L’Encyclopédie/1re édition/MÉDECINE

MÉDECINE, s. f. (Art & Science.) La Médecine est l’art d’appliquer des remedes dont l’effet conserve la vie saine, & redonne la santé aux malades. Ainsi la vie, la santé, les maladies, la mort de l’homme, les causes qui les produisent, les moyens qui les dirigent, son l’objet de la Médecine.

Les injures & les vicissitudes d’un air aussi nécessaire qu’inévitable, la nature des alimens solides & liquides, l’impression vive des corps extérieurs, les actions de la vie, la structure du corps humain, ont produit des maladies, dès qu’il y a eu des hommes qui ont vécu comme nous vivons.

Lorsque notre corps est affligé de quelque mal, il est machinalement déterminé à chercher les moyens d’y remédier, sans cependant les connoître. Cela se remarque dans les animaux, comme dans l’homme, quoique la raison ne puisse point comprendre comment cela se fait ; car tout ce qu’on fait, c’est que telles sont les lois de l’auteur de la nature, desquelles dépendent toutes les premieres causes.

La perception désagréable ou fâcheuse d’un mouvement empêché dans certains membres, la douleur que produit la lésion d’une partie quelconque, les maux dont l’ame est accablée à l’occasion de ceux du corps, ont engagé l’homme à chercher & à appliquer les remedes propres à dissiper ces maux, & cela par un desir spontané, ou à la faveur d’une expérience vague. Telle est la premiere origine de la Médecine, qui prise pour l’art de guérir, a été pratiquée dans tous les tems & dans tous les lieux.

Les histoires & les fables de l’antiquité nous apprennent que les Assyriens, les Chaldéens, & les mages, sont les premiers qui aient cultivé cet art, & qui aient tâché de guérir ou de prévenir les maladies ; que de-là la Médecine passa en Egypte, dans la Lybie cyrénaïque, à Crotone, dans la Grece où elle fleurit, principalement à Gnides, à Rhodes, à Cos, & en Epidaure.

Les premiers fondemens de cet art sont dûs 1°. au hasard. 2°. A l’instinct naturel. 3°. Aux évenemens imprévûs. Voilà ce qui fit d’abord naître la Médecine simplement empyrique.

L’art s’accrut ensuite, & fit des progrès 1°. par le souvenir des expériences que ces choses offrirent. 2°. Par la description des maladies, des remedes, & de leur succès qu’on gravoit sur les colonnes, sur les tables, & sur les murailles des temples. 3°. Par les malades qu’on exposa dans les carrefours & les places publiques, pour engager les passans à voir leurs maux, à indiquer les remedes s’ils en connoissoient, & à en faire l’application. On observa donc fort attentivement ce qui se présentoit. La Médecine empyrique se perfectionna par ces moyens, sans cependant que ses connoissances s’étendissent plus loin que le passé & le présent. 4°. On raisonna dans la suite analogiquement, c’est-à-dire en comparant ce qu’on avoit observé avec les choses présentes & futures.

L’art se perfectionna encore davantage 1°. par les médecins qu’on établit pour guérir toutes sortes de maladies, ou quelques-unes en particulier. 2°. Par les maladies dont on fit une énumération exacte. 3°. par l’observation & la description des remedes, & de la maniere de s’en servir. Alors la Médecine devint bien-tôt propre & héréditaire à certaines familles & aux prêtres qui en retiroient l’honneur & le profit. Cependant cela même ne laissa pas de retarder beaucoup ses progrès.

1°. L’inspection des entrailles des victimes. 2°. La coutume d’embaumer les cadavres. 3°. Le traitement des plaies, ont aidé à connoître la fabrique du corps sain, & les causes prochaines ou cachées, tant de la santé & de la maladie, que de la mort même.

Enfin les animaux vivans qu’on ouvroit pour les sacrifices, l’inspection attentive des cadavres de ceux dont on avoit traité les maladies, l’histoire des maladies, de leurs causes, de leur naissance, de leur accroissement, de leur vigueur, de leur diminution, de leur issue, de leur changement, de leurs évenemens ; la connoissance, le choix, la préparation, l’application des médicamens, leur action & leurs effets bien connus & bien observés semblerent avoir presqu’entierement formé l’art de la Médecine.

Hippocrate, contemporain de Démocrite, fort au fait de toutes ces choses, & de plus riche d’un excellent fonds d’observations qui lui étoient propres, fit un recueil de tout ce qu’il trouva d’utile, en composa un corps de Médecine, & mérita le premier le nom de vrai médecin, parce qu’en effet outre la médecine empyrique & analogique qu’il sçavoit, il étoit éclairé d’une saine philosophie, & devint le premier fondateur de la médecine dogmatique.

Après que cette médecine eût été long-tems cultivée dans la famille d’Asclépiade, Arêtée de Cappadoce en fit un corps mieux digéré & plus méthodique ; & cet art se perfectionna par le différent succès des tems, des lieux, des choses ; de sorte qu’après avoir brillé sur-tout dans l’école d’Alexandrie, il subsista dans cet état jusqu’au tems de Claude Galien.

Celui-ci ramassa ce qui étoit fort épars, & sut éclaircir les choses embrouillées ; mais comme il étoit honteusement asservi à la philosophie des Péripatéticiens, il expliqua tout suivant leurs principes ; & par conséquent s’il contribua beaucoup aux progrès de l’art, il n’y fit pas moins de dommage, en ce qu’il eut recours aux élémens, aux qualités cardinales, à leurs degrés, & à quatre humeurs par lesquelles il prétendoit avec plus de subtilité que de vérité, qu’on pouvoit expliquer toute la Médecine.

Au commencement du vij. siecle on perdit en Europe presque jusqu’au souvenir des arts. Ils furent détruits par des nations barbares qui vinrent du fond du nord, & qui abolirent avec les sciences tous les moyens de les acquérir, qui sont les livres.

Depuis le jx. jusqu’au xiij. siecle, la Médecine fut cultivée avec beaucoup de subtilité par les Arabes, dans l’Asie, l’Afrique & l’Espagne. Ils augmenterent & corrigerent la matiere médicale, ses préparations, & la Chirurgie. A la vérité ils infecterent l’art plus que jamais des vices galéniques, & presque tous ceux qui les ont suivis ont été leurs partisans. En effet les amateurs des sciences étoient alors obligés d’aller en Espagne chez les Sarrasins, d’où revenant plus habiles, on les appelloit Mages. Or on n’expliquoit dans les Académies publiques que les écrits des Arabes ; ceux des Grecs furent presqu’inconnus, ou du-moins on n’en faisoit aucun cas.

Cette anarchie médicinale dura jusqu’au tems d’Emmanuel Chrysoloras, de Théodore Gaza, d’Argyropyle, de Lascaris, de Démétrius Chalcondyle, de George de Trébisonde, de Marius Mysurus, qui les premiers interpréterent à Venise & ailleurs des manuscrits grecs, tirés de Bysance, firent revivre la langue grecque, & mirent en vogue les auteurs grecs vers l’an 1460. Comme l’imprimerie vint alors à se découvrir, Alde eut l’honneur de publier avec succès les œuvres des Médecins grecs. C’est sous ces heureux auspices que la doctrine d’Hippocrate fut résuscitée & suivie par les François. Arnauld de Villeneuve, Raymond Lulle, Basile Valentin, Paracelse, introduisirent ensuite la Chimie dans la Médecine. Les Anatomistes ajouterent leurs expériences à celles des Chimistes. Ceux d’Italie s’y dévouerent à l’exemple de Jacques Carpi, qui se distingua le premier dans l’art anatomique.

Tel fut l’état de la Médecine jusqu’à l’immortel Harvey, qui renversa par ses démonstrations la fausse théorie de ceux qui l’avoient précédé, éleva sur ses débris une doctrine nouvelle & certaine, & jetta glorieusement la base fondamentale de l’art de guérir. Je viens de parcourir rapidement l’histoire de cet art, & cet abrégé succinct peut suffire à la plûpart des lecteurs ; mais j’en dois faire un commentaire détaillé en faveur de ceux qui ont mis le pié dans le temple d’Esculape.

La Médecine ne commença sans doute à être cultivée que lorsque l’intempérance, l’oisiveté, & l’usage du vin multipliant les maladies, firent sentir le besoin de cette science. Semblable aux autres, elle fleurit d’abord chez les Orientaux, passa d’Orient en Egypte, d’Egypte en Grece, & de Grece dans toutes les autres parties du monde. Mais les Egyptiens ont si soigneusement enveloppé leur histoire d’emblêmes, d’hiéroglyphes, & de récits merveilleux, qu’ils en ont fait un chaos de fables dont il est bien difficile d’extraire la vérité ; cependant Clément d’Alexandrie nous apprend que le fameux Hermès avoit renfermé toute la philosophie des Egyptiens en quarante-deux livres, dont les six derniers concernant la Médecine, étoient particulierement à l’usage des Pastophores, & que l’auteur y traitoit de la structure du corps humain en général, de celle des yeux en particulier, des instrumens nécessaires pour les opérations chirurgicales, des maladies, & des accidens particuliers aux femmes.

Quant à la condition & au caractere des Médecins en Egypte, à en juger sur la description que le même écrivain en a faite à la suite du passage cité, ils composoient un ordre sacré dans l’état : mais pour prendre une idée juste du rang qu’ils y tenoient, & des richesses dont ils étoient pourvus, il faut savoir que la Médecine étoit alors exercée par les prêtres, à qui, pour soutenir la dignité de leur ministere & satisfaire aux cérémonies de la religion, nous lisons dans Diodore de Sicile qu’on avoit assigné le tiers des revenus du pays. Le sacerdoce étoit héréditaire, & passoit de pere en fils sans interruption : mais il est vraissemblable que le college sacré étoit partagé en différentes classes, entre lesquelles les embaumeurs avoient la leur ; car Diodore nous assure qu’ils étoient instruits dans cette profession par leurs peres, & que les peuples qui les regardoient comme des membres du corps sacerdotal, & comme jouissans en cette qualité d’un libre accès dans les endroits les plus secrets des temples, réunissoient à leur égard une grande estime à la plus haute vénération.

Les Médecins payés par l’état ne retiroient en Egypte aucun salaire des particuliers : Diodore nous apprend que les choses étoient sur ce pié, au-moins en tems de guerre ; mais en tout tems ils secouroient sans intérêt un égyptien qui tomboit malade en voyage.

L’embaumeur avoit différens statuts à observer dans l’exercice de son art. Des regles établies par des prédécesseurs qui s’étoient illustrés dans la profession, & transmises dans des mémoires authentiques, fixoient la pratique du médecin : s’il perdoit son malade en suivant ponctuellement les lois de ce code sacré, on n’avoit rien à lui dire ; mais il étoit puni de mort, s’il entreprenoit quelque chose de son chef, & que le succès ne répondît pas à son attente. Rien n’étoit plus capable de rallentir les progrès de la Médecine ; aussi la vit-on marcher à pas lents, tant que cette contrainte subsista. Aristote après avoir dit, chap. ij. de ses questions politiques, qu’en Egypte le médecin peut donner quelque secours à son malade le cinquieme jour de la maladie ; mais que s’il commence la cure avant que ce tems soit expiré, c’est à ses risques & fortunes ; Aristote, dis-je, traite cette coutume d’indolente, d’inhumaine, & de pernicieuse, quoique d’autres en fissent l’apologie.

Par ce que nous venons de dire de la dignité de la Médecine chez les Egyptiens, de l’opulence de leurs médecins, & de la singularité de leur pratique, il est aisé de juger que les principes de l’art & l’exigence des cas déterminoient beaucoup moins que des lois écrites. De-là nous pouvons conclure que leur théorie étoit fixée, que leur profession demandoit plus de mémoire que de jugement, & que le médecin transgressoit rarement avec impunité les regles prescrites par le code sacré.

Quant à leur pathologie, ils rapporterent d’abord les causes des maladies à des démons, dispensateurs des biens & des maux ; mais dans la suite ils se guérirent de cette superstition, par les occasions fréquentes qu’eurent les embaumeurs de voir & d’examiner les visceres humains. Car les trouvant souvent corrompus de diverses façons, ils conjecturerent que les substances qui servent à la nourriture du corps sont elles mêmes la source de ces infirmités. Cette découverte & la crainte qu’elle inspira, donnerent lieu aux régimes, à l’usage des clysteres, des boissons purgatives, de l’abstinence d’alimens, & des vomitifs : toutes choses qu’ils pratiquoient dans le dessein d’écarter les maladies, en éloignant leurs causes.

Les usages variant selon l’intérêt des peuples & la diversité des contrées, les Egyptiens, sans être privés de la chair des animaux, en usoient plus sobrement que les autres nations. L’eau du Nil, dont Plutarque nous apprend qu’ils faisoient grand cas, & qui les rendoit vigoureux, étoit leur boisson ordinaire.

Hérodote ajoute que leur sol étoit peu propre à la culture des vignes ; d’où nous pouvons inférer qu’ils tiroient d’ailleurs les vins qu’on servoit aux tables des prêtres & des rois. Le régime prescrit aux monarques égyptiens, peut nous donner une haute idée de la tempérance de ces peuples. Leur nourriture étoit simple, dit Diodore de Sicile, & ils buvoient peu de vin, évitant avec soin la réplétion & l’ivresse ; en sorte que les lois qui régloient la table des princes, étoient plutôt les ordonnances d’un sage médecin, que les institutions d’un législateur. On accoutumoit à cette frugalité les enfans dès leur plus tendre jeunesse.

Au reste, ils étoient très-attachés à la propreté, en cela fideles imitateurs de leurs prêtres qui, selon Hérodote, ne passoient pas plus de trois jours sans se raser le corps, & qui, pour prévenir la vermine & les effets des corpuscules empestés, qui pouvoient s’exhaler des malades qu’ils approchoient, étoient vêtus dans les fonctions de leur ministere d’une toile fine & blanche. Nous lisons encore dans le même auteur, que c’étoit la coutume universelle chez les Egyptiens d’être presque nuds ou légerement couverts, de ne laisser croître leurs cheveux que lorsqu’ils étoient en pélerinage, qu’ils en avoient fait vœu, ou que quelques calamités désoloient le pays.

Cent ans après Moïse, qui vivoit 1530 ans avant la naissance de Jesus-Christ, Mélampe, fils d’Amythaon & d’Aglaïde, passa d’Argos en Egypte, où il s’instruisit dans les sciences qu’on y cultivoit, & d’où il rapporta dans la Grece ce qu’il avoit appris de la théologie des Egyptiens & de leur médecine, par rapport à laquelle il y a trois faits à remarquer. Le premier, c’est qu’il guérit de la folie les filles de Prætus, roi d’Argos, en les purgeant avec l’ellébore blanc ou noir, dont il avoit découvert la vertu cathartique, par l’effet qu’il produisoit sur ses chevres après qu’elles en avoient brouté. Le second, c’est qu’après leur avoir fait prendre l’ellébore, il les baigna dans une fontaine chaude. Voilà les premiers bains pris en remedes, & les premieres purgations dont il soit fait mention. Le troisieme fait concerne l’argonaute Iphiclus, fils de Philacus. Ce jeune homme, chagrin de n’avoir pas d’enfans, s’adressa à Mélampe, qui lui ordonna de prendre pendant dix jours de la rouille de fer dans du vin, & ce remede produisit tout l’effet qu’on en attendoit : ces trois faits nous suggerent deux réflexions.

