Jean Chrysostome/Commentaire sur l’Évangile selon saint Matthieu/Homélie XL

Commentaire sur saint Matthieu XL à LXXVII
Œuvres complètes de Saint Jean Chrysostome (éd. M. Jeannin, 1865)

HOMÉLIE XL modifier


« JÉSUS ÉTANT PARTI DE LA, VINT EN LEUR SYNAGOGUE. ET COMME IL S’Y TROUVA UN HOMME QUI AVAIT LA MAIN DESSÉCHÉE, ILS LUI DEMANDÈRENT S’IL ÉTAIT PERMIS DE GUÉRIR LE JOUR DU SABBAT, POUR AVOIR UN SUJET DE L’ACCUSER. » (CHAP. 12,9,10, JUSQU’AU VERSET 25)

ANALYSE. modifier

  • 1. Guérison de la main sèche.
  • 2-3. Que l’envie est un très grand mal.
  • 4 et 5. Des remèdes propres à guérir l’envie. – Combien les honneurs sont funestes à ceux qui n’y prennent pas garde. – Qu’on devrait plutôt avoir de la compassion que de l’envie pour ceux qui sont dans les charges de l’Église. – Que leur réputation même est capable de les perdre.


1. Jésus-Christ guérit encore ici cet homme le jour du sabbat pour justifier davantage ses apôtres. Les antres Évangélistes remarquent que Jésus-Christ ayant mis cet homme au milieu des Juifs, leur demanda s’il était permis de faire du bien au jour du sabbat. N’admirez-vous point, mes frères, la bonté et la tendresse du Sauveur ? Il met cet homme au milieu d’eux, afin de les toucher par la seule vue de sa misère, et que la compassion prenant la place de la malignité et de l’envie, ils rougissent de perdre la douceur naturelle à l’homme pour agir avec une brutalité barbare et inhumaine. Mais ces cœurs de pierre, que rien ne peut amollir et qui semblent avoir déclaré la guerre à l’humanité, trouvent bien plus de délices à noircir la réputation du Sauveur, qu’à voir un miracle qui guérit cet homme. Ils montrent doublement leur malice, et par le dessein formé de contredire Jésus-Christ en tout, et par cette opiniâtreté si étrange avec laquelle ils s’opposaient à la guérison des autres.
Quelques Évangélistes disent que ce fut Jésus-Christ qui interrogea les Juifs ; mais le nôtre marque que ce fut au contraire les Juifs qui lui demandèrent : « S’il était permis de guérir le jour du sabbat, pour avoir un sujet de l’accuser. » Il est vraisemblable que les deux versions sont vraies l’une et l’autre. Comme ils étaient malicieux, et que d’ailleurs ils ne doutaient pas que Jésus-Christ ne guérît ce malade, ils voulaient le prévenir par cette question, pour empêcher ainsi ce miracle. Ils lui demandent donc « s’il est permis de guérir au jour du sabbat », non pour s’instruire en effet, si cela était permis, mais pour avoir lieu de le calomnier ensuite. Pour leur donner lieu de l’accuser, il suffisait que Jésus-Christ fit ce miracle. Mais ils veulent encore que ses paroles leur donnent prise contre lui, pour multiplier autant qu’ils peuvent les moyens de lui nuire.
Cependant Jésus-Christ demeure dans sa douceur ordinaire. Il guérit ce malade et il leur répond pour faire retomber leurs pièges sur eux, pour nous apprendre la modération, et pour faire voir leur dureté inhumaine. Saint Luc remarque qu’il fit mettre cet homme « au milieu » des Juifs (Lc. 6,8) : non qu’il eût quelque crainte d’eux, mais pour les aider à rentrer en eux-mêmes et pour les toucher de compassion. Mais n’ayant pu fléchir leur dureté, il est dit dans saint Marc (Mc. 3,5), qu’il s’affligea en voyant l’aveuglement de leur cœur, et qu’il leur dit : « Quel est celui d’entre vous, qui ayant une brebis qui vienne à tomber dans une fosse le jour du sabbat, ne la prenne et ne l’en retire (11) ? Et combien un homme ne vaut-il pas mieux qu’une brebis ? Il est donc permis de faire du bien les jours du sabbat (12). » Pour leur ôter d’abord tout sujet de s’emporter contre lui avec insolence, et de l’accuser encore de violer la loi, il se sert de cette comparaison, et il nous donne lieu d’admirer combien il diversifiait selon les rencontres, les raisons dont il se défend de violer le sabbat.
Il est vrai que dans le miracle de l’aveugle-né, il ne se défendit point d’avoir fait de la boue un jour de sabbat, quoique les Juifs l’en accusassent, parce qu’un miracle si extraordinaire suffisait pour montrer qu’il est l’auteur et le maître de la loi. Lorsqu’il commanda au paralytique de porter son lit le jour du sabbat et que les Juifs l’en accusaient, il se défendit, tantôt en Dieu, tantôt en homme. Il parle en homme lorsqu’il dit : « Si un homme est circoncis le jour même du sabbat, afin que la loi ne soit point violée », il ne dit pas, afin qu’un homme reçoive assistance, « pourquoi vous mettez-vous en colère contre moi, parce que j’ai guéri un homme dans tout son corps (Jn. 5) ? » Et il parle en Dieu lorsqu’il dit : « Mon Père agit depuis le commencement du monde jusqu’ici, et moi j’agis avec lui. » Lorsqu’il excuse ses disciples que l’on calomniait devant lui, il dit : « N’avez-vous point lu ce que fit David, quand il eut faim lui et ceux qui étaient avec lui ; comment il entra dans la maison de Dieu, et y mangea les pains offerts ? » Il les défend encore par la conduite ordinaire des prêtres qui faisaient beau coup de choses le jour du sabbat sans commettre aucune faute.
Mais ici il leur demande : « S’il était permis, le jour du sabbat, de faire du bien ou de faire du mal », et il leur fait cette question : « Qui d’entre vous ayant une brebis », et le reste ; parce qu’il savait qu’ils étaient avares, et qu’ils craignaient plus la perte d’une brebis qu’ils ne désiraient le salut des hommes.
Saint Marc rapporte « que Jésus-Christ les regardait (Mc. 3,5) », en leur faisant cette question, afin que son regard pût encore aide ; à les toucher de compassion. Mais tout cela ne put faire aucun effet sur leur endurcissement. Il guérit cet homme par sa seule parole, quoique souvent ailleurs il impose les mains sur les malades pour les guérir. Et cette circonstance rendait ce miracle encore plus grand. Mais rien ne pouvait adoucir les Juifs, le paralytique était guéri, et eux devenaient plus malades encore par là. Jésus-Christ avait tâché, et par ses paroles, et par ses raisons, et par ses actions de les faire revenir et de les gagner. Mais voyant que leur opiniâtreté était inflexible, il les quitte et il fait son œuvre. « Alors il dit à cet homme : Étendez votre main, et l’ayant étendue elle fut rendue saine comme l’autre (13). » Que font à cela les Juifs ? Ils sortent d’avec Jésus-Christ, ils s’assemblent et ils consultent entre eux pour lui dresser quelque piège.
2. « Mais les pharisiens étant sortis tinrent du conseil ensemble contre lui sur les moyens qu’ils pourraient prendre pour le perdre (14). » Il ne les avait blessés en rien, et ils voulaient le faire périr. Tant il est vrai que l’envie est cruelle et furieuse, et qu’elle n’épargne ni amis, ni ennemis. Saint Marc dit qu’ils se lièrent avec les hérodiens, pour voir ensemble comment ils perdraient Jésus-Christ. Mais que fait ici le Sauveur, cet agneau si doux et si paisible ? Il se retire pour ne pas les aigrir davantage. « Mais Jésus, sachant leurs pensées, se retira de ce lieu (45). » Où sont maintenant ceux qui croient qu’il serait à souhaiter que Dieu fît aujourd’hui des miracles comme autrefois ? Jésus-Christ fait bien voir par ce qui lui arriva alors, que les esprits rebelles ne se rendent point aux miracles même. Tout ce qui se passe dans cette guérison miraculeuse montre clairement que les Juifs avaient accusé injustement les apôtres.
Il est à remarquer que plus Jésus-Christ faisait du bien aux hommes, plus ses ennemis s’en aigrissaient. S’ils le voient ou guérir les corps, ou convertir les âmes, ils entrent en furie, et ils cherchent les moyens de l’accuser. Lorsque chez le pharisien il change miraculeusement la pécheresse, ils le condamnent. Lorsqu’il mange avec les publicains et les pécheurs, ils le calomnient. Et ils conspirent ici pour le perdre, après qu’il a guéri cette main desséchée. Mais considérez, je vous prie, comme Jésus-Christ continue de faire son œuvre. Il guérit les malades comme auparavant, et il tâche en même temps d’adoucir et de guérir les esprits. « Une grande foule de peuple l’ayant suivi, il les guérit tous, et il leur recommanda en des termes forts et pressants, de ne le point découvrir (16). » Le peuple partout suit et admire Jésus-Christ, et les pharisiens ne quittent point cette aversion qu’ils ont pour lui. Mais pour nous empêcher d’être surpris d’une animosité si opiniâtre, Jésus montre que cela même avait été prédit par le prophète. Car les prophéties ont été faites avec tant de lumière et d’exactitude, qu’elles n’ont rien omis, et qu’elles marquent en particulier les voyages même de Jésus-Christ, les changements de lieux, et le dessein dans lequel il les faisait, pour nous apprendre que c’est le Saint-Esprit qui a tout dicté. Car si les hommes, selon saint Paul, ne peuvent connaître les secrètes pensées des hommes, ils auraient bien moins pu pénétrer les pensées et les raisons de Jésus-Christ, sans une révélation particulière de l’Esprit de Dieu. Voyons donc ce que dit ce prophète : « Afin que cette parole du prophète Isaïe fût accomplie (17) : Voici mon Fils que j’ai élu, mon bien-aimé dans lequel mon âme a mis toute son affection. Je ferai reposer sur lui mon Esprit, et il annoncera la justice aux nations (8). » Le Prophète relève en même temps la douceur et la puissance de Jésus-Christ. Il ouvre aux gentils une porte large et spacieuse pour leur donner entrée dans la grâce du Sauveur, et il prédit aux Juifs les maux qui devaient leur arriver un jour. Il montre encore l’union parfaite de Jésus-Christ avec son Père. « Voici », dit-il, « mon Fils que j’ai élu, mon bien-aimé dans « lequel mon âme a mis toute son affection. » Si le Père l’a élu pour son fils bien-aimé, ce n’est donc point pour le combattre qu’il se dispense de garder la loi. Jésus-Christ n’agit point en ennemi du législateur de l’ancienne loi. Ce qu’il fait, il le fait parce qu’il entre dans les desseins de son Père, et qu’il est parfaitement d’accord avec lui en toutes choses. Pour relever ensuite sa douceur, le Prophète dit : « Il ne disputera point ni ne criera point, et personne n’entendra sa voix dans les rues (19). » Il souhaitait d’être toujours au milieu d’eux pour les guérir, mais puisqu’ils ne l’ont pas voulu, il ne leur a point résisté. Il marque encore la toute-puissance du Sauveur et l’extrême faiblesse de ses ennemis lorsqu’il ajoute : « Il ne brisera point le roseau cassé (20) ; » pour montrer qu’il était aussi aisé à Jésus-Christ de terrasser tous les Juifs, que de « briser un roseau », et un roseau déjà « cassé ». Il n’achèvera point d’éteindre « la mèche de la lampe qui fume encore (20). » Le Prophète nous représente par ces paroles l’excès de la colère des Juifs et la toute-puissance du Sauveur, qui peut avec tant de facilité éteindre cette fureur et calmer ces violences. Que s’il ne l’a pas fait quelquefois, c’est ce qui marque la grandeur de son humilité et de sa douceur. Mais sa patience n’aura-t-elle point de fin, et souffrira-t-il éternellement cette malignité si cruelle et si envenimée de ses ennemis ? Non certes ! mais quand il aura accompli ce qu’il a résolu, il se rendra justice à lui-même. C’est ce que marquent ces paroles suivantes : « Jusqu’à ce qu’il rende victorieuse la justice de sa cause (20). » Saint Paul dit la même chose : « Nous avons en notre main le pouvoir de punir toute désobéissance, lorsque vous aurez satisfait à tout ce que l’obéissance demande de vous. » (1Cor. 10,7) Que veulent dire ces paroles : « Jusqu’à ce qu’il rende victorieuse la justice de sa cause ? » C’est-à-dire, jusqu’à ce qu’il ait accompli ce qui le regarde. C’est alors qu’il tirera une vengeance éternelle de ses ennemis, Ils souffriront alors des peines cruelles, lorsqu’il aura fait éclater « sa victoire », lorsqu’il aura fait voir « la justice de sa cause », et lorsque l’impudence de ses ennemis deviendra muette et sera couverte de confusion et de honte. Ce jugement ne se terminera pas seulement à punir les coupables, mais à attirer encore à lui toute la terre. « Et les nations espéreront en son nom (21). » Et pour marquer que cela se faisait ainsi par l’ordre et par la disposition du Père, le Prophète commence d’abord par ces paroles : « Voici mon Fils que j’ai élu, mon bien-aimé dans lequel mon âme a mis toute son affection. » Car il est visible qu’un Fils qui est aimé de la sorte ne fait rien qu’avec le consentement de son père.
3. « Alors on lui présenta un possédé aveugle et muet, lequel il guérit, en sorte que cet homme qui était auparavant aveugle et muet commença à parler et à voir (22) » Combien est grande, mes frères, la malice du démon ! Il ferme les deux voies par lesquelles cet homme pouvait croire en Jésus-Christ, en lui ôtant la parole et la vue Mais Jésus-Christ lui rend l’une et l’autre « Et tout le peuple fut rempli d’admiration, et ils disaient : N’est-ce pas là le fils de David (23) ? » Ce qu’entendant les pharisiens, ils dirent : « Cet homme ne chasse les démons que par la vertu de Béelzébub, prince des démons (24). » Quelle louange si extraordinaire ce peuple donnait-il à Jésus-Christ, et quel sujet les pharisiens avaient-ils de s’en scandaliser ? Mais ils ne peuvent supporter ces louanges, et comme je l’ai déjà dit, les bienfaits que les hommes reçoivent de lui irritent ces pharisiens. Ce qui réjouit tous les autres est pour eux une affliction sensible, et là guérison certaine et indubitable des hommes leur perce le cœur. Il s’était retiré de devant eux ; il avait donné lieu à leur passion de s’apaiser ; mais elle se renouvelle, aussitôt en voyant un homme guéri de nouveau. Ainsi leur fureur en cette rencontre a surpassé même celle du démon. Car nous voyons que le démon cède à la toute-puissance de Jésus-Christ, il s’enfuit du corps qu’il possédait, et il demeure dans le silence ; mais ceux-ci, après un si grand miracle de Jésus-Christ, s’efforcent ou de lui ôter la vie, ou de le perdre d’honneur. Et voyant qu’ils n’avaient pas assez de pouvoir pour le faire mourir, ils tâchent au moins de noircir sa réputation par leurs calomnies.
Vous voyez, mes frères, par cet exemple, ce que c’est que l’envie, et ce que peut dans une âme, ce mal, qu’on peut appeler le plus grand des maux. L’adultère cherche une malheureuse satisfaction son crime, et il le commet en peu de temps ; mais l’envieux se punit et se tourmente longtemps, lui-même avant que de tourmenter les autres : il est tellement possédé de sa passion, qu’elle ne lui donne point de trêve. Son crime se commet et dure toujours.
Comme le pourceau trouve son plaisir dans la boue, et les démons dans notre perte : l’envieux du même trouve ses délices dans l’affliction de son frère. S’il lui voit arriver quelque mal, est alors qu’il respire et qu’il trouve du repos. Il se réjouit de ce qui afflige les autres Il compte leurs pertes au nombre de ses bonnes fortunes, et leurs avantages sont ses plus grandes disgrâces. Enfin il ne s’arrête pas tant à considérer le bonheur qui lui arrive que le malheur qui arrive aux autres.
Ne faudrait-il pas lapider ces sortes de gens ? Ne faudrait-il pas leur arracher la vie par mille tortures, eux qui comme des chiens enragés aboient contre tout le monde, qui sont comme des démons visibles, et pires que ces furies que les fables ont invitées ? Comme il y a des animaux qui ne se repaissent que d’ordures personnes aussi ne se nourrissent que de la misère des autres, et ils se déclarent ennemis communs de tous les hommes.
Nous avons souvent de la compassion pour les bêtes, même lorsqu’on les tue ; mais vous cruel, lorsque vous voyez un homme guéri, vous devenez furieux comme une bête farouche, et vous en séchez d’envie. Peut-on trouver rien de plus détestable que cet excès ? N’est-ce donc pas avec raison que les fornicateurs et les publicains ont trouvé accès au royaume bienheureux de Dieu, et que les envieux en ont été éternellement bannis, quoiqu’ils en fussent les enfants et les héritiers légitimes ? « Les enfants légitimes », dit l’Évangile, « seront jetés dehors. » (Mt. 8,13) Les uns en quittant leurs désordres, ont reçu de Dieu des biens qu’ils n’avaient pas espérés, et les autres par envie, ont perdu ceux qu’ils avaient déjà reçus. Et certes cette conduite de Dieu est bien juste. Car cette passion cruelle fait que l’envieux, d’homme qu’il était devient un démon. C’est l’envie qui a causé le premier homicide dans le monde. C’est elle qui a animé le frère contre le frère, et qui lui a fait oublier tous les sentiments de la nature. C’est l’envie qui a souillé la terre du sang de l’innocent Abel, et qui depuis a fait que cette même terre s’est ouverte pour dévorer tout vivants Coré, Dathan, Abiron, et tous ceux qui s’étaient joints à eux contre Moïse.
On me dira peut-être qu’il est aisé de par1er contre l’envie, mais qu’il serait bien plus utile de trouver des moyens de s’en défendre. Voyons donc comment nous pourrons nous préserver d’un mal si funeste. Nous devons considérer premièrement que comme il n’est pas permis aux adultères d’entrer dans l’assemblée des fidèles, il ne le doit pas être non plus aux envieux. Et j’ajoute encore que l’entrée de l’Église devrait être plus interdite aux envieux qu’aux adultères même. Comme on croit que ce vice n’est rien, on se met souvent peu en peine de le combattre : mais lorsque nous en aurons compris la grandeur, il nous sera bien plus aisé de nous en défendre.
Si donc vous vous sentez prévenu de cette passion, pleurez et soupirez. Versez des ruisseaux de larmes devant Dieu, et appelez-le à votre secours. Soyez très-persuadé qu’en portant envie à un autre vous commettez un grand crime, et faites-en pénitence. Si vous entrez, dans ces sentiments, vous pourrez bientôt vous guérir d’une maladie si mortelle.
Vous me direz peut-être : qui ne sait que l’envie est un péché ? Il est vrai que tout le monde le sait ; mais qui est-ce qui en a autant d’horreur que de la fornication ou de l’adultère ? quel est l’envieux qui prie Dieu avec larmes de le délivrer de ce crime ? ou qui ait tâché de fléchir sa colère, et de se réconcilier avec lui ? On ne voit personne qui ait cette idée de l’envie. L’homme le plus envieux du monde se croit en sûreté s’il jeûne un peu, et s’il fait quelque légère aumône. Il ne croit pas avoir fait un crime, lorsqu’il s’est abandonné à la plus furieuse et la plus criminelle de toutes les passions. Qui a rendu Caïn le meurtrier de son frère, et Esaü le persécuteur du sien ? qui a irrité Laban contre et les enfants de Jacob contre leur frère Joseph ? qui a suscité Coré, Dathan et Abiron contre Moïse ? qui a fait murmurer encore contre lui Aaron son frère et Marie sa sœur ? qui a rendu le démon même ce qu’il est, et lui a donné le nom de diable, c’est-à-dire de calomniateur ?
4. Considérez aussi que vous ; vous nuisez beaucoup plus qu’à celui à qui vous portez envie, et que l’épée dont vous voulez le blesser vous perce vous-même. En effet, quel mal Caïn a-t-il fait à Abel ? Il lui a procuré contre son intention le plus grand des biens, en le faisant passer plus tôt dans une vie très-heureuse, et il s’est enveloppé lui-même dans une infinité, de maux. En quoi Esaü a-t-il nui à Jacob ? Son envie a-t-elle empêché qu’il ne se soit enrichi au lieu que cet envieux, en perdant l’héritage et la bénédiction de son père, a vécu et est mort malheureusement ?
Quel mal a fait à Joseph l’envie de ses frères, qui les porta presque jusqu’à répandre son sang ? Ne se sont-ils pas vus enfin dans la dernière extrémité, et près de périr par la famine, pendant que leur frère régnait, sur toute l’Égypte ? Ainsi plus vous avez d’envie contre votre frère, plus vous lui procurez de bien. Dieu qui voit tout, prend en main la cause de l’innocent ; et touche de l’injustice avec laquelle vous traitez, il se plaît à le relever lorsque vous cherchez à l’abaisser, et vous punit en même temps selon la grandeur de votre crime. Si Dieu a coutume de punir ceux qui se réjouissent du mal de leurs ennemis ; s’il dit dans ses Écritures : « Ne vous réjouissez pas de la chute de votre ennemi, de peur que Dieu ne le voie, et que cela ne lui plaise pas (Prov. 14,17) ; » combien punira-t-il davantage ceux qui, poussés par leur envie, veulent du mal à ceux qui ne leur en ont jamais fait ?
Étouffons donc, mes frères, dans nous, ce monstre à plusieurs têtes. Car il y a plusieurs sortes d’envie. Si celui qui n’aime que celui qui l’aime, n’a rien de plus qu’un publicain, que deviendra celui qui hait une personne qui ne l’a point offensé ? Comment évitera-t-il l’enfer puisqu’il est pire que les païens mêmes ? C’est, mes frères, ce qui me remplit de douleur. Nous devrions imiter les anges, ou plutôt le Seigneur et le Dieu des anges, et nous imitons le démon. Car je sais que dans l’Église même il y a beaucoup d’envieux, et encore plus entre nous autres qui en sommes les ministres, qu’entre les fidèles qui nous sont soumis. C’est pourquoi il est bon que nous nous parlions aussi à nous-mêmes.
Dites-moi donc, vous qui êtes ministre de l’Église : pourquoi portez-vous envie à cet homme ? Est-ce parce que vous le voyez élevé en dignité et en honneur, et célèbre par son éloquence ? Ne savez-vous pas que tous ces avantages sont souvent de véritables maux pour ceux qui ne veillent pas assez sur eux ? qu’ils les rendent orgueilleux, vains, insolents et lâches ? et qu’enfin ils disparaissent bientôt et perdent tout leur éclat ? Car ce qu’il y a de plus déplorable dans ces faux biens, c’est que le plaisir qui en naît est court, et que les maux qu’ils causent sont éternels. Dites-moi donc en vérité, est-ce là le sujet de votre envie ?
Mais il est puissant, dites-vous, auprès de l’évêque. Il conduit, il ordonne, il fait tout ce qui lui plaît. II peut faire du mal à tous ceux qui lui résistent. Il peut faire du bien à tous ceux qui le flattent. Enfin il a toute la puissance entre les mains. Les gens du monde pourraient parler de la sorte. On excuserait ces pensées dans des hommes charnels, et tout attachés à la terre. Mais un homme spirituel en est incapable. Car que lui pourrait faire celui que vous prétendez être si puissant ? Le déposera-t-il de sa dignité ? Quel mal en recevra-t-il ? s’il mérite d’être déposé, ce sera son bien, puisque rien n’irrite Dieu davantage, que d’être dans les fonctions saintes et d’en être indigne. Que si c’est à tort qu’il le dépose, toute la honte de cette action retombe sur celui qui l’a faite, et non sur celui qui la souffre. Car celui à qui l’on fait une si grande injustice, et qui la souffre généreusement, en devient bien plus pur, et en acquiert une bien plus grande confiance auprès de Dieu.
Ne pensons donc point, mes frères, aux moyens d’avoir des dignités, des honneurs et des charges ecclésiastiques, mais aux moyens d’avoir de véritables vertus. Les dignités portent d’elles-mêmes à faire beaucoup de choses qui ne plaisent pas à Dieu. Il faut avoir une vertu grande et héroïque pour n’en user que selon les règles de son devoir. Un homme qui est sans charge se purifie et se perfectionne par l’humilité de son état même. Mais celui qui est dans une dignité, est semblable à un homme qui demeurerait avec une fille d’une rare beauté, et qui serait obligé de n’arrêter jamais les yeux sur elle. C’est ainsi que ceux qui sont puissants dans l’Église doivent craindre de se laisser éblouir par l’éclat de leur puissance.
Telle est la puissance ; elle en pousse beaucoup à traiter injurieusement les autres ; elles ont allumé la colère dans leur cœur ; elles ont rompu le frein de leur langue, pour ouvrir leur bouche aux paroles insolentes et injurieuses, et enfin elles ont été à leur égard comme une tempête furieuse, qui rompt tous les mâts et les cordages d’un vaisseau, et qui le fait périr au milieu des flots. Croyez-vous donc un homme heureux, lorsqu’il est environné de tous ces périls, et son état vous paraît-il bien digne d’envie ? Il faudrait, ce me semble, avoir perdu le sens pour en juger de la sorte. Que si ces périls secrets et invisibles ne vous touchent pas assez, représentez-vous encore combien ces personnes qui sont en charge sont exposées aux flatteries, aux jalousies et aux médisances. Appelez-vous donc cet état un état heureux et digne d’envie ?
Mais tout le peuple, dites-vous, honore cet homme. De quoi lui sert cet honneur ? Est-ce le peuple qui le jugera ? Est-ce au peuple qu’il rendra compte de ses actions ? N’est-ce pas Dieu qui lui redemandera un compte très-exact de toute sa vie ? Ne tremblez-vous point pour lui, lorsque le peuple l’estime ? Cet applaudissement et ces louanges, ne sont-ce pas comme autant d’écueils et de rochers où il est en danger de se perdre ? Plus les honneurs que le peuple lui rend sont grands, plus ils sont accompagnés de périls, de soins et d’inquiétudes. Celui qui dépend ainsi du peuple a bien de la peine à respirer un peu, et à demeurer ferme dans le même état. Quelque vertu que ces hommes aient d’ailleurs, il leur est très difficile de se sauver, et d’entrer dans le royaume de Dieu.
Rien ne corrompt tant l’esprit et ne relâche tant les mœurs, que cet honneur qu’on reçoit du peuple qui rend les prélats timides, lâches, flatteurs et hypocrites. Pourquoi les pharisiens disaient-ils que Jésus-Christ était possédé du démon, sinon par un désir ardent d’être estimés et d’être honorés du peuple ? Et d’où vient au contraire que les autres Juifs jugeaient plus favorablement du Sauveur, sinon parce qu’ils n’étaient pas frappés de cette passion comme les pharisiens ? Car rien ne rend un esprit si déraisonnable et si insensé que cette avidité de la gloire ; et rien ne le rend si équitable, si solide et si ferme que le mépris de l’honneur. C’est pourquoi ce n’est pas sans sujet que je vous ai dit qu’il faut qu’un homme qui est en charge ait un esprit ferme et héroïque pour résister à tant de flots dont il est battu, et pour se sauver de la tempête, qui l’attaque de toutes parts. Car quand un homme est possédé du désir de l’honneur, lorsque le vent de la gloire humaine lui est favorable, il est prêt à s’exposer à tout : et lorsqu’il lui est contraire, il s’abîme dans la tristesse. La gloire est pour un tel homme un paradis, et le déshonneur un enfer.
5. Est-ce donc là le sujet de votre envie, et n’en devriez-vous pas plutôt faire le sujet de votre compassion et de vos larmes ? Lorsque vous croyez l’état de ces personnes digne d’envie, il me semble que vous êtes semblable à celui qui voyant un misérable lié, fouetté cruellement, ou déchiré par des bêtes farouches, regarderait avec envie sa douleur cuisante, et le sang qui lui coulerait de toutes parts. Car autant il y a d’hommes dans tout un peuple, autant ce ministre de l’Église a de liens qui l’environnent, et de maîtres auxquels il doit obéir. Ce qui est encore plus insupportable, c’est que chaque homme a ses pensées différentes, Ils attribuent tout le mal qui arrive à celui qui les conduit. Ils n’examinent rien à fond. Qu’une imputation imaginaire et sans fondement vienne à quelqu’un d’eux, elle passera pour une vérité constante dans l’esprit de tous les autres.
Quelle tempête est aussi pénible à souffrir que ces bizarreries du peuple ? Celui qui s’arrête à ces louanges populaires, est comme ces flots de la mer qui s’élèvent jusqu’au ciel, et s’abaissent ensuite jusqu’aux abîmes il est toujours dans l’agitation, et jamais en paix. Avant que le jour de parler publiquement soit venu, il tremble de peur, et il appréhende le succès ; et après que son discours est prononcé, ou il meurt de déplaisir et de tristesse, ou il entre dans une joie excessive qui est pire encore que son déplaisir. Car il est aisé de voir combien cette joie nuit à l’âme par les mauvais effets qu’elle y cause. Elle la rend légère et inconstante, sans solidité et volage.
Nous pouvons voir une preuve de cette vérité dans ces excellents hommes de l’Ancien Testament. Quand David a-t-il fait paraître plus de vertu ? Est-ce lorsqu’il était dans le bonheur ou dans la joie, ou lorsqu’il était accablé de tristesse et de misère ? Quand les Juifs servaient-ils Dieu avec plus de fidélité ? Était-ce lorsque l’extrémité de leurs maux les obligeait d’appeler Dieu à leur secours que la joie qu’ils ressentaient dans le désert les portait à adorer le veau d’or ? C’est ce qui a fait dire à Salomon, qui savait parfaitement ce que c’était que la joie : « qu’il vaut mieux aller dans une maison de pleurs que dans celle où l’on rit » (Qo. 7,2) ; et que Jésus-Christ appelle heureux ceux qui pleurent, et ceux qui rient malheureux : « Malheur à vous qui riez, parce que vous pleurerez ! » Et c’est avec grande raison qu’il parle de la sorte, parce que l’âme devient plus molle et plus relâchée dans la joie ; au lieu que dans la tristesse elle rentre en elle-même, elle devient plus sage et plus modérée, elle se dégage de ses passions, elle s’élève plus aisément vers Dieu, et elle trouve en soi-même plus de solidité et de force.
Pensons, mes frères, à ces vérités : fuyons la vaine gloire et le faux plaisir qu’on y trouve, afin de mériter cette gloire véritable qui ne passera jamais, que je vous souhaite, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XLI modifier


« JÉSUS CONNAISSANT LEURS PENSÉES LEUR DIT : TOUT ROYAUME DIVISÉ CONTRE LUI-MÊME SERA RUINÉ ; ET TOUTE VILLE OU TOUTE MAISON DIVISÉE CONTRE ELLE-MÊME NE POURRA SUBSISTER. QUE SI SATAN CHASSE SATAN, IL EST DIVISÉ CONTRE LUI-MÊME. COMMENT DONC SON ROYAUME SUBSISTERA-T-IL ? » (CHAP. 12,25, 26, JUSQU’AU VERSET 33)

ANALYSE. modifier

  • 1. Jésus-Christ en révélant les secrètes pensées des cœurs, prouve sa divinité.
  • 2. Jésus-Christ daigne se justifier devant les Juifs qui le calomniaient en disant qu’il chassait le démon par le démon.- En quel sens le blasphème contre le Saint-Esprit n’est point remis.
  • 3. et 4. Qu’il faut se représenter tous ses péchés pour en concevoir un vif regret – Qu’il faut faire attention aux péchés intérieurs, non moins qu’aux autres. – Qu’on doit guérir les plaies de l’âme par les vertus qui leur sont opposées.


1. Les Juifs avaient déjà dit de Jésus-Christ qu’il chassait les démons au nom de Béelzébub. Jésus-Christ ne les en avait pas repris. Il s’était contenté de leur faire connaître sa puissance par la multitude de ses miracles et par la sainteté de sa doctrine. Mais voyant qu’ils continuent à tenir les mêmes propos, il se croit enfin obligé de leur répondre. Il commence par leur faire connaître sa divinité, en déclarant publiquement ce qu’ils avaient dans le cœur, et en délivrant en leur présence les possédés avec une facilité toute-puissante. Quelque imprudente et absurde que fût cette calomnie, parce que, comme j’ai dit, l’envie ne se met pas en peine de ce qu’elle dit pourvu qu’elle dise une injure, néanmoins Jésus-Christ ne néglige pas d’y répondre. Il le fait avec une douceur et une modération digne de lui, voulant nous apprendre à être doux à l’égard même de nos ennemis, quand ils publieraient de nous des choses dont nous ne nous sentons point coupables, et qui n’ont pas la moindre vraisemblance. Il veut que nous ne nous troublions point alors, mais que nous leur rendions raison de notre conduite avec beaucoup de douceur et de patience. C’est ce qu’il pratique lui-même en cette rencontre, afin que sa modestie fût même la conviction de leur fausseté, puisqu’un homme possédé du démon n’aurait pu être ni assez éclairé pour pénétrer dans le fond des cœurs, ni assez humble pour leur répondre si modérément.
La pensée qu’ils avaient de lui était trop effroyable pour oser la publier devant le peuple, mais ils s’en entretenaient en eux-mêmes. Jésus-Christ veut leur faire connaître qu’il voyait à nu tout ce qu’ils pensaient, et, sans publier leurs calomnies, ni découvrir leur, malice, il se contente de répondre au mouvement de leur cœur, laissant ensuite à leur conscience à leur reprocher, l’excès de leur propre malice. Car l’unique but du Sauveur était de convertir les pécheurs, et non pas de les confondre. Rien ne l’empêchait, s’il l’eût voulu, de les convaincre par ses raisons, de les rendre ridicules et de punir leur impiété très sévèrement. Mais il ne veut pas le faire. Il oublie ses intérêts pour ne s’appliquer qu’à les guérir de leur prévention haineuse et à les rendre plus doux et plus susceptibles de conversion.
Mais comment se détend-il ? Il ne leur oppose point l’Écriture, parce qu’ils négligeaient eux-mêmes de s’y appliquer, et qu’ils la corrompaient par de faux sens. Il se sert de raisons communes et d’exemples qui arrivent tous les jours. « Tout royaume », dit-il, « qui « est divisé contre lui-même sera ruiné ; et toute ville ou toute maison divisée contre elle-même ne pourra subsister (25). » On sait assez que les guerres domestiques et civiles sont bien plus dangereuses que les étrangères il en est de même pour nos corps et généralement pour toutes choses. Il aime mieux d abord leur rapporter deux exemples plus communs, et qu’ils pouvaient mieux connaître. Car qu’y a-t-il sur la terre de plus fort qu’un puissant royaume ? Cependant, si la division s’y mêle, il se détruit aisément. Que si l’on dit qu’un royaume ne se détruit si aisément, lorsqu’il se divise, que parce que son étendue et la multitude des parties qui le composent, contribuent beaucoup à sa ruine, Jésus-Christ montre que la division fait le même effet dans une seule ville, et même dans une maison particulière. Il est donc clair que tout ce qui subsiste, qu’il soit grand ou petit, périt lorsqu’il se divise. Si donc, dit Jésus-Christ, je chasse tes démons parce que je suis possédé d’un démon, n’est-il pas évident que les démons se combattent, qu’ils sont opposés les uns aux autres, et qu’ainsi leur puissance, étant divisée contre elle-même, ne pourra plus subsister ? « Si Satan chasse Satan, il est divisé contre lui-même. Comment donc son royaume subsistera-t il (26) ? » Il ne dit pas si Satan chasse les démons mais « si Satan chasse Satan », afin de faire mieux voir l’union qui est entre eux « Il est divisé contre lui-même ». S’il est divisé il est affaibli et ruine, et s’il est affaibli et ruine, comment pourra-t-il chasser les autres ?
Voyez donc combien cette accusation des Juifs est ridicule, combien elle est extravagante, et comme elle se combat et se détruit elle – même Car c’est assurément bien mal raisonner de reconnaître que le règne des démons subsiste, lorsque les démons chassent les démons, et de prétendre qu’en se combattant de la sorte, ils établissent leur règne, au lieu que cette division même serait la destruction de leur règne.
Voila la première réponse que Jésus-Christ fait à leurs accusations. L’autre est celle qu’il tire de ses disciples et des miracles qu’ils faisaient sur les possédés. Car Jésus-Christ ne se contente pas de réfuter leurs objections impertinentes par une seule raison. Il leur en oppose plusieurs pour confondre davantage leur impudence. C’est ainsi qu’il a détruit cette vaine accusation de la violation du sabbat, non seulement en produisant l’exemple du roi David, mais encore en rapportant la conduite ordinaire des prêtres, puis cet endroit de l’Écriture, où Dieu dit : Je veux la miséricorde et non pas le sacrifice », en ajoutant enfin que l’institution du sabbat avait été faite pour l’homme même. Il réfute ici de même cette objection par une seconde raison plus claire que la première en disant :
2. « Si donc je chasse les démons par la vertu de Béelzébub, par qui vos enfants les chassent-ils (27) ? » Considérez, mes frères, combien il est doux encore et modéré dans cette réponse. Il ne dit pas, mes disciples ou mes apôtres, mais « vos enfants, et il leur donne ainsi le moyen de se rendre dignes de la même grâce qu’avaient reçue ceux qui étaient Juifs comme eux ; mais s’ils voulaient au contraire demeurer toujours dans leur ingratitude, il les rend entièrement inexcusables. Voici donc ce qu’il leur dit : « Si je chasse les démons par la vertu de Béelzébub, par qui les chassent vos enfants ? » Car les apôtres avaient déjà chassé les démons par la puissance que Jésus-Christ leur avait donnée. Cependant les Juifs ne les accusaient point, comme Jésus-Christ, de chasser les démons au nom des démons parce qu’ils n’en voulaient pas à la chose même, mais à la personne.
Ainsi pour leur faire voir que tout ce qu’ils disaient contre lui ne venait que de leur envie, il leur propose ses apôtres qui chassaient aussi les démons, comme s’il leur disait : Si je chasse les démons par la vertu de Béelzébub, c’est aussi par Béelzébub que vos enfants les doivent chasser, puisqu’ils n’ont point d’autre puissance que celle que je leur ai donnée. Cependant vous n’avez point eu d’eux ces pensées. Comment donc les pouvez-vous avoir de moi ? Pourquoi me condamnez-vous, lorsque vous les justifiez, quoique je n’aie fait que ce qu’ils font ? Ce jugement favorable que vous portez sur vous, vous rendra encore plus coupables pour l’injustice que vous me faites ; aussi, il ajoute ensuite : « C’est pourquoi ils seront eux-mêmes vos juges (27). » Juifs comme vous et suivant même loi que vous, ils ont obéi en toute chose ; ils condamneront donc un jour tout ce que vous faites, et tout ce que vous dites contre moi avec tant d’insolence et tant d’imposture. « Mais si je chasse les démons par l’Esprit de s Dieu, vous devez donc croire que le règne de Dieu est parvenu jusqu’à vous (28). » Quel est ce royaume de Dieu » ? C’est ma présence sur la terre. Remarquez encore combien il attire à lui les Juifs, combien il cherche à les guérir, et à faire en sorte qu’ils le connaissent. Il leur représente qu’ils s’opposent eux-mêmes aux grands biens qu’il leur veut faire et qu’ils agissent contre leur propre salut. Au lieu que vous devriez vous réjouir et être ravis de ce que je suis ici pour vous dispenser les grâces que les prophètes ont prédites au-autrefois, et de ce que le temps de votre bonheur est enfin venu, vous faites tout le contraire, et non seulement vous vous opposez aux grands dons que je vous offre, mais vous me déshonorez même par vos fausses accusations et par vos calomnies.
Saint Matthieu dit ici : « Que si je chasse les démons par l’Esprit de Dieu ; » et saint Luc : « Que si je chasse les démons par le doigt de Dieu », ce qui montre que c’est l’ouvrage de la toute-puissance de Dieu de chasser ainsi les démons, et non pas l’effet d’une grâce qui soit ordinaire. Il veut aussi qu’ils puissent conclure de là que le Fils de Dieu est venu. Mais il ne le dit pas clairement. Il se sert d’une expression figurée en disant : « Vous devez croire que le règne de « Dieu est parvenu jusqu’à vous. » O sagesse admirable du Sauveur ! Il établit son incarnation et prouve son avènement au monde par les accusations mêmes de ses ennemis. Et pour les attirer davantage à lui, il ne dit pas seulement : « Le royaume de Dieu est venu », mais il dit, « est parvenu jusqu’à vous ; » comme s’il disait : ces grands biens sont venus pour vous. Pourquoi donc recevez-vous avec chagrin et avec tristesse la nouvelle de votre bonheur ? Pourquoi combattez-vous votre salut ? Voici le temps que les prophètes vous ont marqué autrefois. Ils ont prédit que je viendrais, et ils ont donné pour marque de mon avènement, qu’il se ferait alors des miracles par une puissance toute divine. Vous êtes témoins que ces miracles se font, et ils sont assez grands pour faire voir qu’il n’y a que Dieu qui les puisse faire. Le démon ne peut être maintenant plus puissant qu’il l’a été jusqu’ici. Il faut nécessairement qu’il soit plus faible. Et il est impossible que le démon étant faible chasse un autre démon qui est très-fort. C’est ainsi qu’il leur parlait, pour leur montrer que toute la force vient de la charité et de l’union, et toute la faiblesse de la division et du schisme. C’est pourquoi il exhorte sans cesse et à tout propos ses disciples à la charité, leur représentant que le démon fait tous ses efforts pour la détruire.
Après cette seconde raison Jésus-Christ en donne une troisième. « Aussi comment quelqu’un peut-il entrer dans la maison d’un « homme fort et puissant et piller ses armes et ce qu’il possède, si auparavant il ne le lie pour pouvoir ensuite piller sa maison (29) ? » Il est clair par ce qui a déjà été dit que Satan ne peut point chasser Satan. Il est encore évident que personne ne peut chasser un homme fort, si auparavant il ne le surmonte. Que devez-vous donc conclure de là, dit Jésus-Christ aux Juifs, sinon la vérité de ce que je vous al déjà dit, de ce qui vous est encore une fois démontré ici avec un surcroît de force ? savoir, que je suis si éloigné de faire ces miracles par la puissance du démon et d’avoir quelque intelligence avec lui, que je lui fais au contraire une guerre continuelle, que je l’ai vaincu, et que je le tiens dans les chaînes ? Et je ne veux point vous en donner d’autre preuve que ces dépouilles que je lui ai arrachées.
Considérez, mes frères, comment Jésus-Christ tire toujours des raisonnements des Juifs le contraire de ce qu’ils avaient prétendu. Ils voulaient montrer que Jésus-Christ ne faisait pas ces miracles par lui-même, mais par la vertu des démons. Et Jésus-Christ au contraire prouve qu’il a vaincu non seulement les démons, mais leur prince même et leur chef, et qu’il le tient « enchaîné » par sa puissance. Et il le prouve par les effets. Car si les démons ont un chef et un prince, comment aurait-il pu prendre leurs dépouilles, sans avoir auparavant vaincu leur prince ?
Il me semble qu’il parle ici prophétiquement, parce que non seulement les démons sont « les vases » et les instruments de Satan, mais encore tous les hommes qui vivent comme le démon leur commande. Il déclare donc ici qu’il ne chasse pas seulement les démons, mais qu’il va encore bannir de la terre toutes les erreurs dont ils l’ont remplie ; qu’il va détruire tous les enchantements dont il aveuglait les âmes, et rendre inutiles toute sa méchanceté et ses artifices. Il ne dit pas qu’il ravira, mais qu’il « pillera », pour marquer qu’il le fera avec plus d’autorité et de puissance. Il lui donne le nom de « fort », non qu’il soit tel par lui-même, Dieu nous garde de cette pensée ! mais pour marquer la tyrannie qu’il avait exercée jusque-là sur les hommes, dans laquelle il ne s’était affermi que par notre lâcheté et par notre faiblesse.
3. « Celui qui n’est point avec moi est contre moi : et celui qui n’amasse point avec moi dissipe au lieu d’amasser (30). » Voici la quatrième raison dont Jésus-Christ se sert pour réfuter l’accusation des Juifs. Que désiré-je, dit Jésus-Christ, si ce n’est de convertir les hommes à Dieu, de les instruire dans la vertu, et de leur annoncer un nouveau royaume ? Que veut au contraire le diable et tous les démons, sinon la perte des hommes et leur éternelle damnation ? Comment donc celui qui « n’est point avec moi, et qui n’amasse point « avec moi », pourrait-il m’aider de son secours, et contribuer à mes desseins ? Mais que dis-je, contribuer à mes desseins ? A-t-il d’autre désir que de dissiper ce que j’aurais amassé moi-même ? Est-il donc vraisemblable que celui qui non seulement ne recueille pas avec moi, mais qui tâche même de dissiper ce que j’aurais amassé, voulût s’accorder avec moi pour chasser ensemble les démons ?
Mais si cette parole de Jésus-Christ fait voir que le démon est contre lui, et qu’il travaille à détruire tout ce que fait Jésus-Christ, elle montre aussi que Jésus-Christ est toujours opposé au démon, et qu’il renverse tout ce que le démon établit. Comment doit-on entendre ces paroles : « Celui qui n’est point avec moi est contre moi ? » C’est-à-dire par cela même qu’il ne recueille et n’amasse pas avec lui. Si cela est vrai, mes frères, combien plus celui-là sera-t-il l’ennemi de Jésus-Christ, qui s’oppose à lui, et qui le combat ? Si celui qui ne s’accorde pas avec Jésus-Christ, et qui ne contribue pas à ses desseins, est son adversaire, combien plus le sera celui qui lui déclare une guerre ouverte ? Il parle de la sorte pour marquer davantage l’inimitié immortelle qui est entre lui et lé démon. Car dites-moi, je vous prie, si vous aviez un ennemi à combattre et que quelqu’un ne voulût pas vous assister contre lui, ne le regarderiez-vous pas comme un homme qui vous serait opposé ? Que si Jésus-Christ dit ailleurs : « Celui qui n’est pas « contre vous est pour vous (Lc. 9) ; » cela ne contredit pas ce qui est dit ici, car il parle ici des personnes qui sont entièrement opposées à ses disciples ; et il parle en cet autre endroit de celles qui ne seraient pour eux qu’en partie : « Nous avons vu quelqu’un qui chassait « les démons en votre nom. » (Mt. 9,22) Mais il me semble qu’ici il désigne particulièrement les Juifs qu’il met du côté des démons. Car ils étaient opposés à Jésus-Christ, et ils dispersaient tout ce qu’il avait amassé. Il déclare assez qu’il avait cette pensée lorsqu’il dit : « C’est pourquoi je vous déclare que tout péché et tout blasphème sera remis aux hommes (31). » Après s’être défendu ; après avoir satisfait à toutes les objections ; après avoir découvert l’impudence de ses ennemis, il les effraye ensuite par ses menaces. Car ce n’est pas une petite preuve du zèle qu’il avait du salut des hommes, de ne pas se contenter de se justifier devant eux et de les persuader de son innocence, mais de les intimider même par les menaces. C’est ce qu’il fait souvent à leur égard dans les avis qu’il leur donne, et dans les lois qu’il leur impose. Cette parole d’abord paraît fort obscure ; mais si nous la considérons avec soin, nous n’y trouverons plus de difficulté. Il est donc important de la peser et de la bien examiner : « Tout péché », dit-il, « et tout blasphème sera remis aux hommes. » « Mais le blasphème contre le Saint-Esprit ne leur sera point remis (31). Et si quelqu’un parle contre le Fils de l’homme, il lui sera remis, mais s’il parle contre le Saint-Esprit, il ne lui sera remis ni en ce siècle ni en l’autre (32). » Que veut-il dire par ces paroles ? Vous avez, leur dit-il, publié contre moi plusieurs choses. Vous avez dit que j’étais un séducteur et un ennemi de Dieu. Je vous pardonne ces excès, et je ne vous en punirai point si vous en faites pénitence, mais le blasphème contre le. Saint-Esprit ne sera point remis à ceux même qui en feront pénitence. Quoi donc ! ce blasphème ne sera-t-il point pardonné même à ceux qui s’en repentiront ? Qui pourrait raisonnablement le croire, après que nous avons vu effectivement ce crime pardonné à ceux qui se sont repentis de l’avoir commis ? Plusieurs de ceux qui avaient blasphémé ainsi contre Jésus-Christ, ont ensuite cru en lui, et Dieu leur a pardonné leurs crimes.
Qu’est-ce donc que Jésus-Christ veut faire entendre par ces paroles, sinon que ce péché était de tous celui qui se pardonne le moins ? Car celui qu’ils commettaient contre JésusChrist était plus excusable, puisqu’ils ne le connaissaient pas ; au lieu qu’ils ne pouvaient ignorer le Saint-Esprit, après tant de preuves qu’ils en avaient. Car c’était par lui que les prophètes avaient prédit de Jésus-Christ tout ce qu’ils en avaient annoncé. Et généralement tous les saints de l’Ancien Testament avaient eu une grande connaissance du Saint-Esprit. Il semble donc que Jésus-Christ leur dise : Je demeure d’accord que vous ayez eu quelque sujet d’être scandalisés à mon sujet à cause de cette chair dont vous me voyez revêtu ; mais pouvez-vous dire du Saint-Esprit que vous ne le connaissez pas ? « Je vous déclare donc que le blasphème contre le Saint-Esprit ne vous sera point remis ; et vous en serez punis ici et en l’autre monde. » Plusieurs d’entre les pécheurs n’ont été châtiés qu’en cette vie, (comme le fornicateur de Corinthe et les autres Corinthiens qui participaient indignement aux saints mystères), mais vous autres vous serez punis, et en ce monde et en l’autre. Je vous pardonne toutes les injures que vous avez publiées contre moi durant ma vie ; je vous pardonne même ma mort, cet outrage sanglant de la croix ; il n’y a que votre infidélité qui ne vous sera point remise.
Il dit ceci parce que plusieurs d’entre ceux qui avaient cru en lui avant sa passion n’avaient pas une foi pleine. C’est pourquoi il est souvent obligé d’ordonner à ceux qu’il guérissait de ne le point découvrir avant sa mort ; et sur la croix même il prie son Père de pardonner à ceux qui l’y avaient attaché. Mais pour ce qui regarde, leur dit-il, les blasphèmes que vous dites contre l’Esprit-Saint, c’est un crime irrémissible. Il marque donc qu’il entend ces paroles des injures qu’on lui disait avant sa passion, lorsqu’il ajoute : « Si quelqu’un parle contre le Fils de l’homme, il lui sera remis, mais s’il parle contre le Saint-Esprit, il ne lui sera remis ni en ce siècle, ni en l’autre. » Pourquoi ? Parce que le Saint-Esprit ne vous est pas inconnu, et que vous attaquez impudemment une vérité trop claire. Car si vous dites que vous ignorez qui je suis, pouvez-vous ne pas connaître le Saint-Esprit, et pouvez-vous ignorer que chasser les démons et guérir miraculeusement les maladies, ne peut être l’ouvrage que du Saint-Esprit ? Ce n’est donc pas nous seulement que vous offensez. Vos outrages retombent sur l’Esprit-Saint. C’est pourquoi vous ne pourrez éviter d’être punis de ce crime et en ce monde et en l’autre. De tous les hommes qui sont sur la terre, les uns sont punis et en cette vie et en l’autre ; les autres ne le sont qu’ici ; les autres ne le seront qu’en l’autre monde ; enfin les autres ne le seront ni en celui-ci ni en l’autre.
Les Juifs ont été punis et en cette vie et en l’autre. Ils ont été punis ici lorsque les Romains ont assiégé leur ville et qu’ils ont souffert des maux effroyables, mais temporels, d’où ils sont passés dans les supplices éternels. Les peuples de Sodome et de Gomorrhe et plusieurs autres ont souffert de même sur la terre et dans les enfers. D’autres ne sont punis qu’en l’autre monde, comme le mauvais riche, qui, après avoir vécu dans un si grand luxe, ne trouva pas même une goutte d’eau après sa mort. D’autres ne sont punis qu’ici, comme le fornicateur de Corinthe. Et d’autres ne sont punis ni en ce monde ni en l’autre, comme les saints apôtres, comme les prophètes et comme le bienheureux Job. Car les maux qu’ils ont souffert n’étaient point la punition de leurs crimes, mais l’épreuve de leur vertu.
4. Travaillons, mes frères, à être du nombre de ces saints amis de Dieu ; et si nous ne sommes pas assez heureux pour leur ressembler, soyons au moins de ceux qui ont expié leurs péchés en cette vie. Car le tribunal de ce grand Juge sera terrible, en l’autre vie. L’arrêt de la condamnation ne se révoquera point, et les tourments seront insupportables. Si vous voulez empêcher que Dieu ne vous punisse même en cette vie, jugez-vous vous-mêmes, et punissez-vous de vos péchés. Écoutez ce que dit saint Paul : « Si nous nous jugions nous-mêmes, nous ne serions point jugés de Dieu. » (1Cor. 11,31) Si vous suivez ce conseil, et si vous vous avancez peu à peu dans cette voie, vous remporterez enfin, la couronne.
Et comment, direz-vous, pouvons-nous nous juger et nous punir nous-mêmes. ? Pleurez, soupirez dans l’amertume de votre cœur, gémissez amèrement, humiliez-vous, affligez-vous, souvenez-vous de tous vos péchés en particulier. Ce souvenir est un supplice secret et intérieur, qui n est connu que de celui qui est entre dans les sentiments d’une vive componction et qui a éprouvé combien la mémoire des fautes passées est sensible à une âme touchée d’un véritable regret. C’est pourquoi Dieu propose la justification comme le prix de cette pénitence sincère. « Accusez-vous le premier de vos péchés », dit-il, « afin que vous deveniez juste. » (Is. 43,26). Car c’est, n’en doutons pas, un moyen bien propre pour nous corriger, que de rassembler tous les péchés de notre vie, de les repasser dans notre mémoire, et de nous en occuper sans cesse. Celui qui en usera de la sorte sera tellement percé de douleur qu’il se croira même indigne de vivre. Et ce sentiment le tiendra tellement humilié sous la main de Dieu, qu’il le rendra flexible à tous ses ordres comme de la cire.
Mais ne rappelez pas seulement en votre mémoire les crimes honteux, les fornications, les adultères et les autres péchés semblables qui font horreur à tout le monde. Rappelez-y tous ces péchés intérieurs et invisibles : ces calomnies et ces médisances cachées, ces pièges tendus en secret, cet amour dola vaine gloire, ces mouvements d’envie, et tons les dérèglements de cette nature. Car pour être invisibles ils n’en seront pas moins punis. Les calomniateurs seront précipités dans la géhenne, les ivrognes n’auront aucune part dans le royaume du ciel, et celui qui n’aime pas son frère est tellement rejeté de Dieu, que le martyre même ne lui servirait de rien. Celui qui n’a pas soin de ses proches a renoncé la foi, et celui qui méprise le pauvre sera condamné au feu.
Ne négligez pas ces fautes comme peu considérables, mais recueillez-les toutes ensembles et écrivez-les dans votre cœur comme dans un livre. Si vous les écrivez dans votre, mémoire, Dieu les effacera de la sienne. Si vous négligez de les marquer, Dieu les marquera lui-même, et en tirera la vengeance. Ne vaut-il donc pas beaucoup mieux nous en souvenir, afin que Dieu les oublie, que de les oublier afin que Dieu nous les représente et nous les reproche devant toute la terre dans son effroyable jugement ?
Pour éviter ce malheur, rappelons dans notre souvenir tous nos désordres passés et nous nous trouverons étrangement redevables à la justice de Dieu. Qui par exemple est pur et exempt de toute avarice ? ne me dites point que vous ne tirez de vos usures qu’un gain modéré. Ce peu de gain que vous faites, vous coulera un jour de grands supplices Pensez-y sérieusement et faites-en pénitence Qui peut dire qu’il n’a jamais outragé son frère ? Cependant Jésus-Christ dit lui-même, que qui traite mal son frère sera jeté dans l’enfer. Quel est celui qui n’a point parlé mal en secret de son prochain ? Cependant les calomniateurs seront éternellement bannis du royaume. Qui n’a point eu de mouvements d’orgueil ? Qui ne s’est point enflé de vanité ? Et c’est ce crime néanmoins qui est le plus horrible de tous. Qui n’a jamais jeté de regards déshonnêtes sur une femme ? Vous savez cependant ce que Jésus-Christ dit de ces regards. Qui ne s’est point mis en colère contre son frère sans aucun sujet ? Cependant celui qui le tait se rend coupable de jugement. Qui n’a jamais tait de jurements ? Et l’Évangile nous assure que les jurements viennent d’une mauvaise cause. Qui ne s’est jamais parjuré ? Et cela néanmoins vient d’une cause bien plus mauvaise. Qui n’a point été l’esclave de l’argent ? Cependant on ne peut l’être sans se retirer de la bienheureuse servitude de Jésus-Christ.
Je pourrais rapporter encore beaucoup d’autres choses encore plus considérables. Mais ceci suffira pour toucher les cœurs qui ne seront pas plus durs que la pierre. Si chacun de ces péchés suffit en particulier, pour jeter une personne dans l’enfer, que sera-ce de tous ensemble ?
Comment donc, me direz-vous, est-il possible de se sauver ? Nous le ferons si nous appliquons à nos maux des remèdes tout contraires, la, miséricorde, les aumônes, les prières, la componction, la pénitence, l’humilité, la contrition du cœur, et le mépris de toutes les choses de ce monde. Dieu nous a ouvert mille voies, pour nous sauver, si nous y voulons prendre garde.
Veillons donc sur nous-mêmes ; tâchons de guérir nos plaies par toutes sortes de remèdes. Faisons l’aumône ; pardonnons à ceux qui s’emportent de colère contre nous ; rendons grâces à Dieu de tout ; jeûnons autant que nous le pourrons ; prions avec assiduité, et faisons-nous des amis de notre bien. Car c’est ainsi que, nous pourrons obtenir de Dieu le pardon de nos fautes, et recevoir de lui les biens, qu’il nous a promis. Je le prie de nous faire à tous cette grâce, par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XLII modifier


« OU DITES QUE L’ARBRE EST BON ET QUE LE FRUIT AUSSI EN EST BON, OU DITES QUE L’ARBRE EST MAUVAIS ET QUE LE FRUIT AUSSI EN EST MAUVAIS. CAR C’EST PAR LE FRUIT QUE L’ON CONNAÎT L’ARBRE. » (CHAP. 12,33, JUSQU’AU VERSET 38)

ANALYSE. modifier

  • 1 et 2. Les méchants ne retirent aucun avantage de la vertu de leurs ancêtres.- la bouche parle de l’abondance du cœur soit en bien soit en mal.
  • 3. Qu’il ne faut pas révéler les vices du prochain, même s’ils sont les nôtres.
  • 4. Utilité de l’examen de conscience, du soin que l’on doit y apporter.- Exhortation à la pratique de la vertu qui n’est pas plus difficile que celle du vice.


1. Jésus-Christ se sert encore ici d’un autre raisonnement pour confondre ses adversaires, et il ne se contente pas des réfutations précédentes. Il est visible qu’il n’agissait pas ainsi pour se justifier devant eux du crime qu’ils lui imputaient, puisqu’il en avait déjà dit assez pour cela ; mais pour tâcher de les convertir, et de les rappeler à Dieu. Il semble qu’il leur dise par ces paroles : Personne de vous ne s’en prend à ceux qui ont été guéris, comme ne l’ayant pas été véritablement : personne ne dit non plus que ce soit un mal de délivrer un homme du démon qui le possède. Car quelle que fût leur impudence, ils n’auraient cependant pas osé dire pareille chose. Puis donc que ne trouvant rien à dire dans ses actions, ils ne laissaient pas de décrier sa personne, il leur montre que leurs accusations étaient entièrement déraisonnables, et qu’elles combattaient l’ordre naturel des choses. Il leur laissait à conjecturer de là quelle impudence il fallait avoir pour dire des choses qui non seulement étaient détestables, mais même sans aucune apparence de raison.
Mais considérez la modération du Sauveur. Il ne dit pas : Dites que l’arbre est bon, parce que le fruit en est bon ; mais pour les confondre entièrement, et pour leur faire mieux comprendre quelle était sa douceur et leur audace, il leur dit : Si vous voulez reprendre mes actions, je ne vous en empêche pas : mais que vos accusations au moins paraissent un peu raisonnables, et qu’elles ne se contredisent point elles-mêmes. Car le moyen le plus propre pour les convaincre de leur malice était de leur faire voir qu’ils voulaient obscurcir les choses du monde les plus claires. En vain, leur dit-il, votre malignité s’aveugle elle-même et veut allier ce qui est incompatible. On reconnaît l’arbre par le fruit, et non pas le fruit par l’arbre. Mais vous faites le contraire. Quoi que l’arbre soit le principe du fruit, c’est néanmoins le fruit qui fait juger quel est l’arbre. Il fallait donc, pour être conséquents, blâmer mes actions pour pouvoir m’accuser moi-même, ou bien ne pas m’accuser si vous approuviez mes actions. Pour vous, vous agissez d’une manière tout opposée. Sans rien blâmer dans mes actions qui sont les fruits, vans accusez ma personne qui est comme l’arbre, et vous allez jusqu’à m’appeler démoniaque.
Jésus-Christ confirme encore ici ce qu’il a dit précédemment : « Un bon arbre ne peut porter de mauvais fruits, ni un mauvais arbre en porter de bons. » (Mt. 7,18) Ce qui fait voir que leurs accusations étaient tout à fait absurdes, et contre toute sorte de raison.
Et comme ce n’est plus lui qu’il justifie, mais le Saint-Esprit, il leur parle avec chaleur et avec force. « Race de vipères, comment pourriez-vous dire de bonnes choses étant méchants comme vous êtes, puisque la bouche parle de la plénitude du cœur (34) ? » Jésus-Christ, par ces paroles, accuse en même temps ses ennemis, et prouve par eux la vérité de ce qu’il vient de leur dire. Vous autres, leur dit-il, étant d’aussi mauvais arbres que vous êtes, vous ne pouvez porter de bons fruits. Je ne m’étonne donc pas que vous disiez ce que vous dites, puisqu’étant sortis de si mauvais pères, vous avez eu une éducation semblable à votre naissance, et que vous en retenez encore l’esprit et le cœur.
Mais remarquez avec quelle sévérité il les reprend, et combien ce qu’il leur objecte est sans réplique. Il ne leur dit point : « Comment pourriez-vous dire de bonnes choses, vous qui êtes une race de vipères ? La conséquence serait moins frappante ; mais comment pouvez-vous dire de bonnes choses, étant méchants comme vous êtes ? » Il les appelle « Race de vipères », parce que ces hommes se glorifiaient de leurs ancêtres. Et, pour leur montrer qu’ils n’en devaient attendre aucun avantage, il les retranche de la race d’Abraham ; il leur ôte ce titre d’honneur, dont ils s’enorgueillissaient si insolemment, et, au lieu d’un ancêtre si illustre, il leur donne pour pères des serpents, extraction plus conforme à leur malice noire et envenimée. « Puisque la bouche », ajoute-t-il, « parle de la plénitude du cœur. »
Il leur fait voir encore ici qu’il est Dieu, et qu’il connaît le fond des cœurs. Il nous apprend que nous rendrons compte un jour non seulement de nos paro1es, mais encore de nos mauvaises pensées, et qu’elles ne peuvent être cachées aux yeux de Dieu. Il montre même que les hommes peuvent aussi les connaître. Car il y a une si grande liaison et un si grand rapport du dedans avec le dehors, que lorsque le venin est au dedans, il faut nécessairement qu’il se répande et qu’il paraisse au-dehors par les paroles. Lors donc que vous entendez dire à quelqu’un des paroles mauvaises et scandaleuses, vous devez croire qu’il a en lui beaucoup plus de mal qu’il n’en fait paraître. Car ce qu’il dit de mauvais a un principe et une source, et ce qui paraît au-dehors n’est qu’une petite partie de cette plénitude de corruption qui est cachée au dedans. Cc reproche est sanglant, vous le comprenez ; car si l’impiété de leurs paroles fait voir que c’est le démon qui les leur inspire, jugez quelle est la corruption de leur cœur, et combien cette source d’où elle coule est empoisonnée. Et cette conséquence est très-certaine, parce que la langue n’ose pas dire tout ce que le cœur lui dicte, et qu’elle ne laisse pas sortir toute la corruption intérieure ; mais comme le cœur n’a aucun homme pour témoin, et qu’ayant perdu la crainte de Dieu, il n’appréhende point ses jugements, il produit hardiment dans ses pensées tout le mal qu’il a conçu en lui-même. Ainsi il arrive d’ordinaire qu’il y a encore plus de corruption dans notre volonté que dans nos paroles, parce que la crainte même de ceux qui nous écoutent nous retient dans ce que nous disons, au lieu que le cœur n’étant connu de personne, s’abandonne avec plus de liberté au dérèglement de ses pensées. Mais lorsqu’il y a au dedans une trop grande corruption, elle se répand enfin au-dehors. Et comme ceux qui sont pressés de rejeter les mauvaises humeurs qui les incommodent, se contraignent d’abord, mais enfin ne les peuvent plus retenir ; de même ceux qui ont de mauvaises pensées et de mauvais desseins dans le cœur, après s’être retenus quelque temps, rejettent enfin au-dehors ce venin caché, qui se répand en injures et en calomnies.
2. « L’homme qui est bon tire du bon trésor de son cœur ce qui est bon, et l’homme qui est mauvais tire de son mauvais trésor ce qui est mauvais (38). » – Ne croyez pas, nous dit-il, que cette parole : « Que la bouche ne parle que de la plénitude du cœur », ne soit vraie que dans le mal, elle l’est aussi dans le bien. Car il y a plus de vertu dans le fond du cœur des bons qu’il n’en paraît au-dehors dans leurs paroles. Il concluait donc de là qu’on devait croire les Juifs plus malicieux qu’ils ne le paraissaient être par ce qu’ils disaient, et qu’on devait aussi supposer en lui plus de bonté qu’il n’en paraissait dans ses paroles.
Il donne au cœur le nom de « trésor » pour mieux exprimer la multitude des biens ou des maux qu’il renferme. Il tâche ensuite de les frapper de terreur. Ne croyez pas, leur dit-il, que le jugement que Dieu vous réserve se termine seulement à faire connaître à tout le monde la corruption de vos cœurs, mais votre malice sera de plus condamnée à des tourments éternels, Il ne leur adresse pas son discours en leur parlant à eux-mêmes et se serrant du mot de « vous », pour instruire tout le monde en général, et pour rendre ce qu’il dit moins odieux.
« Aussi je vous déclare que les hommes rendront compte au jour du jugement de la moindre parole inutile qu’ils auront dite (36). » Une parole inutile est une parole qui n’a point de rapport avec les choses dont on parle, ou qui tient du mensonge et de la médisance. Quelques-uns disent aussi qu’une parole inutile est une parole vaine, comme celles qui font rire, qui ne sont pas assez réglées, qui sont trop libres, et qui blessent l’honnêteté et la pudeur.
« Car vous serez justifié par vos paroles et vous serez condamné par vos paroles (37). » Peut-on accuser ce jugement d’une trop grande sévérité ; et ce compte que Dieu redemandera ne paraît-il pas être plein d’équité et de douceur ? Le juge ne prononcera point l’arrêt contre vous sur le simple rapport des autres, mais sur ce que vous aurez dit vous-même manière de juger de toutes la plus juste et la plus équitable, puisque vous êtes entièrement maître ou de dire ou de ne pas dire ce que vous voudrez.
Ce ne sont donc point, mes frères, ceux qui sont calomniés qui doivent trembler, mais bien les calomniateurs eux-mêmes. Car ceux qui auront été déchirés par les médisances ne seront pas contraints de justifier leur innocence, mais ceux qui les auront décriés seront obligés dé rendre compte de toutes leurs paroles injurieuses. C’est sur eux que tout le péril tombera ; c’est contre eux que le juge prononcera la sentence.
C’est pourquoi ceux qui sont calomniés doivent être dans une entière assurance, puisqu’ils ne seront point responsables des médisances des autres ; mais leurs calomniateurs doivent frémir d’horreur et d’effroi aux approches de ce juge qui leur fera rendre compte de leurs impostures. Ce crime est un crime diabolique. C’est un péché qui n’apporte aucune satisfaction à celui qui le commet et qui ne lui cause que du mal. C’est une passion qui amasse dans l’âme un trésor funeste de malice et de péchés. Que si celui qui a le corps plein de mauvaises humeurs, tombe malade nécessairement, combien plus celui qui se remplit de cette humeur noire et maligne, infiniment plus nuisible à l’âme que la bile ne l’est au corps, ne s’expose-t-il à une maladie plus dangereuse, dont les douleurs seront infinies et éternelles ?
On en peut juger par les effets. Car si la médisance afflige de telle sorte celui qu’elle attaque, combien doit-elle plus tourmenter celui qui l’a dit ? Le calomniateur se blesse toujours le premier avant que de blesser les autres. Celui qui marche sur les charbons ardents se brûle lui-même ; et celui qui frappe sur un diamant sent que le coup retombe sur lui : celui qui regimbe contre l’aiguillon se pique et se blesse lui-même. Car le chrétien qui sait supporter généreusement l’injustice et la calomnie, est en vérité comme un diamant, comme un feu, et comme un aiguillon perçant : au lieu qui celui qui médit de ses frères est plus faible et plus méprisable que la boue.
Ce n’est donc pas un mal que d’être calomnié par les autres : mais c’est un très grand que d’être assez méchant pour publier des calomnies, ou de n’être pas assez ferme pour les souffrir. Avec quelle injustice Saül persécuta-t-il autrefois David ? et combien David eut à souffrir de sa part ? et cependant lequel des deux a été le plus fort ou le plus heureux ? lequel des deux a été le plus misérable et le plus digne de compassion ? n’est-ce pas celui qui a fait l’injure et non celui qui l’a soufferte ? Considérez, je vous prie, la conduite de l’un et de l’autre. Saül avait promis à David que s’il tuait Goliath, il lui donnerait sa fille en mariage. Cependant David tue Goliath, et Saül manque à sa parole, et bien loin de le faire son gendre, il ne pense qu’à le tuer.
Lequel des deux s’est donc acquis le plus de gloire ? l’un est en proie à une tristesse profonde, il est possédé d’un démon ; l’autre par ses victoires et par sa piété envers Dieu devient plus éclatant que le soleil. Nous en voyons aussi que, à propos de cette danse fameuse des femmes israélites après la mort de Goliath, Saül sécha de dépit et d’envie contre David, et que David garda une modération et un silence qui lui attira le cœur et l’affection de tout le monde.
Quand ensuite David eut Saül entre ses mains, et qu’étant maître de sa vie, il lui pardonna ; lequel des deux fut le lus fort ou le plus faible, le plus heureux ou le plus malheureux ? n’est-il pas visible que c’est celui qui ne voulut point se venger d’un ennemi qui avait tant cherché à le perdre ? l’un était armé de soldats et d’un grand nombre de troupes ; David, au contraire, n’était armé que de la justice qui le couvrait comme d’un bouclier qui lui tenait lieu de toute une armée. C’est pourquoi après avoir souffert tant d’injustices et de violences il ne voulut point tuer son persécuteur, quoiqu’il eût pu le faire sans blesser la justice, parce qu’il savait que le courage d’un homme doit paraître non à faire le mal, mais à le souffrir.
Jetez maintenant les yeux sur le patriarche Jacob. Ne fut-il pas traité, par Laban avec beaucoup d’injustice et de violence ? cependant qui des deux fut le plus fort ? ou Laban qui tenant Jacob en sa puissance n’osa jamais le toucher ; ou Jacob qui étant sans armes et sans soldats ne laissa pas dé lui être plus redoutable que n’auraient été dix mille rois ?
3. Mais pour vous mieux prouver ce que je vous ai déjà dit, je retourne encore à David, pour le considérer, d’une manière toute contraire à celle dont nous l’avons envisagé. Car après avoir été si ferme et si courageux lorsqu’on lui faisait violence, n’a-t-il pas été ensuite le plus faible de tous les hommes lorsqu’il a fait violence aux autres ? Ne vit-on pas dans l’injustice qu’il fit à une que l’auteur de l’injure devient le plus faible et l’offensé le plus fort ? Une, tout mort qu’il était, mettait le désordre dans la famille de David et troublait tout son royaume ; et David tout vivant et tout roi qu’il était, était trop faible pour lui résister. Il ne pouvait empêcher qu’un seul homme, et un homme mort, ne remplît tout son État de confusion et de trouble.
Voulez-vous que je vous fasse voir encore plus clairement ce que je vous dis ? Examinons ce qui est arrivé à ceux qui se sont vengés même avec justice. Car nous avons déjà fait voir que ceux qui outragent injustement les autres, sont sans comparaison plus faibles que ceux qu’ils haïssent, puisqu’ils se perdent eux-mêmes en les voulant perdre. Joab, général de l’armée de David, peut me servir à prouver ce que je vous dis. Il voulut venger la mort de son frère et il excita pour cela une guerre civile, et s’engagea dans une longue suite d’afflictions et de maux, qu’il se serait épargnés, s’il eût eu assez de vertu et de sagesse pour souffrir constamment la perte d’une personne qui lui était chère.
Fuyons donc ce crime, mes frères, et n’offensons jamais nos frères, ni par nos actions, ni par nos paroles. Jésus-Christ n’a pas dit : Si vous accusez publiquement, si vous dénoncez au juge, mais simplement : « Si vous dites du mal », quand ce ne serait qu’en vous-même, vous ne laisserez pas d’en être très-sévèrement puni. Quand ce que vous auriez dit se trouverait en effet véritable, et que vous en connaîtriez d’une manière certaine la vérité, vous ne laisserez pas d’être puni. Car Dieu vous jugera non point par ce qu’un autre aura fait, mais par ce que vous aurez dit vous-même : « Vous serez », dit-il, « condamné par vos paroles. »
Ne vous souvenez-vous pas que le pharisien ne disait rien qui ne fût très-véritable et très – connu de tout le monde, et que néanmoins sans qu’il eût révélé : des fautes secrètes et cachées, il fut condamné aux derniers supplices ? S’il ne faut donc point accuser les autres de fautes qui sont connues et qui sont publiques, il faut encore bien moins leur reprocher celles qui sont incertaines et douteuses ? Le pécheur n’a-t-il pas un juge qui le jugera ? Pourquoi usurpez-vous l’autorité du Fils unique du Père ? C’est à lui que le Père a donné tout le pouvoir de juger. C’est à lui qu’il réserve ce trône et ce tribunal.
Que si vous avez tant d’envie de juger, jugez-vous vous-même. Ce jugement ne vous exposera à aucun blâme et vous sera même très-avantageux. Élevez ce tribunal au milieu de vous et représentez-vous tous les dérèglements de votre vie. Redemandez-vous un compte exact de toutes vos actions. Dites à votre âme : Pourquoi avez-vous eu la hardiesse de faire telle ou, telle action ? Que si elle ne prend pas déplaisir à se juger ainsi elle-même et qu’elle aime mieux examiner les fautes des autres, dites-lui encore : Ce n’est pas sur les actions des autres que je vous juge ; ce n’est pas de celles-là que vous avez à vous justifier. Que vous importe qu’un tel vive mal ? Pourquoi vous-même osez-vous faire une telle faute ? Défendez-vous vous-même et n’accusez pas les autres. Examinez-vous vous-même et n’examinez point votre frère.
Intimidez aussi votre âme. Tenez-la dans la crainte et dans la frayeur. Si elle n’a rien à répondre et qu’elle tâche de s’échapper à ce tribunal, contraignez-la d’y comparaître traitez-la comme une criminelle, frappez-la de verges comme une esclave orgueilleuse qui s’est laissée corrompre. Ne laissez passer, aucun jour sans la juger de la sorte. Représentezlui ce fleuve de feu, ce ver qui la rongera sans cesse et tous ces supplices si effroyables de l’enfer.
Ne lui permettez point à l’avenir de se laisser souiller par le démon. Ne souffrez plus qu’elle se serve de ces vaines excuses : c’est le démon qui vient me chercher, c’est lui qui me tend des pièges, c’est lui qui m’assiège et qui me tente. Répondez-lui que si elle ne voulait point consentir, il ne lui ferait aucun mal et que tous ses artifices seraient inutiles à son égard.
Que si elle se défend d’une autre manière et qu’elle dise : Je suis liée avec mon corps, je suis environnée d’une chair faible, je demeure parmi des hommes et je suis encore sur la terre, répondez-lui que ce ne sont là que des prétextes pour entretenir ses désordres. Que tels et tels sont, aussi bien qu’elle, environnés d’une chair, qu’ils demeurent en ce monde et qu’ils sont encore sur la terre. Que néanmoins ils vivent dans une vertu admirable et que quand elle aura pris une ferme résolution de bien vivre, la chair ne l’en empêchera plus.
Que si ce discours l’afflige, ne cessez point de la blesser. Ces blessures salutaires que vous lui ferez, ne la tueront pas, mais la sauveront. Si elle répond encore : qu’un tel homme l’a irritée et l’a mise en colère, répondez-lui qu’il était en sa puissance de ne s’y pas mettre et que souvent elle s’en était abstenue. Si elle dit : la beauté de cette personne m’a surprise, répondez-lui qu’il était encore en son pouvoir d’étouffer cette passion. Rapportez-lui l’exemple de beaucoup d’autres personnes qui l’ont éteinte et faites-la souvenir des paroles de la première femme : « Le serpent m’a trompée « (Gen. 3) », à qui néanmoins cette excuse ne servit de rien.
4. Lorsque vous jugerez ainsi votre âme, que personne ne soit présent et que personne ne vous trouble. Imitez les juges qui font tirer les rideaux pour être plus en repos et pour mieux former leurs jugements. Cherchez de même, au lieu de rideaux, un temps et un lieu de solitude et de paix. Quand vous avez soupé et que vous êtes près de vous mettre au lit, jugez-vous alors et examinez vos fautes. Tout y est très-favorable, le temps, le lieu, le lit, le repos. David l’a marqué, lorsqu’il a dit : « Dites dans vos cœurs ce que vous dites, et soyez touchés de componction, lorsque vous êtes sur vos lits. » (Ps. 4,5) Punissez avec sévérité les moindres fautes, afin que vous soyez d’autant plus éloigné de tomber jamais dans les grandes.
Si vous êtes exact à faire cela tous les jours, vous paraîtrez avec confiance devant ce tribunal terrible qui fera trembler tout le monde. C’est ainsi que saint Paul s’est élevé à un si haut point de pureté et d’innocence, et c’est ce qui lui a fait dire : « Si nous nous jugions « nous-mêmes, nous ne serions point jugés de « Dieu. » (1Cor. 2,31) C’est ainsi que Job a purifié ses enfants, puisqu’il est bien croyable qu’offrant à Dieu des sacrifices pour leurs fautes secrètes, il les punissait sévèrement de celles qui paraissaient.
Pour nous autres nous sommes bien éloignés de cette vertu, et nous faisons le contraire de ces grands saints. Aussitôt que nous nous sommes mis au lit, nous repassons dans notre esprit nos affaires domestiques. Il y en a même qui s’entretiennent alors de choses qui blessent l’honnêteté. D’autres pensent à leurs biens et à leurs usures, et s’embarrassent dans mille sortes de soins. Si vous aviez une fille unique, vous veilleriez avec soin pour la conserver chaste et pure ; et vous souffrez que votre âme qui vous devrait être plus précieuse que votre fille, s’abandonne à des fornications spirituelles, et vous lui suscitez vous-même une infinité de pensées mauvaises.
Si l’amour de l’argent, si le désir du gain, si un objet dangereux, si la haine ou la colère, ou quelque autre passion se présente à la porte de notre âme, nous la lui ouvrons aussitôt, nous l’invitons à entrer, nous l’attirons, et nous lui permettons sans rougir de la déshonorer et de la corrompre. Y a-t-il rien de plus cruel que cette mortelle négligence ? Nous n’avons qu’une âme qui nous doit être plus chère que toutes choses ; et nous la prostituons à ces pensées malheureuses et à ces fantômes, comme à des adultères qui ne la quittent qu’après lui avoir fait perdre la pureté, et lorsqu’ils en sont bannis par le sommeil ; ou plutôt ces fantômes ne s’en retirent pas même alors. Les songes de la nuit lui représentent encore les images dont elle s’était remplie durant le jour. Elle se trouve encore occupée alors par ces représentations de la nuit, qui l’expose souvent à des chutes et à des crimes véritables.
Nous ne pouvons souffrir que la moindre poussière ou la moindre paille entre dans notre œil ; et nous négligeons notre âme, lorsqu’elle est accablée de tant de maux. Quand la purgerons-nous de toutes ces 1m puretés dont nous la souillons chaque jour ? Quand couperons-nous toutes ces ronces et ces épines ? Quand y répandrons-nous la semence des vertus ?
Ne savez-vous pas que le temps de la moisson approche ? et cependant nous n’avons pas encore commencé à défricher la terre qui nous a été commise. Que si le maître du champ nous surprend dans cette paresse, que lui dirons-nous, que lui pourrons-nous répondre ? Dirons-nous que personne ne nous a donné de semence ? On a soin de le faire tous les jours. Dirons-nous que personne n’a arraché les épines qui couvraient toute la terre. Nous tâchons à tous moments d’y mettre cette faux » dont il est parlé dans l’Écriture. Nous excuserons-nous sur les nécessités de la vie qui nous attachent et qui nous tiennent comme captifs ? Pourquoi ne vous Êtes-vous pas « crucifié au monde ? » selon la parole de l’Apôtre.
Si celui qui n’a rendu que le talent qu’il avait reçu de son maître, est appelé « méchant serviteur », parce qu’il ne l’a pas rendu au double, comment appellera-t-on celui qui aura même dissipé ce qu’on lui aura donné ? Si ce serviteur fut lié et précipité dans le lieu « des s pleurs et des grincements de dents ; » que souffrirons-nous, nous autres qui demeurons toujours lâches et paresseux, quoique tant de considérations nous portent à nous convertir ?
Car qu’y a-t-il en ce monde qui ne vous dût aider à penser à Dieu ? Ne voyez-vous pas combien la vie est fragile et incertaine, et de combien de maux et d’afflictions elle est traversée ? Ne croyez pas, je vous supplie, qu’il n’y ait que la vertu qui soit pénible. Le vice a aussi ses épines et ses travaux. Puis donc que le travail est égal de part et d’autre, pourquoi n’embrassez-vous pas plutôt celui qui sera suivi d’une si grande récompense ?
Il y a même des vertus qui s’exercent sans aucune peine. Car quelle peine y a-t-il à ne point médire, à ne point mentir, à ne point jurer, à ne se point mettre en colère contre son frère ? S’il y a de la peine, ce n’est pas à fuir ces vices, mais à les commettre. Ne serons-nous donc pas inexcusables, et indignes de pardon, si nous ne nous appliquons pas à ces vertus mêmes qui sont si faciles ? Et qui s’étonnera que nous n’arrivions jamais à ce qu’il y a de plus élevé et de plus pénible dans la vertu, puisqu’en négligeant les choses les plus aisées, nous nous rendons incapables des plus grandes ?
Souvenons-nous, mes frères, de ces avis si importants ; fuyons le mal, embrassons la vertu, afin de jouir et du vrai bonheur de cette vie, et dans l’autre des biens éternels que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XLIII modifier


« ALORS QUELQUES-UNS DES DOCTEURS DE LA LOI ET DES PHARISIENS LUI DIRENT : MAÎTRE, NOUS VOUDRIONS BIEN QUE VOUS NOUS FISSIEZ VOIR QUELQUE PRODIGE. MAIS IL LEUR RÉPONDIT : CETTE RACE MÉCHANTE ET ADULTÈRE DEMANDE UN PRODIGE, ET ON NE LUI EN ACCORDERA POINT D’AUTRE QUE CELUI DU PROPHÈTE JONAS. » (CHAP. 12,38, 39, JUSQU’AU VERSET 46)

ANALYSE. modifier

  • 1. Cette génération perverse et adultère demande un signe. – Cette génération est adultère parce qu’elle repousse son légitime maître ; ainsi par cette parole qu’il adresse aux Juifs incrédules, Jésus-Christ montre qu’il est l’égal de Dieu le Père.
  • 2. Que la passion et la mort de Jésus-Christ ont été réelles et non pas seulement apparentes comme le voulait l’hérésiarque Marcion. – Jonas, figure de Jésus-Christ.
  • 3. Condamnation des Juifs déicides ; leur punition dès cette vie.
  • 4 et 5. Combien on doit craindre d’irriter Dieu, et de s’endurcir comme Pharaon. — Description du feu et des tourments effroyables de l’enfer. – Qu’on doit éviter ces peines par un véritable changement de vie. – Comment on peut se sauver au milieu des engagements et des soins du monde.


