps, en santé & en maladie, des changemens qui distinguoient un état de l’autre, & sur-tout des impressions que faisoient sur l’homme, le boire & le manger, le mouvement & le repos, &c. soit lorsque cet usage étoit moderé, réduit au juste milieu, soit lorsqu’il étoit porté à un excès absolu ou relatif aux dispositions actuelles du corps, lib. de veter. Med. Ces sources sont assurément très-fécondes, & les plus propres à fournir des principes appliquables à l’économie animale ; mais Hippocrate persuadé que l’anatomie étoit plus nécessaire au peintre qu’au médecin, négligea trop cette partie, qui peut cependant répandre un grand jour sur la théorie de l’homme. Le livre des chairs ou des principes, περὶ σαρκῶν, ἢ περὶ ἀρχῶν qui contient sa doctrine sur la formation du corps & le jeu des parties, est toute énigmatique ; il n’a point été encore suffisamment éclairci par les commentateurs ; les mots de chaud, de froid, d’humide, de sec, &c. dont il se sert à tout moment n’ont point été bien expliqués & évalués ; on voit seulement, ou l’on croit voir qu’il a sur la composition des membranes ou du tissu cellulaire des idées très justes, il les fait former d’une grande quantité de matiere gluante qui répond au corps muqueux des modernes. Toutes les fonctions du corps humain étoient produites, suivant ce médecin célébre, par l’exercice constant de quatre facultés qu’il appelloit attractrice, retentrice, assimilatrice & expultrice ; la faculté attractrice attiroit au corps tout ce qui pouvoit concourir au bien être de l’homme ; la faculté retentrice le retenoit ; l’usage de la faculté assimilatrice étoit de changer tout corps étranger héterogène, susceptible de changement, & de l’assimiler, c’est-à-dire, de le convertir en la nature propre de l’homme : enfin, les matieres qui pouvoient être nuisibles par un trop long séjour, par leur quantité ou leur qualité étoient chassées, renvoyées dans des reservoirs particuliers, ou hors du corps par la faculté expultrice. Ces facultés appliquées à chaque viscere, à chaque organe, & entretenues dans l’état naturel & dans une juste proportion établissoient la santé ; la maladie étoit déterminée, lorsqu’il arrivoit quelque dérangement dans une ou plusieurs de ces facultés : Hippocrate admettoit aussi pour premier mobile de ces facultés, un principe veillant à la conservation de la machine, qui dans la santé, en regloit & dirigeoit l’exercice, & le conservoit dans l’état nécessaire d’uniformité ; lorsque quelque cause troubloit cet équilibre exact, ce même principe guérissoit des maladies, τῶν νούσων ἰητρὸς, faisoit des efforts plus ou moins actifs pour combattre, vaincre & détruire l’ennemi qui travailloit à l’anéantissement de sa machine. Ce principe est désigné dans les écrits d’Hippocrate sous les noms d’ame de nature, de chaud inné, d’archée, de chaleur primordiale, effective, &c. Sennert a prétendu que le chaud inné n’étoit autre chose que le principal organe dont l’ame se sert pour exercer ses fonctions dans le corps. Fernel remarque, au contraire, fondé sur la décision expresse de Galien, voyez Inflammation, que tous ces noms ne sont que des synonymes d’ame & employés indifféremment par Hippocrate dans la même signification. C’étoit une grande maxime d’Hippocrate, que tout concourt, tout consent, tout conspire ensemble dans le corps : maxime remarquable, très-vraie & très-utile pour l’explication de l’économie animale. Il attribuoit à toutes les parties une affinité qui les fait compatir réciproquement aux maux qu’elles souffrent, & partager le bien qui leur arrive. Nous remarquerons en terminant ce qui le regarde, qu’il plaçoit le siege du sentiment autour de la poitrine, qu’il donne à la membrane qui sépare la poitrine du bas ventre le même nom que celui par lequel les Grecs désignoient l’esprit, φρήν ; les plus anciens Médecins avoient ainsi nommé cette partie, parce qu’ils pensoient qu’elle étoit le siége de l’entendement ou de la prudence. Platon avoit imaginé une ame, située dans les environs du diaphragme, qui recherche & appette le boire & le manger & tout ce qui est nécessaire à la vie, & qui est en outre le principe des desirs & de la cupidité. Galien, admirateur enthousiaste d’Hippocrate, n’a rien innové dans sa doctrine sur l’économie animale, il n’a fait que la commenter, l’étendre, la soutenir & la répandre avec beaucoup de zele ; toutes ses opinions ont été pendant plusieurs siecles la théorie régnante, la seule adoptée & suivie dans les écoles sous le nom de Galenisme. Les Médecins chimistes qui