La premiere, que la Médecine n’étoit pas alors aussi imparfaite qu’on le pense communément ; car, si nous considérons les propriétés de l’ellébore, & sur-tout de l’ellébore noir dans les maladies particulieres aux femmes, & l’efficacité des bains chauds à la suite de ce purgatif, nous conviendrons que les remedes étoient bien sagement prescrits dans le cas des filles de Prætus. D’ailleurs, en supposant, comme il est vraissemblable, que l’impuissance d’Iphiclus provenoit d’un relâchement des solides & d’une circulation languissante des fluides, je crois que pour corriger ces défauts en rendant aux parties leur élasticité, des préparations faites avec le fer étoient tout ce qu’avec les connoissances modernes on auroit pu ordonner de mieux. 2°. Quant aux incantations & aux charmes dont on accuse Mélampe de s’être servi, il faut observer que ce manege est aussi ancien que la Médecine, & doit vraissemblablement sa naissance à la vanité de ceux qui l’exerçoient, & à l’ignorance des peuples à qui ils avoient affaire. Ceux-ci se laissoient persuader par cet artifice, que les Médecins étoient des hommes protégés & favorisés du ciel. Que s’ensuivoit-il de ce préjugé ? c’est qu’ils marquoient en tout tems une extreme vénération pour leurs personnes, & que dans la maladie ils avoient pour leurs ordonnances toute la doc lité possible. L’on commençoit l’incantation : le malade prenoit les potions qu’on lui prescrivoit comme des choses essentielles à la cérémonie : il guérissoit, & ne manquoit pas d’attribuer au charme l’efficacité des remedes.

L’histoire nous apprend que Théodamas, fils de Mélampe, hérita des connoissances de son pere, & que Polyidus, petit-fils de Mélampe, succéda à Théodamas dans la fonction de médecin : mais elle ne nous dit rien de leur pratique.

Après Théodamas & Polyidus, le centaure Chiron exerça chez les Grecs la Médecine & la Chirurgie ; ces deux professions ayant été long-tems réunies. Ses talens supérieurs dans la médecine de l’homme & des bestiaux, donnerent peut-être lieu aux poëtes de feindre qu’il étoit moitié homme & moitié animal. Il parvint à une extrème vieillesse, & quelques citoyens puissans de la Grece lui confierent l’éducation de leurs enfans. Jason le chef des Argonautes, ce héros de tant de poëmes & le sujet de tant de fables, fut élevé par Chiron. Hercule non moins célebre fut encore de ses éleves. Un troisieme disciple fut Aristée, qui paroît avoir assez bien connu les productions de la nature, & les avoir appliquées à de nouveaux usages : il passe pour avoir inventé l’art d’extraire l’huile des olives, de tourner le lait en fromage, & de recueillir le miel. M. le Clerc lui attribue de plus la découverte du laser & de ses propriétés. Mais de tous les éleves de Chiron, aucun ne fut plus profondément instruit de la science médicinale, que le grec Esculape qui fut mis au nombre des dieux, & qui fut trouvé digne d’accompagner dans la périlleuse entreprise des Argonautes, cette troupe de héros à qui l’on a donné ce nom. Voyez son article au mot Médecin.

Les Grecs s’emparerent de Troie 70 ans après l’expédition des Argonautes, 1194 avant la naissance de Jesus-Christ, & la fin de cette guerre est devenue une époque fameuse dans l’histoire. Achille qui s’est tant illustré à ce siege par sa colere & ses exploits, élevé par Chiron, & conséquemment instruit dans la Médecine, inventa lui-même quelques remedes. Son ami Patrocle n’étoit pas sans doute ignorant dans cet art, puisqu’il pansa la blessure d’Euripile : mais on conçoit bien que Podalire & Machaon, fils d’Esculape, surpasserent dans cette science tous les Grecs qui assisterent au siege de Troie. Quoiqu’Homere ne les emploie jamais qu’à des opérations chirurgicales, on peut conjecturer que nés d’un pere tel qu’Esculape, & médecins de profession, ils n’ignoroient rien de ce qu’on savoit alors en Médecine.

Après la mort de Podalire, la Médecine & la Chirurgie cultivées sans interruption dans sa famille, firent de si grands progrès sous quelques uns de ses descendans, qu’Hippocrate le dix-septieme en ligne directe, fut en état de pousser ces deux sciences à un point de perfection surprenant.

Depuis la prise de Troie jusqu’au tems d’Hippocrate, l’antiquité nous offre peu de faits authentiques & relatifs à l’histoire de la Médecine : cependant, dans ce long intervalle de tems, les descendans d’Esculape continuerent sans doute leur attachement à l’étude de cette science.

Pythagore qui vivoit, à ce qu’on croit, dans la soixantieme olympiade, c’est-à-dire, 520 ans ou environ avant la naissance de Jesus-Christ, après avoir épuisé les connoissances des prêtres égyptiens, alla chercher la science jusqu’aux Indes : il revint ensuite à Samos qui passe pour sa patrie ; mais la trouvant sous la domination d’un tyran, il se retira à Crotone, où il fonda la plus célebre des écoles de l’antiquité. Celse assure que ce philosophe hâta les progrès de la Médecine ; mais, quoi qu’en dise Celse, il paroît qu’il s’occupa beaucoup plus des moyens de conserver la santé que de la rétablir, & de prévenir les maladies par le régime que de les guérir par les remedes. Il apprit sans doute la Médecine en Egypte, mais il eut la foiblesse de donner dans les superstitions qui jusqu’alors avoient infecté cette science ; car cet esprit domine dans quelques fragmens qui nous restent de lui.

Empédocle, son disciple, mérité plus d’éloges. On dit qu’il découvrit que la peste & la famine, deux fléaux qui ravageoient fréquemment la Sicile, y étoient l’effet d’un vent du midi, qui, soufflant continuellement par les ouvertures de certaines montagnes, infectoit l’air & séchoit la terre ; il conseilla de fermer ces gorges, & les calamités disparurent. On trouve dans un ouvrage de Plutarque, qu’Empédocle connoissoit la membrane qui tapisse la coquille du limaçon dans l’organe de l’ouie, & qu’il la regardoit comme le point de réunion des sons & l’organe immédiat de l’ouie. Nous n’avons aucune raison de croire que cette belle découverte anatomique ait été faite avant lui. Quant à sa physiologie, elle n’étoit peut-être guere mieux raisonnée que celle de son maître ; cependant, par une conjecture aussi juste que délicate, il assura que les graines dans la plante étoient analogues aux œufs dans l’animal, ce qui se trouve confirmé par les expériences des modernes.

Acron étoit compatriote & contemporain d’Empédocle : j’en parlerai au mot Médecine.

Alcméon, autre disciple de Pythagore, se livra tout entier à la Médecine, & cultiva si soigneusement l’anatomie, qu’on l’a soupçonné de connoître la communication de la bouche avec les oreilles, sur ce qu’il assura que le chevres respiroient en partie par cet organe.

Après avoir exposé les premiers progrès de la Médecine en Egypte & dans la Grece, nous jetterons un coup d’œil sur l’état de cette science chez quelques autres peuples de l’antiquité, avant que de passer au siecle d’Hippocrate, qui doit attirer tous nos regards.

Les anciens Hébreux, stupides, superstitieux, séparés des autres peuples, ignorans dans l’étude de la physique, incapables de recourir aux causes naturelles, attribuoient toutes leurs maladies aux mauvais esprits, exécuteurs de la vengeance céleste : delà vient que le roi Asa est blâmé d’avoir mis sa confiance aux médecins, dans les douleurs de la goutte aux piés dont il étoit attaqué. La lepre même, si commune chez ce peuple, passoit pour être envoyée du ciel ; c’étoient les prêtres qui jugeoient de la nature du mal, & qui renfermoient le patient lorsqu’ils espéroient le pouvoir guérir.

Les maladies des Egyptiens, dont Dieu promet de garantir son peuple, sont, ou les plaies dont il frappa l’Egypte avant la sortie des Israélites de cette contrée, ou les maladies endémiques du lieu ; comme l’aveuglement, les ulceres aux jambes, la phthisie, l’éléphantiasis, & autres semblables qui y regnent encore.

On ne voit pas que les Hébreux ayent eu des médecins pour les maladies internes, mais seulement pour les plaies, les tumeurs, les fractures, les meurtrissures, auxquelles on appliquoit certains médicamens, comme la résine de Galaad, le baume de Judée, la graine & les huiles ; en un mot, l’ignorance où ils étoient de la Médecine, faisoit qu’ils s’adressoient aux devins, aux magiciens, aux enchanteurs, ou finalement aux prophetes. Lors même que notre Seigneur vint dans la Palestine, il paroît que les Juifs n’étoient pas plus éclairés qu’autrefois ; car dans l’Evangile, ils attribuent aux démons la cause de la plûpart des maladies. On y lit, par exemple, Luc, xiij. v. 16. que le démon a lié une femme qui étoit courbée depuis dix-huit ans.

Les gymnosophistes, dont parle Strabon, se mêloient beaucoup de médecine en orient, & se vantoient de procurer par leurs remedes la naissance à des enfans, d’en déterminer le sexe, & de les donner aux parens, mâles ou femelles à leur choix.

Chez les Gaulois, les druides, revêtus tout ensemble du sacerdoce, de la justice & de l’exercice de la Médecine, n’étoient ni moins trompeurs, ni plus éclairés que les gymnosophistes. Pline dit qu’ils regardoient le gui de chêne comme un remede souverain pour la stérilité, qu’ils l’employoient contre toutes sortes de poisons, & qu’ils en consacroient la récolte par quantité de céremonies supestitieuses.

Entre les peuples orientaux qui se disputent l’antiquité de la Médecine, les Chinois, les Japonois & les habitans de Malabar, paroissent les mieux fondés. Les Chinois assurent que leurs rois avoient inventé cette science long-tems avant le déluge ; mais quelle que soit la dignité de ceux qui l’exercerent les premiers dans ce pays là, nous ne devons pas avoir une opinion fort avantageuse de l’habileté de leurs successeurs : ils n’ont d’autre connoissance des maladies que par des observations minutieuses sur le pouls, & recourent pour la guérison à un ancien livre, qu’on pourroit appeller le code de la médecine chinoise, & qui prescrit les remedes de chaque mal. Ces peuples n’ont point de chimie ; ils sont dans une profonde ignorance de l’anatomie, & ne saignent presque jamais. Ils ont imaginé une espece de circulation des fluides dans le corps humain, d’après un autre mouvement périodique des cieux, qu’ils disent s’achever cinquante fois dans l’espace de 24 heures. C’est sur cette théorie ridicule que des européens ont écrit, que les Chinois avoient connu la circulation du sang long-tems avant nous. Leur pathologie est aussi pompeuse que peu sensée : c’est cependant par elle qu’ils déterminent les cas de l’opération de l’aiguille, & de l’usage du moxa ou coton brûlant. Ces deux pratiques leur sont communes avec les Japonois, & ne different chez ces deux peuples, qu’en quelques circonstances légeres dans la maniere d’opérer. En un mot, leur théorie & leur pratique, toute ancienne qu’on la suppose, n’en est pas pour cela plus philosophique ni moins imparfaite.

On dit que les bramines ont commencé à cultiver la Médecine, en même-tems que les prêtres égyptiens ; mais ce qu’il y a de sûr, c’est que depuis tant de siecles ils n’en ont pas avancé les progrès. Jean-Ernest Grudler danois, qui fit le voyage du Malabar en 1708, nous apprend que toute la médecine de ces peuples étoit contenue dans un ouvrage misérable, qu’ils appellent en leur langue vagadasastirum. Le peu qu’ils ont de théorie est plein d’erreurs & d’absurdités. Ils divisent les maladies en huit especes différentes ; & comme c’est pour eux une étude immense, chaque médecin se doit borner à un genre de maladie, & s’y livrer tout entier. Le premier ordre des médecins est composé de ceux qui traitent les enfans ; le second, de ceux qui guérissent de la morsure des animaux venimeux ; le troisieme, de ceux qui savent chasser les démons, & dissiper les maladies de l’esprit ; le quatrieme, de ceux qu’on consulte dans le cas d’impuissance, & dans ce qui concerne la génération ; le cinquieme, pour lequel ils ont une vénération particuliere, est composé de ceux qui préviennent les maladies ; le sixieme, de ceux qui soulagent les malades par l’opération de la main ; le septieme, de ceux qui retardent les effets de la vieillesse, & qui entretiennent le poil & les cheveux ; le huitieme, de ceux qui s’occupent des maux de tête, & des maladies de l’œil. Chaque ordre a son dieu tutélaire, au nom duquel les opérations sont faites, & les remedes administrés. Cette cérémonie est une partie du culte qu’on lui rend. Le vent préside aux maladies des enfans ; l’eau à celles qui proviennent de la morsure des animaux venimeux ; l’air à l’exorcisme des démons ; la tempête à l’impuissance ; le soleil aux maladies de la tête & des yeux.

La saignée n’est guere d’usage chez eux, & les clysteres leur sont encore moins connus. Le médecin ordonne & prépare les remedes, dans lesquels il fait entrer de la fiente & de l’urine de vache, en conséquence de la vénération profonde que leur religion leur prescrit pour cet animal. Au reste, personne ne peut exercer la Médecine sans être inscrit sur le registre des bramines, & personne ne peut passer d’une branche à une autre. Il est à présumer, sur l’attachement presqu’invincible que tous ces peuples marquent pour leurs coutumes, qu’ils ne changeront pas sitôt la pratique de leur médecine pour en adopter une meilleure, malgré la communication qu’ils ont avec les Européens.

Je ne puis finir l’histoire de la médecine des peuples éloignés, sans observer que de tous ceux dont les mœurs nous sont connues par des relations authentiques, il n’y en a point chez qui cette science ait été traitée avec plus de sagesse, sans science, que chez les anciens Américains.