1. Peut-on trouver quelqu’un de plus déraisonnable et plus impie que les pharisiens, qui après tant de miracles que Jésus-Christ a faits devant eux, lui disent ici comme s’il n’en avait fait aucun : « Maître, nous voudrions bien que « vous nous fissiez voir quelque prodige ? » Pourquoi donc lui font-ils cette question ? C’est encore dans le dessein de le surprendre. Après que Jésus-Christ leur a souvent fermé la bouche, après qu’il a réprimé leur audace par la force de ses paroles, ils lui demandent de nouveaux miracles. C’est ce que l’Évangéliste admire, lorsqu’il dit : « Alors quelques-uns des docteurs de la loi et des pharisiens demandèrent un prodige. » Car quel temps marque-t-il en disant : « Alors ? » un temps où les Juifs devaient le plus céder à Jésus-Christ, l’admirer, être épouvantés de ses raisons, s’éloigner de lui avec confusion ? C’était au contraire alors que leur malice redoublait, et qu’ils étaient plus opiniâtres.
Mais remarquez combien leurs paroles sont pleines de flatteries et d’illusion tout ensemble. Car ils espéraient le gagner par là. Tantôt ils l’injurient, et tantôt ils le flattent. Ils l’appellent quelquefois « démoniaque » ; et quelquefois ils l’appellent « maître. » L’un et l’autre de ces traitements si opposés venaient d’un même fond de malice. C’est aussi ce qui oblige Jésus-Christ à leur faire une sévère réprimande. Lorsqu’ils lui parlaient avec aigreur, et qu’ils l’interrogeaient fièrement, il leur répondait avec une douceur admirable ; mais lorsqu’ils le flattaient, il leur parlait avec force. Il montrait ainsi qu’il était au-dessus de toutes ces passions, et que comme leur colère ne l’irritait pas, leurs flatteries aussi ne le touchaient point.
Mais remarquez que cette réprimande n’est pas une simple réprimande, mais qu’elle est encore une preuve et une conviction de leur malice. Car voici ce qu’il répond : « Cette race méchante et adultère demande un prodige (39). » Il semble qu’il leur dise par ces paroles.: faut-il s’étonner que vous me traitiez de la sorte, lorsque vous ne me connaissez pas encore, puisque vous traitez aussi indignement mon Père, dont vous avez tant de fois éprouvé la puissance ? Vous l’avez quitté néanmoins souvent pour courir aux idoles, et pour en attirer d’autres à ce culte impie. C’est le reproche continuel que leur faisait le prophète Ézéchiel. (Ez. 15) Jésus-Christ leur parlait ainsi pour leur montrer qu’il était parfaitement d’accord avec son Père, et qu’ils ne faisaient, eux, que ce que leurs pères avaient déjà fait. Il voulait leur montrer qu’il connaissait clairement le secret de leurs pensées et l’intention hypocrite et malveillante avec laquelle ces prodiges lui étaient demandés. C’est pour ce sujet qu’il les appelle « une race méchante », parce qu’ils avaient toujours été ingrats aux bienfaits de Dieu, devenant d’autant plus méchants qu’ils en recevaient plus de grâces, ce qui est le comble de la malice. Il les appelle encore une « race adultère », pour marquer leur infidélité passée et leur incrédulité présente. Et il montre en cela – même qu’il est égal à son Père, puisque, l’âme se rend également adultère ou en ne croyant pas au Fils, ou en ne croyant pas au Père.
Après cette forte réprimande il ajoute : « Mais on ne lui en accordera point d’autre que celui du prophète Jonas (39). » Il commence à marquer ici sa résurrection et à la prouver par l’exemple de ce prophète qui en fut une figure. Vous me direz peut-être : mais le Fils de Dieu n’a-t-il pas donné « un prodige à cette race méchante et adultère », puisqu’il a fait depuis tant de miracles ? Je vous réponds qu’il n’a point donné ici ses miracles à la demande de ces pharisiens, puisqu’il ne les a point faits pour les convertir, connaissant trop leur opiniâtreté et leur aveuglement, mais seulement, pour servir aux autres. Nous pouvons dire encore qu’il ne devait point leur faire voir de miracle semblable à celui de Jonas.
Dieu leur a donné un autre signe, lors par exemple que les afflictions qui les accablèrent leur firent sentir quelle était la puissance de Celui qu’ils avaient crucifié. C’est de quoi il les menace ici, quoiqu’assez obscurément, comme s’il disait : je vous ai comblé de bienfaits, sans que rien vois ait pu attirer à moi, et que vous ayez voulu reconnaître et adorer ma souveraine puissance. Mais vous la connaîtrez un jour non plus par la grandeur de mes dons, mais par les effets de ma justice, lorsque vous verrez votre ville prise et pillée, vos murs abattus, votre temple démoli, votre État ruiné, votre liberté perdue, vos cérémonies abolies, et que vous serez errants et fugitifs sur toute la ferre.
Tout ceci vous arrivera après que vous m’aurez crucifié, et c’est là le grand prodige que je vous réserve. Car n’est-ce pas en effet un prodige épouvantable, que le peuple juif soit toujours accablé des mêmes maux, et que malgré les efforts que plusieurs ont faits pour le soulager, il demeure néanmoins toujours misérable, depuis que la main de Dieu s’est une fois appesantie sur lui pour le châtier ? Mais Jésus-Christ ne leur parle qu’obscurément de ces choses, qui ne devaient être éclaircies que par ce qui devait arriver un jour. Il se contente ici de leur parler de sa résurrection dont ils devaient être plus pleinement informés par ce qu’ils souffriraient dans la suite.
« Car comme Jonas fut trois jours et trois nuits dans le ventre de la baleine ; ainsi le Fils de l’homme sera trois jours et trois nuits dans le cœur de la terre (40). » Il ne leur dit pas néanmoins qu’il ressusciterait, parce que ces impies s’en seraient moqués ; il se contente de le leur marquer en énigme pour leur faire voir, quand cela serait arrivé, qu’il le leur avait prédit. Car pour se convaincre que les pharisiens comprenaient ce que Jésus leur disait par ces’ paroles, il ne faut que voir ce qu’ils dirent à Pilate. « Ce, séducteur a dit, lorsqu’il « était encore vivant : je ressusciterai après « trois jours. » (Mt. 27,43) Cependant ses disciples mêmes ignoraient cela parce qu’ils étaient bien plus grossiers et plus ignorants alors que les pharisiens. C’est pourquoi les Juifs ont été convaincus par leur propre lumière, et se sont condamnés eux-mêmes.
2. Mais remarquez avec quelle exactitude Jésus-Christ parle, de sa résurrection, quoique en termes énigmatiques. Car il ne dit pas qu’il sera dans la terre, mais « dans le cœur de la terre », pour mieux marquer son sépulcre, et pour empêcher qu’on ne crût que sa mort n’était qu’une feinte. C’est pour cette même raison qu’il a voulu demeurer mort durant trois jours, afin que personne n’en pût douter, Il a voulu confirmer la certitude de sa mort, non seulement en mourant sur une croix devant tout le monde, mais encore en demeurant trois jours dans le sépulcre. Toute la suite des temps devait rendre témoignage à sa résurrection, mais on eût pu douter de sa mort, s’il ne l’eût établie par des preuves très-constantes et très-assurées. Que si l’on eût douté de sa mort, on eût douté aussi par une suite nécessaire de sa résurrection. C’est pourquoi il donne à sa mort le nom « de signe », et il n’aurait point « donné ce signe » s’il n’eût point été crucifié.
Il rapporte aussi une figure de sa mort, afin qu’on en crût la vérité. Car je vous prie de me dire si Jonas n’était qu’en figure « dans le ventre « de la baleine ? » Et si l’on ne peut dire cela avec quelque apparence de raison, pourquoi veut-on douter que Jésus-Christ n’ait été de même « dans le cœur de la terre ? » Est-il croyable que la figure ait été réelle, et que la vérité n’ait été qu’une illusion ? C’est pourquoi nous avons tant de soin d’annoncer partout la mort de Jésus-Christ, et dans les sacrés mystères, et dans le baptême, et généralement en toutes choses. De là vient encore que saint Paul crie si hautement : « A Dieu ne plaise que je « mette ma gloire en autre chose que dans la « croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ ! » (Gal. 7,14)
C’est, mes frères, ce qui nous fait voir que ceux qui sont infectés de l’hérésie de Marcion sont les vrais enfants du diable, parce que, en soutenant, comme cet hérésiarque, qua Jésus-Christ n’a point été crucifié et n’est point mort véritablement, ils se rendent les ministres du diable, s’efforçant comme lui d’effacer le souvenir de choses dont Dieu a voulu éterniser la mémoire, je veux dire la croix et la passion. C’est pourquoi Jésus-Christ dit dans un autre endroit de l’Évangile : « Détruisez ce temple et je le réédifierai en trois jours (Jn. 2,17) » ; et ailleurs : « Les jours viendront qu’on leur ôtera l’époux. » Et ici : « On ne leur donnera point d’autre prodige que celui du prophète Jonas », montrant qu’il souffrirait pour eux, mais que ce serait inutilement, et qu’ils ne tireraient aucun fruit de ses souffrances, ce qu’il témoigne clairement un peu après. Il le savait, et néanmoins, il n’a pas laissé de mourir, tant était grande sa charité !
Et ne croyez pas que le sort réservé aux Juifs ressemble à celui des Ninivites que Dieu, après avoir été sur le point de les perdre, sauva à cause de leur pénitence en faisant reculer les barbares qui les menaçaient ; ne croyez pas, dis-je, que les Juifs doivent se convertir après la résurrection du Sauveur, écoutez plutôt comment Jésus-Christ assure le contraire. Car ce qu’il dit ensuite d’un démon qui rentre dans celui dont il avait été chassé, fait voir clairement que les Juifs n’éviteraient point la colère de Dieu comme les Ninivites, et que rien n’arrêterait les malheurs dont ils étaient menacés, et il déclare que leur punition sera très-juste.
Il suit en cela la même conduite qu’il avait suivie dans les siècles passés. Car sur le point de ruiner Sodome, il s’en justifie auparavant devant Abraham, et il fait voir que la vertu était si rare et si inconnue dans cette ville qu’il n’y avait pas seulement dix personnes justes. Il fait voir de même à Loth combien ce peuple qu’il allait ruiner était ennemi de l’hospitalité, et combien il était plongé dans des vices détestables, et après cela il les consume par le feu du ciel. Il en usa de même au temps du déluge, ayant voulu que toute sa conduite fit voir à Noé combien était juste une si effroyable punition. Il fit voir de même à Ézéchiel, lorsqu’il était a Babylone, les maux qui se commettaient dans Jérusalem. Il agit ainsi encore envers Jérémie, lorsqu’il lui disait comme pour se justifier : « Ne priez point pour eux, « car ne voyez-vous pas ce qu’ils font ? » (Jer. 23,10) Enfin on voit qu’il garde partout la conduite dont il use ici.
« Les Ninivites s’élèveront au jour du jugement contre ce peuple, et le condamneront, parce qu’ils ont fait pénitence à la prédication de Jonas, et cependant celui qui est ici est plus grand que Jouas (41). » Jonas était le serviteur, et moi le Maître. Il est sorti d’une baleine, et je sortirai vivant du tombeau. Il a annoncé à un peuple la ruine de sa ville, et moi je vous annonce le royaume des cieux. Les Ninivites ont cru sans aucun miracle. Et moi j’en ai fait un très-grand nombre. Ils n’avaient reçu aucune instruction avant la prédication de ce prophète, et moi je vous ai instruits de toutes choses, et je vous ai découvert les secrets de la plus haute sagesse. Jonas est venu aux Ninivites comme un serviteur qui leur parlait de la part de son maître, et moi je suis venu en Maître et en Dieu. Je n’ai point menacé comme lui, je ne suis point venu pour vous juger, mais pour vous offrir à tous le pardon de vos péchés.
De plus ces Ninivites étaient un peuple barbare, au lieu que les Juifs avaient toujours entendu les prédications des prophètes. Personne n’avait prédit aux Ninivites la naissance de Jon. et les prophètes avaient prédit de Jésus-Christ une infinité de choses, et les événements répondaient ponctuellement aux prophéties. Jonas prit la fuite, et voulut se dispenser de sa prédication, de peur d’être raillé des Ninivites ; et moi qui savais devoir être attaché en croix et moqué, je suis néanmoins venu. Jonas ne put souffrir d’être méprisé de ceux qu’il devait convertir, et moi je souffre pour eux la mort, et une mort honteuse, et je leur envoie encore après moi mes apôtres pour achever mon ouvrage. Enfin Jonas était un étranger inconnu aux Ninivites ; et moi je suis de la même race que les Juifs, et j’ai selon la chair les mêmes aïeux qu’eux. On pourrait trouver ainsi d’autres avantages de la prédication de Jésus-Christ sur celle de Jonas, si on s’arrêtait à les bien, considérer. Mais Jésus-Christ ne se contente pas dé cet exemple. Il en joint aussitôt un autre.
3. « La reine du midi s’élèvera au jour du jugement contre ce peuple, et le condamnera, parce qu’elle est venue des extrémités de la terre, pour entendre la sagesse de Salomon, et cependant celui qui est ici est plus grand que Salomon (42). » Cet exemple est encore plus puissant que e premier. Car Jonas au moins alla trouver les Ninivites, mais la reine du midi n’attendit pas que Salomon la vînt trouver. Elle le prévint et le visita dans son royaume. Elle ne considéra ni son sexe, ni sa qualité d’étrangère, ni l’éloignement des lieux. Elle se résolut à ce long voyage, non par la terreur des menaces, ni par la crainte de la mort, mais par le seul amour de la sagesse : « Et cependant celui qui est ici est plus grand que Salomon. »
Là c’est une femme qui va trouver un roi ; ici au contraire c’est un Dieu qui cherche des hommes. Elle vient trouver Salomon des extrémités de la terre ; et moi, descendu du haut du ciel, je viens vous chercher dans vos bourgs et dans vos villes. Salomon discourait sur les arbres et sur les plantes, ce qui ne pouvait pas être fort utile à celle qui le venait chercher ; et moi je vous annonce des choses également terribles et salutaires.
Après donc les avoir mis dans leur tort, et leur avoir prouvé par tant de raisons, qu’ils ne méritaient point le pardon de leurs péchés ; après avoir montré et par l’exemple des Ninivites, et par celui de la reine du midi que leur désobéissance et leur incrédulité ne venait pas de la faiblesse du maître qui les instruisait, mais de leur opiniâtreté inflexible ; il leur déclare enfin le châtiment qui devait fondre sur eux. Il ne le fait que par des énigmes obscures, mais qui ne laissent pas d’imprimer la crainte dans les esprits. « Lorsque l’esprit impur est sorti d’un homme, il s’en va par des lieux arides cherchant du repos, et il n’en trouve point (43). Alors il dit : Je retournerai dans ma maison d’où je suis sorti, et venant il la trouve vide, nettoyée et bien parée (44). En même temps il s’en va prendre avec lui sept autres esprits plus méchants que lui, et entrant dans cette maison ils y habitent. Et le dernier état de cet homme devient pire que le premier. C’est ce qui arrivera à cette race (45). » Jésus-Christ montre clairement par ces paroles que les Juifs souffriraient d’étranges tourments, non seulement dans l’autre monde, mais même dès celui-ci. Comme il leur avait dit que les Ninivites s’élèveraient contre eux au jour du jugement, et qu’ils les condamneraient, de peur que ces menaces si éloignées ne fissent pas une assez forte impression sur eux pour les tirer de leur négligence, il leur marque les maux qui devaient leur arriver dès cette vie.
Le prophète Osée leur avait prédit aussi ces malheurs, lorsqu’il leur dit : « Qu’ils seraient « comme un prophète et comme un homme « qui aurait perdu le sens et qui serait possédé « d’un mauvais esprit. » (Os. 8,7) C’est-à-dire, comme des furieux, comme des démoniaques, et comme des faux prophètes possédés du malin esprit. Car Os. par ce mot de « prophète », entend ici les faux prophètes, comme sont les devins et autres semblables. C’est ce que Jésus-Christ montre ici, lorsqu’il dit que les Juifs souffriraient les dernières extrémités. Considérez comme il tente toutes sortes de voies pour forcer ce peuple à l’écouter. Il les presse de tous côtés. Il leur représente le présent et l’avenir ; il les stimule par de beaux exemples comme ceux des Ninivites et de la reine du midi : il les effraie par l’exemple de ceux qui ont péché comme du peuple de Tyr et de Sodome. C’est ce qu’ont fait tous les prophètes, lorsqu’ils ont proposé aux Juifs, tantôt l’exemple « des Réchabites (Jer. 35,8) » ; tantôt celui d’une « épouse » qui ne peut oublier ses ornements (Os. 24) ; tantôt celui « du bœuf » qui connaît son maître, et « de l’âne » qui n’ignore pas l’étable de celui qui le nourrit. (Is. 1) Jésus-Christ suit donc ici la coutume de ces hommes éclairés de Dieu ; et après avoir fait connaître aux Juifs l’excès de leur ingratitude, en les comparant avec d’autres moins ingrats qu’eux, il leur déclare enfin quels seraient les tourments dont cette ingratitude sera punie.
Mais examinons ce que veut dire l’exemple que Jésus-Christ leur rapporte d’un homme possédé du démon. Comme ceux, dit-il, qui sont délivrés d’un démon qui les possédait, et qui deviennent ensuite lâches et paresseux, attirent de nouveau le démon en eux, et en sont possédés encore plus dangereusement ; ainsi vous arrivera-t-il. Vous étiez possédés du démon, lorsqu’autrefois vous adoriez les idoles, et que vous égorgiez vos enfants pour en faire des sacrifices au diable, avec une cruauté qui fait horreur. Cependant je ne vous ai pas abandonnés en cet état. J’ai chassé ce démon qui vous possédait, par la voix de mes prophètes, et je suis venu moi-même pour vous purifier et pour vous guérir entièrement. Mais puisque vous ne voulez pas m’écouter, et que vous vous plongez toujours dans de nouveaux crimes, puisqu’après avoir persécuté les prophètes, vous voulez couronner votre malice en me tuant moi-même aussi bien qu’eux ; ne vous étonnez pas si vous souffrez des maux qui égalent vos offenses, et qui surpasseront tout ce que vous avez jamais souffert en Égypte, à Babylone et sous Antiochus. En effet, Vespasien et Titus ont fait plus de mal aux Juifs que leurs anciens ennemis. C’est pourquoi Jésus-Christ dit : « Il y aura alors une affliction telle « que l’on n’en a jamais vue et qu’on n’en « verra jamais de pareille. » (Mt. 24,31)
Mais cet exemple du possédé montre encore que les Juifs, alors destitués de toute vertu, seront d’autant plus susceptibles de toutes les impressions des démons. Quand ils péchaient autrefois, ils avaient des hommes de Dieu parmi eux qui les reprenaient. La providence de Dieu leur tendait la main pour les secourir. La grâce du Saint-Esprit veillait sur eux pour les redresser. Elle faisait tout pour les rappeler au bien. Mais quand le temps de la colère sera venu, ils seront entièrement privés de tous ces secours, ce qui rendra la vertu bien plus rare, le crime bien plus commun, et la tyrannie du démon bien plus violente.
Vous savez tous ce que nous avons vu de notre temps sous l’empire de ce Julien, qui a surpassé en impiété tous ceux qui avaient régné avant lui, et que lorsqu’il portait le fer et le feu contre l’Église, les Juifs se sont unis avec les païens, qu’ils ont pris leurs cérémonies, et qu’ils ont adoré comme eux les idoles. S’ils paraissent un peu plus sages maintenant, ce n’est que la crainte des empereurs qui les retient dans le devoir. Si leur malice n’avait ce frein qui l’arrête, ils seraient plus cruels que jamais, et ils se porteraient à des excès encore plus grands. Car on voit que dans les autres crimes, tels que les enchantements, la magie, et l’impudicité, ils vont plus loin que n’ont jamais été leurs pères. Et quoique retenus par un frein si fort, ils n’ont pas laissé de conspirer souvent, et de se soulever contre les empereurs, et de s’attirer ainsi d’effroyables maux.
4. Où sont donc ceux qui demandent des prodiges et des miracles ? Qu’ils reconnaissent enfin que tout ce que nous devons désirer, c’est d’avoir un esprit sage et une volonté reconnaissante envers Dieu ; et que lorsque cela nous manque tous les miracles sont inutiles. Les Ninivites ont cru sans avoir vu de miracles, et les Juifs, après tant de prodiges, sont devenus pires qu’auparavant. Ils ont été possédés de nouveau par des démons encore plus furieux, et ils se sont attiré un déluge de maux. Et certes c’est avec justice, puisque celui qui une fois délivré d’une affliction temporelle, n’en devient pas plus sage et plus retenu, mérite d’en souffrir une encore plus grande. C’est pourquoi Jésus-Christ dit que ce démon, après qu’il est sorti, « ne trouve plus de repos », c’est-à-dire, qu’il attaquera de nouveau l’homme où il était avec tarit d’adresse qu’il y rentrera une seconde fois. Ces deux choses les devaient faire rentrer en eux-mêmes : les maux qu’ils avaient soufferts et la délivrance qu’ils en avaient obtenue. Une troisième devait même encore leur faire plus d’impression, savoir, la crainte de tomber dans un état encore plus funeste que le premier.
Mais ce qui se passe aujourd’hui nous fait bien voir que ces paroles n’ont pas été seulement dites pour les Juifs. Elles nous regardent comme eux, puisqu’après avoir été éclairés de la lumière de Dieu, et avoir renoncé à nos anciens égarements, nous y retombons encore. Faut-il douter après cela que les péchés que nous commettons maintenant ne soient un jour plus sévèrement punis ? C’est l’avis que Jésus-Christ donnait au paralytique : « Vous voilà maintenant guéri, ne péchez plus, de peur qu’il ne vous arrive pis. » (Jn. 5,14)
Vous me demanderez peut-être ce qui pouvait arriver de pis à un homme qui était paralytique depuis trente-huit ans. Mais hélas ! qu’il était facile à Dieu de le faire souffrir davantage. Dieu nous garde d’éprouver tout ce qu’un homme est capable d’endurer de maux. Dieu a des trésors de supplices et de peines. Sa colère est aussi infinie que sa miséricorde. C’est le reproche qu’il fait par Ézéchiel à Jérusalem : « Je vous ai trouvée toute souillée de sang, je vous ai lavée, j’ai répandu sur vous mes parfums, on a admiré voire beauté. Et après cela vous vous êtes honteusement abandonnée à tous les peuples voisins de votre pays. C’est pourquoi je me prépare, dit le Seigneur, à me venger de votre crime avec plus de sévérité que jamais. » (Ez. 17,7) Ne considérez pas seulement dans ces paroles quelle est la vengeance de Dieu, mais encore combien sa patience est infinie. Combien de fois l’avons-nous irrité par nos crimes, sans qu’il cesse pour cela de nous traiter avec douceur ?
Cependant n’ayons pas trop confiance, mais craignons plutôt. Si Pharaon était rentré dans lui-même à la première plaie dont Dieu le frappa, il n’aurait point senti les suivantes, et il n’aurait point péri enfin dans lamer avec toute son armée. Je rapporte à dessein cet exemple, parce qu’il y a bien des personnes aujourd’hui qui disent comme Pharaon : « Je ne sais pas qui est Dieu, je ne le connais point (Ex. 3,7) », et qui tiennent comme lui leurs sujets attachés à la boue et à l’argile. Combien, lorsque Dieu nous défend d’être durs même en paroles envers nos serviteurs, combien se montrent impitoyables dans les travaux qu’ils leur imposent. Ces imitateurs e Pharaon ne seront point abîmés dans la mer Rouge, mais ils seront précipités dans une mer dont les flots sont de feu, d’un feu étrange et horrible. Car c’est un abîme qui n’a point de fond, dont la flamme vive et subtile court de toutes parts, et cause une douleur si cuisante, qu’elle surpasse sans comparaison toutes les morsures des bêtes les plus cruelles. Que si le feu de la fournaise de Babylone, quoique sensible et matériel, se lança avec tant d’impétuosité sur ceux qui environnaient les trois jeunes hommes, que fera ce feu infernal sur ceux qui y seront précipités ?
Considérez comment les prophètes parlent de ce jour terrible : « Le jour du Seigneur est un jour inévitable et sans remède, un jour plein de colère et de fureur. » (Is. 13,7) Il n’y aura personne alors pour nous secourir. Il n’y aura personne qui nous puisse tirer d’un si grand malheur, et ce visage si doux du Sauveur nous sera caché pour jamais. Tels que ceux qui sont condamnés aux mines sont livrés à des hommes sévères et impitoyables, et que sans pouvoir être vus d’aucun de leurs amis ou de leurs proches, ils ne voient que ceux qui sont établis pour les accabler de travail ; tels ces malheureux ne verront que les démons qui ne se lasseront jamais de les tourmenter. Mais je dis trop peu. Tout ce que nous voyons en ce monde n’a point de rapport avec cet état. Nous pouvons ici nous adresser à l’empereur. Nous pouvons lui demander et obtenir grâce pour les criminels ; mais la condamnation de ceux qui vont en enfer est entièrement irrévocable. Ils ne sortent jamais de ces abîmes, de feu. Ils y demeureront accablés de douleurs et plongés, dans des maux qui sont au-dessus et de nos paroles et de nos pensées. Si nous ne pouvons concevoir ni exprimer la peine de ceux qui passent par ce feu sensible et matériel qui est sur la terre combien moins pourrait-on représenter les tourments de ceux qui brûlent dans ces flammes qui ne s’éteindront jamais ? Un homme qu’on jette ici dans le feu y est consumé en un moment ; mais ce feu-là brûle toujours, et il ne consume jamais.
Que ferons-nous donc, mes frères, dans ces lieux horribles ? Car je me dis cela à moi-même aussi bien qu’à vous.
Vous me direz peut-être : Si vous, qui nous apprenez à connaître et à servir Dieu, vous dites ces choses pour vous-même, à quoi bon me donner une peine : inutile ? Car quelle merveille que je tombe dans ce malheur, si ceux qui me conduisent y peuvent tomber aussi ? Ah ! mes frères, ne vous consolez point d’une manière si malheureuse. Ce n’est point, là une consolation, c’est un désespoir. Car, dites-moi, je vous prie, le, démon n’est-il pas une, puissance incorporelle ? N’est-il pas par sa nature élevé au-dessus des hommes ? Cependant il est tombé dans ces abîmes de feu. Qui pourrait donc se consoler un jour de se trouver avec lui dans les enfers, et d’y souffrir les mêmes tourments que lui ?
Lorsque Dieu frappait l’Égypte de tant de plaies, le peuple se consolait-il de ce qu’il voyait les plus grands et le roi même frappés aussi de la main de Dieu, et de ce que chaque maison pleurait son mort ? Nullement, et les Égyptiens le montrèrent bien par ce qu’ils firent, puisque, se sentant comme frappés par une verge de feu, ils coururent en foule à Pharaon et le contraignirent de faire sortir le peuple hébreu. C’est une pensée bien dépourvue de toute raison, de croire que ce soit une grande consolation d’être puni avec beaucoup d’autres, et de dire : Il ne m’arrivera que ce qui arrive à tout le monde. Un tel raisonnement est si loin d’adoucir les maux de l’enfer, qu’il ne rend pas même plus supportables ceux de cette vie. Considérez, je vous prie, ceux qui sont tourmentés de la goutte. Je vous demande si, lorsqu’ils souffrent les douleurs les plus aiguës, ils seraient fort disposés à se consoler, lorsque vous leur représenteriez qu’il y en a mille qui souffrent autant ou même plus qu’eux ? Il leur est impossible de tirer de là le moindre soulagement. Leur esprit est tout occupé par la violence de leur mal. Il est comme absorbé dans cette pensée, et il ne lui en reste plus pour faire aucune réflexion sur les maux des autres.
Ainsi ne nous flattons point d’une espérance si fausse et si malheureuse. La vue de ce que souffrent les autres peut nous consoler dans les petits maux ; mais quand la douleur est vive et perçante, l’âme en est tellement possédée, que, bien loin de penser aux autres, elle ne se connaît plus elle-même. Loin donc ces consolations imaginaires ! Loin ces raisonnements frivoles, ou plutôt ces contes fabuleux, qui ne sont bons à dire qu’aux petits enfants. Ce moyen de consolation, qui consiste à se dire que tel et tel sont dans le même cas que soi, produit tout au plus quelque effet dans les médiocres chagrins ; que, s’il ne diminue pas toujours même les petits chagrins, comment adoucirait-il l’effroyable tourment que l’Évangile exprime par le grincement de dents ?
5. Je sens que ce que je vous dis vous afflige, et que ce discours vous fait de la peine à entendre. Mais que voulez-vous que je fasse ? Plût à Dieu que vous fussiez tous si vertueux, que je ne fusse point obligé de vous parler de l’enfer ! Mais puisque nous sommes la plupart engagés dans le péché, je voudrais de tout mon cœur que mes paroles, entrant dans vos esprits, pussent y imprimer le sentiment d’une douleur véritable. Je cesserais alors de vous représenter ces objets funestes.
Mais jusques ici je n’ai que des sujets de craindre pour la plupart de vous, et d’appréhender que le mépris que vous faites de ce que je dis, ne vous attire un plus grand supplice. Vous savez que lorsqu’un serviteur est assez insolent pour mépriser les menaces de son maître, ce mépris même est une nouvelle faute dont on le punit encore plus sévèrement. C’est pourquoi je vous conjure, mes frères, d’entrer dans des sentiments de componction, lorsque nous vous parlons de l’enfer. Il doit être doux d’en entendre parler, parce qu’il n’y a rien de plus triste ni de plus effroyable que d’y tomber.
Vous me demanderez peut-être comment on peut trouver du plaisir à entendre parler de l’enfer. Il y en a sans doute, mes frères, car l’enfer est une chose si horrible, que les entretiens qui servent à nous en éloigner, quel que durs et insupportables qu’ils paraissent, doivent être doux. Nous en tirons de plus grands avantages. Car ils font rentrer notre âme en elle-même, ils la rendent plus innocente, ils élèvent ses pensées au ciel, ils la détachent de la terre et de toutes ses passions. Enfin ils lui servent comme d’un excellent remède qui prévient les maux et qui l’empêche d’y tomber.
Maintenant que j’ai parlé du supplice des damnés, permettez-moi de vous parler encore de leur honte. Car, comme les Ninivites condamneront les Juifs, de même beaucoup de ceux qui paraissent vils et méprisables parmi nous, s’élèveront contre nous alors pour nous condamner. Représentons-nous donc quelle sera cette confusion, afin que cette pensée nous jette dans quelque commencement de pénitence. Je vous déclare encore une fois que je me dis ceci à moi-même. Je m’exhorte le premier en vous exhortant. Ainsi que personne ne se fâche contre moi ; que nul ne croie que je le méprise et que je le condamne. Entrons, mes frères, dans la voie étroite. Jusques à quand la mollesse ? jusques à quand les délices ? Ne nous lasserons-nous jamais de notre indifférence, de nos froides plaisanteries, de nos délais insensés ? Ne changerons-nous jamais ? Est-ce que nos pensées ne s’élèveront jamais au-dessus des objets exprimés par ces mots de table, de bonne chère, de luxe, d’argent, de propriétés, de bâtiments ?
La fin de tout cela, quelle sera-t-elle ? la mort. Quelle sera encore un coup cette fin ? un peu de cendre et de poudre, les vers et la pourriture.
Entrons donc enfin, mes frères, dans une vie toute nouvelle. Faisons de la terre un ciel. Apprenons aux païens, par notre conduite, combien est grand le bonheur dont ils sont privés. Lorsque nous vivrons d’une manière si chrétienne, ils verront en nous une image de ce qui se passe dans les cieux. Lorsqu’ils nous verront toujours dans la douceur et dans la modestie, exempts de colère, dégagés d’envie, éloignés de l’avarice, libres des passions, et réglés en toutes choses, ils s’écrieront dans un transport d’admiration : si les chrétiens sont des anges dès cette vie, que doivent-ils être après leur mort ? Si leur vie est si éclatante dans un lieu où ils se considèrent comme étrangers, quelle sera leur gloire dans leur véritable patrie ? C’est ainsi que nous édifierons les infidèles, que nous les porterons à la foi, et que le bruit de notre vertu se répandra aussi vite que la foi se répandait du temps des apôtres. Puisque douze hommes purent alors convertir des villes et des provinces entières, si nous les imitions aujourd’hui, et si chacun de nous s’efforçait de faire de sa vie une prédication vivante, jugez jusqu’où s’étendrait la religion chrétienne. Car un païen sera moins touché de la résurrection d’un mort que de la vie sainte d’un chrétien véritable. Il est surpris de l’un, mais il est touché et édifié de l’autre. Le premier passe et s’oublie, l’autre demeure et subsiste et fait une impression profonde dans les esprits.
Travaillons donc à notre salut, afin de travailler ensuite à celui des autres. Je ne vous dis rien de trop austère. Je ne vous ordonne rien de trop rude. Je ne vous défends point de vous marier. Je ne vous commande point de vous retirer dans le désert, et de renoncer à toutes les affaires du monde ; mais je vous exhorte à vivre dans le monde comme un chrétien y doit vivre.
Je souhaiterais que, tout en demeurant comme vous faites au milieu des villes, vous eussiez plus de piété que les solitaires qui habitent les montagnes. Et pourquoi désiré-je cela de vous, sinon parce que l’Église en retirerait un grand avantage ? « Personne », dit l’Évangile, « n’allume une lampe pour la mettre sous un boisseau. » (Mt. 5,20) Soyons donc des lampes brillantes et élevées sur le chandelier, afin que notre lumière éclate de toutes parts. Allumons et entretenons en nous ce feu du ciel. Éclairons ceux qui sont assis dans les ténèbres, afin qu’ils sortent de leurs égarements et de leurs erreurs.
Ne me dites point : Je suis engagé avec une femme ; j’ai des enfants ; je suis embarrassé dans de grands soins, et il m’est impossible de faire ce que vous dites. Quand vous n’auriez aucun de tous ces empêchements, si vous demeuriez toujours dans la même apathie, vous n’en seriez pas plus vertueux ; comme au contraire si vous étiez dans des engagements encore plus grands, et que vous eussiez de l’ardeur et du zèle, vous vous élèveriez enfin au-dessus de tout. Dieu ne vous demande qu’une chose : une âme fervente et généreuse. Et alors ni l’âge, ni la pauvreté, ni les richesses, ni quoi que ce soit, ne vous empêchera d’être vertueux.
On a vu dans tous les siècles des vieillards, des jeunes gens, des personnes mariées et occupées à élever leurs enfants, des artisans, et des soldats qui ont été très-fidèles à Dieu, et qui dans tous les temps ont accompli tous ses préceptes. Daniel était jeune, Joseph était esclave ; Aquila était artisan ; Lidie vendait de la pourpre ; le geôlier de saint Paul gouvernait une prison ; Corneille était centurion ; Timothée était presque toujours malade ; Onésime était non seulement esclave, mais fugitif : et cependant toute cette différence d’états n’a point empêché que toutes ces personnes, hommes ou femmes, jeunes ou vieux, esclaves ou libres, officiers ou particuliers, n’aient brillé par la sainteté de leur vie.
Ne nous couvrons donc plus de ces vains prétextes. Ayons des pensées plus sages et plus chrétiennes. Quels que nous puissions être par notre condition dans le monde, soyons grands par notre vertu dans l’Église, et nous mériterons un jour les biens du ciel, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est, avec le Père et le Saint-Esprit, la gloire et l’empire maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles, Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XLIV modifier


« COMME IL PARLAIT ENCORE AU PEUPLE, SA MÈRE ET SES FRÈRES ÉTAIENT DEHORS QUI DEMANDAIENT À LUI PARLER. ET QUELQU’UN LUI DIT : VOILA VOTRE MÈRE ET VOS FRÈRES QUI SONT LÀ DEHORS ET QUI VOUS DEMANDENT. MAIS IL RÉPONDIT A CELUI QUI DISAIT CELA : QUI EST MA MÈRE ET QUI SONT MES FRÈRES ? ET ÉTENDANT SA MAIN SUR SES DISCIPLES : VOICI, DIT-IL, MA MÈRE, ET VOICI MES FRÈRES. » (CHAP. 12,46, 47, 48, 49, JUSQU’AU VERSET 10 DU CHAP. XIII)

ANALYSE. modifier

  • 1 et 2. Marie est proclamée bienheureuse pour avoir porté le Fils de Dieu dans ses entrailles, et surtout pour avoir été en tout obéissante à la volonté de Dieu.
  • 3. Parabole de la semence. Celui qui sème est sorti. – Comment celui qui est partout peut-il sortir de quelque part. – Nous ne recevons pas la semence par notre faute et non par la faute du semeur.
  • 4 et 5. Que la même mesure de vertu n’est pas exigée de tous. – Combien il est dangereux de laisser perdre les instructions que Dieu nous donne. – Que les plaisirs de la vie sont très – justement comparés à es épines. – Des maux que l’excès de la bonne chère et l’intempérance de la bouche produit en nous.


1. Jésus-Christ, mes frères, nous fait voir ici dans un exemple bien sensible combien ce que je vous disais l’autre jour est vrai, savoir que là où manque la vertu, tout le reste est inutile. Je vous disais la dernière fois que ni l’âge, ni le sexe, ni le désert, ni tous les saints exercices ne nous serviraient de rien, si nous n’avions une piété sincère dans le cœur. Aujourd’hui nous apprenons quelque chose de plus, nous apprenons qu’il ne servirait de rien d’avoir porté Jésus-Christ dans ses entrailles et de l’avoir enfanté miraculeusement comme a fait la Vierge, si l’on ne possédait en même temps la vertu. C’est là une conséquence évident ? des paroles évangéliques que nous allons expliquer. « Lorsque Jésus-Christ parlait encore au peuple, quelqu’un lui dit (46) : Voilà votre mère et vos frères qui sont là dehors, et qui vous demandent (47). Mais il lui répondit : Qui est ma mère et qui sont mes frères (48) ? » Il ne parlait pas ainsi pour désavouer sa mère, ni par la crainte qu’il eut de passer pour son fils devant les hommes. S’il avait pu rougir d’avoir Marie pour mère, il ne serait jamais descendu dans son sein. Il voulait donc nous apprendre qu’il n’eût servi de rien à la Vierge d’être mère de Jésus-Christ, si sa vie n’eût été en même temps parfaite.
Mais ce que les parents de Jésus-Christ faisaient en cette rencontre venait de l’amour propre. Ils veulent montrer devant le peuple que Jésus-Christ leur appartient ; ils n’ont pas encore de lui une juste idée, et ils viennent à contre-temps le trouver. Voyez leur vanité. Au lieu d’entrer avec les autres, et d’écouter Jésus-Christ avec un profond silence, ou d’attendre au moins à la porte qu’il eût achevé de parler, ils vont au contraire l’appeler devant tout le monde, affectant de faire paraître qu’ils avaient pouvoir de lui commander. C’est ce que marque l’Évangile par ces paroles : « Lorsqu’il parlait encore au peuple ;» comme s’il disait : N’avaient-ils point d’autre temps plus propre pour lui parler ? Ne pouvaient-ils le faire sans l’incommoder ? Qu’avaient-ils de si prêt à lui dire ? S’ils lui voulaient faire quelque question de doctrine, que ne la lui proposaient-ils en public, afin que sa réponse servît d’instruction à tout le peuple ? Si ce n’était que pour des affaires particulières, il ne fallait pas témoigner cet empressement.
Que si le Sauveur avait refusé à l’un de ses disciples la permission d’aller ensevelir son père, afin qu’il ne différât peint de le suivre, combien eût-il été plus éloigné d’interrompre ses prédications pour des sujets qui ne le méritaient pas ? On voit donc qu’ils agissaient humainement en cette rencontre et par un désir secret de vaine gloire.
Saint Jean exprime encore plus clairement cette disposition des parents de Jésus-Christ, lorsqu’il dit : « Que ses frères mêmes ne « croyaient pas en lui. » (Jn. 7,5) Il rapporte même de leurs paroles où il y a beaucoup d’indiscrétion. Ils lui faisaient, dit-il, violence pour le faire venir à Jérusalem dans l’espérance de tirer de la gloire des miracles qu’il y ferait : « Si vous faites ces choses, faites-vous connaître au monde. Car nul homme « n’agit en secret ; lorsqu’il veut être connu dans le public. » (Id. 4) C’est alors que Jésus-Christ les réprimanda de leurs pensées charnelles et terrestres, parce que les Juifs disaient de lui : ce N’est-ce pas là ce fils d’un artisan dont nous connaissons le père et la « mère, et dont les frères sont parmi nous ? » lui reprochant ainsi la bassesse de sa naissance ; ses parents le portaient au contraire à se relever par la grandeur de ses miracles. Mais Jésus-Christ les rebute pour les guérir de cette passion.
Si le Sauveur avait voulu renoncer sa mère, il l’aurait fait, lorsqu’on en voulait tirer un sujet de le mépriser. Mais il a été si éloigné de cette pensée, et il a eu d’elle un soin si particulier, que près d’expirer sur la croix, il l’a recommandée au plus chéri de ses disciples, et lui a ordonné de la regarder comme sa mère. Que s’il parle d’elle en cet endroit avec plus de sévérité, c’est qu’il voulait guérir l’esprit de ses proches, qui ne le considéraient que comme un homme ordinaire, et qui tiraient vanité de ce qui paraissait de grand en lui. Il les reprend donc, mais comme un médecin ; et ces paroles ne sont pas pour les blesser, mais pour les guérir.
Ne considérez donc pas seulement cette réprimande de Jésus-Christ, laquelle est pleine de modération et de sagesse ; mais pensez en même temps, combien était téméraire et inconsidérée la hardiesse de ses proches, et surtout quel est celui qui fait la réprimande. Ce n’est pas un simple homme, c’est un Dieu, et le Fils unique du Père. Pesez bien aussi le dessein dans lequel il leur parle. Car il ne voulait point les confondre, mais les délivrer de la passion la plus tyrannique ; leur inspirer des sentiments plus relevés de sa personne ; et leur persuader qu’il n’était pas seulement le Fils, mais encore le Maître et le Seigneur de Marie. Considérez ces raisons et vous reconnaîtrez que cette réprimande de Jésus-Christ était très-digne de lui, très-utile à ceux à qui il la fait, et toute pleine de modération et de sagesse. Car il ne dit pas : va et dis à ma mère qu’elle n’est pas ma mère ; c’est à celui même qui lui parle qu’il répond : « qui est ma mère « et qui sont mes frères ? » Et ces paroles, outre le sens qui vient d’être indiqué, ont encore une autre portée. Laquelle ? Elles tendent à faire comprendre à ceux qui sont là que ni eux ni personne ne peut trouver assez d’avantage dans les liaisons de la chair et du sang pour avoir le droit de négliger la vertu. Car puisqu’il n’eût servi de rien à la Vierge même d’être la Mère de Jésus-Christ si elle n’eût soutenu cette dignité par sa vertu, combien toutes les alliances charnelles seront-elles moins utiles à tous les autres ? La parenté véritable qui nous lie avec Jésus-Christ, est de faire la volonté de son Père. C’est cette liaison qui ennoblit l’âme, et qui la rend plus illustre que tous les avantages de la chair et du sang.
2. Comprenons donc cette vérité, mes frères, et si nous avons des enfants qui se signalent par leur piété, ne tirons point vanité de leur gloire, si nous n’avons aussi leur vertu. Ne nous glorifions peint de même de la piété de nos pères, si nous ne tâchons de leur ressembler. Il peut se faire dans le christianisme que celui qui nous aura donné la vie ne soit pas notre père, et qu’un autre le sera véritablement, quoiqu’il ne nous ait pas engendrés. C’est pourquoi lorsqu’une femme disait à Jésus-Christ dans un autre endroit de l’Évangile : « Bienheureux le sein qui vous a porté, « et les mamelles que vous avez sucées « (Lc. 11,27) », il ne lui répond point : Je n’ai point été porté dans le sein d’une femme, et je n’ai point sucé ses mamelles ; mais « bienheureux au contraire ceux qui font la volonté de mon Père ! » Ainsi on peut remarquer partout qu’il ne désavoue pas cette liaison et cette parenté charnelle ; mais qu’il lui en préfère une autre qui est toute spirituelle et toute sainte.
Quand le bienheureux précurseur disait aux Juifs : « Race de vipères, ne dites point : Nous avons Abraham pour père (Mt. 3,17) » ils ne niaient pas qu’ils descendissent en effet d’Abraham selon la chair ; mais il leur déclarait qu’il ne leur servirait de rien d’être sortis d’Abraham, si leur vie n’était semblable à la sienne. C’est ce que Jésus-Christ exprime clairement, lorsqu’il leur dit : « Si vous étiez les enfants d’Abraham vous en feriez les actions. » Il ne veut pas dire qu’ils ne descendaient pas d’Abraham selon la chair, mais il les exhorte à s’unir à Abraham par un lien bien plus noble en se rendant les héritiers et les imitateurs de sa vertu. C’est encore ce qu’il veut faire entendre ici, mais d’une manière plus douce, parce qu’il s’agissait de sa mère. Il ne dit point : Ce n’est point là ma mère : ce ne sont point là mes frères, parce qu’ils ne font point ma volonté. Il ne les blâme point, il ne les accuse point ; mais il dit en général :
« Quiconque fait la volonté de mon Père, « celui-là est mon frère, ma sœur et ma mère. (50) » S’ils veulent donc être ma mère et mes frères, qu’ils marchent par cette voie. Lorsque cette femme cria : « Heureux est le sein qui vous a porté », Jésus-Christ ne répondit point que Marie n’était point sa mère ; mais il fit une réponse qui revient à ceci : Il n’y a d’heureux que celui qui fait la volonté de mon Père ; c’est celui-là qui est mon frère, ma sœur, ma mère.
O puissance de la vertu ! ô combien grande est la gloire à laquelle elle élève ceux qui l’embrassent ! Combien de femmes, dans la suite des temps, ont admiré le bonheur de la Vierge, et béni ces chastes entrailles qui ont porté le Sauveur du monde ! Combien se sont dit qu’elles auraient tout sacrifié pour une maternité si glorieuse ! Et cependant qui les empêche d’avoir cet honneur ? Jésus-Christ nous ouvre une voie facile pour arriver à cette haute dignité, et il veut bien faire part de ce titre auguste non seulement aux femmes, mais encore aux hommes. Il nous élève même plus haut, et il nous offre encore un plus grand honneur, puisque la liaison que nous avons avec Jésus-Christ par l’Esprit de Dieu, surpasse celle que nous aurait pu donner la chair et le sang. Car on devient ainsi mère de Jésus-Christ d’une manière bien plus excellente que si on l’avait porté dans son sein. Mais ne vous contentez pas de désirer simplement un si grand honneur, et marchez avec ardeur dans la voie qui vous y conduit.
En ce jour-là, Jésus sortit de la maison, et s’assit auprès de la mer (1). » Admirez comment, après avoir repris ses proches, fine laisse pas de faire aussitôt ce qu’ils lui demandent. Il se conduisit de même à l’égard de sa mère aux noces de Cana. Car après lui avoir dit que son temps n’était pas encore venu, il ne laissa pas de lui obéir pour faire voir, d’un côté, que tous ses moments étaient réglés, et pour témoigner de l’autre la grande tendresse qu’il avait pour elle. Il fait la même chose en cette rencontre. Il guérit d’abord ses proches de leur vanité, et il sort néanmoins aussitôt de la maison pour rendre à sa mère tout l’honneur que la bienséance exigeait de lui, et cela bien que la demande fût à contre-temps.
« En ce jour-là », dit l’Évangile, « Jésus sortit de la maison, et s’assit auprès de la mer ; » comme s’il eût dit à ses parents qui le demandaient : Puisque vous avez tant de désir de me voir et de m’écouter, voici que je viens pour parler. Après avoir fait tant de miracles, il veut de nouveau être utile aux hommes par ses instructions Il s’assied auprès de la mer, pour prendre comme à l’hameçon et au filet les habitants de la terre. Et ce n’est pas sans grande raison que l’Évangéliste rapporte cette circonstance, comme pour marquer que Jésus-Christ s’était placé dans cette assemblée du peuple, d’une telle manière, qu’il avait tous ses auditeurs en face, sans qu’il y en eût un seul derrière lui.
« Et une grande multitude s’assembla autour de lui, de sorte que montant dans une barque il s’y assit, tout le peuple se tenant sur le rivage. Et il leur disait beaucoup de choses en paraboles (2, 3). » Il n’usa pas de cette manière d’enseigner lorsqu’il parlait sur la montagne, et il ne dit rien en paraboles, parce qu’il n’y avait alors auprès de lui qu’un peuple simple et grossier, au lieu qu’il est environné ici de scribes et de pharisiens. Considérez, je vous prie, quelle est la première de ces paraboles, et le soin que l’Évangéliste a de les rapporter dames leur ordre. Il choisit pour la première celle qui de toutes était la plus propre pour rendre ses auditeurs attentifs. Comme il ne leur allait parler que par énigmes, il était nécessaire de les réveiller d’abord, et de les exciter par cette première parabole à l’écouter avec grande attention. C’est pourquoi un autre Évangéliste marque que Jésus-Christ leur lit des reproches de ce qu’ils étaient sans entendement, et qu’il leur dit : « Comment ne comprenezvous point cette parabole ? » (Mc. 4,13) Mais ce n’était pas seulement – pour ces raisons qu’il leur parlait en paraboles. Il 1e faisait encore pour donner plus de poids et plus de force à son discours, pour le mieux imprimer dans la mémoire de ses auditeurs, et pour leur rendre les vérités qu’il leur disait plus sensibles et plus palpables. C’est ainsi que les prophètes ont agi autrefois lorsqu’ils ont parlé aux peuples. Quelle est donc cette parabole ?
3. « Celui qui sème est sorti pour aller semer (3) » D’où est « sorti » celui qui est présent partout et qui remplit tout ? Comment a-t-il pu sortir et où a-t-il pu aller ? Mais quand Jésus-Christ s’est approché de nous par son incarnation, il ne l’a pas fait en passant d’un lieu en un autre, mais en se faisant homme et en se rendant visible à nous. Comme nos péchés nous séparaient de Dieu et qu’ils étaient comme une muraille qui nous fermait l’entrée pour aller à lui, il est lui-même venu à nous. Et – pour quel sujet y est-il venu ? Est-ce pour perdre la terre qui était toute couverte de ronces et d’épines ? Est-ce pour punir les laboureurs de leur lâcheté et de leur paresse ? Nullement. Mais il est venu pour en être le laboureur lui-même ; pour rendre cette terre fertile, en la cultivant avec soin, et pour y semer sa parole comme une semence précieuse de vertu et de piété. Car j’entends ici par cette « semence » sa parole ; par la « terre » qui la reçoit, nos âmes, et il est lui-même « celui qui la sème. » Mais que devient enfin cette semence ? Il s’en perd trois parties, et il ne s’en sauve qu’une.
« En semant, une partie de la semence tomba le long du chemin, et les oiseaux vinrent et la mangèrent (4). » Il ne dit pas qu’il ait lui-même jeté cette semence hors du chemin, mais qu’elle y est tombée. « Une autre tomba dans des lieux pierreux, où elle n’avait pas beaucoup de terre, et elle leva aussitôt, la terre où elle était ayant peu de profondeur (5). Le soleil s’étant levé ensuite, elle en fut brûlée ; et comme elle n’avait pas beaucoup de racine, elle se dessécha (6). Une autre tomba dans les épines, et les épines crurent et l’étouffèrent (7). Une autre partie de la semence tomba dans une bonne terre, et elle fructifia ; quelques grains rendant cent pour un, d’autres soixante, et d’autres trente (8). Que celui-là l’entende qui a des oreilles pour entendre (9). Il n’y a que cette quatrième partie de toute la semence qui se sauve, et encore même avec beaucoup d’inégalité et de différence. Jésus-Christ voulait dire par là qu’il offrait indifféremment à tous les instructions de sa parole. Car comme un laboureur ne choisit point en semant, et ne fait aucun discernement d’une terre d’avec une autre, mais répand sa semence également partout, Jésus-Christ de même, en prêchant, ne faisait point de distinction entre le riche et le pauvre, entre le savant et l’ignorant, entre l’âme ardente et celle qui était lâche et paresseuse. Il semait de même sur tous les cœurs, et il faisait de son côté tout ce qu’il devait faire, quoiqu’il n’ignorât pas quel devait être le succès de son travail. Après cela il pourra dire véritablement : « Qu’ai-je dû faire que je n’aie point fait ? » (Is. 13,9) Les prophètes comparent partout le peuple à une vigne. Isaïe dit : « Il est devenu comme une vigne. » (Is. 5) Et David dit : « Vous avez « transféré votre vigne de l’Égypte. » (Ps. 79,13) Et Jésus-Christ le compare à un champ semé, pour marquer que les hommes allaient à l’avenir lui obéir avec plus de promptitude et que la terre porterait bientôt d’excellents fruits.
Ces paroles : « Celui qui sème est sorti pour aller semer », ne doivent pas être regardées comme une redite. Car un laboureur sort souvent pour d’antres choses que pour semer. Il sort pour labourer et pour cultiver la terre. Il sort pour en arracher les épines et toutes les mauvaises herbes, ou pour d’autres sujets semblables ; mais Jésus-Christ n’est sorti que pour semer. D’où vient donc, mes frères, qu’une si grande partie de cette semence se perd ? Il n’en faut pas accuser celui qui sème, mais la terre qui reçoit cette semence, c’est-à-dire l’âme qui n’écoute point cette divine parole. Pourquoi ne dit-il pas plutôt que les lâches ont reçu cette semence et l’ont laissé perdre ? que les riches l’ont reçue et l’ont étouffée ? que ceux qui vivaient dans la mollesse l’ont reçue et qu’ils l’ont rendue inutile ? Jésus-Christ ne veut pas parler si clairement pour ne point porter ces peuples au désespoir. Il veut les laisser à eux-mêmes, et il veut que ce soit leur propre conscience qui les justifie ou qui les condamne.
Ce qui arrive ici à la semence dont une partie se perd, arrive aussi ensuite à la pêche, où l’on rejette une partie des poissons qu’on avait pris.
Jésus-Christ dit à dessein cette parabole à ses disciples, pont les fortifier par avance et pour les avertir que si dans la suite des temps ils voyaient beaucoup de ceux à qui ils auraient prêché l’Évangile, se perdre, ils ne devaient pas pour cela se décourager, puisque la même chose était arrivée à Jésus-Christ, qui, sachant le peu de succès que devait avoir la divine semence, n’avait pas néanmoins laissé de semer.
Mais comment peut-on concevoir, me dites-vous, qu’on sème sur des épines, sur des pierres et dans des chemins ? Je vous réponds que cela serait ridicule à l’égard d’une semence matérielle qu’on jette sur la terre ; mais à l’égard de nos âmes et de la parole de Dieu, c’est une chose qui ne peut être que très louable. On blâmerait très justement un laboureur s’il perdait ainsi sa semence, parce que les pierres ne peuvent devenir de la terre et que les chemins ne peuvent cesser d’être des chemins, ni les épines d’être des épines. Mais il n’en est pas ainsi de nos âmes Les pierres les plus dures peuvent se changer en une terre très fertile. Les chemins les plus battus peuvent n’être plus foulés aux pieds, ni exposés à tous les passants, mais devenir un champ bien préparé et bien cultivé. Les épines peuvent disparaître pour faire place à la semence, afin que le grain croisse et pousse en haut, sans qu’il trouve rien qui l’empêche de monter.
Si ces changements étaient impossibles, le semeur divin et adorable n’aurait jamais rien semé dans le monde. Et s’ils ne sont pas arrivés dans toutes les âmes, ce n’est point la faute du laboureur, mais de ceux qui n’ont pas voulu se changer. Il a accompli avec un soin entier ce qui dépendait de lui. Si les hommes, au lieu de correspondre à son ouvrage ; l’ont au contraire détruit en eux-mêmes, il n’est point responsable de leur perfidie, après qu’il a témoigné tant de bonté et tant d’affection envers les hommes.
Mais remarquez ici, je vous prie, qu’on ne se perd pas en une seule manière, mais en plusieurs qui sont différentes l’une de l’autre.
Ceux qui sont comparés « au chemin », sont les paresseux, les lâches et les négligents. Ceux qui sont figurés « par la pierre », sont ceux qui tombent seulement par faiblesse : « Celui », dit l’Évangile, « qui est semé sur les pierres est celui qui écoute la parole, et la reçoit aussitôt avec joie, mais il n’a point de racine en lui-même et n’a cru que pour un temps, et lorsqu’il s’élève quelque persécution à cause de la parole, il se scandalise, aussitôt. Lorsqu’un homme écoute la parole de Dieu et n’y donne point d’attention, l’esprit malin vient ensuite, et il enlève ce qui avait été semé dans son cœur. C’est là celui qui est marqué par la semence qui tombe le long du, chemin. » Ce n’est pas un crime égal de renoncer à la parole de l’Évangile, lorsque personne ne nous y contraint par ses persécutions, ou de le faire seulement en cédant à la force et à la violence.
Mais ceux qui sont figurés « par les épines » sont encore bien plus coupables que les autres.
4. Afin donc, mes frères, que nous ne tombions point dans ces malheurs, cachons cette divine semence dans le fond de notre âme et conservons-la comme un trésor précieux dans notre mémoire. Si le diable fait ses efforts pour nous la ravir, il dépend de nous d’empêcher qu’il ne nous l’ôte. Si cette semence se sèche, cela ne vient point de l’excès de la chaleur ; Jésus-Christ ne dit point que ce soit le grand chaud qui produise cet effet ; mais il dit : « Parce qu’elle n’a point de racine. » Si cette sainte parole est étouffée, il n’en faut point accuser les épines, mais celui qui les laisse croître. On peut couper si l’on veut cette tige malheureuse et se servir utilement de ses richesses. C’est pourquoi Jésus-Christ ne dit pas simplement « le siècle ; » mais « les soins du siècle ; » ni « les richesses » en général, « mais la tromperie des richesses. » N’accusons donc point les choses en elles-mêmes, mais l’abus que nous en faisons et la corruption de notre esprit. On peut être riche sans se laisser surprendre par les richesses. On peut demeurer dans le monde sans être accablé de ses soins. Les richesses ont deux maux qui sont opposés l’un à l’autre ; l’un d’exciter notre avarice et d’allumer nos désirs, et l’autre de nous rendre lâches et mous. Et c’est avec grande raison que Jésus-Christ attribue cette « tromperie » aux richesses. Car il n’y a rien daims les richesses que de trompeur. Ce n’est qu’un nom vain qui n’a rien de solide et de véritable. Le plaisir, la gloire, la beauté et toutes les choses semblables ne sont que des fantômes, qui n’ont point d’être et de subsistance.
Enfin, après avoir marqué ces différentes manières, par lesquelles les hommes se perdent, il commence aussitôt à parler « de la bonne terre », pour nous empêcher de tomber dans le désespoir et pour nous donner une sainte confiance que nous pourrons nous sauver par une pénitence sincère, et passer de ces trois états marqués par ces trois sortes de terre en un quatrième, où l’âme devient une bonne, une excellente terre.
Mais pourquoi, la terre étant bonne, la semence étant la même, ainsi que le laboureur qui la répand, un grain néanmoins en porte-t-il, l’un « cent », l’autre « soixante », et l’autre « trente ? » Cela ne vient que de la différence de la terre. Car, bien qu’elle soit toute bonne, elle ne laisse pas d’admettre divers degrés-de bonté. Ainsi cette inégalité ne vient ni du laboureur, ni de la semence, mais de la terre qui la reçoit, non selon la différence de sa nature, mais selon la différente disposition de la volonté. Et ce qui fait paraître encore la grande miséricorde de Dieu envers les hommes, c’est qu’il n’exige pas de tous un même degré de vertu, mais qu’eu recevant avec joie les premiers, il ne rejette ni les seconds ni les troisièmes.
Le but qu’il avait en tout ceci, était de persuader ses disciples qu’il ne suffit pas d’écouter sa parole sainte. Pourquoi donc, direz-vous, Jésus-Christ ne parle-t-il point des autres passions comme de l’impureté et de la vaine gloire ? Je vous réponds qu’il a tout compris dans ces deux mots « des inquiétudes du siècle, et de la tromperie des richesses ; car la vaine gloire et toutes les autres passions sont des ruisseaux de ces deux sources. Il y joint encore ceux qui sont figurés « par la « pierre » et « par le chemin », pour montrer qu’il ne suffit pas de renoncer à ses richesses, mais qu’il faut encore pratiquer les autres vertus. Car, que vous servirait-il d’être dégagé de l’argent, si vous êtes négligent et lâche ? Que vous servirait-il de même d’être fervent et généreux dans le reste si vous êtes paresseux à écouter la parole de Jésus-Christ ?
On ne se sauve point en ne pratiquant la vertu qu’à demi. Il faut premièrement écouter avec ardeur et retenir avec soin les vérités de l’Évangile. Il faut ensuite les pratiquer avec force et avec courage, et enfin mépriser l’argent, renoncer aux richesses, et fouler aux pieds toutes les choses de cette vie. L’enchaînement de toutes ces vertus commence par l’application à écouter la parole de Dieu C’est le premier pas pour le salut. « Comment croiront-ils », dit saint Paul, « s’ils n’entendent ? »(Rom. 10,14) Je vous dis aussi la même chose. Comment pratiquerons-nous ce que Dieu nous ordonne, si nous n’écoutons ce qu’il nous dit ? Mais après ce premier degré, Dieu exige de nous le courage et la vigueur, et un mépris général pour toutes les choses d’ici-bas,
Écoutons, mes frères, ces vérités saintes que Jésus-Christ nous a enseignées. Qu’elles soient notre bouclier pour nous défendre contre toutes les attaques de nos ennemis. Qu’elles jettent de profondes racines dans notre cœur, et qu’elles nous servent à nous dégager de tous les soins de la terre. Que si nous pratiquons une partie de ces vérités, en négligeant l’autre, quel avantage en retirerons-nous, puisque d’une façon ou d’autre nous ne laisserons pas de nous perdre ? Qu’importe que nous périssions, ou par l’amour du bien, ou par ta paresse, ou par un manquement de courage ? Un laboureur ne plaint-il pas également la perte de sa semence, de quelque manière qu’elle se perde ?
Ne nous consolons donc pas de ce que nous ne perdons point le fruit de la parole divine de toutes les manières que nous le pourrions ; mais pleurons plutôt de ce que nous la laissons périr en quelque manière que ce puisse être. Portons le feu dans ces « épines », et dans ces ronces. Ce sont ces tiges malheureuses qui étouffent cette divine semence. Les riches ne le savent que trop, eux que leurs richesses rendent incapables non seulement de la vertu, mais même de tout le reste. Aussitôt qu’ils se sont rendus les esclaves de leurs plaisirs, ils ne peuvent plus s’appliquer aux affaires même de ce monde, et encore bien moins aux choses du ciel qui regardent le salut. Car leur esprit est attaqué en même temps d’une double peste, par les passions qui le corrompent, et par les inquiétudes qui le déchirent. Chacune de ces deux causes suffit pour les perdre. Lors donc qu’elles se joignent ensemble, dans quel abîme les doivent-elles jeter ?
5. Et ne vous étonnez pas que Jésus-Christ donne le nom d’ « épines aux plaisirs de la vie. » Vous êtes trop charnel et trop enivré de vos passions pour comprendre cette vérité. Mais ceux qui renoncent à ces faux plaisirs, savent que les délices ont des pointes plus perçantes et plus mortelles que toutes les épines que nous voyons, et qu’elles perdent encore plus l’âme et le corps même, que les soins et les embarras du monde.
Il n’y a point de chagrins et d’inquiétudes, qui nuisent autant à l’esprit, que l’excès de la bonne chair nuit à notre corps. Car ces excès engendrent enfin les maladies, les insomnies et les autres maux de tête, d’oreilles et d’estomac, ce que les épines ne peuvent faire. Comme on se met toutes les mains en sang lorsqu’on presse des épines ; ces excès de même et ces délices perdent toutes les parties du corps, et leur venin se répand sur la tête, sur les yeux, sur les mains, et sur les pieds. Comme les épines sont stériles, les délices le sont aussi ; et elles causent une perte bien plus grande, et dans des choses bien plus importantes. Car elles avancent la vieillesse, elles interdisent les sens, elles étouffent la raison, elles aveuglent l’âme la plus éclairée ; elles rendent le corps lâche et efféminé, elles le remplissent d’un amas d’ordures et de saletés. Elles lui causent mille mauvaises humeurs, et elles deviennent une source de corruption et de pourriture.
Elles sont au corps ce qu’une charge trop pesante est à un vaisseau qui coule à fond, accablé par la grandeur de ce poids. Pourquoi travaillez-vous tant à engraisser votre corps ?
– En voulez-vous faire ou une victime qui soit bonne à immoler ; ou une masse de chair qu’on nous doive servir sur nos tables ? On peut être excusable d’engraisser des volailles, quoique peut-être on ne le soit pas, puisque si grasses elles sont contraires à la santé. Tant la bonne chair est dangereuse, puisqu’elle l’est même jusque dans les animaux !
Toutes les superfluités ne sont jamais bonnes à rien. Elles sont la source des indigestions et des mauvaises humeurs. Les animaux qu’on nourrit moins et qui travaillent plus, s’en portent mieux, et sont plus utiles pour nous servir. Leur chair est aussi plus saine à ceux qui en mangent. Mais ceux qui se nourrissent de ces animaux si gras, se remplissent de graisse comme eux, entretiennent par cette réplétion une source de maladies, et ne font qu’appesantir les chaînes qu’ils portent. Car rien n’est si contraire au corps que cet excès de manger, et rien ne lui est si mortel que les débauches et les délices. Qui n’admirera donc la stupidité de ces personnes qui épargnent moins leur propre corps, que les autres n’épargnent ces vaisseaux de cuir où ils renferment leur vin ? Ils ont soin de ne les pas remplir si fort qu’ils en crèvent ; mais ceux-ci remplissent tellement leurs corps de vin, qu’ils crèvent de toutes parts. Ils en ont jusques au gosier. Les fumées en montent jusques aux narines, aux oreilles et au cerveau, obstruant de plus en plus les voies de l’esprit et de la puissance vitale. Dieu ne vous a pas donné une bouche et un estomac pour les remplir de vin et de viande, mais pour vous en servir à louer Dieu, à lui offrir de saints cantiques, à prononcer les paroles de la loi sainte, et à les employer à l’édification de vos frères. Et vous au contraire, par un abus criminel, vous ne vous en servez presque jamais pour ce saint usage, et vous l’asservissez à votre intempérance durant toute votre vie.
Vous ressemblez à un homme qui aurait entre les mains un luth parfaitement beau dont les cordes seraient de fil d’or, et qu’on regarderait comme un chef-d’œuvre de l’art, et qui au lieu de se servir de cet instrument pour la fin à laquelle il est destiné, le remplirait d’ordure et de boue. C’est là proprement le désordre où vous tombez. Car j’appelle de l’ordure et de la boue, non la nourriture en elle-même, mais l’abus que vous en faites par votre intempérance et par votre luxe.
Tout ce qui est au-delà de la nécessité n’est plus une nourriture mais un poison. Le ventre n’est fait que pour recevoir les viandes ; mais la gorge, la bouche et la langue ont d’autres usages plus nobles et plus nécessaires. Quand je dis même que le ventre n’est fait que pour recevoir les viandes, je ne l’entends que des viandes qu’on lui donne avec modération, et avec retenue. Une preuve de ce que je dis c’est que lorsqu’on le charge de trop de viandes, non seulement il s’y oppose par les dégoûts qu’il nous cause, et comme par les cris qu’il jette, mais qu’il se venge même de nous, par une infinité de maux qu’il nous fait souffrir.
Il commence par punir les pieds qui nous ont conduits à ces festins déréglés. Il attaque ensuite les mains qui l’ont chargé de tant de viandes superflues. Il sert les uns et les autres avec des douleurs très-aiguës. Quelques-uns même en ont perdu les yeux, et d’autres en ont eu des maux de tête épouvantables. Car le ventre est comme un serviteur qui, ayant plus de charge qu’il n’en peut porter, murmure et se révolte contre celui qui l’accable de la sorte. Il se révolte, dis-je, non seulement contre ces membres dont je viens de parler, mais contre l’âme même, et contre la raison et le jugement. Dieu a permis ces mauvais effets par une admirable conduite, afin que si nous ne sommes retenus par notre devoir, et si nous ne sommes sobres par vertu, nous le soyons au moins par force, et par la crainte des maux qui sont une suite de l’intempérance.
Comprenons donc ces vérités, mes frères, fuyons le luxe et les délices, aimons la sobriété et la vie réglée, pour jouir dans le corps et dans l’âme d’une parfaite santé, et pour obtenir ensuite les biens à venir, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XLV. modifier


« SES DISCIPLES S’APPROCHANT DE LUI, LUI DIRENT : POURQUOI LEUR PARLEZ-VOUS AINSI EN PARABOLES ? IL LEUR RÉPONDIT PARCE QU’IL VOUS EST DONNÉ DE CONNAÎTRE LES MYSTÈRES DU ROYAUME DES CIEUX, MAIS POUR EUX IL NE LEUR EST PAS DONNÉ », (CHAP. 13,10, 11, JUSQU’AU VERSET 24)

ANALYSE. modifier

  • 1. Le libre arbitre n’est point supprimé par la grâce.
  • 2. Que le péché ne vient ni du tempérament, ni d’aucune nécessité.
  • 3. De l’obligation de donner son bien à Jésus-Christ en la personne des pauvres. – Que l’aumône est un excellent sacrifice, et que celui qui la fait devient le prêtre de Jésus-Christ. – Combien ceux qui ne seront point charitables envers les pauvres seront justement condamnés de Dieu.