parurent dans le treizieme siecle, y apporterent quelques changemens, & Paracelse qui vécut sur la fin du quinzieme, l’abandonna entierement : il avoit l’ambition de changer tout-à-fait la face de la Médecine, & d’en créer une nouvelle ; une imagination bouillante, vive, mais préoccupée, ne lui laissa trouver dans le corps humain qu’un assemblage de différens principes chimiques ; le corps de l’homme, s’écria-t-il, paramis. lib. de origin. morbor. n’est autre chose que soufre, mercure & sel ; l’équilibre & la juste proportion de ces trois substances lui parut devoir faire la santé ; & les causes de maladie n’agissent, suivant lui, qu’en y occasionnant quelqu’altération ; dès que ce premier coup eût été frappé, la Chimie devint la base de la Médecine. Le chimisme se répandit avec beaucoup de rapidité dans toutes les écoles, le galenisme en fut exilé, & elles ne retentirent plus que des noms vagues indéterminés, de sel, d’esprits de soufre ou d’autres principes, que chaque chimiste varia & multiplia à sa guise, selon les signes qu’il croyoit en appercevoir, ou le besoin qu’il en avoit pour expliquer quelques phénomenes. On fit du corps humain, tantôt un alambic, tantôt un laboratoire entier, où se faisoient toutes les especes d’opérations, les différentes fonctions n’en étoient que le résultat, &c. Voyez Chimistes, Médecine, Histoire de la.
Lors qu’Harvey eut publié & confirmé par quelques expériences, la circulation du sang, le chimisme perdit beaucoup de son crédit ; la face de la Médecine changea de nouveau : cette découverte, ou soi-disant telle, éblouit tous les esprits, & se répandit peu de tems après dans toutes les Ecoles, malgré les violentes déclamations de la faculté de Paris, trop souvent opposée aux innovations même les plus utiles par le seul crime de nouveauté, & malgré les foibles objections de Riolan ; on ne tarda pas à tomber dans l’excès, la circulation du sang parut jetter un grand jour sur l’économie animale ; elle fut regardée comme la fonction par excellence, la véritable source de la vie : la respiration & l’action du cerveau ne parurent plus nécessaires que par leur influence immédiate sur cette fonction principale : l’enthousiasme général, suite ordinaire de la nouveauté, ne permit pas d’examiner, si la circulation étoit aussi générale & aussi uniforme qu’on l’avoit d’abord annoncé, le mouvement du sang par flux & reflux fut traité de chimere. Les premieres expériences, très-simples & très naturelles, n’étoient pas en leur faveur, elles firent conclure que tout le sang étoit porté du cœur dans les différentes parties du corps par les artères, & qu’il y étoit rapporté par les veines ; on crut & on le croit encore aujourd’hui, que tout ce sang qui sort du ventricule gauche pour se distribuer dans tout le corps, est versé dans ce même ventricule par les veines pulmonaires, & qu’il passe en entier par le poumon ; le passage libre, égal & facile de tout ce sang par une partie qui n’est pas la dixieme de tout le corps, qui n’est pas plus vasculeuse que bien d’autres viscères, & dans laquelle le sang ne se meut pas plus vîte, n’a point paru difficile à concevoir, parce qu’on ne s’est pas donné la peine de l’examiner sévérement ; la maniere dont le sang circule dans le foie, n’a frappé que quelques observateurs ; les mouvemens du cerveau analogues à ceux de la respiration, découverte importante, n’ont fait qu’une légere sensation ; cependant de toutes ces considérations naissent de violens soupçons, sur l’universalité & l’uniformité généralement admises de la circulation du sang, voyez Circulation. On peut s’appercevoir par-là combien peu elle mérite d’être regardée, comme la premiere fonction & le mobile de toutes les autres. Mais quand même elle seroit aussi bien constatée qu’elle l’est peu, il y a bien d’autres raisons comme nous verrons plus bas, qui empêcheroient de lui accorder cette prérogative. Les Mécaniciens qui ont renversé, sans restriction & sans choix, tous les dogmes des Chimistes, ont formé une secte particuliere, composée de quelques débris encore subsistans du galenisme & de la découverte de la circulation du sang, d’autant plus fameuse alors, qu’elle étoit plus récente ; le corps humain devint entre leurs mains une machine extrèmement composée, ou plutôt un magasin de cordes, leviers, poulies & autres instrumens de méchanique, & ils pensoient que le but général de tous ces ressorts étoit de concourir au mouvement progressif du sang, le seul absolument nécessaire à la vie ; que les maladies venoient de quelque