Antonio de Solis assure, en parlant de Montézuma, empéreur du Mexique, qu’il avoit pris des soins infinis pour enrichir ses jardins de toutes les plantes que produisoit ce climat heureux ; que l’étude des médecins se bornoit à en savoir le nom & les vertus ; qu’ils avoient des simples pour toutes sortes d’infirmités, & qu’ils opéroient des cures surprenantes, soit en donnant intérieurement les sucs qu’ils en exprimoient, soit en appliquant la plante extérieurement. Il ajoute que le roi distribuoit à quiconque en avoit besoin, les simples que les malades faisoient demander ; & que satisfait de procurer la guérison à quelqu’un, ou persuadé qu’il étoit du devoir d’un prince de veiller à la santé de ses sujets, il ne manquoit point de s’informer de l’effet des remedes.

Les même auteur raconte que dans la maladie de Cortès, les médecins amériquans appellés, userent d’abord de simples doux & rafraîchissans pour suspendre l’inflammation, & qu’ensuite ils en employerent d’autres pour mûrir la plaie, & cela avec tant d’intelligence, que Cortès ne tarda pas à être parfaitement guéri. Quoi qu’il en soit, c’est des Amériquains que nous tenons deux de nos remedes les plus efficaces, le quinquina & l’ipécacuanha, tandis que nos subtils physiciens ne connoissent guere de la vertu des plantes qui croissent en Europe, que ce qu’ils en ont lu dans Dioscoride.

Mais il est tems de rentrer en Grece pour y reprendre l’histoire de la Médecine, où nous l’avons laissée, je veux dire au siecle d’Hippocrate, qui, de l’aveu de tout le monde, éleva cette science au plus haut degré de gloire. On se rappellera sans doute que ce grand homme naquit à Cos, la premiere année de la 80e olympiade, 30 ans avant la guerre du Péloponnese, & environ 460 ans avant la naissance de Jesus-Christ.

Conserver aux hommes la santé, soit en prévenant, soit en écartant les maladies, c’est le devoir du médecin ; or, le mortel capable de rendre noblement ce service à ceux qui l’invoquent, honore son état, & peut s’asseoir à juste titre entre les fils d’Apollon.

Quelles que soient les idées du vulgaire, les personnes instruites n’ignorent point combien il est difficile d’acquérir le degré de connoissance nécessaire pour exercer la Médecine avec succès.

Le chemin qui conduit, je ne dis pas à la perfection, mais à une intelligence convenable dans l’art de guérir, est rempli de difficultés presque insurmontables. Ceux qui le pratiquent sont souvent dans une grande incertitude sur la nature des maladies ; leurs causes relatives sont cachées dans une obscurité qu’il sera bien difficile de jamais découvrir : mais y parvînt-on un jour, une connoissance suffisante de la vertu des remedes manqueroit encore : d’ailleurs chacune des parties de la Médecine est d’une étendue supérieure à la capacité de l’esprit humain ; cependant le parfait médecin devroit les posseder toutes.

Est-ce à l’expérience, est-ce au raisonnement que la Médecine doit ses plus importantes découvertes ? Qui des deux doit-on prendre pour guide ? Ce sont des questions qui méritent d’être agitées, & qui l’ont été suffisamment. Il s’est heureusement trouvé des hommes d’un mérite supérieur qui ont montré la nécessité de l’une & de l’autre, les grands effets de leur conspiration, la force de ces deux bras réunis, & leur foiblesse lorsqu’ils sont séparés.

Avant que la Médecine eût la forme d’une science, & fût une profession, les malades encouragés par la douleur, sortirent de l’inaction, & chercherent du soulagement dans des remedes inconuus ; les symptomes qu’ils avoient eux-mêmes éprouvés, leur apprirent à reconnoître les maladies. Si par hasard, ou par une réunion de circonstances favorables, les expédiens auxquels ils avoient eu recours avoient produit un effet salutaire, l’observation qu’ils en firent fut le premier fondement de cet art, dont on retira dans la suite de grands avantages. De-là vinrent & la coutume d’exposer les malades sur les places publiques, & la loi qui enjoignoit aux passans de les visiter, & de leur indiquer les remedes qui les avoient soulagés en pareil cas.

La Médecine fit ce second pas chez les Babyloniens & chez les Chaldéens, ces anciens fondateurs de presque toutes les sciences ; de-la, passant en Egypte, elle sortit entre les mains de ses habitans industrieux de cet état d’imperfection. Les Egyptiens couvrirent les murs de leurs temples de descriptions de maladies & de recettes ; ils chargerent des particuliers du soin des malades : il y eut alors des médecins de profession ; & les expériences qui s’étoient faites auparavant sans exactitude, & qui n’avoient point été rédigées, prirent une forme plus commode pour l’application qu’on en pouvoit faire à des cas semblables.

Cependant les hommes convaincus que l’observation des maladies & la recherche des remedes ne suffisoient pas pour perfectionner la Médecine avec une rapidité proportionnée au besoin qu’ils en avoient, eurent recours à cette raison dont ils avoient reconnu long-tems auparavant l’importance dans la distinction & la cure des maladies ; mais on préfera, comme il n’arrive que trop souvent en pareil cas, les conjectures rapides de l’imagination à la lenteur de l’expérience, & l’on sépara follement deux choses qu’il falloit faire marcher de pair, la théorie & les faits. Qu’en arriva-t il ? C’est que sans égard pour la sûreté de la pratique, on établit la Médecine sur des spéculations spécieuses & fausses, subtiles & peu solides.

L’éloquence des rhéteurs & les sophismes des philosophes ne tinrent pas long tems contre les gémissemens des malades ; l’art de préconiser la méthode n’en prévint point les suites fatales : après qu’on avoit démontré que le malade devoit guérir, il ne laissoit pas de mourir. L’insuffisance de la raison n’étonnera point ceux qui considerent les choses avec impartialité. La santé & les maladies sont des effets nécessaires de plusieurs causes particulieres, dont les actions se réunissent pour les produire ; mais l’action de ses causes ne deviendra jamais le sujet d’une démonstration géométrique, à moins que l’essence de chacune en particulier ne soit connue, & qu’on n’ait déduit de cette comparaison les propriétés & les forces résultantes de leur mélange. Or. l’essence & les propriétés de chacune ne se manifestent que par leurs effets ; c’est par les effets seuls que nous pouvons juger des causes ; la connoissance des effets doit donc précéder en nous le raisonnement. Mais qui peut assurer un médecin, de quelque profondeur de jugement qu’il soit doué, qu’un effet est l’entiere opération de telle & telle cause ? Pour en venir-là, il faudroit distinguer & comparer une infinité de circonstances, pour la plûpart si déliées, qu’elles échappent à toute la sagacité de l’observateur. D’ailleurs, telle est la variété prodigieuse des maladies, tel est le nombre des symptomes dans chacune d’elles, que la courte durée de la vie, la foiblesse de notre esprit & de nos sens, les difficultés que nous avons à surmonter les erreurs dont nous sommes capables, & les distractions aux quelles nous sommes exposés, ne permettent jamais de rassembler assez de faits pour fonder une théorie générale, un système qui s’étende à tout.

Il s’en suit de-là, qu’il faut se remplir des connoissances des autres, consulter les vivans & les morts, feuilleter les ouvrages des anciens, s’enrichir des découvertes modernes, & se faire de la vérité une regle inviolable & sacrée. Le vrai médecin ne s’instruira qu’avec ceux qui ont suivi la nature, qui l’ont peinte telle qu’elle est, qui avoient trop d’honneur pour appuyer une théorie favorite par des faits imaginés, & que des vues intéressées n’engagerent jamais à altérer les événemens, soit en y ajoutant, soit en en retranchant quelque circonstance. Voilà les fontaines sacrées dans lesquelles il ne descendra jamais trop souvent.

Depuis que la Médecine est une science, tel a été le bonheur du monde, qu’elle a produit de tems à autre quelques mortels estimables, qui n’ont goûté que la lumiere & la vérité. Elle ne faisoit que de naître lorsqu’Hippocrate parut ; & malgré l’éloignement des tems, elle est encore toute brillante des lumieres qu’elle en a reçues. Hippocrate est l’étoile polaire de la Médecine. On ne le perd jamais de vûe sans s’exposer à s’égarer. Il a représenté les choses telles qu’elles sont. Il est toujours concis & clair. Ses descriptions sont des images fideles des maladies, grace au soin qu’il a pris de n’en point obscurcir les symptômes & l’évenement : il n’est question chez lui, ni de qualités premieres, ni d’êtres fictifs. Il a su pénétrer dans le sein de la nature, prévoir & prédire ses opérations, sans remonter aux principes originels de la vie. La chaleur innée & l’humeur radicale, termes vuides de sens, ne touillent point la pureté de ses ouvrages. Il a caractérisé les maladies, sans se jetter dans des distinctions inutiles des especes, & dans des recherches subtiles sur les causes. Ceux qui pensent qu’Hippocrate a donné dans les acides, les alkalis, & les autres imaginations de la Chimie, sont des visionnaires plus dignes d’être moqués que d’être réfutés : cet esprit aussi solide qu’élevé, méprisa toutes les vaines spéculations.

Non moins impartial dans ses écrits qu’énergique dans sa diction & vif dans ses peintures, il n’obmet aucune circonstance, & n’assure que celles qu’il a vûes. Il expose les opérations de la nature ; & le desir d’accréditer ou d’établir quelque hypothese, ne les lui fait ni altérer ni changer. Tel est le vrai, l’admirable, je dirois presque le divin Hippocrate. Il n’est pas étonnant que ses expositions des choses, & ses histoires des maladies, aient mérité dans tous les âges l’attention & l’estime des savans.

On peut joindre à ce grand homme, Arétée de Cappadoce, & Rufus d’Ephese, qui, à son exemple, ne se sont illustrés dans l’art de guérir, qu’en observant inviolablement les lois de la vérité. Presque tous leurs successeurs, jusqu’au tems de Galien, abandonnerent cette voie sacrée. Quand on vient à peser, dans la même balance, les travaux des autres médecins de la Grece avec ceux d’Hippocrate, qu’on les trouve imparfaits & défectueux ! Les uns dévoués en aveugles à des sectes particulieres, en épouserent les principes, sans s’embarrasser s’ils étoient vrais ou faux. D’autres se sont occupé à déguiser les faits, pour les faire qua trer avec les systèmes. Plusieurs plus sinceres, mais se trompant également, négligerent les memes faits, pour courir après ses causes imaginaires des maladies & de leurs symptômes.

Ce n’est pas assez que de la pénétration dans un médecin, & de l’impartialité dans ses écrits, il lui faut encore un style simple & naturel, une diction pure & claire. Il lui est toutefois plus important d’être médecin qu’orateur. Toutes les phrases brillantes, toutes les périodes, toutes les figures de la rhétorique, ne valent pas la santé d’un malade. S’attacher trop à polir son discours, c’est trop chercher à faire parade de son esprit dans des matieres de cette importance. Un usage affecté de termes extraordinaires, une élocution pompeuse, ne sont capables que d’embrouiller les choses, & d’arrêter le lecteur. Un étalage d’érudition, une énumération des sentimens tant anciens que modernes, les recherches subtiles des maladies, & la connoissance des antiquités médicinales, ne constituent point la Médecine. Ce n’est point avec ce qui peut plaire à des gens de lettres, qu’on fixera l’attention d’un homme, dont le devoir est de conserver la santé, de prévenir les maladies, & qui ne lit que pour apprendre les différens moyens de parvenir à ses fins. Plein de mépris pour les productions futiles de l’éloquence & du bel esprit, lorsque ces talens déplacés tendront moins à avancer la Médecine, qu’à briller à se, dépens, il aura sans cesse sous les yeux le style simple d’Hippocrate. Il aimera mieux entendre & voir la pure nature dans ses écrits, que de se repaître des fleurs d’un rhéteur, ou de l’érudition d’un savant : le mérite particulier du grand médecin de Cos, c’est le jugement & la clarté.

La plûpart des auteurs qui l’ont suivi ne font que se répéter eux-mêmes, & se copier les uns les autres : la seule chose qu’on y trouve, & qu’on n’y cherchoit point, c’est une compilation d’antiquités, de fables ou d’histoires inutiles au sujet ; sans parler de la barbarie de leur langage, occasionnée par une vaine ostentation de la connoissance de différens idiomes. Il n’y en a presque aucun qui ait eu en vûe l’honneur & les progrès de la Médecine. D’un côté les Arabes & les commentateurs de Galien semblent s’être piqués de barbarie dans le style ; au contraire, les interpretes d’Hippocrate ont négligé les faits, pour se trop livrer à la diction : de-là vient qu’on n’entend point les uns, & qu’on n’apprend rien dans les autres.

Mais Hippocrate ne l’emporta pas sur tous ses collegues par le mérite seul de sa composition : c’est par une infatigable contention d’esprit à envisager les choses dans les jours les plus favorables ; c’est par une exactitude infinie à épier la nature, & à s’éclaircir sur les opérations ; c’est par le désintéressement généreux avec lequel il à communiqué ses lumieres & ses ouvrages aux hommes, que cet ancien, considéré d’un œil impartial, paroitra supérieur même à la condition humaine : son mérite ne laissera point imaginer qu’il puisse avoir de rivaux ; rival lui-même d’Apollon, il avoit porté tant de diligence dans ses observations, qu’il étoit parvenu à fixer les différens progrès des maladies, leur état présent, leurs révolutions à venir, & à en prédire l’évenement. Si nous considérons les distinctions délicates qu’il établit entre les accidens qui naissent de l’ignorance du médecin, & de la négligence ou de la dureté des gardes-malades, & les syptômes naturels de la maladie, nous prononcerons sans balancer, que de tous ceux qui ont cultivé la Médecine, soit avant, soit après lui, aucun n’a montré autant de pénétration & de jugement.

Il y a plus, les travaux réunis de tous les médecins qui ont paru depuis l’enfance de la Médecine, jusqu’aujourd’hui, nous offriroient à peine autant de phénomenes & de symptômes de maladies, qu’on en trouve dans ce seul auteur. Il est le premier qui ait découvert, que les différentes saisons de l’année étoient les causes des différentes maladies qu’elles apportent avec elles, & que les révolutions qui se font dans l’air, telles que les chaleurs brûlantes, les froids excessifs, les pluies, les brouillards, le calme de l’atmosphere, & les vents, en produisent en grand nombre. Il a compté entre les causes des maladies endémiques, la situation des lieux, la nature du sol, le mouvement ou l’amas des eaux, les exhalaisons de la terre, & la position des montagnes.

C’est par ces connoissances qu’il a préservé des nations, & sauvé des royaumes de maladies qui, ou les menaçoient, ou les affligeoient ; & semblable au soleil, il a répandu sur la terre une influence vivifiante. C’est en examinant les mœurs, la nourriture & les coûtumes des peuples, qu’il remonta à l’origine des maladies qui les désoloient : c’étoit beaucoup pour les contemporains, d’avoir possédé un tel homme : mais il est devenu par ses écrits le bienfaiteur de l’univers. Il nous a laissé ses observations jusques dans les circonstances les plus légeres ; détail futile au jugement des esprits superficiels, mais détail important aux yeux pénétrans des esprits solides & des hommes profonds.