1.Nous devons ici, mes frères, admirer la retenue des apôtres qui désirant beaucoup de faire une question à Jésus-Christ, savent néanmoins prendre leur temps et attendre une occasion propre pour l’interroger. Car ils ne le font point devant tout le monde. Saint Matthieu le donne à entendre, lorsqu’il dit « Ses disciples s’approchant de lui (Mc. 4,13) », et le reste. Que ce ne soit pas là une simple conjecture, saint Marc nous en donne la preuve, puisqu’il marque formellement qu’ils s’approchèrent de lui « en particulier. » C’est ainsi que ses frères devaient agir, lorsqu’ils le demandaient, et non le faire sortir avec ostentation lorsqu’il était engagé à parler au peuple. Mais admirez encore la tendresse et la charité qu’ils avaient pour tout ce peuple. Ils sont plus en peine de lui que d’eux, et ils en parlent au Sauveur avant que de lui parler d’eux-mêmes. « Pourquoi », lui disent-ils, « leur parlez-vous ainsi en paraboles ? » ils ne disent pas : pourquoi nous parlez-vous en paraboles ? C’est ainsi qu’en plusieurs rencontres ils témoignent beaucoup de tendresse pour ceux qui suivaient Jésus-Christ, comme lorsqu’ils lui dirent : « Renvoyez ce peuple », etc. (Mc. 6,27) « Et vous savez qu’ils se sont scandalisés de cette parole. » (Mt. 15,10) Que leur répond donc ici Jésus-Christ ?
« Il vous est donné de connaître les mystères du royaume des cieux, mais pour eux, il ne leur est pas donné (11). » Il parle de la sorte non pour nous marquer qu’il y eut quelque nécessité fatale, ou quelque discernement de personnes fait au hasard et sans choix. Il veut leur montrer seulement que ce peuple était l’unique cause de tous ses maux : que cette révélation des mystères était l’ouvrage de la grâce du Saint-Esprit, et un don d’en haut ; mais que ce don n’ôte pas à l’homme la liberté de sa volonté, comme cela devient évident par ce qui suit. Et voyez comment, pour empêcher qu’ils ne tombent, les Juifs dans le désespoir, les disciples dans le relâchement, en se voyant les uns privés, les autres favorisés de ce don, voyez comment Jésus-Christ montre que cela dépend de nous.
« Car quiconque a déjà, on lui donnera, et il sera comblé de biens ; mais pour celui qui n’a point, on lui ôtera même ce qu’il a(12). » Cette parole, quoiqu’extrêmement obscure, fait voir néanmoins qu’il y a en Dieu une justice ineffable. IL semble que Jésus-Christ dise :
Si quelqu’un a de l’ardeur et du désir, Dieu lui donnera toutes choses. Mais s’il est froid et sans vigueur, et qu’il ne contribue point de son côté, Dieu non plus ne lui donnera rien : « On lui ôtera même », dit Jésus-Christ, « ce « qu’il croit avoir ;» non que Dieu le lui ôte en effet, mais c’est qu’il le juge indigne de ses grâces et de ses faveurs,
Nous agissons nous-mêmes tous les jours de cette façon. Lorsque nous remarquons que quelqu’un nous écoute froidement, et qu’après l’avoir conjuré de s’appliquer à ce que nous lui disons, nous ne gagnons rien sur son esprit, nous nous taisons alors ; parce qu’en continuant de lui parler, nous attirerions sur sa négligence une condamnation encore plus sévère. Lorsqu’au contraire nous voyons un homme qui nous écoute avec ardeur, nous l’encourageons encore davantage, et nous répandons avec joie dans son âme les vérités saintes. C’est avec raison que Jésus-Christ dit : « Ce qu’il croit avoir », puisqu’il ne l’a point en effet. Et pour expliquer encore plus clairement ce qu’il voulait dire par ces paroles « Quiconque a déjà, on lui donnera, et il sera comblé de biens ; mais pour celui qui n’a point, on lui ôtera même ce qu’il a ; » il ajoute : « C’est pourquoi je leur parle en paraboles, parce qu’en voyant ils ne voient point, et qu’en écoutant ils n’écoutent ni ne comprennent point (13). » Mais s’ils ne voient point, me direz-vous, ne fallait-il donc pas leur ouvrir les yeux ? Il l’eût fallu si leur aveuglement eût été involontaire, comme l’est celui du corps. Mais il était volontaire, et de leur propre choix : c’est pourquoi Jésus-Christ ne dit pas simplement ; « parce qu’ils ne voient point ; » mais « parce qu’en voyant ils ne voient point. » Car leur aveuglement est un aveuglement de malice. Ils ont vu Jésus-Christ chasser les démons, et ils disent : « C’est par la vertu de Béelzébub, prince des démons, qu’il chasse les démons. » (Jn. 19,3) Ils voient que tout son désir est de les attirer à Dieu, et qu’il ne veut jamais que ce que son Père veut, et ils disent : « Cet homme n’est pas de Dieu. » Ils jugent des œuvres de Jésus-Christ autrement qu’ils ne les voient et qu’ils ne les entendent. C’est pourquoi je leur ôterai même cet avantage, et je les empêcherai de voir et d’entendre à l’avenir, puisqu’ils ne s’en servent que pour attirer sur eux une plus grande condamnation. Car ces hommes ne se contentaient pas de ne point croire en Jésus-Christ, mais ils le déshonoraient même, ils le décriaient, et ils lui dressaient des pièges pour le surprendre. Cependant il ne les reprend point de ces excès, parce qu’il ne voulait point leur être pénible par ses accusations et par ses reproches.
Il ne leur parlait pas ainsi dans les commencements. Il s’ouvrait davantage à eux, et il s’expliquait plus nettement. Mais depuis que leur esprit s’est altéré par l’envie, il ne leur parle plus qu’en paraboles. Et pour empêcher ensuite que cette sentence terrible ne passât pour un effet de la haine, ou pour une pure calomnie, et que les Juifs ne lui reprochassent qu’il ne leur disait des paroles si dures, que parce qu’il était leur ennemi, il rapporte le témoignage du Prophète.
« Et cette prophétie d’Isaïe s’accomplit en eux : Vous écouterez, et en écoutant vous n’entendrez point : vous verrez, et en voyant vous ne verrez point (14). (Is. 6,20) Car le cœur de ce peuple s’est appesanti, et leurs oreilles sont devenues sourdes, et ils ont bouché leurs yeux, de peur que leurs yeux ne voient, que leurs oreilles n’entendent, que leur cœur ne comprenne, et que s’étant convertis je ne les guérisse (15). » Considérez, mes frères, avec quelle exactitude le prophète fait ce reproche. Il ne dit pas : Vous ne verrez point : mais « vous verrez, et en voyant vous ne verrez point. » Il ne dit pas non plus : Vous n’entendrez point ; mais « vous écouterez, et en écoutant vous n’entendrez point. » De sorte que ce sont eux-mêmes, qui se sont volontairement aveuglés, en se fermant les yeux, en se bouchant les oreilles, et endurcissant leur cœur. » Car non seulement ils n’écoutaient point, mais ils écoutaient avec aigreur et avec peine. Et ils ont agi de la sorte, dit le prophète, « de peur que s’étant convertis je ne les guérisse. »
2. Ces paroles marquent une malice consommée, et un dessein formé d’être rebelle à la vérité. Jésus-Christ néanmoins leur rapporte ce passage d’un prophète pour leur donner encore espérance, et pour les attirer à la foi, en les assurant que s’ils se veulent convertir il les guérira. C’est de même que si quelqu’un disait à un homme : Vous ne m’avez pas voulu regarder, et je vous en suis obligé ; car si vous l’aviez fait, je vous aurais aussitôt pardonné, montrant par ces paroles qu’il est encore tout prêt à le faire. Il en est de même ici : « De peur, » dit Jésus-Christ, « qu’ils ne se convertissent, et « que je ne les guérisse. » Il leur montrait par ces paroles qu’ils pouvaient encore se convertir et se sauver par la pénitence ; et qu’il ne cherchait que leur salut, et non pas sa gloire.
S’il n’eût point voulu être écouté d’eux et trouver occasion de les sauver, il n’avait qu’à se taire sans leur proposer ces paraboles. C’est au contraire par cette obscurité même, dont elles sont voilées, qu’il tâche de leur exciter le désir de s’instruire de ce qu’elles cachent. Car nous savons d’ailleurs, mes frères, que « Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive. » (Ez. 18,23) Et pour nous faire voir que le péché n’est point un effet ou de la nature, ou de la nécessité, ou de la violence, il dit ensuite à ses apôtres : « Mais pour vous vos yeux sont heureux de « ce qu’ils voient, et vos oreilles de ce qu’elles « entendent (16). » Il ne parle point ici des yeux ni des oreilles du – corps, mais des oreilles du cœur. Car les apôtres étaient Juifs aussi bien que les autres ; ils avaient été élevés dans l’observance des mêmes lois, et des mêmes cérémonies. Cependant cette prophétie d’Isaïe ne les touchait pas, parce que leur âme et leur volonté étant bien disposées, étaient comme une racine qui devait produire de bons fruits. Ainsi vous voyez que par ce mot : « Pour vous il vous est donné », Jésus-Christ ne marque point quelque nécessité fatale, puisqu’il ne les aurait pas appelés heureux s’ils n’eussent fait le bien librement et sans aucune contrainte.
Et ne me dites point pour favoriser les Juifs que ces paraboles étaient obscures, et qu’ils étaient excusables de n’en pas comprendre le mystère. Ils pouvaient s’adresser en particulier à Jésus-Christ aussi bien que les apôtres, pour lui en demander l’intelligence. Mais ils ne le voulaient pas à cause de leur indifférence et de leur paresse. Que dis-je, ils ne le voulaient pas ? Ils firent même tout le contraire, non seulement ils ne croyaient point ce que Jésus – Christ leur disait ; non seulement ils ne le voulaient point écouter, mais ils le combattaient même, et témoignaient n’avoir pour lui que de l’aversion et de la haine. C’est cette disposition que Jésus-Christ marque en rapportant ce reproche du prophète : « Ils ont écouté avec aigreur. » Mais comme les apôtres étaient bien éloignés de cette disposition, Jésus-Christ les appelle « heureux », et confirme encore ce qu’il leur-dit par les paroles suivantes : « Car je vous dis en vérité que beaucoup de prophètes et de justes ont souhaité de voir ce que vous voyez, et ne l’ont pas vu : et d’entendre ce que vous entendez, et ne l’ont « pas entendu (17) ; » c’est-à-dire, mon avènement, ma présence, mes miracles, ma voix, et mes prédications. Il les préfère par ces paroles, non seulement, aux Juifs qui étaient corrompus, mais aux justes même de l’ancienne loi. Il les appelle plus heureux qu’eux, parce qu’ils voyaient ce que ces autres n’avaient pas vu, et qu’ils avaient tant souhaité « de voir. » Les autres ne voyaient ces merveilles que par la foi, mais les apôtres « les voyaient de leurs yeux » même, et beaucoup plus clairement que les anciens.
Remarquez encore ici l’union que Jésus-Christ fait voir entre l’Ancien Testament et le Nouveau, lorsqu’il montre que les justes de l’ancienne loi, non seulement ont vu par la foi, les mystères de la nouvelle ; mais encore qu’ils ont souhaité avec ardeur de les voir de leurs propres yeux : ce qu’ils n’auraient pas fait si Jésus-Christ eût été opposé à Dieu, et s’il eût renversé sa loi. « Écoutez donc vous autres la parabole de celui qui sème (18). » Il leur explique ensuite ce que nous avons déjà dit : il leur parle de l’indifférence des uns et de l’ardeur des autres, de la timidité des uns et du courage des autres, de l’amour ou du mépris des richesses ; et il leur fait voir le malheur dans lequel on tombait d’un côté, et l’avantage que l’on retirait de l’autre. Il passe de là à plusieurs différents degrés de vertus. Car dans son amour pour les hommes, il a voulu leur ouvrir plus d’une voie de salut. Il ne dit pas que si l’on ne rapporte « cent » pour un, on ne se sauvera point, mais que celui même qui rapportera « soixante », ne laissera pas de se sauver, et même celui qui ne rapportera que « trente », ce qu’il fait dans le dessein de nous faire voir combien il nous est aisé de nous sauver.
Si donc vous ne pouvez demeurer dans l’état de virginité, vivez chrétiennement dans le mariage. Si vous ne pouvez renoncer à tous vos biens, donnez au moins l’aumône de ce que vous avez. Si les richesses vous accablent comme un fardeau insupportable, partagez-les par la moitié avec Jésus-Christ. Si vous ne pouvez vous résoudre à lui donner tout, donnez-lui en la moitié ou la troisième partie. Puisqu’il vous doit rendre son frère et son cohéritier dans le ciel, faites-le aussi votre frère et votre cohéritier sur la terre. Vous vous donnerez à vous-même tout ce que vous lui donnerez. N’entendez-vous pas ce que dit le Prophète : « Ne méprisez pas ceux qui viennent du même « sang que vous ? » (Is. 38) Si vous ne devez pas mépriser ceux de votre race quelque vils et méprisables qu’ils soient ; combien moins devez-vous mépriser celui qui, outre cette liaison du sang qui l’unit à vous, a sur vous une autorité suprême, comme étant celui qui vous a créé ? Sans avoir rien reçu de vous, il vous a fait des avantages prodigieux, il a partagé ses biens avec vous, il vous a prévenu par une libéralité incompréhensible.
Ne faut-il donc pas être plus stupide et plus dur que les pierres, pour n’apprendre point à aimer les hommes, après que Dieu vous a tant aimé ; pour ne témoigner aucune reconnaissance de tant de bienfaits dont vous avez été comblé, et pour refuser de si petites choses après en avoir reçu de si grandes ? Il a partagé le ciel avec vous, et vous ne lui voulez point faire part de ce peu de biens que vous avez sur la terre ? Il vous a aimé lors même qu’il n’a vu aucun bien en vous ; il vous a réconcilié à son Père lorsque vous étiez son ennemi, et vous ne faites pas la moindre grâce à celui qui vous aime et qui vous a fait tant de bien ? N’est-il pas raisonnable qu’avant même de recevoir cet héritage du ciel et ces autres biens que Dieu vous promet, vous lui rendiez grâces par avance de cette faveur qu’il vous fait de lui pouvoir donner quelque chose ? Ne savez-vous pas que lorsque les maîtres reçoivent quelque présent de leurs serviteurs, ou qu’ils daignent aller manger à leurs tables, ce sont les serviteurs qui se tiennent pour obligés, et qui croient avoir reçu une grâce ? C’est ici tout le contraire. Ce n’est point le serviteur qui invite son maître à sa table, mais le Seigneur même, qui invite et qui prévient son esclave, et après cela même, vous avez la dureté de ne pas inviter votre maître à votre tour.
Il vous a le premier invité à venir manger sous son toit, et vous ne lui rendez pas la pareille ? Il vous a vêtu lorsque vous étiez nu, et vous ne le recevez pas chez vous, lorsqu’il est étranger et qu’il passe ? Il vous a le premier fait boire à sa coupe, et vous ne lui donnez pas un verre d’eau froide ? Il a rassasié votre âme de l’eau si douce du Saint-Esprit ; et vous négligez de soulager la soif de son corps ? Il vous a donné ce breuvage céleste et spirituel lorsque vous ne méritiez que des supplices, et vous lui refusez ces assistances temporelles d’un bien même qui est à lui ? Ne tenez-vous pas à grand honneur de prendre entre vos mains cette coupe sacrée dont Jésus-Christ même doit boire, et de l’approcher de votre bouche ? Et ne savez-vous pas qu’il n’est permis qu’au prêtre seul de vous présenter le calice où est le sang de Jésus-Christ ? Mais je n’examine point avec rigueur, vous dit Jésus-Christ, la grandeur des biens que je vous donne pour les comparer avec ce que je reçois de vous. Je recevrai de bon cœur ce que vous me donnerez. Quoique vous ne soyez que laïque, je ne rejetterai point votre don, et je n’exige pas de vous autant que vous avez reçu de moi. Je ne vous demande pas votre sang ; je ne vous demande qu’un verre d’eau quand elle serait froide.
3. Pensez donc quel est Celui à qui vous donnez à boire et tremblez-en de frayeur. Pensez que vous êtes devenu le prêtre de Jésus-Christ lui offrant de votre propre main, non pas votre chair, mais votre pain ; non votre sang, mais de l’eau froide. Il vous a revêtu des vêtements du salut, et il vous en a revêtu par lui-même ; revêtez-le donc au moins par votre serviteur, Il vous a donné un rang honorable dans le ciel, délivrez-le donc de cette nudité affreuse où vous le voyez, et de ce froid qu’il endure. Il vous a rendu le compagnon de ses anges, recevez-le donc au moins dans votre maison. Quand vous ne me traiteriez, vous dit-il, que comme l’un de vos serviteurs je ne refuse point cette demeure, quoique je vous aie ouvert les cieux. Je vous ai délivré de la plus dure prison qui fût jamais ; je n’exige point néanmoins de vous que vous me fassiez la même grâce. Je ne vous demande point que vous me délivriez des fers et de la prison, mais seulement que vous m’y veniez visiter ; cela me suffit pour me consoler. Je vous ai ressuscité de la mort horrible où vous étiez ; je ne vous demande point cela, venez seulement me voir quand je suis malade.
Lors donc que les biens qu’on nous a faits sont si grands et que ceux qu’on exige de nous, sont si petits et que nous négligeons néanmoins de les faire, quels supplices ne devons-nous point attendre ? N’est-ce pas avec sujet qu’on nous condamne à ces flammes éternelles, qui ont été préparées pour le diable et pour ses anges, puisque nous sommes plus insensibles que les pierres ? Car quelle insensibilité qu’après avoir reçu tant de choses, et que devant en recevoir de si grandes, nous soyons encore les esclaves d’un or que nous allons bientôt quitter malgré que nous en ayons ? Tant de personnes ont donné leur propre vie et ont répandu leur sang, et vous ne voulez pas même donner quelques superfluités pour gagner le ciel, et pour mériter ces immortelles couronnes ? Quelle excuse alléguerez-vous, quel pardon espérerez-vous, vous qui êtes si prompt à vider vos greniers pour semer vos terres, si joyeux d’épuiser vos coffres, pour donner tout votre argent à usure ; niais qui êtes si avare et si cruel lorsqu’il s’agit de nourrir votre propre maître dans la personne des pauvres.
Pensons donc à ceci, mes frères ; pensons à ce que nous avons reçu, à ce que nous devons recevoir, et à ce que Dieu nous demandera ; et ne tenons plus nos cœurs attachés au monde. Devenons enfin tendres et compatissants à la misère des pauvres, et n’attirons pas sur nous par notre dureté, la rigueur de cet effroyable jugement. Car ne suffirait-il pas pour nous condamner que nous ayons joui de tant de biens pendant cette vie, que Dieu en exige si peu de nous pour en soulager les pauvres, qu’il ne nous demande même que ce que nous serons obligés de quitter bien malgré nous, et qu’ayant si peu d’affection pour ce qu’il nous commande, nous en ayons tant pour tous les biens de la vie ? Une seule de ces choses serait capable de nous perdre : que sera-ce donc lorsqu’elles seront toutes jointes ensemble ? quelle espérance nous restera-t-il de nous sauver ?
Pour éviter donc une condamnation si épouvantable, témoignons à l’avenir plus de tendresse envers les pauvres, pour jouir ainsi des biens d’ici-bas et de ceux de l’autre vie, que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XLVI. modifier


« JÉSUS LEUR PROPOSA UNE AUTRE PARABOLE EN DISANT : LE ROYAUME DES CIEUX EST SEMBLABLE A UN HOMME QUI AVAIT SEMÉ DU BON GRAIN DANS SON CHAMP. MAIS PENDANT QUE LES HOMMES DORMAIENT, SON ENNEMI VINT ET SEMA DE L’IVRAIE PARMI LE BLÉ ET S’EN ALLA. » (CHAP. 13,24, 25, JUSQU’AU VERSET 34)

ANALYSE. modifier

  • 1. Combien la vigilance est nécessaire.
  • 2. Il ne faut pas tuer les hérétiques. – Les prédicateurs de l’Évangile ne doivent point redouter les maux de cette vie.
  • 3 et 4. En quoi consistait ta grandeur des apôtres. – Que ce ne sont point les miracles, mais la bonté qui rend les hommes recommandables. – Que la vertu est plus puissante pour convertir les hommes que les miracles. – Que c’est une plus grande chose de bannir le péché de notre âme que de chasser le démon d’un possédé.


1. Quelle différence y a-t-il entre cette parabole et la précédente ? Dans la précédente Jésus-Christ a en vue les inattentifs, les négligents, ceux qui ne reçoivent même pas la semence de la parole sainte : dans celle-ci, il marque les erreurs et les assemblées des hérétiques. Il veut prévenir le trouble où ses disciples pourraient tomber à l’apparition des hérésies, et il leur prédit qu’il en arriverait, après qu’il leur a appris pourquoi il leur parlait en paraboles. Il leur montre dans la parabole précédente que les Juifs ne recevaient pas sa parole ; et dans celle-ci qu’ils recevraient même les séducteurs et les corrupteurs de sa vérité. C’est l’artifice ordinaire du démon de mêler le mensonge avec la vérité, afin que sous le masque de la vraisemblance, l’erreur passe pour la vérité même, et qu’elle trompe ceux qui sont faciles à séduire. C’est pourquoi Jésus-Christ ne marque point dans cette semence de l’ennemi, d’autre mauvais grain que l’ivraie qui est fort semblable au froment. Jésus-Christ nous apprend ensuite l’occasion que le démon prend pour surprendre les âmes. « Pendant que les hommes dormaient, son ennemi vint, sema de l’ivraie parmi le bon grain, et s’en alla (25). » Ces paroles font voir à quel danger sont exposés les prélats, à qui l’on a particulièrement confié la garde du champ de l’Église, et non seulement les prélats, mais tous les fidèles.
Jésus-Christ marque encore ici que l’erreur, ne paraît qu’après l’établissement de la vérité ; comme l’expérience nous l’a fait assez connaître. Les faux prophètes n’ont paru qu’après les vrais prophètes, les faux apôtres qu’après les apôtres véritables, et l’Antéchrist ne doit paraître qu’après Jésus-Christ. Car si le démon ne voyait, ou ce qu’il doit imiter, ou à qui il doit dresser des pièges, il ne saurait pas même par quelle voie il nous pourrait nuire. Mais quand une fois il a vu que cette semence divine de Jésus-Christ fructifiait dans les âmes, que les uns rendaient « cent » pour un les autres « soixante », et les autres « trente ; » qu’il ne pouvait ni arracher ce qui était enraciné trop profondément, ni l’étouffer, ni le brûler, il tente une autre voie, et il mêle le mauvais grain avec le bon, pour confondre ainsi l’un avec l’autre.
Quelle différence, me direz-vous, y a-t-il entre ceux « qui dorment » et ceux qui sont figurés « par le chemin » dans la parabole précédente ? Il y a cette différence que dans les autres la semence est enlevée tout d’abord avant même que le démon lui ait laissé prendre racine ; au lieu qu’il a besoin dans ceux-ci d’un artifice particulier, pour rendre le grain inutile, après même qu’il a pris racine, et qu’il a poussé. Jésus-Christ nous avertit ainsi de veiller sur nous, et de nous tenir sur nos gardes : Quand vous auriez, nous dit-il, évité tous les malheurs qui sont marqués dans la première parabole, vous ne seriez pas encore en sûreté. Comme vous y voyez la semence se perdre, ou par « le chemin », ou par « les pierres », ou par les « épines ; elle se perd ici « par le sommeil. » C’est ce qui nous oblige à vivre dans une vigilance continuelle. C’est pourquoi Jésus-Christ dit ailleurs : « Celui-là sera sauvé qui persévérera jusqu’à la fin. » (Mt. 10,22)
Ce malheur que Jésus-Christ prédit ici est arrivé dès le commencement de l’Église. Plusieurs de ceux qui étaient alors dans les charges ecclésiastiques introduisaient dans l’Église des hommes corrompus, et des hérésiarques cachés, et donnaient par là une grande facilité au démon pour surprendre les fidèles. Car une fois qu’il a semé ce mauvais grain dans le champ de l’Église, le démon a beau jeu pour tout perdre.
Mais vous me direz : Comment peut-on s’empêcher de dormir ? On ne le peut pas s’il s’agit du sommeil du corps ; mais on peut s’empêcher de tomber dans celui de l’âme. C’est pourquoi saint Paul disait : « Veillez, demeurez fermes dans la foi. » (1Cor. 16,13)
Jésus-Christ nous représente ce travail du démon non seulement comme une œuvre de malice, mais encore comme une superfétation. Car après que le champ a été bien cultivé, et qu’on y a mis de bonne semence, lorsqu’il n’y manque plus rien, c’est alors qu’il y vient sursemer l’ivraie. C’est proprement ce pie font les hérétiques, qui en répandant leur poison n’ont point d’autre but que la vaine gloire. Jésus-Christ marque encore mieux par ce qui suit, toutes les intrigues et tous les artifices de ces hommes dangereux. « L’herbe donc ayant poussé et étant montée si en épi, l’ivraie commença aussi à paraître (26). » C’est la conduite que gardent les hérétiques. Ils se cachent avec soin au commencement ; mais après qu’ils sont devenus plus hardis, et que quelqu’un les appuie et leur donne du crédit, ils publient alors leurs dogmes impies. « Alors les serviteurs du père de famille lui vinrent dire : Seigneur n’avez-vous pas semé si de bon grain dans votre champ ? D’où vient donc qu’il y a de l’ivraie (27) ? Il leur répondit : c’est mon ennemi qui a fait cela. Ses serviteurs lui dirent : voulez-vous que nous allions l’arracher (28) ? Non, leur répondit-il, de peur qu’en cueillant l’ivraie vous ne « déraciniez aussi tout ensemble le bon grain (29). » Pourquoi Jésus-Christ nous marque-t-il que ces serviteurs font ce rapport à leur maître, sinon pour nous apprendre par la réponse de ce père de famille qu’il ne faut point tuer les hérétiques ? Il appelle le démon « un homme ennemi », à cause du mal qu’il fait aux hommes. C’est nous qu’il attaque par tous ses efforts, et néanmoins l’origine de cette guerre irréconciliable qu’il nous fait, n’est pas tant l’aversion qu’il a pour nous, que la haine qu’il a conçue contre Dieu. Et nous voyons, mes frères, par le soin que Dieu prend de nous défendre d’un tel ennemi, que Dieu nous aime plus que nous ne nous aimons nous-mêmes. Mais considérez encore la malice du démon. Il ne sème point cette semence de mort avant la semence de la vie, parce qu’il n’aurait rien eu à perdre. Mais aussitôt que le champ a été semé, il s’efforce de ruiner en un moment tous les travaux du divin laboureur, tant il se déclare en toutes choses l’ennemi de Dieu ! Considérez aussi l’affection de ces serviteurs envers leur maître. Aussitôt qu’ils aperçoivent cette ivraie, ils pensent à l’arracher. Leur zèle, quoiqu’un peu trop indiscret, témoigne le grand soin qu’ils avaient de la bonne semence, et montre que leur unique but était non de faire punir l’ennemi, mais de prévenir la perte du bon grain. Ils ne cherchent que les moyens de remédier à un si grand mal.
Ils ne s’appuient pas même sur leur propre sentiment. Ils consultent la sagesse de leur maître : « Voulez-vous ? » lui disent-ils ; mais il le leur défend et leur dit : « Non, de peur qu’en cueillant l’ivraie, vous ne déraciniez « aussi tout ensemble le bon grain. » Il leur parle de la sorte pour empêcher ainsi les guerres, les meurtres et l’effusion de sang. Car il ne faut point tuer les hérétiques, puisque ce serait remplir toute la terre de guerres et de meurtres. Il leur défend ces violences pour deux raisons ; la première, parce qu’en voulant arracher l’ivraie on pourrait aussi nuire au froment ; et l’autre parce que tôt ou tard les hérétiques seront punis, s’ils ne se convertissent de leur erreur. Si vous voulez donc qu’ils soient châtiés sans qu’ils nuisent au bon grain, attendez le temps que Dieu a marqué pour en faire justice.
2. Considérons encore cette parole : « De peur qu’en cueillant l’ivraie, vous ne déraciniez aussi tout ensemble le bon grain. » Il semble qu’il dise par là : Si vous prenez les armes contre les hérétiques ; si vous voulez répandre leur sang et les tuer, vous envelopperez nécessairement dans ce meurtre beaucoup de justes et d’innocents. De plus il y en a beaucoup qui sortant de l’hérésie, d’ivraie qu’ils étaient pourraient se changer en bon grain. Que si on prévenait ce temps, en croyant arracher de l’ivraie on détruirait le froment qui en devait naître. Ainsi il donne du temps aux hérétiques pour se convertir, et pour rentrer en eux-mêmes. Il n’empêche pas néanmoins qu’on ne réprime les hérétiques, qu’on ne leur interdise toute assemblée, qu’on ne leur ferme la bouche, et qu’on ne leur ôte toute liberté de répandre leurs erreurs ; mais il ne veut pas qu’on les tue, et qu’on répande leur sang. Et considérez, je vous prie, la douceur de Jésus-Christ. Il ne défend pas seulement d’arracher l’ivraie ; mais il donne la raison de sa défense, et il répond à ceux qui lui pourraient dire que cette ivraie peut-être demeurerait toujours ce qu’elle est : « Laissez croître », dit-il, « l’un et l’autre jusqu’à la moisson, et au temps de la moisson je dirai aux moissonneurs. Cueillez premièrement l’ivraie, et liez-la en bottes pour la brûler ; mais amassez le blé dans mon grenier (30). » Il les fait souvenir ici des paroles de saint Jean lorsqu’il parlait du Sauveur comme du Juge de l’univers. Il leur ordonne d’épargner l’ivraie tant qu’elle sera mêlée parmi le froment, pour lui donner lieu de se changer, et de devenir froment elle-même. Que si ces hommes, représentés par l’ivraie, ne font aucun usage de la bonté et de la patience du maître du champ, ils tomberont alors nécessairement dans les mains de l’inévitable justice : « Je dirai aux moissonneurs : Cueillez premièrement l’ivraie. » Pourquoi « cueillez premièrement l’ivraie ? » Afin de ménager les auditeurs qui se seraient effrayés si le bon grain eût été indifféremment cueilli avec le mauvais : « Liez-la en bottes pour la brûler ; mais amassez le blé dans mon grenier. » « Il leur proposa une autre parabole en disant : Le royaume des cieux est semblable à un grain de sénevé (31). » Comme Jésus-Christ leur avait déjà dit que les trois quarts de la semence s’étaient perdus, et que la quatrième partie restante avait encore souffert un grand dommage, ils devaient être portés à s’effrayer et à dire : Qui seront donc ceux qui croiront, et combien y en aura-t-il peu qui seront sauvés ? C’est à cette crainte que Jésus-Christ veut remédier par la parabole du grain de sénevé à l’aide de laquelle il raffermit leur foi et leur fait voir l’Évangile s’étendant sur toute la terre. Il choisit pour cela la comparaison de cette semence qui représente parfaitement cette vérité. « Elle est la plus petite de toutes les semences ; mais lorsqu’elle a cru cité est plus grande que toutes les autres, et devient un arbre, en sorte que les oiseaux du ciel viennent se reposer sur ses branches (32). » Cette dernière circonstance est un indice de grandeur. Or, telle sera la prédication de l’Évangile. Et en effet, ceux qui l’ont prêché étaient bien les plus humbles des hommes, mais comme il y avait en eux une grande vertu, leur prédication s’est étendue sur toute la terre.
Après cette parabole, il leur propose celle du levain : « Le royaume des cieux est semblable au levain qu’une femme prend et met dans trois mesures de farine, jusqu’à ce que la pâte soit toute levée (33). » Comme ce levain répand sa force invisible dans toute cette pâte, vous de même, mes disciples, vous changerez et vous convertirez le monde entier. Mais considérez ici la sagesse du Sauveur. Il tire toutes ses comparaisons des choses ordinaires et naturelles, pour marquer que si la nature dans ses ouvrages agit certainement et infailliblement, lui qui est le maître de la nature agira de même.
Et ne dites point : Que pourrons-nous faire n’étant que douze, lorsque nous serons mêlés avec tout un monde ? Car c’est en cela même qu’éclatera votre force, qu’étant mêlés avec le monde, vous vaincrez le monde. Comme le levain ne montre sa force que lorsqu’on l’approche de la pâte, et que non seulement on l’en approche, mais qu’on l’y mêle et qu’on l’y confond, puisque non seulement cette femme l’y met, mais qu’elle « l’y cache », de même, lorsque vous serez au milieu des peuples et qu’ils vous environneront de toutes parts pour vous perdre, ce sera alors que vous en serez les vainqueurs. Et comme le levain se répand dans toute la pâte sans rien perdre de sa force, mais que peu à peu, il la change toute en lui-même, votre prédication aussi changera tous les peuples et les rendra semblables à vous, Ne craignez donc point tous les maux que je vous prédis. Tous ces obstacles seront votre gloire et vous surmonterez tous vos ennemis.
Dans ces mesures de farine, le nombre de « trois » est mis pour un grand nombre comme c’est l’ordinaire dans l’Écriture.
Ne vous étonnez point, mes frères, que Jésus-Christ, découvrant aux hommes les plus grands mystères de son royaume, leur parle si « de sénevé et de levain. » Il parlait à des personnes grossières et ignorantes, qui avaient besoin de ces sortes de comparaisons. Ils étaient si peu éclairés, qu’après même des paraboles si simples, ils avaient encore besoin qu’on leur en donnât l’éclaircissement.
Où sont maintenant les Grecs ? Qu’ils reconnaissent enfin la puissance de Jésus-Christ, en voyant que l’événement a justifié ses prophéties. Qu’ils le reconnaissent enfin et qu’ils l’adorent en voyant ce double miracle ; le premier qu’il a prévu et qu’il a prédit une chose si incroyable ; et le second qu’il l’a accomplie de la même manière qu’il l’avait prédite. C’est lui qui donne à ce levain cette force secrète et invisible. C’est lui qui veut encore aujourd’hui, que ceux qui lui sont fidèles, soient mêlés avec la multitude des hommes du siècle, afin qu’ils soient comme un levain sacré qui leur communique la vertu et la sagesse. Qu’on ne se plaigne donc point du petit nombre des apôtres, puisque la vertu de leur parole a eu tant de force.
Ce qui a été une fois pénétré par le levain se change en levain. La prédication est comme une étincelle de feu qui s’attache à un bois sec. Elle l’enflamme premièrement et fait qu’il brûle ensuite le bois le plus vert. Jésus-Christ néanmoins ne se sert pas de cette comparaison du feu, mais de celle du levain, parce que lorsqu’un bois sec est embrasé, sa sécheresse est cause en partie de ce qu’il brûle, au lieu que c’est le levain qui fait tout dans le changement qu’il cause dans la pâte.
Que si douze hommes autrefois ont été le levain qui a changé et sanctifié toute la terre ; jugez, mues frères, quelle doit être notre corruption et notre lâcheté, si maintenant que nous sommes un si grand nombre de chrétiens, nous ne pouvons servir de levain pour convertir ce qui reste, nous qui devrions être assez saints pour servir à la conversion de dix mille mondes !
3. Mais ces douze hommes, dites-vous, étaient des apôtres. Il est vrai ! Mais n’étaient-ils pas hommes comme vous ? n’avaient-ils pas été élevés au milieu des villes ? n’avaient-ils pas usé des mêmes biens ? n’avaient-ils pas été engagés dans les mêmes arts ? Était-ce des auges descendus du ciel ? Vous me direz qu’ils faisaient des miracles, Et moi je vous réponds que les miracles n’ont pas été ce qu’il y a eu de plus admirable dans eux,
Jusqu’à quand, mes frères, chercherons-nous dans ces miracles un prétexte à notre mollesse ? Que ne regardez-vous ce grand nombre de saints qui n’ont jamais fait aucun miracle ? Ne savez-vous pas que plusieurs de ceux mêmes qui ont chassé les démons, sont ensuite tombés dans le péché et, qu’au lieu de s’attirer l’admiration des hommes, ils n’ont attiré sur eux que la colère de Dieu ? Qu’y a-t-il donc eu dans les apôtres, me direz-vous, qui les a si fort relevés au-dessus des hommes ? C’est le mépris qu’ils ont fait de l’argent. C’est l’éloignement qu’ils ont eu de la gloire ; c’est le retranchement de tous les soins et de toutes les affaires du monde. Si, au lieu d’avoir de telles dispositions, ils eussent été assujettis aux mêmes passions que nous, quand ils auraient ressuscité mille morts, bien loin d’en tirer quelque avantage ils n’auraient passé que pour des fourbes et pour des séducteurs. C’est donc par la sainteté de la vie, que l’homme brille et éclate véritablement : c’est par la sainteté de la vie qu’il attire la grâce du Saint-Esprit. Quel miracle a fait saint Jean qui a instruit tant de villes ? L’Évangile ne dit-il pas clairement : « Que Jean n’a fait aucun miracle ? » (Jn. 10,41) Qui a rendu Élie si admirable, sinon cette liberté qu’il a fait paraître en parlant aux rois ? ce zèle qu’il a eu pour Dieu ? ce renoncement à toute chose ? ces habits austères, ces peaux de bêtes dont il se couvrait et ces lieux sauvages où il demeurait ? Tous les miracles qu’il a faits depuis sont beaucoup moindres que sa vie, puisqu’ils n’en ont été qu’une suite.
Quel miracle le démon a-t-il vu dans le bienheureux Job qui l’ait irrité contre ce saint homme ? Il n’a point été frappé d’aucun prodige qu’il eût fait ; mais il a été surpris de voir en lui une vie si sainte et un cœur aussi ferme que le diamant. Quel miracle avait fait David, étant encore tout jeune, pour obliger Dieu de dire : « J’ai trouvé David, fils de Jessé, un homme selon mon cœur ? » (1Sa. 13,14) Quel mort ont ressuscité Abraham, Isaac et Jacob ? Quel lépreux ont-ils guéri ?
Ne savez-vous pas que souvent les miracles nous nuisent, si nous ne veillons sur nous ? Qu’est-ce qui a divisé les Corinthiens les uns d’avec les autres, sinon les miracles ? Qu’est-ce qui a été cause que beaucoup d’entre les Romains sont tombés dans l’égarement sinon les miracles ? N’est-ce pas ce qui a perdu Simon le Magicien, aussi bien que ce disciple qui voulait suivre Jésus-Christ et à qui le Sauveur dit cette parole : « Les renards ont des tanières « et les oiseaux du ciel ont des nids ? » (Mt. 8,13) Car l’un de ces deux était avare et l’autre ambitieux, et, en voulant satisfaire leur passion par les miracles, ils tombèrent dans le malheur qui les a perdus. La vertu au contraire et la sainteté de la vie, non seulement ne fait point naître en nous ce désir ; mais elle nous l’ôte même, lorsque nous l’avons.
Quand Jésus-Christ instruisait ses disciples, leur disait-il : Faites des miracles, afin que les hommes les voient ? Nullement. Mais : « Que votre lumière luise devant les hommes, afin qu’ils voient vos bonnes œuvres, et qu’ils en glorifient votre Père qui est dans les cieux. » (Mt. 5,17) Il ne dit pas non plus à saint Pierre : « Si vous m’aimez », faites des miracles ; mais « paissez mes agneaux. » (Jn. 21,15) Et, lorsqu’il le préférait, avec saint Jacques et saint Jean à tous les autres apôtres, était-ce à cause de ses miracles ? Ne guérissaient-ils pas tous également les lépreux ? ne ressuscitaient-ils pas également les morts ? n’avaient-ils pas tous reçu la même puissance ? Pourquoi donc préférait-il ces trois disciples aux autres, sinon à cause de la grandeur de leur vertu et de leur courage ?
4. Il est donc clair que ce que Dieu cherche en nous, c’est la bonne vie et les actions saintes : « Vous les connaîtrez », dit Jésus-Christ, « par leurs œuvres. » (Mt. 7,15) Et qu’est-ce qui rend nos actions saintes ? Sont-ce les miracles ou les vertus qui en sont la source et qui se terminent enfin à ce don ? Car la sainteté de la vie attire cette grâce de faire des choses miraculeuses, et celui qui la reçoit ne la reçoit que pour édifier les autres et les convertir.
Pourquoi Jésus-Christ a-t-il fait tant de miracles, sinon afin qu’en se rendant digne d’être cru, il attirât les hommes à la foi, et les fît entrer ainsi dans une vie pure ? C’est là la fin qu’il s’est proposée. C’est pour cela qu’il a fait tant de prodiges, qu’il a joint à ses miracles les menaces de l’enfer, et la promesse d’un royaume éternel ; qu’il nous a prescrit des lois si pures et si inconnues au monde ; et tout ce qu’il a fait sur la terre a eu pour but de rendre les hommes non seulement saints, mais égaux aux anges.
Telle a été l’unique fin du Sauveur dans tout ce qu’il a fait. Mais que dis-je, du Sauveur ? Vous-même, si Dieu voulait vous donner le pouvoir ou de ressusciter les morts au nom de Jésus-Christ, ou de mourir pour lui, laquelle de ces deux grâces choisiriez-vous ? Ce serait sans doute la seconde, parce que la première ne serait qu’une action extérieure que Dieu ferait par vous, au lieu que la seconde serait une action qui sanctifierait et couronnerait votre vie. Si l’on vous offrait de même, ou la puissance de changer tout le foin du monde en or, ou la grâce de mépriser tout l’or du monde comme du foin, ne préféreriez-vous pas ce second avantage au premier ? Et certes ce serait avec grande raison, puisqu’il n’y aurait point de miracle qui pût faire autant d’impression sur les hommes pour les attirer à Dieu, que ce mépris des richesses. S’ils vous voyaient changer le foin en or, ils en seraient encore plus avares, et ils désireraient en même temps d’avoir cette puissance, comme il arriva à Simon le Magicien ; mais s’ils voyaient au contraire tout le monde fouler aux pieds l’argent comme du foin, ils seraient bientôt guéris de leur avarice.
Vous voyez donc, mes frères, que rien ne sert tant aux hommes, que rien ne les rend si illustres que la bonne vie. J’appelle une bonne vie, non pas de, jeûner ou de coucher sur la cendre, ou de vous revêtir d’un sac, mais d’avoir un mépris de la richesse aussi sincère et aussi effectif qu’on le doit avoir, d’aimer tout le monde avec une charité tendre et véritable, de partager notre pain avec les pauvres, de vaincre la colère, de fouler aux pieds la vanité et l’orgueil, et d’étouffer tous les mouvements de l’envie.
Ce sont là les instructions que Jésus-Christ lui-même nous a données : « Apprenez de moi », dit-il, « que je suis doux et humble de cœur. » (Mt. 11,27) Il ne dit pas : Apprenez de moi que j’ai jeûné ; quoi qu’il pût nous proposer son jeûne de quarante jours ; mais ce n’est pas ce qu’il veut principalement que nous imitions en lui : « Apprenez de moi », nous dit-il, « que je suis doux et humble de cœur. » Et lorsqu’il envoie ses apôtres prêcher l’Évangile dans tout le monde, il ne leur dit pas : Jeûnez, mais « mangez de ce qu’on vous présentera. » Mais pour l’argent, il leur défend très-expressément d’en avoir sur eux : « Ne possédez, leur dit-il, ni or, ni argent, ni d’autre monnaie dans si votre bourse. » (Lc. 10,4)
Je vous dis ceci, mes frères, non que je blâme le jeûne ; à Dieu ne plaise ! au contraire, je le loue et l’estime de tout mon cœur. Mais ma douleur est de voir que vous méprisiez toutes les autres vertus, et que vous croyiez que c’est assez de jeûner pour être sauvé, quoique le jeûne entre les vertus tienne le dernier rang. Les vertus principales et essentielles sont la charité, l’humilité, la douceur, l’amour des pauvres ; et ces vertus surpassent même la virginité. C’est pourquoi si vous voulez devenir égal aux apôtres, rien ne vous en peut empêcher. Travaillez à monter au comble de ces vertus, et vous ne leur serez pas inférieur en mérite.
Qu’on ne s’excuse donc plus sur ce qu’on n’a pas le don des miracles comme les apôtres fi est vrai qu’on ne peut chasser comme eux les démons des corps, mais on peut les chasser de son âme et de celle des autres ; et ce second miracle afflige plus le démon que le premier, parce que le péché est sa grande force. C’est pour le détruire que Jésus-Christ est mort sur la croix. C’est le péché qui a introduit la mort dans le monde, et une confusion générale et universelle parmi les hommes. Si donc vous étouffez le péché en vous, vous étoufferez en même temps la plus grande force du diable ; vous lui briserez la tête ; vous renverserez tout ce qui peut affermir sa tyrannie, vous mettrez en fuite toutes ses légions infernales, et enfin vous ferez le plus grand de tous les miracles.
Ce n’est pas moi qui vous dis ceci de moi-même. C’est le bienheureux saint Paul qui ayant dit : si Aspirez aux dons les plus parfaits, et je vous enseignerai une voie encore « beaucoup plus excellente (1Cor. 1,31) », ne parle point ensuite des miracles ni des prodiges ; mais seulement de la charité qui est le principe et la racine de tous les biens. Si donc nous embrassons cette charité avec toutes les branches saintes dont elle est la tige, nous n’aurons point besoin du don des miracles, comme au contraire si nous la négligeons, tous les miracles ne nous serviront de rien.
Pensons à ces vérités, mes frères, et aspirons à ce qui a rendu les apôtres si grands devant Dieu et devant les hommes. Voulez-vous savoir ce qui les a rendus si illustres ? Saint Pierre vous le dit lui-même : « Seigneur, nous avons tout quitté et nous vous avons suivi, quelle récompense donc en recevrons-nous ? » (Mt. 19,26) Écoutez aussi la réponse de Jésus-Christ : « Vous serez un jour assis sur douze trônes ; et quiconque quittera pour moi sa maison, ses frères, son père et sa mère, recevra le centuple en ce monde et la vie éternelle en l’autre. »
Renonçons donc, mes frères, à toutes les choses de la terre, et abandonnons-nous à Jésus-Christ, afin que selon sa parole, nous soyons égaux aux apôtres et que nous jouissions de cette vie éternelle que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XLVII modifier


« JÉSUS DIT TOUTES CES CHOSES AU PEUPLE EN PARABOLES, ET IL NE LEUR PARLAIT POINT SANS PARABOLES, AFIN QUE CETTE PAROLE DU PROPHÈTE FUT ACCOMPLIE : J’OUVRIRAI MA BOUCHE POUR PARLER EN PARABOLES ; JE PUBLIERAI DES CHOSES QUI ONT ÉTÉ CACHÉES DEPUIS LA CRÉATION DU MONDE. » (CHAP. 13,34, 35, JUSQU’AU VERSET 53)

ANALYSE. modifier

  • 1. De l’usage des paraboles et pourquoi Jésus-Christ parlait aux Juifs en paraboles. – L’Évangile nous montre Jésus-Christ semant lui-même, c’est-à-dire répandant les grâces, tandis que s’il faut punir, il le fait par le ministère des anges : c’est pour mieux faire voir sa miséricorde.
  • 2. Double supplice des damnés. – Renoncer à tout c’est un gain et non pas une perte.
  • 3 et 4. Combien nous devons être soigneux de lire l’Écriture sainte. – Que la vertu est comme un corps d’une beauté parfaite, dont l’humilité est la tête, description du corps. – Excellence de la pauvreté évangélique.


1. Saint Marc dit que Jésus-Christ parlait en paraboles à ce peuple, « autant qu’il était capable de l’entendre », (Mc. 4,33) Et pour montrer ensuite que ce n’était pas là une nouveauté dont on n’eût jamais ouï parler, il fait voir que les prophètes avaient prédit cette manière d’enseigner. Il montre ensuite que le but du Sauveur dans ces paraboles, n’était pas d’aveugler les Juifs et de les jeter dans l’ignorance, mais de les exciter à s’instruire et à se faire éclairer sur ce qu’on leur disait si obscurément : « Il ne leur parlait point », dit-il, « sans paraboles », du moins en ce moment-là, car il leur avait déjà parlé autrement qu’en paraboles. Et néanmoins personne ne l’interrogea.
Les Juifs avaient fait autrefois plusieurs questions aux prophètes, comme à Ézéchiel et aux autres, mais ils ne font rien de semblable à l’égard de Jésus-Christ. Quoique ce qu’il leur disait fût de nature à les étonner et à les porter à s’en éclaircir, parce que ces paraboles se terminaient à de grandes menaces, rien néanmoins ne les put toucher. C’est pourquoi, les ayant quittés, il s’en alla. « Après cela Jésus ayant renvoyé le peuple, vint à la maison (36) ; n pas un des scribes et des pharisiens ne le suivit alors, ce qui fait voir qu’ils ne le suivaient que pour lui dresser des pièges. Comme donc ces hommes ne comprenaient rien à ses paroles et ne s’inquiétaient pas de les comprendre, Jésus-Christ les laissa désormais de côté. « Ses disciples s’approchant de lui, lui dirent : Expliquez-nous la parabole de l’ivraie semée dans le champ (36). » On voit les disciples trembler ailleurs, lorsqu’ils veulent faire quelque demande à Jésus-Christ. D’où leur vient donc ici cette hardiesse ? C’est parce que Jésus-Christ venait de leur dire : « Il vous est donné de connaître les mystères du royaume des cieux. » Cette parole les avait remplis de confiance. C’est pourquoi ils s’approchent de Jésus-Christ pour lui faire cette question. Ils l’interrogent en particulier et non par aucun mouvement d’envie contre le peuple ; mais seulement pour obéir à la loi de leur maître qui leur avait dit : « Et cela ne leur a pas été « donné. »
Ils ne demandent point à Jésus-Christ l’explication de la parabole « du levain » et de celle « du grain de sénevé », parce qu’elles étaient assez claires d’elles-mêmes : mais ils l’interrogent sur celle de « l’ivraie » comme ayant plus de rapport avec la parabole des semences et renfermant encore plus d’instructions. Car ils ne regardaient point cette seconde comparaison seulement comme une redite ; et les menaces étonnantes qu’ils y entrevoyaient, les excitaient encore plus à en demander l’éclaircissement. C’est pourquoi Jésus-Christ ne leur reproche point leur ignorance, mais il satisfait à leur désir. Il leur explique cette parabole ; il l’explique comme je vous ai si souvent dit qu’il fallait faire, c’est-à-dire en ne s’attachant pas à la lettre et aux moindres mots, ce qui donnerait lieu à beaucoup d’absurdités, Il nous apprend lui-même cette vérité par la manière dont il explique cette parabole. Car il ne dit rien de « ces serviteurs » qui vont trouver leur maître quand ils s’aperçoivent « qu’on avait semé de l’ivraie au mi-« lieu du blé. » Mais témoignant que cette circonstance n’avait été ajoutée que comme une suite de la parabole, et pour en rendre l’image plus vive et plus naturelle, il ne s’y arrête point, et passe à ce qui était le but principal de la parabole, et il fait voir clairement qu’il est le juge et le Seigneur de toutes choses. « Et il leur, parla en cette sorte : Celui qui sème le bon grain c’est le Fils de l’homme » (37). Le champ c’est le monde, le bon grain ce sont les enfants du royaume, l’ivraie ce sont les enfants du malin esprit (38). L’ennemi qui l’a semée c’est le diable, la moisson c’est la fin du monde ; les moissonneurs ce sont les anges (39). Comme donc on cueille l’ivraie et on la brûle dans le feu, il en arrivera de même à la fin du monde (40). »
« Le Fils de l’homme enverra ses anges, et ils ramasseront et enlèveront hors de son royaume tous les scandales, et ceux qui commettent l’iniquité (41). Et ils les précipiteront dans la fournaise du feu. C’est là « qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents (42). » Puisque c’est Jésus-Christ qui sème, que c’est dans son champ qu’il sème, et qu’il ramasse l’ivraie pour la jeter hors de son royaume, il est visible que tout le monde est à lui, et qu’il en est le Seigneur.
Mais considérez combien est grande sa bonté envers tous les hommes ; comme il est toujours prompt à leur faire du bien, et éloigné de les punir. Car lorsqu’il faut semer, il le fait par lui-même ; mais lorsqu’il faut punir il le fait par d’autres, c’est-à-dire, par les anges : « Le Fils de l’homme », dit-il, « enverra ses anges. » « Et alors les justes brilleront comme le soleil dans le royaume de leur Père (43). » Non qu’ils ne brillent alors beaucoup plus que le soleil ; mais il se sert de cet exemple, parce que rien sur la terre n’est si brillant que cet astre. Jésus-Christ dit en d’autres endroits de son Évangile, que la « moisson » est déjà arrivée, comme lorsqu’il dit à ses apôtres, au sujet des Samaritains : « Levez vos yeux, et voyez que les campagnes sont déjà blanches pour la moisson (Jn. 4,35) ; » et ailleurs : « La moisson est grande, mais il y a peu d’ouvriers. » (Lc. 10,2) Si « la moisson » est déjà prête, comment dit-il ici qu’elle n’arrivera qu’à la fin du monde ? Le Fils de Dieu, mes frères, dans ces deux endroits de l’Évangile, entend par le mot de « moisson » une autre chose que ce qu’il entend ici. Mais, direz-vous, pourquoi, lorsqu’ailleurs il dit : « Que c’est l’un qui sème et l’autre qui recueille (Jn. 4,36) », il dit néanmoins ici que c’est lui-même qui sème ? C’est parce que, lorsqu’il disait : « Que l’un sème et que l’autre « recueille », il comparait les prophètes qui avaient semé, avec les apôtres qui devaient recueillir, ou les Samaritains avec les Juifs ; mais c’était lui-même qui avait toujours semé même par les prophètes. Il se sert même indifféremment en quelques endroits du nom de « semence » et « de moisson », pour marquer une même chose par différents noms. Car lorsqu’il veut exprimer la foi et l’obéissance de ceux qui l’écoutaient, il se sert du nom de « moisson », comme pour montrer qu’il avait alors consommé tout son ouvrage : mais lorsqu’il cherche le fruit de la prédication, il en appelle la consommation tantôt du mot de « moisson », et tantôt du nom de « semence. »
2. Mais comment est-il dit ailleurs que les justes seront les premiers « enlevés en l’air ; » puisque Jésus-Christ commande ici que l’on commence par « cueillir l’ivraie et la lier pour la jeter dans le feu ? » Les justes seront les premiers e enlevés dans l’air auprès de « Jésus-Christ », aussitôt qu’il paraîtra : mais c’est seulement après que les méchants auront été condamnés et livrés aux supplices, que les justes enfin iront dans le royaume des cieux. Comme il faut que les justes soient dans le ciel, et que c’est sur la terre que Jésus-Christ viendra juger tous les hommes, aussitôt qu’il aura condamné les méchants, il s’en retournera au ciel comme un roi triomphant accompagné de ses amis, qu’il rendra héritiers de sa gloire et de son royaume. Ainsi les méchants souffriront une double peine, la première d’être brûlés dans ces feux, et la seconde d’être éternellement privés de la gloire.
Mais d’où vient, me direz-vous, qu’après même que le peuple s’est retiré, Jésus-Christ ne laisse pas de parler encore en paraboles à ses disciples ? Parce que les instructions de leur Maître leur avaient ouvert l’intelligence, et qu’ils comprenaient mieux maintenant. C’est pourquoi il leur dit à la fin de ce discours « Avez-vous entendu tout ceci ? Oui, Seigneur, répondirent-ils. » Ainsi outre les autres avantages de ces paraboles, Jésus-Christ en retirait encore cette utilité, qu’elles rendaient ses apôtres plus intelligents et plus habiles. Mais voyons ce que Jésus-Christ leur dit ensuite. « Le royaume des cieux est semblable encore à un trésor caché dans un champ, qu’un homme ayant trouvé, cache de nouveau, et dans la joie qu’il en ressent, il va vendre tout ce qu’il a et achète ce champ (44). »
« Le royaume des cieux est semblable encore à un marchand qui cherche de belles perles (45) ; lequel ayant trouvé une perle de grand prix, va vendre tout ce qu’il avait et l’achète (46). » Comme les deux paraboles « du grain de sénevé et du levain » n’ont beaucoup de rapport ensemble, il se trouve aussi que celles du trésor et de la perle sont assez semblables. L’une et l’autre nous font entendre qu’il faut préférer la prédication de l’Évangile à tous les biens de la terre. Ces deux premières du sénevé et du levain en marquent la force, et ces deux dernières nous en font voir l’excellence. La prédication de l’Évangile croît comme « le grain de sénevé ; » elle s’étend comme « le levain » qui pénètre toute la pâte où on le mêle. Elle est aussi précieuse que « les perles », et elle enrichit et sert à toutes choses comme « le trésor. »
Nous n’y apprenons pas seulement à mépriser tout pour nous attacher uniquement à la parole évangélique, mais encore à le faire avec plaisir et avec joie. Car celui qui renonce à ses richesses pour suivre Dieu, doit être persuadé que bien loin de perdre il gagne beaucoup en y renonçant. Vous voyez donc, mes frères, que la parole et la vérité évangélique est cachée dans ce monde comme un trésor et que tous les biens y sont renfermés. On ne peut l’acheter qu’en vendant tout. On ne peut la trouver qu’en la cherchant avec la même ardeur qu’on cherche un trésor.
Car il y a deux choses qui nous sont entièrement nécessaires ; le mépris des biens de la vie, et une vigilance exacte et continuelle. « Le royaume des cieux », dit Jésus-Christ, « est semblable à un marchand qui cherche « de belles perles, lequel en ayant trouvé une « de grand prix, va vendre tout ce qu’il avait « et l’achète. » Cette perle unique est la vérité qui est une et ne se divise point. Celui qui a trouvé cette perle précieuse sait bien qu’il est riche, mais sa richesse échappe aux autres, parce qu’il la cache, et qu’il peut tenir dans sa main ce qui le fait riche. Il en est de même de la parole et de la vérité évangélique. Celui qui l’a embrassée avec foi, et qui la renferme dans son cœur comme son trésor, sait bien qu’il est riche ; mais les infidèles ne connaissent point ce trésor, et ils nous croient pauvres parmi ces richesses.
Mais pour empêcher les hommes de s’appuyer trop sur ce qu’ils auront reçu l’Évangile, et de croire que la foi seule leur suffit pour les sauver, Jésus-Christ ajoute une autre parabole pleine de terreur. « Le royaume des cieux est encore semblable à un filet jeté dans la mer, et qui recueille des poissons de toutes sortes (47). » « Et lorsqu’il est plein, les pêcheurs le tirent sur le bord, où s’étant assis ils mettent ensemble tous les bons dans des vaisseaux, et jettent dehors les mauvais (48). » En quoi cette parabole est-elle différente de celle « de l’ivraie », puisque l’une et l’autre montre que de tous les hommes, les uns seront enfin sauvés, et lés autres réprouvés ? Oui, en effet, nous voyons dans l’une et dans l’autre qu’une partie des hommes se perdent, mais d’une manière différente. Ainsi ceux qui étaient figurés par la parabole des semences se perdent, parce qu’ils n’écoutent point la parole de la vérité ; ceux qui sont figurés par l’ivraie se perdent, par leur doctrine hérétique, et par leurs erreurs : mais ces derniers périssent à cause du dérèglement de leurs mœurs et de leur mauvaise vie. Et ceux-ci sans doute sont les plus misérables de tous, puisqu’après avoir connu la vérité et avoir été pris dans « ce filet » spirituel, ils n’ont pu se sauver dans l’Église même.
Jésus-Christ marque en un endroit de l’Évangile qu’il séparera lui-même les bons d’avec les méchants, comme un pasteur sépare les brebis d’avec les boucs ; et il dit ici au contraire, aussi bien que dans la parabole de l’ivraie, que ce discernement se fera par les anges. « C’est ce qui arrivera à la fin du monde. Les anges viendront et sépareront les méchants des justes (49), et les jetteront dans la fournaise du feu ; c’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents (50). » Le Sauveur parle quelquefois à ses disciples d’une manière plus simple et plus commune, et quelquefois aussi d’une manière plus élevée. Il interprète de lui-même cette parabole des poissons sans attendre qu’on l’interroge, pour inspirer encore plus de terreur. Car afin que vous ne croyiez pas qu’une fois jetés dehors les mauvais poissons n’auront plus rien à craindre, qu’ils en seront quittes pour une simple séparation, Jésus-Christ montre le châtiment qui les attendent dehors en disant qu’ils « seront jetés dans la fournaise du feu », et il marque la violence de la douleur qu’ils souffriront en disant : « Là il y aura des pleurs et des grincements de dents. »
Considérez, je vous prie, mes frères, par combien de voies on peut se perdre. On se perd comme les semences ou « dans le chemin », ou « dans les pierres » ; ou « dans les épines. »
On se perd par l’ivraie ou l’hérésie. On se perd enfin, comme les mauvais catholiques, dans « le filet » de l’Église. Après cela est-ce sans sujet que le Fils de Dieu dit : « Que la voie qui mène à la perdition est large, et que beaucoup y entrent ? » (Mt. 7,13)
Ayant donc achevé ces paraboles et terminé ce long discours par la crainte, il l’augmente encore en s’étendant sur ce sujet et disant : « Avez-vous entendu tout ceci ? Oui, Seigneur, « répondirent-ils (54). » Et les louant de ce qu’ils l’avaient compris, il ajoute : « C’est pourquoi tout docteur qui est bien instruit en ce qui regarde le royaume des cieux, est semblable à un père de famille qui tire de son trésor des choses nouvelles et anciennes (52) »
3. Le Fils de Dieu dit ailleurs : « Je vous enverrai des sages et des scribes. »(Mt. 23,34) Ainsi on voit qu’il ne rejette point l’Ancien Testament, mais qu’il le loue au contraire en l’appelant « un trésor ». Tous ceux donc qui sont ignorants dans l’Écriture sainte ne seront jamais du nombre des vrais « pères de famille. » Ce sont des lâches qui ne savent rien par eux-mêmes, et qui ne veulent rien apprendre des autres. Ainsi ils meurent de faim, et ils périssent sans qu’ils s’en aperçoivent. Mais ceux-là ne seront pas exclus seuls de cette béatitude. Les hérétiques encore n’y auront aucune part ; parce qu’ils « ne tirent point de leur trésor de choses nouvelles et anciennes. » En rejetant la loi ancienne, ils ne peuvent non plus suivre « la nouvelle » comme ceux qui rejettent « la nouvelle » se vantent en vain d’avoir « l’ancienne ». Ainsi en séparant l’une de l’autre, ils sont privés de l’une et de l’autre.
Écoutons ceci, mes frères, nous tous qui négligeons de lire l’Écriture sainte, comprenons quel tort nous nous faisons à nous-mêmes et dans quelle pauvreté nous nous jetons. Car comment nous pourrons-nous appliquer à la pratique de la piété, puisque nous n’en savons pas même les règles ? Les personnes riches et avares ont soin de visiter souvent leurs mets-hies et leurs habits précieux pour empêcher qu’ils ne se gâtent, ou que les vers ne les mangent. Mais vous, lorsque votre âme se perd par l’oubli de ses devoirs, lorsque le ver de l’ingratitude la dévore, vous ne pensez point à avoir recours à ces livres saints pour vous guérir de cette langueur, et pour embellir votre âme, en traçant en elle une image de la vertu où sa tête et tous ses membres soient parfaitement représentés. Car la vertu est comme un corps d’une excellente beauté. Ce corps a sa tête et ses autres parties qui le composent, mais si belles et si agréables qu’il n’y a rien d’égal dans toutes les autres beautés du monde.
La tête de ce corps divin c’est l’humilité : c’est pourquoi Jésus-Christ commence les béatitudes par celle-ci : « Bienheureux sont les pauvres d’esprit. » (Mt. 5,3)
Cette tête n’est point ornée par des cheveux bouclés et frisés, et néanmoins elle a tant d’agréments, qu’elle attire sur elle les yeux de Dieu même : « Sur qui », dit-il, « jetterai-je mes regards, sinon sur celui qui est doux et humble, et qui tremble à la moindre de mes paroles ? » (Is. 66,4) Et ailleurs : « Mes yeux sont sur les doux et sur les humbles de la terre. » (Ps. 33,17) Et ailleurs : « Le Seigneur est proche de ceux qui ont le cœur brisé. » (Ps. 34,16) L’ornement et la couronne de cette tête sainte c’est d’offrir à Dieu des sacrifices qui lui sont très-agréables. C’est un autel d’or ; un autel spirituel : « Le sacrifice agréable à Dieu », dit David, « est un esprit affligé et un cœur brisé. » (Ps. 50,18) Cette humilité sainte est la mère de la sagesse ; celui qui la possède possédera tous les biens.
Après avoir vu, mes frères, l’excellence de cette tête auguste, admirez maintenant la beauté de son visage. Considérez quel est son teint et sa couleur, voyez-y cette rougeur si agréable que lui imprime la pudeur et la modestie dont le Sage disait : « La grâce et la beauté marchera devant celui qui a de la pudeur. » (Prov. 32,11) Cet éclat relève tout ce qu’elle a d’ailleurs de très-agréable, et il efface toute cette rougeur artificielle dont la vanité des femmes se peint le visage.
Que si vous voulez maintenant considérer les yeux de cette tête, admirez quelle grâce la douceur y a imprimée ; combien ils sont non seulement beaux et agréables, mais encore si vifs et si perçants qu’ils pénètrent le ciel et s’élèvent jusque dans le sein de Dieu « Bienheureux », dit-il, « ceux qui ont le cœur pur, parce qu’ils verront Dieu. » (Mt. 5,7)
La bouche de cette tête dont nous parlons, c’est la sagesse et la prudence, elle est toujours pleine de saints cantiques. Le cœur de cet admirable corps est la connaissance et la pénétration des Écritures ; c’est la pratique et l’observance exacte de la loi de Dieu ; c’est la charité et la bonté. Le corps ne peut vivre sans le cœur, ni les vertus sans la charité. Car toutes les vertus et tous les biens naissent de l’amour et de la charité, commue (le leur source.
Ce corps que nous représentons-a encore ses pieds et ses mains qui sont les bonnes œuvres qui paraissent au-dehors, li a une âme qui est la piété sincère. Il aune poitrine plus solide que l’or et le diamant, c’est la force. Et comme dans notre corps la tête et le cœur sont les sources de la vie, ainsi l’amour de Dieu répand l’esprit et la vie daims la tête et le cœur de ce divin corps.
4. Mais voulez-vous que je vous rende cette image vivante, et que vous représentant des actions effectives, je vous fasse voir ce que je vous viens de dire ? Jetez les yeux sur saint Matthieu, sur cet admirable Évangéliste que nous vous expliquons. Nous savons peu de ses actions ; mais ce peu suffit pour nous faire voir un tableau admirable de la vertu. On voit combien il était humble et combien il avait le cœur contrit, puisqu’après même qu’il est devenu apôtre et prédicateur de l’Évangile, il ne laisse pas de s’appeler « publicain. » On voit combien il a aimé les pauvres, puisqu’il se dépouilla tout d’un coup de tous ses biens pour suivre le Fils de Dieu. Sa piété paraît par la sainteté de sa doctrine, et sa sagesse par toute l’économie de son Évangile. Sa charité s’y fait voir par le soin qu’il a eu de toute la terre. L’abondance de ses bonnes œuvres, parce qu’il doit être un jour sur l’un de ces douze trônes pour juger le monde ; enfin son courage et sa patience, « parce qu’il se tient heureux de souffrir pour Jésus, et qu’il sortait de l’assemblée des Juifs avec joie. » (Act. 4,35)
Imitons, mes frères, ces grandes vertus, mais particulièrement l’humilité et la charité, sans lesquelles nous ne pouvons être sauvés. Ces cinq vierges folles le font assez voir, aussi bien que le pharisien de l’évangile. On peut entrer au ciel sans être vierge ; mais on n’y peut entrer sans être charitable. La charité est la vertu la plus essentielle et la plus nécessaire pour le salut. Elle est le principe de toutes les autres. C’est pourquoi nous avons dit qu’elle tient lieu du cœur dans le corps de la vertu. Mais comme le cœur périt lui-même, s’il ne répand l’esprit et la vie dans tout le corps ; ainsi la charité meurt si elle n’agit. Comme une source se corrompt, si son ruisseau cesse de couler, les riches de même se corrompent s’ils retiennent leurs richesses, et s’ils ne les font couler sur les autres. C’est pourquoi le peuple a coutume de dire d’un riche avare qu’il se perd de grands biens dans sa maison. Il ne dit pas qu’il y a chez lui de grands trésors, mais qu’il s’y perd de grands biens. Et en effet les avares se perdent, et tout ce qu’ils ont se perd aussi. Leurs meubles et leurs habillements dépérissent, leur or se rouille ; leur blé se gâte, et leur âme se corrompt et se perd encore plus que toutes ces choses par les chagrins et les inquiétudes qui la dévorent. Si nous pouvions vous représenter ici l’âme d’un avare, elle vous paraîtrait comme un vêtement rongé de vers. Vous verriez qu’elle n’a plus aucune partie qui soit saine, mais que les vices la déchirent, et que le péché la corrompt de toutes parts. L’âme du pauvre, au contraire, je dis du pauvre qui l’est volontairement et de bon cœur, est bien différente de celle-là. Elle brille comme l’or ; elle éclate comme le diamant elle fleurit comme la rose. Elle n’est sujette ni aux vers, ni à la rouille, ni aux voleurs. Elle n’est point agitée de soins ni d’inquiétudes, mais elle vit sur la terre comme les anges vivent dans le ciel.
Voulez-vous voir quelle est la beauté de cette âme, et quelles sont les richesses de sa pauvreté ? Elle ne se fait point obéir des hommes, mais elle commande aux démons. Elle n’a point d’accès auprès des rois de la terre ; mais elle en a beaucoup auprès de Dieu. Elle ne combat point sous les enseignes des hommes ; mais elle combat avec les anges. Elle n’a point deux ou trois coffres pleins d’or ou d’argent, mais elle est tellement riche que tout le monde ne lui paraît rien au prix de ce qu’elle possède. Elle n’a point de trésor sur la terre ; mais le ciel même est son trésor. Elle n’a point besoin de serviteurs, mais elle est la maîtresse de ses désirs déréglés, et elle domine souverainement sur ses passions, dont les rois même sont esclaves. Car quoiqu’ils portent la pourpre et la couronne, aussitôt qu’une passion est entrée dans leur tête, elle les domine souverainement, et ils n’oseraient lui désobéir en la moindre chose. Elle se rit des richesses, de la royauté et de toutes les magnificences du siècle, comme des châteaux de carte, des poupées, des osselets, et de tous les jouets des petits enfants. Car elle a des ornements vraiment magnifiques et précieux, qui ne peuvent seulement être compris par ceux qui s’amusent à ces bagatelles.
Qu’y a-t-il donc de comparable à ces pauvres évangéliques ? Ils marchent déjà dans le ciel, et si le ciel même n’est que comme la base du palais où ils habitent, jugez quel en doit être le faîte et le comble. Vous me direz peut-être qu’ils n’ont ni chevaux ni carrosses ? Ils n’en ont point en effet, parce qu’ils n’en ont point besoin. Car que servirait ce vain appareil à celui qui va bientôt être enlevé dans l’air, et transporté dans les nuées, pour être éternellement avec – Jésus-Christ ?
Pensez à cela, mes frères ; pensez-y, mes sœurs. Aimons ces richesses qui sanctifient ceux qui les possèdent. Recherchons ces trésors qui ne périront jamais, que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de notre Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XLVIII modifier


JÉSUS AYANT ACHEVÉ CES PARABOLES PARTIT DE LA, ET ÉTANT VENU DANS SON PAYS IL LES INSTRUISAIT DANS LEUR SYNAGOGUE », (CHAP. XIII, VERSET 53, JUSQU’AU VERSET 13 DU CHAP. XIV)

ANALYSE. modifier

  • 1. L’envie se combat souvent elle-même.
  • 2. Puissance de la vertu qui fait que saint Jean après sa mort est encore redouté d’Hérode.
  • 3. Pourquoi il n’était pas permis à Hérode d’avoir la femme de son frère, supposé même que ce frère soit déjà mort.
  • 4. Combien il est dangereux de jurer ; l’exemple d’Hérode le prouve bien.
  • 5-7. Que la méchanceté ne regarde que le moment présent. Que nous ne devons point insulter aux pécheurs. Que l’Écriture nous apprend à user de retenue et de modération en parlant des péchés des autres. Combien les danses sont dangereuses. Qu’il faut fuir les festins.