dérangement dans ce mouvement, & la célebre théorie des fievres est toute fondée sur un arrêt des humeurs dans les extrémités capillaires. Voyez Fievre, Inflammation. On crut que le mouvement s’y faisoit, suivant les lois ordinaires qui ont lieu dans toutes les machines inorganiques ; on traita géométriquement le corps humain ; on calcula avec la derniere sévérité tous les degrés de force requis pour les différentes actions, les dépenses qui s’en faisoient, &c. mais tous ces calculs qui ne pouvoient que varier prodigieusement, n’éclaircirent point l’économie animale. On ne fit pas même attention à la structure organique du corps humain qui est la source de ses principales propriétés. C’est de ces opinions diversement combinés, & sur-tout très-méthodiquement classés, qu’a pris naissance le Boerrhaavisme, qui est encore aujourd’hui la théorie vulgaire ; l’illustre Boerrhaave sentit que la constitution de l’économie animale tenoit essentiellement à un ensemble de lois d’action nécessairement dépendantes les unes des autres ; mais il trouva ce cercle, cet enchaînement d’actions si impénétrable, qu’il ne pouvoit y assigner, comme il l’avoue lui-même, ni commencement, ni fin ; ainsi plutôt que de s’écarter de sa façon, peut-être trop méthodique d’écrire & d’enseigner, il a négligé d’entrer dans l’examen des premieres lois de la vie, & s’est réduit à n’en considérer que successivement les fonctions à mesure qu’elles paroissoient naître les unes des autres, tâchant de remplacer des principes généraux & des lois fondamentales, par un détail très-circonstancié des faits ; mais isolés, nus, & comme inanimés, manquant de cette vie qui ne peut se trouver que dans la connexion, ce rapport & l’appui mutuel des différentes parties. L’impossibilité qu’on crut appercevoir de déduire tous les mouvemens humains d’un pur méchanisme, & d’y faire consister la vie, impossibilité qui est très-réelle, lorsqu’il s’agit des machines composées de parties brutes inorganiques, fit recourir les Médecins modernes à une faculté hyperméchanique intelligente, qui dirigeât, économisât ces mouvemens, les proportionnât aux différens besoins, & entretint par sa vigilance & son action, la vie & la santé, tant que les ressorts subsisteroient unis & bien disposés, & qui pût même corriger & changer les mauvaises dispositions du corps dans le cas de maladie ; ils établirent en conséquence l’ame ouvriere de toutes les fonctions, conservant la santé, guérissant les maladies ou les procurant quand leur utilité paroissoit l’emporter sur leur danger. Ce sentiment est le même à-peu-près qu’Hippocrate avoit soutenu plusieurs siecles auparavant. Sthal est le premier qui ait fait revivre cet ancien système ; on a appellé stahliens, ecclectiques ou animistes, ceux qui ont marché sur ses traces. Sans entrer dans le fond du système, dont nous avons prouvé ailleurs l’insuffisance & la fausseté ; il nous suffira de remarquer qu’en remontant à l’ame, pour expliquer la vie & rechercher les lois de l’économie animale ; c’est couper le nœud & non pas le résoudre, c’est éloigner la question & l’envelopper dans l’obscurité, où est plongé par rapport à nous cet être spirituel : d’ailleurs, il ne faudroit pas moins trouver le méchanisme de ce rapport général des mouvemens de la vie dont Stahl lui-même a été vivement frappé, mais qu’il n’a que très-imparfaitement developpé : il resteroit encore à déterminer quelle est la partie premierement mue par ce mobile caché, quelle est la fonction qui précede les autres, & qui en est la source & le soutien.
Toutes ces explications, que les Médecins dans divers tems ont tâché de donner de l’œconomie animale, quelque spécieuses qu’elles aient paru, sous quel jour avantageux qu’elles se soient montrées, n’ont pu emporter les suffrages des vrais observateurs. Elles sont la plûpart inexactes, d’autres ne sont que trop généralisées, quelques-unes évidemment fausses, toutes insuffisantes ; cette insuffisance frappoit d’abord qu’on les approfondissoit, & jettoit dans l’esprit une sorte de mécontentement qu’on ne pouvoit déterminer, & dont on ignoroit la source immédiate. Enfin, parmi les bons esprits nécessairement peu satisfaits de toutes ces théories, mais plutôt par ce sentiment vague & indéfini que par une notion claire & raisonnée, s’éleva un homme de génie qui découvrit la source de l’ignorance & des erreurs, & qui se frayant une route nouvelle, donna à l’art une consistance & une forme qui le rapprochent autant qu’il est possible, de l’état de science exacte & démontrable.