Son traité de aere, locis & aquis, est un chef-d’œuvre de l’art. Je ne dirai pas qu’il a posé dans cet ouvrage les fondemens de la Médecine, mais qu’il a poussé cette science presqu’au même point de perfection où nous la possedons. C’est-là qu’on voit ce savant & respectable vieillard, décrivant avec la derniere exactitude les maladies épidémiques, avertissant ses collegues d’avoir égard, non-seulement à la différence des âges, des sexes, & des tempéramens, mais aux exercices, aux coûtumes, & à la maniere de vivre des malades ; & décidant judicieusement que la constitution de l’air ne suffit pas pour expliquer pourquoi les maladies épidémiques sont plus cruelles pour les uns que pour d’autres. C’est-là qu’on le trouve occupé à décrire l’état des yeux & de la peau, & à réfléchir sur la volubilité ou le bégayement de la langue, sur la force ou la foiblesse de la voix du malade, déterminant par ces symptômes son tempérament, la violence de la maladie, & sa terminaison. C’est-là que l’on se convaincra que jamais personne ne fut plus exact qu’Hippocrate dans l’exposition des signes diagnostics, dans la description des maladies caractérisées par ces signes, & dans la prédiction des évenemens.

Mais s’il savoit découvrir la nature, observer les symptômes, & suivre les révolutions des maladies, il n’ignoroit pas les secours nécessaires dans tous ces cas. Il n’étoit ni téméraire dans l’application des médicamens, ni trop prompt à juger de leurs effets : il ne s’enorgueillissoit point lorsque les choses répondoient à son attente, & on ne lui voit point la mauvaise honte de pallier le défaut du succès, lorsque les remedes ont trompé ses espérances : mais c’est un malheur auquel il étoit rarement exposé ; son adresse maîtrisoit, pour ainsi dire, le danger : les maladies sembloient aller d’elles-mêmes où il avoit dessein de les amener ; & c’étoit avec un petit nombre de remedes dont l’expérience lui avoit fait connoître le pouvoir, & dont la préparation faisoit tout le prix, qu’il opéroit ces prodiges. Moins curieux de connoître un plus grand nombre de médicamens, que d’appliquer à propos ceux qu’il connoissoit ; c’étoit à cette derniere partie qu’il donnoit son attention.

Imitateur & ministre de la nature, pour ne point empiéter sur ses fonctions, ni la troubler dans ses exercices, il distingue dans les maladies différens périodes, & dans chaque période des jours heureux & malheureux. Il hâtoit ou réprimoit l’action des matieres morbifiques, selon les circonstances ; il les conduisoit à la coction par des moyens doux & faciles, il les évacuoit, lorsqu’elles étoient cuites, par les voies auxquelles elles se déterminoient d’elles-mêmes, ne se chargeant que de leur faciliter la sortie, & de ne la permettre qu’à tems.

Après qu’il eut appris, soit par hasard, soit par adresse, à discerner les remedes salutaires des moyens nuisibles, & découvert la maniere & le tems que la nature employoit à se débarrasser par elle-même des maladies, il fixa par des regles sûres l’usage des médicamens. Ce ne fut que quand ces médicamens eurent été éprouvés par une longue suite d’expériences journalieres & de cures heureuses, qu’il se crut en état d’indiquer les propriétés des végétaux, des animaux, & des minéraux ; ce qu’il exécuta en joignant à ses instructions un détail des précautions nécessaires dans la pratique, détail capable d’effrayer ceux qui seroient tentés de se mêler des fonctions du médecin, sans en avoir la science & les qualités. Voila l’unique méthode de traiter la Médecine avec gloire, & de procurer aux hommes tous les secours qu’ils peuvent attendre de leurs semblables. Voilà la méthode qu’Hippocrate a transmise dans ses écrits, & dont sa pratique a démontré les avantages.

Dans les maladies chroniques, la médecine d’Hippocrate se bornoit au régime, à l’exercice, aux bains, aux frictions, & à un très-petit nombre de remedes. On a beau vanter les travaux des modernes, il ne paroît pas qu’ils en sachent en ceci plus que cet ancien, qu’ils aient une méthode plus raisonnée de traiter ces maladies, & qu’ils s’en tirent avec plus de succès. Il est des médecins, je le sais, qui ont alors recours à un grand nombre de remedes, entre lesquels il y en a de violens : mais je doute que ce soit avec satisfaction pour eux, & avec avantage pour le malade ; car on a mis en question, & avec justice, si en le guérissant par ces moyens, ils n’avoient point attaqué sa constitution & abrégé sa vie, en lui procurant un mal plus incurable que celui qu’il avoit. Je ne prétends pas proscrire dans tous les cas l’usage des remedes violens : il y a des maladies qui demandent des secours prompts & proportionnés à leur violence, c’est ce qu’Hippocrate n’ignoroit pas : mais il n’y avoit recours que lorsque les moyens les plus doux devoient être insuffisans, ou demeuroient sans effet.

Il savoit par expérience que dans les maladies violentes, la nature faisoit elle-même la plus grande partie de l’ouvrage, & qu’elle étoit presque toujours assez puissante pour préparer la partie morbifique, la cuire, amener une crise, & l’expulser ; car il faut qu’un malade passe par tous ces états pour arriver à la santé. En conséquence de ces idées, sans troubler la nature dans ses opérations salutaires par une confusion de remedes, ou faire le rôle de spectateur oisif, il se contentoit de l’aider avec circonspection, d’avancer la préparation des humeurs, & leur coction, & de modérer les symptomes quand ils étoient excessifs ; & lorsqu’il s’étoit assuré de la maturité des matieres, & de l’influence de la nature pour les expulser, il s’occupoit à lui donner, pour ainsi dire, la main, & à la conduire où elle vouloit aller, en favorisant l’expulsion par les voies auxquelles elle paroissoit avoir quelque tendance.

Voici les maximes principales par lesquelles Hippocrate se conduisoit. Il disoit en premier lieu, que les contraires se guérissent par les contraires, c’est-à-dire, que, supposé que de certaines choses soient opposées les unes aux autres, il faut les employer les unes contre les autres. Il explique ailleurs cet aphorisme en cette maniere ; la plénitude guérit les maladies causées par l’évacuation, & réciproquement l’évacuation celles qui viennent de plénitude ; le chaud détruit le froid, & le froid, éteint la chaleur.

2°. Que la Médecine est une addition de ce qui manque, & une soustraction de ce qui est superflu ; axiome expliqué par le suivant. Il y a des sucs ou des humeurs qu’il faut chasser du corps en certaines rencontres, & d’autres qu’il y faut reproduire.

3°. Quant à la maniere d’ajouter ou de retrancher, il avertit en général, qu’il ne faut ni vuider ni remplir tout-d’un-coup, trop vîte, ni trop abondamment ; de-même qu’il est dangereux de refroidir subitement, & plus qu’il ne faut, tout excès étant ennemi de la nature.

4°. Qu’il faut tantôt dilater & tantôt resserrer ; dilater ou ouvrir les passages par lesquels les humeurs se vuident naturellement, lorsqu’ils ne sont pas suffisamment ouverts, ou qu’ils s’obstruent. Resserrer au contraire & retrécir les canaux relâchés, lorsque les sucs qui y passent n’y doivent point passer, ou qu’ils y passent en trop d’abondance. Il ajoute qu’il faut quelquefois adoucir, endurcir, amollir ; d’autres fois, épaissir, diviser & subtiliser ; tantôt exciter, réveiller ; tantôt engourdir, arrêter ; & tout cela relativement aux circonstances, aux humeurs & aux parties solides.

5°. Qu’il faut observer le cours des humeurs, savoir d’où elles viennent, où elles vont ; en conséquence les détourner, lorsqu’elles ne vont point où elles doivent aller ; les déterminer d’un autre côté, comme on fait les eaux d’un ruisseau, ou en d’autres occasions les rappeller en arriere, attirant en-haut celles qui se portent en-bas, & précipitant celles qui tendent en-haut.

6°. Qu’il faut évacuer par des voies convenables, ce qui ne doit point séjourner, & prendre garde que les humeurs qu’on aura une fois chassées des lieux où elles ne devoient point aller, n’y rentrent derechef.

7°. Que lorsqu’on suit la raison, & que le succès ne répond pas à l’attente, il ne faut pas changer de pratique trop aisément ou trop vîte, sur-tout si les causes sur lesquelles on s’est déterminé, subsistent toujours : mais comme cette maxime pourroit induire à erreur, la suivante lui servira de correctif.

8°. Qu’il faut observer attentivement ce qui soulage un malade, & ce qui augmente son mal, ce qu’il supporte aisément, & ce qui l’affoiblit.

9°. Qu’il ne faut rien entreprendre à l’avanture ; qu’il vaut mieux ordinairement se reposer que d’agir. En suivant cet axiome important, si l’on ne fait aucun bien, au-moins on ne fait point de mal.

10°. Qu’aux maux extrèmes, il faut quelquefois recourir à des remedes extrèmes : ce que les médicamens ne guerissent point, le fer le guérit ; le feu vient à bout de ce que le fer ne guérit point : mais ce que le feu ne guérit point, sera regardé comme incurable.

11°. Qu’il ne faut point entreprendre les maladies désepérées, parce qu’il est inutile d’employer l’art à ce qui est au-dessus de son pouvoir.

Ces maximes sont les plus générales, & toutes supposent le grand principe que c’est la nature qui guérit.

Hippocrate connoissoit aussi tout ce que nos Médecins savent des signes & des symptomes des maladies, & c’est de lui qu’ils le tiennent. Ils lui sont encore obligés des maximes les plus importantes sur la conservation de la santé. Nous apprenons de lui qu’elle dépend de la tempérance & de l’exercice. Il est impossible, dit-il, que celui qui mange continue de se bien porter s’il n’agit. L’exercice consume le superflu des alimens, & les alimens réparent ce que l’exercice a dissipé. Quant à la tempérance, il la recommande tant à l’égard de la boisson, du manger & du sommeil, que dans l’usage des plaisirs de l’amour. Ces deux regles sur lesquelles les modernes ont fait cent volumes, sont tellement sûres, que si tous les hommes étoient assez sages pour les mettre en pratique, la science de guérir deviendroit presque inutile ; car, excepté les maladies endémiques, épidémiques & accidentelles, les autres seroient en petit nombre, si l’intempérance ne les multiplioit à l’infini.

Telles que des sources limpides & pures, les préceptes d’Hippocrate ne sont point mêlés de faussetés, ni souillés par des rodomontades. Comme leur auteur étoit également éclairé, & exemt de toute vanité, on y reconnoît par-tout le ton de la modestie. Non-content des instructions que ses ancêtres lui avoient laissées & de la science qu’il avoit puisée chez les nations étrangeres, il étudia avec une ardeur infatigable les opinions & les sentimens des autres Médecins. Il y avoit alors un temple renommé à Gnide, dont les murs étoient ornés de tables, sur lesquelles on avoit inscrit les observations les plus importantes, concernant les maladies & la santé des hommes. Il ne manqua pas de le visiter, & de transcrire pour son usage tout ce qu’il y trouva d’inconnu pour lui.

Entre les moyens dont il se servit pour augmenter le fonds des connoissances qu’il avoit ou reçues de ses ancêtres, ou recueillies chez les peuples éloignés, il y en a un d’une espece singuliere, & qui lui fut propre. Il envoya Thessalus son fils aîné dans la Thessalie, Dracon le plus jeune sur l’Hellespont, Polybe son gendre dans une autre contrée ; & il dispersa une multitude de ses éleves dans toute la Grece, après les avoir instruits des principes de l’art & leur avoir fourni tout ce qui leur étoit nécessaire pour la pratique. Il leur avoit recommandé à tous de traiter les malades, quels qu’ils fussent, dans les lieux de leur mission ; d’observer la terminaison des maladies ; de l’avertir exactement de leurs especes & de l’effet des remedes ; en un mot, de lui envoyer une histoire fidele & impartiale des évenemens. C’est ainsi qu’il rassembla en sa faveur toutes les circonstances qui pouvoient concourir à la formation d’un médecin unique.

Peu d’auteurs ont embrassé toutes les maladies qui ont paru dans une seule ville. Hippocrate a pu traiter de toutes celles qui désolerent les villages, les villes & les provinces de la Grece. Cela seul suffisoit sans doute pour lui donner la supériorité sur ceux qui avoient exercé & qui exerceront dans la suite la même profession, mais sans avoir les mêmes ressources que lui, & sans être placés dans des circonstances aussi favorables.

Telle étoit, en un mot, l’étendue des lumieres d’Hippocrate, que les plus savans d’entre les Grecs, les plus polis d’entre les Romains, & les plus ingénieux d’entre les Arabes n’ont que confirmé sa doctrine, en la répétant dans leurs écrits. Hippocrate a fourni aux Grecs tout ce que Dioclès, Arétée, Rufus l’éphesien, Soranus, Galien, Aeginette, Trallien, Aëtius, Oribase ont dit d’excellent. Celse & Pline les plus judicieux d’entre les Romains ont eu recours aux décisions d’Hippocrate, avec cette vénération qu’ils avoient pour les oracles ; & les Arabes n’ont été que les copistes d’Hippocrate, j’entends toutes les fois que leurs discours sont conformes à la vérité.

Enfin que dirai-je de plus à l’honneur de ce grand homme, si ce n’est qu’il a servi de modele à presque tout ce qu’il y a eu de savans Médecins depuis sont siecle, ou que les autres se sont formés sur ceux qui l’avoient pris pour modele ? Son mérite ne demeura pas concentré dans l’étendue d’une ville ou d’une province : il se fit jour au loin, & lui procura la vénération des Thessaliens, des insulaires de Cos, des Argiens, des Macédoniens, des Athéniens, des Phocéens & des Doriens. Les Illyriens & les Poeoniens le regarderent comme un dieu, & les princes étrangers invoquerent son assistance. Les nations opulentes honorerent sa personne, & le récompenserent de ses services par de magnifiques présens ; & l’histoire nous apprend que ses successeurs dans l’art de guérir ont acquis, en l’imitant, la confiance des rois & des sujets, & sont parvenus au comble de la gloire, des honneurs & de l’opulence en marchant sur ses traces.

Il laissa deux fils, Thessalus & Draco, qui lui succéderent dans l’exercice de la Medecine, avec une fille qu’il maria à Polybe un de ses éleves. Thessalus l’aîné a fait le plus de bruit. Galien nous apprend qu’il étoit en haute estime à la cour d’Archélaüs, roi de Macédoine, dans laquelle il passa la plus grande partie de sa vie. Quant à Draco, frere de Thessalus, on n’en sait aucune particularité, si ce n’est qu’il eut un fils nommé Hippocrate, qui fut médecin de Roxane, femme d’Alexandre le grand. Polybe paroît encore s’être acquis le plus de réputation, suivant le témoignage de Galien.