1.Pourquoi l’Évangéliste a-t-il mis « ces paraboles ? » – Parce que Jésus-Christ en devait prononcer d’autres encore. Pourquoi le Sauveur s’en alla-t-il de là ? – Pour répandre de toutes parts la semence de sa parole. « Et étant venu en son pays il les instruisait dans leur synagogue (54). » Je crois que ce « pays » dont l’évangile parle, est Nazareth, parce que nous allons voir dans la suite, « Que Jésus-Christ ne fit pas là beaucoup de miracles : » ce qu’on ne peut dire de Capharnaüm dont il est écrit : « Et vous, Capharnaüm qui avez été élevée jusqu’au ciel, vous serez abaissée jusques au fond des enfers, parce que si les miracles qui ont été faits au milieu de vous avaient été faits dans Sodome, elle se serait conservée peut-être jusques aujourd’hui. »(Mt. 11,23 ; Lc. 10,16) Étant venu en son pays il n’y fait que peu de miracles, pour ne pas irriter davantage l’envie de ses concitoyens contre sa personne, et pour ne pas attirer une plus grande condamnation sur leur incrédulité si opiniâtre.
Mais il leur propose sa doctrine sainte qui ne méritait pas moins d’être admirée que les miracles. Et cependant ces insensés, bien loin d’être frappés d’étonnement et d’admirer un homme qui leur parlait de la sorte, le méprisent au contraire à cause de Joseph qui passait pour son père ; quoiqu’ils eussent tant d’exemples, dans les siècles précédents, d’hommes, qui, sortis d’une race obscure, s’étaient par eux-mêmes rendus très-illustres. David était fils d’un laboureur ; Amos, d’un gardeur de chèvres, et gardeur de chèvres lui-même ; et Moïse, ce grand législateur, était né d’un père beaucoup au-dessous de lui. Plus Jésus-Christ leur paraissait un homme simple, plus ils devaient être frappés des grandes choses qu’il leur disait, puisque c’était une preuve que sa sagesse n’était point l’effet d’une étude humaine, mais de la seule grâce de Dieu. Et cependant ce qui leur devait donner de l’admiration, ne leur donne que du mépris.
Jésus-Christ fréquentait les synagogues, de peur qu’en demeurant toujours dans le désert, on ne le regardât comme un schismatique, et comme un ennemi de l’État : « Étant donc saisis d’étonnement, ils disaient : D’où est venue à celui-ci cette sagesse et cette puissance (54) ? » Ils appelaient ses miracles du nom de puissance, ou bien ils marquaient par ce terme la prédication de son Évangile. « N’est-ce pas là le fils de ce charpentier (55) ? » Mais c’est précisément ce qui augmente le miracle et le prodige. « Sa mère ne s’appelle-t-elle pas Marie ? et ses frères, Jacques, Joseph, Simon et Jude ? Et ses sœurs ne sont-elles pas toutes parmi nous ? D’où lui viennent donc toutes ces choses (56) ? Et ils se scandalisaient à son sujet (57). » Quoi donc ! n’était-ce pas cela même qui devait surtout vous porter à le croire ? Mais l’envie est une étrange passion, et elle se combat souvent elle-même. Ce qu’il y avait de plus surprenant, de plus merveilleux, de plus capable d’attirer ces hommes à Jésus-Christ, c’était là ce qui les en éloignait Je plus. Que leur dit donc le Fils de Dieu ? « Un prophète n’est sans honneur que dans son pays et dans sa maison (57). Et il ne fit pas là beaucoup de miracles à cause de leur incrédulité (58). » Saint Luc dit la même chose. Mais, dira quelqu’un, n’était-ce pas au contraire une raison d’en faire davantage ?
Car puisque l’Évangile marque qu’il était admiré à cause de ces miracles, pourquoi n’en faisait-il pas un grand nombre dans un pays où il n’était pas considéré comme il méritait ? C’est parce qu’il ne cherchait jamais sa gloire dans ses œuvres miraculeuses, mais le seul avantage des hommes. Comme donc les miracles ne gagnaient rien sur ceux-ci, Jésus-Christ méprisa la gloire qui lui en serait revenue, et il ne voulut pas qu’un plus grand abus de ses grâces rendît ces hommes plus punissables.
Cependant remarquez combien il avait laissé passer de temps, et combien il avait fait de miracles avant que de revenir à Nazareth. Et néanmoins ils ne le peuvent encore souffrir, et leur envie en devient plus furieuse.
Mais d’où vient, me direz-vous, qu’il a voulu faire parmi eux quelques miracles ? C’était pour ne pas donner sujet à ce peuple de lui dire : « Médecin, guérissez-vous vous-même. » C’était pour l’empêcher de se plaindre de lui et de dire qu’il les haïssait, qu’il était leur ennemi, et qu’il méprisait ses concitoyens. C’était encore pour les empêcher de s’excuser et de dire : s’il avait fait des miracles parmi nous nous aurions cru en lui. C’est pourquoi il en fait quelques-uns et s’abstient d’en faire davantage, pour accomplir d’un côté ce qui était de son devoir, et pour éviter de l’autre d’attirer sur eux une plus grande condamnation.
Considérez, mes frères, qu’elle était la force des paroles de Jésus-Christ, puisque malgré leur envie, ces hommes ne laissaient pas d’être frappés d’admiration. Mais comme, dans les miracles de Jésus-Christ, ils n’accusaient pas l’action qui paraissait au-dehors, mais se formaient seulement de vaines chimères qui n’avaient point de fondement, en disant : « Il chasse les démons au nom de Béelzébub « (Mt. 12,24 ; Lc. 11,14) » de même lorsqu’il s’agit de sa doctrine, ils ne la blâment point en elle-même, mais ils se rejettent sur sa personne pour le décrier par la bassesse de sa naissance.
Considérez, mes frères, la modestie du Fils de Dieu : il ne les méprise point, il ne les traite point avec aigreur, mais il leur dit avec une douceur extrême : « Un prophète n’est sans honneur que dans son pays ; » et il ne s’arrête pas là, mais il ajoute « et dans sa maison », pour marquer, je crois, ses propres frères.
2. Jésus-Christ dans saint Luc (Lc. 4,25) rapporte quelques exemples semblables. Il fait voir qu’Élie ne se réfugia pas chez ses concitoyens, mais chez une veuve étrangère, et qu’Élisée ne guérit point de lépreux parmi les Juifs, mais le seul Naaman qui était un étranger, et qu’il ne fit aucun miracle sur ses concitoyens. Jésus-Christ leur parlait de la sorte pour leur faire voir que leurs pères avaient été méchants comme eux, et que si leur conduite était coupable, elle n’était pas quelque chose de nouveau. « En ce temps-là Hérode le Tétrarque entendit parler des actions de Jésus (14, 1). » Le roi Hérode, le père de celui dont parle ici l’Évangile, celui enfin qui avait fait mourir les innocents, était mort. Si l’écrivain sacré marque si expressément le temps, ce n’est pas sans raison ; il veut nous faire voir l’orgueil et l’indifférence de ce potentat qui n’entend parler des merveilles qu’opérait Jésus-Christ que longtemps après qu’elles ont commencé d’éclater. C’est ce qui arrive tous les jours aux grands du monde. Comme ils sont pleins du faste de leur grandeur, ils ne connaissent que tard ces choses si extraordinaires, parce qu’ils s’en mettent fort peu en peine.
Mais considérez ici, mes frères, quelle est la force de la vertu ! ce tyran craint tellement saint Jean tout mort qu’il est, que cette frayeur lui fait reconnaître la résurrection. « Il dit à ceux de sa cour : C’est sans doute Jean-Baptiste que j’ai tué, qui est ressuscité d’entre les morts, et c’est pour cela qu’il se fait par lui tant de miracles (2). » Admirez jusqu’où va la crainte de ce tyran. Il n’ose pas dire ces paroles à des étrangers. Il ne se découvre qu’à ceux de sa maison. Mais sa pensée était bien absurde, et d’une grossièreté toute militaire. Soit, on avait vu des morts ressusciter, mais en avait-on jamais vus qui eussent opéré les mêmes œuvres que Jésus-Christ opérait alors ? Il me semble que l’ambition se mêle aussi avec la crainte dans ces paroles,
Car c’est le propre des âmes déréglées de s’abandonner ainsi en même temps à des passions toutes contraires. Saint Luc rapporte que le peuple, en parlant de Jésus-Christ, disait que « c’était Élie ou Jérémie, ou quelque autre des anciens prophètes (Lc. 9,7) ; » mais ce prince voulant parler plus sagement que le peuple, dit cette impertinence de la résurrection de saint Jean. Peut-être aussi qu’Hérode, entendant dire que Jésus-Christ était Jean-Baptiste (quelques-uns en effet le disaient), répondit d’abord ; non ; car j’ai tué Jean à cause de son insolence (Saint Marc et saint Luc rapportent en effet que ce prince se vantait d’avoir décapité Jean) ; et que voyant ensuite la persistance de ce bruit, de cette croyance, il finit, lui aussi, par dire comme tout le monde. L’Évangéliste prend de là occasion de raconter assez au long la mort de saint Jean. Pourquoi ne la rapporte-t-il que comme un fait accessoire, et seulement en passant ? Parce que, son unique objet, c’était de parler de Jésus-Christ. Saint Matthieu, non plus que les autres Évangélistes, ne font jamais de digression, à moins qu’elle ne puisse servir à leur but principal. C’est pourquoi ils n’auraient pas même mentionné cette histoire, si elle n’eût été liée à celle de Jésus-Christ, si Hérode n’eût dit que Jésus-Christ n’était autre que saint Jean ressuscité. Saint Marc dit qu’Hérode estimait beaucoup saint Jean quoiqu’il le reprît avec une grande liberté. Car la vertu a tant de force, qu’elle se fait respecter même de ses plus grands ennemis. L’évangile donc rapporte ainsi cette histoire : « Hérode ayant « fait prendre Jean l’avait fait lier et mettre en « prison à cause d’Hérodiade, la femme de « son frère (3). Parce que Jean lui disait : il ne « vous est point permis d’avoir cette femme (4). « Et ayant envie de le faire mourir il avait eu peur du peuple, parce que Jean était regardé comme un prophète (5). » Saint Jean ne reprenait point cette femme, mais seulement Hérode, parce qu’il avait plus de part au crime, et plus de pouvoir pour le faire cesser. Considérez aussi combien l’Évangéliste se modère, et comme il rapporte cet événement, en le racontant plutôt comme une histoire, qu’en l’exagérant comme un grand crime. « Comme Hérode célébrait le jour de sa naissance, la fille d’Hérodiade dansa publiquement devant lui et elle lui plut (6). » O festin diabolique ! ô assemblée de démons ! ô danse cruelle !, ô récompense encore plus cruelle ! On y décide en un moment la mort la plus injuste. On y fait mourir un homme qui ne méritait que des louanges et des couronnes. On apporte à ce festin cette tête qui était le trophée des démons, et le moyen dont on se servit pour gagner cette victoire était digne d’un si détestable succès : « Car la fille d’Hérodiade dansa, et plut à Hérode. De sorte qu’il lui promit avec serment de lui donner tout ce qu’elle lui demanderait (7). Mais cette fille ayant été instruite auparavant par sa mère, lui dit : Donnez-moi présentement dans ce plat la tête de Jean-Baptiste (8). » Cette fille est doublement criminelle : premièrement en ce qu’elle danse ; secondement en ce qu’elle plaît à Hérode, et lui plaît de telle sorte, qu’elle reçoit un homicide comme le prix de sa danse.
Considérez aussi la cruauté de ce prince, et son insensibilité pleine de folie. Il s’engage par min serment, et il permet à cette fille de lui demander tout ce qu’elle veut. Mais lorsqu’il reconnut dans quel excès il s’était engagé, il en fut fâché », dit l’Écriture. Pourquoi fut-il fâché de la mort d’un homme qu’il avait osé faire emprisonner ? C’est parce que la vertu est si puissante, qu’elle se fait admirer même des impies. Mais que dirons-nous de cette femme furieuse ? Au lieu d’admirer saint Jean de l’honorer, de le respecter, et de l’aimer comme celui qui faisait tous ses efforts pour la délivrer de l’oppression honteuse de ce tyran, elle ne lui dresse que des pièges, elle ne désire que sa mort, et elle la demande comme une grâce qui n’était digne que d’un démon. « Néanmoins il craignit à cause du serment qu’il avait fait, et de ceux qui étaient à table avec lui, et il commanda qu’on la lui donnât (9). » Malheureux prince ! que ne craigniez-vous plutôt ce qui était plus à craindre ? Si vous craigniez d’avoir ces personnes pour témoins de votre parjure, que ne craigniez-vous davantage d’avoir tous les siècles pour témoins d’un meurtre si exécrable ?
3. Mais comme je crois que plusieurs de ceux qui m’écoutent, ignorent quel était le crime que saint Jean reprenait en ce prince, et qui donna lieu à sa mort, je pense qu’il est nécessaire d’en dire un mot. Et ceci vous servira pour admirer encore davantage la sagesse des lois de Moïse. Car Hérode avait violé l’une de ces anciennes lois, et saint Jean la soutenait contre lui : « Si quelqu’un », dit Moïse, « meurt sans enfants, qu’on donne à son « frère la femme qu’il laisse veuve. » (Deut. 25,5)
Comme la mort alors paraissait un mal dont on ne pouvait se consoler, et qu’en ces temps-là on ne s’attachait qu’à la vie présente, Moïse ordonne par une loi, que le frère qui restait épouserait la femme de son frère mort, et donnerait le nom de celui-ci à l’enfant qu’il en aurait, afin que sa maison ne fût point détruite. Comme les enfants font la plus grande consolation de ceux qui meurent, si celui qui mourait n’en avait point laissé après lui, il semblait qu’il aurait été inconsolable dans sa mort. Moïse voulant donc adoucir les regrets de ceux à qui la nature n’aurait point donné d’enfants, commanda que leur frère épousant leur veuve, les enfants qui naîtraient de ce mariage portassent le nom du frère mort. Mais lorsque celui qui mourait avait des enfants, ce mariage n’était plus permis.
Vous me direz, peut-être : Pourquoi n’était-il pas aussi bien permis au fière du mort d’épouser sa veuve qu’à un étranger ? C’est parce que Dieu a voulu étendre ainsi davantage les alliances, et donner aux hommes plus de moyens de s’unir les uns avec les autres. D’où vient donc, me direz-vous, que lorsqu’un homme mourait sans enfants, sa veuve n’épousait pas un étranger ? C’est parce que l’enfant sorti de ce second mariage n’eût point été censé du premier mari ; au lieu que le frère même donnant des enfants à son frère mort, ces enfants pouvaient plus aisément passer pour être de lui. On n’obligeait donc le frère du mort à soutenir la maison de son frère, que dans le cas où ce frère n’aurait point laissé d’enfants. Et lorsqu’il y était obligé, cette raison que je viens de dire justifiait son mariage avec la femme de son frère mort.
Comme donc Hérode avait épousé la femme de son frère quoique celui-ci en mourant eût laissé des enfants, saint Jean avait raison de blâmer cette alliance criminelle. Il le fait avec une sagesse admirable, et avec un zèle qui était tempéré d’une grande retenue.
Mais considérez, je vous prie, tout l’ensemble de ce festin, et vous verrez que c’était le diable qui y présidait. Premièrement tout s’y passe dans les délices, dans la fumée du vin et des viandes, ce qui ne peut avoir que de malheureuses suites. Tous les conviés sont des méchants, et celui qui les convie est le plus méchant de tous. De plus la licence et le libertinage y règnent souverainement. Enfin on y voit une jeune fille qui, étant née du frère mort, rendait ce mariage illégitime, et que sa mère devait cacher comme un témoignage public de son impudicité, qui entre au contraire avec pompe et avec magnificence au milieu de ce festin, et au lieu de se maintenir dans l’honnêteté propre à son sexe, s’expose aux yeux de tous, avec une impudence que n’auraient pas les femmes les plus débauchées.
La circonstance du temps et du jour augmente encore le crime d’Hérode. Lorsqu’il devait rendre grâces à Dieu de ce qu’il lui avait donné la vie, il signale le jour de sa naissance par l’action la plus barbare, et au lieu que dans cette joie publique, il aurait dû tirer saint Jean de prison, il couronne sa captivité si inhumaine par une mort cruelle et sanglante.
Écoutez ceci, vous jeunes filles, ou plutôt vous, jeunes femmes, qui osez dans les noces des autres vous signaler par votre licence, par vos danses peu modestes, par votre joie trop libre et par une dissolution qui déshonore votre sexe. Écoutez ceci, vous tous qui aimez la bonne chère, et qui recherchez les festins pleins de luxe et de désordre. Craignez cet abîme et ce piège par lequel le démon fit tomber ce malheureux prince dans ce grand crime. Car il l’enveloppa de telle sorte dans ses filets, comme il est rapporté dans saint Marc, qu’il lui fit jurer « de donner » à cette danseuse tout ce « qu’elle lui demanderait, quand ce serait la moitié de son royaume. » Dans la frénésie de la passion, qui le possédait, il estimait si peu la principauté, qu’il était près d’en donner la moitié pour une danse.
Mais, faut-il s’étonner qu’on ait vu alors un si grand excès, lorsque nous voyons, en ce temps où la lumière et la piété du christianisme se sont tellement répandues dans tout le monde, des jeunes gens s’abandonner de telle sorte au luxe et à la mollesse, qu’ils donnent pour se satisfaire et sans même y être engagés par serment, non pas un royaume, mais leur âme. Devenus les esclaves de la volupté, ils vont comme des brebis partout où le loup les entraîne. N’est-ce pas ce qui arrive ici à Hérode ? La passion a tellement égaré sa raison, qu’il commet à la fois deux actes de la dernière folie : d’abord, de rendre maîtresse de ses actions une fille furieuse, enivrée de passion, et capable des plus grands emportements ; et ensuite de confirmer par serment une promesse si extravagante.
Mais quel qu’ait été le crime du tyran, la femme néanmoins qui inspire une si horrible demande à sa fille est sans comparaison plus criminelle que cette jeune fille qui la fait, et qu’Hérode même qui l’accorde. Car ce fut elle qui conduisit toute cette intrigue, et qui trama cette funeste tragédie. Au lieu de se montrer reconnaissante envers le prophète qui voulait faire cesser son déshonneur, elle affiche elle-même son ignominie ; en faisant danser sa fille en public, elle demande la tête du saint, et elle tend un piège où Hérode vient se prendre.
Ainsi la parole de Jésus-Christ a été vérifiée : « Celui qui aime son père et sa mère plus que moi n’est pas digne de moi. » (Mc. 6,23) Si la fille d’Hérodiade avait suivi cette loi, elle n’en aurait pas violé tant d’autres, et elle n’aurait pas été la cause d’un crime effroyable. Vit-on jamais une si brutale cruauté ? Une fille pour grâce demande un meurtre. Elle demande une mort injuste, la mort d’un saint, et elle fait cette cruelle demande au milieu d’un festin, devant tout le monde, et sans rougir. Elle ne prend point Hérode en particulier pour lui faire cette demande. Elle la fait devant toute la cour, avec un front d’airain, avec un visage de prostituée, et le démon, qui lui avait inspiré ce qu’elle devait demander, lui fait accorder ce qu’elle demande. C’est lui qui la fit danser avec tant de grâce, qui fit qu’Hérode fut ravi de la voir, et qu’ensuite il s’abandonna aveuglément à sa passion.
Car le démon se trouve partout où il y a de la danse. Dieu ne nous a point donné des pieds pour un usage si honteux, mais pour marcher avec modestie. Il ne nous les a pas donnés pour sauter comme font les chameaux (car les chameaux ne sont pas beaux à voir lorsqu’ils dansent, et les femmes encore moins), mais pour avoir place dans le chœur des anges. Que si le corps est déshonoré par ces mouvements indécents, combien l’âme l’est-elle encore davantage ? Les danses sont les jeux des démons. Ses ministres et ses esclaves en font leurs divertissements et leurs plaisirs.
4. Mais je vous prie de considérer avec plus d’attention quelle est la demande de cette fille. « Donnez-moi », dit-elle, « dans ce plat la tête de « Jean-Baptiste. » Voyez-vous l’effronterie ? Entendez-vous l’organe du diable ? Elle sait bien quel est celui dont elle demande la tête, puisqu’elle l’appelle « Jean-Baptiste », et elle la demande néanmoins. Elle veut qu’on lui apporte dans un plat cette tête sacrée et bienheureuse, et elle en parle comme s’il ne s’agissait que d’un mets qu’on servirait sur une table. Elle ne donne aucune raison de cette demande barbare, parce qu’elle n’en avait point. Elle met seulement sa gloire à se faire donner une satisfaction si cruelle et si malheureuse.
Elle ne demande point qu’on fasse venir saint Jean et qu’on le tue devant tout le monde. Elle appréhendait trop sa force et sa liberté. La moindre de ses paroles l’aurait fait trembler, et la vue du glaive qui allait lui trancher la tête n’eût point empêché ce courageux prophète de parler. C’est pourquoi elle dit : « Donnez-moi ici dans ce plat la tête de Jean-Baptiste. » Elle veut voir sa tête, mais lorsque sa bouche sera muette. Elle la veut voir toute sanglante, non seulement pour s’assurer qu’elle ne lui fera plus de reproches, mais encore pour satisfaire sa vengeance en lui insultant.
Dieu voit cela, mes frères, et il le souffre. Il ne lance point ses foudres sur cette malheureuse. Il ne réduit point en cendres ce front insolent et cette langue homicide. Il ne commande point à la terre de s’ouvrir pour abîmer ce prince et tous ses conviés avec lui. Il retint sa justice en cette rencontre pour préparer à son serviteur une couronne plus illustre, et pour laisser à tous ceux qui le suivraient une plus grande consolation dans leurs maux.
Écoutons ceci, nous que la pratique de la vertu expose aux mauvais traitements des méchants. Un homme si admirable, un saint qui avait passé sa vie dans un désert, sous un habit si austère, sous un cilice ; un prophète et le plus grand des prophètes, à qui le Fils de Dieu avait rendu ce témoignage qu’entre tous ceux qui étaient nés des femmes, il n’y en avait point de plus grand que lui : ce saint, dis-je, est sacrifié à la rage d’une femme impudique ; sa tête est le prix de la danse d’une fille effrontée, et il est abandonné à ces furieuses, parce qu’il a soutenu avec vigueur la loi de Dieu.
Pensons à ce grand exemple, et souffrons généreusement tout ce qui nous pourra arriver. Cette malheureuse femme était altérée du sang de l’innocent, et elle a le plaisir de le répandre. Elle voulait se venger de l’injure qu’elle croyait que saint Jean lui avait faite, et Dieu permet qu’elle se satisfasse comme elle l’avait désiré, et qu’elle se rassasie de sa vengeance.
Qu’avait-elle à reprocher à ce saint homme ? Il ne lui avait jamais fait la moindre réprimande, et il s’était toujours adressé à Hérode. Mais sa conscience criminelle lui fait sentir l’aiguillon du remords. C’est le bourreau qui la tourmente et qui la déchire. Ce qu’elle endure au dedans la rend comme furieuse au-dehors. Elle remplit sa maison de confusion et d’infamie. Elle déshonore tout ensemble en elle-même sa fille et son mari mort, et découvre son adultère vivant ; elle veut surpasser ses premiers excès par d’autres encore plus horribles. Il semble qu’elle dise à saint Jean : Si vous ne pouvez souffrir de voir Hérode adultère, je le rendrai même homicide ; et pour faire cesser vos reproches, je le forcerai de vous ôter la vie.
Je vous appelle ici, vous tous qui donnez aux femmes un si grand pouvoir sur votre esprit. Vous qui faites des serments indiscrets sur des choses douteuses et incertaines, et qui creusez ainsi la fosse où vous devez être précipités, en rendant les autres les maîtres de votre perte. Car n’est-ce pas ainsi que périt Hérode ? Il crut que dans une fête et dans un jour de joie, cette fille lui demanderait quelque chose qui fût proportionné à elle, au lieu où elle était, et au temps de cette réjouissance publique ; bien loin de s’imaginer qu’elle dût demander une tête. Et cependant il fut trompé malheureusement, et sa surprise ne l’excuse point.
Car si cette fille instruite par sa mère osa lui faire une demande plus digne d’une tigresse que d’une femme, c’était à lui à s’opposer à cette furieuse, et non pas à se rendre le ministre d’une cruauté si odieuse et si inouïe.
Qui n’aurait été frappé d’horreur de voir au milieu d’un festin paraître dans un plat cette tête sacrée toute dégoûtante de son sang ? Hérode néanmoins n’en est point touché, et encore moins cette femme barbare. C’est là l’esprit de ces malheureuses prostituées. Elles perdent la compassion avec l’honneur, et elles sont aussi hardies et aussi inhumaines qu’impudiques. Car si le seul récit d’un événement si barbare nous fait frémir d’horreur, combien en devait faire l’action même ? Quel devait être le sentiment de ces convives voyant au milieu du festin une tête qui venait d’être coupée, et qui nageait dans son propre sang ? Cependant cette femme, plus cruelle que les furies, ne trouve que du plaisir dans ce spectacle. Elle triomphe de joie d’être enfin venue à bout de tous ses désirs ; au moins aurait-elle dû se contenter de voir une fois cette tête coupée ; mais non, il faut qu’elle se repaisse de cette vue, qu’elle s’enivre en quelque sorte de ce sang d’un prophète, dont elle avait été si altérée.
Voilà ce que produit cette infâme passion. Après avoir fait des impudiques, elle fait encore des meurtriers. C’est pourquoi je ne doute point qu’une femme qui a l’adultère dans le cœur, ne soit prête à ôter la vie à son mari aussi bien que l’honneur, et qu’elle ne soit assez hardie polir commettre, je ne dis pas seulement un ou deux, mais mille homicides. Et on nu voit que trop d’exemples de ce que je dis. C’est par cet esprit de sang et de meurtre que se conduisit alors cette femme, croyant qu’après qu’elle aurait fait mourir saint Jean son crime serait enseveli avec lui. Mais il arriva tout le contraire, parce qu’après sa mort même, le prophète parla plus haut que jamais.
5. Les méchants se conduisent dans leurs desseins comme les malades, qui mourant de soif ne pensent qu’à boire pour se rafraîchir, sans considérer qu’ils se trouveront ensuite beaucoup plus mal. Si cette femme n’eût point fait mourir saint Jean pour l’empêcher de lui reprocher son impudicité, on aurait beaucoup moins parlé contre elle. Car lorsque saint Jean fut mis en prison, ses disciples d’abord demeurèrent dans le silence. Mais lorsqu’ils le virent tué si cruellement, ils furent contraints enfin de dire qu’elle avait été la cause de sa mort. Ils voulaient d’abord épargner la réputation de cette femme adultère, en ne publiant point ce qui aurait pu la déshonorer. Mais ils sont forcés enfin de découvrir toute cette intrigue, de peur qu’on ne crût que leur maître eût été un séditieux comme Theudas et Judas, et qu’il eût été exécuté comme eux, pour avoir fait quelque entreprise contre l’État.
On voit par là, que plus on s’efforce de cacher son péché plus on le publie ; et que le moyen de couvrir un crime n’est pas d’y en ajouter un autre, mais de l’expier par une sincère pénitence.
Considérez, je vous prie, avec quelle modération l’Évangile parle de cet attentat d’Hérode ; comme il ne l’exagère point, et qu’il semble même l’excuser en quelque sorte. Car i ! rapporte de ce prince « qu’il s’affligea de cette demande, mais que néanmoins, à cause de son serment et de ceux qui étaient à table avec lui », il consentit à cette mort. Il dit de même de cette jeune fille, qu’elle fut poussée à cela par sa mère, et qu’elle lui porta cette tête, comme s’il disait qu’elle ne fit que lui obéir. Car les véritables justes plaignent davantage celui qui fait le mal que celui qui le souffre, parce qu’ils savent que le mal retombe sur celui qui le fait. Ainsi ce n’est point saint Jean qui est à plaindre dans sa mort, puisqu’il n’en reçut aucun mal, mais ceux qui l’ont traité si cruellement.
Imitons cette modération, mes frères, plaignons les pécheurs et n’insultons point au malheur des autres. Couvrons leurs excès autant que nous le pourrons, et entrons dans des sentiments vraiment chrétiens. Considérons que l’Évangéliste, contraint de parler de cette femme impudique et meurtrière, le fait sans exagération et fort simplement il ne dit point que cette jeune fille fut instruite par cette cruelle, par cette furieuse, mais « par « sa mère. » Il trouve un terme honorable en parlant de cette femme ; et vous n’avez quo des injures en parlant de votre prochain.
Vous n’avez pas la même retenue en parlant de votre frère, lorsqu’il vous a un peu fâché, que l’Évangéliste lorsqu’il parle d’une femme si criminelle. Vous vous emportez alors à des injures atroces, vous l’appelez un méchant, un détestable, un trompeur, un insensé, et mille autres choses encore plus horribles. Vous oubliez que vous êtes homme ; vous le traitez comme un étranger et comme un barbare, et voué le chargez d’outrages et d’injures.
Ce n’est pas ainsi qu’agissent les saints. Ils ne font pas des imprécations contre les méchants ; mais ils pleurent et ils soupirent pour eux. Faisons la même chose. Pleurons Hérodiade et celles qui lui ressemblent. Il y a bien aujourd’hui de ces festins homicides. On n’y tue pas le saint précurseur, mais les membres mêmes de Jésus-Christ, et d’une manière encore plus cruelle. On n’y présente pas une tête dans un plat pour le prix d’une danse, mais on y tue les âmes des convives. Car lorsqu’on rend ces personnes esclaves des plaisirs brutaux, et qu’on les engage dans les passions les plus infâmes, n’est-il pas vrai qu’on les tue, non en retranchant leur tête de leur corps, mais en séparant leur âme d’avec Jésus-Christ ?
Car oserez-vous me dire que lorsque vous êtes plongé dans le vin et dans l’excès de la bonne chère, cette danse et ces gestes d’une femme prostituée ne font aucune impression sur votre esprit ; que l’impureté ne se saisit point de votre cœur, et que vous ne tombez point alors dans ce malheur horrible dont parle saint Paul : « Faisant des membres de « Jésus-Christ les membres d’une femme prostituée ? »
Si la fille d’Hérodiade ne se trouve pas là, le diable s’y trouve. Et comme il était l’auteur de la danse d’Hérodiade, il l’est encore de celle qu’on danse devant vous, et il remporte pour prix de sa danse les âmes de ceux qui la regardent.
Quand vous pourriez vous défendre de l’intempérance et de tous ces excès de vin, ne tomberiez-vous pas dans un autre plus grand malheur, en participant aux péchés de ceux qui vous traitent ? Car combien ces festins si magnifiques supposent-ils de rapines et de sols ? Combien a-t-il fallu appauvrir de monde pour couvrir si richement une table ? Ne considérez pas ces viandes si délicieuses qu’on y sert. Pensez aux moyens dont on fournit à ces prodigieuses dépenses, et vous verrez que c’est l’avarice, l’usure, les rapines et la violence, qui-font subsister ces grandes tables.
Mais ce n’est point du bien d’autrui, dites-vous, que j’entretiens ces dépenses. Je le veux. Mais quand ce serait du bien le mieux acquis, Pouvez-vous justifier un si grand luxe ? Voyez ce que dit le Prophète ; et comme sans marquer aucune rapine, il condamne seulement la délicatesse et la magnificence de vos tables : « Malheur à vous », dit-il, « qui buvez des vins délicieux, et qui vous parfumez des « plus excellents parfums ! » (Amo. 7,7) Vous voyez qu’il n’accuse que la bonne chère, et non les concussions ou l’avarice. Et considérez, je vous prie, ce que vous faites dans vos festins. Vous mangez avec excès pendant que Jésus-Christ n’a pas de quoi soulager sa faim. Vous chargez vos tables de mets délicieux, et il n’a pas un morceau de pain sec. Vous buvez du vin de Thasos, et vous ne lui donnez pas un verre d’eau froide pour apaiser la soif qui le brûle. Vous couchez dans des lits magnifiques, et il couche à l’air, et meurt de froid, Quand donc vos festins ne seraient pas abominables, comme étant le fruit de votre avarice, ils le seraient néanmoins par ces dépenses excessives et superflues que vous y faites, lorsque vous refusez le nécessaire aux membres de Jésus-Christ, quoique ce soit lui qui vous ait donné tout ce que vous avez.
6. Si étant le tuteur d’un orphelin, vous consumiez tout le bien qu’il a, et le laissiez dans la dernière pauvreté, tous les hommes s’élèveraient contre vous, et toutes les lois s’armeraient pour punir une si grande injustice ; et vous croyez que lorsque vous dissipez ainsi le patrimoine du Christ, vous demeurerez impuni ? Je ne parle point ici de ceux qui entretiennent à leurs tables des femmes perdues. Je n’ai rien de commun avec ces hommes. Je les regarde, selon l’Évangile, comme « des chiens. » Je ne parle point non plus à ces avares qui pillent les uns pour traiter magnifiquement les autres ; je n’ai rien à démêler avec eux et je les considère, selon l’Écriture, comme « des pourceaux » et comme « des « loups. » Je ne m’adresse qu’à ceux qui se contentent de jouir paisiblement de leur bien sans en faire part aux pauvres, et dépensent seulement ce qu’ils ont reçu de leur père, sans faire tort à personne.
Je dis que ces personnes ne doivent point se croire innocentes. Comment prétendriez-vous n’être point coupable de nourrir tous les jours à votre table des comédiens, et des parasites, et de ne pas croire Jésus-Christ digne de la même grâce qu’eux ? Un bouffon qui divertit trouve place à votre table, et Jésus-Christ qui vous offre le royaume même des cieux, n’y en trouve pas ? Un bon mot, une parole dite avec esprit, vous rend libéral envers celui qui l’a dite, et lorsque Jésus-Christ vous enseigne des choses dont l’ignorance vous mettrait au rang des bêtes, vous le rejetez et le méprisez. Vous avez de l’horreur quand vous écoutez ceci : que n’en avez-vous aussi quand vous le faites ? Bannissez de cette table toutes ces personnes infâmes, et invitez-y Jésus-Christ. Si vous lui faites part ici de votre bien, vous le trouverez favorable, lorsqu’il vous jugera un jour. Il sait reconnaître ceux qui l’auront reçu à leur table. Si les voleurs même ont du respect pour ceux qui les traitent, et qui les font manger avec eux, que devez-vous croire du Sauveur ? Souvenez-vous de la douceur qu’il témoigna autrefois à table pour une femme pécheresse, et de ce reproche qu’il fit à Simon : « Vous ne m’avez pas donné le baiser ? » Si lors même que vous ne faites rien de ceci, Jésus-Christ ne laisse pas de vous nourrir, que fera-t-il lorsque vous le nourrirez ? N’arrêtez pas vos yeux sur ce pauvre que vous voyez. Ne considérez point ces habits déchirés dont vous le voyez à demi-couvert. Croyez que c’est Jésus-Christ même qui, dans la personne de ce pauvre, entre chez vous. Quittez ces paroles outrageuses et cruelles, par lesquelles vous éloignez de vous ceux qui vous demandent l’aumône. Ne les appelez plus des fainéants, des paresseux et des lâches. Souvenez-vous seulement alors quelles sont les actions par lesquelles vos parasites vous plaisent ; à quoi vous servent-ils ? Que vous font-ils qui vous soit utile ? Ce sont des fous, dites-vous. Ils servent à me divertir à table. Quoi ! Des misérables qui ne disent que des sottises, et qui souffrent qu’on leur donne des soufflets, vous paraissent propres à vous divertir ? Qu’y a-t-il au contraire de moins agréable que de frapper ainsi sur un visage fait à l’image de Dieu, et de trouver du plaisir dans la honte de celui qui est homme comme vous ?
Ne rougissez-vous point de faire de votre logis un théâtre de comédiens et de bouffons, et appelez-vous vivre en homme d’honneur, que de vous rabaisser à ces infamies ? Vous vous divertissez de ce qui vous devrait faire répandre des ruisseaux de larmes. Au lieu que vous devriez contribuer à convertir ces sortes de gens, et à leur faire changer de vie, vous êtes le premier à les y entretenir. Vous les excitez à dire des paroles déshonnêtes et déréglées ; vous appelez cela un divertissement, et vous faites vos délices de ce qui vous attirera les supplices de l’enfer. Ne faut-il pas-avoir perdu l’esprit pour être capable de ces pensées ?
7. Je ne dis point ceci pour empêcher qu’on ne fasse quelque charité à ces personnes, mais je ne veux pas qu’on le fasse pour une si mauvaise raison. L’aumône doit venir d’un sentiment de compassion et de miséricorde, et non point de ces vanités, ou plutôt de ces cruautés. Ayez pitié de ces gens, mais ne les perdez pas. Nourrissez-les parce qu’ils sont pauvres, parce que vous nourrissez Jésus-Christ en leur personne, et non parce qu’ils disent des paroles diaboliques, ou parce qu’ils font des actions qui vous déshonorent vous-mêmes. Ne regardez point cette bonne humeur qu’ils vous font paraître au-dehors. Pénétrez dans le fond de leur conscience. Vous verrez ce qu’ils souffrent au dedans d’eux-mêmes, et qu’ils se tiennent très-malheureux d’être réduits à gagner ainsi leur vie. S’ils cachent cette douleur qui les ronge, c’est parce qu’ils ne veulent pas vous déplaire.
Recevez donc à l’avenir à votre table plutôt des hommes qui aient de l’honneur et de la vertu, quoiqu’ils soient pauvres, que des bouffons et des gens sans foi et sans conscience. Et si vous voulez tirer même quelque avantage de la grâce que vous leur faites, commandez-leur qu’aussitôt qu’ils vous verront faire ou dire quelque chose qui soit peu honnête, ils vous en avertissent et vous en reprennent ; qu’ils aient soin de vos domestiques, et qu’ils veillent sur toute votre famille. Si vous avez des enfants, qu’ils en soient les pères aussi bien que vous, et qu’ils partagent avec vous l’autorité que Dieu vous donne sur eux.
Servez-vous d’eux pour vous enrichir selon Dieu, et pour entretenir par eux un trafic et un commerce tout spirituel. Si quelqu’un a besoin de secours, commandez à ces personnes de lui en porter, ordonnez-leur d’assister les malheureux. Envoyez-les chercher les hôtes et les étrangers, revêtez par eux ceux qui sont nus. Visitez par eux les prisonniers. Enfin employez-les pour remédier aux nécessités de tout le monde. C’est ainsi qu’ils reconnaîtront le bien que vous leur faites, d’une manière qui sera avantageuse, et pour vous et pour eux-mêmes, et qui sera estimée de tout le monde.
C’est ainsi que vous pourrez lier avec eux une amitié plus étroite. Car bien que vous paraissiez leur ami, lorsque vous prenez soin de leur subsistance, ils ne laissent pas d’avoir toujours quelque pudeur, parce qu’ils croient qu’ils vous sont à charge ; mais s’ils vous rendent quelques services, ils useront de votre bonne volonté avec moins de peine, comme ne vous étant pas tout à fait inutiles. Vous Leur donnerez des marques de votre bonté avec plus de satisfaction, et vous les obligerez encore par cette conduite à vivre auprès de vous avec une déférence accompagnée d’une honnête liberté. Ainsi votre maison qui était auparavant un théâtre, deviendra une église. Le démon en sera banni, et Jésus-Christ y entrera avec la troupe de ses saints anges. Car les anges sont toujours où est Jésus-Christ, et où est Jésus-Christ avec ses anges, là est une lumière plus éclatante que le soleil, ou plutôt là est le ciel et le paradis.
Si vous voulez encore retirer d’eux un service plus considérable, priez-les, lorsque vous avez quelque loisir, de vous lire l’Écriture sainte. Ils vous serviront avec plus de joie en cela qu’en toute autre chose, puisque cette occupation contribuera également à leur édification et à la vôtre. Mais lorsque vous nourrissiez chez vous ces bouffons, vous vous déshonoriez aussi bien qu’eux ; vous, comme un homme de désordre et de bonne chère, et eux comme des misérables qui étaient obligés, pour subsister de quelque manière, de vivre sans honneur et sans conscience. Celui qui ne nourrit ces gens que pour des usages honteux, les offense plus que s’il les tuait ; et celui au contraire qui nourrit des hommes pour tirer d’eux ces services de charité, leur est plus utile que s’il les sauvait de la mort. Vous méprisiez alors ces hommes de divertissement plus que le dernier de vos serviteurs, et votre esclave aurait eu plus de liberté auprès de vous qu’ils n’en avaient : mais lorsque vous les employez à l’usage que je vous ai dit, vous les égalez aux anges.
Délivrez donc les autres de ces outrages en vous en délivrant aussi vous-mêmes. Qu’on ne parle plus de parasites à votre table, mais que ceux qui y seront invités soient vos véritables amis. Ne les traitez point comme des flatteurs et des complaisants, mais comme des personnes qui vous sont chères. Dieu a donné l’amitié aux hommes, non afin que les amis s’entre-perdent et s’entre-corrompent, mais afin qu’ils s’entr’aident à faire le bien. Lorsqu’on aime au contraire ces personnes infâmes, cette amitié est pire que les inimitiés les plus mortelles. Nous pouvons tirer beaucoup d’avantages de nos ennemis mêmes, si nous en savons bien user, mais nous ne pouvons attendre que du mal de ces faux amis.
Bannissez donc de votre maison ces amis, qui ne vous apprendront que ce qui vous peut perdre, et qui sont plutôt les amis de votre table que de votre personne. Ils ne vous cherchent qu’à cause de votre luxe. Quittez-le et ils vous quitteront. Ceux au contraire qui sont liés avec vous par la vertu et la piété, demeureront fermes et vous aimeront, quelque malheur qui vous arrive.
Mais de plus ces hommes infâmes se vengent souvent de vous, et sont les premiers à semer contre vous des bruits désavantageux. Je sais que c’est de cette manière que plusieurs, très-honnêtes gens, ont été publiquement décriés et soupçonnés de crimes atroces, les uns de magie, les autres d’adultères, ou d’autres excès encore plus abominables. Comme on voit aussi que ces gens n’ont rien à faire chez vous, et qu’ils sont toujours à votre table sans qu’ils vous rendent aucun service, on se persuade aisément qu’ils sont les ministres de vos passions.
Si nous voulons donc, mes Frères, retrancher tous ces soupçons à l’égard des hommes, si nous voulons nous rendre plus agréables à Dieu, et nous préserver des supplices éternels dont il nous menace, fuyons cette coutume diabolique d’inviter des hommes si dangereux à notre table. Pratiquons cet excellent avis de saint Paul : « Soit que vous buviez, soit que vous mangiez, faites tout à la gloire de Dieu (1Cor. 10,31), afin qu’ayant tout fait pour sa gloire, nous en jouissions un jour, par la grâce et par la miséricorde de Notre Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. »

HOMÉLIE XLIX modifier


« JÉSUS DONC AYANT APPRIS CE QU’HÉRODE CROYAIT DE LUI, PARTIT DE CE LIEU DANS UNE BARQUE, ET SE RETIRA EN PARTICULIER DANS UN LIEU DÉSERT : ET LE PEUPLE L’AYANT SU LE SUIVIT A PIED DE DIVERSES VILLES. » (CHAP. 14, VERSET 13, JUSQU’AU VERSET 23)

ANALYSE. modifier

  • 1. Préludes du miracle de la multiplication des pains.
  • 2. Qu’il faut prier avant le repas. – Contre Marcion et les Manichéens et les autres hérétiques qui ne voulaient pas que Jésus-Christ fût le Dieu créateur.
  • 3. Des dispositions à apporter à la Sainte Table.
  • 4. Contre le luxe et ta bonne chère.
  • 5 et 6. Curieuse réprimande contre le luxe des chaussures.


1. Remarquez combien de fois Jésus-Christ se retire. Lorsqu’on met saint Jean en prison, lorsqu’on le fait mourir, lorsque les Juifs disaient qu’il faisait plus de disciples que saint Jean nous voyons qu’il se retire dans toutes ces rencontres. Il voulait la plupart du temps agir en homme, parce que le temps d’agir en Dieu, et de découvrir ce qu’il était, n’était pas encore venu. C’est pour ce sujet qu’il commandait à ses disciples de ne dire à personne qu’il fût le Christ, parce qu’il attendait après sa résurrection à le faire connaître à toute la terre. Aussi il n’a pas témoigné une grande sévérité contre les Juifs, qui jusque-là avaient été incrédules, et on voit qu’il les traite avec beaucoup de douceur et d’indulgence.
Lorsqu’il se retire ici, il ne va point dans une autre ville, mais « dans le désert », et il monte sur une barque, afin que personne ne le suive. Il est remarquable que les disciples de saint Jean s’unissent avec Jésus-Christ plus que jamais depuis la mort de leur maître, puisque ce sont eux-mêmes qui lui viennent donner cet avis. Apparemment comme ils avaient renoncé à tout, et qu’après la mort de leur maître ils ne savaient où se retirer, ils s’étaient réfugiés vers le Fils de Dieu. Ainsi la sagesse avec laquelle Jésus-Christ leur répondit, lorsqu’ils le vinrent trouver de la part de saint Jean fit l’effet qu’elle devait sur leur esprit, dans cette affliction que leur causa la mort de leur maître.
Mais, direz-vous, pourquoi Jésus-Christ ne se retire-t-il pas même avant qu’on ne lui apporte cette nouvelle, puisqu’il savait l’événement avant qu’on le lui eût annoncé ? C’est parce qu’il voulait agir en homme pour mieux établir la foi de son incarnation. Il voulait montrer qu’il était homme, non seulement par sa présence visible, mais encore par ses actions ; parce qu’il prévoyait que la malice du démon allait tout mettre en usage pour ruiner cette vérité dans le monde. C’est donc pour cette raison que Jésus-Christ se retire. Mais le peuple ne peut encore s’empêcher de le suivre. Rien rie le peut retenir et la mort de saint Jean ne l’effraye point. Tant l’amour est puissant dans ce qu’il désire, pour repousser la crainte de tous les maux, et pour se mettre au-dessus de tous les obstacles ! Aussi cette multitude fidèle reçoit-elle bientôt la récompense de son zèle. « Comme Jésus-Christ sortait, il vit une grande multitude de personnes, et ses entrailles en furent émues de compassion, et il guérit leurs malades (14). » Quelque affection que ce peuple témoigne pour suivre le Sauveur, ce que le Sauveur fait pour lui va néanmoins beaucoup au-delà. C’est pourquoi l’Évangile marque que la première cause de ces guérisons, fut sa compassion et sa grande charité : « Ses entrailles furent émues de compassion, et il guérit leurs malades. » Jésus-Christ ne demande point ici à cette foule de gens s’ils ont la foi ; cette foi éclatait suffisamment dans leur conduite, puisqu’ils abandonnaient leurs villes pour le suivre dans les déserts, qu’ils le cherchaient avec tant de soin, et qu’ils ne pouvaient se séparer de lui malgré la faim qui les pressait.
Quoiqu’il eût résolu de les nourrir, il ne le fait pas de lui-même ni de son propre mouvement. Il attend qu’on le prie et qu’on lui parle. Il garde ici la coutume qu’il observait partout, de ne pas aller le premier au-devant des miracles, mais d’attendre que les occasions se présentent.
Mais d’où vient que personne parmi tout ce peuple ne s’adressa lui-même à Jésus-Christ, pour lui représenter son état ? C’est parce qu’ils avaient tous pour lui un profond respect, et que la joie qu’ils avaient de le suivre et de l’écouter, leur ôtait le sentiment de la nécessité où ils se trouvaient. Ses disciples même ne viennent point le prier de nourrir ce peuple, parce qu’ils étaient encore trop imparfaits. « Mais le soir étant venu, ses disciples l’allèrent trouver, et lui dirent : Ce lieu-ci est désert et l’heure est déjà passée : renvoyez le peuple afin qu’ils s’en aillent dans les villages acheter de quoi manger (15). » Car si même après avoir vu ce grand miracle, ils en perdent aussitôt la mémoire, et si après avoir remporté tant de corbeilles pleines des morceaux qui restaient, ils ne laissèrent pas encore de croire qu’il leur voulait parler de pain, lorsqu’il leur parlait « du levain » de la doctrine des pharisiens ; combien étaient-ils moins capables de s’attendre à un miracle dont rien de ce qu’ils avaient déjà vu ne pouvait leur donner l’idée ? Quoiqu’en ce moment même ils eussent vu toute sorte de maladies guéries devant leurs yeux, ils étaient néanmoins si faibles qu’il ne leur vint aucune pensée de la multiplication des pains.. Et considérez ici, mes frères, la sagesse avec laquelle Jésus-Christ les attire à la foi. Il ne leur dit point tout d’un coup qu’il les nourrirait lui-même. Ils ne l’eussent pas cru s’il leur eût parlé de la sorte. « Jésus leur répondit : Il n’est pas nécessaire qu’ils s’en aillent ; donnez-leur vous-mêmes à manger (16). » Il ne dit point : Je leur donnerai moi-même à manger ; mais « donnez leur-en vous-mêmes. » Car ils ne le regardaient encore que comme un homme. Cependant ces paroles ne les font point encore rentrer en eux-mêmes : et continuant de lui par1er toujours comme à un simple homme, ils lui disent : « Nous n’avons ici que cinq pains et deux poissons (17). » C’est pourquoi saint Marc écrit : « Qu’ils ne comprirent pas ce que « Jésus-Christ leur avait dit, parce que leur cœur était appesanti. » (Mc. 6,52) Mais Jésus voyant que leurs pensées restaient attachées à la terre, commence à se montrer et il dit : « Apportez-les-moi ici (18). » Si ce lieu est désert, il ne l’est point pour celui qui nourrit toute la terre, et si l’heure est déjà passée, celui qui vous parle n’est sujet ni aux heures ni au temps. Saint Jean marque que ces pains étaient « des pains d’orge », ce qu’il ne fait pas sans mystère, mais pour nous apprendre à fouler aux pieds toutes les délices du monde, et tout le luxe des tables. C’était aussi la nourriture ordinaire des prophètes.
2. « Et ayant commandé au peuple de s’asseoir sur l’herbe, il prit les cinq pains et les deux poissons, et levant les yeux au ciel il les bénit (19). » Pourquoi lève-t-il ainsi les yeux au ciel pour bénir ces pains ? Il fallait que l’on crût également de Jésus-Christ, qu’il était égal à Dieu, et qu’il était envoyé par son Père. Les marques qui prouvaient l’une et l’autre de ces vérités semblaient se combattre et s’entre-détruire. Car pour témoigner qu’il était égal à son Père, il devait tout faire de lui-même, et par sa propre puissance ; au lieu qu’il ne pouvait persuader les hommes que c’était son Père qui l’avait envoyé, qu’en témoignant envers lui une humilité profonde, qu’en lui rapportant toute la gloire de ses actions, et en l’invoquant lorsqu’il devait faire ses plus grands miracles. C’est pourquoi il ne s’est pas attaché exclusivement à l’une ou à l’autre de ces deux conduites ; mais il s’est servi de toutes les deux, et il les a tempérées l’une par l’autre. Tantôt il agit avec autorité ; tantôt il prie avant que d’agir. Et pour empêcher qu’il ne parût se contredire lui-même, lorsqu’il veut faire des miracles moins importants, il lève les yeux au ciel ; mais lorsqu’il fait quelque merveille plus extraordinaire, il agit souverainement et par une puissance absolue, pour nous apprendre qu’il ne tirait point d’ailleurs sa puissance dans les miracles ordinaires, et qu’il ne se servait de prière alors, que pour rendre honneur à Dieu son Père.
Ainsi lorsqu’il remit les péchés, qu’il ouvrit le paradis, et y fit entrer un voleur, qu’il abolit si hautement la loi ancienne, qu’il ressuscita tant de morts, qu’il mit un frein aux tempêtes de la mer, qu’il révéla le secret des cœurs, qu’il guérit un aveugle-né, et qu’il fit d’autres actions semblables qui ne peuvent être que les ouvrages d’un Dieu, on ne voit point qu’il fit aucune prière : mais lorsqu’il se prépare à la multiplication des pains, miracle bien moins considérable que ceux que je viens de marquer, alors il lève ses yeux au ciel, pour nous apprendre cette vérité importante que je viens de dire, et nous faire voir en même temps que nous ne devons jamais nous mettre à table sans observer cette louable coutume des chrétiens, de bénir Celui qui par sa bonté nous donne de quoi nous nourrir.
Mais on me demandera peut-être pourquoi. Il ne tirait pas plutôt du néant les pains dont il nourrit tout ce peuple. Je réponds que c’était pour fermer la bouche à l’impie Marcion, et aux hérétiques manichéens, qui séparent Dieu de ses créatures, et qui nient qu’il en soit l’auteur. Il voulait nous convaincre par ses actions que tout ce qui se voit sur la terre était son ouvrage et son héritage : que c’était lui qui rendait là terre féconde, et lui faisait produire ses fruits : qu’il avait dit dès le commencement : « Que la terre germe toute sorte d’herbes, et que les eaux produisent toutes sortes de poissons. »
Le miracle qui s’opère ici n’est pas moindre que celui-là. Car si les premiers poissons n’étaient pas tirés d’autres déjà existants, ils étaient néanmoins tirés des eaux. Et ce n’est pas une chose moins admirable, de multiplier cinq pains et peu de poissons, en tant d’autres pains et en tant d’autres poissons, que d’avoir autrefois fait sortir tant de fruits du sein de la terre, et d’avoir tiré tant de poissons du sein des eaux. Jésus-Christ ne pouvait montrer plus efficacement qu’il était le Créateur de la terre et de la mer, et qu’il avait un souverain empire sur eux.
Après s’être contenté jusqu’ici de répandre seulement ses grâces et ses faveurs sur quelques malades, il opère maintenant un miracle d’une efficacité universelle ; jusqu’ici la multitude n’avait été que témoin des guérisons de quelques individus ; voici maintenant une faveur à laquelle cette multitude tout entière prend part. Il remet sous les yeux des Juifs le miracle qui avait paria si prodigieux à leurs pères, lorsqu’ils disaient : « Pourra-t-il nous « donner du pain, et nous préparer une nourriture dans le désert ? » C’est ce qu’il exécute ici véritablement, il les avait insensiblement attirés dans ce désert, afin que ce miracle parût pins surprenant et moins suspect, et que personne ne pût dire qu’on avait eu secrètement cette nourriture de quelque ville voisine. C’est dans ce dessein que l’Évangile marque non seulement le lieu où il était alors ; mais encore l’heure où ce miracle se fit.
Nous apprenons encore ici quelle était la fermeté des apôtres, dans les grandes extrémités Où ils se trouvaient, et combien ils étaient éloignés du luxe et de toutes les délices. Au nombre de douze, ils n’avaient que cinq pains et deux poissons. Tant ils négligeaient ce qui ne regardait que le corps pour ne s’attacher qu’aux choses spirituelles ! Ils n’avaient pas même la moindre attache à ce peu qu’ils avaient, et ils le donnent de bon cœur aussitôt qu’on le leur demande.
Ceci nous apprend, mes frères, que quand nous n’aurions que fort peu de bien, nous ne devrions pas laisser de le donner à ceux qui en ont besoin. Car lorsque Jésus-Christ leur commande d’apporter ces cinq pains, ils ne lui répondent point : Seigneur, quand nous les aurons donnés, d’où aurons-nous de quoi nous nourrir, surtout lorsque nous sommes si pauvres ? Ils ne murmurent point de la sorte, et donnent promptement tout ce qu’ils ont.
Mais de plus il me semble que Jésus-Christ aime mieux multiplier ce peu de pains qu’ils avaient que d’en produire d’autres du néant, pour porter davantage ses apôtres à la foi. Car ils étaient encore très-faibles. C’est encore pour cette raison qu’il lève les yeux au ciel avant de faire ce miracle d’un genre nouveau pour eux et dont ils n’avaient encore vu aucun exemple.
« Purs rompant les pains, il les donna à ses disciples, et les disciples au peuple (19). » ayant pris et rompu ces pains il les distribua au peuple par les mains de ses apôtres, non seulement pour les honorer, par ce ministère, mais encore pour les convaincre de la vérité du miracle, et pour les empêcher, ou d’en douter lorsqu’il se faisait, ou de l’oublier ensuite, parce que leurs propres mains leur en devaient rendre témoignage. C’est pour ce sujet aussi qu’il attend que le peuple se sente pressé de la faim, et que ses apôtres s’approchent de lui et l’interrogent. Il veut que ce soit eux qui commandent au peuple de s’asseoir sur l’herbe, et qu’ils distribuent les pains de leurs propres mains, afin qu’il y eût plus de marques sensibles de ce qu’il allait faire, et plus de témoins de ce miracle. Car si après tant de preuves qu’ils en avaient, ils n’ont pas laissé de l’oublier, qu’auraient-ils fait ; s’il ne se fût conduit avec tant de précaution et de prudence ?
3. Il commande à tout le monde de s’asseoir sur l’herbe, pour inspirer à ce peuple un mépris de toutes les choses de la terre. Car il voulait aussi bien instruire l’âme que nourrir le corps. C’est pourquoi le lieu même où il fait ce miracle, le nombre certain des pains et des poissons, et cette distribution égale qui se fait à tous, sans préférer les uns aux autres, toutes ces choses, dis-je, sont pleines d’instruction : elles nous apprennent comment nous devons conserver l’humilité, la tempérance et la charité ; que nous devons avoir une bienveillance égale et uniforme envers tous, et que tout doit être commun entre les serviteurs d’un même Dieu.
« Ils en mangèrent tous et furent rassasiés, et on emporta douze paniers pleins des morceaux qui étaient restés (20). » Jésus-Christ ayant béni et rompu ces pains les donna à ses disciples, et les apôtres au peuple, et ces pains se multipliaient entre les mains des apôtres. Il ne borna pas la multiplication au besoin du peuple, il la fit surabonder, puisqu’il resta non seulement des pains entiers, mais encore des morceaux, afin que ceux qui n’étaient pas présents alors connussent par ces restes la vérité de ce qui s’était passé. Il attend que le peuple ait faim, afin qu’on ne prenne point cette action pour une illusion et un songe li veut encore qu’il en reste douze corbeilles afin que Judas même porte la sienne.
Le Sauveur aurait pu, s’il l’eût voulu, éteindre invisiblement la faim ; mais ses apôtres n’eussent rien vu de ce miracle caché, outre que cela s’était déjà fait dans la personne d’Élie et n’eût pas été si surprenant ; au lieu que les Juifs furent tellement épouvantés de ce miracle, qu’ils voulurent sur-le-champ faire Jésus-Christ leur roi, ce qu’ils n’avaient encore fait pour aucun autre de ses prodiges. « Or ceux qui mangèrent de ces pains étaient au nombre d’environ cinq mille hommes, sans compter les femmes et les petits enfants(21). » Mais qui pourrait ici, mes frères, relever par ces paroles la grandeur de ce miracle ? Qui pourrait expliquer comment ces pains se multipliaient, comment ils sortaient des mains de Jésus-Christ comme d’une source féconde qui coulait ensuite clans tout ce désert et qui suffisait pour nourrir tant de personnes ? Car l’Évangile marque expressément qu’il y avait jusqu’à « cinq mille hommes sans les femmes et les enfants. » C’est encore quelque chose qui fait l’éloge de ce peuple, que les femmes témoignent autant d’ardeur que les hommes pour suivre Jésus-Christ.
Mais que dirons-nous aussi de « ces restes ? » C’est un second miracle qui n’est pas moindre que le premier ? Pourquoi le nombre des corbeilles qui en reste est-il si juste, qu’il égale celui des apôtres ? Pourquoi n’y en a-t-il pas pus ou moins de douze ? Lorsqu’il fait ramasser ces restes, il ne les donne point au peuple, mais il donne ordre à ses disciples de les emporter, parce que le peuple était plus faible et plus imparfait que ses disciples. « Aussitôt Jésus obligea ses disciples de monter sur une barque, et de passer à l’autre bord avant lui en attendant qu’il renvoyât le peuple (22). » Si ce miracle leur semblait une illusion lorsque Jésus-Christ était présent avec eux, et s’ils doutaient de la vérité de ce qu’ils voyaient, ils devaient se désabuser au moins lorsqu’il était absent. C’est pourquoi, pour leur permettre de soumettre à un examen attentif ce qui venait de se passer, il leur fait prendre ces restes, preuves palpables du prodige, et les fait partir sans lui.
On voit qu’ailleurs, lorsqu’il est près de faire ses plus grands miracles, il fait retirer le peuple, et souvent même ses disciples, pour nous apprendre à ne chercher jamais la gloire des hommes, et à ne les point attirer à notre suite. Ce mot de l’Évangile, « il obligea, » marque le grand amour que les disciples avaient pour Jésus-Christ, et combien ils aimaient sa présence. Il les renvoie donc sans lui, sous prétexte de demeurer pour congédier le peuple ; mais en effet, pour se retirer seul sur la montagne. Il agissait de la sorte pour nous donner une instruction très-importante en nous apprenant à ne converser pas continuellement avec le monde, et à ne pas nous en éloigner non plus toujours, mais à faire l’un et l’autre utilement, modifiant notre conduite suivant le besoin du moment.
Apprenons donc, mes frères, à suivre le Fils de Dieu, et à nous attacher à lui, mais non à cause de ses faveurs sensibles, pour ne pas tomber dans ce reproche honteux qu’il fit aux Juifs : « En vérité, en vérité, je vous le dis, vous « me cherchez, non parce que vous avez vu ces miracles, mais parce que vous avez mangé des pains et que vous avez été rassasiés. » (Jn. 6,26) C’est pour cette raison qu’il a évité de faire souvent ce miracle, et qu’il s’est contenté de le faire seulement deux fois, pour nous apprendre à n’être point les esclaves de l’intempérance, mais à nous élever au-dessus de ces choses basses et terrestres pour nous appliquer entièrement aux spirituelles.
Que ce soit là notre occupation, mes frères. Cherchons continuellement ce pain céleste et divin ; et lorsque nous l’aurons reçu, bannissons tout autre soin, et tout autre désir de nos âmes. Si ce peuple quitte et oublie sa maison, sa ville, ses proches, et toutes ses affaires ; s’il va dans le fond des déserts, sans que la faim et la nécessité l’en puisse chasser ; combien plus le devons-nous faire, lorsque nous approchons de la sainte table ? combien devons-nous avoir plus de zèle et plus d’ardeur pour les choses spirituelles, et ne donner à l’avenir que les moindres de nos pensées aux affaires d’ici-bas ? Car nous voyons ici le reproche que Jésus – Christ fait aux Juifs, non parce qu’ils le cherchaient à cause des pains qu’il avait multipliés ; mais parce qu’ils ne le recherchaient qu’à cause de cela, et qu’ils en faisaient leur fin principale.
Celui qui a reçu de Dieu de grands dons, et qui les méprise pour s’attacher avec passion à d’autres qui sont infiniment moindres, et que celui-là même qui les lui donne l’oblige de négliger, perd par son ingratitude ces grandes grâces qu’il avait reçues. Que s’il recherche au contraire les choses grandes et spirituelles, Dieu lui donnera les autres « comme par surcroît ». Car les biens de la terre, quelque grands qu’ils paraissent, sont si petits, si on les compare avec les véritables biens, qui sont ceux de l’âme, qu’ils ne tiennent lieu que comme d’un accessoire à l’égard des autres.
Ne rabaissons donc point nos affections à des objets qui le méritent si peu. Regardons ces biens avec tant d’indifférence, qu’il nous soit égal ou de les posséder ou de les perdre. C’était la disposition où se trouvait le bienheureux Job. Il ne s’était pas attaché à ses richesses lorsqu’il les avait, et il ne s’affligea point lorsqu’elles lui furent ôtées.
Vous savez que dans la langue grecque, nous donnons à l’argent le nom « d’usage » cela veut dire que nous ne le devons pas cacher en terre, mais nous en servir selon nos besoins. Comme donc chaque artisan sait le métier qui le fait vivre, que les riches de même apprennent le leur. Le métier des riches ce n’est point de bâtir une maison, ou de construire un vaisseau, ou de travailler le bois et l’or ; mais de bien user des richesses que Dieu leur a données, et de les employer pour nourrir les pauvres. C’est là leur occupation et leur art, qui est sans comparaison le plus élevé de tous les arts. Le lieu où l’on apprend cet art divin est le ciel. Les instruments n’en sont ni le fer ami le cuivre, mais la bonne volonté. Le maître qui l’enseigne est Jésus-Christ même, et Dieu son Père : « Soyez miséricordieux », dit-il, « comme votre Père qui est « dans le ciel. »
4. Ce qu’il y a d’admirable dans cet art, c’est que bien qu’il soit si fort au-dessus de tous les autres, il ne faut ni beaucoup de peine, ni beaucoup de temps pour l’apprendre. La seule volonté suffit, et tout dépend de le vouloir. La fin de cet art, c’est le ciel et les biens infinis qui y sont, cette gloire ineffable, cette couche nuptiale, ces lampes éclatantes, cette demeure éternelle avec le céleste Époux, et tant d’autres choses qui ne peuvent être ni conçues par la pensée, ni représentées par la parole des hommes. Cette considération relève cet art infiniment au-dessus des autres ; puisqu’ils ne servent que pour cette vie si malheureuse et si courte, au lieu que celui-là nous mène à une vie éternellement heureuse.
Que si cet art d’user bien des richesses, et d’en assister les pauvres, a tant d’avantage sur les arts les plus nécessaires, comme sur la médecine, sur l’architecture et sur les autres arts utiles pour cette vie, combien en doit-il avoir davantage sur ceux qu’on ne peut même raisonnablement appeler des arts ? Car comment pourrait-on donner ce nom à des occupations entièrement inutiles et si superflues ? A quoi peut être bon l’art aujourd’hui si estimé des cuisiniers et des pâtissiers ? Quelle utilité en peut-on retirer, ou plutôt quel mal n’en reçoit-on pas, et dans l’âme et dans le corps ? Ne sont-ce pas eux qui jettent les hommes dans le luxe des festins et dans la bonne chère qui est la source et comme la mère de toutes les maladies du corps et de toutes les passions de l’âme ?
Je ne condamne pas ces arts seulement. Je passe encore à la peinture et à la broderie, et je demande à quoi elles servent. Tous ces autres arts aussi qui ne servent qu’à de vains embellissements ne méritent point ce nom, puisqu’ils ne sont propres qu’à nous faire faire des dépenses superflues, au lieu que les véritables arts doivent être ceux qui regardent les nécessités de la vie, et qui y apportent quelque soulagement. Dieu nous a donné la sagesse, pour que nous trouvions les moyens de pourvoir aux nécessités de cette vie. Mais à quoi sert de peindre des hommes ou des animaux sur du bois ou sur de la toile ? C’est pourquoi dans les arts même les plus nécessaires comme des cordonniers, et de ceux qui travaillent aux draps et aux étoffes, il se mêle beaucoup de choses qu’on en devrait retrancher. On y a passé toutes les bornes de la nécessité, pour les porter à un excès de luxe ; on a corrompu l’innocence de leur première institution ; on a joint un artifice superflu et mauvais, à un art qui de lui-même était bon et nécessaire. C’est encore le désordre qu’on a introduit dans l’architecture. Car la fin de cet art est de bâtir des maisons et non pas des amphithéâtres, et de bâtir encore dans les maisons ce qui est nécessaire sans y ajouter des ornements superflus. Ainsi l’art de la draperie consiste à faire des étoffes d’usage et de service, et non à en faire de si fines qu’elles ressemblent à des toiles d’araignées. L’art d’un cordonnier consiste de même à faire des souliers qui soient propres à notre usage. Mais lorsqu’il fait pour les hommes des souliers, comme il en ferait pour des femmes, et qu’il emploie toute son adresse pour contribuer au luxe et à la mollesse, je ne donne plus à son travail le nom d’art, et je le mets au nombre des choses superflues.
Je ne doute point qu’on ne m’accuse ici de petitesse d’esprit. Plusieurs sans doute croiront que je m’arrête à de trop petites choses. Mais je leur déclare que cela ne m’empêchera pas de m’étendre encore plus sur cette matière ; puisque je sais que la cause de tous les maux, c’est qu’on néglige ces péchés parce qu’on les croit petits.
Mais quel péché, me direz-vous, peut être plus léger, si c’est même un péché que d’avoir un soulier bien fait, qui soit propre et bien juste au pied ? Voulez-vous donc me permettre de fermer la bouche à ceux qui parlent ainsi, et souffrir que je vous montre quelle est la bassesse d’une vanité si honteuse ? Mais écoutez-moi sans vous fâcher, ou plutôt je vous déclare que, quand vous vous fâcheriez, je m’en mettrai peu en peine. Car c’est vous-mêmes qui serez cause de ce que je vous serai importun, vous qui m’obligerez à descendre dans ce détail, pour vous montrer quel est l’excès de ce désordre, et pour détruire cette fausse persuasion où vous êtes, qu’il y ait le moindre péché dans ces vanités ridicules. Considérons donc jusqu’où va ce mal, et examinons-le avec quelque soin.
5. N’est-ce pas une bassesse dont on devrait rougir, de faire passer avec art des filets de soie sur des souliers, ce qu’on ne devrait pas faire, même sur des habits ? Si vous ne vous rendez pas à ce que je vous dis, écoutez avec quelle force saint Paul condamne cet excès, et reconnaissez-en la grandeur. « Qu’elle ne paraisse point ornée », dit-il d’une femme, « par la frisure de ses cheveux, par l’or, ou les perles, ou les habits précieux. » Qui pourrait donc vous excuser en voyant que, lorsque saint Paul ne permet pas même à une femme mariée d’être recherchée dans ses habits, vous le soyez dans vos souliers ? Ne savez-vous pas combien de malheurs les hommes s’exposent pour aller chercher dans les pays éloignés ces ornements superflus ? Il faut construire des navires, il faut avoir des hommes pour tirer à la rame ou pour tenir le gouvernail, ou pour hausser et baisser à propos les voiles. Il faut que tous ces hommes renoncent à leur pays, à leurs femmes et à leurs enfants, à leur vie même, qu’ils courent les mers avec mille peines et mille périls, et qu’ils trafiquent dans des terres étrangères et barbares, et tout cela pour avoir de quoi satisfaire votre vanité et vous faire de beaux souliers ? Y a-t-il rien de plus honteux que cette bassesse ?
Nos pères avaient en horreur ces ajustements puérils. Ils s’habillaient avec bienséance, et non avec cette mollesse indigne des hommes. Pour moi, je prévois qu’avec le temps, les jeunes gens d’aujourd’hui porteront sans rougir des souliers et des habits comme les femmes en portent. Ce qu’il y a encore d’insupportable, c’est que les pères qui voient ces excès dans leurs enfants, les souffrent sans en témoigner de ressentiment, et les regardent comme des choses indifférentes.
Mais, voulez-vous que je vous dise ce qui me frappe le plus ? C’est qu’on fait ces folles dépenses lorsque tant de pauvres meurent de faim. Vous voyez Jésus-Christ au milieu de vous, qui n’a pas même de pain, qui est nu, qui est chargé de fers ; de quelles foudres n’Êtes-vous point dignes de le négliger ainsi, lorsqu’il manque de ce qui lui est le plus nécessaire, pour employer l’argent dont il devrait être nourri, à embellir vos chaussures de quelque manière nouvelle et extravagante ? Jésus-Christ a défendu autrefois à ses disciples de porter des souliers, et nous autres, bien loin de nous priver de cette commodité comme eux, nous ne pouvons pas même souffrir de n’en user qu’autant que la nécessité et la modestie le demandent. Doit-on rire ou pleurer du dérèglement de ces personnes, dérèglement qui fait voir en même temps la mollesse de leur cœur, la cruauté de leur esprit, la vanité et la légèreté de leur âme ?
Un homme qui s’applique à ces niaiseries est-il capable de penser à rien d’utile et de sérieux ? Peut-il avoir soin de son âme, ou se souvenir même qu’il a une âme ? Ne faut-il pas avoir une âme de terre et de boue, pour s’occuper à ces bagatelles, et ne faut-il pas avoir un cœur de fer, pour donner à cette cruelle vanité et qui était destiné à nourrir les pauvres ? Comment votre esprit pourra-t-il s’élever à la piété et à la vertu, si vous l’occupez tout entier de ces soins frivoles ? Comment celui qui fait sa gloire d’être bien chaussé, qui veut que, lorsqu’il marche, on admire l’éclat de la soie, les fleurs peintes à l’aiguille, et tout ce que l’art a d’agréable et de curieux dans ces sortes d’ouvrages, pourra-t-il lever les yeux en haut pour voir le ciel ? Comment admirera-t-il 1es beautés du monde, lui qui n’est attentif qu’à celle de ses souliers ?
Dieu a étendu le ciel au-dessus de la terre. Il y a placé le soleil et l’a fait si beau et si lumineux, afin d’attirer vos yeux en haut, et vous voulez au contraire les tenir toujours baissés vers la terre comme les pourceaux, vous dérobant au dessein que Dieu a sur vous, pour favoriser celui du démon ? Car c’est le démon qui est l’auteur de ces vanités. C’est lui qui a inventé ces ajustements honteux, pour vous séduire et pour détourner votre esprit de la vue des véritables beautés. C’est lui qui fait tous ses efforts pour vous faire descendre du ciel en terre, et il y réussit si pleinement que Dieu vous montrant le ciel et le démon un soulier, vous quittez le ciel pour vos souliers. Je n’en accuse point la matière, parce que c’est l’ouvrage de Dieu, mais l’embellissement et le luxe, parce que c’est l’ouvrage du démon.
On voit un jeune homme marcher les yeux attachés en terre, quoique Dieu lui commande de les élever au ciel, et qui met sa gloire non à bien vivre, mais à être bien chaussé. On le voit dans les rues marcher sur le bout du pied. Il craint comme le feu, ou qu’un peu de boue, durant l’hiver, ou qu’un peu de poudre durant l’été, ne ternisse l’éclat de ses beaux souliers. Quoi ! vous plongez votre âme dans la boue par une passion si basse et vous ne daignez pas la relever, ni la tirer de cette honte, et toute votre crainte c’est qu’un peu de poudre ne gâte votre soulier ?
Considérez-en la fin et l’usage, et vous perdrez cette vaine crainte. Le soulier n’est-il pas fait pour aller sans crainte au milieu des boues et pour traverser les chemins les plus mauvais ? Si vous appréhendez tarit de marcher, de peur que ces souliers si précieux ne se gâtent, prenez-les donc à votre cou, ou bien attachez-les à votre tête, afin qu’ils ne servent qu’à vous parer. Vous riez quand je dis cela, mes frères, et moi j’ai envie de pleurer en vous te disant. Car cette folie me perce le cœur, et cet attachement à des riens m’arrache des soupirs. Vous en verrez qui, pour éviter que leur soulier ne touche à la boue, se mettent en danger de tomber dedans.
6. Mais il naît encore un très-grand mal de celui-ci ; c’est que ceux qui sont assujettis à cette vanité, deviennent ensuite passionnés pour l’argent. Car il faut nécessairement que celui qui est si recherché dans les habits, tombe dans l’avarice pour avoir de quoi soutenir ces grandes dépenses. Si un jeune homme a un père ambitieux et disposé à entretenir ce luxe, sa passion est encore doublée par cette facilité qu’il trouve à la contenter. Que s’il a un père avare, il est contraint d’avoir recours à des moyens plus honteux, pour trouver de quoi fournir à tant de dépenses. C’est ainsi que plusieurs jeunes hommes se sont perdus à la fleur de leur âge, qu’ils sont devenus les flatteurs des personnes riches et qu’ils se sont prostitués à des ministères honteux pour acheter de la perte de leur honneur ce qui devait servir à satisfaire leur luxe.
Vous voyez donc, mes frères, par ce que nous venons de dire, que ceux qui s’engagent dans ces dépenses si folles, sont non seulement lâches et efféminés, mais qu’ils s’exposent même à de grands désordres et deviennent nécessairement avares. Il est visible aussi qu’ils sont en même temps cruels et vains. Ils sont cruels parce que n’étant attentifs qu’à être parés et magnifiques, ils ne daignent pas seulement regarder un pauvre lorsqu’ils le rencontrent et que, donnant tout leur soin pour que l’or et la soie éclatent sur leurs habits, ils se mettent peu en peine qu’un pauvre soit nu ou qu’il meure de faim. Et ils sont vains, puisqu’ils cherchent à se faire remarquer par des choses si petites et si basses.
Je ne crois pas qu’un général d’armée soit aussi satisfait dans sa vanité, lorsqu’il a gagné une grande bataille, que le sont ces jeunes gens, lorsqu’ils sont chaussés bien proprement, lorsque leur habit est bien fait et que leurs cheveux sont bien ajustés. Et cependant s’il y a quelque gloire en cela, elle est due à la main et à l’art des autres. Que s’ils tirent tant de vanité de ce qui n’est point à eux, combien s’élèveraient-ils s’ils étaient louables en quelque chose ?
J’aurais encore beaucoup de choses à dire sur ce sujet, mais ce que j’ai dit peut suffire, et il est temps de finir. J’ai été contraint de m’étendre un peu pour détruire la fausse imagination de ceux qui croient qu’il n’y a rien de mal dans ces vanités. Je ne doute point que plusieurs des jeunes gens qui m’entendent ne méprisent ce que je dis. Comme cette passion les enivre, je ne m’étonne pas qu’elle ne les empêche de croire à mes paroles. Mais je n’ai pas cru que cela pût me dispenser de dire ce que j’ai dit pour combattre cet excès. Et je m’assure qu’à l’avenir les pères de ces enfants, qui seront sages et raisonnables, les obligeront à être plus modestes et plus réglés.
Que personne donc ne dise que cela n’est rien, que cela n’est qu’une bagatelle. Car tout se perd effectivement, parce qu’on néglige ce qu’on appelle des bagatelles. Si les pères élevaient bien leurs enfants, s’ils leur faisaient bien comprendre en quoi consiste le véritable honneur, s’ils leur apprenaient à s’élever au-dessus de ces bassesses et à ne croire pas que leur réputation dépende de leur habit, ils les rendraient capables des plus grandes choses, après les avoir accoutumés à mépriser les petites. Car qu’y a-t-il de plus simple que les premiers éléments des sciences qu’on fait apprendre aux enfants ? C’est néanmoins de là que sortent ensuite les hommes les plus éloquents et les plus grands philosophes. Ceux qui ignorent ces principes et ces premiers rudiments ne pourront jamais acquérir ces sciences plus nobles et plus élevées qui en dépendent.
Je ne prétends pas avoir parlé seulement pour les jeunes hommes dans tout ce que j’ai dit jusqu’à cette heure. Les femmes et les jeunes filles n’y doivent pas prendre moins de part que les jeunes hommes. Ces avis les regardent d’autant plus que la modestie a toujours été le plus grand ornement de leur sexe. Prenez donc aussi pour vous, mes chères sœurs, tout ce que j’ai dit aux autres, afin que je ne sois point obligé de redire les mêmes choses. Il est temps aussi bien de finir et de conclure cette instruction par la prière.
Priez donc tous ensemble avec moi, que Dieu fasse la grâce aux jeunes gens qui sont devenus les enfants de l’Église, de mener une vie bien réglée, et de croître ainsi en âge et en vertu jusqu’à la vieillesse. Car pour ceux qui demeurent dans leurs débauches, il leur est utile de mourir jeunes. Mais je prie Dieu que ceux qui, dès la jeunesse, auront la sagesse des vieillards vivent longtemps, qu’ils aient des enfants aussi sages qu’eux, qui réjouissent ceux qui leur auront donné la vie sur la terre et Dieu même qui les a créés. Je le conjure encore une fois de vous délivrer non seulement de cette vanité des habits, qui va jusqu’à parer à l’excès vos chaussures, mais généralement de toutes les maladies de vos âmes. Car une jeunesse négligée est semblable à un champ qu’on ne cultive jamais, et qui n’est fertile qu’en ronces et en épines. Adressons-nous donc au Saint-Esprit, afin qu’il brûle par ses flammes sacrées toutes ces épines des mauvais désirs. Défrichons cette terre inculte, rendons-la susceptible d’une divine semence, faisons voir que les jeunes gens parmi nous sont plus sages que ne sont les vieillards parmi les païens. C’est un grand mi-racle de voir la sagesse et la gravité éclater dans la jeunesse. Celui qui n’est sage que quand il est vieux, ne peut attendre une grande récompense d’une vertu qu’il doit presque toute à son âge ; mais, ce qu’on doit admirer, c’est de jouir du calme au milieu de la tempête, de ne point brûler parmi les feux et de n’être point vicieux dans la jeunesse.
Pensons à ces vérités, mes frères, et imitons ce bienheureux Joseph qui, dès sa jeunesse, a éclaté en toutes sortes de vertus, afin que nous ayons part à sa couronne, que je vous souhaite par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le Saint-Esprit, est la gloire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE L modifier


« ET JÉSUS AYANT RENVOYÉ LE PEUPLE, MONTA TOUT SEUL SUR LA MONTAGNE POUR PRIER, ET LE SOIR ÉTANT VENU, IL ÉTAIT LA SEULE. CEPENDANT LA BARQUE ÉTAIT FORT BATTUE DES FLOTS AU MILIEU DE LA MER, PARCE QUE LE VENT ÉTAIT CONTRAIRE. (CHAP. 14,23, JUSQU’A LA FIN DU CHAPITRE)

ANALYSE. modifier

  • 1. Que Jésus aimait ta solitude ; que la solitude est la mère de la tranquillité.
  • 2. Pierre avait parmi les apôtres une primauté incontestée. – Ce n’est pas seulement la frange du vêtement de Jésus-Christ que, nous autres chrétiens, nous pouvons toucher, c’est son corps même que noms sommes appelés à manger.
  • 3 et 4. Avec quel respect nous devons approcher de la sainte communion ; combien les présents que nous faisons à l’Église doivent être exempts d’avarice. – Qu’il faut préférer de faire l’aumône aux pauvres, plutôt que d’offrir de magnifiques dons à Dieu.


1. Jésus-Christ monte sur une montagne pour nous apprendre que la solitude et le désert sont très-convenables pour s’entretenir avec Dieu. C’est pour ce sujet qu’il allait souvent dans les déserts, et qu’il y passait les nuits en prières, pour nous exciter par son exemple à choisir les temps elles lieux les plus tranquilles pour prier sans distraction. Car la solitude est la mère du repos. Elle est comme un port qui nous met à couvert de toutes les agitations de l’esprit. C’est donc pour cette raison que Jésus-Christ monte ici sur une montagne.
Mais ses disciples cependant sont agités au milieu des flots, et subissent une nouvelle tempête aussi rude que la première. (Mt. 8) Cette seconde est différente de la précédente, en ce que dans l’autre ils avaient Jésus-Christ avec eux dans la barque, tandis qu’ici ils sont seuls et séparés de leur maître. Il les instruisait ainsi peu à peu à se former et comme à s’endurcir aux maux, à devenir courageux dans les accidents, et à souffrir généreusement toutes choses. C’est pourquoi dans le premier péril, il resta auprès d’eux, quoiqu’il dormît, afin qu’ils pussent trouver une prompte consolation dans la frayeur dont ils allaient être frappés. Mais ici, pour les accoutumer à une plus grande patience, il les laisse seuls, et souffre qu’il s’élève une tempête dans son absence, afin qu’il ne leur reste aucune espérance de se sauver. Il les laisse durant toute une nuit dans cet état, et il veut que ce long péril ouvre les yeux de leur cœur aveugle, et qu’il les fasse sortir de leur assoupissement. Le temps et l’obscurité de la nuit, qui se joignait encore à la tempête, redoublait leur crainte. Jésus-Christ voulait que cette double terreur fît qu’ils le désirassent plus ardemment, et que ce péril demeurât mieux imprimé dans leur mémoire. C’est pour cette raison qu’il ne se presse point de les aller secourir, et qu’il les laisse longtemps agiter par les flots. « Mais à la quatrième veille de la nuit, Jésus vint à eux marchant sur la mer (25). » Il voulait ainsi leur apprendre à souffrir les maux avec patience et à ne point demander d’en être si tôt délivrés. Lors donc qu’ils croyaient être déjà sortis de ce danger, ils tombent dans une appréhension nouvelle. « Car le voyant ainsi marcher sur la mer, ils furent troublés, et ils disaient : C’est un fantôme, et ils crièrent de frayeur (26). » C’est la conduite ordinaire de Dieu. Lorsqu’il est près de nous délivrer de nos maux, il en fait naître d’autres encore plus terribles. C’est ce qui arrive ici. Après une tempête si effrayante ils sont encore troublés par le fantôme qu’ils croient voir. Cependant Jésus-Christ ne se hâte point de dissiper leurs ténèbres, et de se montrer à eux, parce qu’il voulait que cette longue suite d’épreuves qui se succédaient les unes aux autres les accoutumât à souffrir, et à être courageux dans les accidents.
C’est ainsi qu’il traita Job. Ce fut lorsqu’il s’apprêtait à le délivrer de ses souffrances, qu’il permit qu’il lui en arrivât de plus sensibles, non plus par la mort de ses enfants, ni par les plaintes de sa femme, mais par les reproches de ses domestiques et de ses plus intimes amis. Lorsqu’il se résolut de tirer Jacob d’une pénible servitude dans un pays étranger, il permit qu’il eût à craindre son beau-père qui le poursuivait, et qui menaçait de le tuer. Lorsqu’il fut délivré de cette appréhension, il tomba dans une autre encore plus grande, que lui causa son propre frère par les honneurs qu’il voulut lui rendre. Comme les épreuves ne peuvent être tout ensemble et longues et violentes, quand Dieu voit que les justes sont sur le point de sortir victorieux du combat, c’est alors qu’il permet qu’il leur arrive un exercice plus pénible, afin qu’ils en reçoivent une plus grande récompense. Il traita de même Abraham et il réserva, pour la dernière épreuve de sa foi, le commandement de lui sacrifier son fils.
Car c’est ainsi, mes frères, que les maux les plus insupportables nous deviennent aisés à supporter, lorsque nous en voyons presque aussitôt la fin que nous en ressentons Je poids. C’est de cette manière que Jésus-Christ se conduit ici envers ses apôtres. Il ne se découvre à eux qu’après que leur grande peur leur eut fait jeter un grand cri. Car plus la crainte qui les saisissait était forte, plus la joie qu’ils devaient recevoir de sa présence allait être douce. « En même temps donc Jésus leur parla et leur dit : rassurez-vous : c’est moi, ne craignez point (27). » Qui peut dire combien cette parole dissipa leur crainte, combien elle leur donna de confiance ? Comme ils ne le pouvaient connaître des yeux à cause de la nuit et de cette manière si surprenante de marcher, il se fait reconnaître par sa parole. Mais que fait ici saint Pierre qui témoigne partout plus de zèle que les autres ? « Pierre lui répondit : Seigneur, si c’est vous, « commandez que j’aille à vous en marchant sur l’eau (28). » Il ne dit pas : priez et invoquez Dieu, mais « commandez ». Admirez son zèle, et la ferveur de sa foi. On voit souvent que ce disciple tombe en quelque danger considérable pour avoir osé demander des choses qui étaient au-dessus de ses forces. S’il en demande ici une si grande, ce n’est que par la violence de son amour, et non par un mouvement de vanité. C’est pourquoi une dit pas : « Commandez » que je marche sur les eaux ; mais « que j’aille à vous. » Car personne n’aimait autant Jésus-Christ que lui. Il fit la même chose après la résurrection du Sauveur. Ce fut une voie trop lente pour son amour d’aller trouver Jésus-Christ dans une barque avec les autres ; il se jeta promptement dans l’eau pour aller plus vite retrouver son Maître. Il signala en cette rencontre, non seulement sa charité, mais sa foi. Il crut que Jésus-Christ pouvait non seulement marcher lui-même sur les eaux, mais y faire aussi marcher les autres, et comme il souhaitait avec passion de s’approcher de Jésus, « Jésus lui dit : venez. Et Pierre descendant de la barque marchait sur l’eau pour venir à Jésus (29). Mais voyant le grand vent il eut peur. Et comme il commençait à enfoncer dans l’eau, il s’écria en disant : Seigneur, sauvez-moi (30). Et aussitôt Jésus étendant la main le prit et lui dit : « Homme de peu de foi, pourquoi avez-vous « douté (34) ? » Ce miracle, mes frères, est plus grand que celui de la première tempête, et c’est pour ce sujet que Dieu le fait le dernier. Il avait montré dans la première qu’il commandait à la mer ; mais il fait voir ici un prodige bien plus surprenant. Il s’était contenté alors de se faire obéir des vents, mais il marche ici sur les eaux et il y fait marcher les autres. S’il eût d’abord engagé saint Pierre à marcher ainsi sur la mer, il eût refusé de le faire, parce que sa foi n’était pas encore assez grand.
2. Mais pourquoi Jésus-Christ lui accorde-t-il cette permission ? Parce que s’il lui eût dit : non, tu ne le peux, ce disciple qui était très-ardent, aurait peut-être persisté à le vouloir. Il aime mieux lui laisser apprendre par sa propre expérience que cela était au-dessus de lui, afin qu’à l’avenir il apprît à être plus sage. Il ne peut donc se tenir. Il se jette la barque dans l’eau ; mais il est bientôt en danger d’être submergé. Car « il eut peur, »et cette peur qui venait de la violence du vent fut la cause de son naufrage. Saint Jean marque qu’ils « le voulurent prendre dans leur barque, et que la barque se trouva aussitôt au lieu où ils allaient. »
Descendu de la barque, Pierre vint à Jésus, plus joyeux de retrouver son Maître que de marcher sur l’eau. Après avoir fait ce qui était plus difficile, il s’arrête à ce qui était plus aisé. La mer ne l’étonnait pas, lorsqu’il marchait sur elle, et un peu de vent l’épouvante. Tel est l’homme. Souvent après avoir surmonté les plus grandes tentations, il tombe dans les plus petites. Témoin Élie à l’égard de Jézabel, Moïse à l’égard de l’Égyptien, et David à l’égard de Bethsabée. On peut y joindre aussi saint Pierre. Lorsqu’il a l’esprit encore saisi de frayeur à cause de la tempête, il ne craint point de se jeter à la mer, et il ne peut ensuite résister à la crainte que lui cause un peu de vent, et cela lorsqu’il était déjà si proche de Jésus-Christ. Ainsi il ne nous sert de rien d’être proches du Sauveur, si la foi ne nous approche de lui. Cet accident montra enfin la différence du Maître et du disciple qui semblaient marcher tous deux également sur les eaux, et donna quelque consolation aux autres apôtres qui en pouvaient être jaloux. Car il ne faut pas douter que s’ils témoignèrent de l’aigreur contre les deux frères, ils n’en ressentissent ici beaucoup plus contre saint Pierre. Comme ils n’étaient pas encore fortifiés par le Saint-Esprit, ils étaient assez susceptibles de ces mouvements. Mais après qu’ils eurent reçu cette grâce, on ne vit plus rien de semblable en eux. On voit au contraire partout qu’ils cèdent volontairement la primauté à saint Pierre, et qu’ils lui donnent toujours le premier rang dans leurs assemblées, quoiqu’il parût être plus grossier que les autres.
D’où vient qu’en cette rencontre Jésus-Christ ne commanda pas aux vents de ne plus souffler, niais qu’il étendit la main pour prendre saint Pierre ? C’est à cause du peu de foi de cet apôtre. Quand nous cessons de faire ce qui dépend de nous, Dieu cesse aussi de nous aider. Jésus-Christ donc voulant montrer que ce n’était point l’impétuosité du vent, mais le peu de foi de cet apôtre qui lui causait cet accident, lui dit : « Homme de peu de foi, pourquoi avez-vous douté ? » Si la foi ne se fût point affaiblie, il eût aisément résisté au vent. C’est pourquoi Jésus-Christ en le prenant par la main, laissa encore souffler le vent dans toute sa violence, pour lui faire mieux reconnaître que tous les vents ne lui pourraient nuire, lorsque sa foi serait terme. Tel qu’un jeune oiseau qui, pour être sorti du nid avant le temps, est en danger de tomber, et que sa mère rapporte au nid sur ses ailes, tel saint Pierre est ramassé dans la barque par Jésus-Christ, son divin Maître. « Et étant monté dans la barque le vent cessa (32). » Ils dirent après le calme de la première tempête : « Quel est cet homme-ci à qui les vents et la mer obéissent ? » (Mt. 8,27) Mais il n’en est pas de même ici. « Alors ceux qui étaient dans la barque s’approchant de lui l’adorèrent en lui disant : « Vous êtes vraiment le Fils de Dieu (33). » Vous voyez, mes frères, comment Jésus-Christ élève insensiblement ses disciples, et les fait croître en vertu. Car leur foi s’était beaucoup augmentée lorsqu’ils virent Jésus-Christ marcher sur les eaux, commander à saint Pierre d’y marcher lui-même, et le sauver du danger où il se trouva. Il commanda avec empire à la mer de se calmer dans la première tempête ; il ne le fait pas ici ; mais il agit bien plus divinement, en faisant sentir à cet élément une puissance invisible. C’est pourquoi ils lui dirent : « Vous êtes vraiment le Fils de Dieu. » Que fait Jésus-Christ à cette parole, mes frères ? Reprend-il ses apôtres de l’avoir dite ? Il fait tout le contraire, et confirme ce que ses disciples venaient de dire par une multitude innombrable de guérisons miraculeuses qu’il fit sur tous les malades qui se présentèrent à lui.
« Et ayant passé l’eau, ils vinrent en la terre de Génésareth (34). Ce que les hommes de ce lieu ayant su, ils envoyèrent dans tout le pays d’alentour et lui présentèrent tous les malades (35). Et ils le priaient de les laisser seulement toucher le bord de sa robe. Et tous ceux qui le touchèrent furent guéris (36). »
La foi de ce peuple croît visiblement. Ils ne s’empressent plus comme auparavant de faire venir Jésus-Christ dans leurs maisons, ou de toucher leurs malades de sa main, ou de commander de sa bouche aux maladies de se dissiper. Ils commençaient à s’élever au-dessus de ces basses pensées, et à témoigner plus de foi dans les guérisons qu’ils demandaient. C’est sans doute la femme malade d’une perte de sang qui les avaient excités par l’exemple d’une foi si ferme. L’Évangéliste, pour montrer qu’il y avait longtemps qu’il était absent de ces contrées, dit « que les hommes de ce lieu ayant su qu’il était venu, envoyèrent dans tout le pays d’alentour et lui présentèrent tous les malades. » Cependant cette longue absence de Jésus-Christ, non seulement n’avait point affaibli la foi de ces peuples, mais l’avait même augmentée et rendue plus vigoureuse.
Allons donc, mes frères, toucher aussi nous-mêmes la frange du vêtement de Jésus-Christ, ou plutôt ; si nous le voulons, allons posséder Jésus-Christ tout entier. Car nous avons maintenant son corps entre nos mains. Ce n’est plus son seul vêtement. C’est son propre corps qu’il nous donne, non pour le toucher seulement, niais pour le manger et pour en nourrir nos âmes. Approchons-nous-en donc avec une foi fervente, nous tous qui sommes malades. Si ceux qui touchèrent alors la frange de son vêtement en ressentirent un si merveilleux effet, que doivent attendre ceux qui le reçoivent tout entier ?
Mais pour s’approcher de Jésus-Christ avec foi, il ne suffit pas de le recevoir extérieurement. Il faut encore le toucher avec un cœur pur, et savoir, lorsqu’on s’en approche, qu’on s’approche de Jésus-Christ même. Encore que vous n’entendiez pas sa voix, ne le voyez-vous pas qui repose sur le saint autel, ou plutôt ne l’entendez-vous pas parler lui-même, par la bouche des Évangélistes ? Croyez donc que c’est encore ici cette cène où Jésus-Christ était assis avec ses apôtres. Il n’y a nulle différence entre ces deux cènes. On ne peut dire que ce soit un homme qui fasse celle-ci, au lieu que Jésus-Christ a fait celle-là, c’est le même Jésus-Christ qui fait l’une et l’autre.
3. Quand donc vous voyez le prêtre vous présenter cette nourriture sacrée, ne pensez pas que ce soit la main du prêtre qui vous la donne. Croyez que c’est Jésus-Christ même qui vous tend la main pour vous la donner. Car comme, dans votre baptême, ce n’est point le prêtre qui vous lave, mais Jésus-Christ lui-même qui tient, et qui purifie votre tête par son invisible puissance, sans qu’aucun ange ou archange, ou quelque autre que ce soit ose s’approcher de vous et vous toucher, vous devez croire de même que c’est Jésus-Christ qui vous communie de sa propre main. Car lorsque Dieu nous engendre pour être du nombre de ses enfants, il le fait par lui seul, et cette génération est un don qui vient tout de lui.
Ne voyez-vous pas qu’en ce monde ceux qui adoptent des enfants ne s’en rapportent pas à leurs serviteurs pour cette affaire ; mais qu’ils se présentent en personne devant les juges, et qu’ils font cette importante action par eux-mêmes ? C’est ainsi que Jésus-Christ n’a pas voulu commettre les anges pour accomplir ce mystère, et qu’il se trouve présent lui-même pour l’opérer par son commandement et par sa puissance. Aussi lorsqu’il vous dit : « N’appelez personne votre père sur la terre (Mt. 25,9) », il ne vous parle pas de la sorte pour vous porter à manquer de respect à celui qui vous a mis au monde, mais pour vous apprendre que vous devez préférer à tout autre, Celui qui vous a créé et qui vous a honoré d’une adoption divine. Car comment Celui qui a tant fait pour yods en se livrant lui-même à la mort pour l’expiation de vos péchés, comment dis-je, ne ferait-il pas ce qui est moindre en vous donnant son corps dans ce sacrement ?
Écoutons donc ceci, nous tous prêtres et laïques. Reconnaissons quelle est la nourriture dont il plaît à Dieu de nous nourrir, et à quel honneur il nous élève ; et que cette vue nous frappé d’étonnement. Il nous fait l’honneur de mous rassasier de sa chair sacrée. Il se donne à nous lui-même comme une victime qui a été immolée pour l’amour de nous. Quelle excuse nous restera-t-il si, recevant une si auguste nourriture, nous ne laissons pas de commettre de si grands péchés ? si en mangeant l’Agneau nous devenons des loups, et si en nous nourrissant de la chair de cette brebis sacrée, nous ne laissons pas d’être aussi furieux et aussi avides que les lions ? Ce mystère exige de ceux qui s’en approchent qu’ils soient entièrement purs, je ne dis pas des grands excès et des plus grandes injustices, mais des moindres inimitiés. Car ce mystère est un mystère de paix. Ce mystère sacré ne peut souffrir que nous ayons encore de l’attachement pour les richesses. Si Jésus-Christ ne s’épargne pas lui-même, s’il donne sa propre vie pour nous, quelle excuse pouvons-nous avoir d’épargner notre bien, et de négliger notre âme, pour laquelle Jésus-Christ n’a pas épargné la sienne ?
Dieu avait ordonné aux Juifs de célébrer certaines fêtes, afin que ces cérémonies revenant tous les ans, rappelassent à leur mémoire le souvenir des grâces qu’ils avaient reçues de Dieu, grâces dont le Seigneur avait voulu que ces fêtes leur fussent un monument éternel. Mais Dieu renouvelle tous les jours le souvenir de ses dons par la célébration de nos saints mystères. Ne rougissez donc point de la croix. C’est la croix qui fait toute notre gloire. C’est d’elle que viennent aujourd’hui nos plus redoutables mystères. C’est ce don auguste qui nous honore infiniment. C’est cette table sacrée qui nous relève.
Quand je dirais que Dieu a étendu le ciel, qu’il a créé la terre et les mers, qu’il a envoyé ses anges et ses prophètes, je ne dirais rien d’égal à ce qu’il a fait pour nous dans ce sacrement. Le plus grand de tous nos biens et celui qui est la source des autres, c’est que Dieu n’ait point épargné son propre Fils pour sauver des serviteurs et des esclaves. Que nul Judas, que nul Simon ne s’approche donc de cette table, puisque l’un et l’autre de ces misérables ont péri par leur avarice. C’est pourquoi évitons ce crime, et ne nous imaginons pas que lorsque nous avons dépouillé les veuves et les orphelins par nos rapines et nos violences, ce soit assez pour être sauvés de donner à cet autel un calice d’or enrichi de pierreries. Si vous voulez honorer ce sacrifice, offrez-y votre âme pour laquelle Jésus-Christ a été sacrifié. Faites qu’elle devienne toute d’or. Mais si elle demeure plus pesante que le plomb et que la terre, à quoi vous serviront ces vases que vous offrez ?
Ne pensons pas tant, mes frères, à offrir à Dieu de magnifiques présents, qu’à prendre garde que œ que nous lui offrons ne soit le fruit que de nos justes travaux. Les vases qui ne sont point souillés par l’avarice, sont plus précieux que s’ils étaient d’or. L’Église n’est point un magasin d’orfèvrerie, mais une sainte assemblée d’anges. Ce sont nos âmes que nous devons rendre pures et brillantes comme l’or, puisque c’est cette pureté de nos âmes qui fait que Dieu reçoit de nous ces autres vases. La table sur laquelle Jésus-Christ fit la cène avec ses disciples n’était pas d’argent, et le calice dans lequel il leur donna son sang divin ; n’était pas d’or. Cependant tout y était précieux et digne d’un profond respect, parce que tout y était plein du Saint-Esprit.
Voulez-vous donc honorer le corps de Jésus-Christ ? Ne le méprisez pas, lorsqu’il est nu et pendant qu’en cette Église vous le couvrez d’étoffes de soie, ne lui laissez pas souffrir ailleurs le froid et la nudité. Car Celui qui a dit « Ceci est mon corps », et qui a produit cet effet par la vertu de sa parole, a dit aussi : « Vous m’avez vu souffrir la faim, et vous ne « m’avez pas donné à manger. Car quand vous « l’avez refusé à quelqu’un de ces petits, c’est « à moi-même que vous l’avez refusé. » (Mt. 25) Le corps de Jésus-Christ qui est sur l’autel, n’a pas besoin d’habits précieux qui le couvrent, mais d’âmes pures qui le reçoivent, au lieu que cet autre corps de Jésus-Christ formé des pauvres qui sont ses membres, a besoin de notre assistance et de tous nos soins.
Apprenons donc, mes frères, à traiter sagement de si grands mystères, et honorons Jésus-Christ comme il veut être honoré de nous. Le culte le plus agréable que nous puissions rendre à celui que nous voulons honorer, c’est le culte qu’il choisit lui-même et qu’il aime, et non celui que nous choisissons. Saint Pierre prétendait autrefois honorer Jésus-Christ en l’empêchant de lui laver les pieds ; mais il le déshonorait plus qu’il ne l’honorait par sa résistance. Honorez-le donc aussi de la manière qu’il le désire, c’est-à-dire en lui donnant l’aumône dans la personne des pauvres. Dieu, comme je vous l’ai déjà dit, ne cherche point des vases d’argent, mais des âmes d’or.
4. Ce n’est pas que je vous défende de faire ces présents à l’église ; mais je vous conjure seulement qu’après ces offrandes, ou plutôt qu’avant de les faire, vous ayez soin d’assister les pauvres. Dieu reçoit ces présents que vous faites à l’église : mais il agrée bien davantage ceux que vous faites aux pauvres : puisqu’à l’égard des premiers il n’y a que celui qui les fait qui en tire de l’avantage, au lieu que dans les autres, celui même qui les reçoit en tire aussi du secours. On peut croire dans les premiers que nous recherchons notre gloire, mais les seconds ne sont que le fruit de notre compassion et de notre amour.
Quel avantage peut recevoir Jésus-Christ, de voir ici sa table couverte de vases d’or, pendant qu’il meurt de faim dans la personne des pauvres ? Commencez par le soulager dans sa faim, et s’il vous reste quelque argent, ornez ensuite son autel. Vous lui faites présent d’une coupe d’or, et vous lui refusez un verre d’eau froide ? Que lui sert d’avoir ici de magnifiques voiles, et de n’avoir pas les vêtements les plus nécessaires dans ses membres ? Croyez-vous que lorsque vous négligez un pauvre qui meurt de faim, et que vous allez couvrir l’autel de Jésus-Christ d’or et d’argent, il vous ait obligation de cet or, et que plutôt il ne s’en irrite pas ? Croyez-vous que lorsque vous ne vous mettez pas en peine de revêtir un pauvre qui meurt de froid, et que vous apportez ici des colonnes d’or, en disant que vous le faites pour sa gloire, il regarde ces richesses comme un honneur que vous lui rendez et non pas plutôt comme une sanglante raillerie, et comme le dernier de tous les outrages ?
Croyez donc que c’est là le jugement que Jésus-Christ porte de vous, lorsque vous parez son autel, et que vous négligez d’assister les pauvres. Il est pauvre et étranger. Il va de porte en porte demander de quoi vivre, et vous le méprisez dans cet état pour orner le pavé d’une église et d’une chapelle, pour en revêtir richement les murailles, pour en dorer des pilastres et des colonnes, pour faire briller des lampes d’argent ! A quoi lui sert toute cette magnificence, lorsque vous le laissez gémir dans une prison, sans même aller le visiter ?
Je vous prie encore une fois de croire que je ne vous dis point ceci pour vous défendre ces présents que vous faites à l’église. Je ne vous le dis que pour vous exhorter de les accompagner de vos aumônes, ou plutôt de ne les faire qu’après vos aumônes. Dieu n’a condamné personne pour n’avoir pas enrichi nos temples de ces ornements superbes ; mais il menace ceux qui ne feront point l’aumône des supplices de l’enfer. Lors donc que vous ornez vos temples, ne méprisez pas les pauvres, qui sont des temples bien plus excellents. Les rois et les princes infidèles, les tyrans et les voleurs peuvent piller ces premiers ; mais le diable même ne vous peut faire perdre ce que vous donnez au pauvre. Cet argent est pour vous en sûreté, et il est en dépôt dans un lieu où rien ne lui pourra nuire. Que, dit Jésus-Christ lui-même ? « Vous aurez toujours des « pauvres avec vous ; mais vous ne m’aurez « pas toujours. » (Mt. 26,12) C’est ce qui me porte à vous dire que nous devons avoir un soin particulier de faire ici l’aumône à Jésus-Christ, parce que nous ne l’aurons pas toujours en cette qualité de pauvre, mais seulement pendant cette vie. Si vous voulez en passant savoir le sens de cette parole, le voici. Il n’adresse pas ces paroles à ses disciples, quoiqu’il semble le faire, mais il les dit à cause de la faiblesse de cette femme qui venait de répandre un parfum sur sa tête. Comme elle était encore imparfaite, et qu’elle voyait les disciples murmurer contre elle, Jésus-Christ dit cette parole pour l’empêcher de se troubler, et comme pour la consoler. C’est pourquoi il dit : « Pourquoi inquiétez-vous cette femme ? »
Il montre assez dans un autre endroit que nous l’aurons toujours avec nous, lorsqu’il dit : « Je serai avec vous jusqu’à la consommation du siècle. » (Mt. 28) Ce qui fait tous les jours voir que si Jésus-Christ parlait ici autrement, c’était pour empêcher que la foi naissante de cette femme ne fût traitée trop rudement par les apôtres, et qu’elle ne séchât presque aussitôt qu’elle commençait à germer. N’abusons donc point de cette parole qui fut dite pour le sujet que je vous indique. Lisons plutôt l’un et l’autre Testament : voyons ce qui est ordonné à toutes les pages touchant l’aumône, et faisons-la à l’avenir avec autant de soin que l’Écriture nous y exhorte. Ce sera ainsi que nous nous purifierons de nos péchés : « Donnez l’aumône », dit Jésus-Christ, « et tout vous sera pur. » (Lc. 13) L’aumône est plus grande même que le sacrifice. Dieu le dit lui-même : « Je veux l’aumône et non le sacrifice. » (Mt. 9) L’aumône nous ouvre les cieux : « Vos prières et vos aumônes », dit l’ange à Corneille, « sont montées en la présence de Dieu. » (Act. 10) L’aumône est une vertu plus nécessaire que la virginité. Nous en voyons une preuve dans les dix vierges, dont les unes furent bannies de la chambre de l’époux, parce qu’elles n’avaient pas fait l’aumône, et les autres y entrèrent parce que l’huile de la compassion et de la miséricorde n’avait point manqué dans leur cœur. Considérons ceci, mes frères, et semons nos biens sur les pauvres avec abondance, afin de moissonner avec fruit les biens éternels qui nous sont promis, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LI. modifier