Des le premier pas, il apperçut les deux vices fondamentaux de la méthode adoptée. 1°. Les sources des connoissances lui parurent mal choisies : les expériences de la physique vulgaire, les analogies déduites des agens méchaniques, la contemplation des propriétés chimiques des humeurs, soit saines soit dégénérées, celles de la contexture des organes de la distribution des vaisseaux, &c. ces sources des connoissances, dis-je, lui parurent absolument insuffisantes, quoique précieuses en soi, du moins pour la plupart.
Le second vice essentiel des théories régnantes lui parut être le manque absolu de liaison entre les notions particulieres ; car en prescindant, même de la fausseté des principes sur lesquels la plûpart sont établies, en accordant que les dogmes particuliers reçus fussent des vérités, il est incontestable qu’un amas aussi immense qu’on voudra le supposer, de vérités isolées, ne sauroit former une science réelle. Il conclut de ces deux considérations préliminaires, 1°. qu’il falloit recourir à un autre moyen de recherche ; 2°. qu’il étoit nécessaire de ramener, s’il étoit possible, les connoissances particulieres à un petit nombre de principes, dont il faudroit ensuite tâcher d’établir les rapports ; & se proposa même un objet plus grand, & auquel on doit toujours tendre : savoir, d’établir un principe unique & général, embrassant, ralliant, éclairant tous les objets particuliers, ce qui fait le complément & le faîte de toute science ; car selon un axiome ancien, que l’auteur rappelle d’après Séneque : omnis scientia atque ars debet aliquid habere manifestum, sensu comprehensum, ex quo oriatur & crescat.
Ce nouveau moyen de recherche, ce guide éclairé, & jusqu’alors trop négligé, que notre réformateur a scrupuleusement suivi, c’est le sentiment intérieur : en effet, quel sujet plus prochain, plus approprié, plus continuellement soumis à nos observations que nous-mêmes, & quel flambeau plus fidele & plus sûr que notre propre sentiment, pourroit nous découvrir la marche, le jeu, le méchanisme de notre vie ?
L’auteur du nouveau plan de médecine que nous exposons, s’étudia donc profondément, & appliqua ensuite la sagacité qu’il dut nécessairement acquérir par l’habitude de cette observation, à découvrir chez les autres les mêmes phénomenes qu’il avoit apperçus en lui même. Il commença par s’occuper des maladies & des incommodités, à s’orienter par la contemplation de l’état contre nature, parce que la santé parfaite consiste dans un calme profond & continu, un équilibre, une harmonie qui permettent à peine de distinguer l’action des organes vitaux, la correspondance & la succession des fonctions. Mais dès que cet état paisible est détruit par le trouble de la maladie ou par la secousse des passions, dès-lors la maladie & la douleur, ces sentimens si distincts & si énergiques, manifestent le jeu des divers organes, leurs rapports, leurs influences réciproques. En procédant donc selon cette méthode, & se conduisant avec ordre depuis l’inéquilibre le plus manifeste jusqu’à l’état le plus voisin de l’équilibre parfait, notre ingénieux observateur parvint à se former une image sensible de l’œconomie animale, tant dans l’état de santé que dans celui de maladie.
Il soumit d’abord à l’examen la vue la plus simple, & en même tems la plus féconde sous laquelle on ait envisagé toute l’œconomie animale, celle qui la représente comme roulant sur deux pivots ou deux points essentiels & fondamentaux, le mouvement & le sentiment, & il adopta ce principe. Ses observations lui firent admettre cette autre vérité reçue, que le mouvement & le sentiment & les diverses fonctions qui dépendent de chacun, se modifient & se combinent de différentes manieres. Mais dès qu’il fut parvenu à cet autre point de doctrine régnante : savoir, que le système de ces différentes modifications est tel, que par une vicissitude constante les causes & les effets sont réciproques, ou, ce qui revient au même, les premiers agens sont à leur tour mis en jeu par les puissances dont ils avoient eux-mêmes déterminé l’action ; il se convainquit sans peine que c’étoit là un cercle très-vicieux qui exprimoit une absurdité pour les gens qui prendroient littéralement & positivement cette assertion ; & pour le moins un aveu tacite, mais formel, d’ignorance pour ceux qui veulent seulement faire entendre par-là que l’enchaînement de ces phénomenes leur paroît impénétrable ; car certainement un système d’actions, dans lequel l’effet le plus éloigné devient premiere cause, est absolument & rigoureusement impossible. Ayant ainsi découvert la source des erreurs de tous les médecins philosophes qui s’étoient occupés de l’étude théorique de l’homme ; pleinement convaincu de la nécessité d’admettre une fonction premiere le mobile de toutes les autres, il appliqua ce principe lumineux & fécond à ses recherches sur l’œconomie animale. Il fut donc question de trouver dans le cercle prétendu & apparent ce point primordial & opérateur, ou, pour parler sans figure, dans la suite des fonctions, cette fonction fondamentale & premiere le vrai principe de la vie & de l’animalité.