Les premiers médecins qui se soient illustrés dans leur profession, après Hippocrate, ses fils & son gendre, furent Dioclès de Caryste, Praxagore de la secte des dogmatiques, Chrisippe de Onide, Erasistrate & son contemporain Hérophile, voyez leurs articles. C’est assez de remarquer ici que ce fut au tems d’Erasistrate & d’Hérophile, si l’on s’en rapporte à Celse, que la Médecine, qui jusqu’alors avoit été exercée avec toutes ses dépendances par une seule personne, fut partagée en trois parties, dont chacune fit dans la suite l’occupation d’une personne différente. Ces trois branches furent la diététique, la pharmaceutique & la chirurgique. On seroit porté à croire que Celse a voulu caractériser les trois professions, par lesquelles la Médecine s’exerce aujourd’hui ; celle des Médecins, celle des Chirurgiens, & celle des Apothicaires : mais ces choses n’étoient point alors sur le même pié que parmi nous ; car, par exemple, les plaies, les ulceres, & les tumeurs étoient le partage des Médecins pharmaceutiques, à-moins que l’incision ne fût nécessaire.

On vit après la mort d’Erasistrate & d’Hérophile une révolution dans la Médecine bien plus importante, ce fut l’établissement de la secte empirique. Elle commença avec le xxxviij. siecle, environ 287 ans avant la naissance de Jesus-Christ. Celse nous apprend dans la préface de son premier livre, que Sérapion d’Alexandrie fut le premier qui s’avisa de soutenir qu’il est nuisible de raisonner en Médecine, & qu’il falloit s’en tenir à l’expérience ; qu’il défendit ce sentiment avec chaleur, & que d’autres l’ayant embrassé, il se trouva chef de cette secte. D’autres nomment au lieu de Sérapion, Philinus de Cos, disciple d’Hérophile. Quoi qu’il en soit, le nom d’empirique ne dérive point d’un fondateur ou d’un particulier qui se soit illustré dans cette secte, mais du mot grec ἐμπειρία, expérience.

On connoît assez les différentes révolutions que les théories imaginaires en se succédant ont occasionnées dans la Médecine, & les influences qu’elles ont eu sur la pratique. On ne conçoit pas moins que les dogmatiques & les empiriques, en disputant les uns contre les autres, ne s’écarterent jamais de la fin ordinaire qu’on se propose dans les disputes, je veux dire la victoire, & non la recherche de la vérité ; aussi la querelle sut longue, quoique le sujet en fût très-simple. Les dogmatiques prétendoient-ils qu’on ne pouvoit jamais appliquer les remedes, sans connoître les causes premieres de la maladie : certes s’ils avoient raison, les malades & les médecins seroient dans un état bien déplorable. D’un autre côte, n’est-il pas constant que les maladies ont des causes purement méchaniques, qu’il importe à la Médecine de les connoître, que le médecin habile les découvre souvent, & qu’alors il ne balance point dans le choix & l’application des remedes.

Il est inutile de nous arrêter à parler des défenseurs de la nouvelle secte empirique, entre lesquels Héraclide le Tarentin se distingua ; je ne parlerai pas non plus de la théorie & de la pratique d’Asclépiade, qui paroît avoir mis trop de confiance dans son esprit, & s’être formé des monstres pour justifier son adresse à les combattre : mais je dois dire quelque chose de la secte fondée par Thémison qui prit l’épithete de méthodique, parce que le but qu’il se proposa étoit de trouver une méthode qui rendit l’étude & la pratique de la Médecine plus aisées. Voici en peu de mots quels étoient ses principes.

1°. Il disoit que la connoissance des causes n’étoit point nécessaire, pourvû qu’on connût bien l’analogie ou les rapports mutuels des maladies, qu’il réduisoit à deux ou trois especes : celles du premier genre naissoient du resserrement ; celles du second genre provenoient du relâchement ; & celles du troisieme, de l’une & de l’autre de ces causes.

2°. Il rejettoit la connoissance des causes occultes avec les empiriques, & admettoit avec les dogmatiques l’usage de la raison.

3°. Il comptoit pour rien toutes les indications que les dogmatiques tiroient de l’âge du malade, de ses forces, de son pays, de ses habitudes, de la saison de l’année & de la nature de la partie malade.

4°. Les méthodiques disoient qu’on doit s’attacher à guérir les maladies par les choses les plus simples, par celles dont nous faisons usage dans la santé, telles que l’air que nous respirons, & les nourritures que nous prenons. Les anciens Médecins s’étoient occupés à en connoître les avantages : les méthodiques les surpasserent encore dans cette étude ; ils prirent des soins tout particuliers pour rendre l’air que le malade respiroit, tel qu’ils le supposoient devoir être pour contribuer à sa guérison ; & comme ils ne distinguoient que de deux sortes de maladies, des maladies de relâchement & des maladies de resserrement, toute leur application tendoit à procurer au malade un air resserrant ou relâchant, selon le besoin.

Pour avoir un air relâchant, ils choisissoient des chambres bien claires, fort grandes, & médiocrement chaudes : au contraire pour donner au malade un air resserrant, ils le faisoient placer dans des appartemens peu éclairés & fort frais. Non contens de distinguer les lieux tournés au septentrion ou au midi, ils faisoient descendre les malades dans des grottes & des lieux souterreins. Ils faisoient étendre sur les planchers des feuilles & des branches de lentisque, de vignes, de grenadier, de myrthe, de saules, de pin. Ils arrosoient les chambres d’eau fraîche. Ils se servoient de soufflets & d’éventails ; en un mot, ils n’oublioient rien de ce qui peut donner de la fraîcheur à l’air. Il faut, disoient-ils, avoir plus de soin de l’air qu’on respire que des viandes qu’on mange ; parce qu’on ne mange que par intervalles, au lieu qu’on respire continuellement, & que l’air entrant sans cesse dans le corps, & pénétrant jusques dans les plus petits interstices, resserre ou relâche plus puissamment que les alimens qu’ils régloient aussi sur leurs principes ; car ils s’étoient soigneusement appliqués à distinguer les viandes & les boissons qui relâchent de celles qui resserrent.

5°. Les méthodiques, ou du moins les plus éclairés ne faisoient aucun usage des spécifiques ; ces remedes étant pour la plûpart incertains & composés d’ingrédiens, dont les malades n’usoient point dans la santé.

6°. Ils bannirent aussi de la Médecine les forts purgatifs, parce qu’ils étoient persuadés que ces remedes attaquoient l’estomac ou relâchoient le ventre, & que par conséquent en guérissant d’une maladie, ils en causoient une autre. Cependant ils ordonnoient des clysteres, mais d’une espece émolliente. Ils rejettoient les narcotiques & les cauteres ; mais ce qui distinguoit particulierement les méthodiques, c’étoit leur abstinence de trois jours qu’ils faisoient observer aux malades dans le commencement de leurs maladies.

7°. Les méthodiques n’admettant que deux genres de maladie, le genre resserré & le genre relâché, ils n’avoient besoin que de deux especes de remedes, les uns qui relâchassent & les autres qui resserrassent. C’est au choix & à l’application de ces remedes qu’ils donnoient une attention particuliere.

8°. Entre les remedes relâchans, la saignée tenoit chez eux le premier rang ; ils saignoient dans toutes les maladies qui dépendent du genre resserré, & même dans celles qu’ils comprenoient sous le genre mêlé, lorsque le resserrement prévaloit sur le relâchement.

9°. Ils faisoient grand usage des ventouses, tantôt avec scarifications, tantôt sans scarifications ; ils y joignoient les sangsues. Quant aux autres moyens de relâcher dont ils se servoient, ils consistoient en fomentations faites avec des éponges trempées dans de l’eau tiede, & en des applications extérieures d’huile chaude & de cataplasmes émolliens, sans oublier le régime par rapport aux choses naturelles.

10°. Ils n’étoient pas moins occupés à trouver des moyens de resserrer. On a vu de quelle maniere ils s’y prenoient pour rendre l’air astringent & rafraîchissant. Ils tournoient encore à cette fin autant qu’ils le pouvoient la nourriture & les exercices.

Ce système de Médecine eut un grand nombre de défenseurs ; entr’autres Thessalus éleve de Thémison, Soranus d’Ephese, Cælius-Aurelianus, Moschion dont nous avons un traité des maladies des femmes, Vindictianus qui vécut sous l’empereur Valentinien, Théodorus, Priscianus son disciple, &c. Voyez les articles de chacun d’eux sous le mot Médecins anciens.

La secte méthodique ne finit qu’à Gariopontus, qui vivoit dans le même tems que Pierre Damien, c’est-à-dire dans le xj. siecle : mais Prosper Alpin, au commencement du xvij. siecle, fit un nouvel effort pour réssusciter le système des méthodiques, en publiant son excellent ouvrage de Medicinâ methodicâ. Baglivi écrivit ensuite sur le même sujet, & dans les mêmes vûes. Enfin Boerhaave a exposé, éclairci & augmenté ce système avec toute la profondeur de son génie, ensorte que les neuf pages in-12. que ce système occupe dans ses aphorismes, imprimés en 1709, ont été commentés dans une multitude prodigieuse de volumes.

Quoique Thémison eût fait un grand nombre de disciples, & que sa secte se soit soutenue si long-tems, cependant plusieurs de ses contemporains & de ses successeurs immédiats ne l’embrasserent point. Les uns demeurerent fermes dans le parti des dogmatiques, & continuerent de suivre Hippocrate, Hérophile, Erasistrate & Asclépiade ; les autres s’en tinrent à l’empirisme. La dissention même qui regnoit entre les méthodiques donna naissance à de nouveaux systèmes, & leur secte poussa deux branches ; savoir l’épisynthétique & l’éclectique, ainsi qu’il paroit par le livre intitulé Introduction, qui est attribué à Galien. Comme le terme épisynthétique est tiré du mot grec, qui signifie entasser ou assembler, l’on est tenté de conjecturer que les Médecins ainsi nommés réunissoient les principes des méthodiques avec ceux des empiriques & des dogmatiques, & que leur systême étoit un composé des trois autres. Le mot éclectique, qui veut dire choisissant, nous fait entendre sans peine que dans la secte éclectique on faisoit profession de choisir & d’adopter ce qu’on pensoit que les autres sectes avoient enseigné de mieux.

Le système des Pneumatiques, imaginé par Athénée & qui eut peu de partisans, consistoit à établir un cinquieme principe, qu’ils nommerent esprit, lequel recevant quelque altération, cause diverses maladies. Cette opinion théorique ne mérite pas de nous arrêter, parce que les pneumatiques ne formerent point de secte distinguée ; que d’ailleurs leur pratique étoit la même que celle des anciens Médecins, tant dogmatiques qu’empiriques ; & qu’elle s’accordoit à quelques égards avec celle des méthodiques. Si le livre de flaribus étoit véritablement d’Hippocrate, on pourroit dire que ce grand homme avoit conçu le premier le système d’Athénée. Cependant l’auteur de ce livre, quel qu’il soit, est à-coup-sûr un médecin dogmatique. Arétée, qui semble avoir admis le cinquieme principe des pneumatiques, suivit aussi généralement dans sa pratique celle des méthodiques ; lisez, je ne dis pas son article, mais ses ouvrages, ils en valent bien la peine.

Quoique Celse n’ait fondé aucune secte particuliere, il a écrit en latin de la Médecine si judicieusement & tant avec de pureté, qu’il n’est pas permis de le passer sous silence.

Il est vraissemblable qu’il naquit sous le regne d’Auguste, & qu’il écrivit au commencement du regne de Tibere ; c’est ce qu’on peut inférer d’un passage de Columelle qui vivoit du tems de Claude, & qui parle de Celse comme d’un auteur qui avoit écrit avant lui, mais qu’il avoit vû. Corneille Celse, dit-il, notre contemporain, a renfermé dans cinq livres tout le corps des beaux-arts ; & ailleurs Julius Atticus & Corneille Celse sont deux écrivains célebres de notre âge. Quintilien remarque aussi que Celse avoit écrit non-seulement de la Médecine, mais de tous les arts libéraux ; cependant de tous ses ouvrages il ne nous reste que ceux qui concernent la Médecine, & quelques fragmens de la rhétorique.

Toute la Médecine de cet auteur judicieux est renfermée dans huit livres, dont les quatre premiers traitent des maladies internes, ou de celles qui se guérissent principalement par la diete. Le cinquieme & le sixieme, des maladies externes ; à quoi il a ajouté diverses formules de médicamens internes & externes. Le septieme & le huitieme parlent des maladies qui appartiennent à la Chirurgie.

Hippocrate & Asclépiade sont les principaux guides que Celse a choisis, quoiqu’il ait emprunté plusieurs choses de ses contemporains : il suit le premier, lorsqu’il s’agit du prognostic & de plusieurs opérations de Chirurgie. Il va même jusqu’à traduire sur cette matiere Hippocrate mot-à-mot, d’où il a acquis le surnom d’Hippocrate latin. Quant au reste de la Médecine, il paroît s’être conformé à Asclépiade, qu’il cite comme un bon auteur, & dont il convient avoir tiré de grands secours. Voilà ce qui a donné lieu à quelques-uns de compter Celse entre les méthodiques. Mais quand il ne seroit pas évident par la maniere dont il parle des trois sectes principales qui partageoient la Médecine de son tems, qu’il n’en embrasse aucune en particulier, on n’auroit qu’à conférer sa pratique avec celle des méthodiques pour se garantir ou pour sortir de cette erreur. En un mot, si Celse ne se déclara pas pour la secte éclectique, il est du-moins certain qu’il en suivit les principes, choisissant avec beaucoup d’esprit ce qui lui paroissoit le meilleur dans chaque secte & dans chaque auteur. On en peut juger par ses écrits qui sont entre les mains de tout le monde ; il seroit inutile par cette seule raison d’en faire ici l’analyse ; mais je ne puis m’empêcher de rapporter le conseil qu’il donne pour la conservation de la santé, & qui seul peut suffire pour faire connoître son génie & ses lumieres.

Un homme né, dit-il, d’une bonne constitution, qui se porte bien & qui ne dépend de personne, doit ne s’assujettir à aucun régime & ne consulter aucun médecin. Pour diversifier sa maniere de vivre, qu’il demeure tantôt à la campagne, tantôt à la ville ; mais plus souvent à la campagne. Il navigera, il ira à la chasse, il se reposera quelquefois, & prendra fréquemment de l’exercice, car le repos affoiblit & le travail rend fort. L’un hâte la vieillesse, l’autre prolonge la jeunesse. Il est bon qu’il se baigne tantôt dans l’eau chaude, & tantôt dans l’eau froide ; qu’il s’oigne en certain tems, & qu’il n’en fasse rien en un autre ; qu’il ne se prive d’aucune viande ordinaire ; qu’il mange en compagnie & en particulier ; qu’il mange en un tems un peu plus qu’à l’ordinaire ; qu’en un autre il se regle ; qu’il fasse plutôt deux repas par jour qu’un seul ; qu’il mange toujours assez, & un peu moins que sa faim. Cette maniere de s’exercer & de se nourrir est autant nécessaire que celle des athletes est dangereuse & superflue. Si quelques affaires les obligent d’interrompre l’ordre de leurs exercices, ils s’en trouvent mal ; leurs corps deviennent replets, ils vieillissent promptement, & tombent malades.