« ALORS DES DOCTEURS ET DES PHARISIENS DE JÉRUSALEM VINRENT, ET LUI DIRENT : POURQUOI VOS DISC1PLES, ETC. » (CHAP. 15,1, JUSQU’AU VERSET 21)

ANALYSE. modifier

  • 1. Les Pharisiens se plaignent à Jésus de ce que ses disciples violaient les traditions des anciens en négligeant de se laver les mains avant de se mettre à table.
  • 2. Que les Juifs tenaient moins à la loi de Dieu qu’à leurs traditions qui n’étaient pas toujours indifférentes et innocentes comme celle de se laver les mains avant le repas, mais qui étaient parfois mauvaises et subversives de la loi divine, comme celle qui permettait de refuser l’assistance à son père, sous prétexte que ce que l’on aurait pu lui donner était consacré à Dieu.
  • 3. Précaution et prudence de Jésus-Christ dans l’abrogation des anciennes observances.
  • 4. Combien les apôtres eux-mêmes étaient portés à se scandaliser en entendant parler contre la loi de Moïse.

5 et 6. Que la pureté des chrétiens consiste à avoir non les mains, mais l’âme pure. – Combien nous offensons Dieu lorsque nous le prions avec une âme corrompue par le péché. – Que c’est celui qui offense qui reçoit le mal et non celui qui est offensé.
1. « Alors », dit l’Évangile. Et quand donc ? Et qu’est-ce à dire ? C’est-à-dire, lorsqu’il eut fait tant de miracles, et qu’il eut guéri tant de malades par le seul attouchement de la frange de ses habits. Et cette circonstance du temps, soigneusement exprimée, nous fait mieux voir jusqu’où allait la malice de ces hommes, malice qui ne pouvait céder à rien.
Pourquoi est-il marqué que ces docteurs et ces pharisiens étaient « de Jérusalem » ? C’est parce qu’ils étaient répandus partout et divisés dans toutes les douze tribus : mais ceux de Jérusalem étaient les pires de tous, étant plus honorés que les autres, et par suite plus orgueilleux. Et considérez de quelle manière Jésus-Christ les prend par eux-mêmes, et parleur propre demande.
« Pourquoi vos disciples violent-ils la tradition des anciens ? Car ils ne lavent point leurs mains, lorsqu’ils prennent leur repas (2). » Ils ne disent pas : Pourquoi vos disciples violent-ils « la loi de Moïse » ? Mais, pourquoi violent-ils « la tradition des anciens ? » Cela nous fait voir que ces prêtres avaient introduit plusieurs nouvelles maximes. Cependant Moïse avait défendu très-expressément que personne n’eût la témérité de rien changer dans la loi, d’y rien ajouter ou d’en retrancher la moindre chose : « Vous n’ajouterez rien », dit-il, « à ce que je vous commande « aujourd’hui, et vous n’en retrancherez rien. » (Deut. 4,2) Les pharisiens avaient néanmoins violé cette ordonnance en introduisant de nouvelles traditions, comme était celle de ne se point mettre à table sans se laver les mains, de laver leurs vases d’airain, et de se laver eux-mêmes.
Lorsqu’ils devaient ne penser qu’à se délivrer de toutes ces cérémonies, parce que le temps en était passé, ils en inventaient au con traire tous les jours de nouvelles, dont ils se surchargeaient volontairement. Ils craignaient si ces lois s’abolissaient, de perdre leur autorité, et ils voulaient se rendre redoutables aux peuples par cette liberté qu’ils prenaient de faire de nouvelles lois. Cet état de choses en vint à un tel excès, qu’on n’osait pas violer leurs lois, lorsqu’on violait sans crainte celles de Dieu même ; et ils s’étaient établis dans une si grande autorité, que c’était un crime que de contrevenir à leurs ordonnances. En quoi certes ils se rendaient doublement coupables premièrement en prenant la liberté de faire de nouvelles lois ; et en second lieu, en vengeant si sévèrement la violation de leurs ordonnances, lorsqu’ils étaient si indifférents pour la profanation de la loi de Dieu.
Ils s’adressent donc à Jésus-Christ, et sans lui parler des vases d’airain ou d’autres et d’autres observances qui eussent paru par trop ridicules, ils s’attachent à ce qui leur paraissait plus considérable, et tâchent, autant que j’en puis juger, de l’irriter et de le mettre en colère. Ils parlent d’abord de leurs « anciens », afin que si Jésus-Christ les méprisait, il donnât par là prise contre lui.
Mais voyons d’abord pourquoi les disciples mangeaient sans laver leurs mains. Ils n’affectaient point de ne se laver jamais : ils n’en faisaient point une règle ; mais ils commençaient à mépriser tout ce qui était superflu, ils ne s’attachaient plus qu’à ce qui était nécessaire. Ainsi ils ne se faisaient plus une loi ou de se laver, ou de ne pas se laver, mais ils en usaient indifféremment selon les rencontres. Car comment ceux qui négligeaient si fort le soin même de la nourriture, eussent-ils pu en avoir pour ces puérilités ? Comme il arrivait donc souvent que les apôtres, à cause des occurrences qui se présentaient, mangeaient sans laver leurs mains ; comme lorsqu’ils mangèrent dans le désert ou qu’ils rompirent des épis de blé, les pharisiens leur en font ici un crime, parce que leur faux zèle négligeait toujours les choses les plus importantes, et ne s’attachait qu’aux basses et aux superflues.
Que fait Jésus-Christ en cette rencontre ? Il ne répond point à leur question. Il n’entreprend point de justifier ses disciples ; mais c’est par une accusation qu’il répond à leur accusation, il leur reproche leur témérité, et leur apprend qu’il sied mal à celui qui est coupable lui-même des plus grands crimes, de reprendre dans les autres avec chaleur les fautes les plus légères. Lorsque vous méritez qu’on vous reprenne vous-mêmes, leur dit-il, vous osez reprendre les autres !
Mais remarquez, mes frères, lorsque Jésus-Christ veut se dispenser de quelque ordonnance de la loi, quel ordre il garde, et comme il se justifie. Il ne vient pas tout d’un coup au crime de cette transgre6sion dont on l’accuse. Il ne dit point : ce n’est rien : c’est une chose superflue, Cette réponse eût rendu ses adversaires plus insolents, il commence par réprimer leur audace en leur objectant d’autres infractions de la loi en des choses plus importantes, et en leur reprochant d’autres crimes qui les couvraient de confusion.
Il ne dit pas non plus que ses disciples sont irrépréhensibles, en passant par-dessus ces ordonnances, afin de ne donner aux pharisiens aucune prise sur lui il ne dit point encore qu’ils aient fait une faute, parce qu’il ne veut pas autoriser les traditions judaïques. Il évite de même d’attaquer les anciens. Il ne parle point contre eux, comme contre des prévaricateurs et des méchants, pour empêcher qu’ils n’aient horreur de lui, comme d’un calomniateur, et comme d’un impie. Il rejette tous ces moyens pour s’attacher à celui que l’Évangile marque. Il semble blâmer ceux qui lui parlent, mais il attaque en effet ceux qui avaient osé établir ces lois. Ainsi sans dire un mot des anciens, il les comprend dans le reproche qu’il fait à ceux qui lui parlent, et fait voir qu’ils sont tombés dans deux grandes fautes. La première, parce qu’ils n’ont pas obéi aux véritables lois de Dieu ; et la seconde, parce qu’ils leur en ont substitué d’autres par complaisance pour les hommes. Il semble qu’il leur dise : C’est cela même qui vous perd, que vous soyez si soumis en tout à vos anciens. Il ne le dit pas néanmoins en termes formels, mais il le marque tacitement par ces paroles : « Pourquoi vous-mêmes violez-vous le commandement de Dieu pour suivre votre tradition (3) ? Car Dieu a fait ce commandement : « Honorez votre père et votre mère ; et cet autre : Que celui qui outragera de paroles son père ou sa mère, soit puni de mort (4). Et cependant vous dites : Quiconque dira à son père ou à sa mère : Tout ce dont j’aurais pu vous assister, est déjà consacré à Dieu, satisfait à la loi (5), quoiqu’après cela il n’honore et n’assiste point son père ou sa mère ; et ainsi vous avez rendu inutile le commandement de Dieu par votre tradition (6). »
2. Il ne dit pas par la tradition de vos anciens ; mais « par votre tradition » : comme il n’a pas dit : Vos anciens ont dit, mais « vous dites » ; afin que ce terme les offensât moins. Comme les pharisiens voulaient montrer que les apôtres violaient la loi, Jésus-Christ leur montre au contraire qu’ils tombaient eux-mêmes dans ce crime, et que ses disciples étaient innocents. Car on ne peut donner pour loi ce qui n’est ordonné que par les hommes (c’est pourquoi Jésus-Christ dit ici tradition et non pas loi) et surtout par des hommes qui ont été les plus grands violateurs de la loi. Et comme cette tradition qui commandait de laver ses mains avant que de se mettre à table n’était point formellement contraire à la loi de Dieu, Jésus-Christ en rapporte une autre qui lui était entièrement opposée. Voici ce que c’est :
Ils avaient appris aux jeunes gens à mépriser leur père et leur mère sous prétexte de piété. Ils avaient pour cela inventé cet artifice. Lorsque le père demandait à son fils une brebis ou un veau, ou quelque autre chose semblable, cet enfant lui répondait : Ce que vous désirez de moi, mon père, n’est plus en ma puissance. Il est déjà consacré à Dieu et je ne puis vous le donner. Ils commettaient ainsi un double crime. Car d’un côté ils n’offraient rien à Dieu et ils trompaient de l’autre – l’attente de leurs parents sous prétexte de piété. Ainsi ils déshonoraient leur père à cause de Dieu, et ils déshonoraient Dieu dans leurs pères.
Cependant Jésus-Christ ne leur fait point d’abord ce reproche. Il leur rapporte premièrement la loi de Dieu, par laquelle il leur fait voir jusqu’où doit aller le respect des enfants envers leurs pères : « Honorez », dit-il, « votre père et votre mère, afin que vous viviez longtemps sur la terre. » Et ailleurs : « Que celui qui maudira son père ou sa mère, meure de mort ! »
Mais il ne s’arrête pas aux seules récompenses que Dieu promet à ceux qui honoreraient leur père. Il passe à une matière plus effrayante et parle de la punition qui serait inévitable aux enfants qui déshonoreraient ceux dont ils ont reçu la vie. Il voulait par ce moyen les frapper de crainte et faire rentrer en eux-mêmes ceux d’entre eux qui auraient encore quelque reste de sentiment. En un mot, il leur fait voir à tous qu’ils avaient mérité la mort. Si celui qui déshonore son père par ses paroles en est puni, combien plus le doit être celui qui le déshonore par ses actions, ou plutôt qui non seulement le déshonore lui-même, mais qui apprend encore aux autres à le déshonorer ? Comment donc, vous qui êtes indignes de vivre, osez-vous accuser mes disciples ? Faut-il s’étonner que vous me traitiez si outrageusement, moi qui vous suis inconnu, puisque vous ne traitez pas mieux mon Père en violant ses ordonnances ? Ainsi il leur montre partout que le mépris qu’ils font de lui découle comme de sa source, du mépris qu’ils font de son Père.
Quelques-uns expliquent autrement ces paroles : Δῶρον,õ ἐὰν έξ ἐμοῦ ώφεληθτῆς, et ils prétendent qu’elles veulent dire ceci : Je ne vous dois aucun honneur, et, si je vous en rends, c’est par un don pur et gratuit. Mais Jésus-Christ n’a pas témoigné parler d’un si grand outrage. Saint Marc s’explique plus clairement, car il se sert du mot « Corban » qui ne signifie proprement ni pardon ni présent, mais « offrande ». (Mc. 6,11)
Après donc que Jésus-Christ leur a montré qu’il n’était pas raisonnable que ceux qui foulaient aux pieds la loi de Dieu accusassent avec tant de chaleur ceux qui ne violaient que les traditions des hommes, il confirme ce qu’il leur a dit par un passage des prophètes. Comme il les a déjà confondus, il le fait encore davantage, et s’appuie, comme il fait presque partout, sur l’autorité de l’Écriture, pour montrer qu’il s’accordait en toutes choses avec Dieu. Mais que dit le Prophète ? « Hypocrites, Isaïe a bien prophétisé de vous quand il a dit (7) : Ce peuple est proche de moi en paroles, et il m’honore des lèvres, mais son cœur est bien éloigné de moi. Et c’est en vain qu’ils « m’honorent, publiant des maximes et des ordonnances humaines (8). » On ne peut assez admirer le rapport qui se trouve entre les paroles du prophète et celles de l’Évangile, et comment Isaïe a prédit si longtemps auparavant la corruption de ce peuple. Car il avait longtemps auparavant fait aux Juifs le même reproche que Jésus-Christ leur fait ici : « Vous violez les commandements de Dieu », leur dit Jésus-Christ : Ils m’honorent en vain, avait dit le Prophète : « Vous suivez », dit Jésus-Christ, vos propres maximes de préférence aux lois de Dieu : Ils publient, dit le Prophète, des maximes et des ordonnances humaines.
3. Après que Jésus-Christ a confondu ses adversaires par sa parole, qu’il les a réfutés par le témoignage de leur propre conscience, et par l’autorité du Prophète, il ne leur adresse plus son discours et il les quitte enfin, parce qu’ils étaient inconvertibles. Il se tourne vers le peuple tt lui apprend une vérité très-importante, et pleine d’une grande instruction. Il prend occasion de ce qu’il venait de dire, et il s’en sert pour rejeter la distinction des viandes et pour abolir cet – usage. Et remarquez qu’il ne le fait qu’après qu’il a guéri les lépreux, qu’il nous a dispensés de l’observance du sabbat, qu’il s’est fait reconnaître pour le Maître de la mer et de la terre, qu’il a établi de nouvelles lois et qu’il a ressuscité les morts.
Après tant de marques de sa divinité et de sa puissance souveraine, il commence enfin à parler des viandes, pour en abolir la distinction. Il avait différé jusque-là de donner aucune atteinte à cette règle, parce qu’elle s’enfermait tout le judaïsme-et qu’en la détruisant il détruisait en même temps tout le reste. On en devait conclure qu’il fallait-de même abolir la circoncision : mais Jésus-Christ ne le dit pas expressément, parce que cette loi, beaucoup plus ancienne que les commandements de Moïse, était encore alors dans une plus grande vénération. C’était un point sur lequel il se réservait de statuer par ses disciples après sa résurrection. La circoncision était un point si important parmi les Juifs que les apôtres, voulant la détruire, sont obligés auparavant de la confirmer et de la maintenir, pour l’anéantir ensuite avec plus de facilité. Mais remarquez avec quelle sagesse Jésus-Christ introduit ici la loi.
« Et ayant appelé à lui le peuple, il leur dit : Écoutez et comprenez bien ceci (10). » Il ne leur déclare pas tout d’un coup ce qu’il leur veut dire. Il les rend attentifs d’abord en leur parlant d’une manière obligeante (c’est ce que l’Évangéliste marque par ce mot : « Et ayant appelé à lui le peuple) », puis en choisissant le moment favorable. Après qu’il a confondu les pharisiens et qu’il leur a fermé la bouche par le reproche du Prophète, il commence alors à établir sa loi, lorsque ce peuple était plus disposé à recevoir ce qu’il devait dire. Il ne se contente pas d’appeler simplement ce peuple, il demande son attention en disant : « Écoutez et comprenez bien ceci ; » comme s’il disait : Ce que je vais vous dire a besoin d’une grande application, et vous devez bien m’écouter pour le comprendre. Si vous avez témoigné tant de déférence pour des hommes qui ont violé la loi de Dieu, et qui ne vous ont appris que des traditions humaines, combien en devez-vous plus avoir pour moi qui vous instruis de la vraie sagesse, et qui vous donne des lumières proportionnées au temps bienheureux auquel Dieu vous a fait naître. Il ne dit point que cette distinction des viandes fût une chose superflue et inutile ; que Moïse en cela eût fait une ordonnance déraisonnable, ou qu’il ne l’eût fait que par condescendance. Mais en leur parlant d’une manière familière, et en se servant d’une comparaison commune, il leur confirme ce qu’il leur dit, par ce qui arrive tous les jours dans la nature.
« Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui rend l’homme impur, mais c’est ce qui en sort qui le rend impur (11). » Il se sert toujours de comparaisons naturelles, lorsqu’il établit des lois ou qu’il prononce des sentences. Les pharisiens et les docteurs écoutant ceci ne le contredisent point, ils ne lui disent point : que nous dites-vous ? Après que Dieu a fait mille ordonnances touchant le discerne ment des viandes, osez-vous maintenant les ruiner par cette ordonnance nouvelle ? Comme Jésus-Christ les avait réfutés et couverts de confusion, en découvrant la corruption de leur cœur et le secret de leurs pensées, ils se retirent sans oser rien répondre. Et remarquez, mes frères, avec quelle retenue Jésus-Christ leur parle, et comment il n’ose pas d’abord se déclarer contre le discernement des viandes. Il ne dit pas absolument : Ce ne sont pas les viandes qui rendent l’homme impur ; mais : « Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui « rend l’homme impur ; » ce qui se pouvait entendre des mains qu’on ne lavait pas avant que de se mettre à table. Et quoique Jésus-Christ l’entendît de la nourriture, le peuple néanmoins le pouvait prendre en ce sens. Cette distinction des viandes s’observait si exactement que saint Pierre même, après la résurrection, dit à Dieu : « Non, Seigneur, je n’ai jamais rien mangé qui fût souillé ou impur. » (Act. 10,7) Car bien que cet apôtre parlât de la sorte plutôt à cause des autres, et seulement pour se justifier à l’égard de ses accusateurs, en leur montrant qu’il avait voulu résister à Dieu même sur ce point, et que toutes ses résistances avaient été inutiles, il ne laisse pas néanmoins de faire voir par ces paroles combien on avait d’égard à cette observance et avec quelle exactitude elle se pratiquait. C’est pourquoi Jésus-Christ n’exprime pas formelle ment le mot de « viandes », et qu’il use de cette expression : « ce qui entre dans la bouche. »
Et de peur même de s’être fait entendre encore trop clairement par ce terme, il voile encore son discours par ce qu’il ajoute pour le terminer : « Mais un homme ne devient point impur pour manger sans avoir lavé ses mains », comme pour témoigner que ce n’était que de ce sujet qu’il parlait dans tout son discours. C’est pourquoi, comme je l’ai déjà remarqué, il ne dit pas : « Un homme ne devient point impur pour manger des viandes ; » mais, « sans avoir lavé ses mains ; » comme s’il n’eût voulu établir que ce point dans tout ce qu’il dit ici, afin que les pharisiens ne pussent le contredire. Ces paroles néanmoins scandalisèrent non le peuple, mais les pharisiens et les docteurs. « Alors les disciples s’approchant de Jésus-Christ lui dirent : Savez-vous bien que les pharisiens ayant entendu ce que vous venez de dire, en ont été scandalisés (12) ? » C’était sans aucun sujet, puisque Jésus-Christ n’avait rien dit qui fût contre eux. Mais que fait le Sauveur en cette rencontre ? Il ne se met point en peine de lever ce scandale. Il prononce au contraire cette, sentence terrible : « Toute plante qui n’aura point été plantée par mon Père qui est dans le ciel, sera arrachée (43). » Car Jésus-Christ savait lorsqu’il fallait négliger les scandales, ou lorsqu’il fallait y avoir égard. Il dit ailleurs : « Afin que nous ne les scandalisions point, allez jeter votre filet dans la mer ; » au lieu qu’il dit ici : « Laissez-les, ce sont des aveugles qui conduisent des aveugles : que si un aveugle conduit un autre aveugle, ils tomberont tous deux dans le précipice (14). » Ce qui porta les apôtres à représenter à Jésus-Christ le scandale des pharisiens, ce n’était pas tant la douleur qu’ils en ressentaient, que le trouble dont ils étaient eux-mêmes quelque peu émus pour avoir entendu ces paroles. Mais comme ils n’osaient exprimer au Sauveur leurs propres sentiments, ils mettent en avant les pharisiens pour obtenir ainsi l’éclaircissement qu’ils désiraient. Et pour voir qu’en effet c’était là leur pensée, il ne faut que considérer ce que fait saint Pierre, le plus zélé de tous les apôtres, et qui les prévenait toujours. « Pierre lui dit : Expliquez-nous cette parabole (15). » Il cache à Jésus-Christ le trouble qu’il sentait dans son cœur ; et n’osant dire clairement qu’il était aussi scandalisé de ces paroles, il tâche de se guérir de son scandale par l’explication qu’il en demande. C’est pourquoi Jésus-Christ lui fait ce reproche. « Et Jésus lui répondit : Quoi ! vous avez encore vous-même si peu d’intelligence (16) ? » Mais examinons ici, mes frères, cette parole du Sauveur : « Toute plante qui n’aura point été plantée par mon Père qui est dans le ciel, sera arrachée. » Les Manichéens soutiennent que ces paroles se doivent entendre de l’ancienne loi ; mais ce qui les précède doit fermer la bouche à ces impies. Car si cela se pouvait entendre de la loi, comment Jésus-Christ aurait-il voulu un peu auparavant la soutenir avec tant de force ? Comment aurait-il dit aux pharisiens : « Pourquoi vous-mêmes violez – vous la loi de Dieu pour suivre votre tradition ? » Comment se serait-il aussi servi de l’autorité du Prophète, en disant : « Ce peuple m’honore des lèvres ; mais son cœur est bien éloigné de moi ? » Ce n’est donc point de la loi que Jésus-Christ parle en ce lieu ; mais des traditions des Juifs. Si Dieu a dit : « Honorez votre père et votre mère », comment peut-on ne pas regarder comme une « plante » de Dieu, ce qui a été dit par Dieu même ?
4. Mais la suite fait bien voir encore qu’il ne parle que contre les pharisiens, et contre leurs traditions humaines. Car il dit aussitôt après : « Ce sont des aveugles qui conduisent des aveugles. » Il est clair qu’il se serait exprimé autrement s’il eût voulu parler de la loi, et qu’il eût dit par exemple : « c’est un aveugle qui conduit des aveugles. » S’il ne parle pas ainsi, c’est qu’il voulait détourner de la loi et faire retomber sur les seuls pharisiens tout le poids de sa condamnation. Puis pour séparer d’eux le peuple qui les écoutait, il dit : « Si un aveugle conduit un autre aveugle, ils tomberont tous deux dans le précipice. » C’est déjà un grand mal que d’être aveugle ; mais lorsque nous sommes en cet état, bien loin de prendre un guide, vouloir même être le conducteur des autres, c’est un double et un triple mal. Si un aveugle doit tout craindre lorsqu’il est sans guide, combien est-il plus en danger lorsqu’il veut être lui-même le guide et le conducteur des autres ?
Que dit donc saint Pierre à Jésus-Christ ? Il ne lui dit point : Seigneur, que venez-vous de dire, ou à quel dessein nous parlez-vous de la sorte ? Il se contente de le prier d’éclaircir ce qui lui paraissait obscur. Il ne l’accuse point d’avoir rien dit qui pût blesser la loi ; il craignait trop que Jésus-Christ ne remarquât qu’il s’était scandalisé. Mais pour montrer encore que ce n’était point son ignorance mais son scandale qui le faisait parler de la sorte, il ne faut que considérer que cette parole dont il demande l’éclaircissement n’avait rien d’obscur. C’est pourquoi Jésus-Christ lui fait ce reproche ainsi qu’aux autres disciples : « Quoi ! vous avez encore vous-mêmes si peu d’intelligence ? » Peut-être que le peuple qui écoutait ces paroles n’y comprenait rien ; et que les apôtres scandalisés en demandèrent l’éclaircissement comme de la part des scribes ; et qu’après avoir entendu ces grandes menaces : « Toute plante qui n’aura point été plantée par mon Père qui est dans le ciel, sera arrachée : Laissez-les, ce sont des aveugles qui conduisent des aveugles ; » ces paroles les étonnèrent, et qu’ils demeurèrent dans le silence. Mais saint Pierre toujours plein de feu ne put se taire en cette rencontre. Il s’approcha de Jésus-Christ et lui dit « Expliquez-nous cette parabole. » Et c’est alors que Jésus-Christ leur fit ce reproche : « Quoi ! Vous avez encore vous-mêmes si peu d’intelligence ? » Ce qu’il leur dit pour dissiper cette préoccupation qui les avait scandalisés. Il poursuit encore : « Ne comprenez-vous pas que tout ce qui entre dans la bouche descend dans le ventre, et est jeté au lieu secret (17) ? Mais ce qui sort de la bouche part du cœur : et c’est ce qui rend l’homme impur (18). Car c’est du cœur que partent les mauvaises pensées, les meurtres ; les adultères, les fornications, les larcins, les faux témoignages, les médisances (19). Ce sont là les choses qui rendent l’homme impur ; mais un homme ne devient point impur pour manger sans avoir lavé ses mains (20). »
Remarquez, mes frères, avec quelle force Jésus-Christ leur parle. Il se sert pour les guérir d’une comparaison naturelle, lorsqu’il leur dit : « Descend dans le ventre et est jeté ensuite « dans le lieu secret. » Il se proportionne ainsi à leur faiblesse. Car il dit que la nourriture que l’on prend ne demeure pas, mais qu’elle est rejetée, quoique, quand même elle demeurerait dans l’homme, elle ne le rendrait pas impur. Mais ils n’étaient pas encore capables de supporter cette parole. Il semble que Jésus-Christ leur dise : Moïse ne dit rien des viandes pendant qu’elles demeurent dans le corps, mais quand elles en sortent ; c’est alors qu’il commande qu’on lave ses habits sur le soir, et qu’on soit pur, marquant ainsi le temps que le corps se purge lui-même. Mais ce qui entre au contraire dans le cœur, y demeure, et rend l’homme aussi impur lorsqu’il en sort, que lorsqu’il y demeurait.
Jésus-Christ met en premier lieu les pensées mauvaises », parce que les Juifs y étaient sujets ; et sans les accuser encore des crimes effectifs qui passent dans l’action extérieure, il fait voir seulement qu’au lieu que les viandes impures sortent du corps, les pensées mauvaises demeurent au contraire dans le cœur. Ce qui n’entre qu’extérieurement en nous en est rejeté de même ; mais ce qui naît au dedans de nous, nous souille lorsqu’il y demeure, et encore plus lorsqu’il en sort. Il leur parle de la sorte, parce qu’ils étaient incapables, comme je l’ai déjà dit, de comprendre cette haute vérité exprimée sans ménagement et dans toute sa pureté.
Saint Marc rapporte qu’il disait ceci pour montrer que toutes les viandes étaient pures. Cependant il ne dit point clairement qu’un homme ne devenait pas impur pour manger des viandes défendues. Cette parole eût été trop forte pour eux : C’est pourquoi il change son discours et dit : « Un homme ne devient point impur pour manger sans avoir lavé ses « mains. »
Apprenons donc, mes frères, quelles sont les choses qui rendent les hommes vraiment impurs : mais apprenons-les pour les détester. Nous voyons assez de personnes qui ont soin d’avoir des habits propres et de laver leurs mains, lorsqu’ils viennent à l’église, mais ils n’ont pas le même soin d’y offrir à Dieu une âme pure. Je ne dis point ceci pour blâmer ceux qui se lavent les mains ou la bouche, lorsqu’ils viennent dans nos églises ; mais pour les exhorter à se purifier comme Dieu nous le commande, non par l’eau, mais par les vertus et la sainteté de la vie. Les médisances, les calomnies, les blasphèmes, les paroles de colère, ou de raillerie, ou de dissolution, et celles qui sont déshonnêtes, sont comme des ordures qui souillent la bouche. Si votre conscience vous rend témoignage que vous n’êtes point tombé dans ces dérèglements de langue, entrez avec confiance dans l’église. Mais si vous vous y êtes laissé aller, pourquoi travaillez-vous inutilement à laver votre bouche avec l’eau, lorsque vous négligez de la purger de tant d’ordures ? Si vous aviez les mains pleines de boue, oseriez-vous les lever au ciel pour prier ? Vous rougiriez de le faire en cet état, quoi qu’il n’y eût en cela aucun mal : et vous ne craignez pas de prier, lorsque vos mains sont pleines de sang et de crimes ? Comment Êtes-vous si scrupuleux dans des choses indifférentes ; et si indifférents lorsque vous devriez être scrupuleux ?
5. Vous me direz : Quoi ! Ne faut-il donc point prier ? il faut prier, mais il ne le faut pas faire avec une âme impure. Mais si je me trouve surpris, dites-vous, et que je sente dans moi ces impuretés dont vous parler ? Tâchez de vous en purifier. Comment le ferai-je ? dites-vous. Gémissez, pleurez, donnez l’aumône ; donnez satisfaction à ceux que vous avez offensés. Servez-vous de tous ces moyens pour rentrer en grâce avec Dieu, et pour ne l’aigrir pas davantage par des prières impures. Si quelqu’un venait se prosterner devant vous, et vous embrasser les pieds avec des mains pleines d’ordures, n’est-il pas vrai qu’au lieu d’écouter ses prières, vous le rejetteriez avec horreur ? Pourquoi traitez-vous Dieu plus indignement que vous ne traiteriez un homme ? La langue n’est-elle pas comme la main de ceux qui prient, et avec laquelle nous tâchons comme d’embrasser les genoux de Dieu ? Ne la souillez donc point par l’impureté des vices, afin que Dieu ne vous dise pas ce qu’il dit aux Juifs par son prophète Isaïe : « Quand vous multiplieriez vos oraisons, je ne vous écouterai pas. (Is. 1,15) Car la vie et la mort sont dans la main de la langue (Prov. 16,21), selon le langage de l’Écriture. « Et vous serez justifié ou condamné par vos paroles. » (Mt. 12,39) Conservez donc votre âme avec plus de soin que vous ne gardez la prunelle de vos yeux. Nos langues ressemblent à ces excellents chevaux qu’on destine au service du prince. Si nous leur donnons un frein pour les dompter et pour les dresser, le prince les montera et y trouvera ses délices, mais si nous leur laissons suivre leur impétuosité naturelle, elles ne seront propres qu’au service des démons et du prince des ténèbres.
Vous n’osez venir ici prier Dieu après l’usage d’un légitime mariage, encore qu’en cela vous ne commettiez aucun péché ; et vous avez la hardiesse d’élever vos mains au ciel après être tombés dans de noires médisances, et dans des calomnies qui vous font mériter l’enfer ?
Comment ne tremblez-vous pas de crainte ? N’entendez-vous pas saint Paul qui vous dit « que, le lit est pur, et que le mariage est honorable ? » (Héb. 13,4) Que si vous n’osez néanmoins, en portant de ce lit pur et de cette bouche honorable, lever vos mains vers Dieu comment, en sortant du lit des démons, oserez-vous prononcer ce nom adorable qui est également saint et terrible ? Car le démon se plaît dans les médisances et dans les outrages. C’est comme un lit délicieux où il trouve son repos. La fureur est comme un adultère qui vient corrompre la pureté de notre couche. Elle se mêle à notre âme, avec un plaisir secret. Elle la rend malheureusement féconde, et lui fait enfanter des haines et des inimitiés diaboliques. Elle fait le contraire du mariage. Le mariage ne fait de deux qu’une chair, et la colère divise ceux que l’amour unissait ensemble, et sépare même l’âme, et la divise d’avec elle-même.
Si vous voulez donc vous approcher de Dieu avec pureté et avec confiance ne souffrez pas que cette adultère, je veux dire que la colère approche de vous. Chassez-la comme un chien furieux. C’est ce que saint Paul nous commande : « Levez au ciel », dit-il, « vos mains pures et saintes sans colère et sans dispute. » (1Tim. 2,7)
Ne souffrez donc point que votre langue devienne impure. Comment pourrait-elle prier pour vous, si elle avait perdu la liberté que lui donnait son innocence ? Ornez-la plutôt par votre humilité, par votre douceur et par volte modestie. Rendez-la digne de parler au Dieu qu’elle invoque. Qu’elle se répande en bénédictions et en actions de grâces. Enfin, occupez-la aux actions de charité et de miséricorde. Car on peut, mes chers frères, pratiquer la charité par ses paroles : « Une parole », dit le Sage, « vaut mieux qu’un don, et répondez aux pauvres des paroles de paix avec douceur. » (Sir. 4,7) Que votre langue soit en tout temps armée des paroles sacrées de l’Écriture, et que, selon le même Sage ; « tous vos discours et tous vos entretiens soient dans la loi du Très-Haut. » (Sir. 9,25)
Quand nous nous serons ainsi ornés, approchons-nous de notre Roi. Prosternons-nous à ses pieds, non seulement de corps, mais encore de l’âme. Souvenons-nous quel est Celui devant qui nous nous présentons ; pour quel sujet nous y venons, et ce que nous prétendons. Nous nous approchons d’un Dieu devant qui les séraphins tremblent, que les chérubins n’osent regarder ; devant qui ils sont contraints de voiler leur face, parce qu’ils ne peuvent supporter l’éclat de ce visage adorable. Nous nous approchons d’un Dieu qui habite dans une lumière inaccessible, et nous nous en approchons pour le prier de nous délivrer de l’enfer, de nous pardonner nos péchés ; d’éloigner de nous les tourments insupportables que nous avons mérités, de nous donner le ciel, et les biens dont jouissent les saints. Prosternons-rions donc devant lui de corps et d’esprit, afin qu’il nous relève lui-même. Invoquons sa miséricorde avec un cœur contrit et avec une humilité parfaite.
6. Vous me demandez peut-être qui est assez misérable pour n’être pas humble quand il prie ? C’est celui qui prie, lorsqu’il a le cœur plein d’imprécations et de fureur, qui persécute ses ennemis, et qui crie contre eux pour en demander vengeance. Si vous voulez accuser quelqu’un dans vos prières, accusez-vous vous-même. Si vous voulez en priant armer votre langue contre les fautes de quelqu’un, que ce soit contre les vôtres. N’y représentez point à Dieu le mal que les hommes vous ont fait, mais celui que vous vous êtes fait à vous-même. Personne ne peut vous faire de tort si vous ne vous en faites pas vous-même le premier. Si vous demandez vengeance contre ceux qui vous offensent, demandez vengeance contre vous-même. Personne ne vous en empêche. Quand vous attaquez un autre homme pour vous en venger, le mal que vous lui faites vous blesse encore plus que vous ne l’étiez auparavant.
Mais quelles sont ces offenses dont vous souhaitez d’être vengé ? Est-ce qu’un autre vous a fait un affront, une injustice ? est-ce qu’il vous a exposé à quelque péril ? Appelez-vous cela souffrir une offense ? si nous étions chrétiens, nous regarderions cela comme une grâce. Ce n’est pas celui qui souffre une injure que je trouve à plaindre, c’est celui même qui la fait. La source de nos maux, mes frères, c’est que nous ne comprenons pas encore quel est véritablement celui qui fait ou qui souffre une injustice. Si nous étions en ce point bien persuadés de la vérité, nous ne nous ferions pas si souvent tort à nous-mêmes, et nous n’invoquerions pas Dieu contre nos frères ; parce que nous serions très-assurés que tous les hommes ensemble ne peuvent nous faire aucun tort.
C’est le voleur qui est à plaindre, et non celui qu’il a volé. Si vous avez donc volé les autres, accusez-vous-en devant Dieu ; mais si un autre vous a volé, priez non contre lui, mais pour lui ; parce que dans la vérité, il vous a fait un grand bien en se faisant un grand mal. Quoiqu’il n’ait pas eu cette pensée en vous dérobant, il n’est pas douteux néanmoins qu’il vous a beaucoup obligé malgré 1ui-même, si vous souffrez chrétiennement cette, injustice. Toutes les lois humaines et divines s’arment contre cet usurpateur injuste ; et elles vous promettent au contraire, si vous souffrez cet outrage, un véritable, bonheur et une éclatante couronne.
Dirait-on qu’un malade qui dans une fièvre violente aurait pris à un autre un vase plein d’eau fraîche pour satisfaire la soif qui le brûle aurait fait grand tort à celui auquel il a fait ce larcin ? Ne dirait-on pas plutôt qu’il se serait perdu lui-même, puisqu’il a augmenté sa fièvre, et qu’il a rendu sa maladie plus dangereuse ? Jugez, de même d’un avare lorsqu’il fait une injustice. Il est brûlé d’une fièvre sans comparaison plus grande que n’est celle des malades, et les rapines qu’il fait ne servent qu’à allumer encore davantage le feu qui le consume. Si un homme transporté de fureur arrachait l’épée d’un autre, pour s’en percer, lequel des deux aurait souffert la violence, celui dont on prend l’épée, ou l’autre qui l’arrache pour s’en percer ? N’est-il pas visible que c’est ce dernier ?
Disons la même chose de celui qui vole le bien d’un autre. L’argent est à l’avare ce que l’épée est au furieux. On peut dire même que c’est quelque chose encore de plus dangereux. Quand un furieux s’est une fois percé le corps de cette, épée qu’il a prise, il cesse, d’être furieux en cessant de vivre, et il ne peut plusse faire de nouvelles plaies ; mais l’avare se fait chaque jour cent blessures plus dangereuses que ne sont celles de ce furieux, sans qu’il soit pour cela délivré de sa fureur. Elle en devient au contraire plus ardente qu’auparavant. Ses dernières blessures donnent toujours lieu à de nouvelles, et plus il est percé de coups, plus il se met en état de l’être encore davantage.
Pensons souvent à ceci, mes frères. Fuyons l’avarice. Détournons de nous cette épée funeste. Évitons cette mortelle fureur. Devenons enfin sages quoique trop tard. Celui qui n’est point avare ne mérite pas moins le nom de sage que ceux qui se possèdent eux-mêmes, et qui ne courent point aux épées pour s’ôter la vie. Le furieux n’a qu’une passion à combattre, mais l’avare en a une infinité à vaincre. Il n’y a rien de plus insensé que celui qui est esclave des richesses. Il croit avoir l’avantage quand il est vaincu. Il croit être le maître quand il est l’esclave. Plus les chaînes dont il le charge sont pesantes, plus il se réjouit. Plus les bêtes qui le dévorent sont furieuses, plus il en a de plaisir. Quand il est captif il en tressaille de joie. Lorsqu’il voit sa passion aboyer comme un chien furieux, au lieu de lier cette bête ou de la faire mourir de faim, il la nourrit au contraire et l’engraisse, afin qu’en devenant plus forte, elle devienne en même temps plus terrible.

Pensons donc à ces vérités, mes frères. Délivrons-nous enfin de nos chaînes. Tuons cette bête furieuse. Guérissons cette maladie mortelle. Chassons loin de nous cette manie, afin qu’en jouissant ici d’un heureux calme nous nous avancions avec un plaisir ineffable vers ce bienheureux port que nous désirons ; et que nous y trouvions toutes les richesses du ciel, que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LII modifier

« APRÈS, JÉSUS S’EN ALLANT DE CE LIEU, SE RETIRA DU CÔTÉ DE TYR ET DE SIDON, ET UNE FEMME CHANANÉENNE QUI ÉTAIT SORTIE DE CE PAYS-LÀ, S’ÉCRIA EN LUI DISANT : SEIGNEUR, FILS DE DAVID, AYEZ PITIÉ DE MOI, MA FILLE EST MISÉRABLEMENT TOURMENTÉE DU DÉMON. » (CHAP. 15,21 JUSQU’AU VERSET 32)

ANALYSE. modifier

  • 1. Pourquoi, Jésus-Christ va chez les Gentils.
  • 2. Humilité et foi admirable de la Chananéenne.
  • 3. Ce que peut l’assiduité à la prière. — Qu’elle est la vraie aumône.
  • 4-6. De l’excellence de la charité. — Que c’est la charité qui distingue l’homme du reste des animaux. — Que les plus pauvres peuvent et doivent faire l’aumône. — Combien il serait cruel de voler le bien des autres pour en faire des charités. — Des restitutions. — Ce qui distingue les véritables restitutions d’avec les fausses.

1. Saint Marc dit qu’étant entré dans une maison, il voulait que personne ne le sût ; mais qu’il ne put rester caché. D’où vient, mes frères, que le Sauveur allait en ce pays ? Aussitôt qu’il a montré qu’il ne fallait plus à l’avenir faire aucune distinction entre les viandes, il avance peu à peu et ouvre insensiblement aux gentils l’entrée à la grâce de son Évangile en les allant trouver lui-même. Nous voyons de même dans les Actes, qu’aussitôt que saint Pierre eut reçu l’ordre de ne plus regarder aucune viande comme impure, il fut aussitôt envoyé chez le centenier Corneille. (Act. 10) Que si quelqu’un me demande pourquoi Jésus-Christ va chez les gentils et chez les païens, lui qui défendait à ses apôtres d’y aller : « N’allez point », leur dit-il, « dans la voie des gentils (Mt. 10,5) ; » je réponds en premier lieu que Jésus-Christ n’était point obligé d’observer lui-même ce qu’il commandait à ses apôtres. En second lieu il n’allait point dans ce pays pour y prêcher son Évangile, comme saint Marc le fait voir en disant « qu’il voulut s’y cacher et qu’il ne le put. » Au reste, si la suite de sa conduite ne Lui permettait pas d’un côté d’aller le premier trouver les païens chez eux, il était aussi de l’autre indigne de sa grâce et de sa bonté de les rebuter, lorsqu’ils le venaient chercher. Si le Fils de Dieu était venu en ce monde pour courir après ceux qui le fuyaient, comment eût-il pu fuir ceux qui d’eux-mêmes couraient à lui ?

Mais admirons ici, mes frères, combien cette femme se rend digne de toutes les grâces du Sauveur. Elle n’ose venir à Jérusalem, parce qu’elle s’en jugeait trop indigne. Si cette crainte si humble et si respectueuse ne l’eût retenue, la foi qu’elle témoigne, et le voyage qu’elle fait hors de son pays, nous font assez voir qu’elle fût venue chercher Jésus-Christ au milieu de la Judée.

Quelques-uns ont trouvé un sens allégorique dans cette histoire. Ils ont remarqué que lorsque Jésus-Christ commence à sortir de la Judée, l’Église, que cette femme représentait, sort aussitôt de son pays, et se présente au-devant de lui. « Oubliez, ma fille », lui dit Dieu par son prophète, « votre peuple et la maison de votre père. » (Ps. 44,12) Comme Jésus-Christ de son côté sort de son pays, cette femme aussi sort du sien ; et c’est ainsi qu’ils purent se rencontrer et s’entretenir.

« Car une femme chananéenne qui était sortie de ce pays-là, s’écria en lui disant : Seigneur, fils de David, ayez pitié de moi (22). » L’Évangéliste accuse d’abord cette femme, et semble la décrier en l’appelant « chananéenne. » mais il parle en effet de la sorte pour nous faire plus admirer sa foi, et pour relever davantage ce miracle. Car en entendant ce mot de « chananéenne », il est impossible que nous ne nous souvenions de ces nations détestables qui avaient même renversé toutes les lois de la nature. Ce souvenir nous doit porter en même temps à admirer la force et la puissance du Sauveur. Car ces nations qui autrefois avaient été chassées de peur qu’elles ne pervertissent les Juifs, sont devenues meilleures qu’eux, au point de sortir de leur propre terre pour venir au-devant du Fils de Dieu, lorsque les Juifs le chassent de leur pays même où il les était venu visiter.

Cette femme donc s’étant approchée de Jésus-Christ, ne lui dit autre chose que ces paroles : « Seigneur, ayez pitié de moi ! » ce qu’elle disait avec des cris si touchants que tout le monde s’arrêtait pour la regarder. En effet, qui n’eût été touché de compassion en voyant une femme forcée par sa douleur de jeter de si grands cris, en considérant une mère qui implorait la miséricorde du Sauveur pour sa fille si misérablement affligée ? Elle n’ose pas même la présenter à Jésus-Christ parce qu’elle était tourmentée par le démon. Elle la laisse chez elle ; elle vient seule faire sa prière. Elle représente seulement le mal que sa fille endure, sans rien exagérer.

Elle ne le conjure point de venir chez elle, comme cet officier du roi qui pria le Sauveur de venir toucher son fils, et de descendre avant qu’il mourût. (Mt. 9,17 ; Jn. 4,49) Après qu’elle lui a représenté en un mot combien sa fille était malade, elle se contente d’implorer sa miséricorde par de grands cris. Elle ne lui dit pas : Ayez pitié de ma fille ; mais, « Ayez pitié de moi ; » comme si elle disait : Le mal que souffre ma fille lui ôte tout sentiment ; mais moi je souffre mille maux, et je sens ce que je souffre ; et c’est ce sentiment que j’en ai qui me transporte hors de moi.

« Mais Jésus-Christ ne lui répondit pas un seul mot. Et ses disciples s’approchant de lui le priaient en lui disant : Contentez-la afin qu’elle s’en aille, parce qu’elle crie après nous (23). » Que cette conduite du Sauveur est nouvelle ! qu’elle est surprenante ! qu’elle est différente de celle qu’il a gardée envers les Juifs ! Lorsqu’ils sont le plus rebelles et le plus ingrats, il tâche de les attirer à lui, et il les prévient lui-même. Lorsqu’ils le noircissent de blasphèmes, il les adoucit par ses prières. Lorsqu’ils le tentent, il ne dédaigne pas de leur répondre. Et au contraire lorsque cette femme vient d’elle-même et qu’elle court à lui de son propre mouvement, lorsqu’elle le prie et qu’elle le conjure avec une foi si ardente et une humilité si profonde, quoiqu’elle n’eût été instruite ni par la loi, ni par les prophètes, il ne lui dit pas même un mot.

Qui ne se serait scandalisé en voyant Jésus-Christ oublier en quelque sorte toute sa conduite, et faire le contraire de ce que tout le monde publiait de lui ? Le bruit courait de toutes parts qu’il allait chercher les malades et les affligés dans toutes les villes pour les soulager ; et on le voit au contraire ici rejeter cette femme qui venait de son propre mouvement implorer son assistance. Qui n’aurait été touché de voir une mère affligée, jeter des cris si lugubres dans la douleur que lui causait la misère de sa fille, et être ainsi rebutée du Fils de Dieu ?

Elle ne demande point cette grâce comme en étant digne : elle ne l’exige point comme une dette : elle demande seulement miséricorde. « Ayez pitié de moi ! » Elle représente humblement sa misère, et Jésus-Christ « ne lui répond pas même une parole ! » Pour moi je ne doute point que plusieurs de ceux qui étaient présents alors, ne fussent scandalisés, mais cette femme ne se scandalisa point. Mais que dis-je, que plusieurs de ceux qui étaient présents s’en scandalisèrent, puisque les apôtres mêmes furent touchés de l’état de cette femme, et troublés et attristés ? Cependant ils n’osent prier pour elle, ni dire : Accordez-lui la grâce qu’elle demande, mais « ils s’approchent du Sauveur, et lui disent « Contentez-la afin qu’elle s’en aille, parce qu’elle crie après nous. » Nous agissons souvent de la sorte. Lorsque nous désirons porter quelqu’un à une chose, nous lui disons le contraire de ce que nous avons dans l’esprit.

2. « Jésus-Christ leur répondit : Je n’ai été envoyé qu’aux brebis de la maison d’Israël qui étaient perdues (24). » Que fait cette femme en entendant cette parole ? Demeure-t-elle dans le silence ? Cesse-t-elle de prier et se refroidit-elle dans son désir ? Ne redouble-t-elle pas au, contraire ses cris et ses prières ? Ce n’est pas ainsi que nous agissons nous autres. Quand Dieu diffère de nous donner ce que nous lui demandons, nous nous rebutons aussitôt au lieu de le prier avec encore plus d’instance. Mais qui n’aurait été abattu de cette réponse de Jésus-Christ ? Si son seul silence pouvait faire perdre à cette femme l’espérance d’être exaucée, combien plus le devait faire cette réponse ? Ne devait-elle pas encore désespérer de la guérison de sa fille, en voyant, que ceux même qui priaient pour elle éprouvaient un refus ; et que Jésus-Christ dit clairement que c’est une grâce qu’il ne lui pouvait accorder ?

Cependant elle ne perd point courage. Voyant que les apôtres n’avaient rien gagné auprès du Sauveur pour elle, elle use alors d’une sainte impudence. Elle n’avait osé d’abord se présenter en face devant Jésus-Christ. Elle s’était contentée « de crier » seulement « derrière lui. » Mais lorsqu’il semblait qu’elle n’avait plus qu’à s’en aller et que la guérison de sa fille était entièrement désespérée, elle s’approche plus près du Sauveur, elle l’adore et le prie de l’assister.

« Mais elle, s’approchant, l’adora en lui disant : Seigneur, assistez-moi (25). » Ô femme ! que faites-vous ? Avez-vous plus d’accès auprès du Sauveur que ses apôtres mêmes ? Espérez-vous d’être plus puissante qu’eux ? Nullement, nous répond-elle. Je reconnais que je n’ai ni accès ni pouvoir auprès de Jésus : je n’ai qu’une grande hardiesse et une grande impudence, et c’est cette impudence même qui me tient lieu de prière. J’espère que mon impudence lui donnera de la pudeur à lui-même, et que cette liberté avec laquelle je le prie lui ôtera la liberté de me refuser.

Mais ne venez-vous pas de lui entendre dire à lui-même : « Qu’il n’était envoyé que pour les brebis de la maison d’Israël qui étaient perdues ? » Oui, je sais qu’il l’a dit, mais je sais aussi qu’il est le Maître souverain de toutes choses, C’est pourquoi elle ne dit point à Jésus-Christ : Priez ou invoquez un autre pour moi, mais : « assistez-moi vous-même » Que fera donc enfin Jésus-Christ dans cette rencontre ? Il ne se rend pas encore : il ne se contente pas de cette foi, et il semble ne parler que pour rebuter encore davantage cette femme.

« Il n’est pas juste de prendre le pain des enfants pour le donner aux chiens (26). » Il l’avait d’abord rebutée par son silence, mais lorsqu’il lui parle, ce n’est que pour la rebuter encore plus par ses paroles qu’il n’avait fait par son silence. Il ne s’excuse plus par d’autres raisons, il ne dit plus : « qu’il n’est envoyé que pour les brebis de la maison d’Israël. » Plus cette femme fait d’instances pour le prier, plus il est fermé à la refuser. Il n’appelle plus les Juifs des « brebis », mais des « enfants », et il appelle au contraire celle qui le prie « un chien. »

Que fait cette femme admirable ? Elle trouve dans les paroles mêmes du Sauveur, de quoi le forcer à lui faire miséricorde. Si je suis une, « chienne », dit-elle, je suis donc aussi du logis, et je ne suis point étrangère. Jésus-Christ, mes frères, avait bien raison de dire, qu’il était venu en ce monde pour y faire un discernement. Cette femme étrangère témoigne une vertu, une patience, et une foi incomparable, au milieu des injures dont on l’outrage ; et les Juifs, après avoir eu tant de grâces du Sauveur, n’ont pour lui que de l’ingratitude. Je sais, dit-elle, Seigneur, que le pain est nécessaire aux enfants ; mais puisque vous dites que je suis « une chienne », vous ne me défendez pas d’y avoir part. Si j’en étais entièrement séparée, et qu’il me fût défendu d’y participer, je ne pourrais pas même prétendre aux miettes. Mais quoique je n’y doive avoir qu’une très-petite part, je n’en puis être néanmoins tout à fait privée, bien que je ne sois qu’une chienne ; c’est au contraire parce que je suis une chienne que j’y dois participer.
C’était certainement pour donner lieu à une foi si humble et si vive que Jésus-Christ avait rebuté cette femme jusqu’alors. Comme il prévoyait ce qu’elle allait lui dire, il rejetait ses prières, et demeurait sourd à ses demandes pour faire connaître à tout le monde jusqu’où allait sa foi et l’excellence de sa vertu. S’il eût été résolu d’abord de ne lui point accorder cette grâce, il ne la lui aurait pas même accordée après ces paroles, il n’aurait pas pris la peine même de lui répondre une seconde fois. Il la traite comme il avait traité le centenier, lorsqu’il lui dit : « J’irai chez vous, et je guérirai votre fils (Mt. 8,7) », ce qu’il ne fit qu’afin de nous donner lieu de voir quelle était la foi de cet homme, qui lui répondit : « Je ne suis pas digne, Seigneur, que vous entriez chez moi ; » comme il avait traité l’hémorrhoïsse, à laquelle il dit : « Je sais qu’il est sorti de moi quelque vertu (Luc 7,46),» afin de nous apprendre quelle avait été la foi de cette femme : enfin il tient encore la même conduite envers la Samaritaine, et il lui rappelle les désordres de sa vie passée pour nous montrer qu’ainsi confondue cette, femme ne laisse pas de rester attachée au Sauveur.
C’est donc la même règle que Jésus-Christ suit ici envers cette femme. Il ne voulait pas que cette vertu si rare nous fût cachée. Toutes ces paroles rebutantes qu’il lui disait ne venaient d’aucun mépris pour elle, mais du désir de l’exercer et de découvrir à tout le monde le trésor inestimable qui était caché dans sou cœur. Et admirez ici, mes frères, non seulement la foi, mais encore la modestie de cette femme. Jésus-Christ ayant appelé les Juifs « enfants », elle ne se contente pas de leur donner ce nom auguste ; mais elle les appelle « ses maîtres », tant elle était éloignée de s’affliger ou d’être envieuse des louanges que le Sauveur donnait aux autres.
« Il est vrai, Seigneur, répliqua-t-elle, mais les petits chiens mangent au moins des miettes qui tombent de la table de leurs maîtres (27). » Peut-on assez admirer la sagesse et l’humilité de cette femme, qui ne s’oppose joint aux paroles de Jésus-Christ, et qui n’est point envieuse des louanges qu’on donne aux autres en sa présence ? Peut-on assez admirer cette patience qui ne se rebute d’aucun mépris, et cette fermeté de courage qui ne peut s’abattre de rien ? Jésus-Christ dit : « Il n’est pas juste de prendre le pain des enfants pour le donner aux chiens. » Et elle répond : « Il est vrai, Seigneur. » Jésus-Christ appelle les Juifs « enfants » ; et elle les appelle « ses seigneurs et ses maîtres. » Jésus-Christ lui donne le nom « de chienne », et elle accepte cette injure, elle s’y soumet et se rabaisse aussitôt à l’état et à la nourriture des chiens.
Pour voir encore mieux l’humilité de cette femme, il ne faut que la comparer avec l’orgueil insupportable, des Juifs, qui lorsque Jésus-Christ leur parle ont la hardiesse de lui répondre : « Nous sommes la race d’Abraham, et nous n’avons jamais été asservis, à personne, mais nous sommes nés de Dieu. » (Jn. 8,33) Ce n’est pas ainsi qu’agit cette femme, Elle prend pour, elle le nom de « chienne » ; et donne aux Juifs celui de « maîtres » et de « seigneurs ; » et c’est ce qui la fit entrer elle-même au rang des « enfants. » Car que répond Jésus-Christ ?
« Alors Jésus lui dit : O femme, votre foi est grande ! qu’il vous soit fait comme vous le désirez ! et sa fille fut guérie à la même heure (28). » Il ne lui avait dit toutes ces dures paroles que pour avoir occasion de lui dire celle-ci : « O femme, votre foi est grande », et de lui rendre ainsi la gloire qu’elle méritait : « Qu’il vous soit fait comme vous le « désirez ; » comme s’il lui disait : il est vrai que votre foi pourrait obtenir beaucoup plus que vous ne demandez ; néanmoins « qu’il vous soit fait comme vous le désirez. » Cette parole a du rapport avec celle de Dieu, lorsqu’il dit : « Que le ciel soit fait ; et le ciel se fit. » Car « sa fille », dit l’évangile, « fut guérie à la même heure. » Nous voyons dans ces paroles, combien la mère contribua à la guérison de sa fille. Car Jésus-Christ ne dit pas : Que votre fille soit guérie, mais : « O femme, votre foi est grande ; qu’il vous soit fait comme vous le désirez. » Il voulait nous faire voir par cette parole que ce n’était point par complaisance ou par flatterie qu’il lui parlait de la sorte ; mais pour rendre un témoignage illustre à sa vertu et à sa foi, à laquelle il voulut que l’événement même, servît de preuve. Car « sa fille fut guérie à la même heure. »
3. N’admirez-vous point, mes frères, comment cette femme vint par elle-même à bout de son dessein, lorsque les apôtres mêmes n’avaient pu réussir à l’aider ? tant une prière ardente et continuelle a de force pour fléchir Dieu ! Il aime mieux les prières que nous lui faisons pour nous-mêmes, quoique nous soyons coupables, que celles que les autres lui font pour nous. Les apôtres avaient plus d’accès auprès de Jésus-Christ que cette femme ; mais cette femme avait plus de constance et de persévérance que les apôtres. Et Jésus-Christ leur fit assez voir par l’événement la sagesse de sa conduite, lorsqu’il différait de l’exaucer, qu’il n’écoutait point ses prières, et qu’il rejetait même celles que ses apôtres lui adressaient en sa faveur.
« Jésus quittant ce lieu vint le long de la mer de Galilée et montant sur une montagne il, s’y assit (29). Et une grande multitude s’approcha de lui, ayant avec eux des boiteux, des aveugles, des muets, des estropiés, et beaucoup d’autres malades qu’ils mirent aux pieds de Jésus, et il les guérit (30). De sorte qu’ils étaient tous dans l’admiration, voyant que les muets parlaient, que les estropiés étaient guéris, que les boiteux marchaient, que les aveugles voyaient et ils rendaient gloire au Dieu d’Israël (31). » Jésus-Christ va quelquefois de lieu en lieu chercher les malades pour les guérir. D’autres fois il attend qu’ils viennent à lui, et il souffre que les boiteux montent avec peine au haut des montagnes pour y aller chercher leur guérison. Ces malades dont il est parlé ici ne demandent plus à toucher le bord de sa robe, comme on voit qu’ils le souhaitaient auparavant. Ils semblent déjà plus avancés, et, on voit que leur foi s’est augmentée. Ils se contentent de se prosterner à ses pieds ; et ils donnent ainsi une double preuve de leur foi ; la première en montant, quoique boiteux sur les plus hautes montagnes dans la ferme espérance qu’ils ont de leur guérison ; et la seconde, en ce qu’ils croyaient qu’il suffit pour l’obtenir de se jeter aux pieds de leur Sauveur.
C’était un prodige bien surprenant de voir des personnes qu’on était auparavant obligé de porter, marcher tout d’un coup sans aucune peine, et des aveugles qui ne pouvaient faire un pas sans guide, voir clair en un moment et n’avoir plus, besoin de personne pour les conduire. On était également surpris, et de la multitude de ces malades qui étaient miraculeusement guéris, et de la facilité avec laquelle Jésus-Christ les guérissait.
Mais remarquez ici, mes frères, la conduite du Fils de Dieu, Il n’exauce cette femme chananéenne qu’après beaucoup de rebuts, il guérit au contraire tous ces malades, au moment même qu’ils se présentent. Ce n’était point parce que ces derniers étaient préférables à cette femme, mais parce que tette femme avait plus de foi qu’eux tous. Jésus-Christ en différant de la guérir voulait faire voir sa générosité et sa constance, et il guérissait au contraire ces malades sans différer, pour fermer la bouche à l’ingratitude des Juifs, et pour leur ôter toute excuse. Car plus nous avons reçu de grâces, plus nous devenons coupables si nous sommes ingrats, et si les faveurs dont Dieu nous honore ne nous rendent pas meilleurs.
C’est pour cette raison que, les riches qui auront mal vécu, seront bien plus punis que les pauvres parce que l’abondance où ils se sont vus ne les a pas rendus plus reconnaissants envers Dieu, et plus charitables envers leurs frères. Et ne me dites, point qu’ils ont fait quelques aumônes. Si les aumônes qu’ils ont faites ne sont en rapport avec leurs richesses, elles ne les délivreront pas de la peine qu’ils méritent. Dieu ne jugera pas de nos charités par la mesure que nous y aurons gardée : mais par la plénitude du cœur, et par l’ardeur de la volonté avec laquelle nous les aurons faites. Que si ceux qui ne donnent pas autant qu’ils le peuvent seront condamnés de Dieu, combien le seront davantage, ceux qui amassent, des biens superflus, qui font des bâtiments immenses, et qui négligent en même temps les pauvres ; qui appliquent tous leurs soins à augmenter leurs richesses, et qui n’ont jamais la moindre pensée de les partager à ceux qui souffrent de la faim ?
Mais puisque nous sommes tombés sur le sujet, de l’aumône, je vous prie de trouver bon que nous reprenions aujourd’hui le discours que nous laissâmes imparfaits, il y a trois jours. Vous vous souvenez que lorsque je vous parlais de la charité envers les pauvres, notre sujet nous voilà insensiblement à condamner les dépenses superflues qui la pouvaient diminuer, et que nous descendîmes dans les détails, jusqu’à parler du soin qu’on apporte à orner ses chaussures et de mille autres vains ornements pour lesquels la jeunesse d’aujourd’hui est si fort passionnée, Vous savez que je commençai à vous représenter alors que la charité était comme un art divin. Que l’école où l’on apprenait cet art était le ciel, et que le maître qui nous en instruisait, était-non un homme, mais Dieu même.
Nous nous étendîmes ensuite sur la question de savoir ce que c’était proprement qu’un art, ou ce qui ne méritait pas ce nom. Enfin nous fîmes une longue digression sur la vanité de la plupart des arts d’aujourd’hui, et nous nous appliquâmes particulièrement à montrer la superfluité que l’on recherche dans les chaussures. Reprenons donc encore aujourd’hui ce sujet, et faisons voir que la charité est l’art le plus excellent et le plus divin de tous. Car si le propre d’un art est d’avoir pour objet quelque chose qui soit utile ; et s’il n’y a rien de plus utile que la charité que nous exerçons envers les pauvres, n’est-il pas clair que la charité est le plus excellent de tous les arts ?
Cet art céleste ne nous apprend pas à faire un soulier avec élégance, à faire des étoffes bien fines, ou à bâtir des maisons de boue, mais à hériter la vie éternelle ; à nous délivrer de la mort, à nous rendre illustres dans cette vie et dans l’autre. Cet art divin nous apprend à nous bâtir une demeure dans le ciel, à nous préparer des tentes célestes et à nous construire des tabernacles éternels. Il ne nous laisse point éteindre nos lampes. Il ne souffre point que nous nous présentions aux noces célestes de l’époux avec un habit sale et en désordre, mais il lave nos vêtements et les rend plus blancs que la neige. « Quand vos péchés », dit Dieu, « auraient rendu vos habits plus rouges que l’écarlate, je les rendrai plus blancs que la neige. » (Is. 1,17) C’est cet art qui nous empêche de tomber dans le malheur du mauvais riche, et d’entendre les paroles terribles qui lui furent dites, mais qui nous conduit dans le bienheureux sein d’Abraham.
4. De plus chaque art en cette vie n’a qu’un but et une fin qui lui est particulière. On n’exerce l’agriculture que pour avoir de quoi se nourrir. La draperie ne se met en peine que du vêtement. Nous voyons même qu’un seul de ces arts ne peut de lui-même atteindre sa fin ni se donner ce qui lui est nécessaire pour agir. Comment, par exemple, pourrait subsister l’agriculture, si les forgerons ne lui préparaient le hoyau, la faux, la hache et tous les instruments dont elle a besoin ; si les charpentiers ne lui faisaient des charrues ; si les bourreliers ne lui taillaient les cuirs qui lui sont nécessaires ; si l’architecture n’élevait quelque toit ou pour les bœufs qui labourent, ou pour les hommes qui les conduisent ; si d’autres n’allaient abattre et équarrir le bois dans les forêts ; enfin, si les boulangers ne savaient faire le dernier usage du blé que le laboureur recueille par ses travaux ?
Combien de choses aussi sont nécessaires à la draperie, et de combien d’autres arts dépend-elle sans lesquels elle ne pourrait pratiquer le sien ? Ainsi chaque art a besoin des autres, et il tomberait s’il n’en était soutenu. Mais l’art divin de la charité n’a besoin que de lui seul. Lorsque nous voulons l’exercer, nous sommes indépendants de tous les hommes. La seule volonté suffit.
Que si vous me dites que pour l’exercer il faut avoir de grands biens, souvenez-vous de ce que Jésus-Christ dit de cette veuve de l’Évangile, et détrompez-vous de cette fausse pensée. Quand vous seriez pauvre jusqu’à mendier votre pain, si vous donnez seulement, deux oboles, vous pratiquez divinement la charité. Quand vous ne donneriez qu’un morceau de pain, si vous ne pouvez donner davantage, vous excellez en cet art céleste.
Appliquons-nous donc, mes frères, à cet art divin. Exerçons-le avec amour. Il vaut sans comparaison mieux s’y rendre habile que d’être roi et de porter une couronne. Car l’avantage que cet art a sur les autres n’est pas seulement qu’il ne dépend point des autres arts. Il nous devient encore lui seul une source féconde de mille biens. Il nous dresse dans le ciel des édifices qui subsisteront éternellement. Il apprend à ceux qui le pratiquent à fuir une immortelle mort. Il nous enrichit et nous fait trouver des trésors inépuisables, qui ne craignent ni les voleurs ni la rouille ni la loi du temps, qui consume toutes les choses d’ici-bas. Si l’on vous promettait de vous enseigner un moyen de garder votre blé pendant plusieurs années sans se corrompre, que ne donneriez-vous point pour l’apprendre ? Et cet art admirable dont nous parlons vous apprend à garder en toute sûreté non votre blé, mais vos biens, votre corps et votre âme pure et incorruptible ; et vous ne le recherchez pas ?
Mais pourquoi m’arrêté-je à dire en détail tous les avantages de cet art divin ? Il suffit de dire en général qu’il nous apprend le moyen de nous rendre semblables à Dieu même ; ce qui seul sans doute est le plus grand de tous les biens. Ainsi vous voyez que cet art ne se borne pas à un seul objet, et que sans avoir besoin d’autre appui que de lui-même, il bâtit des édifices admirables, il fait des vêtements d’une beauté extraordinaire il amasse des trésors qui ne périssent jamais, il nous fait surmonter la mort et le diable, et nous rend semblables à Dieu.
Quel autre art donc peut être aussi utile que celui-ci ? Les autres, outre ce que nous en avons déjà dit, périssent avec cette vie, et cessent même par la moindre maladie. Leurs ouvrages ne peuvent subsister toujours, et il faut, pour les achever, beaucoup de peine et de temps. Mais quand le monde passera, c’est alors que cet art divin dont nous parlons éclatera davantage.. C’est alors qu’il fera briller ces ouvrages merveilleux et qu’il les fera subsister avec plus de fermeté. Il n’a besoin pour agir ni de temps, ni de peine, ni de travail. La maladie n’interrompt point son action. La vieillesse ne l’affaiblit pas. Il nous accompagne jusque dans l’autre vie. Il ne nous quitte point à notre mort, et ne nous abandonne jamais.
Il nous met au-dessus des plus grands philosophes et des orateurs de ce siècle. Et au lieu que ceux-ci, lorsqu’ils sont habiles, ont mille envieux qui les déchirent, ceux au contraire qui excellent en cet art divin, sont estimés de tout le monde. Les orateurs ne peuvent défendre les autres qu’aux tribunaux de la terre. C’est la seulement qu’ils soutiennent la cause de ceux qui ont souffert quelque injustice, et souvent même de ceux qui l’ont faite ; mais cet art céleste nous rend puissants au tribunal de Jésus-Christ ; non seulement il parle en faveur des autres devant ce redoutable juge, mais il oblige le juge même à parler en faveur du coupable, à le protéger ; et à lui prononcer une sentence favorable. Quand il aurait commis cent crimes, s’il a tâché de les laver par une charité sincère, Dieu est comme forcé de les lui pardonner, de le couronner et de le combler de gloire. « Donnez », dit-il, « l’aumône, et toutes, choses vous seront pures. »
Mais pourquoi parler de l’autre monde ? Si dans celui-ci même on donnait le choix aux hommes, et qu’on leur demandât lequel ils aimeraient qu’il y eût, ou beaucoup d’habiles orateurs, ou beaucoup d’hommes charitables, on les verrait préférer la charité à l’éloquence. Et n’aurait-on pas raison, mes frères, de faire ce choix, puisque quand ces ornements de discours seraient bannis de toute la terre, elle n’en serait pas moins heureuse, et qu’elle a subsisté sans cela durant tant de siècles ? mais si vous en ôtiez la charité, tout le monde tomberait aussitôt dans une confusion et dans une ruine générale ? On ne pourrait aller sur la mer, si l’in en détruisait les ports et les autres lieux favorables aux vaisseaux qui s’y retirent, et il serait impossible de même que les hommes subsistassent sans la charité et sans la miséricorde.
5. C’est pourquoi Dieu n’a pas voulu que les hommes ne fussent charitables que par étude et par la force des raisonnements. Il a comme enté cette vertu dans la nature même, et il a voulu qu’un instinct et une loi naturelle rendit les hommes doux et compatissants les uns envers les autres. C’est cette loi intérieure qui inspire aux pères et aux mères la tendresse pour leurs enfants, et qui donne réciproquement aux enfants de l’amour et du respect pour leurs pères ; ce qui se retrouve jusque dans les bêtes mêmes. C’est elle qui lie tous les hommes par une amitié mutuelle.
Car nous avons tous une pente naturelle qui nous porte à la miséricorde. Et c’est ce secret instinct de la nature qui fait que nous ressentons de l’indignation lorsque l’on fait injustice aux autres et que nous pleurons lorsque nous en voyons d’autres qui pleurent. Comme Dieu veut que nous ressentions cette compassion pour tous les hommes, il l’a lui-même imprimée et comme gravée dans la nature. Il semble lui avoir voulu commander de contribuer de sa part à produire en nous ces sentiments, afin que nous reconnaissions dans cet instinct naturel, combien la miséricorde lui est agréable, et combien il désire de nous que nous l’exercions envers tout le monde.
Pensons donc à ceci, mes frères. Allons à cette école céleste, et conduisons-y nos enfants, nos parents et nos proches. Que l’homme apprenne avant toutes choses à être charitable, puisque c’est la charité qui le rend proprement homme. C’est une grande chose, mes frères, que d’être homme, Mais un homme charitable est une chose bien plus précieuse. Celui qui n’a pais cette charité cesse d’être homme, puisque c’est elle, comme j’ai dit, qui fait qu’il est homme. Et vous étonnez-vous que ce soit le propre de l’homme d’être charitable, puisque c’est le propre de Dieu même ? « Soyez miséricordieux », dit-il, « comme votre Père céleste est miséricordieux. » (Lc. 6,36)
Apprenons donc à devenir charitables, non seulement pour les raisons que nous avons dites et pour l’utilité des autres, mais, encore pour notre avantage particulier, puisque nous avons aussi besoin nous autres d’une grande miséricorde. Tenons pour perdu tout le temps, que nous né consacrons point à la pratique de la charité. Mais j’appelle ici charité celle qui est exempte de toute avarice. Car si celui qui se contente de posséder paisiblement ce qu’il a sans en faire part aux autres, est bien éloigné d’être charitable, que sera-ce de celui qui ravit le bien de ses frères, quand il ferait des aumônes infinies ? Si c’est être cruel et inhumain que de jouir seul de ses richesses, que sera-ce de voler le bien des autres ? Si ceux qui ne font aucune injustice sont punis parce qu’ils n’ont pas fait l’aumône, que deviendront ceux qui font tant d’actions injustes ?
Ne me dites donc point qu’à la vérité vous avez volé cet homme, mais que c’était pour en faire l’aumône à un autre. C’est un crime qu’on ne peut souffrir. Ne fallait-il pas rendre cet argent à celui-là même à qui vous l’aviez ôté ?
Vous avez fait une plaie à un homme et vous voulez guérir un autre que vous n’avez pas blessé. C’était à ce premier que vous deviez appliquer vos remèdes, ou plutôt que vous deviez ne point faire de plaie. Ce n’est pas être miséricordieux que de frapper les autres et de les guérir ensuite il faut que nous guérissions ceux que nous n’avons pas blessés. Portez donc les premiers remèdes aux maux que vous avez faits vous-mêmes, et vous penserez ensuite au reste. Qu plutôt, comme je vous l’ai déjà dit, ne faites tort à personne, et ne faites point de plaie que vous soyez obligé de refermer. Ce serait se jouer de Dieu que d’ôter le bien d’autrui pour lui rendre ensuite ce qu’on lui avait ôté.
Il est impossible aussi qu’un avare répare le mal qu’il a fait par son avarice, lorsqu’il ne rend qu’autant qu’il a pris. Il ne suffit pas, pour une obole qu’il a volée de donner une, obole aux pauvres. Il faut qu’il rende un talent pour se laver de son crime devant Dieu. Lorsqu’un voleur est surpris il est obligé de rendre quatre fois plus qu’il n’a volé. Ceux qui, par des voies injustes ravissent le bien des autres, sont pires que des voleurs déclarés. Si donc ces derniers doivent restituer quatre fois au tant, n’est-il pas visible que ceux qui ravissent le bien d’autrui doivent rendre dix fois davantage ?
Et Dieu veuille encore qu’en restituant de cette manière, leurs injustices et leurs rapines soient effacées aux yeux de Dieu ! car pour espérer d’être récompensés, comme s’ils avaient fait de grandes aumônes, c’est ce que je ne crois pas qu’ils doivent prétendre. C’est pourquoi Zachée disait : « Si j’ai fait tort à quelqu’un, je lui rends le quadruple, et je donne la moitié de mon bien aux pauvres. » (Lc. 19,8) Si la loi obligeait de rendre quatre fois autant, à combien plus nous obligera le temps de la grâce du Sauveur ? Et si un voleur était obligé à cette rigueur, celui qui ravit le bien d’autrui est obligé à une sévérité bien plus grande. Car outre le tort qu’il fait à son frère, il témoigne encore avoir pour lui un si grand mépris que quand il lui rendrait le centuple de ce qu’il lui a ôté, à peine pourrait-il satisfaire.
Vous voyez donc que j’ai eu raison de dire que si vous avez volé un sou, vous aurez peine à réparer cette offense en rendant même un talent. Que si en restituant de la sorte, tout ce que vous pouvez faire c’est d’éviter de vous perdre pour jamais, que pouvez-vous prétendre si vous renversez cet ordre, et si, ravissant des successions tout entières, vous vous contentez de rendre de légères sommes, et non pas même à ceux à qui vous avez fait tort, mais à d’autres au lieu d’eux ? Quelle espérance peut-il vous rester, et quel salut devez-vous attendre ? Voulez-vous savoir le mal que vous faites par cette fausse miséricorde ? Écoutez l’Écriture qui vous l’apprend : « Celui », dit-elle, « qui offre à Dieu un sacrifice du bien des pauvres ressemble à celui qui égorge le fils devant son père. » (Sir. 34,22)
Ne sortons donc de ce saint lieu, mes frères, qu’après avoir gravé cette parole de l’Écriture dans notre cœur ; gravons-la aussi sur nos mains et sur nos murailles. Imprimons-la partout, afin qu’elle soit toujours-présente devant nos yeux, et que cette crainte étant vivante dans nous, retienne nos mains et les empêchent de se tremper dans le sang des pauvres. Car, celui qui vole le pauvre fait pis que s’il le tuait ; et cette mort qu’il lui cause par son avarice est d’autant plus cruelle qu’elle est plus lente.
Afin donc que nous puissions nous délivrer d’un crime si horrible aux yeux de Dieu, comprenons-en nous-mêmes l’excès, et faisons-le comprendre aux autres. Ce sera ainsi que nous deviendrons plus ardents à faire l’aumône, et que nous recevrons dès ici la récompense de nos charités, qui sera enfin suivie des biens éternels que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, avec le Père et le Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LIII modifier


« OR, JÉSUS, APPELANT SES DISCIPLES, LEUR DIT : J’AI GRANDE COMPASSION DE CE PEUPLE, PARCE QU’IL Y A DÉJÀ TROIS JOURS QU’ILS DEMEURENT CONTINUELLEMENT AVEC MOI, ET ILS N’ONT RIEN À MANGER. ET JE NE VEUX PAS LES RENVOYER SANS AVOIR MANGÉ, DE PEUR QU’ILS NE TOMBENT EN DÉFAILLANCE SUR LES CHEMINS. » (CHAP. 15,38, JUSQU’AU VERSET 13 DU CHAP. 16)

ANALYSE. modifier

  • 1. Second miracle de la multiplication des pains. – Les apôtres ont raconté avec une admirable franchise même ce qui n’est pas à leur avantage.
  • 2. Comparaison des deux miracles de la multiplication des pains.
  • 3. Réprimande que Jésus-Christ fait à ses Apôtres touchant leur peu d’intelligence des choses de Dieu.
  • 4 et 5. Que l’homme ne doit pas prétendre, ni désirer même de passer toute sa vie dans le bonheur ; qu’il faut que la vie soit mêlée de biens et de maux. – Que ceux qui paraissent les plus heureux, ont aussi leurs peines qui les tourmentent ; et que ceux qui semblent les plus misérables, ont des douceurs qui les consolent. – Qu’il n’y a que la vertu qui puisse véritablement faire le bonheur des hommes.