Cette fonction ne sauroit être la circulation du sang, qui, quand même elle seroit aussi uniforme & aussi universelle qu’on le prétend, est d’ailleurs trop subordonnée, trop passive, s’il est permis de s’exprimer ainsi. Les altérations qu’elle éprouve sont trop lentes & trop peu considerables dans les cas fondamentaux : tels que les événemens communs des passions, des incommodités, des maladies, & la mort même qui arrive très-communément sans dérangement sensible dans le système vasculeux, sans inflammation, sans gangrene, sans arrêts d’humeur, &c. Voyez Mort. D’ailleurs elle existe dans le fœtus qui n’a point de vie propre, comme nous l’observerons dans un instant, aussi bien que dans l’animal qui est devenu un être isolé & à soi, sui juris.
Les principales fonctions, qui par leur importance sensible, mériterent de fixer ensuite son attention, sont la respiration, l’action des organes de la digestion, & celle des organes internes de la tête. La respiration est évidemment celle des trois qui s’est exercée la premiere, & dont l’influence sur toute la machine s’est manifestée dès l’instant de la naissance ; & ce n’est que des ce moment que l’animal doit être considéré comme ayant une vie propre : tant qu’il est contenu dans la matrice, il ne peut être regardé que comme un être parasite. Notre illustre auteur peint d’une maniere sensible & frappante cette révolution singuliere qu’éprouve un animal qui respire pour la premiere fois, par l’exemple d’une sorte de convulsion générale, d’un soubresaut qui souleve le corps d’un de ces enfans ordinairement foibles & malades, qui restent pendant quelques minutes après leur naissance dans une inaction, une espece de mort, dont ils sortent enfin par l’effort de cette premiere respiration. Or comme on connoît que le diaphragme est l’organe principal, le premier & véritable mobile de la respiration, que cet organe est soulevé, voûté dans le fœtus, de maniere qu’il réduit presqu’à rien la cavité de la poitrine, & que dans l’inspiration il est au contraire applani, déprimé, contracté ; on est très-porté à penser que le premier mobile de la vie proprement dite, est le diaphragme ; & à le regarder au moins d’abord comme une espece de balancier qui donne le branle à tous les organes, il est au moins bien évident, que commencer à vivre a été pour tout animal respirant, éprouver l’influence de la premiere contraction du diaphragme.
Mais comme il n’y a point d’action sans réaction, & que le point d’appui qui régit principalement celle-ci, qui la borne & qui la favorise par une réciprocation prochaine & immédiate, c’est la masse gastrico-intestinale, soit par son ressort inné, mais principalement par celui qu’elle acquiert en s’érigeant pour sa fonction propre : savoir, la digestion des alimens. Il résulte de ce premier commerce de forces une fonction commune & moyenne, que l’auteur a admirablement suivie, analysée & présentée, sous le nom de forces gastrico-diaphragmatiques, ou de forces épigastriques.
Voilà donc la fonction fondamentale, premiere, modératrice : reste à déterminer quels sont les organes qui la contre-balancent assez victorieusement pour exercer avec elle cette réciprocation ou cet antagonisme, sans lequel nulle force ne peut être exercée, déterminée, contenue ; ces organes sont la tête considérée comme organe immédiatement altéré par les affections de l’ame, les sensations, les passions, &c. & un organe général extérieur dont la découverte appartient éminemment à notre observateur. Un commerce d’action du centre épigastrique à la tête & à l’extérieur du corps, & une distribution constante & uniforme de forces, de mouvemens, de ton aux différens organes secondaires, vivifiés & mis en jeu par ces organes primitifs : voilà la vie & la santé. Cette distribution est-elle interrompue, y a-t-il aberration, ou accumulation de forces dans quelqu’un de ces organes, soit par des résistances vicieuses, soit au contraire par une inertie contre nature ; l’état de maladie ou de convulsion existe dès-lors : car maladie ou convulsion n’est proprement qu’une même chose : in tantum læditur, in quantum convellitur.