Voici ses préceptes pour les gens mariés : on ne doit ni trop rechercher, ni trop fuir le commerce des femmes ; quand il est rare, il fortifie ; quand il est fréquent, il affoiblit beaucoup ; mais comme la fréquence ne se mesure pas tant ici par la répétition des actes qu’elle s’estime par l’âge, le tempérament & la vigueur, il suffit de savoir là-dessus que le commerce qui n’est suivi ni de douleur, ni de la moindre débilité, n’est pas inutile ; il est plus sur la nuit que le jour. Il faut en même tems se garder de veiller, de se fatiguer, & de manger trop incontinent après. Enfin toutes les personnes d’une forte santé doivent observer, tant qu’ils jouiront de cet heureux état, de ne pas user mal-à-propos des choses destinées à ceux qui se portent mal.

Je ne me propose point de discuter l’état de la Médecine chez les Romains. Il est vraissemblable qu’ils n’ont pas été absolument sans médecins au commencement de leur république ; mais il y a apparence que jusqu’à la venue d’Archagatus à Rome l’an 575 de la fondation de cette ville, ils ne s’étoient servi que de la Médecine empirique, telle que les premiers hommes la pratiquoient ; c’est cette Médecine qui étoit si fort du goût de Caton, & de laquelle il avoit écrit le premier de tous les Romains ; mais le regne de Jules César fut favorable à ceux de cette profession. Jules César, dit Suétone, donna le droit de la bourgeoisie de Rome à tous ceux qui exerçoient la Médecine, & à ceux qui enseignoient les arts libéraux, afin qu’ils demeurassent plus volontiers dans cette ville, & que d’autres vinssent s’y établir. Il n’en falloit pas d’avantage pour attirer un grand nombre de médecins dans cette capitale du monde, où ils trouvoient d’ailleurs des moyens de s’enrichir promptement.

En effet, dès que la profession de Médecine fut ouverte aux étrangers comme aux Romains, tous ceux qui se sentoient quelque ressource dans l’esprit, ou des espérances de faire fortune, ne manquerent pas de l’embrasser à l’exemple d’Asclépiade qui avoit abandonné le métier ingrat de la Rhétorique pour devenir médecin. Les uns se faisoient chirurgiens, d’autres pharmaciens, d’autres vendeurs de drogues & de fards, d’autres herboristes, d’autres compositeurs de médecine, d’autres accoucheurs, &c.

Auguste, successeur de Jules César, favorisa les médecins, de même que les autres gens de lettres, sur-tout depuis qu’Antonius Musa l’eut guéri d’une maladie opiniâtre par le secours des bains froids. Cette cure valut à Musa, outre de grandes largesses qui lui furent faites par l’empereur & par le sénat, le privilege de porter un anneau d’or ; privilege qu’il obtint pour ses confreres, qui furent encore exemtés de tous impôts en sa considération. Suétone ajoute que le sénat fit élever à Musa une statue d’airain, que l’on mit à côte de celle d’Esculape.

Cependant la condition servile d’Antoine Musa, avant tous les honneurs dont il fut revêtu, a persuadé quelques modernes qu’il n’y avoit que des esclaves qui exerçassent la Médecine à Rome sous le regne des premiers empereurs, & même assez long-tems après. On ne peut pas nier qu’il n’y ait eu quantité d’esclaves médecins, ou qu’on appelloit tels, & qui exerçoient toutes ou quelques parties de cet art ; cependant je n’en voudrois pas conclure qu’il n’y eût point à Rome de médecin d’une autre condition. Ce ne furent point des esclaves qui introduisirent la Médecine dans cette capitale du monde, ce furent des Grecs d’une condition libre, tels qu’étoient Archagatus & Asclépiade. Si le médecin Artorius, qui fut pris avec Jules César par des pirates, avoit été de condition servile, il semble que Plutarque auroit eû mauvaise grace de l’appeller l’ami de César ; mais il y a un passage de Cicéron qui prouve, ce me semble, que la Médecine étoit de son tems regardée à Rome comme un art que les personnes libres pouvoient exercer sans se dégrader. Les arts, dit-il, qui demandent une grande connoissance, ou qui ne sont pas d’une médiocre utilité, comme la Médecine, comme l’Architecture, comme tous les autres arts qui enseignent des choses honnêtes, ne déshonorent point ceux qui les exercent, lorsqu’ils sont d’une condition à la quelle ces professions conviennent. Offic. liv. I. chap. xlij.

Il est vrai qu’on vit à Rome & ailleurs un très grand nombre d’esclaves médecins, soit qu’ils eussent appris leur profession étant déja esclaves, soit qu’étant nés libres, ils fussent tombés par malheur dans l’esclavage : mais de quelque condition qu’ayent été les médecins qui succéderent à ceux dont nous avons parlé jusqu’ici, ils ne se distinguerent les uns ni les autres par aucun ouvrage intéressant ; la plûpart ne s’occuperent que de leur fortune, & les Historiens ne parlent avec éloge que d’Andromachus, médecin de Néron, & de Rufus d’Ephese qui vécut sous Trajan.

Galien qui naquit à Pergame sous le regne d’Adrien environ la 131e année de l’ére chrétienne, se distingua singulierement dans cette profession par sa pratique & par ses ouvrages.

Pour connoître l’état de la Médecine lorsque Galien parut, il faut se rappeller que les sectes dogmatiques, empiriques, méthodiques, épisynthétiques, pneumatiques & éclectiques subsistoient encore. Les méthodiques étoient en crédit, & l’emportoient sur les dogmatiques affoiblis par leur division ; les uns tenant pour Hippocrate ou Praxagore, les autres pour Erasistrate ou pour Asclépiade. Les empiriques étoient les moins considérés. Les éclectiques les plus raisonnables de tous, puisqu’ils faisoient profession d’adopter ce que chaque secte avoit de bon, sans s’attacher particulierement à aucune, n’étoient pas en grand nombre. Quant aux épisynthétiques & aux pneumatiques, c’étoient des especes de branches du parti des méthodiques.

Galien proteste qu’il ne veut embrasser aucune secte, & traite d’esclaves tous ceux de son tems qui s’appelloient Hippocratiques, Praxagoréens, & qui ne choisissoient pas indistinctement ce qu’il y avoit de bon dans les écrits de tous les Médecins. Là-dessus qui ne le croiroit éclectique ? Cependant Galien étoit pour Hippocrate préférablement à tout autre, ou plutôt il ne suivoit que lui : c’étoit son auteur favori ; & quoiqu’il l’accuse en plusieurs endroits d’obscurité, de manque d’ordre, & de quelques autres défauts ; il marque une estime particuliere pour sa doctrine, & il confesse qu’à l’exclusion de tout autre, il a posé les vrais fondemens de cette science. Dans cette idée, loin de rien emprunter des autres sectes, ou de tenir entr’elles un juste milieu, il composa plusieurs livres pour combattre ce qu’on avoit innové dans la Médecine, & rétablit la pratique & la théorie d’Hippocrate. Plusieurs Médecins avoient commenté cet ancien, avant que Galien parût ; mais celui-ci prétend que la plûpart de ceux qui s’en étoient mêlés, s’en étoient mal acquittés. Il n’étoit point éloigné de se croire le seul qui l’eut jamais bien entendu. Cependant les savans ont remarqué qu’il lui donne assez souvent de fausses interprétations.

Les défauts de Galien sont trop connus de tous les habiles médecins, pour m’arrêter à les exposer ; on ne peut cependant disconvenir que son système ne soit la production d’un homme d’esprit, doué d’une imagination des plus brillantes. Il montre ordinairement beaucoup de lumieres & de sagacité, quand il commente quelques points de la doctrine d’Hippocrate sur la connoissance ou la cure des maladies ; mais il fait pitié quand il nous entretient des quatre élémens, des qualités premieres, des esprits, des facultés, & des causes occultes.

Pour ce qui regarde son anatomie, il a laissé sur cette matiere, deux ouvrages qui l’ont immortalisé. L’un que nous n’avons pas complet, est intitulé, administration anatomique ; l’autre a pour titre de l’usage des parties du corps humain ; c’est un livre admirable digne d’être étudié par tous les physiciens. On voit en parcourant ces deux traités, que leur auteur infatigable possédoit toutes les découvertes anatomiques des siecles qui l’avoient précédé, & que trompé seulement par la ressemblance exterieure de l’homme avec le singe, il a souvent attribué à l’homme ce qui ne regardoit que le singe ; c’est presque le seul reproche qu’on puisse lui faire.

Les médecins grecs qui vinrent après lui, suivirent généralement sa doctrine, & s’en tinrent au gros de la méthode de leur prédécesseur. Les plus distingués d’entr’eux sont Oribase, Aetius, Aiéxandre Trallian, Paul Eginete, Actuarius & Myrepsus. Nous parlerons de tous sous le mot Médecin, quoiqu’il n’y ait presque rien de nouveau qui leur appartienne en propre dans leurs écrits. Quelques autres encore moins estimables, quoique nommés par les historiens, n’ont été que les sectateurs aveugles de ceux ci, & ne méritent pas même d’être placés à côté d’eux. Presque tous, au lieu de se piquer de recherche & d’industrie, ont employé leur tems à décrire & à vanter un nombre infini de compositions ridicules. La Médecine en a été surchargée ; la pratique en est devenue plus incertaine, & ses progrès en ont été retardés.

Ce qu’on vient de dire des derniers médecins grecs, n’est pas moins vrai des médecins arabes. Ceux-ci ont toutefois la réputation d’avoir introduit dans la Médecine l’usage de quelques plantes, & particulierement de quelques purgatifs les plus doux, tels que la manne, les tamarins, la casse, les mirobolans, la rhubarbe & le séné qui est un cathartique plus fort. Ils firent encore entrer le sucre dans les compositions médicinales ; d’où il arriva, qu’elles se reproduisirent sous une infinité de formes inconnues aux anciens, & d’un très-petit avantage à leurs successeurs. C’est à eux que la Médecine doit les syrops, les juleps, les conserves & les confections. Ils ont aussi transmis à la Médecine l’usage du musc, de la muscade, du macis, des clous de gérofle, & de quelqu’autres aromates dont se sert la cuisine, & qui sont d’un usage aussi peu nécessaire à la Médecine, que celui des pierres précieuses pilées, & des feuilles d’or & d’argent. Enfin, ils ont eu connoissance de la chimie & de l’alchimie ; mais ils méritent par quelque endroit d’être lûs, je veux dire pour avoir décrit avec une grande exactitude quelques maladies que les anciens n’ont pas connues ; telles que la petite-vérole, la rougeole & le spina ventosa.

Il est certain que dans la décadence des lettres en Europe, les Arabes ont cultivé toutes les sciences ; qu’ils ont traduit les principaux auteurs, & qu’il y en a quelques-uns qui étant perdus en grec, ne se retrouvent que dans les traductions arabes. Ce fut le calife Almansor qui donna le premier à ses sujets le goût des sciences ; mais Almamon cinquieme calife, favorisa plus qu’aucun autre les gens de lettres, & anima dans sa nation, la vive curiosité d’apprendre les sciences, que les Grecs avoient si glorieusement cultivées.

Alors les Arabes firent un grand cas de la médecine étrangere, & écrivirent plusieurs ouvrages sur cette science. Parmi ceux qui s’y distinguerent, on compte Joanna fils de Mésuach, qui mourut l’an de J. C. 819, Haly-Abbas, Rhases, Ezarharagni, Etrabarani, Avicenne, Mésuach ou Mesué, Thograi, Ibnu-Thophail, Ibnu-Zohar, Ibnu-El-Baitar, Avenzoar, Averrhoès & Albucasis. Jean Léon l’africain peut fournir aux curieux l’abrégé historique de leur vie, car je ne dirai qu’un mot de chacun sous l’article Médecins.

Si des régions du monde que les Arabes éclairoient, nous passons à la partie occidentale de l’Asie, nous serons affligés de la barbarie qui s’y trouvoit, & qui y regne sans interruption, depuis que tout ce pays est soumis à l’empire des Turcs, avec les îles de l’Archipel autrefois si florissantes.

En effet, que penser de la médecine d’un état, où l’on admet à peine le premier médecin du prince pour traiter des femmes qui sont à l’agonie ? Encore ce docteur ne peut-il les voir ni en être vû ; il ne lui est permis de tâter de pouls qu’au travers d’une gaze ou d’un crêpe, & bien souvent il ne sauroit distinguer si c’est l’artère qui bat, ou le tendon qui est en contraction : les femmes même qui prennent soin de ces malades ne sauroient lui rendre compte de ce qui est arrivé dans le cours de la maladie, car elles s’enfuient bien vîte, quand il vient, & il ne reste autour du lit que les eunuques pour empêcher le médecin de regarder la malade, & pour lever seulement les coins du pavillon de son lit, autant qu’ils le jugent nécessaire pour laisser passer le bras de cette moribonde. Si le médecin demandoit à voir le bout de la langue ou à tâter quelque partie, il seroit poignardé sur le champ. Hippocrate avec toute sa science eût été bien embarrassé, s’il eut eû à traiter des musulmanes ; pour moi qui ai été nourri dans son école, & suivant ses maximes, écrivoit M. de Tournefort, dans le dernier siecle, je ne savois quel parti prendre chez les grands Seigneurs du levant, quand j’y étois appellé, & que je traversois les appartemens de leurs femmes qui sont faits comme les dortoirs de nos religieuses, je trouvois à chaque porte un bras couvert de gaze qui avançoit par un trou fait exprès. Dans les premieres visites, continue-t-il, je croyois que c’étoient des bras de bois ou de cuivre destinés pour éclairer la nuit ; mais je fus bien surpris quand on m’avertit qu’il falloit guérir les personnes à qui ces bras appartenoient.

Revenons donc à notre Europe, & voyons si la médecine des Arabes qui vint à s’y introduire sur la fin des siecles d’ignorance, nous a été plus avantageuse. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle a occasionné dans la suite des tems, la plus grande révolution qui soit arrivée, tant dans la théorie, que dans la pratique de cette science.