1. Jésus-Christ, mes frères, fait encore ici ce qu’il avait fait dans la première multiplication des pains, il avait eu soin alors de guérir auparavant beaucoup de maladies corporelles. Il fait encore ici la même chose, et commence par guérir beaucoup d’aveugles, de boiteux et d’autres malades. Mais pourquoi les apôtres, qui prévinrent alors Jésus-Christ, et qui lui dirent : « Renvoyez ce peuple », ne lui disent-ils rien de pareil en cette rencontre, et cela après trois jours entiers que ce peuple avait passés à sa suite ? C’est ou parce que leur foi était devenue plus grande depuis ce premier miracle, ou parce qu’ils remarquaient que la joie de tout ce peuple le rendait insensible à la faim. Car ils étaient tout occupés à glorifier Dieu des miracles qu’ils voyaient faire au Sauveur.
Et remarquez encore ici, mes frères, que le Fils de Dieu n’en vient pas simplement et tout à coup à faire ce miracle. Il tente auparavant ses disciples, et il les excite eux-mêmes à le prier de le faire. Ce peuple, qui n’était venu que pour obtenir la guérison des malades, n’osait pas demander encore à Jésus-Christ qu’il lui donnât quelque nourriture. Mais Jésus-Christ, qui était si charitable et qui prévoyait avec tant de soin les besoins de tous, prévient encore ici ceux qui ne lui demandaient rien, et dit à ses disciples : « J’ai grande compassion de ce peuple, parce qu’il y a déjà trois jours qu’ils demeurent continuellement avec moi, et qu’ils n’ont rien à manger, et je ne veux pas les renvoyer sans avoir « mangé. » Quand ce peuple en venant ici aurait apporté lui-même de quoi se nourrir trois jours entiers qu’il est avec moi, il aurait déjà consumé tout ce qu’il pouvait avoir. C’était pour cette raison qu’il ne se hâtait pas de faire ce miracle, ni le premier, ni le second jour. Il attendit qu’ils eussent consumé tout ce qui leur pouvait rester, afin que, sentant un besoin présent, ils reçussent avec plus d’empressement un miracle qui leur était si nécessaire. C’est pourquoi il ajoute : « De peur qu’ils ne tombent en défaillance sur les chemins », pour faire voir qu’ils étaient venus de loin, et que, quand même ils auraient d’abord pris avec eux quelques vivres, il ne leur en pouvait plus rester. Mats on pouvait dire au Sauveur : Si vous ne voulez pas renvoyer ce peuple sans lui donner à manger, pourquoi ne faites-vous donc pas un miracle pour le nourrir dans ce désert?. Je ne le fais pas, répond le Sauveur, parce que je veux auparavant instruire mes disciples par les demandes que je leur adresse, et par les réponses qu’ils me font, leur faire remarquer l’état des choses, les exciter à montrer leur foi et les porter, à me dire : Donnez-nous ici des pains pour nourrir ce peuple.
Cependant les apôtres ne comprennent point le dessein du Fils de Dieu, et il est obligé de leur dire, comme rapporte saint Marc : « Votre cœur est-il donc tellement appesanti qu’ayant des yeux vous ne voyiez pas, et qu’ayant des oreilles vous n’entendiez pas ? » (Mc. 8,17) Si telle n’eût pas été son intention, pourquoi aurait-il témoigné à ses apôtres que ce peuple méritait qu’il lui fît cette charité, et pourquoi leur aurait-il dit : « Qu’il était touché de compassion ? » Saint Matthieu remarque que Jésus-Christ fit bientôt après ce reproche à ses disciples : « Hommes de peu de foi, pourquoi vous entretenez-vous ensemble de ce que vous n’avez point pris de pains ? Ne comprenez-vous pas encore et ne vous souvient-il point des cinq pains pour cinq mille hommes, et combien vous en avez remporté de paniers ? » (Mt. 16,8-9) Ceci fait voir que les Évangélistes sont parfaitement d’accord entre eux.
Mais que font ici les disciples ? Ils rampent encore par terre : cependant leur Maître n’avait rien négligé pour graver dans leur mémoire le premier miracle de la multiplication des pains ; il les avait interrogés, il avait provoqué leurs réponses, il les avait rendus les ministres de cette distribution miraculeuse, il leur avait fait emporter douze corbeilles pleines des restes du festin : ils étaient donc encore très-faibles et très-imparfaits. Voici la réponse qu’ils font à Jésus-Christ : « Comment pourrions-nous trouver dans ce lieu désert assez de pain pour rassasier une si grande multitude (33) ? » Ils représentent également à Jésus-Christ dans l’un et l’autre de ces miracles qu’ils étaient dans une profonde solitude ; ce qu’ils ne disaient sans doute qu’à cause de la faiblesse de leur foi ; mais Dieu le permettait ainsi, pour donner plus d’éclat à ce miracle, et pour le rendre moins suspect. Il voulait empêcher, comme je l’ai déjà marqué, qu’on ne crût que l’on avait fait venir ce pain de quelque bourg du voisinage. Ce lieu désert, que l’Évangile marque avec soin, repoussait par lui seul cette pensée, et redoublait la foi et l’admiration de ce prodige. C’était pour cette raison que dans ces deux différents miracles Jésus-Christ avait choisi un lieu solitaire écarté des villes. Mais les apôtres, ne comprenant rien à l’ouvrage de Jésus-Christ, lui disent : « Comment pourrions-nous trouver dans ce désert assez de pain pour rassasier une si grande multitude ? Ils croyaient que Jésus-Christ, en leur parlant de la sorte, se disposait à leur ordonner d’aller chercher de quoi nourrir tout ce peuple. Mais cette pensée était bien peu sage, puisqu’il ne leur avait dit dans la première multiplication des pains : « Donnez-leur vous-mêmes à manger », que pour les obliger à le prier lui-même de le faire. Il ne leur commande point ici de leur donner a manger. Il leur dit seulement : « J’ai grande compassion de ce peuple, et je ne le veux point renvoyer sans avoir mangé. » Il veut Les exciter et leur faire naître une ouverture favorable pour lui demander son secours dans cette rencontre. Car ses paroles marquaient assez qu’il pouvait bien ne les pas renvoyer sans manger, et qu’il avait ce pouvoir au milieu même des déserts, puisqu’ en disant : « Je ne veux pas les renvoyer », il faisait voir assez clairement ce qu’il pouvait.
Après donc que les apôtres lui eurent représenté quelle était la multitude de ce peuple et la solitude du désert où ils étaient, en disant : « Comment pourrions-nous trouver dans ce désert assez de pain pour rassasier une si grande multitude ? » sans qu’ils comprissent encore rien au dessein de Jésus-Christ, par les paroles qu’il leur avait dites, il commence enfin à agir par lui-même, et il leur demande : « Combien avez-vous de pains ? Sept, lui répondirent-ils, et quelques petits poissons (34). » Ils n’ajoutent pas ici comme la première fois : « Mais qu’est-ce que cela pour tant de monde ? » Ce qui fait voir que s’ils n’étaient pas encore assez intelligents pour comprendre toutes les merveilles de Jésus-Christ, ils étaient néanmoins un peu plus avancés qu’ils n’étaient au temps du premier miracle. C’est pourquoi Jésus-Christ leur, fit à dessein la même demande, afin d’élever leur esprit, et de les faire souvenir du premier miracle qu’ils Lui avaient déjà vu faire.
Mais après avoir vu la faiblesse des apôtres, voyez maintenant, mes frères, la grandeur de leur vertu. Et admirez jusqu’où allait leur amour pour la vérité, puisqu’écrivant eux-mêmes cette histoire dans la suite, ils n’y ont rien caché de leur faiblesse, ni déguisé de leurs imperfections, quoiqu’elles fussent si considérables. Car c’était en effet une grande faute d’avoir si tôt oublié un si grand miracle, opéré il, n’y avait pas longtemps ; et ce n’est pas sans sujet que Jésus-Christ leur fit le reproche qu’ils n’ont pas même voulu omettre.
2. Il faut encore remarquer ici, mes frères, la vertu prodigieuse des apôtres, et admirer jusqu’à quel point ils avaient appris à ne faire aucun état du manger ; en effet, ils sont dans le fond d’un désert où ils ont déjà demeuré trois jours, et ils n’ont pour toute nourriture que sept pains. Pour les autres circonstances du miracle, elles sont les mêmes que dans la première multiplication ; Jésus commande au peuple de s’asseoir par terre, puis il fait croître les pains dans les mains de ses disciples. « Il commanda donc au peuple de s’asseoir sur la terre (35). Et prenant les sept pains et les poissons, après avoir rendu grâces, il les rompit et les donna à ses disciples, et ses disciples les donnèrent au peuple (36). » Mais la suite n’est pas la même que dans le premier miracle. « Car tous en mangèrent et furent rassasiés. Et on emporta sept corbeilles pleines des morceaux qui étaient restés (37). Or, ceux qui en mangèrent étaient au nombre, de quatre mille hommes, sans compter les femmes et les enfants (38). » La première fois il avait nourri cinq mille hommes, et l’on avait rempli douze paniers des pains qui restaient ; pourquoi donc ne reste-t-il ici que sept corbeilles, lorsque cependant il n’y avait que quatre mille hommes ? Pourquoi, plus il y a de monde, plus trouve-t-on de pain de reste ? Nous pourrions répondre fort simplement que ces sept corbeilles d’ici étaient peut-être plus grandes que ces douze paniers d’alors, ou que Jésus-Christ, pour empêcher qu’on ne confondît ces deux miracles, et qu’on ne les fît passer pour un seul, voulut mettre entre les deux quelque différence ; voilà pourquoi il égale les paniers qui restaient du premier miracle au nombre de ses apôtres, et les sept corbeilles du second à celui des pains.
Mais il faisait encore voir bien clairement sa puissance souveraine par ces petites circonstances, et marquait avec quelle facilité il accomplissait les plus grands miracles, puisqu’il lui était si aisé de faire tout réussir dans la manière qu’il lui plaisait. Car je regarde ceci, mes frères, comme l’effet d’une grande puissance dans le Fils de Dieu, d’avoir fait trouver ce nombre si juste, et d’avoir fait rester si précisément douze paniers en nourrissant les cinq mille hommes, et sept corbeilles en nourrissant les quatre mille, sans qu’il y eût rien de plus ou de moins que ce nombre.
Ce dernier miracle se termine enfin comme le premier. Car il est marqué dans l’un et dans l’autre que Jésus-Christ, après avoir renvoyé le peuple, se retira « et monta dans une barque. » Comme Jésus-Christ n’avait encore point fait de miracle qui attirât autant le peuple à le suivre que cette multiplication des pains, et non seulement à le suivre, mais à le prendre même pour roi, il voulut faire voir jusqu’à quel point il fuyait la royauté. Il se retira aussitôt et monta sur une barque, afin que ce peuple ne le pût suivre. « Et ayant renvoyé le peuple, il monta sur une barque, et vint au pays de Magedan (39) ». Alors les pharisiens et les sadducéens vinrent à lui pour le tenter et le prièrent de leur faire voir quelque prodige dans l’air (1). « Mais il leur répondit : Le soir vous dites : il fera beau parce que le ciel est rouge (2). Et le matin vous dites : Nous aurons aujourd’hui de l’orage, parce que le ciel est sombre et rougeâtre (3). » Saint Marc dit que lorsqu’ils se furent approchés du Sauveur et qu’ils l’eurent – prié de leur faire voir quelque signe, il en gémit et dit en soupirant : « Pourquoi ce peuple me demande-t-il un prodige ? » (Mc. 6,42.} Cette demande captieuse qu’ils faisaient à Jésus-Christ ne mériterait que son indignation, et néanmoins le Fils de Dieu est si doux qu’il ne s’irrite point contre leur malice. Il est au contraire touché de leur misère.
Il s’afflige que leur maladie soit incurable, et qu’après tant de preuves si publiques de sa puissance, ils viennent encore le tenter. Il savait que ce n’était point pour croire en lui qu’ils lui faisaient cette demande, mais seulement pour le surprendre. S’ils se fussent adressés à lui avec plus de sincérité, il leur eût accordé volontiers tout ce qu’ils lui demandaient. Nous avons vu, il n’y a pas longtemps, qu’après avoir dit à une femme chananéenne : « Il n’est pas juste de prendre le pain des enfants et de le donner aux chiens, » il ne laisse pas néanmoins de l’exaucer ensuite ; combien donc leur eût-il accordé plutôt cette grâce, s’ils la lui avaient demandée sans déguisement ? Mais comme ils ne venaient que dans le dessein de le tenter, il les appelle très-justement « hypocrites », puisqu’ils n’avaient pas dans le cœur ce qu’ils témoignaient par leurs paroles. S’ils eussent été disposés à croire en lui, ils ne lui auraient point fait cette demande.
Et une autre marque encore qu’ils ne faisaient pas cette demande dans l’intention d’acquérir la foi, c’est qu’en entendant les reproches qui leur sont faits, ils ne s’excusent point sur leur ignorance, et ne disent point qu’ils venaient à lui pour s’instruire. Mais quel prodige les pharisiens pouvaient-ils désirer de voir dans l’air ? Ils voulaient, peut-être que Jésus arrêtât le soleil, ou qu’il donnât un frein à la lune, ou qu’il excitât des foudres et des éclairs, ou qu’il fît un changement dans tout l’air, et quelque merveille semblable. Jésus-Christ leur répond : « Hypocrites, vous savez bien reconnaître ce que présagent les diverses apparences du ciel, et vous ne savez point reconnaître les signes des temps que Dieu a marqués (4). » Admirez, mes frères, la douceur et l’humilité du Fils de Dieu. Il ne leur refuse pas absolument de faire ce qu’ils lui demandent comme il avait fait ailleurs, lorsqu’il dit : « On ne leur donnera point de signes », mais il donne la raison de ce refus, quoiqu’en lui faisant cette demande ils n’eussent aucun désir de s’instruire de la vérité. Quelle est donc cette raison ? Comme il y a dans l’air, dit-il, des marques du beau et du mauvais temps ; et que personne, en voyant celles qui présagent le mauvais, il ne s’attend à voir le ciel serein, comme en voyant le ciel serein, il ne s’attend point aux orages : vous devez raisonner de même à mon sujet.
Ce temps que vous voyez de mon premier avènement est bien différent de ce que sera le second. Vous n’avez besoin maintenant que de voir les prodiges que je fais sur la terre ; je réserve à mon autre avènement les prodiges qui paraîtront dans les airs. Je suis venu main, tenant comme médecin ; mais je viendrai alors en juge. Je suis venu maintenant chercher la brebis égarée, et je viendrai alors me faire rendre compte de vos actions. C’est pourquoi je me suis caché d’abord en venant, mais j’ouvrirai alors les cieux ; j’obscurcirai le soleil ; je ferai disparaître la lumière de la lune ; je ferai trembler toutes les puissances des cieux, et je paraîtrai tout d’un coup dans l’air, comme un éclair qui brille et qui surprend tout le monde.
Mais ce n’est pas maintenant, le temps de faire ces prodiges, puisque je ne suis venu que pour mourir, et pour endurer les outrages les plus sanglants. Ne savez-vous pas que le Prophète a dit de moi : « Il ne disputera point, il ne criera point, et on n’entendra point sa voix dans les places publiques ? » (Is. 42,2) Et qu’un autre prophète a dit : « Il descendra comme la pluie sur une toison ? » (Ps. 71,6) Que si vous m’objectez ici les miracles qui furent faits autrefois au temps de Pharaon, je vous réponds qu’il s’agissait alors de délivrer mon peuple d’un ennemi, et qu’ainsi ces miracles étaient nécessaires ; au lieu que venant aujourd’hui chez des amis et au milieu de mon peuple, je n’ai point besoin de tous ces prodiges.
3. De plus, comment puis-je vous accorder ces grandes choses que vous demandez, puisque vous ne croyez pas les petites que je fais tous les jours devant vos yeux ;? Je ne les appelle petites que parce qu’elles n’ont pas tant d’éclat à l’extérieur, quoique leur vertu invisible soit incomparablement plus grande que tous ces prodiges de l’air. Car que peut-on comparer à la puissance de remettre les péchés, de ressusciter les morts, de chasser les démons, de rendre la santé, le mouvement et l’affermissement aux corps, et de faire cent autres choses semblables ?
« Ce peuple méchant et adultère demande un prodige, et il ne lui en sera point donné d’autre que celui du prophète Jonas. Et les laissant là, il s’en alla (4). » Voyez combien leurs cœurs sont aveuglés. Jésus-Christ leur dit qu’il ne, leur sera point donné d’autre signe que celui du prophète Jon. et ils ne s’informent, pas même quel était ce signe : Ne devaient-ils pas, eux qui savaient quel avait été ce prophète, et ce qui lui était arrivé, chercher au moins, lorsqu’on leur disait cette parole pour la seconde fois, s’éclaircir de ce qu’elle voulait dire, et à se faire instruire de ce mystère ? Mais ce que j’ai dit n’est que trop vrai. Ils ne faisaient point ces questions au Sauveur dans un désir sincère de s’instruire. C’est pourquoi l’Évangile remarque « que Jésus-Christ les laissa et qu’il s’en alla. »
« Or ses disciples étant passés au-delà de l’eau, oublièrent de prendre des pains (5). Et Jésus leur, dit : Ayez soin de vous garder du levain des pharisiens et des sadducéens (6). » Pourquoi Jésus-Christ ne leur dit-il pas clairement. Ayez soin de vous garder de la doctrine des pharisiens ? Il est clair que par cette expression, il voulait leur donner lieu de se souvenir des deux miracles qu’il avait faits, car il savait qu’ils ne s’en souvenaient déjà plus. Il n’eût pas été raisonnable de leur reprocher cet oubli s’il n’en eût trouvé un sujet légitime, mais en prenant ainsi l’occasion d’eux-mêmes et de ce qu’ils disent pour leur faire ce reproche, c’était sans doute un moyen de l’a doucir beaucoup, et de le leur rendre moins odieux.
Vous me direz peut-être : Pourquoi ne prenait-il pas sujet de les blâmer de cet oubli, lorsqu’ils lui dirent au second, miracle : « Où pourrons-nous avoir dans, ce désert assez-de pain pour nourrir un si grand nombre de personnes ? » Il semblait que ce fût alors une occasion bien propre de les accuser de leur peu de souvenir. Je vous réponds qu’il ne voulut pas le faire alors, pour ne pas paraître faire avec quelque faste ce second miracle. On peut dire aussi qu’il évita de leur faire alors ce reproche, parce qu’il ne voulait pas les confondre devant le peuple, ni chercher sa gloire dans leur propre confusion. De plus cette accusation était beaucoup plus juste ici, puisque ce miracle opéré par deux différentes fois, avait produit sur eux si peu d’effet. Mais enfin, après cette seconde multiplication, il ne diffère plus d’accuser leur peu de foi, et il découvre en public les pensées qu’ils formaient dans le secret de leur cœur. « Mais ils pensaient et disaient entre eux : C’est parce que nous n’avons point pris de pain (7). » Il paraît qu’ils étaient encore attachés aux cérémonies, de la purification des Juifs, et du discernement des viandes. Toutes ces raisons réunies obligent Jésus-Christ de les reprendre avec plus de force. « Ce que Jésus connaissant, il leur dit : Hommes de peu de foi, pourquoi vous entretenez-vous ensemble de ce que vous n’avez point pris de pains (8) ? »Ne comprenez-vous point encore et ne vous souvenez-vous point ? Votre cœur est – il aveuglé ? Avez-vous des yeux sans voir et des oreilles sans entendre ? Ne vous souvenez-vous point des cinq pains distribués à cinq mille hommes, et combien vous en avez remporté de paniers (9) ? Ni des sept pains distribués à quatre mille hommes, et combien vous en avez remporté de corbeilles (10) ? »
Remarquez, mes frères, avec quelle sévérité le Sauveur parle ici à ses apôtres. On ne voit point ailleurs qu’il leur ait rien reproché avec tant de force. D’où vient donc qu’il les traite ici si sévèrement ? C’était encore pour les porter à laisser de côté l’observance concernant la distinction des viandes. Il s’était contenté, lorsqu’il en parlait aux pharisiens, de dire à ses apôtres qui l’interrogeaient : « Ne comprenez-vous point cela ? Êtes-vous aussi sans intelligence ? » Mais il leur parle ici plus fortement et il les appelle des hommes de peu de foi. » Il n’est pas toujours à propos de parler doucement aux hommes. Si d’un côté il leur donnait beaucoup d’accès et de liberté auprès de lui, i1 savait aussi de l’autre les corriger par de sévères réprimandes, afin que par ce mélange et ce tempérament de sévérité et de douceur, il ménageât avec sagesse la conduite de leur salut.
Il semble qu’aussitôt qu’il leur a fait ce reproche, il veuille s’en justifier en disant : « Ne vous souvenez-vous point des cinq pains distribués à cinq mille hommes, et combien vous en avez remporté de paniers, et des sept pains distribués à quatre mille hommes, et combien vous en avez remporté de corbeilles ? » Il leur marque avec soin le nombre des personnes qui furent rassasiées et celui des paniers qui restèrent, afin qu’en rappelant en leur mémoire toutes ces particularités, il les rendît plus vigilants et plus fidèles pour l’avenir. Et pour comprendre mieux quelle fut la force de cette réprimande et quel effet elle produisit sur les apôtres en les faisant sortir comme, d’un profond assoupissement, il ne faut que considérer les paroles de notre Évangile. Sans les réprimander davantage, Jésus ajouté seulement après ce reproche : « Comment ne comprenez-vous point que je ne vous parlais pas de pain, lorsque je vous ai dit de, vous garder du levain des pharisiens et des sadducéens (11) ? » Et néanmoins l’Évangéliste leur rend ce témoignage. « Alors ils comprirent qu’il ne leur avait point dit de se garder du levain qu’on met dans le pain, mais de la doctrine des pharisiens et des sadducéens (12). » Ils comprirent sans aucune interprétation de la part de leur Maître. Voyez-vous le bien qu’une réprimande faite à propos produit dans les âmes ? Car on voit que celle-ci éloigna les apôtres de ces observances judaïques, et que de lâches qu’ils étaient auparavant, oubliant tout et négligeant tout, elle les rendit au contraire si ardents, et redoubla leur foi de telle sorte, qu’ils ne craignaient plus ni de manquer de pain, ni de tomber dans les extrémités les plus pressantes.
Que cet exemple donc, mes frères, apprenne aux pasteurs à n’avoir pas toujours une complaisance lâche et molle pour ceux qui leur sont soumis ; et aux-peuples à ne pas rechercher une douceur excessive dans les pasteurs qui les conduisent. L’homme est si faible qu’il a toujours besoin de ces deux remèdes, de la force et de la douceur. C’est par ce double moyen que Dieu a toujours gouverné le monde. Tantôt il a usé de sévérité, et tantôt de grâce, et il a mêlé divinement les biens et les maux ensemble. Il ne nous laisse pas toujours vivre ou dans l’affliction ou dans la joie ; mais comme le jour succède à la nuit, et l’été à l’hiver, il nous fait passer de même de la tristesse à la joie, des maux aux biens, et de la maladie à la santé.
4. Ne soyons donc point surpris, mes frères, lorsque nous tombons dans la maladie, puisque que c’est au contraire de la santé que nous devons être surpris. Ne nous troublons point lorsque nous souffrons quelque douleur, puisque nous devons plutôt nous troubler d’être dans la joie. Ces deux différents états s’entre-suivent et se succèdent toujours. Pourriez-vous vous étonner de vous voir sujets à telle vicissitude de biens, et de maux, puisque les plus grands n’en ont pas été exempts ?
Pour vous convaincre de ce que je dis, examinez la vie de quelque saint que vous croirez avoir été moins sujet aux maux, et avoir joui de plus de biens. Voulez-vous que ce soit Abraham ? voulez-vous que nous considérions son état dès le commencement de sa vie ? Écoutez ce que Dieu lui dit d’abord : « Sortez de votre terre et du milieu de vos parents. » (Gen. 12,1). Vous voyez sans doute combien ce premier commandement qu’il reçoit de Dieu semble dur ; voyez maintenant comment le bien succède au mal, et la joie à la tristesse : « Et venez dans la terre que je vous montrerai, où je vous établirai le chef d’une grande race. »
Ne croyez pas que lorsqu’il fut arrivé dans cette terre comme dans un port tranquille, il cessa d’être dans les maux. Ce fut alors au contraire qu’il en ressentit d’infiniment plus fâcheux. Ce fut alors qu’il fut affligé de la famine ; qu’il fut obligé d’aller dans un pays étranger, et qu’il vit enlever sa femme. Mais il vit aussi succéder ensuite à ces maux de nouvelles grâces. Il vit la plaie dont Dieu frappa Pharaon à son sujet, l’honneur avec lequel ce roi lui permit de s’en retourner, l’estime qu’il lui témoigna, les présents dont il le combla, et enfin son heureux retour dans son pays et dans sa maison. On voit ainsi dans toute la suite de sa vie une succession continuelle de biens et de maux, de prospérités et d’adversités. Tel a été dans, la suite l’état de tous les apôtres. C’est pourquoi saint Paul dit : « Je bénis Dieu qui nous console dans toutes nos peines, afin que nous puissions aussi consoler nous-mêmes ceux qui souffrent toutes sortes d’afflictions. » (2Cor. 1,4)
Mais que me fait cela, me direz-vous, moi qui suis continuellement dans la douleur ? Ne soyez point ingrat, mon frère, ne méconnaissez pas les grâces que Dieu vous fait. Cet état que vous dites est un état qui ne peut exister. Il est impossible d’être d’une de continuelles douleurs. La nature n’y pourrait pas résister. Mais parce que nous voudrions être toujours dans la joie, nous croyons toujours être dans l’affliction. D’ailleurs, comme nous oublions bientôt les biens que nous avons reçus, et que nous ne pouvons au contraire oublier les maux que nous avons soufferts, l’oubli des uns et le souvenir toujours présent des autres nous fait dire que nous sommes dans la misère et dans la douleur. Mais comme je vous l’ai dit, il serait impossible qu’un homme pût vivre s’il était toujours dans les maux.
Examinons si vous voulez d’un côté la vie de ceux qui vivent dans les délices et dans l’abondance de toutes sortes de biens, et voyons de l’autre l’état de ceux qui souffrent et qui sont accablés de maux. J’espère vous faire voir clairement que les premiers ont aussi leurs afflictions ; comme les seconds ont aussi leurs plaisirs et leurs joies. Écoutez-moi seulement avec patience et sans prévention.
Prenons deux hommes tout différents. Que l’un soit esclave, et qu’il gémisse, dans les fers : que l’autre soit un jeune roi qui n’ait plus de père qui le retienne, et qui dépense avec une profusion excessive les biens infinis qu’il lui a laissés. Que l’un soit un pauvre artisan qui gagne avec peine chaque jour de quoi subsister ; et que l’autre vive dans le luxe et dans toutes sortes de délices. Commençons par voir les ennuis et les chagrins de celui qui est si heureux en, apparence. Représentons-nous ce qu’il souffre lorsqu’il désire un degré d’honneur qu’il ne peut avoir ; lorsqu’il se voit méprisé de ses propres domestiques, négligé de ceux qui sont au-dessous de lui, blâmé dans ses excès et détesté de tout le monde ; enfin lorsqu’il éprouve mille maux qui sont inévitables aux personnes riches comme les chagrins, les inquiétudes, les médisances, les ennuis, les piéges, les faux rapports, et le grand nombre, d’ennemis qui, rie pouvant usurper les grands biens qu’ils lui envient, n’ont point d’autre consolation que de traverser son bonheur par mille artifices, de lui susciter tous les jours de nouvelles affaires, et de ne lui permettre jamais de vivre en repos.
Voyons maintenant les douceurs dont jouit quelquefois cet artisan dans le travail pénible auquel il est contraint pour gagner sa vie. Premièrement, il n’est point exposé à ces malheurs, dont le riche est assiégé de toutes parts.
Si quelqu’un témoigne le mépriser, il n’en est point attristé, parce qu’il ne se préfère à personne. Il ne craint point de perdre ses biens. Il mange le peu qu’il a en repos. Il y trouve son plaisir, et il dort en toute sécurité. Ces voluptueux trouvent moins de plaisir à boire leur vin de Thasos, que ce pauvre à se rafraîchir d’une eau claire qu’il tire d’une belle source.
Si ce que je vous dis ne vous suffit pas encore, comparons plus en détail l’état d’un roi et celui d’un homme qui gémit dans les chaînes. Nous verrons que souvent l’un est dans la joie et se divertit, pendant que l’autre, avec sa pourpre et son diadème, est abattu de tristesse, déchiré d’ennuis et tourmenté de mille frayeurs qui le font mourir. Car c’est une chose constante, qu’il n’y a point de vie si heureuse qui soit exempte de douleur, comme il n’y en a point aussi de si misérable qui n’ait sa joie et ses consolations. Notre nature est trop faible pour supporter un état aussi pénible que serait cette continuité rie douleurs. Que si l’un se réjouit plus souvent, et que l’autre soit plus souvent triste, c’est la faute de ce dernier. Ce n’est point son état qui, de lui-même, le jette dans cette tristesse ; ce n’est que sa propre faiblesse qui l’abat et qui le met dans ce découragement.
Il ne dépend que de nous, si nous le voudrions, d’être toujours dans la joie. Appliquons-nous seulement à la vertu, et rien ne sera capable de nous rendre tristes. La vertu remplit de douces espérances ceux qui la possèdent. Elle les rend chers à Dieu et agréables aux hommes. Elle les comble d’un plaisir et d’une consolation ineffable. Et, quoiqu’elle ait ses épines, elle remplit néanmoins le cœur d’une telle joie, et il est comme charmé de délices si inconcevables, qu’il n’y a point de paroles qui les puissent exprimer.
Car je vous prie de me dire ce que vous appelez plaisir en ce monde ? Est-ce une table somptueuse, une santé robuste, une grande réputation et des richesses immenses ? Je suis assuré que, si vous comparez toutes ces choses avec les joies intérieures dont je vous parle, elles vous paraîtront plutôt des maux que de véritables biens. Il n’y a rien de plus agréable que la bonne conscience. Rien n’est plus doux à l’âme que l’espérance qu’elle, conçoit pour l’avenir. Si vous voulez vous en convaincre, faisons venir ici un vieillard près de mourir. Représentons-lui, d’un côté, la bonne chère ou les honneurs dont il a joui durant sa vie, et montrons-lui, de l’autre, les bonnes œuvres qu’il a faites. Demandons-lui ce qui lui donne alors plus de plaisir, et ce qui le console davantage, et nous verrons qu’il rougira des uns, au lieu que le souvenir des autres le fera tressaillir de joie.
5. C’est ainsi qu’Ezéchias, malade, ne se souvenait plus des délices de ses festins, ni de la gloire de son royaume ; mais seulement de sa justice et de ses œuvres de piété. Car il disait à Dieu : « Souvenez-vous, Seigneur, que j’ai marché en votre présence dans une voie droite. » (2R. 10,3) Voyez de même la joie que ressent saint Paul, lorsqu’il dit : « J’ai bien combattu, j’ai achevé ma course, j’ai gardé la foi. » (2Tim. 4,7)
Vous me demanderez peut-être de quels autres biens saint Paul pouvait se souvenir en cet état, et quelle autre consolation il pouvait avoir, que de ses vertus passées. Je vous réponds qu’il pouvait rappeler alors en sa mémoire plus d’avantages, même temporels, que toutes ces personnes du monde ; car il avait reçu des honneurs et des dons très considérables. Il dit lui-même, écrivant aux Galates, qu’ils l’avaient reçu « comme un ange du Seigneur, et comme Jésus-Christ même. Qu’ils, eussent, si cela était possible, arraché leurs propres yeux pour les lui donner » (Gal. 4,14), et qu’ils eussent de bon cœur donné leur propre vie pour sauver la sienne.
Cependant cet apôtre, à la fin de sa vie, ne se souvient plus de tous ces honneurs il n’a dans la mémoire que ses travaux, et la récompense qu’il en attend. Et certes, c’était avec grande raison que ce saint apôtre avait effacé le reste de sa mémoire. Les honneurs se perdent en ce monde, mais les souffrances nous accompagnent après notre mort, et, au lieu qu’on nous redemande compte des premiers, on nous rend, au contraire, des récompenses pour les autres.
Ne savez-vous pas quel trouble nos péchés causent dans notre esprit au moment de notre mort ; quelle est alors notre inquiétude et l’agitation de notre cœur. Lorsque nous sommes ainsi déchirés au dedans de nous, le souvenir de nos vertus, qui se présente alors à notre âme, est comme la douceur du calme qui succède à la tempête, et qui nous console dans le trouble et dans le désespoir nous nous trouvons réduits. Si nous étions sages, mes frères, cette crainte nous accompagnerait durant toute notre vie. Mais, parce que nous y sommes insensibles tant que nous vivons, elle se saisira de nous à la mort, et nous frappera de terreur.
Un prisonnier, un coupable, n’est jamais plus triste que lorsqu’on le tire de la prison pour le présenter à son juge. C’est alors qu’il tremble, quand il se voit au pied du tribunal, où il doit rendre compte de ses crimes, et entendre prononcer l’arrêt de sa mort. N’est-ce pas ce qui remplit l’esprit des mourants de spectres et de visions effroyables, qu’ils nous racontent eux-mêmes, et dont ils ne peuvent souffrir le regard ? Ils font des efforts si violents dans le désespoir où ils sont, qu’ils en ébranlent tout leur lit et le renversent par terre. Ils lancent de tous côtés des regards farouches sur ceux qui les environnent. On voit au-dehors ce que l’âme souffre au dedans, lorsqu’elle combat pour ne pas sortir du corps, ou qu’elle ne peut supporter la présence des anges qui viennent à elle.
Si le regard de quelques personnes nous fait souvent trembler de peur, que ferons-nous lorsque les anges viendront à nous d’un œil menaçant, et que les puissances célestes nous sépareront de toutes les choses présentes ? Que deviendrons-nous, lorsque notre âme, se voyant arrachée du corps comme par force, jettera mille soupirs inutiles et mille regrets superflus, comme ce riche de l’évangile, qui s’affligea si inutilement à la mort ?
Gravons donc ceci dans nos âmes. Pensons sérieusement, mes frères, à ce triste état. Craignons d’y tomber, afin que nous n’y tombions pas. Conservons en nous-une vive appréhension de ces maux. Ainsi, nous ne les éprouverons pas, mais nous jouirons au contraire des biens éternels, que je vous souhaite à tous, par la grâce et par la miséricorde de Notre Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le Saint-Esprit, qui nous vivifie, est toute la gloire, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles, Ainsi soit-il (418).

HOMÉLIE LIV modifier


« OR, JÉSUS ÉTANT VENU AUX ENVIRONS DE CÉSARÉE DE PHILIPPES, INTERROGEAIT SES DISCIPLES EN LEUR DISANT : QUE DISENT LES HOMMES DE MOI ? QUI DISENT-ILS QU’EST LE FILS DE L’HOMME ? (CHAP. 16,13, JUSQU’AU VERSET 24)

ANALYSE. modifier

  • 1. Pierre, le coryphée du chœur apostolique, confesse que Jésus est le Christ, Fils du Dieu vivant.
  • 2. Excellence de cette confession. – Que le Fils est consubstantiel au Père. – Contre les Anoméens.
  • 3. Jésus-Christ ayant élevé ses disciples à cette hauteur dans la foi, commence dès lors à leur laisser entrevoir dans un avenir prochain sa passion et sa croix.
  • 4. Pierre se scandalise de la croix annoncée et prédite ; son Maître le reprend sévèrement – Excellence du signe de la croix.
  • 5 et 6. Avec quelle foi nous le devons imprimer sur notre front – Combien il est terrible aux ennemis de notre salut. – Qu’un chrétien ne doit point rougir de la croix. – Quelle est la grandeur des récompenses que Dieu nous promet.


1. Pourquoi, mes frères, l’Évangéliste rapporte-t-il le nom du prince qui avait fait bâtir cette ville ? C’était pour distinguer cette ville de Césarée de « Philippes », d’avec une autre que l’on appelait Césarée de « Straton. » Ce n’était pas dans cette dernière que Jésus-Christ interrogeait ses apôtres, mais à Césarée de Philippes. Il voulut les éloigner beaucoup des Juifs, afin qu’étant seuls, ils pussent avec plus de liberté lui dire tout ce qu’ils pensaient de lui.
Mais pourquoi Jésus-Christ ne leur demande-t-il pas d’abord ce qu’ils pensent eux-mêmes de sa personne ? Pourquoi leur demande-t-il auparavant ce que le peuple en disait ? Après qu’ils lui auraient rapporté les pensées du peuple, il voulait, en leur adressant cette nouvelle question : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? » il voulait, dis-je, leur faire comprendre que leurs sentiments devaient être beaucoup plus relevés, et se distinguer complètement des basses pensées de la multitude. C’est pour cette raison qu’il ne leur fait pas cette demande au commencement de sa prédication. Il attend qu’il ait fait devant eux beaucoup de miracles, qu’il leur ait révélé des vérités très-importantes, et qu’il leur ait manifesté sa divinité et son égalité avec son Père, par des preuves dont ils ne pouvaient douter.
Il ne dit point : que disent de moi les scribes et les pharisiens ? qui disent-ils que je suis ? quoiqu’ils eussent souvent été avec lui, et qu’il leur eût parlé en différentes rencontres ; mais « qui les hommes disent-ils que je suis ? » Il demande ce que le peuple dit de lui ; parce que si les pensées du peuple étaient basses et grossières, elles étaient néanmoins sans malice : au lieu que les sentiments des pharisiens étaient toujours corrompus par leur envie.
Et, pour montrer la vérité de son incarnation, et témoigner qu’il voulait que l’on y ajoutât foi, il dit : « Qui est le Fils de « l’homme ? » (Jn. 3,13) appelant ainsi sa divinité. C’est ce qu’il fait en plusieurs autres endroits de l’Évangile « Personne n’est monté dans le ciel sinon le Fils de l’homme qui est descendu du ciel. » (Jn. 6,62) Et ailleurs « Lorsque vous verrez le Fils de l’homme monter où il était auparavant. Ils lui répondent : Les uns disent que vous êtes Jean-Baptiste, les autres Élie, les autres Jérémie ou quelqu’un des prophètes (14) ; » et lorsqu’ils lui ont ainsi rapporté les sentiments des autres, « Jésus leur dit : Et vous autres, qui dites-vous que je suis (15) ? » Il leur fait, comme je l’ai déjà dit, cette seconde demande pour les exciter à avoir des sentiments plus nobles et plus relevés de lui, et pour leur témoigner que cette pensée du peuple était trop basse et trop indigne de sa grandeur. Ce peuple voyant le Sauveur faire des miracles au-dessus de la puissance des hommes, le regardait comme quelque grand homme ressuscité d’entre les morts, selon ce qu’Hérode disait lui-même ; mais il n’allait pas plus loin. Jésus-Christ donc voulait retirer ses apôtres de ces pensées populaires. C’est pour ce sujet qu’il leur dit : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? » c’est-à-dire, vous qui êtes continuellement avec moi, qui me voyez faire un si grand nombre de miracles, qui en avez fait vous-mêmes en mon nom, « qui dites-vous que je suis ? »
Que fait ici saint Pierre qui est comme la bouche de tous les apôtres, le prince et le chef de cette troupe sacrée, et qui témoigne partout tant de zèle pour le Sauveur ? Quoique Jésus-Christ leur eût fait cette demande en commun, il répond lui seul. Quand le Fils de Dieu s’informait seulement quelle pensée le peuple avait de lui, ils répondent tous également à cette demande ; mais lorsqu’il veut savoir quel était leur sentiment particulier, saint Pierre prévient tous les autres. « Simon Pierre prenant la parole, lui dit : Vous êtes le Christ Fils du Dieu vivant (16). A quoi Jésus-Christ répond : « Vous êtes bienheureux, Simon, fils de Jean parce que ce n’est point la chair ni le sang qui vous ont révélé ceci, mais mon Père qui est dans le ciel (17). » Ces paroles du Sauveur nous font voir que si saint Pierre ne l’eût reconnu pour le vrai Fils de Dieu, et né de sa propre substance, cette confession n’eût point été l’effet d’une révélation divine, ni digne de rendre « heureux » celui qui l’avait faite.
Nous avons déjà vu que les apôtres lui avaient dit dans le vaisseau, après cette tempête qu’il avait si miraculeusement calmée « Vous êtes véritablement Fils de Dieu », sans que Jésus-Christ néanmoins les eût appelés « heureux », comme il appelle ici saint Pierre ; parce que, bien qu’ils eussent dit la vérité, ils ne confessaient pas néanmoins aussi pleinement qu’il était le Fils unique de Dieu que saint Pierre le fait ici. Ils ne lui attribuaient qu’une sorte de filiation qu’il partageait avec beaucoup d’autres, et quoiqu’ils le regardassent comme le plus cher et comme le premier-né de tous, ils ne croyaient pas cependant, comme fait ici saint Pierre, qu’il fût né de la propre substance de son Père, et qu’il en fût le Fils de cette manière unique et incommunicable tout autre.
2. Nous voyons que Nathanaël dit aussi à Jésus-Christ : « Maître, vous êtes le Fils de Dieu, vous êtes le roi d’Israël » (Jn. 1, 49) ; » et Jésus-Christ cependant est si éloigné de l’appeler « heureux », qu’il le reprend au contraire comme ayant des sentiments trop bas de lui : car il lui dit aussitôt : « Vous croyez parce que je vous ai dit que je vous ai vu sous le figuier. Vous verrez d’autres choses bien plus grandes. » Jésus-Christ donc appelle ici saint Pierre « heureux » ; parce qu’il a confessé qu’il était le Fils de Dieu de cette manière excellente qui lui est particulière ; et il lui rend ce témoignage qu’il n’avait rendu à nul autre : « Ce n’est point la chair et le sang qui vous a révélé ceci, mais mon Père qui est dans le ciel. »
Il semble que par ces paroles il veuille nous empêcher de croire que, parce que saint Pierre l’aimait ardemment, il voulait flatter son Maître en lui parlant par le mouvement d’une amitié humaine, et d’une complaisance secrète. Il fait voir publiquement quel était celui qui lui avait inspiré cette pensée, et il nous apprend que c’était Pierre qui parlait, mais que c’était le Père éternel qui lui mettait les paroles dans la bouche ; afin que nous reconnussions qu’il ne lui accordait pas une louange humaine par cette confession, mais qu’il proférait au-dehors ce qu’il avait appris de Dieu même.
Pourquoi Jésus-Christ ne leur dit-il pas lui-même clairement qu’il est le Christ ? Pourquoi aime-t-il mieux donner lieu aux autres de reconnaître ce qu’il est, par les demandes qu’il leur fait ? C’est sans doute parce qu’il lui était plus séant d’agir de la sorte, et que cette conduite était plus propre à attirer ses apôtres à la foi, et à leur persuader qu’il était égal à son Père ? Et n’admirez-vous point ici, mes frères, comment le Père révèle son Fils, et comment le Fils révèle réciproquement son Père ? Car Jésus-Christ dit lui-même que « personne ne connaît le Père que le Fils, et celui à qui le Fils le veut révéler. » Il est donc impossible de connaître autrement le Fils que par le Père, ou de connaître le Père que par le Fils : ce qui est encore une preuve manifeste de l’égalité de leur gloire, et nous montre qu’ils sont d’une même substance.
Après que saint Pierre eut rendu ce témoignage au Sauveur, Jésus-Christ lui dit aussitôt « Vous êtes Simon, fils de Jean vous serez appelé Pierre. » Comme vous avez nommé mon Père, je nomme aussi le vôtre ; et comme vous êtes véritablement « fils de Jean. » Je suis de même véritablement Fils de Dieu le Père. Sans ce sens mystérieux on pourrait croire qu’il aurait été superflu de dire : « Vous êtes le fils de Jean. » Mais comme saint Pierre venait de dire, « vous êtes le Fils de Dieu », Jésus-Christ ajoute aussitôt ces paroles pour nous faire voir qu’il était aussi véritablement le Fils de Dieu, que Simon était « fils de Jean » c’est-à-dire, qu’il était d’une même substance avec son Père. « Et moi aussi je vous dis que vous êtes Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle (18). Sur cette pierre, » dit Jésus-Christ ; « je bâtirai mon Église, » c’est-à-dire, sur cette foi et sur « cette confession. Il montre par ces paroles que beaucoup de monde devait croire un jour en lui. Il relève l’esprit et les pensées de cet apôtre, et il l’établit le pasteur de son Église : « Et les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle. » S’il est vrai que ces portes ne vaincront point mon Église, combien moins pourront-elles me vaincre et je vous dis ceci, mon apôtre, afin que vous ne soyez point troublé, lorsque vous entendrez dire bientôt que je serai livré pour être crucifié. À cet honneur il en ajoute encore un autre : « Et je vous donnerai les clefs du royaume des cieux ; et tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel, et tout ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel (19). »

Que veulent dire ces paroles : « Je vous donnerai ? » Comme mon Père vous a donné la grâce de me connaître, « je vous donnerai » aussi ces clefs. Il ne dit point : Je prierai mon Père qu’il vous les donne, quoique la grandeur de ce don fût ineffable, et qu’il fallût être Dieu pour le faire ; mais il dit : « Je vous donnerai. » Quel est ce don qu’il lui fait : « Je vous donnerai », dit-il, « les clefs du royaume des cieux ; et tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans les cieux, et ce que vous délierez sur la terre sera aussi délié dans le ciel. »

Comment pouvons-nous expliquer que celui qui dit : « Je vous donnerai », témoigne ailleurs que ce « n’est pas à lui de donner à personne le droit de s’asseoir à sa droite ou à sa gauche ? » Considérez comment il porte cet apôtre à avoir des sentiments dignes de sa divinité ; comment il se découvre à lui, et lui déclare qu’il est le Fils de Dieu par ces deux promesses qu’il lui fait. Car il lui promet deux choses qui ne peuvent être le don que d’un Dieu, l’une de remettre les péchés, et l’autre de rendre son Église immobile au milieu des assauts de tant d’orages, et de faire voir dans un simple pêcheur une fermeté plus solide que n’est celle de la « pierre », lorsque tout le monde se soulèverait contre lui, et lui déclarerait une guerre ouverte.

Jésus-Christ traite ici saint Pierre comme son Père avait traité Jérémie, lorsqu’il lui dit : « Qu’il le rendrait comme une colonne de fer, et comme un mur d’airain (Jer. 1,47) ». Il y a cette différence, que l’un n’était exposé qu’aux attaques d’un seul peuple ; et que l’autre était destiné à combattre tous les peuples de la terre.

Je demande ici à ceux qui s’efforcent de diminuer la dignité du Fils de Dieu, lequel de ces deux dons est le plus grand ; ou celui que le Père fait à saint Pierre, ou celui que lui fait le Fils. Le Père lui fait connaître son Fils, et le Fils lui donne le pouvoir de révéler le Père et le Fils, et d’en donner la connaissance à toute la terre. Lorsqu’il lui donne ces « clefs » célestes, il rend un homme mortel maître de tout ce qui est dans les cieux. Il fait qu’il répand la foi et qu’il étend l’Église par tout le monde, avec une fermeté plus immobile et plus inébranlable que n’est le ciel même, « puisque le ciel et la terre passeront, et que les paroles de Jésus-Christ ne passeront pas (Mt. 24,25) » Comment donc le Fils serait-il inférieur à son Père, puisqu’il fait de si grands dons aux hommes ?

3. Je ne dis pas ceci, mes frères, pour séparer les ouvrages du Père d’avec ceux du Fils, « puisque toutes choses ont été faites par le Verbe, et que rien n’a été fait sans lui. » (Jn. 1,4) Je prétends seulement fermer la bouche à ces personnes insolentes et téméraires, qui ont la hardiesse de proférer de tels blasphèmes. Mais remarquez partout avec quelle autorité Jésus-Christ parle en ce lieu « Je vous dis, moi, que vous êtes Pierre, et que sur cette pierre je bâtirai mon Église. Je vous donnerai les clefs du royaume des cieux. » Après leur avoir dit ces paroles il leur commanda de ne le découvrir à personne. « En même temps il commanda à ses disciples de ne dire à personne qu’il fût le Christ (20). » Il leur faisait cette défense afin que, lorsque tout ce qui scandalisait les hommes serait passé, que le mystère de sa croix serait accompli, et qu’il ne resterait plus rien qui pût surprendre ou troubler les esprits, et apporter quelque obstacle à leur foi, il fût plus facile aux apôtres d’imprimer dans les esprits des hommes des pensées dignes du Sauveur. Car jusque-là sa puissance souveraine n’avait pas éclaté bien visiblement, C’est pourquoi il voulait que, ses disciples se réservassent de publier sa gloire, lorsque la vérité des mystères du Fils de Dieu serait plus connue, et que les miracles que feraient les apôtres autoriseraient leur prédication, et donneraient du poids à leurs paroles.

Car il y avait bien de la différence entre voir Jésus-Christ dans la Judée, tantôt faire des miracles, et tantôt souffrir des injures et des outrages, principalement lorsque tous ces miracles devaient enfin se terminer à la mort infâme de la croix ; ou le voir au contraire adoré par toute la terre, confessé partout avec une foi généreuse, et élevé pour jamais au-dessus de toutes ces souffrances, auxquelles il s’était soumis pour nous. C’est pour cette raison qu’il commande aux apôtres de ne point dire encore qu’il fût le Christ. Quand on arrache de la terre l’arbre qui commençait d’y prendre racine, il ne reprend plus racine qu’avec peine : mais lorsqu’une fois bien enraciné dans la terre, il y demeure ferme sans qu’on l’y ébranle, il pousse des branches de toutes parts, et croît toujours de plus en plus.

Si les apôtres, après avoir vu faire tant de miracles au Sauveur, et avoir eu part à ses plus secrets mystères, ne laissent pas de se scandaliser au seul nom de la croix, et lorsque Jésus-Christ leur prédit ce qui lui devait arriver ; si non seulement le commun d’entre eux, mais leur prince même, et leur chef en est plus frappé que les autres ; jugez dans quel scandale et dans quel trouble eût pu tomber le reste du monde, lorsque d’un côté on leur eût dit que Jésus-Christ était Fils de Dieu, et qu’ils l’eussent vu de l’autre attaché en croix, et couvert d’ignominies, dont ils n’eussent pas compris le mystère, parce qu’ils n’avaient pas encore reçu le don du Saint-Esprit. Si Jésus-Christ dit à ses apôtres mêmes : « J’ai beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne les pouvez pas porter maintenant (Jn. 16,12) ; » combien plus ce peuple faible eût-il été incapable de les porter, et comment n’eût-il pas succombé sous le poids du plus auguste et du plus impénétrable de nos mystères ?

C’est donc pour cette raison que Jésus-Christ défend ici à ses apôtres de publier qu’il fût le Christ. Et pour vous faire mieux voir quel avantage il y avait pour les hommes de n’apprendre ce mystère qu’après que le scandale en serait passé, et qu’ils n’en verraient plus que la profonde sagesse et l’utilité infinie, il ne faut que considérer ce qui arrive à saint Pierre. Car, après avoir témoigné tant de faiblesse à la passion de son maître, jusqu’à le renoncer trois fois par la crainte d’une servante ; il parut si courageux dans la suite, lorsque le mystère de la croix fut accompli, et qu’il eut vu des preuves indubitables de la résurrection du Sauveur, que rien ne put à l’avenir lui être un sujet de scandale, ni ébranler dans son cœur ce que le Saint-Esprit lui avait appris. Il se lança au contraire comme un lion intrépide au milieu des Juifs ; il vit sans pâlir les dangers qui l’environnaient de toutes parts, et enfin il méprisa la mort qui le menaçait toujours. C’était donc avec grande raison que Jésus-Christ défendait ici aux apôtres de déclarer ce mystère aux hommes, puisqu’il usait même de réserve envers les apôtres, et qu’il leur disait : « J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne les pouvez pas porter maintenant. » Aussi il ne faut pas douter que les apôtres n’aient ignoré beaucoup de choses que Jésus-Christ leur avait dites avant sa mort sans les expliquer, et qu’ils n’ont comprises ensuite qu’après sa résurrection. Et si Jésus-Christ traitait avec cette réserve ceux qui devaient être les maîtres et les docteurs de toute la terre, n’était-il pas juste d’user de cette conduite à l’égard du simple peuple ? « Dès lors Jésus commença à découvrir à ses disciples, qu’il fallait qu’il allât à Jérusalem, et qu’il y souffrît beaucoup de la part des sénateurs, des princes des prêtres et des docteurs de la loi, qu’il y fût mis à mort, et qu’il ressuscitât le troisième jour (21). » Quand dès lors ? Quand il eut bien imprimé cette vérité dans leurs esprits, qu’il était véritablement le Fils de Dieu ; et qu’en leur promettant de bâtir son Église sur la pierre, il leur eut marqué la vocation des Gentils. Cependant ils ne comprirent pas encore ce que leur disait Jésus-Christ. Cette parole leur était comme voilée, et leurs yeux étaient enveloppés d’une nuit si épaisse qu’elle les empêchait de rien voir, parce qu’ils ne savaient pas encore qu’il dût ressusciter d’entre les morts. C’est pourquoi Jésus-Christ s’applique davantage à les tires de leur aveuglement. Il leur éclaircit ces difficultés, afin qu’ils puissent les comprendre.
Mais ils n’y comprirent rien, et cette parole leur fut toujours un mystère. Ils craignaient même de lui demander, non s’il mourrait ; mais comment et de quelle mort il mourrait : enfin ils n’osaient s’informer de ce que signifiait ce qu’ils entendaient. Comme ils ne savaient ce que c’était que de ressusciter, ils croyaient qu’il valait mieux ne point mourir que de ressusciter après être mort. Pendant que les autres apôtres étaient tous dans le trouble et dans l’agitation, sain ! Pierre le plus zélé prend seul la liberté de parler à Jésus-Christ, non devant les autres apôtres, mais en particulier. « Et Pierre l’ayant tiré à part, commença à le reprendre en lui disant : Ah Seigneur, à Dieu ne plaise, cela ne vous arrivera pas (22). » Quoi ! mes frères, cet Apôtre, après avoir reçu du Père une révélation si rare ; après avoir été appelé « heureux » par le Fils de Dieu même, tombe en si peu de temps du haut de cette grandeur où il était élevé, et la passion de Jésus-Christ lui fait peur ! Mais il ne faut pas s’étonner que celui qui n’avait point reçu de révélation de Dieu pour comprendre ce mystère, tombât dans le scandale, lorsqu’il en entendait parler. Dieu voulait nous faire voir que cet apôtre n’avait point parlé de lui-même, lorsqu’il avait confessé si généreusement la divinité du Sauveur, et c’est pourquoi il permettait qu’il se troublât si fort ensuite, lorsqu’on lui dit des choses que Dieu ne lui avait pas révélées. Il en est saisi de frayeur, et il les entend dire cent fois sans les pouvoir jamais comprendre.
Il avait appris que Jésus était le Fils de Dieu ; mais il n’en savait pas davantage. Le mystère de sa croix et de sa résurrection lui était entièrement inconnu. Ainsi vous voyez avec quelle sagesse Jésus-Christ fait à ses disciples le commandement de ne déclarer cette vérité à personne. Car si elle trouble et épouvante ceux mêmes qu’il fallait nécessairement en instruire, quel trouble n’eût-elle point excité dans les autres ? Mais Jésus-Christ voulant montrer avec quel amour il s’offrait de lui-même à tant de maux, fait un sévère reproche à saint Pierre, et il l’appelle « Satan. »
4. « Mais Jésus se tournant dit à Pierre : Retirez-vous de moi, Satan, vous m’êtes à scandale, parce que vous ne goûtez point ce qui est de Dieu, mais seulement ce qui est humain (23). » Que tous ceux qui rougissent de la croix de Jésus-Christ écoutent cette parole. Si le Prince même des apôtres, quoiqu’il n’eût pas encore appris de Dieu ce mystère, est appelé « satan » par Jésus-Christ même ; que doivent attendre ceux qui renoncent cette croix après qu’elle a été adorée de toute la terre ? Si le Fils de Dieu fait un reproche si sévère à celui qu’il venait d’appeler « heureux », et qui avait fait une confession si excellente et si relevée, jugez comment il traitera un jour ceux qui après tant de preuves ne reçoivent et n’adorent pas encore le mystère de la croix.
Il ne lui dit pas simplement que le démon a parlé par lui ; il lui en donne le nom même : « Retirez-vous de moi, Satan. » Tout son désir en s’opposant ainsi à Jésus-Christ était seulement que son Maître qu’il aimait ne souffrît pas. Mais le Fils de Dieu le reprend à dessein avec cette vigueur, parce qu’il savait, et que saint Pierre en particulier, et que tous les autres apôtres craignaient étrangement la mort de leur Maître, et qu’ils ne pouvaient souffrir d’en entendre parler. C’est pourquoi Jésus-Christ déclare ce que ce disciple avait de plus caché dans le secret de son cœur : « Vous ne goûtez point ce qui est de Dieu, mais seulement ce qui est humain. »
Que veulent dire ces paroles : « Vous ne goûtez point ce qui est de Dieu, mais seulement ce qui est humain ? » Saint Pierre jugeant des souffrances de son Maître d’une manière fort grossière et toute charnelle croyait que cette mort lui était honteuse et indigne de sa grandeur. C’est de quoi Jésus-Christ le reprend. Il semble qu’il lui dise : Il n’est point indigne de moi de souffrir la mort, et il n’y a que les pensées basses et terrestres où vous vous laissez aller, qui vous en lassent juger de la sorte. Si vous aviez écouté mes paroles avec l’Esprit de Dieu, en éloignant de vous toutes ces pensées charnelles, vous connaîtriez quelle gloire je tirerai de cette conclusion et de cette ignominie. Vous dites qu’il est indigne de moi de souffrir, et je vous réponds qu’il n’y a que le diable qui puisse s’opposer à mes souffrances. C’est ainsi qu’il réfute les pensées de cet apôtre par un raisonnement tout contraire.
Lorsque saint Jean refusa de le baptiser, parce qu’il jugeait son baptême trop indigne du Sauveur, Jésus-Christ lui persuada au contraire de le faire, en lui montrant qu’il convenait qu’il en fût ainsi ; et bientôt encore il dira à Pierre, lorsque ce disciple voudra l’empêcher de lui laver les pieds : « Vous n’aurez point de part avec moi, si je ne vous lave les « pieds (Jn. 13,9) ; » c’est de la même manière qu’il traite ici saint Pierre, c’est-à-dire qu’il réfute ses raisons par des raisons contraires, et que par la sévérité de sa réprimande, il lui ôte la crainte qu’il avait de sa passion.
Que personne donc, mes frères, ne rougisse de ces marques augustes et adorables de notre salut. La croix de Jésus-Christ est la source de tous nos biens. C’est par elle que nous vivons, et que nous sommes ce que nous sommes. Portons la croix de Jésus-Christ et parons-nous-en comme d’une couronne de gloire. C’est elle qui est comme le sceau et l’accomplissement de toutes les choses qui regardent notre salut. Si nous sommes régénérés dans les eaux sacrées du baptême, la croix y est présente. Si nous nous approchons de la table du Seigneur, pour y recevoir son saint corps, elle y paraît avec éclat. Si l’on nous impose les mains pour nous consacrer au ministère du Seigneur, elle y est encore présente. Enfin, quoi que nous fassions, nous voyons partout ce signe adorable, qui est tout ensemble la cause et la marque de notre victoire. Nous l’avons dans nos maisons ; nous la peignons sur nos murailles ; nous la gravons sur nos portes ; nous l’imprimons sur nos visages, et nous la portons toujours dans le cœur. Car la croix est un signe et un monument sacré, qui rappelle en notre mémoire l’ouvrage de notre salut, le recouvrement de notre ancienne liberté, et l’infinie miséricorde de notre Sauveur Jésus-Christ, qui par l’amour qu’il nous a porté, a été comme une brebis que l’on mène à la boucherie.
Lors donc que vous imprimez ce signe sacré sur vous, souvenez-vous de ce qui a donné lieu à cette croix et de ce qui l’a rendue nécessaire. Que ce souvenir réprime en vous votre orgueil, qu’il arrête votre colère et qu’il étouffe toutes vos autres passions. Lorsque vous formez ce signe sur votre front, armez-vous d’une sainte hardiesse et rétablissez votre âme dans sa première liberté. Car vous n’ignorez pas, mes frères, que la croix est le prix qui vous l’a fait recouvrer. C’est pourquoi saint Paul nous exhortant à rentrer dans cette liberté si digne d’un véritable chrétien, nous y porte en nous parlant de la croix et du sang du fils de Dieu : « Vous avez été », dit-il, « rachetés d’un grand prix, ne vous rendez point esclaves des « hommes. » (1Cor. 6,20)
Considérez quel est le prix qui a été donné pour votre rançon, et vous ne serez plus l’esclave d’aucun homme sur la terre. Ce prix, mes frères, et cette rançon c’est la croix. Vous ne la devez donc pas marquer négligemment du bout du doigt sur votre visage. Vous devez la graver avec amour dans votre cœur par une foi très-fervente. Si vous l’imprimez de la sorte sur votre front, nul des esprits impurs n’osera s’approcher de vous en voyant sur votre visage les armes qui l’ont terrassé, et cette épée étincelante dont il a reçu le coup mortel. Si la seule vue des lieux où les bourreaux exécutent les criminels, vous fait frémir d’horreur et trembler de crainte, dans quel trouble et quelle terreur doivent entrer les démons, en voyant les armes dont Jésus-Christ s’est servi pour les vaincre ?
Ne rougissez donc pas de la croix, afin que Jésus-Christ ne rougisse point de vous, lorsqu’il viendra dans la majesté de sa gloire, et qu’il fera briller ce signe d’une lumière plus éclatante que les rayons du soleil. Car elle paraîtra alors aux yeux de tous les hommes qui auront été dans le monde. Elle publiera hautement l’innocence et la charité de celui qui s’y est laissé attacher, et elle convaincra toute la terre qu’il n’a rien omis pour sa part de tout ce qui’ était nécessaire pour notre salut. C’est la croix qui, du temps de nos pères et du nôtre, a ouvert ces bienheureuses portes qui nous avaient été fermées ;. qui a détruit la vertu mortelle des breuvages empoisonnés que nous avions pris ; qui a déraciné de nous toutes les plantes envenimées qui poussaient des rejetons de mort, et qui a guéri les morsures horribles dont ces bêtes infernales nous avaient cruellement déchirés. Car si cette adorable croix a brisé les portes de l’enfer pour nous ouvrir celles du ciel ; si elle a terrassé toutes les forces du démon, si elle a détruit son empire, doit-on s’étonner qu’elle ait aussi détruit la force du poison qui envenimait nos cœurs, qu’elle y ait dissipé cet air pestilentiel qui les corrompait, et qu’elle en ait exterminé pour jamais ces bêtes furieuses qui les dévoraient ?
5. Gravez donc, mes frères, ce signe dans votre cœur. Embrassez avec amour ce qui a produit le salut de vos âmes. Car c’est la croix qui a sauvé et converti toute la terre. C’est elle qui en a banni l’erreur ; qui a rétabli la vérité ; qui a fait de la terre un ciel ; qui a changé les hommes en anges. C’est par elle que les démons ont cessé de nous paraître redoutables, et que nous les avons méprisés. C’est par elle que la mort n’a plus été une mort, mais un sommeil. Enfin c’est par la croix que tout ce qui nous faisait la guerre a été détruit, que tout ce qui s’opposait à nous a été foulé aux pieds, et que tous nos ennemis ont été renversés par terre.
Si vous trouvez donc quelqu’un qui vous dise : Quoi, vous adorez une croix ? Répondez-lui d’un ton de voix qui témoigne de votre fermeté, et d’un visage gai et riant, dites : Oui, je l’adore, et je ne cesserai point de l’adorer. S’il se moque de vous, plaignez-le, et répandez vos larmes en voyant son aveuglement. Rendez grâces à Dieu qui vous a honoré d’un si grand don, et qui vous a fait des grâces si prodigieuses, que personne ne peut les comprendre, si Dieu par une faveur toute particulière ne les lui révèle. Cet homme qui vous insulte, ne vous raille ainsi que parce que « l’homme animal et humain n’est point capable des choses qu’enseigne l’esprit de Dieu, car elles lui paraissent une folie ; et il ne les peut comprendre, parce que c’est par une lumière spirituelle qu’on en doit juger. » (1Cor. 2,14)
Ces personnes ressemblent à des enfants qui se rient des choses les plus grandes et les plus saintes. Amenez ici un enfant, qu’il voie nos plus redoutables mystères : et il en rira. Tels sont les païens, ou plutôt ils sont encore plus enfants, et par conséquent plus misérables, puisque malgré leur âge avancé, ils ont des sentiments et des pensées puériles. C’est ce qui les rend tout à fait inexcusables. Pour nous, mes frères, disons sans rien craindre, et protestons hautement devant toute la terre et en présence de tous les païens, que toute notre gloire est dans la croix ; qu’elle est la source de tous nos biens ; qu’elle est toute notre espérance ; et que c’est elle qui couronne tous les saints. Je voudrais pouvoir dire avec saint Paul, « que tout le monde m’est crucifié, et que je suis crucifié au monde. »(Gal. 6,14) Mais je ne puis le dire avec vérité, tyrannisé que je suis par tant de passions différentes.
Je vous exhorte donc, et je m’exhorte le premier en vous exhortant. Je vous conjure, mes frères, d’être crucifiés au monde, et de n’avoir plus rien de commun avec la terre. N’aimez que le ciel, qui est la véritable patrie. N’aimez que la gloire et les biens infinis, qui nous y sont réservés. Car nous sommes les soldats du Roi des cieux ; il nous a revêtus d’armes toutes spirituelles. Pourquoi donc nous rabaissons-nous jusqu’à vivre comme les derniers des hommes, ou plutôt jusqu’à vivre comme les bêtes ? Ne faut-il pas que le soldat soit où est son chef ? Nous sommes à un souverain qui ne nous tient pas éloignés de lui, et qui veut que nous en soyons toujours proches. Les rois de la terre ne souffrent point que tous leurs soldats soient dans leur palais, et qu’ils les accompagnent partout où ils marchent. Mais ce chef divin veut que toutes ses troupes environnent toujours son trône. C’est ainsi que saint Paul, vivant comme nous sur la terre, était toujours en esprit avec les chérubins et avec les séraphins. Il était plus proche de Jésus-Christ, que les gardes de nos souverains ne sont près de leurs personnes. Lorsque ces officiers gardent nos rois, et qu’ils se tiennent près d’eux, ils en détachent au moins leurs regards, et, quoiqu’ils soient présents de corps, leur esprit s’égare souvent en divers lieux. Mais rien ne détournait saint Paul de Jésus, son roi ; et il tenait arrêtées sûr lui toutes les pensées de son cœur.
Si nous voulons, mes frères, imiter ce saint apôtre, rien ne nous en peut empêcher. Si nous étions fort éloignés de notre Prince, nous aurions quelque sujet de trouver cette présence difficile, mais puisqu’il se trouve partout, les âmes généreuses et vigilantes peuvent l’avoir toujours présent. N’est-ce pas cette vue et cette présence qui faisait dire à David : « Je ne craindrai point les maux, parce que vous êtes avec moi (Ps. 22,4) ; » et ce qui oblige Dieu de nous dire : « Je suis un Dieu proche et non pas un Dieu éloigné (Jer. 23,23) ? » Le péché nous sépare et nous éloigne de Dieu, et la vertu nous en approche. « Lorsque vous me parlerez encore (Is. 58,9) », nous dit-il, « je vous dirai : me voici présent. » Quel est le père qui écoute aussi promptement les demandes de ses enfants ; quelle est la mère qui veille avec plus d’empressement pour prévenir les prières de son fils, que Dieu pour prévenir les nôtres ? il n’y a rien dans le cœur des pères et des mères de la terre qui approche de ce grand amour de Dieu. Il est continuellement attentif pour nous écouter. Aussitôt qu’un des siens commence à l’invoquer, il l’exauce au moment même, sans attendre qu’il l’invoque autant de temps que la grandeur de sa majesté le voudrait. C’est pourquoi il dit : « Quand vous me parlerez encore, je e vous dirai : me voici présent. » Je ne différerai point de vous exaucer et d’accomplir toutes vos demandes.
Invoquons donc Dieu, mes frères, comme il veut que nous l’invoquions. Comment veut-il qu’on le prie ? « Rompez », dit-il, « tous les liens de l’injustice, rompez les cédules des obligations extorquées, et déchirez tous les seings et toutes les procédures injustes. Faites part de votre pain au pauvre ; recevez les étrangers dans votre maison. Quand vous verrez un pauvre nu revêtez-le, et ne méprisez point ceux qui viennent du même sang que vous. Alors votre lumière du matin éclatera, et vos blessures seront refermées. Votre justice marchera devant vous, et la gloire de Dieu vous environnera. Vous m’invoquerez et je vous exaucerai, et lorsque vous me parlerez encore, je vous dirai : me voici présent. » (Is. 58,6)
Mais qui peut, dites-vous, faire tant de choses ? Et moi je vous demande au contraire : qui peut ne les pas faire ? Qu’y a-t-il de pénible dans ce que je viens de dire ? qu’y a-t-il de fâcheux ? qu’y a-t-il qui ne soit aisé ? Toutes ces choses sont au contraire si faciles, que plusieurs sont allés sans peine au-delà de ces préceptes. Ils n’ont pas seulement « déchiré les obligations injustes », que leur avarice avait exigées ; ils ont même renoncé à tout leur bien. Ils n’ont pas seulement « retiré chez eux l’étranger, et fait part de leur table au pauvre », mais ils ont travaillé de leurs propres mains, pour avoir de quoi les nourrir. Ils ne se sont pas contentés « d’obliger leurs proches », ils ont encore fait du bien à leurs plus grands ennemis.
6. Que trouvez-vous donc de pénible en tout ce que je viens de dire ? Le Prophète ne vous commande point de courir les terres et les mers, de creuser jusqu’aux entrailles de la terre, de vous macérer par de longs jeûnes, ni de vous couvrir d’un cilice. Il vous ordonne seulement d’être charitable envers votre prochain, de faire part de votre pain au pauvre, et de rompre les obligations injustes. Peut-on trouver rien de plus aisé ? Que si vous y craignez encore quelque peine, jetez les yeux sur la grandeur des récompenses qu’il vous promet, et vous n’y trouverez plus rien que de très-facile. Car, comme les princes et les rois sont soin, dans les combats et dans les jeux de course, d’exposer aux yeux de ceux qui courent le prix qu’ils destinent au vainqueur, Jésus-Christ de même met, comme au milieu de sa carrière, les récompenses qu’il prépare aux victorieux. Il nous les montre à tous pour nous exciter, et les paroles du Prophète sont comme les mains par lesquelles il nous les présente.
Quand nos princes et nos souverains seraient encore cent fois plus grands et plus riches qu’ils ne sont, comme ils sont hommes, il faut nécessairement que leurs richesses aient des bornes, et que leur libéralité s’épuise. Ils usent d’artifice pour faire paraître le peu qu’ils donnent, comme étant fort considérable. Ils font porter séparément les prix qu’ils proposent par autant de différentes personnes, et ils les étalent avec beaucoup d’appareil. Mais notre Roi agit bien d’une autre manière. Comme il est infiniment riche, que ses dons sont inépuisables, et qu’il ne lui est point nécessaire de leur donner un prix et un éclat emprunté, il les ramasse tous ensemble, et il ne les montre que confusément à nos yeux, parce que s’il voulait s’arrêter à nous les faire voir un à un, et en détail, ce serait une entreprise infinie.
Pour comprendre combien ce que je vous dis est véritable, examinez chacun de ces biens qu’il promet ici. « Alors », dit-il, « votre lumière du matin éclatera. » Croyez-vous, mes frères, que Dieu ne nous promette qu’un seul don par ces paroles ? Ne voyez-vous pas le grand nombre de prix et de récompenses que cette seule promesse renferme ? Voulezvous que nous développions ces trésors cachés, et que nous vus les découvrions autant qu’il nous sera possible ? Je vous prie seulement de ne vous pas ennuyer, et de ne vous pas lasser de m’entendre.
Que veut dire premièrement ce mot, « éclatera ? » Car le Prophète ne dit pas : paraîtra, mais « éclatera. » C’est pour nous faire mieux comprendre là promptitude et la libéralité de notre prince, pour nous témoigner avec quel zèle il veille pour notre salut, quelle violence il se fait pour retenir en lui ses grâces, et qu’il ne cherche qu’à s’en décharger sur nous, sans que rien puisse arrêter sa magnificence.
« Votre lumière du matin ; » Que veut dire cet autre mot, « du matin ? » Dieu nous témoigne par là qu’il n’attend pas toujours, pour nous éclairer, que nous ayons souffert ; mais qu’il prévient les maux. C’est ce qui est marqué par ces autres paroles : « Lorsque vous parlerez encore, je vous dirai : Me voici. » Mais quelle est cette « lumière ? » Ce n’est pas sans doute cette lumière sensible ; c’est une autre lumière beaucoup plus excellente, qui nous découvre le ciel, qui nous y fait voir les anges, les archanges, les chérubins et les séraphins, les principautés, les dominations, les trônes et les puissances, toutes ces armées divines, toutes ces troupes bienheureuses, toute cette cour céleste et ces tentes adorables. Celui qui a été honoré de cette lumière ineffable, verra ces objets bienheureux. Il n’éprouvera point le feu de l’enfer, le ver qui ronge et qui ne meurt point, ces grincements de dents, ces chaînes qui ne se peuvent rompre, ces tourments et ces misères, ces ténèbres profondes, ces fleuves de flammes qui ne s’éteindront jamais, ces blasphèmes horribles et ces lieux de douleurs et de tortures effroyables ; mais il passera en d’autres lieux, d’où la douleur et la tristesse fuiront éternellement, où la joie, la paix, le plaisir et les délices, régneront sans fin, où il jouira d’une vie éternelle et d’une gloire ineffable ; où il admirera ces tentes d’une beauté incomparable, et cette majesté si auguste et si sainte de notre roi ; où il verra ces biens que l’œil n’a point vus, que l’oreille n’a point ouïs, et qui ne sont point montés dans le cœur de l’homme ; où demeure cet époux céleste, où est la chambre nuptiale, dans laquelle entrent les vierges chastes et pures qui ont conservé leurs lampes ardentes, et tous ceux qui ont gardé purs et sans tache les habits qu’ils avaient reçus ; où sont enfin les biens infinis de notre roi, et les richesses inépuisables de Dieu même.
Comprenez-donc, mes frères, quels sont les biens auxquels on, vous invite, et combien Dieu vous promet dans un seul mot. Que de trésors trouverions-nous si nous voulions examiner ainsi en particulier chacune des promesses que Dieu nous fait par son prophète ? Combien découvririons-nous de richesses ? Après cela différerons-nous davantage de les désirer ? Témoignerons-nous de l’indifférence et, de la paresse à secourir les pauvres ? Ne le faisons pas, mes frères, je vous en conjure. Quand nous devrions tout perdre, quand il faudrait renoncer à tout, quand nous devrions même être jetés dans le feu, et passer au travers des épées nues ; souffrons tout avec courage, afin de pouvoir un jour recevoir de notre prince cette gloire inestimable, que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LV. modifier


« ALORS JÉSUS DIT A SES DISCIPLES SI QUELQU’UN VEUT VENIR APRÈS MOI, QU’IL RENONCE À SOI-MÊME, QU’IL SE CHARGE DE SA CROIX, ET QU’IL ME SUIVE. » (CHAP. 16,24, JUSQU’AU VERSET 28)

ANALYSE. modifier

  • 1. Précepte du renoncement à soi-même ; en quoi il consiste.
  • 2 et 3. Porter sa croix et suivre Jésus-Christ pour arriver au salut, à la vie, aux récompenses éternelles.
  • 4. À quoi sert la santé du corps si l’âme est malade ? – Le Père et le Fils ont la même substance comme la même gloire.
  • 5 et 6. Éloge des solitaires et de leur genre de vie. – Leur formule de prière. – Les gens du monde pourraient et devraient imiter les solitaires.