Ce point de vue général doit n’être d’abord que soupçonné, que pressenti : il est de l’essence des apperçues en grand de n’être pas soumises aux voies exactes & rigoureuses de la démonstration ; car ces vérifications de détail arrêtent la marche du génie, qui, dans les objets de cet ordre, ne sauroit être trop libre, prendre un essor trop vaste. D’ailleurs cette façon de concevoir est nécessairement liée à l’essence même du moyen de recherches, dont on a établi la nécessité, savoir, le sentiment intérieur, dont les découvertes ne sauroient s’appliquer à la toise vulgaire de l’art expérimental. Mais cette espece de pressentiment équivaut à la démonstration artificielle pour tout observateur initié, & qui procedera de bonne foi. On n’a rien de valable à objecter à qui vous dit : observez-vous, descendez profondément dans vous-même, apprenez à voir, & vous verrez ; car tous les bons esprits que j’ai accouchés d’après mon plan, ont senti & observé comme moi.
Mais il y a plus, les phénomenes les plus connus de la santé & des maladies, les faits anatomiques, les observations singulieres, inexpliquées des médecins qui nous ont devancé, le τὸ θεῖον qu’Hippocrate trouvoit dans les maladies ; tout cela, dis-je, se range si naturellement sous le principe établi, qu’on peut l’étayer d’un corps de preuves à l’usage & dans la maniere du théoriste le plus attaché aux méthodes reçues.
Le renouvellement des causes d’activité, le soutien du jeu de la vie par l’action des six choses non naturelles ; les divisions & la saine théorie des maladies découlent comme de soi même de ce principe fécond & lumineux ; ensorte qu’il naît de cet ensemble un corps de doctrine & un code de pratique, où tout est correspondant, tout est lié, tout est simple, tout est un ; & dès-lors tout médecin qui a appris à manier cet instrument, cette regle de conduite, éprouve pour premier avantage (avantage précieux & trop peu senti) d’être affranchi du souci continuel où laissent les notions vagues, isolées, décousues, souvent disparates, d’après lesquelles il étoit obligé d’exercer un art dont l’objet est si intéressant. Cet avantage est si grand, je le répete, que quand même il ne seroit dû qu’à un système artificiel, un pareil systême seroit toujours un bien très-réel, à plus forte raison doit-il être accueilli avec la plus grande reconnoissance, étant vrai, réel, puisé dans les sources de la plus vive lumiere qu’on puisse espérer dans les études de cette espece, savoir, le sentiment intérieur & l’observation, & s’appuyant même subsidiairement de tous les autres moyens de connoissance reçus.
Mais un des principaux avantages de ce nouveau plan de médecine, & en quoi il est éminemment préférable & véritablement unique, c’est le grand jour qu’il répand sur l’hygiene, ou la science du régime, cette branche de la médecine si precieuse & si négligée, & d’embrasser le régime des sensations des passions d’une maniere si positive & si claire, qu’il en résulte un traité médical de morale & de bonheur.
La forme de cet ouvrage ne permet pas d’exposer ici les branches particulieres du système ; les théories satisfaisantes qu’il fournit sur les fonctions plus ou moins générales, sur les sécrétions, sur les générations, &c. non plus que le tableau des maladies, le plan général de thérapeutique, &c. parce que ces chose sont traitées dans des articles particuliers. Voyez Passion, (diete & thérapeut.) D’ailleurs les lecteurs qui ne font pas une étude particuliere des objets de cet ordre, ne desireront pas plus de détail ; & les médecins de profession doivent trouver cette matiere trop intéressante pour ne pas chercher à s’en instruire à fond dans les ouvrages mêmes de l’auteur. Ils doivent consulter pour cela le specimen novi medicinæ conspectûs, edit, alter. Paris, 1751. les institutiones medicæ, faites sur ce nouveau plan, Paris, 1755, l’idée de l’homme physique & moral, & l’extrait raisonné de ce même ouvrage. Le savant auteur du discours sur les animaux carnassiers, qui est le premier morceau du septieme volume de l’histoire du cabinet du roi, a formellement adopté le systême d’œconomie animale que nous venons d’exposer. Cet écrit doit aussi être consulté. (m)