M. Boerhaave a pensé qu’après que les Arabes eurent goûté la chimie & l’alchimie, ils porterent dans ces sciences leur façon métaphorique de s’exprimer, donnant aux moyens de perfectionner les métaux, les noms de différentes médecines : aux métaux imparfaits des noms de maladies ; & à l’or celui d’homme vigoureux & sain. Les ignorans prenant à la lettre ces expressions figurées, supposerent que par des préparations chimiques, on pouvoit changer les métaux en or, & rendre la santé au corps. Ils firent d’autant plus aisément cette supposition, qu’ils s’apperçurent que les scories des plus vils métaux étoient désignées dans les auteurs arabes par le mot de lèpre, une des plus incurables maladies. On appella du nom de pierre philosophale ou de Don-Azoth, cette préparation chimique capable de produire ces merveilleux effets ; & ceux qui en possédoient le secret furent nommés adeptes.

Vers le commencement du treizieme siecle, la chimie vint à pénétrer en Europe, soit par le retour des croisés, soit par la traduction que l’empereur Fréderic II. fit faire dans ce tems-là de quelques livres arabes en latin.

Albert le grand, né dans la Souabe, & Roger Bacon né dans la province de Sommerset, en Angleterre en 1214, goûterent cette science, tenterent de l’introduire en Europe, & ils y réussirent ; mais ce ne fut que sur la fin du même siecle, qu’Arnauld de Villeneuve, né, dit-on, dans l’île de Maiorque en 1235, fit servir la Chimie à la Médecine. Il trouva l’esprit de vin, l’huile de térébenthine, & quelqu’autres compositions. Il s’apperçut que son esprit-de-vin étoit susceptible du goût & de l’odeur des végétaux ; & de-là vinrent toutes les eaux composées dont les boutiques de nos Apothicaires sont pleines, & dont on peut dire en général, qu’elles sont plus lucratives pour les distillateurs, que salutaires aux malades.

Basile Valentin, moine bénédictin, qui fleurissoit au commencement du quinzieme siecle, établit le premier comme principe chimique des mixtes, le sel, le mercure & le soufre. Il a décrit le sel volatil huileux dont Sylvius Dele-Boë a parlé avec tant d’éloges, & dont il s’est fait honneur, ainsi que de quelqu’autres découvertes moins anciennes. Le même Basile Valentin est le premier qui ait donne l’antimoine intérieurement, & qui ait trouvé le secret de le préparer.

Sur la fin du même siecle, parut en Europe ce fatal présent qui naît de la communication des amours de gens gâtés. Au retour de Christophe Colomb, dont les soldats & les matelots apporterent cette maladie d’Hispaniola en 1492, elle fit en Europe des progrès si rapides, qu’elle devint en peu d’années la plus commune parmi les peuples, & la plus lucrative pour les médecins.

Cependant cette maladie si remarquable dans l’histoire de la médecine par sa naissance, l’est encore par la multitude des remedes nouveaux ou préparés d’une façon nouvelle, dont l’art s’est enrichi à son occasion. Tels sont le gayac, dont on commença à se servir en 1517 ; la squine, qu’on ne connut en Europe qu’en 1535, & la salsepareille : mais le remede le plus important & qui changea, pour ainsi dire, la face des choses, ce fut le mercure.

Ce minéral fut connu dans toute l’Europe en 1498, & fut employé presque aussi-tôt dans la cure des maux vénériens. On l’appliqua extérieurement a l’exemple des Arabes, qui avoient prescrit l’usage du vif-argent dans les maladies cutanées, long-tems avant qu’il fût question de la maladie d’Amérique. Comme cette maladie attaquoit aussi la peau cruellement, on conjectura qu’on pourroit employer contr’elle le mercure avec quelques succès. Paracelse fut un des premiers qui ait eu le secret de l’administrer intérieurement, & d’opérer des cures surprenantes avec ce seul remede.

Tous les Médecins connoissent plus ou moins Paracelse, il naquit près de Zurich en 1493, & se fit pendant sa vie la plus haute réputation dans l’exercice de son art. On le comprendra d’autant plus aisément, que le langage de la médecine étoit encore en Europe un composé barbare, de latin, de grec & d’arabe. Galien commandoit aussi despotiquement dans les écoles médicinales, qu’Aristote sur les bancs de la Philosophie. La théorie de l’art étoit uniquement fondée sur les qualités, leurs degrés, & les tempéramens. Toute la pratique se bornoit à saigner, purger, faire vomir, & donner des clysteres ; c’est tout ce qu’on sut adopter des écrits du médecin de Pergame.

Paracelse, éclairé sur les propriétés du mercure & de l’opium, guérissoit avec ces deux arcanes, les maux vénériens, ceux de la peau, la lèpre, la gale, les hydropisies légeres, les diarrhées invétérées, & d’autres maladies incurables pour ses contemporains qui ne connoissoient point le premier de ces remedes, & qui regardoient l’autre comme un réfrigérant du quatriéme degré.

D’ailleurs, il avoit voyagé par toute l’Europe, en Russie, dans le levant, avoit assisté à des siéges & à des combats, & avoit suivi des armées en qualité de médecin : il professa pendant deux ans la médecine à Bâle, & composa plusieurs ouvrages qu’on vanta d’autant plus qu’ils étoient intelligibles. Il est vrai que les écrits qui portent son nom, sont en si grand nombre & d’un caractere si différent entr’eux, qu’on ne peut s’empêcher d’en attribuer la plus grande partie à ses disciples. Mais on regarde généralement comme originaux, le traité des minéraux, celui de la peste, celui de longâ vitâ & l’Archidoxa medicinæ. Le dernier de ces livres contient quelques découvertes, dont les Chimistes qui lui succéderent immédiatement se firent honneur. Le lithontriptique & l’alcahest de Van-Helmant en sont visiblement tirés. On met encore au nombre des écrits de Paracelse, les livres de arte rerum naturalium.

Je me garderai bien de faire l’analyse des ouvrages de cet homme extraordinaire. Ceux qui auront la patience de les parcourir, s’appercevront bientôt qu’il avoit l’imagination déréglée, & la tête remplie d’idées chimériques. Il donna dans les réveries de l’astrologie, de la géomancie, de la chiromancie, & de la cabale, tous arts dont l’ignorance des tems où il vivoit, entretenoit la vogue. Il n’a rien obmis de tout ce qui pouvoit le faire passer pour un magicien, un sorcier ; mais il a joue de malheur, on ne l’a pris que pour un fourbe. Il se vantoit d’un remede universel, & malgré la promesse qu’il avoit faite de prolonger sa vie à une durée égale à celle de Mathusalem, par le moyen de son élixir, il mourut au cabaret, dans la quarante-huitieme année de son âge, au bout d’une maladie de quelques jours.

Cependant entre les absurdités dont ses ouvrages sont remplis, on trouve quelques bonnes choses, & qui ont servi aux progrès de la Médecine. On ne peut disconvenir qu’il n’ait attaqué avec succès les qualités premieres, le chaud ; le sec, le froid, & l’humide ; c’est lui qui a commencé à détromper les Médecins, & à leur ouvrir les yeux sur le faux d’un système qu’on suivoit depuis le tems de Galien. Il osa le premier traiter la philosophie d’Aristote, de fondement de bois ; & l’on peut dire qu’en découvrant le peu de solidité de cette base, il donna lieu à ses successeurs d’en poser une plus solide.

Son opinion touchant les semences qu’il suppose avoir toutes existé dès le commencement, est adopté aujourd’hui par de très-habiles gens, qui n’ont que le mérite de l’avoir exposée d’une maniere plus vraisemblable. Ce qu’il a avancé sur les principes chimiques, le sel, le souffre, & le mercure, a ses usages dans la physique & dans la Médecine. On ne peut encore disconvenir qu’il n’eût une grande connoissance de la matiere médicale, & qu’il n’eût travaillé sur les végétaux & les minéraux. Il avoit fait un grand nombre d’expériences ; mais il eut la vanité ridicule de cacher les découvertes auxquelles elles l’avoient conduit, & de se vanter de secrets qu’il ne posseda jamais.

La censure que le chancelier Bacon a portée de ce personnage singulier & de ses sectateurs, est très juste. Si les Paracelsistes, dit-il, s’accorderent à l’exemple de leur maître, dans les promesses qu’ils firent au monde, c’est qu’ils étoient unis ensemble par un même esprit de vertige qui les dominoit. Cependant en errant en aveugle, à-travers les dédales de l’expérience, ils tomberent quelquefois sur des découvertes utiles ; ils cherchoient en tâtonnant (car la raison n’avoit aucune part dans leurs opérations), & le hasard leur mit sous la main des choses précieuses. Ils ne s’en tinrent pas là : tous couverts de la cendre & de la fumée de leurs laboratoires, ils se mirent à former des théories. Ils tenterent d’élever sur leurs fourneaux un systême de philosophie ; ils s’imaginerent que quelques expériences de distillations leur suffisoient pour cet édifice immense ; ils crurent que des séparations & des mélanges, la plûpart du tems impossibles, étoient les seuls matériaux dont ils avoient besoin ; plus imbécilles que des enfans qui s’amusent à construire des châteaux de cartes.

Le fameux Van-Helmont parut 90 ans après Paracelse, & marcha sur ses traces, mais en homme savant, qui d’ailleurs avoit employé sa vie à examiner par la chimie les fossiles & les végétaux. Ses opinions se répandirent promptement dans toute l’Europe. La Médecine ne connut d’autres remedes que ceux que la Chimie préparoit ; & les productions de cet art passerent pour les seuls moyens qu’on pût employer avec succès à conserver la vie & la santé. Ce qui acheva de mettre les préparations chimiques en réputation, furent les leçons que Sylvius de le Boë dicta peu de tems après à Leyde à un auditoire fort nombreux. Ce professeur prenant à tâche d’accréditer cet art, ne cessoit de vanter ses merveilles ; son éloquence, son exemple, & son autorité, firent toute l’impression qu’il en pouvoit attendre. Otho Tachénius, partisan enthousiaste du mérite de la Chimie, défendit sa gloire par trois traités aussi travaillés que profonds, & la Chimie n’eut plus d’adversaires.

Tout le monde se tint pour convaincu que la nature opere en chimiste ; que la vie de l’homme est son ouvrage ; que les parties du corps sont ses instrumens ; en un mot qu’elle produit par des voies purement chimiques tout ce que la variété infinie des mouvemens fait éclore dans le corps humain. Les écoles des universités ne retentissoient que de ces propositions, & les écrits des Médecins en étoient remplis.

C’est, disoient-ils, par leur acidité que de certaines liqueurs corrodent les métaux ; c’est donc un acide qui dissout les alimens dans l’estomac. Les acides sont extraits par le feu, & si on les mêle avec les huiles des aromates qui sont extrèmement âcres, il se fait une violente effervescence ; l’acidité du chyle produira donc la chaleur naturelle, en se mêlant avec le baume du sang ; s’il arrive que le chyle & le sang soient l’un & l’autre fort âcres, alors il y aura fievre ardente.

On sait que le nitre, le sel marin, & particulierement le sel ammoniac, refroidissent l’eau ; c’est donc ajoutoit-on, à ces matieres qu’il faut attribuer le frisson de la fievre. Les exhalaisons du vin en ébullition, en se portant dans un vaisseau placé au-dessus d’elles, nous offrent, continuoient-ils, une image de la génération des esprits dans notre corps. Les acides mêlés avec les alkalis, produisent une fermentation d’une violence capable de briser les vaisseaux qui les contiennent ; c’est ainsi que le chyle occasionne par son mêlange avec le sang des effervescences dans les ventricules du cœur, & produit toutes les maladies aiguës & chroniques. Ce systême extravagant qui devint le fondement de plusieurs pratiques fatales au genre humain, regnoit encore dans les écoles françoises il n’y a pas long-tems ; on craignoit pour sa vie le duel des acides & des alkalis dans le corps, autant qu’un combat sur mer contre les Anglois.

Comme un beau soleil dissipe les brouillards qui sont tombés sur l’horison, de même au commencement du xviij. siecle Guillaume Harvey dissipa tous les vains fantômes de la Médecine, par sa découverte immortelle de la circulation du sang. Elle a seule répandu la lumiere sur la vie, la santé, le plus grand nombre de maladies, & a jetté dans le monde les vrais fondemens de l’art de guérir.

Depuis que les Médecins ont connu cette circulation, ainsi que la route du chyle, ils sont mieux en état d’expliquer la transformation des alimens en sang, & l’origine des maladies. La démonstration des vaisseaux lymphatiques, des veines lactées, du canal thorachique, répand du jour sur les maladies qui naissent du vice des glandes, de la lymphe, ou d’une mauvaise nutrition. Les découvertes de Malpighi sur les poumons, & celles de Bellini sur les reins, peuvent servir à mieux entendre l’origine & les causes des maladies dont ces parties sont attaquées ; telles que la phthisie, l’hydropisie, & les douleurs néphrétiques. Le travail de Glisson, de Bianchi, & de Morgagni, sur la structure du foie, conduit au traitement éclairé des maladies de cet organe.

Les recherches aussi belles que curieuses de Sanctorius sur la Médecine statique, ont dévoilé les mysteres de la transpiration insensible, ses avantages, & les maladies de sa diminution, de sa suppression, dont on n’avoit auparavant aucune connoissance.

Depuis que les Medecins sont instruits de la maniere dont le sang circule dans les canaux tortueux de l’utérus, les maladies de cette partie, de même que celles qui proviennent de l’irrégularité des regles, sont plus faciles à comprendre & à traiter. La connoissance de la distribution des nerfs & de leur communication, a jetté de la lumiere sur l’intelligence des affections spasmodiques, hypocondriaques & hystériques, dont les symptômes terribles effraient un peu moins.

Depuis que Swammerdam & de Graaf, après eux Cowper, Morgagny, Sanctorini, & une infinité d’autres habiles gens ont examiné la structure des parties de la génération de l’un & de l’autre sexe, les maladies qui y surviennent ont été, pour ainsi dire, soumises aux jugemens de nos sens, & leurs causes rendues assez palpables.

Enfin, personne n’ignore les avantages que retire la Physiologie des travaux de plusieurs autres modernes, comme, par exemple, des traités de Lower, de Lancisi, & de Sénac sur le cœur ; des descriptions de Duverney & de Valsalva sur l’organe de l’ouie ; des belles observations d’Havers sur les os, & sur-tout des ouvrages admirables de Ruysch.

Mais c’est à Boerhaave qu’est dûe la gloire d’avoir posé, au commencement de ce siecle, les vrais & durables fondemens de l’art de guérir. Ce génie profond & sublime, nourri de la doctrine des anciens, éclairé par ses veilles des découvertes de tous les âges, également versé dans la connoissance de la Méchanique, de l’Anatomie, de la Chimie & de la Botanique, a porté, par ses ouvrages dans la Medecine, des lumieres qui en fixent les principes, & qui lui donnent un éclat que l’espace de trois mille ans n’avoit pu lui procurer.