1. « Jésus dit alors à ses disciples », c’est-à-dire lorsque saint Pierre lui eut dit : « A Dieu ne plaise, Seigneur, cela ne vous arrivera pas », et que Jésus-Christ eut répondu : « Retirez-vous de moi, Satan ; » car le Fils de Dieu ne se contenta pas d’une réprimande si sévère. Il voulut faire voir quelle était la vanité des paroles de cet apôtre, et quel serait le fruit, au contraire, que tout le monde tirerait de sa passion. Vous m’exhortez, lui dit-il, à avoir pitié de moi-même et vous désirez que ces souffrances ne m’arrivent pas ; et moi je vous dis au contraire que non seulement il vous serait très-dangereux de vous opposer à ma croix et d’empêcher que je ne meure pour vous, mais que vous périrez très-certainement et que vous ne pourrez prétendre aucune part au salut, si vous n’êtes disposé vous-même aux souffrances et toujours prêt à la mort. Il veut que ses disciples reconnaissent qu’il n’était pas indigne de lui de mourir en croix et de mourir non seulement pour les raisons qu’il leur avait déjà dites, mais encore pour les grands avantages que sa mort produirait pour toute la terre. Il dit dans l’Évangile de saint Jean « Que si le grain de froment ne meurt lorsqu’il est en terre, il demeure seul, mais qu’après qu’il est mort il rapporte beaucoup de fruit. (Jn. 19,24)
Et pour étendre encore cette vérité plus loin, dans cet endroit de saint Matthieu, il montre que non seulement il faut qu’il meure lui-même, mais que tous ses véritables disciples s’y doivent aussi préparer. Il y a, leur dit-il, tant de biens renfermés dans ces souffrances passagères, qu’un de vos plus grands malheurs c’est de ne les vouloir pas accepter et de craindre de mourir ; comme votre plus grand bonheur, c’est d’être toujours prêts à faire ce sacrifice. C’est ce qu’il montre clairement par toute la suite, quoique jusque-là il n’eût voulu découvrir cette vérité qu’en partie.
Et remarquez, mes frères, la sagesse avec laquelle Jésus-Christ parle en cet endroit. Il n’engage et ne force personne. Il ne dit point : Quoique vous le vouliez, ou que vous ne le vouliez pas, il faut nécessairement que vous enduriez des maux. Il dit seulement : « Si « quelqu’un veut venir après moi. » Je ne contrains et ne violente personne. Je laisse tout le monde à soi et libre de faire ce qu’il voudra. C’est pourquoi je dis : « Si quelqu’un veut. » Car c’est à des biens que je vous invite et non à des maux. Je ne vous appelle point à un état de misères ni aux rigueurs d’un supplice pour user envers vous de contrainte. Les biens que je vous propose sont assez grands pour vous attirer d’eux-mêmes à écouter ce que je vous dis. Mais ces paroles formaient l’exhortation la plus puissante qu’il pût employer. Celui qui violente et qui force quelqu’un, lui donne souvent de l’éloignement et augmente son aversion, Lorsqu’au contraire on laisse celui à qui l’on propose une chose, libre de la faire ou de ne la faire pas, c’est un moyen bien plus puissant pour l’attirer à ce qu’on désire de lui. Car les paroles douces et obligeantes font plus d’effet sur nos esprits que la force et la contrainte. C’est pour cette raison que Jésus-Christ dit sans user de violence : « Si quelqu’un veut, » etc. Les biens que je vous offre, dit-il, sont si grands et si considérables, qu’ils méritent assez que vous y couriez de vous-mêmes et que vous les désiriez de votre propre mouvement. Si quelqu’un vous proposait de grandes sommes d’argent, il ne vous ferait aucune violence en vous invitant à les recevoir. Si donc vous ne croyez point que l’on vous force dans ces rencontres, combien le devez-vous moins croire lorsqu’on vous offre tous les biens du ciel ? Si la seule grandeur de ces biens inestimables qu’on vous propose ne vous attire par elle-même et ne vous entraîne à tâcher de les acquérir, vous êtes indignes de les recevoir ; et quand vous les auriez reçus, vous n’en comprendriez pas le prix. C’est pourquoi Jésus-Christ ne contraint ici personne. Il nous laisse à nous et il se contente de nous exhorter à nous y porter de nous-mêmes.
Comme les apôtres paraissaient surpris de cette parole, il semble que Jésus-Christ leur dise : Il n’est point nécessaire que vous vous troubliez de la sorte. Si vous ne croyez point que ce que je vous propose vous soit une source de biens et le plus grand bonheur qui puisse vous arriver, je ne vous y forcerai pas. Je ne prétends contraindre personne. Je n’appelle à moi que celui « qui me veut suivre. » Et ne croyez pas, mes disciples, que j’appelle « me suivre », ce que vous avez fait jusqu’ici en m’accompagnant dans mes voyages, il faudra que vous enduriez bien d’autres travaux, et que vous passiez par des afflictions bien plus sensibles, si vous êtes résolus de me suivre de la manière que je l’entends. Et vous, Pierre, qui venez de confesser que je suis le Fils de Dieu, ne prétendez pas que pour cette confession, vous deviez attendre la couronne de la gloire. Ne vous imaginez pas que ce soit assez pour le salut et que vous n’ayez plus qu’à vivre dans une pleine assurance comme ayant satisfait à tout. Je pourrais assez, étant le Fils de Dieu, vous empêcher de tomber dans ces malheurs, et prévenir par ma puissance tous les périls qui vous pourront arriver, mais je ne le veux pas faire à cause de vous-même et pour votre propre bien, afin que vous contribuiez de votre part à votre bonheur, et que vos souffrances redoublent un jour votre gloire. Si quelqu’un aimait un athlète, il ne voudrait pas qu’on le couronnât, seulement parce qu’il est son ami. Il veut qu’il travaille et qu’il mérite sa couronne ; et plus il l’aime, plus il désire qu’il s’efforce de s’en rendre digne. C’est ainsi que Jésus-Christ nous traite. Plus il chérit une âme, plus il veut qu’elle contribue pour sa part à son bonheur et à sa gloire. Il ne peut souffrir que sa grâce fasse tout en elle et qu’elle n’y réponde point par ses travaux.
Mais admirez comment il tâche de leur rendre moins odieux ce qu’il leur dit. Il ne l’adresse pas à eux seuls en particulier, mais il le propose comme une maxime générale pour tout le monde. « Si quelqu’un veut : » homme ou femme, roi ou sujet, « Si quelqu’un veut venir après moi », il faut que ce soit par cette voie. Il semble, mes frères, que Jésus-Christ ne dise qu’une seule chose, et il en dit trois. Il commande à l’homme de « se renoncer lui-même, de porter sa croix et de le suivre. » Ces deux premiers commandements, « se renoncer soi-même et porter sa croix », sont joints ensemble ; mais le dernier qu’il ajoute, « de le suivre », est proposé séparément.
Examinons d’abord ce que c’est que « se « renoncer soi-même. » Pour le bien comprendre, il faut voir ce que c’est que renoncer un autre homme. Celui qui renonce quelqu’un, frère, parent, domestique ou quelqu’autre que ce puisse être, a pour lui une haine irréconciliable. Quand il le verrait outragé, fouetté cruellement, ou chargé de rudes chaînes, il ne le secourrait pas ; il ne compatirait pas à ses maux et ne serait point touché de toutes ses peines, parce qu’il n’a pour lui qu’une extrême aversion et une haine mortelle. C’est ainsi que Jésus-Christ nous commande d’abandonner notre corps. Il veut que nous l’épargnions si peu que, quand on le déchirerait par les fouets, qu’on le tourmenterait sur les chevalets, qu’on le livrerait aux flammes, ou qu’on lui ferait souffrir quelque autre tourment semblable, nous soyons prêts à souffrir tout sans avoir compassion de ses maux. Car c’est proprement par cette cruauté apparente que nous avons pitié de lui.
Les pères ne témoignent jamais mieux combien ils aiment leurs enfants, que lorsqu’ils les abandonnent à des maîtres sévères, et qu’ils leur commandent de ne point les épargner. C’est ainsi que Jésus-Christ nous commande de traiter notre propre corps. Il ne nous dit pas simplement que nous ne l’épargnions pas ; mais que nous « le renoncions », c’est-à-dire que nous l’abandonnions aux périls et aux souffrances, et que nous ayons moins de compassion de lui que d’un étranger ou d’un ennemi. Et il ne dit pas ἀρνησάσθω, mais ἀπαρνησάσθω, terme beaucoup plus fort.
2. « Qu’il porte sa croix. » C’était une suite du renoncement que Jésus-Christ vient de nous commander. Car afin que vous ne croyiez pas que œ renoncement de vous-mêmes ne devait aller qu’à souffrir simplement des paroles, des injures et des outrages, Jésus-Christ marque jusqu’à quel point vous devez vous renoncer, c’est-à-dire, jusqu’à mourir, et à mourir d’une mort infâme comme celle de la croix, et à la porter non une ou deux fois, mais durant toute votre vie. Portez, dit-il, continuellement votre croix ; ayez la mort toujours présente devant les yeux, et soyez toujours prêts à vous laisser égorger comme un agneau que l’on conduit à la boucherie. Il se voit assez de personnes qui ont la force de mépriser les biens, les plaisirs et la gloire, et qui ne peuvent mépriser la mort, Ils ne peuvent se mettre au-dessus de tous les périls, dont la seule vue les fait pâlir. Mais moi je veux que celui qui veut être mon disciple se prépare aux maux, qu’il soit prêt à répandre jusqu’à la dernière goutte de son sang, qu’il passe gaiement des injures aux outrages, et des outrages à la mort, qu’il embrasse généreusement la mort la plus honteuse, et que plus elle est infâme, plus il s’en réjouisse. « Et qu’il me suive. » Jésus-Christ ajoute ces paroles avec grande raison. Il y a bien des personnes qui souffrent mais qui ne « suivent » pas le Sauveur, parce qu’elles ne souffrent pas pour lui. Les voleurs, les sorciers, les meurtriers, les violateurs des tombeaux souffrent tous les jours de cruelles peines ; mais ils se les sont attirées eux-mêmes. Ainsi ce n’est pas assez de souffrir en général, Jésus. Christ marque en particulier quel doit être le sujet de nos souffrances, lorsqu’il veut que nous le suivions, que nous endurions tout pour lui, et que nos souffrances soient accompagnées de toutes les autres vertus. Car c’est ce que marque ce mot, « et qu’il me suive. »C’est-à-dire, qu’il témoigne non seulement du courage dans les souffrances, mais de l’humilité, de la douceur, de la modestie, et tout ce qui est nécessaire pour souffrir en vrai chrétien.
Suivre Jésus-Christ comme on le doit suivre, c’est avoir soin, lors même qu’on souffre, de pratiquer toutes les autres vertus, et de souffrir seulement pour Jésus-Christ. Car le démon a aussi des disciples qui le suivent, qui souffrent les mêmes maux pour lui, que nous souffrons pour le Sauveur ; qui lui sacrifient misérablement leur vie, et qui n’ont aucune crainte de la mort la plus sanglante. Pour nous, nies frères, nous souffrons, non pour le démon, mais pour Jésus-Christ. Nous souffrons pour nous-mêmes et pour nous sauver, au lieu que ceux-là ne souffrent que pour se perdre, et dans ce monde et dans l’autre. Nous souffrons pour acheter par nos souffrances une double vie, et ils souffrent pour passer de leurs souffrances dans une double mort. Ne serait-ce pas être lâche que de ne pas témoigner autant de courage pour nous sauver, que ces malheureux en témoignent pour se perdre ; de ne pas endurer des maux qui nous produisent tant de gloire, surtout lorsque Jésus-Christ est présent pour nous assister, pendant que ceux-là souffrent sans trouver aucun appui dans leurs souffrances ?
Jésus-Christ avait déjà presque donné ce même commandement à ses apôtres, lorsqu’en les envoyant il leur dit : « N’allez point dans la voie des Gentils. Je vous envoie comme des brebis au milieu des loups, et vous serez conduits devant les princes et les rois. »(Mt. 10,5 ; Lc. 10,3) Mais il marque ici la même chose en des termes bien plus forts et, bien plus terribles. Il ne parlait alors que de la mort ; mais il parle ici de la « croix », et d’une croix continuelle : « Qu’il porte sa « croix », dit-il, c’est-à-dire, qu’il la porte en tout temps et dans tous les lieux. C’est la coutume que le Sauveur garde partout. Il ne commande point tout d’abord les choses les plus parfaites et les plus relevées. Il nous y porte insensiblement et comme par degrés, afin que nous n’en soyons point frappés d’abord, et que nous devenions plus disposés à les recevoir.
Mais, comme ces commandements paraissaient extrêmement durs, admirez comment le Sauveur les adoucit. Il relève le courage de ses apôtres, en leur proposant le prix inestimable dont il les récompenserait. Il ne se contente pas de leur faire voir seulement les biens qu’ils mériteraient par ces souffrances il leur montre encore les maux qu’ils éviteraient, sur lesquels même il s’arrête davantage que sur les biens, parce qu’il savait que les hommes sont moins touchés des promesses des récompenses, que des menaces des supplices. Voyez donc comment, après avoir commencé son discours par là, il le termine de même. « Car celui qui voudra sauver son âme la perdra, et celui qui la perdra pour l’amour de moi, la sauvera (25). » C’est comme s’il leur disait : Il semble que je ne vous épargne point, en vous ordonnant de souffrir ces maux. Cependant, je ne le fais que pour vous épargner davantage. Le père qui épargne son fils, le perd. Celui qui ne l’épargne point, le sauve. Le Sage a dit : « Si vous frappez votre fils de verges, il ne mourra pas, et vous sauverez son âme de la mort. » Et ailleurs : « Celui qui aime son fils fermera ses plaies, et bandera ses blessures. » (Prov. 23,13 ; Sir. 30,7) C’est ainsi que les généraux d’armée agissent envers leurs soldats. Si, pour les épargner, ils leur commandaient de ne point sortir du camp, ils les perdraient sans ressource. Afin donc, mes disciples, que vous ne tombiez pas dans ce malheur, je vous commande de vous tenir toujours préparés à la mort. Vous allez être en butte à une cruelle et sanglante guerre. Ne vous tenez donc pas à l’ombre. Ne vivez pas d’une vie lâche et molle, mais sortez du camp, et témoignez votre courage en combattant vos ennemis. Si vous mourez dans cette guerre, c’est alors que vous trouverez la vie.
3. On voit ici que, dans les armées, le soldat le plus résolu à la mort, est aussi celui qui se fait le plus remarquer, qui est le plus invincible, et qui donne plus de terreur à ses ennemis. Cependant, s’il mourait alors, le prince pour qui il combat ne lui redonnerait pas la vie, et ne lui pourrait témoigner sa reconnaissance. Combien donc, dans cette guerre toute sainte, où nous sommes animés d’une espérance si ferme de la résurrection, devons-nous être prêts à donner une vie que nous retrouverons un jour ? Nous le devons, premièrement, parce que sacrifier sa vie est quelquefois le plus sûr moyen de la sauver ; ensuite, parce que si nous la perdons, nous en retrouverons une autre infiniment plus heureuse. Mais, comme Jésus-Christ avait dit : « Celui qui veut sauver son âme la perdra », il explique dans la suite ce qu’il entend par ce mot de « sauver », afin qu’on ne confondît pas ce faux salut avec le salut qu’il donne. « Que servirait-il à un homme de gagner le monde entier et de perdre son âme ? Et que donnera l’homme en échange de son âme (26) ? » Vous voyez donc, mes frères, que ce faux salut est une véritable « perte », pire que toutes les pertes d’ici-bas, puisqu’elle est sans remède, et qu’elle ne se peut réparer. Ne me dites point, dit Jésus-Christ, que celui qui, par sa lâcheté, éviterait tous les maux que je vous prédis, aurait sauvé son âme. Comparez son âme, si vous voulez, avec le monde entier, et jugez quel avantage il trouverait de le posséder tout entier, s’il perdait enfin son âme. Si vos domestiques vivaient dans toutes sortes de délices, pendant que vous, qui êtes leur maître, seriez accablé de maux, quel avantage auriez-vous d’être le maître de ces personnes heureuses, étant si misérable vous-même ? C’est ainsi que vous devez regarder votre âme. Elle gémit pendant que le corps est dans la joie ; et lorsque l’un est plein de force et de vigueur, l’autre est toute languissante et sans force : « Car, que donnera l’homme en échange de son âme ? » A-t-il une autre âme qu’il puisse donner pour la racheter ?
Si vous avez perdu de l’argent, vous le pouvez remplacer par d’autre argent. Si vous avez perdu une maison ou des esclaves, ou quelque autre chose semblable, vous pouvez les racheter. Mais si vous perdez votre âme, vous n’en avez point d’autre que vous puissiez donner en échange pour la recouvrer. Quand vous seriez roi de tout l’univers, vous ne pourriez, en donnant tout ce que vous y possédez, trouver de quoi racheter votre âme. Et faut-il s’étonner que cela vous arrive à l’égard de votre âme, puisque cela n’est que trop vrai à l’égard de la vie du corps ? Quand vous auriez cent royaumes, pourriez-vous en les donnant guérir une maladie mortelle ? Pourriez-vous par toutes vos richesses vous rétablir en santé, et vous arracher d’entre les bras de la mort ? Jugez par là de votre âme, et croyez que ce que je vous dis est encore bien plus vrai d’elle qu’il ne l’est du corps. C’est pourquoi je vous conjure, mes frères, de renoncer à tout autre soin, et de ne veiller à l’avenir qu’à la garde de votre âme. Appliquez sur elle toute votre vigilance. Ne soyez pas si malheureux que de vous embarrasser pour des choses superflues, et qui vous sont étrangères, pendant que vous négligez ce qui vous doit être le plus cher. Cependant c’est le malheur où nous voyons tomber aujourd’hui presque tous les hommes. Ils sont semblables à ceux qui travaillent aux mines. Ces mines d’or et d’argent ne les enrichissent point ; et au lieu de trouver quelque avantage pour eux au milieu de tant de trésors, ils n’y trouvent que leur perte. Ils souffrent des travaux horribles, et les autres en ont le fruit. Ils passent une vie misérable dans une longue suite de périls, et leurs périls ne servent que pour établir le repos des autres. Leurs sueurs leur sont stériles pour eux-mêmes ; et ils n’en tirent d’autre avantage que leur propre mort.
4. Il y a bien des hommes aujourd’hui qui imitent ces malheureux, et qui ne travaillent que pour amasser du bien aux autres. Je trouve ces gens encore même plus misérables que ceux qui travaillent aux métaux ; puisque ces travaux, quoique pénibles, sont moins terribles que l’enfer, qui est la malheureuse fin de tous les travaux des avares. Ceux-là trouvent au moins dans la mort la fin de leurs sueurs et de leurs peines ; au lieu qu’elle devient pour les avares le renouvellement de leurs maux. Si vous me répondez que vous jouirez vous-même du fruit de vos travaux lorsque vous serez bien riche, montrez-moi comment votre âme en sera plus dans la joie, et alors je vous croirai. Car vous savez que notre âme est ce que nous avons de plus précieux. Mais si ce n’est que le corps qui s’engraisse, lorsque l’âme sèche de jour en jour, que vous sert cette abondance de biens que vous possédez ? Que sert le plaisir de la servante lorsque la maîtresse se meurt ? Que sert le vêtement magnifique, lorsque le corps est près – de mourir ? C’est pourquoi Jésus-Christ insiste beaucoup sur ce point, et il redit encore a Que donnera l’homme en échange de son « âme ? » voulant par toutes sortes de moyens nous rappeler au soin de notre âme, et nous apprendre à n’estimer qu’elle. Jésus-Christ donc, après avoir étonné ses apôtres par ces paroles de terreur, les console dans la suite. « Le Fils de l’homme doit venir dans la « gloire de son Père avec ses anges, et alors il rendra à chacun selon ses œuvres (27). » Vous voyez par ces paroles que la gloire du Père et du Fils est la même gloire. Que s’ils n’ont que la même gloire, il est clair aussi qu’ils n’ont que la même substance. Car si, selon saint Paul, il se trouve dans une même substance, une inégalité de gloire : « La gloire du soleil », dit-il, « est autre que celle de la lune, et celle de la lune est différente de celle des étoiles, et une étoile est différente d’une autre étoile en clarté (1Cor. 15,41) », quoique tous ces astres ne soient que d’une même substance ; comment lorsque la gloire est la même, la substance pourrait-elle être différente ? Car Jésus-Christ ne dit pas qu’il viendra dans une gloire pareille à celle de son Père, ce qui nous eût laissé lieu de douter ; mais il marque précisément qu’il viendra « dans la gloire de son Père », pour faire voir que la gloire de l’un est la gloire même de l’autre. Pourquoi donc, dit Jésus-Christ à son apôtre, pourquoi, ô Pierre, tremblez-vous, lorsque je vous parle de ma mort, puisque c’est alors que vous me verrez dans la gloire de mon Père ; et que si je suis dans la gloire, vous y serez aussi vous-même ? Les biens que je vous destine ne se termineront pas sur la terre. Vous ne sortirez de cette vie que pour entrer dans une autre qui vous comblera d’une éternité de bonheur.
Mais lorsque Jésus-Christ a parlé des biens, il ne s’arrête pas là, Il ne veut pas terminer ce discours par des paroles si consolantes. Il y mêle encore la terreur de son jugement, la crainte de son tribunal, l’appréhension de ce compte exact qu’il nous redemandera, la frayeur de cet arrêt irrévocable, de ces yeux qui perceront jusqu’au fond des cœurs ; de cette lumière à qui rien ne se pourra cacher, et de cette vérité qui ne pourra être surprise par aucun déguisement. Il tempère encore néanmoins ce discours terrible, et il mêle à des paroles si étonnantes, d’autres considérations qui relèvent notre courage. Car il ne dit pas qu’il punira alors les pécheurs ; mais « qu’il rendra à chacun selon ses œuvres. » Il use à dessein de cette expression, afin que, représentant d’un côté aux pécheurs ce qu’ils doivent attendre, il assure de l’autre ceux qui vivront selon ses règles de la récompense qui leur est promise.
Il est vrai, mes frères, que Jésus-Christ promettait de rendre à chacun selon ses œuvres pour relever le courage des apôtres, et pour les consoler dans leur maux. Mais je vous avoue pour moi que je tremble en entendant ces paroles. Je reconnais que je ne suis point du nombre de ces saintes âmes qui attendent des couronnes. Je suis au contraire saisi de frayeur, quand je me regarde, et je crois qu’il y en a dans cette assemblée qui partagent avec moi mes appréhensions et mes craintes. Car qui de nous ne sera point frappé de ces paroles de Jésus-Christ, lorsqu’il rentrera sérieusement en lui-même ? Qui de nous ne frémira d’horreur, qui ne se couvrira de sac et de cendre, et qui ne jeûnera plus que n’ont fait autrefois les Ninivites ? Car il ne s’agit pas ici du renversement d’une ville ou d’une mort passagère, mais d’un supplice éternel, et d’un feu qui ne s’éteindra jamais.
5. c’est pourquoi j’admire ces bienheureux solitaires qui se sont retirés du milieu des villes pour aller vivre au fond des déserts. Je les estime heureux pour une infinité de raisons. Mais leur bonheur me touche encore davantage quand je sens mon cœur pénétré de crainte en pensant à ces paroles étonnantes. Tout le monde sait ce que ces hommes admirables disent tous les jours en sortant de table après le dîner ou plutôt après le souper ; car ils ne dînent jamais, et ils sont trop persuadés que cette vie est un temps de jeûne et de tristesse. Lors donc qu’ils tendent leurs actions de grâces, ils se représentent chaque jour cette parole par laquelle Jésus-Christ vient de finir ce discours. Trouvez bon, mes frères, que je rapporte ici cette prière tout entière ; afin qu’à l’imitation de ces saintes âmes, vous la puissiez avoir toujours dans la bouche et dans le cœur, « Soyez béni, ô mon Dieu », disent-ils, « vous qui me nourrissez dès mon enfance, qui donnez à toute chair la nourriture dont elle a besoin, et qui remplissez nos cœurs de consolation et de joie, afin qu’ayant chaque jour ce qui est nécessaire à la nature, nous soyons riches en toutes sortes de bonnes œuvres par Jésus-Christ Notre-Seigneur, avec qui vous est due la gloire, l’honneur et l’empire avec le Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. Gloire à vous, ô Seigneur ; Gloire à vous, ô Saint ; Gloire à vous, ô R. qui nous avez donné de quoi nous nourrir. Remplissez-nous du Saint-Esprit, afin que nous puissions paraître agréables à vos yeux, et que nous ne soyons point couverts de confusion lorsque vous viendrez rendre à chacun selon ses œuvres ».
Il n’y a rien dans cette action de grâces qui ne soit admirable ; mais rien ne m’en paraît plus beau que les dernières paroles. Car, comme le temps du repas a coutume de dissiper l’âme et de la rendre pesante, ces bienheureux solitaires se servent alors de ces paroles comme d’un frein pour la retenir dans le devoir ils la forcent, dans ce temps de relâche, de se souvenir du jour redoutable du jugement. Ils n’ignorent pas dans quel malheur les délices de la table et la bonne chère jetèrent autrefois les Israélites : « Mon bien-aimé », dit l’Écriture, « a mangé et s’est engraissé, et il m’est devenu rebelle ».(Deut. 22,15) C’est pourquoi Moïse dit : « Quand vous aurez bu et mangé, et que vous serez rassasiés, souvenez-vous alors du Seigneur votre Dieu » (Deut. 6,11) ; parce que c’était alors que les Israélites avaient offensé Dieu par une honteuse idolâtrie. Prenez donc garde qu’il ne vous arrive alors un malheur semblable Vous ne sacrifiez point des brebis et d’autres animaux aux idoles de pierre et d’argent ; mais craignez de sacrifier votre propre âme à la colère, et de l’immoler à la fornication et aux autres passions semblables. C’est le malheur que craignent ces saints solitaires. Lorsqu’ils ont cessé de manger, ou, pour mieux dire, lorsqu’ils n’ont point cessé de jeûner, puisque leur repas même est un jeûne, ils rentrent dans le souvenir de ce jour terrible, et du jugement rigoureux de Jésus-Christ. Que si des personnages si saints, qui s’affligent sans cesse, qui passent leur vie dans le jeûne et dans les veilles ; et qui ne couchent que sur la terre, ont encore besoin de se représenter la mémoire de ce jour ; comment pouvons-nous espérer, nous autres, de vivre dans la modération chrétienne, nous qui sommes tous les jours à des tables où la tempérance est exposée à tant de périls, et qui n’adressons à Dieu nos prières, ni lorsque nous y entrons, ni lorsque nous en sortons ?
Pour prévenir ces malheurs à l’avenir, usons de la même prière que ces bienheureux solitaires, et expliquons-la en passant ; afin qu’en reconnaissant les grands avantages qu’elle renferme, nous l’ayons continuellement dans le cœur, lorsque nous serons à table. Réprimons ainsi les désirs déréglés de notre concupiscence. Imitons la conduite de ces anges visibles, et réglons nos maisons d’après le modèle qu’ils nous tracent sur leurs montagnes. Vous devriez aller de vous-mêmes dans ces bienheureuses solitudes voir ces grands exemples de piété, et vous édifier par vous-mêmes de leurs excellentes vertus. Mais puisque vous ne le voulez pas faire ; écoutez-nous au moins, lorsque nous vous en parlons, et lorsque nous vous rapportons ces hymnes admirables, et ces divins cantiques qu’ils offrent à Dieu tous les jours en sortant de table. Que chacun de vous, mes frères, use à l’avenir de ces mêmes actions de grâces. Je vous redis encore une fois cette prière. « Soyez béni, mon Dieu ». Ils obéissent d’abord à cette loi de l’Apôtre qui nous fait ce commandement : « Quoi que vous fassiez, faites tout au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, rendant grâces par lui à Dieu le Père ». (Col. 3,17)
Ils ne rendent pas grâces à Dieu seulement pour le jour présent, ils le font pour toute la vie : « Qui me nourrissez dès mon enfance ». Ces paroles renferment encore une grande instruction ; car, puisque c’est Dieu qui nous nourrit lui-même, tous nos soins ne sont-ils pas superflus ? Si le roi vous avait promis de vous donner tous les jours un plat de sa table, vous mettriez-vous encore en peine de la nourriture ? Combien devez-vous donc bannir de vous tous ces soins, puisque Dieu même se charge de vous donner à manger ? Aussi le dessein de ces saintes âmes, en faisant à Dieu cette prière, est de se persuader à elles-mêmes, et à tous ceux qui veulent se former sur leur manière de vie, qu’ils doivent se décharger entièrement de tous les soins de la nourriture.
Et afin qu’on ne crût pas qu’ils ne rendaient grâces à Dieu que pour leurs personnes seules, ils ajoutent : « Qui donnez à toute chair la nourriture dont elle a besoin ». Ils offrent à Dieu leur reconnaissance pour les grâces qu’il fait à toute la terre. Ils sont comme les pères communs de toute la terre. Ils remercient Dieu des biens qu’il fait en général à tous les hommes. Ils s’accoutument ainsi à les regarder tous comme leurs frères, et à avoir pour eux une charité très-sincère. Car comment pourraient-ils haïr ceux pour qui ils rendent à Dieu de très humbles actions de grâces ? Ainsi ces hymnes sacrés qu’ils récitent en sortant de table, les avertissent de se tenir unis de charité et d’affection avec tous les hommes, et de bannir tout le soin de la nourriture du corps. Car si Dieu « nourrit toute chair », s’il ne refuse pas la nourriture aux plus méchants des hommes, la refuserait-il à ceux qui quittent tout pour s’attacher si étroitement à lui ? s’il ne manque pas à ceux qui craignent toujours que ces secours ne leur manquent, manquera-t-il à ceux qui se sont déchargés sur lui de ces soins ? N’est-ce pas ce que Jésus-Christ tâchait de nous persuader, lorsqu’il disait « que nous étions beaucoup plus considérables que les oiseaux » ? Ne voulait-il pas nous apprendre par ces paroles à ne point mettre notre confiance dans nos richesses et dans les biens de la terre ; puisque ce n’est point là proprement ce qui nous nourrit, mais la parole de Dieu ? On peut voir en passant combien ces saints solitaires ferment la bouche aux Manichéens et aux Valentiniens, puisqu’un Dieu qui « nourrit toute chair », et qui offre si libéralement ses grâces à ceux même qui le blasphèment, ne peut certainement être mauvais. « Remplissez nos cœurs de consolation et de joie ». Croyez-vous, mes frères, que ces saints anachorètes demandent à Dieu par ces paroles qu’il les remplisse d’une joie charnelle et mondaine ? Dieu nous garde de cette pensée ! S’ils aimaient cette joie, ils ne la chercheraient pas dans la solitude des déserts les plus affreux, ni dans les montagnes les plus reculées ; ils ne se seraient pas revêtus d’un sac, et ils ne mèneraient pas là vie que tout le monde sait qu’ils mènent. Ils ne cherchent que cette joie divine qui n’a rien de commun avec celle de la terre ; cette joie des anges, et dont toute la céleste Jérusalem est comblée. Ils ne se contentent pas de la demander simplement, mais ils désirent même d’en jouir avec abondance. Car ils ne disent pas : donnez-nous cette joie ; mais « remplissez-nous de cette joie » ; ou plutôt ils ne disent pas : remplissez-nous-en, mais, « remplissez-en nos cœurs ». Car la principale joie de l’homme est celle qui réjouit son cœur. « Les fruits de l’Esprit », dit saint Paul, « sont la charité, la joie et la paix » : (Gal. 5,22) Et comme c’est le péché qui a fait entrer la tristesse dans le monde, ils prient Dieu que, par cette joie qu’ils lui demandent, il répande dans leur cœur cette justice sans laquelle il ne faut point espérer de joie. « Afin qu’étant contents de ce que nous « avons, nous soyons remplis de bonnes « œuvres ». Voyez combien ces saintes âmes accomplissent à la lettre cette parole de l’Évangile : « Donnez-nous aujourd’hui notre pain « de chaque jour ». Et ils ne demandent même ce pain que par le rapport qu’il a avec les choses spirituelles, « afin », disent-ils, « que nous soyons remplis de toutes sortes de bonnes œuvres. » C’est-à-dire, que nous ne fassions pas seulement ce que nous devons, mais que nous passions même au-delà de ce qui nous est ordonné. C’est ce que marque ce mot : « Nous soyons remplis de toutes sortes de bonnes œuvres. » Ainsi, ne demandant à Dieu que ce qui leur est précisément nécessaire pour la vie, ils souhaitent au contraire, non seulement de lui obéir dans ce qui est absolument nécessaire pour le salut, mais encore de lui témoigner leur amour par une obéissance sans bornes et sans mesure. C’est là la marque des vrais serviteurs de Dieu ; c’est là la marque des hommes généreux et des âmes vertueuses de se tenir toujours prêtes à toutes sortes de biens.
6. Mais pour s’humilier dans la vue et dans la connaissance de leur faiblesse, et pour protester que si la grâce de Dieu ne les soutient, ils sont incapables par eux-mêmes de former aucun bon dessein ; après que ces saints solitaires ont dit : « Afin que nous soyons remplis « de toutes sortes de bonnes œuvres », ils ajoutent aussitôt : « En Jésus-Christ Notre-Seigneur, avec qui vous appartient l’honneur, la gloire « et l’empire avec le Saint-Esprit, dans tous les « siècles des siècles. Ainsi soit-il », ils finissent cette prière, comme ils l’avaient commencée, c’est-à-dire par l’action de grâces. Et ils semblent recommencer aussitôt une nouvelle prière, quoique ce ne soit que la suite de la précédente. C’est ainsi qu’a fait saint Paul dans ses épîtres. Il rompt souvent dès le commencement de sa lettre la suite de son discours pour donner des louanges à Dieu ; comme lorsqu’ayant dit : « Selon la volonté de Dieu et du Père, à qui est la gloire dans tous les siècles. Ainsi soit-il (Gal. 1,4) » ; il reprend aussitôt la suite qu’il avait interrompue, et le sujet sur lequel il écrivait ; ou comme lorsqu’il dit ailleurs : « Ils ont adoré et servi la créature plutôt que le Créateur qui est, béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il ».(Rom. 1,25) Il ne finit pas là son discours, mais il le reprend aussitôt. Que personne donc ne condamne ces anges visibles, comme confondant leurs discours et ne gardant aucun ordre dans leurs prières, parce qu’après en avoir rompu la suite pour bénir Dieu, ils la reprennent aussitôt pour continuer leur saint cantique. Ils suivent en cela les règles et la pratique des apôtres ; ils commencent et finissent toujours leurs discours par les louanges de Dieu. « Gloire à vous, Seigneur ; gloire à vous, ô Saint ; gloire à vous, ô R. de ce que vous nous avez donné de quoi nous nourrir ». Ils nous apprennent par là à ne pas rendre seulement grâces à Dieu pour les plus grandes choses, mais encore pour les plus petites. Ils bénissent Dieu pour cette nourriture temporelle et confondent par leur humble reconnaissance, l’orgueil des manichéens et de tous ceux qui rejettent cette vie comme étant mauvaise. Car, de peur que leur éminente vertu et que ce mépris qu’ils font des aliments ne donnât lieu aux hommes de croire qu’ils les rejetaient avec horreur, et qu’ils s’en séparaient comme d’une chose qui était impure, ils font voir par cette prière que ce n’est – point par cette considération qu’ils s’abstiennent d’en user, mais seulement parce qu’ils désirent de pratiquer l’abstinence et le jeûne avec une sévérité plus exacte.
Il est très-remarquable qu’en rendant grâces à Dieu des dons qu’ils en ont déjà reçus, ils viennent aussitôt à lui en demander de plus grands, et que, sans s’arrêter à ce qui ne regarde que cette vie, ils s’élèvent aux choses célestes en disant : « Remplissez-nous du Saint-Esprit ». Car nous ne pouvons faire aucune bonne action comme il faut, si nous ne sommes remplis de cette grâce, comme nous ne pouvons rien entreprendre de généreux ni de grand, si nous ne sommes soutenus de la force de Jésus-Christ. Comme donc nous venons de voir, que lorsqu’ils ont dit : « Afin « que nous soyons remplis de toutes sortes « de bonnes œuvres », ils ajoutent aussitôt : « En Jésus-Christ Notre-Seigneur » ; ils disent de même ici : « Remplissez-nous du Saint-Esprit. Afin que nous soyons agréables devant vos yeux, et que nous ne soyons point couverts de confusion en votre présence ». Comme s’ils disaient : Nous sommes fort indifférents et fort insensibles à cette confusion qui nous vient de la part des hommes. Tout ce qu’ils peuvent dire de nous dans leurs plus sanglantes railleries et dans leurs outrages les plus atroces, n’est pas capable de faire que nous nous y arrêtions. Toute notre crainte, Seigneur, et toute notre appréhension est de tomber alors dans cette confusion dont tous les pécheurs de la terre seront couverte en votre présence. Et en disant ceci, ils se souviennent en même temps des flammes éternelles de l’enfer et de ce fleuve de feu, comme aussi des récompenses du ciel et de ces couronnes de gloire, qu’ils y attendent. Et ils ne disent pas : Afin que nous ne soyons point punis ; mais « que nous ne soyons point couverts de confusion » ; parce que ce leur serait une confusion plus in supportable que l’enfer même, de voir alors qu’ils auraient offensé Dieu. Mais comme les plus faibles et les plus grossiers ne sont pas assez frappés du malheur de cette honte, ils ajoutent : « Quand vous rendrez à chacun selon ses œuvres ». Reconnaissez donc, mes frères, quels services nous ont rendus aujourd’hui ces bienheureux solitaires ; combien nous avons appris de choses très-importantes de ces pauvres étrangers, éloignés de tout commerce avec le monde ; de ces habitants des déserts, ou plutôt de ces citoyens du ciel. Car, au lieu que nous sommes étrangers à l’égard du ciel, et citoyens de la terre, ces bienheureux solitaires sont au contraire étrangers à notre égard et sont les compagnons des anges.
Ces saints hommes, après ces actions de grâces, ayant le cœur touché de componction et les yeux trempés de larmes, vont chercher dans le sommeil quelque relâche à leur travail, et dorment seulement autant qu’il est nécessaire pour prendre un léger repos. Ils se relèvent presque aussitôt après, et font de toute la nuit, comme un jour qu’ils passent dans la psalmodie, dans les louanges, et dans les actions de grâces.
Ce ne sont pas seulement les hommes qui vivent de cette sorte. On y voit aussi des femmes embrasser avec courage cette vie angélique, et vaincre la faiblesse de leur sexe par la ferveur de leur foi. Rougissons, mes frères, rougissons-nous autres qui sommes hommes, en nous comparant avec ces âmes si généreuses. Cessons enfin d’être toujours plongés dans l’amour de cette vie, et d’avoir l’esprit rempli d’ombres, de songes et de fumée. La plus grande partie de notre vie se passe dans l’insensibilité. Nos premières années ne sont pleines que de puérilités et de folies. Celles qui approchent de la vieillesse commencent à éteindre en nous la vigueur de tous nos sens. Il ne nous reste entre les unes et les autres qu’un petit nombre d’années, pour goûter les plaisirs et jouir des délices de la vie, et l’on doit même reconnaître que cet intervalle si court ne peut goûter à son aise ces vains divertissements, parce que nous y sommes déchirés d’une infinité de travaux et de mille inquiétudes. Cherchons donc, mes frères, d’autres plaisirs, je vous en conjure. Attachons-nous à des biens qui sont immuables et éternels, et désirons une vie qui ne passera jamais.
Il ne vous est pas impossible d’imiter dans vos villes la vie de ces admirables solitaires. Vous pouvez étant mariés, et vivant dans votre famille, prier et jeûner comme eux, et entrer dans les sentiments d’une véritable componction. Les premiers chrétiens qui vivaient du temps des apôtres, demeuraient au milieu des villes, et y pratiquaient la vie des plus parfaits anachorètes. Il y en avait entre eux qui étaient occupés à des métiers et à des arts, comme Priscille et Aquila. Tous les prophètes autrefois comme Isaïe, Ézéchiel et le grand Moïse, avaient des femmes et des enfants, sans qu’ils leur fussent un obstacle à la vertu.
Imitons donc, mes frères, ces grands modèles. Rendons continuellement grâces à Dieu, chantons-lui toujours des hymnes : embrassons la tempérance, la continence et toutes les autres vertus. Faisons refleurir dans les villes la vie des déserts, afin que nous soyons agréables devant Dieu et devant les hommes, et que nous méritions d’acquérir un jour ces biens éternels, que je vous souhaite par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui on rend au Père, la gloire, l’honneur et la force, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LVI modifier


« JE VOUS DIS EN VÉRITÉ QU’IL Y EN A QUELQUES-UNS DE CEUX QUI SONT ICI PRÉSENTEMENT QUI NE MOURRONT POINT QU’ILS N’AIENT VU LE FILS DE L’HOMME VENIR EN SON RÈGNE ». (CHAP. 16,28, JUSQU’AU VERSET 10 DU CHAP. XVII)

ANALYSE. modifier

  • 1. La Transfiguration.
  • 2. Pourquoi Moïse et Élie sont présents à la Transfiguration ?
  • 3. Paroles et sentiments de saine Pierre pendant la Transfiguration.
  • 4. La gloire de la Transfiguration si brillante qu’elle fût, n’était cependant qu’un rayon de la gloire du dernier avènement. – De l’état où seront alors les justes et les réprouvés.
  • 5 et 6. Combien il est facile de pratiquer la vertu ; et combien on a de peine pour faire le mal. – Contre l’usure. – Bassesse et cruauté des usuriers.


1. Nous avons vu jusqu’ici, mes frères, que Jésus-Christ a beaucoup entretenu ses disciples de ses souffrances, de sa passion et de sa mort ; et qu’il leur a prédit les maux qu’ils endureraient eux-mêmes et la mort violente qu’on leur ferait souffrir un jour. C’est pourquoi, après leur avoir dit des choses si dures et si fâcheuses, il tâche de les consoler ensuite. Et comme ces maux dont il leur parlait étaient présents, et que les biens qu’il leur promettait n’étaient encore qu’en espérance, lorsqu’il leur disait : « Qu’ils sauveraient leur âme en la perdant, et qu’il viendrait dans la gloire de son Père pour distribuer les récompenses » ; il veut par avance rendre leurs yeux témoins de cette gloire, et leur faire voir, autant qu’ils en étaient capables en cette vie ; cette haute majesté dans laquelle il devait venir. Il veut aussi prévenir en même temps le trouble et la douleur que ses apôtres, et particulièrement saint Pierre, pouvaient ressentir de sa mort.
Mais remarquez ce que fait Jésus-Christ après qu’il a parlé de l’enfer et du Royaume du ciel. Car lorsqu’il dit : « Celui qui voudra sauver son âme la perdra. Celui qui la perdra pour l’amour de moi la sauvera » ; et encore lorsqu’il assure « qu’il rendra à chacun selon ses œuvres », c’est du ciel et de l’enfer qu’il veut parler ; il les marque bien l’un et l’autre, et néanmoins il ne les offre pas l’un et l’autre à la vue des apôtres, il ne leur montre que le ciel et il laisse l’enfer dans ses ténèbres. Pourquoi cela ? C’est que s’il avait eu affaire à des âmes par trop grossières, il aurait bien fallu leur présenter aussi une image de l’enfer ; mais comme les apôtres étaient pieux et bien disposés, c’est par la vue des biens célestes qu’il les excite. Outre cette raison tirée des apôtres, il y en avait encore une autre tirée de la personne de Jésus-Christ, pour qui il était plus convenable de montrer le ciel que l’enfer. Ce n’est pas néanmoins qu’il néglige l’autre moyen ; il y a des endroits de l’Évangile où il nous met sous les yeux un tableau assez frappant de l’enfer, par exemple lorsqu’il parle du mauvais riche, ou de celui qui redemanda avec tant de cruauté les cent deniers que son frère lui devait, ou de ce téméraire qui osa se trouver aux noces avec des vêtements sales. « Et six jours après Jésus prenant en particulier Pierre, Jacques et Jean son frère, les fit monter avec lui sur une haute montagne (17, 4) ». Un autre Évangéliste dit que ce fut « huit jours après ». Il n’y a néanmoins aucune contradiction entre eux, et ils ne laissent pas de s’accorder parfaitement. Car l’un compte le jour auquel Jésus-Christ disait ces paroles, et celui auquel il mena ses apôtres sur la montagne ; et l’autre, négligeant ces deux jours, ne compte que l’intervalle qui y est compris. Mais je ne puis m’empêcher, mes frères, d’admirer la vertu de notre Évangéliste, qui n’affecte point de cacher le nom des apôtres que Jésus-Christ honorait davantage de ses faveurs, et qu’il préférait aux autres. C’est ce que fait aussi saint Jean en plusieurs endroits de son évangile, où il se complaît à rapporter assez au long les louanges de saint Pierre, et la prééminence qu’il avait sur tous les autres ; c’est que cette sainte compagnie était entièrement exempte d’envie et de vaine gloire. Jésus-Christ donc prenant avec lui les principaux d’entre ses apôtres, « les mène en particulier sur une haute montagne. Et il fut transfiguré devant eux et sort visage devint resplendissant comme le soleil, et ses vêtements blancs et éclatants comme la lumière (2). Et en même temps ils virent paraître Moïse et Élie qui s’entretenaient avec lui (3) ». Pourquoi ne prend-il que ces trois apôtres, sinon parce qu’ils étalent plus parfaits que les autres ? saint Pierre, parce qu’il aimait plus Jésus-Christ ; saint Jean parce qu’il en était plus aimé, et saint Jacques à cause de cette réponse qu’il fit avec son frère : « Nous pouvons boire votre calice », et il ne s’en tint pas aux paroles, mais il alla jusqu’aux effets, puisque sa grande vertu le rendit si insupportable aux Juifs, qu’Hérode crut leur faire un plaisir insigne, en lui faisant couper la tête.
Mais d’où vient que Jésus-Christ attend « six « jours » pour se transfigurer devant ces trois disciples ? Que ne le fait-il aussitôt qu’il l’a promis ? C’était pour épargner la faiblesse des autres apôtres, et c’est cette même raison qui l’avait empêché de leur dire quels seraient les trois qu’il devait choisir d’entre eux. On ne doit point douter qu’ils n’eussent eu un désir ardent de le suivre, et qu’ils n’eussent été percés jusqu’au cœur, se croyant méprisés de leur Maître. Car, bien que le Sauveur ne montrât qu’une image fort imparfaite et toute corporelle de sa gloire, cette vue ne laissait pas néanmoins de leur être extrêmement douce. Mais pourquoi, me direz-vous, prédit-il que cela arriverait ? C’était afin que ceux qui en seraient témoins, fussent plus disposés à le croire, quand ils le verraient ; et il voulait que ce retard de quelques jours, pendant lesquels il différa de leur faire voir cette vision, en augmentât en eux le désir, et les y rendît ensuite plus attentifs. Pourquoi Jésus-Christ fait-il paraître Moïse et Élie ? On pourrait en rapporter plusieurs raisons. Mais la principale c’est que le peuple disait que Jésus-Christ était ou Moïse ou Élie, ou Jérémie, ou quelque autre des prophètes. Jésus mena avec lui les principaux de ses apôtres, afin qu’ils vissent dans cette gloire la différence du maître et des serviteurs, et avec quelle raison il avait loué saint Pierre, lorsque celui-ci avait confessé qu’il était « le Fils de Dieu »
On sait d’ailleurs que les Juifs accusaient sans cesse Jésus-Christ d’être un violateur de la loi, un blasphémateur, lequel s’appropriait une gloire qui, selon eux, ne lui appartenait pas, la gloire de Dieu le Père. Ils disaient souvent : « Cet homme n’est point de Dieu, parce qu’il ne garde pas le sabbat ». (Jn. 9,16). Et ailleurs : « Nous ne vous lapidons pas à cause de vos bonnes œuvres, mais à cause de vos blasphèmes, parce qu’étant homme vous vous faites Dieu ». (Jn. 10,33) Jésus-Christ donc voulant montrer que l’une et l’autre de ces deux accusations ne venaient que de l’envie des Juifs ; qu’il était également exempt de ces deux crimes ; qu’il ne violait point la loi en faisant ce qu’il faisait, et qu’il ne s’attribuait pas une gloire qui ne lui appartenait point en se disant égal à Dieu son Père, Jésus-Christ s’autorise des deux témoins qui étaient les plus irréprochables et les moins suspects en ce point à tous les Juifs. Car puisque Moïse avait donné la loi, les Juifs ne pouvaient pas dire que ce saint prophète eût voulu souffrir un homme qui la violait, et qu’il eût honoré l’ennemi déclaré des ordonnances qu’il avait autrefois publiées de la part de Dieu. Elle aussi, qui avait été brûlé d’un zèle si ardent pour la gloire et le service de Dieu, n’eût eu garde de venir assister Jésus-Christ, et d’obéir à ses ordres s’il l’eût regardé comme un homme opposé à Dieu, qui eût voulu, se rendre égal à lui, et usurper injustement une gloire dont ce saint prophète avait été si jaloux durant sa vie,
2. Jésus-Christ voulait encore apprendre qu’il était le maître de la vie et de la mort, et qu’il dominait dans le ciel et dans les enfers. C’est pourquoi il fait venir ici en sa présence un homme qui était mort et un autre qui ne l’était pas. L’Évangéliste nous découvre encore une cinquième raison. Jésus-Christ voulait faire voir à ses disciples quelle serait la gloire de sa croix. Il voulait consoler saint Pierre, et les autres à qui sa passion faisait peur, et relever ainsi leur courage. Car Moïse et Élie étant avec Jésus-Christ, ne se tenaient pas, en silence : « mais ils parlaient entre eux de la gloire qu’il devait recevoir à Jérusalem (Lc. 2,31) », c’est-à-dire de sa passion et de sa croix. Car c’est le nom que les prophètes lui donnaient toujours. Jésus-Christ ne se contente pas néanmoins de fortifier ses Apôtres par cette considération. Il les anime encore en rappelant en leur mémoire, par la présence de ces deux grands hommes, les vertus dans lesquelles ils avaient excellé autrefois, et que Jésus-Christ désirait le plus dans ses disciples. Et comme il venait de leur dire : « Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il porte sa croix et qu’il me suive », il fait venir aussitôt après en sa présence des hommes qui s’étaient offerts cent fois à la mort pour obéir aux ordres de Dieu, et pour procurer le bien du peuple qu’il leur avait confié.
Car on peut dire de chacun de ces deux prophètes qu’il avait perdu son âme, et qu’il l’avait retrouvée. Tous deux s’étaient hardiment présentés devant les princes endurcis, l’un devant Pharaon et l’autre devant Achab. Tous deux s’étaient exposés, pour leur parler en faveur d’un peuple désobéissant et rebelle, qui, après avoir été délivré d’une tyrannie insupportable, devait ensuite porter sa furie contre ses propres libérateurs. Tous deux n’étant encore que simples particuliers, avaient néanmoins résolu de retirer le peuple de l’idolâtrie. L’un avait la langue embarrassée et la voix faible, l’autre fut un peu sauvage dans tout son extérieur. Tous deux furent exempts d’avarice, foulèrent aux pieds les richesses, et n’aimèrent que la vertu, puisque Moïse ne possédait rien en propre, et qu’Élie n’avait pour trésor qu’une peau de bête qui le couvrait.
Et ce qui est très-remarquable, c’est qu’ils étaient amis de la pauvreté dans le temps même de l’ancienne loi ; et lorsque ni l’un ni l’autre ne faisait pas encore beaucoup de miracles. Car bien que Moïse ait fendu une fois les eaux de la mer, qu’a-t-il fait de comparable à saint Pierre qui a marché sur elles, qui y a pu transporter les montagnes, qui a guéri toutes sortes de maladies, chassé les démons, fait des miracles par la seule ombre de son corps, et converti toute la terre à Jésus-Christ ? Que si Élie a ressuscité un mort, les apôtres en ont ressuscité mille, avant même qu’ils eussent reçu le Saint-Esprit. Ce sont donc là les raisons, mes frères, du choix que Jésus-Christ fait de ces deux hommes pour être présents à sa Transfiguration. Il voulait que ses apôtres imitassent particulièrement dans l’un, l’amour qu’il avait eu pour son peuple, et dans l’autre ce courage inflexible qu’il avait témoigné en toutes rencontres, afin qu’ils devinssent tout ensemble doux comme Moïse, et pleins de zèle comme Élie. L’un frappa toute la Judée d une famine de trois années, et l’autre disait à Dieu : « Si vous leur remettez ce péché, Seigneur, remettez-le, sinon effacez-moi du livre que vous avez écrit ». (Ex. 32,32)
C’étaient toutes ces choses dont Jésus-Christ voulait faire souvenir ses apôtres en leur présentant seulement devant eux ces deux prophètes. Il les leur fait voir dans une grande majesté, afin de les encourager davantage à monter par leurs vertus, non seulement à ce même degré de gloire, mais encore à un autre plus élevé ; car il ne voulait point que ses apôtres se bornassent à l’état et à la perfection de ces deux grands hommes, mais qu’ils allassent encore plus loin. C’est pourquoi, lorsqu’ils lui dirent : « Commanderons-nous au feu de descendre sur cette ville » ? (Lc. 9,54) ce que fit autrefois Élie, il leur répond : « Vous ne savez, pas à quel esprit vous appartenez », voulant les exciter à la patience, par la considération des grandes grâces qu’ils avaient reçues de Dieu.
Qu’on ne croie pas cependant que j’accuse Élie comme faible ou comme un homme d’une vertu médiocre. Je reconnais l’excellence et la vertu sublime de ce grand prophète, et j’admire qu’il l’ait possédée en un degré si éminent, dans le temps auquel il vivait. Caron sait combien ce temps était encore faible, et qu’il était comme l’enfance du monde. C’est aussi de cette manière que nous disons que Moïse était parfait ; mais d’une perfection qui ne suffisait pas pour les apôtres. Car Jésus-Christ leur demandait plus que n’avait fait Moïse : « Si votre justice n’est plus abondante que celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux ». (Mt. 5,27) Il ne les envoyait pas seulement en Égypte comme il y avait envoyé Moïse, mais dans toute la terre, qui n’était pas moins corrompue ni moins plongée dans l’idolâtrie que ne l’était l’Égypte : et ils n’avaient pas à disputer contre Pharaon, mais à combattre le démon même qui est le prince et le père de toute malice. Car leur combat et leur dessein était proprement de terrasser cet ennemi furieux ; de l’enchaîner, et de lui enlever ses dépouilles. Ce qu’ils firent, non en divisant les eaux de la mer, mais en séparant par la vertu de Jésus-Christ, qui est la verge de Jessé, les abîmes de l’impiété qui s’élevaient de toutes parts avec plus de violence que tous les flots de la mer Rouge.
Représentez-vous ce qui donne d’ordinaire le plus de terreur aux hommes, la mort, la pauvreté, l’infamie et cent autres choses fâcheuses, qui nous font plus de peur que la mer alors n’en faisait aux Juifs. Cependant Jésus-Christ leur persuade de se raidir contre ces maux, et de passer au travers de ces souffrantes, comme à pied sec et dans une pleine paix. Pour les fortifier donc, et pour les exercer dans cette pénible carrière, il fait venir en leur présence ces divins athlètes d’autrefois, qui s’étaient le plus signalés du temps de l’ancienne loi. Mais que dit en cette rencontre saint Pierre que l’on voit partout montrer tant de feu ?
« Seigneur, nous sommes bien ici (4) ». Comme il craignait ce qu’il avait entendu dire, il n’y avait pas longtemps, savoir que Jésus-Christ devait aller à Jérusalem pour y souffrir, et qu’il n’osait plus après cette rude réprimande que le Sauveur lui avait faite, prendre encore la liberté de le détourner de ce dessein, en lui disant : « Seigneur ayez pitié de vous » sa crainte continuant toujours, lui fait donner encore le même conseil à Jésus-Christ, mais par des paroles différentes et plus couvertes. Il se voyait sur le haut d’une montagne et dans une solitude fort écartée. Il crut que ce lieu était sûr et qu’il valait mieux y demeurer que de retourner à Jérusalem. C’est pourquoi il exhorte Jésus-Christ à y demeurer : « Seigneur », dit-il, « nous sommes bien ici », il parle même de faire des tentes, croyant que si Jésus-Christ le lui permettait, il ne penserait plus à retourner dans la ville qui le devait faire mourir.
Il espérait ainsi que s’il pouvait une fois porter son maître à ne plus faire ce voyage, il l’empêcherait de mourir. Car c’était dans Jérusalem que Jésus-Christ disait que les scribes et les pharisiens le prendraient. N’osant donc dire ouvertement tout ce qu’il pensait, et tâchant néanmoins de le persuader au Fils de Dieu, il le dit d’une manière ingénieuse, assez pour se faire entendre et pas assez pour s’attirer une nouvelle réprimande : « Seigneur, nous sommes bien ici », puisque Moïse et Élie s’y trouvent présents. Élie se souviendra qu’il a fait autrefois descendre le feu de la montagne sur ceux qui le voulaient perdre. Moïse pourra aussi nous cacher dans une nuée, comme il le fut autrefois sur la montagne en parlant à Dieu. Et d’ailleurs personne ne saura que nous soyons cachés ici.
3. Admirez, mes frères, l’amour ardent que cet apôtre avait pour son maître. Ne considérez point que son conseil n’était pas sage, mais voyez combien son zèle pour le Sauveur était brûlant. Car ce n’était point pour lui-même que l’apôtre craignait. C’était uniquement pour son maître. Et il n’en faut point d’autre preuve que ce qu’il dit à Jésus un instant avant que celui-ci fût pris et conduit à la mort : « Je donnerai ma vie pour vous, et quand il me faudrait mourir avec vous, je ne vous renoncerai jamais » (Mc. 14,31), n’est-ce pas aussi ce qui fit que, le trouvant au milieu d’un si grand danger et environné de tant de soldats, non seulement il ne pensa point à fuir, mais qu’il tira même l’épée, et coupa l’oreille à l’un des serviteurs du grand prêtre ? On ne peut donc raisonnablement croire qu’il craignît pour lui. Jésus-Christ seul était tout le sujet de sa crainte.
Mais comme il avait dit trop en général : « Nous sommes bien ici », il se corrige en ajoutant aussitôt : « Faisons ici, s’il vous plaît, trois tentes : une pour vous, une pour Moïse, et une pour Élie ». Que dites-vous, saint apôtre ? Vous venez de séparer le maître d’avec les serviteurs, et vous les confondez maintenant ensemble. Vous voyez, mes frères, combien les apôtres étaient imparfaits avant la mort du Sauveur. Il est vrai que le Père avait révélé son Fils à saint Pierre, mais saint Pierre n’avait pas cette révélation toujours présente dans l’esprit, et il était encore sujet au trouble, comme on le voit ici dans la surprise de cette vision, et de ce qu’il y entendit. Les autres Évangélistes, pour exprimer ce trouble et nous montrer quelle était la confusion de son esprit, disent « qu’il ne savait ce qu’il disait » (Mc. 9,6), parce qu’il était saisi de crainte. Et saint Luc, après ces paroles : « Faisons ici trois tentes », ajoute aussitôt : « Qu’il ne savait ce qu’il disait » : Et pour marquer davantage leur épouvante, il dit qu’ils étaient appesantis par le sommeil, et qu’en se réveillant ils virent la gloire du Sauveur, appelant du nom de « sommeil » le grand étonnement que cette vision leur causa.
Comme les yeux d’ordinaire sont obscurcis par une grande lumière, les apôtres furent comme aveuglés par la gloire de Jésus. Car cette transfiguration ne se fit point durant la nuit, mais en plein jour ; et l’éclat extraordinaire d’une lumière si divine les frappa de telle sorte, que la faiblesse de leurs yeux n’en put supporter la force, et fut contrainte de céder. Après que saint Pierre eut dit ces paroles, ni Jésus, ni Moïse, ni Élie ne parlent plus. Seul le Père, autorité plus grande et plus digne de foi, fait sortir sa voix d’une nuée. « Comme il parlait encore, une nuée lumineuse vint les couvrir ; et en même temps il sortit une voix de cette nuée qui fit entendre ces mots : C’est mon Fils bien-aimé dans lequel j’ai mis toute mon affection. Écoutez-le (5) » ; Pourquoi cette voix sort-elle d’une nuée ? Parce que c’est de cette manière que Dieu paraît partout. David dit de lui « que la nuée et l’obscurité l’environnent ». (Ps. 69,4) Et ailleurs : « Qu’il monte sur une nuée ; et qu’il est assis sur une nuée légère ». (Ps. 103,3) Et dans les Actes : « Une nuée le reçut et le cacha aux yeux des apôtres ». (Act. 1, 9) Et ailleurs : « C’était comme le Fils de l’homme venant dans les nuées ». (Dan. 8,14) C’est donc afin que les apôtres croient que cette voix venait de Dieu qu’elle sort d’une nuée. L’Évangile marque qu’elle était claire et « lumineuse ». Quand Dieu voulait étonner les hommes par ses menaces, il leur faisait voir une nuée noire et sombre, comme il fit sur le mont Sinaï : « Moïse », dit l’Écriture, « entra dans une nuée obscure, et la fumée paraissait de toutes parts comme une fumée épaisse ». (Ex. 24,13) Le Prophète parlant de même des menaces dont Dieu étonnait les hommes, les compare à une « eau obscure et ténébreuse dans les nuées de l’air ». (Ps. 17,13) Mais Dieu, qui ne voulait point terrifier ici les apôtres, mais seulement les instruire et les enseigner, paraît sur une nuée claire. Saint Pierre disait : « Faisons trois tentes », et Dieu en fait au contraire paraître une qui n’était point faite par la main des hommes. Ici on n’aperçut rien de ces fumées épaisses et sombres d’autrefois. On ne vit qu’une nuée claire et légère, d’où sortit une voix qui n’avait rien de terrible. Et pour ne point laisser de doute à qui des trois cette voix s’était adressée : « Voici mon Fils bien-aimé » ; lorsqu’elle se fit entendre, Moïse et Élie s’étaient déjà retirés, ce qui ne fût pas arrivé, si ce témoignage si glorieux eût été pour quelqu’un de ces deux prophètes. Pourquoi la nuée les enveloppe-t-elle tous et non pas le Christ seul ? Parce que si elle n’eût reçu que le Christ seul, on eût pu croire que c’était lui qui aurait fait entendre la voix. Aussi l’Évangéliste, insistant sur ce point, affirme expressément que la voix venait de la nuée, c’est-à-dire de Dieu.
Et que dit la voix ? « C’est ici mon Fils bien-aimé ». Si Jésus-Christ est le Fils bien-aimé du Père, Pierre, ne craignez plus rien. Vous ne devez plus douter de sa toute-puissance, lors même qu’il sera en croix : ni perdre l’espérance de sa résurrection. Si votre peu de foi vous a fait trembler jusqu’ici, qu’au moins la voix du Père vous rassure. Si vous ne doutez point de la toute-puissance du Père, pourquoi doutez-vous de celle du Fils ? Ne craignez donc plus les maux auxquels, il va s’exposer volontairement pour noua. Jésus est non seulement le Fils, mais le Fils bien-aimé de son Père. C’est le Père lui-même qui le dit en votre présence : « Voici mon Fils bien-aimé » Puisque le Père aime son Fils, que devez-vous craindre ? Personne n’abandonne celui qu’il aime. Quittez donc ces vaines terreurs. Quand vous auriez pour Jésus-Christ un amour encore plus tendre, il ne peut égaler celle que le Père éternel a pour son Fils. L’Évangile ajoute : « Dans lequel j’ai mis toute mon affection ». Le Père n’aime pas seulement son Fils parce qu’il l’a engendré, mais aussi parce qu’il lui est égal en toutes choses et qu’il veut généralement tout ce que son Père veut. Il trouve donc dans son Fils un double ou plutôt un triple sujet d’amour. Il l’aime parce qu’il est son « Fils » : Il l’aime, parce qu’il est son Fils « bien-aimé » : Il l’aime enfin, parce qu’il « met en lui toute son affection ». C’est-à-dire, qu’il trouve en lui tout son repos, tout son plaisir. Le Père aime son Fils de la sorte, parce qu’il lui est égal en tout, qu’il n’a qu’une même volonté avec lui, et qu’étant Fils, il n’est néanmoins qu’un avec celui qui l’engendre : « Écoutez-le », dit le Père. Et s’il veut être crucifié, ne vous y opposez pas.
4. « Les disciples entendant cette voix, tombèrent le visage contre terre, et furent saisis d’une grande crainte (6) ». Pourquoi furent-ils saisis d’une si grande crainte en entendant cette voix ? Cette même voix s’était déjà fait entendre au baptême de Jésus-Christ en présence de tout un peuple, et cependant personne de tous ceux qui étaient présents ne fut frappé d’une semblable terreur. (Jn. 12,21) Il est encore marqué dans la suite qu’ils entendirent comme la voix, et comme le bruit d’un tonnerre, et cependant ce tonnerre ne les étonne pas autant que le fait ici cette voix. Quel est donc le sujet de la crainte qu’ils éprouvent ? C’était, mes frères, à cause de toutes les circonstances, du temps, du lieu, de la solitude, de la montagne, du silence qui y régnait, de là transfiguration du Sauveur, de la lumière si brillante qui parut alors, et de cette nuée qui les couvrit de son ombre. Toutes ces particularités jointes ensemble les jetèrent dans une appréhension extrême. Tout ce qu’ils voyaient contribuait à leur trouble, et ils se jettent par terre autant par un sentiment de crainte que par un mouvement d’adoration. Mais Jésus, pour empêcher que Cette crainte ne leur fit perdre la mémoire de ce qu’ils venaient de voir, les en délivre sur l’heure.
« Mais Jésus s’approchant, les toucha et leur dit : Levez-vous, et ne craignez point (7). Alors levant les yeux, ils ne virent personne que Jésus tout seul (8). Et comme ils descendaient de la montagne, Jésus leur fit ce commandement, et leur dit : Ne parlez à personne de cette vision jusqu’à ce que le Fils de l’homme soit ressuscité d’entre les morts (9) ». Jésus-Christ leur défend de parler de cette vision avant qu’il fût ressuscité d’entre les morts, parce que plus les apôtres publiaient de grandes choses à son sujet, plus les hommes les croyaient difficilement. D’ailleurs, le scandale de la croix s’en fût augmenté. Il a soin, en leur faisant cette défense, de leur marquer qu’il ne les engageait pas au silence pour toujours, mais seulement « jusqu’à ce qu’il fût ressuscité d’entre les morts » ; comme pour leur rendre raison du commandement qu’il leur faisait. Il use en leur parlant de sa passion, d’une expression qui cachait ce qu’elle avait de triste, et qui n’en faisait paraître que la fin qui devait être agréable.
Mais quoi, me direz-vous, les hommes ne devaient-ils plus se scandaliser de la croix du Fils de Dieu, lorsqu’il serait ressuscité d’entre les morts ? Tout le monde sait que non. Le temps des scandales était celui qui précéda la passion. Mais depuis que les apôtres eurent reçu la plénitude du Saint-Esprit, et que l’éclat de leurs miracles soutenait leurs prédications, ils persuadèrent aisément aux hommes tout ce qu’ils voulurent, parce que d’une voix plus éclatante que le son de la trompette, les faits publiaient d’eux-mêmes la puissance du Sauveur. Quoi de plus heureux que ces trois apôtres qui furent trouvés dignes d’être avec le Seigneur enveloppés d’une même nuée ?
Pour nous, mes frères, il dépendra de nous, si nous le voulons, de voir aussi le Fils de Dieu dans sa gloire ; nous pourrons le voir, non plus comme ces trois disciples sur la montagne, mais d’une manière bien plus auguste. Quand il viendra au milieu des airs pour juger le monde, ce ne sera plus avec cette faible gloire qu’il fit paraître sur le Thabor. Il fallait épargner la faiblesse des apôtres ; et Jésus-Christ ne leur devait dévoiler sa gloire qu’autant qu’ils étaient capables de la supporter. Mais lorsqu’il se fera voir à la fin du monde, il viendra dans toute la gloire de son Père. Il ne sera plus accompagné seulement de Moïse ou d’Élie, mais d’un nombre innombrable d’anges, des archanges, des chérubins, et de cette troupe bienheureuse que personne ne peut nombrer. Il ne sera point alors enveloppé dune nuée : le ciel se repliera sur lui-même comme pour 1ui faire place. Et de même que quand les juges vont prononcer leur sentence, on tire les rideaux qui les couvraient, ainsi le ciel s’ouvrira alors, afin que toute la terre voie Jésus, son juge, sur son tribunal, et que tous les hommes écoutent l’arrêt de ses jugements. Il ne fera point comme nos juges : il ne se servira de l’entremise de personne pour prononcer la sentence. Le Sauveur parlera lui-même. Il dira aux uns : « Venez, vous que mon Père a bénis. Car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger » (Mt. 25,49) Il dira aux autres : « Courage, bon et fidèle serviteur ; vous avez été fidèle dans les petites choses, je vous établirai sur les grandes ». (Id. 30) Mais il dira au contraire aux méchants : « Allez, maudits, dans le feu éternel qui, est préparé pour le diable et pour ses anges ». Et à d’autres : « Méchant et lâche serviteur, etc. » Il séparera ces derniers d’avec lui ; il les livrera entre les mains des bourreaux ; il commandera qu’on lie les pieds et les mains aux autres et qu’on les jette dans les ténèbres extérieures. Après que les méchants, comme de mauvais arbres, auront été coupés par cette cognée terrible dont il les avait menacés, ils seront précipités dans les flammes qui ne s’éteindront jamais ; lorsque les justes, au contraire, brilleront comme le soleil, et plus même que le soleil. Car quand Jésus-Christ compare la gloire de ses élus à l’éclat et à la beauté de cet astre, il ne faut pas croire qu’ils ne seront précisément que dans ce degré de beauté et de lumière. Le Sauveur ne se sert de cette comparaison que parce que nous ne voyons rien ici-bas de plus brillant que le soleil, et il nous propose une lumière que nous connaissons, pour nous faire juger d’une autre que nous ne connaissons pas.
C’est en ce sens qu’il faut entendre ce que l’Évangile vient de dire, que « son visage était resplendissant comme le soleil » au moment de sa transfiguration. Le trouble qui saisit alors les apôtres et qui les fit tomber le visage en terre, nous fait voir que cette lumière était quelque chose de plus que n’est celle du soleil ; puisqu’ils l’eussent aisément supportée, si elle lui eût été semblable et si elle n’eût point eu de plus grand éclat. Les justes donc brilleront alors comme le soleil et plus même que le soleil ; mais les méchants seront jetés dans les ténèbres et réduits aux dernières extrémités.
Il ne faudra point alors ouvrir de livres, ni produire d’accusateurs, ni écouter de témoins. Jésus-Christ tiendra lui seul lieu de tout, de témoin, d’accusateur et de juge. Il connaît parfaitement toutes choses. Tout est nu et développé à ses yeux. Toutes les différentes conditions d’ici-bas, de pauvre ou de riche, de puissant ou de faible, de sage ou de fou, d’esclave ou de libre, disparaîtront en sa présence. Toutes ces qualités extérieures et étrangères à l’homme s’évanouiront devant lui, et il jugera de chacun uniquement par ses œuvres. Nous voyons tous les jours dans les jugements séculiers, lorsqu’on juge un meurtrier et un homicide ou un criminel de lèse-majesté, qu’on oublie toutes ses qualités passées. On ne se souvient plus qu’il ait été ou préfet, ou consul, élevé en un mot aux plus hautes charges de l’État. On ne le considère plus que comme un coupable, et on ne pense qu’à lui faire souffrir la peine qu’il a méritée. Si cela est vrai des jugements de la terre, combien le sera-ce davantage du jugement de Dieu même ?
5. Prévenons donc, mes frères, la rigueur de ce Juge. Quittons la robe souillée du mal. Couvrons-nous des armes de la lumière, afin qu’alors la gloire de Dieu – nous environne. Car enfin qu’y a-t-il de si pénible dans ce que Dieu nous commande ? Ou qu’y a-t-il au contraire qui ne soit aisé ? Écoutez le prophète Isaïe, et reconnaissez avec quelle facilité vous pouvez obéir à la loi de Dieu : « Quand », dit-il, « vous « humilieriez vos têtes, et que vous seriez sur le sac et sur la cendre, vous n’offririez pas « encore une hostie qui fût agréable à Dieu. Mais rompez tous les liens de l’iniquité, et déchirez les obligations exigées par votre avarice et par votre violence ». (Is. 58,5) Admirez la sagesse du Prophète. Il semble ne parler d’abord des choses rudes et pénibles que pour les exclure, et il nous porte ensuite à nous sauver, par la pratique de ce qui est le plus aisé. Il nous fait voir que Dieu ne recherche pas principalement de nous les travaux du corps et l’affliction de la chair ; mais qu’il veut avant tout que nous obéissions à ses lois et que nous exécutions ses commandements.
Le Prophète va plus loin, et, pour nous faire comprendre combien la vertu est aisée, et qu’il n’y a que la malice qui soit pénible, il se sert d’expressions qui le montrent par elles-mêmes. Car il appelle la malice « un lien et une chaîne, et la vertu, au contraire, la délivrance de nos chaînes : « Rompez », dit-il, « tous les liens de l’iniquité. Déchirez », ajoute-t-il, « les obligations exigées par votre avarice », marquant ainsi ce que nous faisons par nos détestables usures « Laissez aller libres ceux qui sont brisés, » c’est-à-dire ceux qui sont chargés de dettes. Car le débiteur, lorsqu’il aperçoit celui qui lui a prêté, a le cœur comme brisé, et la crainte qui le saisit est comme un poids qui l’accable.
Il aimerait mieux voir alors une bête féroce « Retirez chez vous ceux qui n’ont point d’abri. Si vous voyez un pauvre nu, donnez-lui de quoi se vêtir, et ne méprisez pas ceux qui sont du même sang que vous ».
Je me souviens que, dans nos dernières exhortations, nous avons parlé de la grandeur des récompenses que Dieu promet à ces œuvres de piété, et des biens inestimables qu’elles nous attirent. C’est pourquoi je ne m’y arrête plus. J’aime mieux aujourd’hui considérer avec vous, s’il est vrai qu’il y ait quelque chose de pénible dans ces exercices de charité, et s’ils sont au-dessus des forces de l’homme. Je vous déclare par avance que nous n’y trouverons rien de difficile, et que nous reconnaîtrons qu’on n’a de la peine qu’en faisant le mal.
Car, sans sortir de l’exemple dont le Prophète nous parle, qu’y a-t-il de plus pénible que de donner son argent à usure, et de se charger l’esprit des soins de le bien placer ; de chercher des assurances ; de se défier de celles qu’on nous a données ; d’avoir peur de perdre, tantôt la rente, tantôt le fonds, tantôt les cautions, tantôt les contrats ? car l’on est exposé à toutes ces pertes. Souvent, plus en croit avoir d’assurances, plus on est trompé ; et ce qui nous paraissait le moins à craindre, nous manque le plus il n’y a rien de semblable dans la pratique de l’aumône. Elle se fait toujours sans peine. Elle est exempte de toutes ces inquiétudes.
Ne trafiquons donc plus des misères de nos frères, et ne faisons point un commerce si infâme d’un argent dont nous nous devrions faire des amis. Je sais qu’il y en a parmi vous qui ne prennent pas plaisir à m’entendre, et qui ne peuvent souffrir que je leur parle si souvent du mépris de leurs richesses. Mais quel avantage retirez-vous de mon silence ? Quand je me tairais, et que, pour vous épargner, je cesserais de vous avertir de votre devoir, mon silence vous délivrera-t-il de l’enfer ? Vos peines, au contraire, ne s’augmenteront-elles pas par la liberté de vos crimes ? Et un si lâche silence ne m’engagera-t-il pas avec vous dans la même condamnation ? Que vous servirait donc ma fausse douceur et ma cruelle complaisance, puisqu’elle ne vous produirait aucun bien, et qu’elle rendrait vos maux encore pires qu’ils n’étaient. Quelle utilité retirerez-vous, si, vous flattant par des paroles qui vous plaisent, je vous jette en effet dans une éternelle douleur ? Si j’épargne vos oreilles au lieu d’épargner vos âmes, et si, pour plaire aux unes, je laisse périr les autres ? Ne vaut-il pas mieux vous causer ici un peu de peine, et vous causer une douleur passagère, qui vous délivrera d’un feu qui ne s’éteindra jamais ?
Car il ne faut point vous céler, mes frères, que l’Église est attaquée aujourd’hui d’une maladie bien dangereuse, et qui a besoin d’un puissant remède. Dieu défend aux chrétiens de s’amasser des richesses. Il condamne en eux cette avarice, quand ils ne s’enrichiraient que par des voies innocentes, et par de justes travaux, parce qu’il ne veut pas qu’ils se fassent un trésor sur la terre. Il leur commande au contraire d’ouvrir leurs maisons aux pauvres, et de leur faire part de leurs biens. Et cependant on voit qu’aujourd’hui ils s’enrichissent de la misère et de la pauvreté de leurs frères et qu’ils sont ravis d’avoir trouvé une sorte d’avarice qui leur paraît irréprochable, et qui est même couverte de quelque prétexte de bonté.
Et ne m’alléguez point ici les lois et les coutumes. Les publicains et les usuriers déclarés les gardent, et ils ne laissent pas d’être condamnés de Dieu. Ne doutons point donc que nous ne le soyons nous-mêmes, si nous ne cessons de tyranniser les pauvres, si nous augmentons leur pauvreté par nos usures, et si nous tirons un gain cruel de l’argent que nous leur prêtons pour satisfaire aux plus pressantes nécessités.
Dieu vous a donné des richesses, non pour appauvrir les autres, ni pour trafiquer de leurs misères, mais pour les en délivrer. Vous témoignez vouloir soulager leur pauvreté, et vous la rendez plus insupportable. Vous feignez de les consoler, et vous les jetez dans le désespoir. Vous voulez tirer un gain infâme de vos aumônes, et vous vendez le plaisir que vous leur faites. Vendez-le, je ne vous en empêche pas, mais que ce soit pour le royaume des cieux. Ne vous contentez plus d’un vil gain, d’un pour cent par mois, et ne prétendez pas moins qu’une vie qui ne finit point.
Pourquoi vous condamnez-vous vous-même à une si grande bassesse, et à un gain si méprisable ? Avez-vous l’âme assez basse pour abandonner de si grandes choses, afin de vous attacher à d’autres qui sont si petites, et pour vous contenter d’un peu d’argent, lorsque rien ne devrait vous contenter que le royaume de Dieu ? Pourquoi laissez-vous de côté les récompenses que Dieu vous offre pour en chercher de basses et de honteuses parmi les hommes ? Pourquoi quittez-vous Celui qui est infiniment riche, pour vous adresser à un pauvre qui n’a rien ? Pourquoi méprisez-vous Celui qui ne cherche qu’à répandre ses dons et ses grâces, pour mettre toute votre espérance dans un ingrat ? Vous ne confiez pas votre argent à celui qui pourrait tous le rendre avec une grosse usure, et vous l’abandonnez à celui qui est même incapable de vous le rendre. L’un ne souhaite que de vous le restituer, et l’autre ne craint rien tant que d’être contraint de le faire. L’un ne peut qu’avec peine donner un pour cent, et l’autre vous offre cent pour un dans ce monde, et une vie éternelle dans l’autre. L’un ne vous rend ce qu’il vous doit qu’avec des murmures et des injures ; et l’autre vous le rendrait avec des louanges et des applaudissements. L’un tâche d’attirer sur vous la haine de tout le monde, et l’autre ne pense qu’à vous couronner un jour devant tout le monde. N’est-ce donc pas le comble de la folie de ne savoir pas même où l’on doit placer son argent, et où l’on doit chercher à gagner ? Combien a-t-on vu de personnes perdre leur fonds par le désir violent d’en tirer trop de revenu ? Combien en a-t-on vu d’autres courir une infinité de hasards, et s’exposer aux pièges que leur tendaient ceux qui enviaient leurs richesses ? Combien en a-t-on vu tomber dans la dernière pauvreté par l’insatiabilité de leur avarice ?
6. Ne me dites point pour vous excuser que ces pauvres se réjouissent, lorsque vous leur prêtez votre argent, et que même ils vous rendent grâce de votre usure. C’est votre cruauté qui les oblige de trouver cette triste joie dans ce qui les réduit à la dernière pauvreté. (Gen. 12,3) Lorsqu’Abraham livra sa propre femme entre les mains des barbares, il se prêta à l’accomplissement de leurs mauvais desseins, mais était-ce de bon gré, ou par la crainte de Pharaon ? C’est ainsi que le pauvre agit. Comme vous êtes assez dur pour ne lui pas donner gratuitement la somme dont il a besoin, il est contraint de rendre grâce à votre avarice, et de recevoir avec joie l’effet de votre cruauté. Vous ressemblez à un homme qui, en délivrant un autre d’un péril de mort imminent, exigerait de lui la récompense de ce service. Cette comparaison vous fait horreur et vous paraît injurieuse. Quoi donc, vous rougiriez d’exiger de l’argent d’un homme pour l’avoir tiré de ce péril, et vous ne rougissez pas d’en exiger si cruellement pour l’avoir assisté dans un besoin moins considérable ? Ne prévoyez-vous point déjà que le châtiment vous est réservé pour une telle conduite, et ne vous souvenez-vous point avec quelle sévérité ce crime était défendu dans l’ancienne loi ?
Mais quelle est l’excuse dont la plupart se couvrent ? Il est vrai, disent-ils, que je prête mon bien à usure, mais c’est pour assister les pauvres. Malheureux, que dites-vous ? Dieu rejette avec horreur ces détestables aumônes. Il ne veut point ces sacrifices sanglants. Ne faussez point la loi de Dieu. Il vaut mieux ne rien donner aux pauvres que de leur donner d’un bien si cruellement acquis. Vous faites même souvent qu’un argent qui n’avait été amassé que par de justes travaux, et par des voies très-innocentes, devient enfin un argent maudit de Dieu par vos usures illégitimes, et vous faites le même mal que si vous forciez un sein pur et chaste d’enfanter des scorpions et des vipères.
Mais pourquoi vous parler de la loi de Dieu ? N’avouez-vous pas vous-même que l’usure est une chose très-infâme ? Si vous, qui profitez de ces usures, ne les regardez néanmoins qu’avec horreur, jugez de quel œil Dieu les regarde. Que si vous consultez ceux qui ont établi les lois humaines, ils vous diront que l’usure a toujours été regardée comme la marque de la dernière impudence. Et c’est pour cette raison qu’il n’est jamais permis aux personnes constituées en : dignité, ni aux magistrats de se déshonorer par ces gains infâmes. C’est la loi, dites-vous, qui le leur défend. Tremblez donc de votre indifférence, lorsque vous avez moins de respect pour les lois de Dieu, que les magistrats n’en, put pour les lois civiles, et lorsque vous témoignez estimer moins les oracles du ciel, qu’ils n’estiment les arrêts du sénat de Rome.
Mais si je vous crois, me dites-vous, et que je place mon argent au ciel, il me profitera moins que placé sur la terre. Ne rougissez-vous pas d’autoriser ainsi l’injustice de vos usures ? Je l’appelle une injustice ; car y a-t-il rien de plus injuste que de semer sans terre, sans – pluie, sans charrue et sans semence ? Que recueillent aussi ceux qui sèment de la sorte, sinon une ivraie qui sera jetée dans le feu ? N’y a-t-il point d’autres voies justes et légitimes de gagner sa vie ? Ne peut-on pas cultiver les champs, nourrir des troupeaux, engraisser des bœufs, travailler des mains, et ménager son revenu ? N’Êtes-vous pas déraisonnable ? N’Êtes-vous pas insensé de passer toute votre vie à labourer et à semer des épines ?
Vous me répondrez peut-être que les fruits de la terre sont sujets à trop d’accidents, que souvent la grêle, les brouillards, les eaux et les chaleurs ruinent tout. Mais y a-t-il là autant de périls à craindre que vous en courez par l’usure ? Toutes ces intempéries de l’air ne peuvent au plus que gâter le fruit sans nuire à la terre qui le porte ; au lieu qu’ici on perd très-souvent le fonds, et qu’avant cette perte, on souffre mille inquiétudes. Car l’usurier ne jouit jamais en paix de son bien, Jamais il n’y trouve de repos. Quand on lui apporte de l’argent, il ne considère point ce qu’il a, mais ce qu’il n’a pas ; et quelque grande que soit la rente qu’on lui paie, il s’afflige toujours de ce qu’elle n’égale pas le fonds. C’est pourquoi il ne peut, dans cette impatience avare, se donner le temps d’amasser quelque somme considérable. Il replace cet argent à mesure qu’il le reçoit. Il contraint ces revenus injustes de lui produire d’autres revenus semblables, comme une vipère produit encore d’autres vipères.
Je me sers de cette comparaison, parce que l’usure ronge plus l’âme d-e l’avare qui l’exige, que les vipères ne rongent les entrailles qui leur ont donné la vie. Ce sont là « les liens injustes » dont parlait tantôt le Prophète, « et ces chaînes pesantes » qui accablent ceux qui les portent. Je vous donne, dit l’usurier, non afin que vous jouissiez de ce que je vous donne, mais afin que vous me rendiez plus que je ne vous ai donné. Quoi ! Dieu ne veut pas que vous redemandiez même ce que vous avez donné : « Donnez », dit-il, « à ceux dont vous n’espérez rien recevoir (Lc. 6,40) », et vous exigez plus même que vous ne donnez ? Vous redemandez comme une dette, un argent qui n’est point sorti de vos mains. Croyez-vous augmenter votre bien par un moyen par lequel vous ne vous amassez qu’un trésor de colère et de vengeance ?
Donc, mes frères, pour éviter de tomber sous les coups de la colère de Dieu, et dans ces abîmes de feu, renonçons éternellement à l’usure. Desséchons cette racine empoisonnée qui ne porte que des fruits de mort, et n’aspirons plus qu’à ce gain dont parle saint Paul, qui est le seul gain qui soit grand et légitime, c’est-à-dire : « La piété avec ce qui nous suffit « pour vivre ». (1Tim. 6,6) C’est de ce trésor que nous devons nous enrichir ; afin de passer ici paisiblement notre vie et de jouir ensuite des biens éternels que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le saint-Esprit, est la gloire, la puissance et l’empire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LVII modifier


« ET SES DISCIPLES L’INTERROGÈRENT EN LUI DISANT : POURQUOI DONC LES DOCTEURS DE LA LOI DISENT-ILS QU’IL FAUT qu’Élie VIENNE AUPARAVANT » (CHAP. 17,10, JUSQU’AU VERSET 22)

ANALYSE. modifier

  • 1. Saint Jean-Baptiste est appelé Élie parce qu’il a été le précurseur du premier avènement comme Élie sera celui du second.
  • 2. Il se conservait depuis longtemps dans le peuple juif des traditions touchant le Christ et Élie.
  • 3. Guérison d’un lunatique ; explication et origine de cette appellation.
  • 4 et 5 Que le jeûne et l’oraison sont nécessaires l’un et l’autre pour chasser les démons. – Effets de ces deux vertus jointes ensemble. – Que l’abstinence de toutes sortes de plaisirs est un jeûne agréable à Dieu, et dont les personnes les plus faibles ne se peuvent dispenser. – Les mauvais effets de l’intempérance en particulier chez les femmes. – Comparaison des intempérants avec les bêtes.