Cependant les nations savantes de l’Europe ne pratiquent pas toutes cette Médecine avec la même gloire. Déja l’Italie, qui la premiere a retiré cette science des ténebres, & qui l’a illustrée par le plus grand nombre d’excellens ouvrages, semble se reposer sur les lauriers qu’elle a moissonnés. Les Hollandois sont encore plus intéressés par la nature de leur climat à cultiver noblement une science qu’ils tiennent de leur illustre compatriote, mais la facilité que tout le monde a dans les sept Provinces-Unies d’exercer la profession de Médecine, l’avilissement où elle est à divers égards, les foibles émolumens qu’en retirent ceux qui la pratiquent avec honneur, donnent lieu de craindre que sa beauté n’y soit ternie du matin au soir, comme une fleur de leurs jardins que flétrit le premier brouillard.

On aime beaucoup la Médecine en Allemagne, mais on aime encore davantage les remedes chimiques & pharmaceutiques qu’elle dédaigne : on travaille, on imprime sans cesse dans les académies germaniques des écrits sur la Médecine ; mais ils manquent de goût, & sont chargés d’un fatras d’érudition inutile & hors d’œuvre.

La France est éclairée des lumieres de l’Anatomie & de la Chirurgie, deux branches essentielles de l’art qui y sont poussées fort loin : ce pays devroit encore être animé à la culture de la Médecine par l’exemple des Jacotius, des Durets, des Holliers, des Baillous, des Fernels, des Quesnays ; car il est quelquefois permis de citer les vivans. Cependant peu de medecins de ce grand royaume marchent sur les traces de ces hommes célebres qui les ont precédés. Je crois entrevoir que la fausse méthode des académies, des écoles medicinales, l’exemple, la facilité d’une routine qui se borne à trois remedes ; la mode, le goût des plaisirs, le manque de confiance de la part des malades ; l’envie qu’ils ont de guérir promptement ; les manieres & le beau langage qu’on préfere à l’étude & au savoir ; la vanité, le luxe d’imitation : le desir de faire une fortune rapide . . . . . je ne veux point développer toutes les causes morales & physiques de cette triste décadence.

C’est donc en Angleterre ou, pour mieux parler, dans les trois royaumes de la Grande-Bretagne, que la Médecine fleurit avec le plus de gloire : elle y est perfectionnée par la connoissance des autres sciences qui y concourent ; par la nature du gouvernement, par le goût de la nation ; par son génie naturel & studieux ; par les voyages, par l’honneur qu’on attache à cette profession ; par les émolumens qui l’accompagnent ; par l’aisance de ceux qui s’y destinent ; enfin, par la vraie théorie de Boerhaave, qui a formé tous les medecins des îles Britanniques. Puissent-ils ne point changer cette théorie en empirisme, ne point s’écarter de la pratique de leur maitre, & de la conduite du vertueux Sydenham leur compatriote !

O mes fils, gardez-vous de suivre d’autres lois !

Je serois fort aise si je pouvois inspirer quelque passion pour l’honnête profession d’une science utile & nécessaire : les sages ont dit que tel étoit l’éclat de la vérité, que les hommes en étoient éblouis lorsqu’elle se montroit à eux toute nue ; mais ce n’est point la Médecine qui se présente ainsi. On cherchera vainement les moyens de la perfectionner, tant que sa véritable théorie ne sera pas cultivée, & tant que ceux qui en exerceront la pratique la corrompront par leur ignorance ou leur avarice.

L’étendue de cette théorie, dit très-bien M. Quesnay, dont je vais emprunter les réflexions, demande de la part des Medecins une étude continuelle & des recherches pénibles ; mais ces travaux sont si longs & si difficiles, que la plûpart les négligent, & qu’ils tâchent d’y suppléer par des conjectures qui rendent souvent l’art de guérir plus nuisible aux hommes qu’il ne leur est utile.

Les Medecins peu intelligens ou peu instruits, ne distinguent pas assez les effets des remedes d’avec ceux de la nature ; & les évenemens qu’ils interpretent diversement, reglent ou favorisent les différentes méthodes qui se sont introduites dans la Médecine. Il y a des praticiens qui, trop frappés des bons ou des mauvais succès, & trop dominés par leurs propres observations, restent assujettis à l’empirisme, & ne suivent de méthode que celle qu’il leur suggere. Il y en a d’autres, encore plus nombreux, qui moins attentifs ou même moins sensibles au sort des malades, s’abandonnent aveuglément aux pratiques les plus communes & les plus adoptées par leurs confreres & par le public.

Toutes les nations ont de ces pratiques vulgaires autorisées par des succès apparens, & plus encore par des préjugés qui les perpétuent & qui en voilent les imperfections. On craint en Allemagne de verser le sang, on le prodigue en France : on pensoit différemment autrefois : toutes les nations de l’Europe suivoient unanimement la pratique d’Hippocrate ; mais le public séduit par la réputation de quelques medecins entreprenans qui introduisent de nouvelles méthodes, s’y prête, s’y accoutume, & même y applaudit. Une telle prévention subjugue les praticiens peu éclairés, peu courageux, ou peut-être trop mercénaires, & les assujettit à des pratiques qui ne sont autorisées que par l’usage & par la réputation des medecins qui les suivent, & dont l’expérience paroît les confirmer.

On ne sauroit comprendre combien ces préjugés ont retardé les progrès de la Médecine ; ils sont si dominans en tout pays, qu’on entreprendroit en vain de les dissiper. On ne doit donc pas se proposer de réformer les opinions populaires qui décident de la pratique de la Médecine & du mérite des Medecins. Ainsi je n’aurai en vûe que quelques hommes de probité qui veulent exercer dignement leur profession, sans se laisser entraîner par l’exemple, la renommée & l’amour des richesses.

L’exercice le plus multiplié ne nous assure ni du mérite ni de la capacité des Medecins. La variété & l’inconstance de leur pratique est au contraire une preuve décisive de l’insuffisance de cet exercice pour leur procurer des connoissances. En effet, le long exercice d’un praticien qui ne peut acquérir par l’étude les lumieres nécessaires pour l’éclairer dans la pratique qui se regle par les évenemens, ou se fixe à la méthode la plus accréditée dans le public ; qui toujours distrait par la multitude des malades, par la diversité des maladies, par les importunités des assistans, par les soins qu’il donne à sa réputation, ne peut qu’entrevoir confusément les malades & les maladies. Un medecin privé de connoissances, toujours dissipé par tant d’objets différens, a-t il le tems, la tranquilité, les lumieres pour observer & pour découvrir la liaison qu’il y a entre les effets des maladies & leurs causes ?

Fixé à une pratique habituelle, il l’exerce avec une facilité que les malades attribuent à son expérience : il les entretient dans cette opinion favorable par des raisonnemens conformes à leurs préjuges ; & par le récit de ses succès, il parvient même à les persuader que la capacité d’un praticien dépend d’un long exercice, & que le savoir ne peut former qu’un medecin spéculatif ou, pour parler leur langage, un medecin de cabinet.

Il y a des auteurs instruits dans la théorie, & qui, étant attentifs à des observations répétées où ils ont remarqué constamment les mêmes faits dans quelque point de pratique, sont parvenus à former des dogmes particuliers qu’on trouve dispersés dans leurs ouvrages : tels sont les Hilden, les Mercatus, les Riviere, &c. mais ces dogmes sont ordinairement peu exacts & peu lumineux.

D’autres ont porté plus loin leurs travaux ; ils ont rassemblé les connoissances que leur érudition, leur propre expérience & la physique de leur tems ont pu leur fournir, pour enrichir les différentes matieres qu’ils ont traitées : tels sont plus ou moins les Celse, les Æginetes, les Avicennes, les Albucasis, les Chauliac, les Paré, les Aquapendente, les Duret, les Houllier, les Sennert, &c. Mais dans les tems que ces grands maîtres s’appliquoient à étendre la théorie par les connoissances qui naissent de la pratique, les autres sciences qui doivent éclairer ces connoissances faisoient peu de progrès. Ainsi les productions de ces medecins devoient être fort imparfaites.

Quelques auteurs se sont attachés à étendre & à perfectionner la théorie de certaines maladies : tels ont été les Baillou, les Pison, les Engalenus, les Bennet, les Magatus, les Severinus, les Wepfer, &c. qui, par leurs recherches & par leurs travaux, ont enrichi de nouvelles connoissances la théorie des maladies qu’ils ont traitées. Il semble même qu’en n’embrassant ainsi que des parties de la théorie, on pourroit davantage en hâter les progrès ; mais toutes les maladies ont entr’elles tant de liaison, que l’accroissement des connoissances sur une maladie dépend souvent entierement du concours de celles que l’on acquiert de nouveau sur les autres maladies, & cet accroissement dépend aussi du progrès des sciences qui peuvent éclairer cette théorie.

Enfin, il y a une autre classe de grands maîtres, qui est d’un ordre supérieur à celles dont nous venons de parler, & qui se réduit à un très-petit nombre d’hommes. Elle comprend les vrais instituteurs de la théorie de la Médecine qui cultivent en même tems les différentes sciences nécessaires pour former cette théorie, & qui rassemblent & concilient de nouveau les connoissances qu’elles peuvent leur fournir pour former les principes d’une doctrine plus étendue, plus exacte & plus lumineuse ; ce sont des architectes qui recommencent l’édifice dès les fondemens ; qui ne se servent des productions des autres que comme des matériaux déja préparés ; qui ne s’en rapportent pas simplement au jugement de ceux qui les ont fournis ; qui en examinent eux mêmes toute la solidité, toute la valeur & toutes les propriétés ; qui en rassemblent beaucoup d’autres qu’on n’a pas encore employé, & qui par des recherches générales & une grande pénétration, en découvrent eux-mêmes un grand nombre, dont l’utilité regle & détermine l’usage des autres. C’est par de tels travaux qu’Hippocrate, Arétée, Galien & Boerhaave ont formé la théorie de la Médecine, ou l’ont fait reparoître dans un plus grand jour, & l’ont élevée successivement à de plus hauts degrés de perfection.

C’est par ces productions plus ou moins étendues de tant d’auteurs qui ont concouru aux progrès de la théorie de la Médecine, que nous reconnoissons tous les avantages de l’experience : nous y voyons par-tout que ses progrès dépendent de l’accroissement des connoissances qu’on peut puiser dans la pratique de cet art ; que ces connoissances doivent être éclairées par la physique du corps humain ; que cette physique tire elle-même des lumieres d’autres sciences qui naissent aussi de l’expérience ; & qu’ainsi l’avancement de la théorie qui peut guider dans la pratique, dépend de l’accroissement de tous ces différens genres de connoissances, & des travaux des maîtres qui cultivent la Médecine avec gloire.

Mais les praticiens de routine, assujettis sans discernement aux méthodes vulgaires, loin de contribuer à l’avancement de la Médecine, ne font qu’en retarder les progrès ; car le public les présente ordinairement aux autres medecins comme des modeles qu’ils doivent imiter dans la pratique ; & ce suffrage aveugle & dangereux vient à bout de séduire des hommes sages. Extr. de la préf. du Dict. de Méd. traduite par M. Diderot, de l’angl. du D. James. (D. J.)

Médecine, parties de la, (Science.) La Médecine, comme je l’ai déja dit, est l’art de conserver la santé présente & de rétablir celle qui est altérée ; c’est la définition de Galien.

Les modernes divisent généralement la Médecine en cinq parties : 1°. la Physiologie, qui traite de la constitution du corps humain, regardé comme sain & bien disposé. Voyez Physiologie.

2°. La Pathologie, qui traite de la constitution de nos corps considérés dans l’état de maladie. Voyez Pathologie.

3°. La Sémiotique, qui rassemble les signes de la santé ou de la maladie. Voyez Sémiotique.

4°. L’Hygiene, qui donne des regles du régime qu’on doit garder pour conserver sa santé. Voyez Hygiene.

5°. La Thérapeutique, qui enseigne la conduite & l’usage de la diete ainsi que des remedes, & qui comprend en même-tems la Chirurgie. Voyez Thérapeutique.

Cette distribution est aussi commode pour apprendre que pour enseigner ; elle est conforme à la nature des choses qui forment la science médicinale, & d’ailleurs est usitée depuis long-tems par tous les maîtres de l’art. M. Boerhaave l’a suivie dans des institutions de Médecine, qui comprennent toute la doctrine générale de cette science.

Il expose d’abord dans cet ouvrage admirable, 1°. les parties, ou la structure du corps humain ; 2°. en quoi consiste la vie ; 3°. ce que c’est que la santé ; 4°. les effets qui en résultent. Cette premiere partie s’appelle Physiologie ; & les objets de cette partie qu’on vient de détailler, se nomment communément choses naturelles, ou conformes aux lois de la nature.

Dans la seconde partie de son ouvrage, il fait mention 1°. des maladies du corps humain vivant ; 2°. de la différence des maladies ; 3°. de leurs causes ; 4°. de leurs effets. On nomme cette partie Pathologie, en tant qu’elle contient la description des maladies ; Æthiologie pathologique, lorsqu’elle traite de leurs causes ; Nosologie, quand elle explique leurs différences ; enfin, Symptomatologie, toutes les fois qu’elle expose les symptomes, les effets, ou les accidens des maladies. Cette partie a pour objet les choses contraires aux lois de la nature.

Il examine dans la troisieme partie, 1°. quels sont les signes des maladies ; 2°. quel usage on en doit faire ; 3°. comment on peut connoître par des signes dans un corps sain & dans un corps malade, les divers degrés de la santé ou de la maladie. On appelle cette partie Sémiotique. Elle a pour objets les choses naturelles, non-naturelles, & contre-nature.

Il indique dans la quatrieme partie, 1°. les remedes ; 2°. leur usage. Comme c’est par ces remedes qu’on peut conserver la vie & la santé, on donne pour cette raison à cette quatrieme partie de la Médecine, le nom d’Hygiene. Elle a pour objet principalement les choses qu’on appelle non-naturelles.

M. Boerhaave donne dans la cinquieme partie 1°. la matiere médicale ; 2°. la préparation des remedes ; 3°. la maniere de s’en servir pour rétablir la santé & guérir les maladies. Cette cinquieme partie de la Médecine, se nomme Thérapeutique, & elle comprend la diete, la Pharmacie, la Chirurgie, & la méthode curative.

Enfin l’auteur développe dans des aphorismes particuliers les causes & la cure des maladies ; ces deux ouvrages renferment toute la science d’Esculape en deux petits volumes in-12, scientiâ graves, qui joints aux beaux commentaires de MM. Haller & Van-Swieten, forment une bibliotheque médicinale presque complette :

Apolline nati,
Nocturnâ versate manu, versate diurnâ.
Tum diros ægro pelletis è corpore morbos.

(D. J.)