1. Il est visible, mes frères, que les apôtres n’avaient point appris de l’Écriture ce qu’ils disent ici d’Élie ; mais seulement des docteurs de la loi, et que c’était un bruit commun parmi le peuple. C’est ainsi qu’il s’était répandu des traditions touchant Jésus-Christ. Ce qui fit dire à la Samaritaine : « Le Messie viendra, et lorsqu’il sera venu, il nous annoncera toutes ces choses ». (Jn. 4,25) C’est pourquoi les Juifs firent cette demande à saint Jean : « Êtes-vous Élie ou le Prophète » ? (Jn. 1,21) Car, comme je viens de le dire, ce bruit s’était fort répandu parmi les Juifs touchant Jésus-Christ et touchant Élie, mais ils ne lui donnaient pas un bon sens. L’Écriture nous marque deux avènements de Jésus-Christ. L’un est déjà passé, et l’autre est encore à venir. Saint Paul nous en parle, lorsqu’il dit : « La grâce salutaire de Dieu s’est manifestée à tous les hommes pour nous apprendre à renoncer à l’impiété et aux désirs du siècle, afin de vivre avec modestie, avec piété et avec justice. » (Tit. 2,11) Cet apôtre décrit ainsi le premier de ces deux avènements, puis il passe ensuite au second, lorsqu’il ajoute : « Dans l’attente d’une bienheureuse espérance, et de l’avènement du grand Dieu Notre-Sauveur Jésus-Christ. » (Tit. 2,13) Les prophètes même ont parlé de l’un et de l’autre de ces deux avènements, et ils ont dit qu’Élie serait le précurseur du second, comme saint Jean l’était du premier. C’est ce qui fait que Jésus-Christ lui donne le nom d’Élie ; non parce qu’il était en effet Élie, mais parce qu’il en accomplissait le ministère, puisque saint Jean a été le précurseur du premier avènement comme Élie le doit être du second. Mais les scribes confondaient ces deux choses, et pour mieux corrompre le peuple, ils ne lui parlaient que du second avènement. Si ce Jésus, disaient-ils, était le véritable Christ, Élie serait déjà venu. Et c’est dans cette pensée que les apôtres disent ici au Fils de Dieu, « qu’il fallait qu’Élie vînt auparavant » ; c’était aussi la pensée des pharisiens, lorsqu’ils envoyèrent demander à Jean s’il était Élie. Mais voyons ce que Jésus-Christ répond à cette difficulté. « Jésus leur répondit : Il est vrai qu’Élie doit venir auparavant, et qu’il rétablira toutes choses. » (Mt. 17,11) Il dit qu’Élie viendrait en effet avant son second avènement ; mais il ajoute qu’il était déjà venu, désignant par là son précurseur Jean-Baptiste. C’est là cet Élie qui est déjà venu ; car pour le prophète Élie : « Il viendra et rétablira toutes choses », c’est-à-dire toutes les choses que le prophète Malachie a marquées. « Le Seigneur dit : je vous enverrai Élie le Thesbite, qui réunira les cœurs des pères avec leurs enfants, afin que lorsque je viendrai je ne frappe point la terre d’une plaie « qui soit incurable ». (Mal. 4,5) Remarquez, mes frères, l’exactitude des paroles de ce prophète. Comme la ressemblance du même ministère pouvait faire donner à saint Jean le nom d’Élie, il a soin, pour éviter cette confusion, de marquer le pays de l’un, et il l’appelle « Thesbite », pour le distinguer de saint Jean qui n’était pas de cette ville. Il les distingue encore l’un de l’autre par cette seconde marque, « afin », dit-il, « que lorsque je viendrai », je ne frappe point la terre d’une plaie qui soit « incurable » : paroles qui nous font voir quelle sera la terreur du second avènement. Car il n’est pas venu la première fois. Pour « frapper la terre ». Il dit lui-même : « Je ne suis pas venu pour juger le monde, mais pour le sauver ». (Jn. 3,16) Le prophète Malachie marque donc cette circonstance, pour faire voir qu’Élie ne précéderait que le dernier avènement de Jésus-Christ, lorsqu’il viendrait juger le monde.
Il exprime en même temps le sujet pour lequel Élie lui servirait de précurseur. Il dit que ce serait pour persuader aux Juifs de croire en Jésus-Christ, et de ne s’exposer pas au danger de périr tous lorsqu’il viendrait. C’est ce que Jésus : Christ leur rappelle lorsqu’il dit : « Quand Élie viendra, il rétablira toutes choses », c’est-à-dire qu’il rétablira la foi des Juifs qui seront alors, et qu’il les amènera de leur incrédulité passée à une foi humble et fervente. Et il faut encore remarquer l’exactitude de ce prophète. Il ne dit pas : « Il réunira les cœurs des enfants avec leurs pères », mais « le cœur des pères avec leurs enfants ». Comme les Juifs étaient les pères des apôtres, l’Écriture marque qu’Élie réunirait les cœurs des pères, c’est-à-dire les sentiments des Juifs avec leurs enfants, c’est-à-dire avec les apôtres, et qu’il leur ferait embrasser leur doctrine sainte.
« Mais je vous déclare qu’Élie est déjà venu, « et ils ne l’ont point connu, mais ils l’ont traité comme il leur a plu ; ils feront souffrir de même le Fils de l’homme (12). Alors ses disciples, reconnurent que c’était de Jean-Baptiste qu’il leur avait parlé (13) ». Les apôtres comprennent cela d’eux-mêmes. Les docteurs de la loi, ni l’Écriture rie leur en disaient rien. Mais comme ils devenaient plus éclairés, et plus attentifs à ce que Jésus-Christ leur disait, ils le comprennent sans difficulté, surtout après ce que Jésus-Christ leur avait déjà dit dans une autre rencontre:, « Que Jean était Élie qui doit venir ». (Mt. 11,27) Et il ne faut pas s’étonner si, après avoir dit « qu’Élie est déjà venu », il dit néanmoins qu’il doit venir encore pour rétablir toutes choses. L’un et l’autre était véritable. Quand il dit « qu’Élie viendrait pour rétablir tout », il marque, comme j’ai dit, le véritable Élie et la conversion des Juifs ; et lorsqu’il dit « qu’il est déjà venu », il marque saint Jean qu’il appelle Élie, parce qu’il remplissait la mission que remplissait Élie. Les prophètes usent de cette manière de parler, lorsqu’ils donnent en beaucoup d’endroits le nom de « David » aux rois qui ont imité la piété et le zèle du véritable David ; et lorsqu’ils appellent les, Juifs « princes de Sodome et enfants d’Éthiopie (Isaïe 1, 13)», à cause de la corruption et du dérèglement de leurs mœurs. Ainsi, parce que saint Jean avait été le précurseur du premier avènement comme Élie le devait être du second, Jésus-Christ lui donne le nom d’Élie.
2. Il le fait encore pour montrer qu’il ne combattait point les Écritures, et qu’il s’accordait parfaitement avec les prophètes. C’est pourquoi il ajoute « Je vous déclare qu’Élie est déjà venu, et ils ne l’ont point connu, mais ils l’ont traité comme il leur a plu ». C’est-à-dire, qu’ils l’ont mis en prison, Qu’ils l’ont outragé ; qu’ils l’ont fait mourir, et qu’ils ont mis sa tête dans un bassin pour être le prix de la danse d’une fille. C’est ainsi que le Fils de l’homme sera traité par eux. Vous voyez, mes frères, que Jésus-Christ fait naître l’occasion de parler encore ici de sa mort et de ses souffrances, et qu’il console la douleur que ses disciples en ressentaient, par le souvenir de ce qu’avait souffert saint Jean et par les miracles qu’il fit aussitôt qu’il leur en eut parlé.
Car presque toutes les fois qu’il entretient ses apôtres de ce sujet, il fait quelque miracle en leur présence pour les rassurer. Lorsque l’Évangile dit : « Alors il commença à leur déclarer qu’il fallait qu’il allât à Jérusalem, et qu’il y souffrit beaucoup de choses » ; il marquait par ce terme « alors », le moment que les apôtres venaient de connaître et de confesser, publiquement que Jésus-Christ était le « Fils de Dieu » : de même, lorsqu’il leur a fait voir cette vision admirable sur la montagne, et que les prophètes ont dit beaucoup de choses touchant sa gloire, il leur parle aussitôt de sa passion, et après avoir rapporté la mort funeste de saint Jean il conclut : « C’est ainsi que le Fils de l’homme doit bientôt être traité par eux ». Ainsi, lorsqu’il eut chassé un démon que ses disciples n’avaient pu chasser, l’Évangile dit : « Jésus-Christ étant en Galilée dit à ses apôtres : Le Fils de l’homme doit être livré entre les mains des pécheurs qui le feront mourir, et il ressuscitera le troisième jour ». Il usait de cette conduite pour diminuer, par l’éclat de ses miracles, l’excès de la douleur que cette prédiction causait à ses disciples. C’est ce qu’il tâche de faire en cet endroit de notre Évangile, lorsqu’il rappelle en leur mémoire le traitement qu’on avait fait souffrir à saint Jean.
Que si quelqu’un me demande ici pourquoi, puisqu’Élie doit faire tant de biens lorsqu’il viendra, Dieu différait tant de l’envoyer ? Je réponds que les Juifs étaient si inconvertibles alors, que prenant Jésus-Christ pour Élie, ils n’en étaient pas plus portés à croire en lui. Car nous voyons que les Juifs croyaient que Jésus-Christ était ce prophète : « Quelques-uns », disaient les apôtres, « croient que vous êtes Élie, et d’autres que vous êtes Jérémie ». D’ailleurs il n’y avait point d’autre différence entre saint Jean et Élie que celle du temps. Si cela est, me direz-vous, comment croiront-ils alors ? Car l’Évangile dit formellement « qu’il rétablira toutes choses ». Je réponds premièrement qu’ils croiront alors ce prophète, parce qu’ils le connaîtront mieux ; mais principalement, parce que la gloire de Jésus-Christ sera répandue alors dans toute la terre et qu’elle sera plus brillante que le soleil. Mais lorsqu’à ces raisons Dieu ajoutera encore la prédication de ce grand prophète qui publiera hardiment que Jésus est le Fils de Dieu, il ne faut point douter que les Juifs ne le reçoivent et qu’ils ne l’écoutent avec beaucoup de docilité.
Quand Jésus-Christ dit ici : « Et ils ne l’ont point connu », il fait comme leur apologie, et il excuse en quelque sorte la grandeur de leur crime. Jésus-Christ donc, mes frères, console ses apôtres dans la douleur qu’ils ressentaient de sa passion future, en leur témoignant que tous les cruels traitements qu’il souffrira des Juifs seront injustes, et en enfermant ce souvenir si triste entre deux miracles : l’un qui s’est déjà fait sur le haut du Thabor, et l’autre qu’il va faire au pied de cette montagne.
Après que Jésus-Christ eut parlé de la sorte à ses apôtres, ils ne lui demandent point quand Élie viendrait. Ils étaient trop abattus par le souvenir de la passion, et ils étaient en même temps saisis d’un trop profond respect et d’une frayeur trop sainte à cause de cette gloire qu’ils venaient de voir. On peut remarquer assez souvent dans l’Évangile que, lorsqu’ils s’apercevaient que Jésus-Christ ne voulait pas s’expliquer clairement, ils ne le pressaient pas et demeuraient dans le silence. Lors donc qu’étant dans la Galilée il leur dit : « Le Fils de l’homme doit être livré entre les mains des pécheurs qui le tueront », l’Évangéliste ajoute : « Cette parole les affligea extrêmement », et saint Marc dit : « Qu’ils ne savaient ce que voulait dire cette parole, et qu’ils n’osaient lui en demander l’éclaircissement ». (Mc. 9,31) Saint Luc dit de même : « Que cette parole leur était cachée, afin qu’ils n’en eussent aucune connaissance, et qu’ils appréhendaient de l’interroger. » (Lc. 9,22) « Après qu’il fut venu vers le peuple, un homme s’approcha de lui, et s’étant jeté à genoux à ses pieds, lui dit : Seigneur, ayez pitié de mon fils qui est lunatique, et est tourmenté misérablement. Car il tombe souvent dans le feu et souvent dans l’eau (14). Je l’ai présenté à vos disciples et ils ne l’ont pu guérir (15) ». L’Évangile marque ici beaucoup de circonstances qui nous font voir que la foi de cet homme était très-faible. Premièrement, Jésus-Christ lui dit lui-même, « que tout est possible à celui qui croit », comme pour lui dire que jusque-là il n’avait pas cru. Cet homme lui dit ensuite : « Seigneur, aidez mon peu de foi. » Il lui dit encore : « Si vous pouvez » (Mc. 9,22-23), comme doutant qu’il le pût. Si c’était donc l’incrédulité de cet homme qui empêchait la guérison de son fils, pourquoi Jésus-Christ en rejette-t-il la cause sur ses disciples, sinon pour montrer qu’ils pouvaient faire ces sortes de miracles sans y être aidés par la foi de ceux qui imploraient leur assistance ? Car si souvent la foi de ceux qui demandent ces grâces, est assez grande pour les mériter de Dieu sans la foi de ceux mêmes qui les font ; quelquefois aussi la grande foi de ceux à qui l’on s’adresse suffit seule pour les faire. On en voit des exemples dans l’Écriture. (Act. 10) Corneille, par la seule force de sa foi, attira sur lui la grâce du Saint-Esprit ; et Élisée ressuscita un mort, sans que personne y contribuât, puisque ceux qui le jetèrent devant lui, ne le firent que par un transport de crainte, et non par le mouvement de leur foi. (2R. 13) L’appréhension qu’eurent les voleurs leur fit seule jeter ce corps mort auprès du sépulcre du prophète qui lui rendit aussitôt la vie par le seul attouchement de ses os. Nous devons donc conclure que les apôtres ne purent guérir ce possédé, parce qu’ils hésitèrent dans la foi, non pas tous, puisque les plus fermes colonnes n’étaient pas là.
3. Mais je vous prie, mes frères, de considérer quelle est la malignité de cet homme, qui vient devant tout un peuple accuser les apôtres de faiblesse et d’impuissance : « Je l’ai présenté », dit-il, « à vos disciples, et ils ne l’ont pu guérir » Mais Jésus-Christ, pour excuser ses apôtres, attribue à cet homme la plus grande part de la faute et dit : « O race incrédule et dépravée, jusques à quand serai-je avec vous ? jusques à quand vous souffrirai-je «(16)» ? Il n’adresse pas seulement ces paroles à cet homme qui le priait, mais généralement à tous les Juifs. Car il est vraisemblable que plusieurs d’entre eux furent scandalisés de l’impuissance des apôtres, et qu’ils les méprisèrent en eux-mêmes. Lorsqu’il dit : « Jusqu’à quand serai-je avec vous » ? il fait voir le grand désir qu’il avait de mourir, et avec quelle ardeur il souhaitait de retourner à son Père. Il montre assez que ce qui lui était pénible en ce monde, c’était, non de souffrir la croix, mais de demeurer avec ces Juifs incrédules.
Il ne termine pas là son discours, il ajoute encore : « Amenez-le-moi ici ». Il lui demande combien il y avait de temps que ce possédé souffrait de ce mal ; afin d’excuser en quelque sorte ses disciples, et de faire aussi concevoir à ce père quelque espérance de la guérison de son fils, en lui persuadant qu’il lui était facile de le délivrer de cet état. Il souffre néanmoins sur l’heure que le démon le tourmente et qu’il le déchire. Ce qu’il permit, non par un vain désir de gloire, en faisant voir son autorité par le reproche qu’il fit au démon devant tout le peuple ; mais pour consoler le père, afin, qu’en voyant le démon trembler à sa seule parole, il fût plus disposé à croire le miracle qu’il allait voir.
Cet homme, ayant donc répondu que son fils souffrait ce tourment depuis son enfance, et ayant ajouté aussitôt : « Mais si vous pouvez « quelque chose, aidez-nous et ayez pitié de « notre état », Jésus-Christ lui répond sur l’heure : « tout est possible à ceux qui « croient », faisant encore retomber sur son peu de foi le délai de la guérison de son fils. Quand le lépreux dit à Jésus-Christ : « Seigneur, si vous voulez, vous pouvez me guérir » (Mt. 8,3) ; et qu’il rendait par ces paroles témoignage à sa souveraine puissance, Jésus-Christ loua ce qu’il avait dit, et le confirma même en disant : « Je le veux, soyez guéri ». Mais parce que cet homme, en disant : « Si vous pouvez, aidez-nous », parlait d’une manière indigne de la toute-puissance du Sauveur, il lui en fait un reproche : « Tout est possible », dit-il, « à celui qui croit », comme s’il lui disait : Ma force est si infinie, qu’elle peut même communiquer aux autres la puissance de faire des miracles. Si vous croyez donc comme il faut, vous pourrez guérir sans peine, non seulement votre fils, mais même les autres ; et aussitôt après cette parole, il chasse, le démon.
Mais il faut admirer la providence et la bonté de Dieu sur ce possédé, non seulement en ce qu’il le délivra enfin du démon ; mais encore plus, en ce qu’il le conserva durant une si longue possession. Car, sans une protection toute particulière, il n’est pas douteux qu’il serait mort longtemps auparavant. Le démon, qui le jetait tantôt dans le feu et tantôt dans l’eau, l’eût tué sans doute, si Dieu n’eût donné un frein à sa fureur, et s’il n’eût mis des bornes â la violence de sa rage. C’est ce qui fût aussi arrivé à ces démoniaques, qui couraient nus dans les, déserts, qui se frappaient eux-mêmes, et qui se déchiraient avec des pierres.
Que si l’Évangile appelle ce possédé « lunatique », il ne s’en faut pas étonner, puisque c’est le nom que son propre père lui donnait. Vous direz peut-être que l’Évangile use encore aussitôt de ce terme, puisqu’il est dit ensuite que Jésus-Christ guérit « plusieurs lunatiques » ? Il ne parle en cela que selon l’usage commun. Car le démon, par sa malice, voulant décrier cet astre, tourmentait plus ou moins les possédés, selon le cours et le décours de la lune ; non pas, certes, que la lune exerçât aucune action sur eux ; mais, encore une fois, c’était un effet de la malice du démon, qui voulait faire attribuer à la lune ce qu’il faisait lui-même. Il a réussi à faire admettre cette opinion fausse par beaucoup d’esprits, et, de là, est venu le mot de « lunatique », appliqué à certains démoniaques.
« Les disciples vinrent après trouver Jésus en particulier, et lui dirent : Pourquoi nous autres ne l’avons-nous pu chasser (19) » ? Il me semble qu’ils craignaient d’avoir déjà perdu la grâce des miracles que Jésus-Christ leur avait donnée, et la puissance qu’ils avaient reçue sur les esprits impurs. C’est pour cela qu’ils viennent interroger Jésus-Christ « en particulier ». Ce n’était point par un mouvement de honte qu’ils affectaient ce « secret ». S’ils eussent cru n’avoir plus cette puissance, il leur eût été inutile de craindre que le peuple le sût de la bouche du Sauveur, lorsque les faits l’eussent dit assez d’eux-mêmes, mais ils interrogent Jésus-Christ « en particulier », parce qu’ils avaient à lui parler d’une chose grande et secrète. Que leur répond donc le Fils de Dieu ?
« Jésus leur répondit : C’est à cause de votre incrédulité. Car je vous dis en vérité : Si vous aviez de la foi comme un grain de sénevé, vous diriez à cette montagne : Transportez-vous d’ici là, et elle s’y transporterait, et rien ne vous-serait impossible (20) ». Si vous demandez ici quand on a vu les apôtres faire ce que dit ici Jésus-Christ, et transporter les montagnes d’un lieu en un autre, je vous répondrai qu’ils ont fait bien davantage en ressuscitant une infinité de morts. Car c’est l’effet d’une bien plus grande puissance de rappeler une âme dans un corps mort, que de transporter une montagne. On dit qu’on a vu dans la suite quelques saints bien moins considérables que les apôtres faire ces sortes de miracles, et transporter les montagnes selon les besoins. Que s’il ne s’est point trouvé d’occasion semblable du temps des apôtres, il serait injuste de les en blâmer. Et il faut remarquer que Jésus-Christ ne leur dit pas en général : vous transporterez les montagnes, mais vous pourriez les transporter. S’ils ne l’ont pas tait, ce n’est point par impuissance et par faiblesse, puisqu’ils ont fait d’autres choses incomparablement plus grandes ; c’est seulement parce que l’occasion ne s’en est pas présentée, et qu’ils n’ont pas jugé cela nécessaire. Peut-être même qu’ils ont fait cette sorte de miracle, et que l’on n’en a rien marqué. Car on n’a pas écrit toutes les merveilles que les apôtres ont faites.
Mais nous pouvons dire encore qu’une des raisons pour lesquelles les disciples ne purent guérir ce possédé, c’est qu’en ce moment ils étaient dans un état d’imperfection et de faiblesse. Car ils n’avaient pas toujours une foi égale et ils n’étaient pas toujours dans la même disposition. Nous avons vu que saint Pierre est appelé par Jésus-Christ même, tantôt « heureux » et tantôt « Satan », et que le Sauveur les reprend tous en général, de ce qu’ils ne comprenaient pas le mystère du « levain ». Il est donc assez vraisemblable que les apôtres étaient alors dans cette disposition de faiblesse, qui leur était assez ordinaire avant la croix du Sauveur.
La « foi » dont Jésus-Christ parle ici, est la foi des miracles, et il la compare à un grain de sénevé, pour montrer sa vigueur et sa grande force. Car encore que cette graine paraisse la plus petite de toutes, elle surpasse néanmoins toutes les autres par sa vertu et par sa puissance. Et Jésus-Christ, pour montrer qu’un peu d’une véritable foi produisait des effets prodigieux, la compare à cette graine. Mais le Fils de Dieu ne s’arrête pas encore là, et après avoir fait voir que la foi pouvait agir sur les montagnes même, il dit : « Enfin rien ne vous sera impossible ».
4. Je vous prie, mes frères, d’admirer ici deux choses ; la vertu des apôtres, et la force du Saint-Esprit. La vertu des apôtres parait en ce qu’ils ne rougissent point d’avouer leur impuissance ; et la force du Saint-Esprit se fait voir en ce que trouvant des âmes qui selon Jésus-Christ n’avaient pas même un grain de foi, il les a néanmoins élevées peu à peu jusqu’à une telle perfection qu’il a répandu la foi en elles comme une source très-abondante. « Cette sorte de démons ne se chasse que par « la prière et par le jeûne (21) ». Jésus-Christ comprend dans ce mot « de démons » non seulement tous les lunatiques, mais en général toutes sortes de possédés. Il commence peu à peu à former ses disciples, et à les porter au jeûne. Car il ne faut point objecter ici ce qui arrive quelquefois, quoique rarement, qu’on a vu des personnes chasser des démons sans le jeûne ; Si cela est arrivé à un ou à deux, il n’en faut pas faire une loi : mais on peut dire en général que si l’on peut quelquefois sans le jeûne guérir ceux qui sont possédés, il est entièrement, impossible que celui qui est possédé, et qui vit dans le plaisir et dans les dé lices, soit jamais délivré du démon qui le possède. Car le jeûne est le remède le plus efficace et le plus nécessaire à cette sorte de maladie.
Vous me direz peut-être, mes frères : S’il faut avoir la foi pour guérir ces sortes de démons, pourquoi ne suffit-elle pas elle seule ? pourquoi y faut-il joindre le jeûne ? Je vous réponds que c’est parce que le jeûne joint à la foi redouble encore le mérite de celle-ci. Car le jeûne a une force toute particulière. Il fait que nous excellons dans toutes les autres vertus. Il change les hommes en anges et les rend capables de combattre dans une chair fragile, contre les esprits de malice et contre les princes des ténèbres. Mais il ne faut pas que nous nous contentions de jeûner, il faut encore que la prière accompagne notre jeûne, et qu’elle tienne même le premier rang.
Les biens que produisent en nous ces deux vertus, lorsqu’elles sont jointes ensemble sont tout à fait admirables. Celui qui prie et qui jeûne comme nous disons, n’a plus besoin de tous les faux biens dola terre, et celui qui n’a plus besoin de ces biens en est d’ordinaire fort détaché, et est toujours prêt à faire l’aumône. Celui qui jeûne a l’esprit fervent, toujours élevé au ciel. Il prie avec application. Il éteint en lui les mauvais désirs. Il fléchit Dieu et apaise sa colère. Il humilie son âme et réprime son orgueil. C’est pourquoi les apôtres jeûnèrent presque toute leur vie. Celui qui joint la prière au jeûne, se fait comme deux ailes pour aller à Dieu, qui sont plus légères et plus vites que les vents. Il ne prie point avec tiédeur ; il ne baille point, il ne s’étend point, il ne sommeille point en priant. Il est plus ardent que le feu ; il s’élève au-dessus de toute la terre.
Ce sont ces âmes, mes frères, qui sont terribles au démon, et qu’il craint comme ses ennemis qui lui font la plus rude guerre. Car en effet, il n’y a rien de si puissant que le juste qui prie bien. Si une femme, au rapport de l’Évangile, eut le pouvoir de fléchir un juge brutal qui ne craignait ni Dieu ni les hommes combien plus fléchirons-nous Dieu, lorsque nous le prierons sans cesse, et que nous accompagnerons cette prière continuelle du jeûne et de l’abstinence de toutes les voluptés ? Que si vous dites que vous êtes d’un complexion trop faible pour souffrir la sévérité du jeûne, serez-vous trop faible au moins pour prier et pour renoncer à tous les plaisirs ?
Si vous ne pouvez jeûner, vous pouvez vous abstenir des plaisirs. Et cette seconde abstinence est une vertu que je ne distingue guère du jeûne. Elle suffit pour réprimer la violence du démon, qui n’aime rien tant que l’intempérance et la bonne chère, parce qu’elle est la source, et comme la mère des autres vices. C’est par elle qu’autrefois il jeta les Juifs dans l’idolâtrie, et qu’il embrasa les Sodomites d’une passion détestable : « L’iniquité des Sodomites », dit l’Écriture, « est venue de l’intempérance ; ils ont été ce qu’ils étaient, parce qu’ils se sont trop remplis de viandes ». (Ez. 16,47) C’est par elle enfin qu’il a perdu une infinité d’âmes et qu’il les a livrées aux flammes éternelles. Car quel mal ne fait point l’intempérance, puisqu’elle change l’homme en pourceau, et le rend même plus impur aux yeux de Dieu ? Le pourceau se contente de se plonger dans la fange, et de se nourrir dans les ordures les plus infâmes ; mais l’intempérant va plus loin. Il se fait à lui-même d’autres plaisirs abominables ; et il se remplit l’esprit d’objets criminels dont il se repaît. J’ose dire même qu’il n’y a point de différence entre un intempérant et un démoniaque. Ils sont tous deux également furieux, tous deux emportés, sans retenue et sans pudeur, par une même violence. La différence que j’y trouve, c’est qu’on plaint le démoniaque, au lieu qu’on n’a que de l’horreur du voluptueux. On le hait et on le déteste, parce qu’il se jette volontairement lui-même dans cet état misérable ; parce qu’il se plait dans son malheur, et qu’il trouve ses délices à faire de sa bouche, de ses yeux, de ses narines, et de tous ses sens, des amas de saletés que l’on ne saurait souffrir. Que si l’on passe plus avant pour considérer l’état de son âme, on la verra si défigurée, si languissante, et saisie d’un froid si mortel, qu’elle n’est presque plus capable d’animer le corps.
Je rougis de m’étendre davantage sur les maux que l’intempérance cause dans les hommes et dans les femmes. Je laisse cela à la conscience de ceux qui le savent mieux que moi. Quoi de plus hideux qu’une femme qui s’enivre jusqu’à ne pouvoir marcher qu’en chancelant ? Plus le vaisseau est frêle, plus terrible aussi est le naufrage. Je ne distingue pas ici la femme libre de l’esclave. La femme libre, la maîtresse de maison, se déshonore ellemême devant ses propres domestiques, par ce vice si infâme, et l’esclave qui y est sujette devient encore plus méprisable devant ses autres compagnes. Elles sont cause par leurs excès que les gens peu sages blasphèment contre Dieu, et qu’ils l’accusent de ses dons.
Car j’ai souvent entendu des gens qui, voyant ces excès de vin, et l’effet funeste qu’ils avaient produit, disaient hautement : Plût à Dieu qu’il n’y eût jamais eu de vin dans le monde. Qui peut souffrir cet aveuglement ? Qui peut ne point condamner cette extravagance ? L’homme pèche, et vous rejetez sa faute sur les dons de Dieu. Est-ce le vin qui a causé ces dérèglements, ou l’intempérance de relui qui en abuse ? Que ne dites-vous plutôt : Plût à Dieu que jamais on n’eût abusé du vin ! Plût à Dieu qu’on ne vît jamais d’intempérants dans le monde ? Si vous continuez de rejeter cette faute sur le vin, et de souhaiter qu’il n’y en ait jamais eu dans le monde, vous pourrez désirer de même qu’il n’y ait jamais eu de fer sur la terre, parce qu’on en abuse pour tuer les hommes. Vous souhaiterez qu’il n’y ait jamais de nuit, afin qu’il n’y ait plus de voleurs ; vous désirerez qu’il n’y ait jamais de jour, afin que les médisants ne puissent rien voir. Et vous pourrez dire comme du vin : Plût à Dieu qu’il n’y eût point de femmes dans le monde ; afin qu’il n’y eût point d’adultère ! N’irait-on pas ainsi jusqu’à détruire toutes les créatures de Dieu, parce qu’on en peut abuser et s’en servir contre le dessein de Dieu qui nous les a données ?
5. Quittez donc ces pensées dont le diable seul est l’auteur. Ne condamnez point le vin, mais l’abus que l’on fait du vin. Quand cette personne qui vous fait horreur sera sortie de son ivresse, représentez-lui avec force l’état infâme d’où elle sort. Dites-lui que le vin nous est donné de Dieu pour renouveler notre vigueur et non pour nous rendre l’opprobre du monde et l’horreur de tous les hommes. Que Dieu nous a fait ce don pour guérir nos maladies, et non pour nous les attirer, pour soutenir la faiblesse de nos corps, et non pour affaiblir nos âmes. Dieu vous a honoré de ce don, pourquoi vous déshonorez-vous par l’abus que vous en faites ?
Ne savez-vous pas que saint Paul dit à Timothée : « Usez d’un peu de vin, à cause de la faiblesse de votre estomac et de vos fréquentes maladies ». (1Tim. 5,23) Si un si saint homme accablé de maladies, et qui passait toute sa vie dans une suite d’infirmités continuelles, n’use point de vin avant que son maître le lui conseille, quelle excuse nous peut-il rester d’en prendre avec tant d’excès lorsque notre santé est excellente ? Saint Paul disait à Timothée : « Usez d’un peu de vin, à cause de la faiblesse de votre estomac et de vos fréquentes maladies », et il dirait à ces personnes intempérantes : Usez de peu de vin à cause de ces crimes honteux où vous tombez, et de ces adultères que produisent vos débauches.
Que si cette considération n’est pas assez puissante tour vous rendre tempérants, devenez sobres au moins par la considération des maux qui naissent de ces excès. Dieu n’a pas donné le vin à l’homme pour l’affliger, et pour lui causer du chagrin par le dérangement de la santé qui suit d’ordinaire les débauches. Il le lui a donné au contraire pour le remplir de joie. « Le vin », dit le Prophète, « réjouit le cœur de l’homme ». (Ps. 103,29) Cependant vous lui ôtez cet effet, et vous lui en donnez un autre tout opposé. Car quelle joie peut avoir celui qui est toujours hors de lui-même, qui ressent mille douleurs, qui vit dans une agitation continuelle, qui est dans un aveuglement profond, et qui sent toujours comme les transports d’une fièvre violente.
Je ne parle pas ici de tous, mais je parle à tous. Je sais que tous ne sont pas sujets aux excès du vin. Dieu nous garde de ce malheur, mais je vois avec douleur que ceux qui sont sobres, n’ont pas assez de soin de corriger les intempérants. C’est pourquoi je m’adresse plutôt à vous qui avez horreur de ces excès, et j’imite les médecins qui ne s’arrêtent point à parler aux malades, et qui prescrivent leurs ordonnances seulement aux personnes qui les environnent. C’est donc à vous autres qui êtes sobres que je parle maintenant. Je vous conjure en premier lieu, de ne vous laisser jamais tomber dans une passion si brutale, et je vous exhorte ensuite à travailler pour en retirer les autres, et pour les empêcher de se réduire dans un état pire que l’état des bêtes. Car les bêtes se contentent de ce qui leur suffit pour vivre ; elles ne désirent rien de plus. Mais les personnes intempérantes sont plus brutales, et passent au-delà des bornes de la nature.
Je rougis de dire que les chiens et que les ânes sont préférables aux personnes dont nous parlons. Ces animaux se contentent de manger et de boire autant qu’ils en ont besoin. Ils ont des bornes qu’ils ne passent point, quelque violence qu’on leur puisse faire. N’Êtes-vous donc pas pire que ces animaux ? Je vous en prends pour juge vous-même. Car toutes les personnes raisonnables n’en doutent pas. N’est-il pas visible que vous vous ravalez plus bas que ces bêtes, et que vous vous conduisez plus brutalement ? Vous évitez de forcer ces animaux à passer les bornes de la nécessité dans la nourriture qu’ils prennent, et vous craindriez que ce superflu ne leur fît tort : cependant vous n’avez pas le même soin de vous-même. Tant il est vrai que vous vous regardez comme étant au-dessous de ces bêtes, et que vous devenez plus brutal qu’elles, en ne craignant point les maladies où votre intempérance vous jette. Car ce n’est pas au moment que vous êtes dans ces débauches, que vous en ressentez les fâcheuses suites. Elles ne se font sentir que longtemps après. Et comme lorsque, la fièvre est passée, il en reste des humeurs malignes qui perdent le corps si on ne les purge ; de même lorsque vos excès sont passés, il en reste un feu dans le corps qui le perd, et qui perd en même temps l’âme. Le corps en devient languissant. Il est sans vigueur, et tout brisé comme un vaisseau battu de la tempête. L’âme en est encore plus misérable. Elle sent en elle-même un feu qui la dévore, et qu’elle ne peut supporter. Lorsqu’elle paraît revenir à elle-même, et sortir de cet assoupissement brutal, c’est alors qu’elle paraît plus transportée et plus agitée de fureur ; elle ne respire que le vin qui vient de la perdre, et elle ne souhaite que de se replonger dans ses excès, où sa raison vient d’être ensevelie.
Lorsqu’une tempête cesse, les pertes qu’elle avait causées ne cessent pas avec elle. Ce qu’on a jeté dans la mer y demeure et ne se peut plus réparer. Il en est ainsi des intempérants. Il faut nécessairement que leurs excès leur fassent perdre pour jamais toutes leurs vertus. S’ils avaient auparavant quelque modestie, quelque pudeur, quelque sagesse, quelque patience, ou quelqu’humilité, ils sont obligés d’abandonner toutes ces vertus si rares, comme on jette dans la mer durant la tempête ce que l’on a de pins précieux. Mais le vaisseau qui s’est ainsi déchargé, n’en est que plus léger pour achever son voyage, au lieu que l’âme qui perd toutes ses vertus en devient beaucoup plus pesante. Elle n’a plus cet or précieux, et ces diamants sans prix dont elle était si heureusement chargée. Elle est misérablement appesantie par un sable qui l’accable, et par une eau bourbeuse et infecte, qui perd tout ensemble le vaisseau et le pilote qui le conduit.
Pour éviter ce malheur, mes frères, fuyons avec horreur l’intempérance, de la bouche. Souvenons-nous toujours que jamais les ivrognes n’entreront dans le royaume des cieux : « Ne vous trompez pas », dit saint Paul, « les ivrognes et les médisants ne seront point les héritiers du royaume des cieux ». Que dis-je du royaume des cieux ? Ils ne jouissent plus même avec plaisir de ce qu’ils ont sur la terre. Leurs excès leur en ôtent le sentiment. Ils leur changent les jours en nuits, et la lumière en ténèbres. Ils ont les yeux ouverts, et ils ne voient pas. Ils souffrent des maux sans nombre. Ils tombent dans des tristesses et dans des ennuis déraisonnables. Ils deviennent comme insensés, et ressentent des faiblesses ridicules qui les rendent la fable du monde, sans qu’on puisse plaindre leur état, ou excuser des personnes qui se précipitent d’elles-mêmes dans de si grands maux. Fuyons donc, mes frères, ces excès infâmes, fuyons une maladie si dangereuse, afin que nous jouissions, et dans ce monde et dans l’autre, des biens que je vous souhaite par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le Saint-Esprit est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LVIII modifier


« OR, COMME ILS ÉTAIENT EN GALILÉE, JÉSUS LEUR DIT : LE FILS DE L’HOMME DOIT ÊTRE LIVRÉ ENTRE LES MAINS DES HOMMES. ET ILS LE FERONT MOURIR, ET IL RESSUSCITERA LE TROISIÈME JOUR : CE QUI LES AFFLIGEA EXTRÊMEMENT ». (CHAP. 17,21, 22, JUSQU’AU VERSET 7, DU CHAP. XVIII)

ANALYSE. modifier

  • 1. Qu’était-ce que le didrachme.
  • 2. Pierre était du nombre des premiers-nés. – Il faut que l’humilité précède celui qui veut entrer dans le royaume des cieux.
  • 3. Jésus-Christ dans ses instructions, emprunte souvent des exemples à la nature ; les manichéens ont donc tort de condamner la nature comme mauvaise en elle-même.
  • 4 et 5. Qu’il ne faut pas tirer vanité de sa naissance. – Combien ce qu’on appelle noblesse dans le monde se réduit à peu de choses. – À combien de maux sont sujets les riches. – Que la vraie liberté ne se trouve point dans les personnes du monde, mais dans celles qui sont en Dieu. – Combien les favoris des rois sont esclaves. – Que les biens du monde sont des maux ; et que les maux des justes sont des biens.


1. Jésus-Christ, mes frères, entretient ses apôtres de sa croix et de sa passion pour les empêcher de s’ennuyer en Gaulée et de dire : Que faisons-nous si longtemps en ce pays ? Le Sauveur savait que ce discours leur ôterait jusqu’à la pensée de revoir Jérusalem. Mais admirez comment, après les reproches que Jésus-Christ fit à saint Pierre, après les entretiens de Moïse et d’Élie, qui appelaient la passion de Jésus-Christ son triomphe et « sa gloire », après la voix que le Père fit entendre sur le Thabor, après tant de différents miracles, enfin après l’assurance de sa résurrection qui ne devait être différée que de trois jours, les disciples néanmoins ne peuvent souffrir que Jésus-Christ leur parle de sa passion, et « qu’ils s’affligent aussitôt » qu’il leur en parle. C’est sans doute parce qu’ils ne comprenaient pas toute la force des paroles de Jésus-Christ, comme le marquent saint Luc (chap. 9) et saint Marc (chap. 9), qui disent clairement « qu’ils ignoraient cette parole, qu’elle leur était cachée, et qu’ils craignaient de l’interroger ». Mais ne peut-on pas demander, puisqu’ils ignoraient ces paroles, comment ils pouvaient, s’en affliger. Il est visible qu’ils ne les pouvaient ignorer entièrement et qu’ils comprenaient assez par de si fréquentes redites que leur Maître devait mourir. Mais ils ne comprenaient pas qu’il dût ressusciter, ensuite, ni quand ni comment il le ferait. Ils ne prévoyaient point les grands biens que sa mort devait apporter au monde, ni la gloire infinie qui la devait suivre. C’était cette ignorance qui causait leur douleur, parce qu’ils étaient fort attachés à leur Maître.
« Mais lorsqu’ils furent venus à Capharnaüm, ceux qui recevaient le tribut des deux drachmes vinrent dire à Pierre : Votre Maître ne paye-t-il pas le tribut (23) » ? Quel était, mes frères, ce tribut des deux drachmes ? Voici en un mot ce qui, y avait donné lieu. Quand Dieu frappa l’Égypte de la plaie épouvantable par laquelle il fit mourir, ses premiers-nés, il voulut, en souvenir de ce miracle, se réserver la tribu entière de Lévi, au lieu des premiers-nés de toutes les autres tribus. Mais comme dans la suite le nombre des premiers – nés de toutes les tribus surpassait celui des hommes de la tribu de Lévi, Dieu commanda que pour y suppléer le premier-né de chaque maison lui offrît deux drachmes. Ce qui se fit dans la suite et se pratiqua très-exactement. Comme donc Jésus-Christ était du nombre des premiers-nés et que Pierre paraissait le premier de tous les apôtres, les juifs s’adressent à celui-ci pour exiger ce tribut. Je soupçonne que chacun payait cet impôt dans sa ville ; c’est pourquoi les Juifs saisissent l’occasion de ce que Jésus-Christ était à Capharnaüm, qui passait pour sa patrie, pour le lui demander. Ils n’osent pas s’adresser à Jésus-Christ même. Ils s’adressent seulement à saint Pierre, et même sans violence, mais avec douceur, Car ils ne parlent pas sur le ton de la récrimination ; ils interrogent simplement : « Votre Maître », dirent-ils, « ne paye-t-il pas « le tribut ? » Quoique ces gens n’eussent pas encore du Sauveur toute l’estime qu’ils en devaient avoir, et qu’ils ne le regardassent que comme un simple homme, les miracles néanmoins qu’ils lui voyaient faire ne laissaient pas de leur imprimer du respect pour sa personne.
« Il leur répondit : Oui, il le paye (24) ». L’apôtre répond à ces gens que son Maître payait le tribut ; cependant il n’en parle pas à son Maître, peut-être parce qu’il rougissait de le faire ; mais Celui qui est la douceur même et qui voit tout le prévient ainsi lui-même « Et étant entrés dans la maison, Jésus le prévint et lui dit : Que vous en semble, Simon ? De qui les rois de la terre reçoivent-ils les tributs et les impôts ? Est-ce de leurs propres enfants ou des étrangers ? – Des étrangers, répondit Pierre. Jésus lui dit : Les enfants en sont donc exempts (25) » ? Jésus-Christ parle d’abord à saint Pierre afin qu’il ne crût pas qu’il eût ouï parler de ce tribut à ceux qui avaient charge de l’exiger. Il semble vouloir donner à son disciple une ouverture pour lui parler librement d’une chose dont celui-ci craignait de l’importuner. Voici le sens de ce que dit le Sauveur : Je suis libre et je ne dois point payer le tribut. Car si les rois de la terre n’exigent rien de leurs enfants, mais seulement des étrangers, il est bien plus raisonnable que je sois exempt de tout tribut, puisque je ne suis pas seulement le fils d’un roi de la terre, mais le fils du roi et le roi même du ciel.
Remarquez, mes frères, comme il distingue ceux qui sont fils de ceux qui ne le sont pas. S’il n’eût pas été véritablement Fils de Dieu, c’eût été en vain qu’il eût rapporté l’exemple des enfants des rois de la terre. Que nul impie ne vienne dire : Je reconnais que Jésus est le Fils de Dieu, mais il n’est pas son véritable fils. Car alors il est étranger, et s’il est étranger, cet exemple n’a plus de force. Car Jésus-Christ ne parle pas simplement des enfants, mais des enfants véritables, des enfants légitimes qui ont part à l’héritage et au royaume de leur père. C’est pourquoi il marque cette différence en appelant « étrangers » ceux qui ne sont pas nés de ces rois, et « enfants » ceux qui sont sortis de leur sang. Et remarquez, mes frères, lue Jésus-Christ confirme encore la révélation que Dieu avait faite à saint Pierre, en lui découvrant que Jésus-Christ était véritablement son Fils. Cependant le Sauveur ne s’arrête pas à cela. Et par une condescendance merveilleuse il consent à payer, mais d’une manière qui montre une fois de plus qui il était. Car il ajoute aussitôt : « Mais afin que nous ne les scandalisions point, allez-vous-en à la mer, et jetant votre ligue, prenez le premier poisson qui se présentera, et dans sa bouche vous trouverez une pièce d’argent de quatre drachmes, que vous prendrez, et la leur donnerez pour moi et pour vous (26) ». Admirez, mes frères, comment Jésus-Christ allie ensemble deux choses si différentes, et comment il trouve le moyen de ne point refuser le tribut, et de ne le point donner non plus en esclave et en tributaire. Il évite également de scandaliser d’un côté ses disciples, et de l’autre ceux qui reçoivent ces tributs. Car il ne le donne pas comme étant sujet à cette loi, mais seulement pour épargner la faiblesse de ces hommes. Nous avons vu ailleurs qu’il ne tient pas compte des scandales, comme lorsqu’il parlait du discernement des viandes, et nous voyons ici qu’il les évite, pour nous apprendre les temps et les rencontres où nous devons négliger ou apaiser ceux qui se scandalisent de notre conduite.
2. Mais il fait encore mieux voir ce qu’il est par la manière dont il s’acquitte de ce tribut. Car pourquoi affecte-t-il de le payer non de l’argent que ses disciples pouvaient avoir, mais de celui qui leur fait trouver d’une manière si surprenante, sinon pour faire voir qu’il était Dieu et le souverain maître de toutes choses, et que toute l’étendue des mers était assujettie à sa puissance ? Il avait déjà fait sentir son empire à cet élément, en lui commandant si souverainement de se calmer, en foulant aux pieds ses flots, et les faisant fouler à son disciple ; mais il montre encore ici qu’il en est le maître d’une manière qui nous étonne davantage. Car quel prodige, mes frères, de prédire que le premier poisson que le disciple pêchera dans, ces vastes abîmes d’eaux, aurait dans sa bouche l’argent qu’il fallait payer, et de témoigner ainsi que ses commandements secrets, et ses ordres invisibles étaient comme un filet qui tirerait de la mer le poisson dont il avait besoin et qui lui apporterait cette pièce de quatre drachmes ? Il n’y avait qu’un Dieu qui pût ainsi commander à la mer de payer tribut, qui pût se faire obéir d’elle jusqu’à la forcer, par sa seule parole, de se taire et de se calmer, et de s’affermir sous les pieds d’un homme qui était comme elle la créature du même maître. « Donnez-le n, dit Jésus-Christ, « pour moi et pour vous ». Vous venez de voir la gloire de Jésus-Christ dans cette rencontre. Voyez maintenant la grande vertu de Saint Pierre. Il semble que saint Marc son disciple ait évité de parler de cette action, parce qu’elle était trop glorieuse pour son maître. Il rapporte avec soin son renoncement, et il passe sous silence ce qui le pouvait relever. Peut-être que saint Pierre lui-même l’avait prié de ne rien dire de lui, qui lui fût trop avantageux. Jésus-Christ dit à saint Pierre « Pour moi et pour vous », parce que cet apôtre était aussi du nombre des premiers-nés. Admirez donc la puissance de Jésus-Christ en cette rencontre, mais admirez en même temps la grande foi de ce disciple, qui obéit si promptement à un commandement si extraordinaire. Aussi, pour récompense de sa foi Jésus-Christ lui fait l’honneur de le joindre à lui dans le paiement du tribut. « En ce même temps les disciples s’approchèrent de Jésus, et lui dirent : Quel est le plus grand dans le royaume des cieux (18, 1) » ? Apparemment les disciples avaient ressenti contre saint Pierre quelque atteinte de cette jalousie si naturelle aux hommes. L’Évangéliste semble le marquer en disant : « En ce même temps », c’est-à-dire, lorsque Jésus-Christ préférait saint Pierre aux autres disciples, et même à ces deux frères, saint Jacques et saint Jean qu’il favorisait si fort. Car quoiqu’il y en eût un des deux qui fût premier-né, aussi bien que saint Pierre, Jésus-Christ néanmoins ne se met point en peine de lui. C’est ce qui leur donne occasion de faire à Jésus-Christ cette question. Mais comme ils rougissaient de découvrir ce qu’ils ressentaient en eux-mêmes, ils n’osent lui dire clairement : Pourquoi honorez-vous plus Pierre que nous ? Est-il le plus grand de nous tous ? Ils cachent leur secrète jalousie. Ils disent seulement en général : « Qui est le plus grand dans le royaume des cieux » ? Quand ils ont vu trois d’entre eux plus favorisés que les autres, ils n’en ont point témoigné d’aigreur ; mais quand ils voient qu’un seul reçoit toutes ces préférences, c’est alors qu’ils en conçoivent de l’envie. Mais outre cette raison particulière, ils en rassemblaient encore plusieurs autres qui étaient passées, dont leur envie s’envenimait davantage. Ils se souvenaient que Jésus-Christ lui avait dit, il y avait fort peu de temps : « Je vous donnerai les clefs du royaume des cieux. Vous êtes bienheureux, Simon, fils de Jean » et ils venaient de lui entendre dire en cette dernière rencontre : « Donnez cet argent pour moi et pour vous ». Enfin ils voyaient qu’il parlait toujours à Jésus-Christ avec une liberté et une confiance particulière.
Que si saint Marc ne dit pas que les apôtres interrogèrent Jésus-Christ, mais seulement « qu’ils pensaient en eux-mêmes, quel était le plus grand d’entre eux », cela ne le met point en contradiction avec saint Matthieu. Et il est vraisemblable que d’abord les disciples ressentirent en eux-mêmes ces mouvements de jalousie, et qu’enfin ils en parlèrent à Jésus-Christ. Mais il serait injuste de s’arrêter à considérer cette légère faute des disciples, et de ne pas admirer la grande vertu qu’ils font paraître. D’abord ils ne demandent rien de terrestre. Nous les voyons ensuite se défaire plus tard de ce sentiment de jalousie, et se céder volontiers entre eux le premier rang. Pour nous autres, nous ne pouvons même arriver à l’état de leur imperfection. Nous ne demandons point comme eux : « Quel est 1e plus grand dans le royaume des cieux ? » Mais quel est le plus grand dans le royaume de la terre ? quel est le plus riche ? quel est le plus puissant ? Voyons maintenant comment Jésus-Christ répond à cette demande. Il découvre ce qu’ils avaient de plus caché dans le cœur, et il répond plutôt à leurs pensées qu’à leurs paroles.
« Et Jésus ayant appelé un petit enfant, le mit au milieu d’eux et leur dit (2) : Je vous dis en vérité que si vous ne vous convertissez et si vous ne devenez semblables à des petits enfants, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux (3). C’est pourquoi quiconque s’humiliera soi-même et se rendra petit comme, cet enfant, sera le plus grand dans le royaume des cieux (4) ». Je vois, mes disciples, que vous êtes fort en peine de savoir quel est le plus grand dans le ciel et vous disputez pour savoir qui de vous sera le premier, et moi je vous dis au contraire que celui qui ne se rend pas le dernier de tous, n’est pas digne d’y entrer. Il met au milieu d’eux tous, un modèle de l’humilité qu’il exige, pour les instruire par les yeux, et pour leur donner un exemple sensible de la simplicité et de la douceur à laquelle il les exhortait. Car un enfant est exempt d’envie et de vaine gloire il ne désire point l’honneur ni la préférence ; mais il possède souverainement la simplicité qui est comme la reine des vertus. Il faut donc que nous soyons non seulement sages et courageux comme des hommes parfaits, mais encore simples et humbles comme des enfants. Notre salut est en danger sans cette vertu, et tout nous manque quand nous manquons d’humilité. Qu’on offense et qu’on injurie un enfant, qu’on le frappe et qu’on le punisse, il n’en ressent point d’aigreur ni d’aversion. Il ne s’enorgueillit point non plus lorsqu’on le loue ou qu’on le caresse.
3. Ainsi Jésus-Christ nous instruit par la considération des ouvrages de la nature, et il nous montre que nous pouvons revenir par la vertu à l’état des petits enfants. Jésus-Christ confondait par cette conduite l’impiété détestable des manichéens qui accusent la nature en elle-même. Car si la nature était mauvaise, comme ils osent le soutenir, comment Jésus-Christ en tirerait-il des exemples pour nous porter à la vertu ? On doit croire que l’enfant qu’il leur proposait était fort petit et incapable de passion. Car les plus petits enfants ne sentent aucun mouvement d’orgueil ni d’envie, ni des autres passions semblables ; et quoiqu’ils possèdent les plus grandes des vertus, l’humilité, la simplicité et l’innocence, ils ne peuvent en concevoir d’orgueil. C’est le double avantage de ces petits enfants de posséder de si grands biens et de n’en point avoir de vanité. C’est pourquoi Jésus-Christ met cet enfant au milieu de ses disciples, et ne se contentant pas de ce qu’il a dit, il ajoute : « Et quiconque reçoit en mon nom un petit enfant tel que je viens de dire, me reçoit moi-même (5)». Comme s’il leur disait : Vous devez attendre de moi une grande récompense, non seulement si vous devenez semblables à cet enfant, mais si à cause de moi vous honorez ceux qui leur ressemblent ; et je récompenserai d’un royaume l’honneur que vous leur rendrez. Il en va même plus loin, en disant : « Il me reçoit moi-même ». Il ne pouvait mieux témoigner combien l’humilité lui plaît qu’en parlant ainsi. Car il marque ici par ces enfants, les personnes humbles, simples et méprisées de tout le monde ; mais pour imprimer davantage ces paroles dans l’esprit des hommes, après qu’il les a portés à respecter ces petits enfants par la promesse de ses récompenses, il les y porte encore par la terreur de ses menaces. « Que si quelqu’un est un sujet de chute et de scandale à un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui, que l’on pendît à son cou une de ces meules qu’un âne tourne et qu’on le jetât au fond de la mer (6) ». Si ceux qui honoreront ces petits à cause de moi posséderont le ciel e la gloire infinie que je leur prépare ; ceux au contraire qui les mépriseront, en seront cruellement punis. Car par ce mot de « scandaliser », il entend ceux qui les méprisent. Que si Jésus-Christ donne à ce mépris le nom de « scandale », il ne s’en faut pas étonner, puisque plusieurs sont scandalisés en effet, lorsqu’ils se voient méprisés à cause de leur simplicité. Il montre donc toute la grièveté de cette faute par la peine dont il nous menace de la punir. Et pour exprimer la grandeur du supplice qui devait la venger, il se sert d’une comparaison qui nous est connue et que nous voyons de nos yeux. C’est ainsi que lorsque Jésus-Christ veut exciter les personnes les plus incultes, il se sert toujours de comparaisons sensibles : ainsi, pour nous tracer ici l’image de la peine dont il châtierait ceux qui mépriseraient ces petits, il se sert de l’exemple de quelqu’un qui se noie une meule au cou.
La suite de son discours le porta naturellement à dire : « Celui qui ne reçoit point un de ces petits, ne me reçoit point moi-même », ce qui était plus terrible que tout ce qu’il eût pu dire ; mais parce que les esprits grossiers n’en auraient pas été touchés, il aime mieux les menacer de cette « meule » et du péril d’être précipités au fond de la mer. Il ne dit pas formellement qu’on leur attacherait en effet cette meule au cou et qu’on les jetterait dans la mer ; mais « qu’il vaudrait mieux pour eux » qu’on le fit, montrant assez par ces paroles qu’ils devaient s’attendre à souffrir un terrible tourment. Que si ce seul supplice qu’il rapporte pour exemple, est déjà si épouvantable, combien le doit être davantage l’autre dont celui-là n’est que comme l’ombre et la peinture ? Il rend donc cette menace doublement terrible ; premièrement par le supplice qu’il rapporte seulement pour exemple, et ensuite par la grandeur de l’autre auquel il nous fait songer.
C’est donc ainsi, mes frères, que Jésus-Christ s’efforce de déraciner en nous l’orgueil et la vaine gloire, et qu’il tâche de guérir une plaie qui est si profonde dans nos cœurs. C’est ainsi qu’il nous exhorte à n’aimer jamais les premières places, et qu’il apprend aux personnes ambitieuses à se faire violence, et à ne chercher jamais que le dernier rang. Car il n’y a rien de si pernicieux que l’orgueil. Ce vice éteint de telle sorte toutes les lumières de la nature, qu’il semble que ceux qu’il domine aient perdu le sens et la raison. Nous regarderions comme un fou celui qui n’étant haut que de trois coudées, se croirait aussi grand qu’une montagne ; qui en serait très-persuadé, et qui lèverait même sa tête en haut, s’imaginant que les plus hautes montagnes seraient au-dessous de lui. Après cette extravagante pensée, nous ne demanderions point d’autre preuve de sa folie. Ainsi, lorsque vous voyez un homme qui s’estime plus que tous les autres, et qui se croit offensé d’être obligé de vivre avec le commun des hommes, ne cherchez point d’autre marque de sa folie. Il est plus ridicule que ceux qui ont perdu l’usage de la raison, d’autant plus qu’il se réduit volontairement lui-même à cette folie et à cette extravagance, et qu’étant infiniment misérable, il n’a aucun sentiment de la misère où il se plonge. Car quel est le superbe qui ait de ses péchés le regret qu’il eu doit avoir ? Quel est celui qui les puisse même connaître ? Le démon ne le traite-t-il pas comme un esclave qu’il tourne et qu’il manie comme il lui plaît, de qui il fait tout ce qu’il veut, et dont il dispose souverainement ? Il le traite avec insultes et avec outrages. Il en jette quelquefois dans un tel aveuglement de folie qu’il leur persuade de s’élever insolemment au-dessus de leurs ancêtres, et de mépriser leurs propres femmes et leurs enfants. Il en porte au contraire d’autres à tirer de ces mêmes personnes des sujets de vanité. Et peut-il y avoir rien de moins raisonnable que de tirer un même sujet de gloire de deux choses si opposées : les uns d’avoir des aïeux inconnus et méprisables, les autres d’en avoir d’illustres et de glorieux ?
4. Par quel moyen, mes frères, réprimerons-nous la vanité de ces deux sortes de gens ? Il faut que nous disions à ceux qui s’élèvent de la grandeur de leurs aïeux, que souvent si, sans trop approfondir leur généalogie, ils passaient seulement au-delà de leur grand-père, ils trouveraient peut-être que ceux qui l’auraient précédé étaient des personnes de basse condition, des cuisiniers, des meuniers, des cabaretiers. Il faut au contraire que nous disions aux autres qui s’élèvent au-dessus de leurs pères, que s’ils examinaient leur race qui paraît déchues et que s’ils remontaient jusqu’à la troisième ou à la quatrième génération, ils y trouveraient des personnes qui leur sont préférables en toutes manières. Il est aisé de prouver par l’Écriture combien ce que je dis a été ordinaire dans les familles. Salomon était fils de David, un roi très-illustre comme tout le monde le sait, mais qui était né d’un père fort inconnu. Il avait aussi un grand-père maternel si peu considéré dans le monde, qu’il ne pouvait pas donner sa fille en mariage à un des derniers soldats ; mais si l’on remontait plus haut, on trouverait peut-être que ces aïeux si peu considérables, descendaient eux-mêmes d’une très-noble famille. On peut dire la même chose de Saül et de beaucoup d’autres.
Ne nous élevons donc jamais, mes frères, pour des sujets qui le méritent si peu. Qu’est-ce donc en réalité que la noblesse ? rien, rien, qu’un mot vide de chose. Vous comprendrez combien ce que nous vous disons est véritable, lorsque le dernier jour arrivera, où chaque chose paraîtra à nu, et selon ce qu’elle est aux veux de Dieu. Je souhaiterais, mes frères, de prévenir par mes raisons, ce que ce jour nous découvrira trop tard, et je voudrais de tout mon cœur vous, persuader aujourd’hui que ce que vous appeler noblesse n’est qu’un vain fantôme. Car sans m’arrêter aux autres raisons, représentez-vous seulement, lorsqu’il arrive une guerre, ou une famine, ou une peste, ou quelque autre affliction publique, combien tous ces titres de noblesse disparaissent, combien le pauvre et lé riche, le noble, et le roturier, le souverain et le sujet, sont alors confondus ensemble. Enfin la maladie et la mort les égalent tous, et ces différentes classes souffrent alors les mêmes maux. On peut dire même que les grands sont plus tourmentés que les autres. Comme ils sont moins accoutumés à ces événements fâcheux, et qu’ils y pensent moins durant la vie, ils en sont beaucoup plus surpris à la mort.
Ne voit-on pas aussi que la crainte déchire davantage ceux qui sont riches que les pauvres ? Ne craignent-ils pas leurs souverains, et n’appréhendent-ils pas encore le peuple, plus même qu’ils ne font les rois ? Car on a vu souvent les maisons des riches renversées, tantôt par la fureur d’une populace mutinée, et tantôt par la colère d’un souverain irrité : le pauvre est à couvert également de ces deux fléaux. Ne me parlez donc plus de cette noblesse, et si vous me voulez prouver que vous êtes noble, faites-moi voir que vous êtes libre. J’entends cette liberté chrétienne et héroïque que le bien heureux Précurseur alliait avec une extrême pauvreté, et qui lui faisait dire hardiment à Hérode : « Il ne vous est pas permis d’avoir la femme de votre frère Philippe ». (Mt. 3) Cette liberté, dis-je, que possédait le prophète Élie, à qui le saint dont nous parions était si semblable, et qui disait si généreusement au roi Achab : « Ce n’est pas moi qui trouble Israël, mais vous et la maison de votre père ». (1R. 18,18) Enfin, cette liberté dont ont usé tous les prophètes, et ensuite tous les apôtres.
Les âmes timides des riches et des avares sont bien éloignées de cette fermeté. Ceux-là tremblent toujours, et sont aussi saisis de peur que des enfants environnés de maîtres fâcheux et sévères, ils n’osent pas même élever leur pensée, ni leurs yeux pour entreprendre quelque action de vertu. L’amour des richesses, de la gloire et des autres passions, les tient dans une servitude honteuse, et l’es rend également lâches et flatteurs. Rien n’ôte tant à l’âme sa liberté et sa générosité naturelle, que l’embarras des choses du monde, et l’amour de ce qui y paraît de plus éclatant. Ceux qui sont possédés de ces passions, ne sont pas seulement assujettis à un ou deux maîtres, mais ils sont les esclaves d’une infinité de tyrans.
Pour en juger, mes frères, il ne faut que voir un d’entre les favoris du souverain, qui ait des richesses infinies, une puissance absolue, une noblesse éclatante, et qui s’attire par tant de qualités les yeux et l’admiration de tout le monde. Croyez-vous qu’il nous soit impossible de vous montrer qu’un homme en cet état, soit le dernier des esclaves ? Pour le faire avec plus d’ordre, comparons-le, non simplement avec un serviteur, mais avec l’esclave de quelque autre serviteur. Cela arrive tous les jours dans les maisons des grands, ils ont leurs officiers, et ces officiers ont d’autres personnes sous eux. Ce sont ces derniers que je considère. Je regarde un homme dans cet état le plus rabaissé de tous. Il a au moins cet avantage, qu’il n’a qu’un maître, et il lui est fort indifférent, si ce maître est libre ou s’il ne l’est pas. Il n’a que lui à contenter, et c’est le seul à qui il doive tâcher de plaire. Et s’il peut être assez heureux pour gagner son amitié, il est comme assuré de passer toute sa vie dans le plus grand repos du monde.
Ce favori, au contraire, dont vous admirez le bonheur, n’est pas assujetti seulement à un ou deux maîtres. Il en a une infinité, et qui sont tous très-pénibles et très-fâcheux. Son prince est celui de tous qui l’inquiète le plus. Car, qui ne sait quelle différence il y a entre servir un maître particulier, ou servir un souverain qui écoute toutes sortes de personnes, et qui se déclare l’ami, tantôt d’un de ses sujets, et tantôt de l’autre. C’est pourquoi, bien que ce favori ne se sente coupable de rien, il ne laisse pas de craindre tout. Il a tout le monde pour suspect, ses égaux et ses inférieurs, ses amis et ses ennemis.
Vous me direz, peut-être, que l’esclave de cet autre serviteur tremble aussi devant son maître. Cela peut être, mais je vous ai déjà dit qu’il y a bien de la différence entre craindre un seul homme, ou en craindre un si grand nombre. Au contraire, si l’on examine les choses selon la vérité, on trouvera que ce dernier ne craint personne, parce que personne ne lui porte envie. Personne ne fait des intrigues et des cabales pour le chasser de sa place, et pour l’occuper. Ce favori, dont nous parlons, est en butte à tout le monde, et tous ne s’appliquent qu’à le mettre mal auprès du prince. Ces appréhensions le forcent, malgré lui-même, à se rendre complaisant envers toutes sortes de gens. Il est contraint de ménager fous les esprits, de caresser et de flatter les grands et les petits, ses égaux et ses inférieurs. Je dis flatter, et non pas aimer. Car l’ambitieux n’aime personne, et le désir de la gloire, dont il est brûlé, ne peut subsister avec une amitié véritable. Deux hommes possédés de cette passion, ressemblent à ces artisans qui gagnent leur vie du’ même art. Tout le monde sait qu’ils ne peuvent être unis, ni avoir entre eux un amour sincère. Il en est de même de ceux qui sont dans les mêmes honneurs et les mêmes ambitions. Comme ils désirent tous la même chose, il est impossible qu’ils s’entr’aiment, et qu’il n’y ait continuellement de la jalousie entre eux.
5. Mais, après avoir vu le grand nombre de maîtres importuns que ce favori est obligé de servir, voyons maintenant les autres peines qu’il souffre. Tous ceux qui sont au-dessous de lui tâchent de prendre le dessus, et ceux qui l’ont déjà pris, craignant qu’il ne les devance, se déclarent ses ennemis. Mais n’admirez-vous point, mes frères, qu’après vous avoir promis de vous faire voir de combien de maîtres ce favori était l’esclave, je trouve enfin que j’ai fait plus que je n’avais promis ? Nous trouvons que cet homme a des ennemis au lieu de maîtres, ou plutôt, qu’il est environné de personnes qui sont en même temps ses maîtres et ses ennemis ; puisqu’il est contraint de les honorer extérieurement comme ses maîtres, et de les craindre comme ses ennemis, évitant, ou leur fureur ouverte, ou leurs pièges secrets, selon les différents mouvements de la haine qu’ils ont contre lui.
Y a-t-il rien, mes frères, de plus déplorable que d’avoir les mêmes personnes tout ensemble pour maîtres et pour ennemis ? Lorsque les serviteurs ordinaires obéissent à leurs maîtres, ils sont aimés d’eux. Ceux-ci au contraire obéissent à cent maîtres divers, et ils sont haïs de tous. Après qu’ils les ont traités en esclaves, ils les traitent en ennemis, et ils payent la bassesse de leurs services d’une inimitié mortelle ; inimitié qui est d’autant plus dangereuse qu’elle est pins cachée, et que, feignant d’être leurs amis lorsqu’ils les haïssent à mort, ils ne trouvent leur bonheur que dans leur malheur, et leur satisfaction que dans leur perte.
Ce n’est pas ainsi, mes frères, que les chrétiens vivent. Si l’un d’eux souffre, les autres compatissent et souffrent avec lui : si l’un est dans la joie, tous les autres y prennent part. Saint Paul le dit clairement : « Quand un membre souffre, tous les autres membres souffrent avec lui, et quand un membre « est dans la gloire, tous les autres membres « s’en réjouissent » (1Cor. 12,26) C’est pourquoi lorsqu’il recommande aux chrétiens d’entrer dans cette disposition, il dit de lui-même : « Quelle est mon espérance ou quelle est ma joie ? n’est-ce pas vous » ? (1Thes. 2,19) Il dit aussi ailleurs : « Nous vivons si vous demeurez fermes dans le Seigneur ». (2Cor. 2,4) Et ailleurs : « Je vous ai écrit dans une grande douleur et affliction de cœur ». Et ailleurs : « Qui est faible sans que je sois aussi faible ? Qui est scandalisé sans que je sois brûlé moi-même » ? (2Cor. 11,29)
Pourquoi donc souffrons-nous volontairement tant d’agitations dans le monde ? Pourquoi ne courons-nous pas avec ardeur dans ce port heureux et tranquille, où nous pouvons vivre dans un parfait contentement ? Que ne quittons-nous ces faux biens qui n’en ont que le nom et l’apparence, pour-embrasser les solides et les véritables ? La gloire, la puissance, les richesses, la réputation, et les autres choses semblables, ne sont dans les gens du monde que des noms vides et stériles, mais ce sont des effets et des choses réelles parmi nous ; comme au contraire, les maux, le mépris, la pauvreté et la mort ne sont que des noms parmi nous, mais des choses réelles et véritables dans le monde.
Jugez de ce que je dis en exprimant quelle est la vanité de cette gloire qu’on estime dans le monde, et qu’on y désire avec tant de passion. Je ne m’arrête point à dire qu’elle ne dure qu’un moment, et qu’elle passe aussitôt. Voyons lors même qu’elle est dans son plus grand éclat, ce que c’est dans la vérité. Ne lui ôtons point le fard dont elle tâche de couvrir sa laideur, et cet ornement emprunté dont elle se pare. Faisons-la paraître dans toute sa magnificence, et voyons ensuite combien elle est laide et difforme. Parons-la donc d’abord de toute sa beauté, je veux dire de ce nombre d’officiers, de gardes, de flatteurs, de hérauts et de trompettes qui marchent devant elle, de ces honneurs, de ces soumissions, de ce silence, de cette admiration des hommes, de cette fierté avec laquelle on traite ceux qui ne font pas place, et qui ne se pressent pas pour laisser passer au large ces personnes sur qui tout le monde jette les yeux. Cela sans doute vous paraît fort magnifique : mais voyons-en la vanité, et considérez si ce n’est pas en effet la seule imagination des hommes qui donne à cette bassesse le nom de grandeur. Car quel avantage retire de ces honneurs le corps ou l’âme de celui qui les reçoit ? En sera-t-il de plus grande taille ? en deviendra-t-il plus robuste, plus sain ou plus vigoureux ? En aura-t-il les sens plus pénétrants et plus vifs ? Je ne crois pas qu’il y ait personne qui puisse avoir ces pensées.
Venons maintenant à l’âme. Cette déférence des hommes la rend-elle ou plus modeste, ou plus humble, ou plus sage qu’elle n’était ? Ne produit-elle pas au contraire en elle des effets tout opposés ? Car il n’arrive pas ici à l’âme seulement ce qui arrive dans le corps. Le corps n’a point d’autre mal que de ne tirer aucun bien de cette gloire imaginaire ; l’âme au contraire non seulement n’en retire aucun avantage, mais elle en reçoit de grands maux. Elle en devient plus insolente, plus insensée, plus colère et plus esclave des passions.
Vous me répondez qu’on voit toujours ces grands du monde dans la joie et dans les plaisirs. Mais c’est là le comble de leurs maux. C’est ce qui rend, leurs maladies incurables ; puisque lorsqu’ils s’en réjouissent, ils ne cherchent pas à s’en guérir, et que le plaisir qu’ils y trouvent, leur ferme l’accès aux remèdes. Ainsi, ce qui achève leur ruine c’est cette complaisance dont ils se flattent dans leurs maux. La joie n’est pas toujours, bonne et louable, puisque les voleurs se réjouissent tous les jours de leurs larcins ; les adultères de leurs crimes, les meurtriers de leurs violences, et les avares de leurs usures.
Il ne faut pas considérer si celui dont nous parlons se réjouit, mais si le sujet pour lequel il se réjouit est raisonnable, si sa joie n’est pas aussi criminelle que celle des adultères, des homicides et des voleurs. Car je vous prie de me dire pour quel sujet il se réjouit. Est-ce parce qu’il est honoré de tout le monde ? Y a-t-il rien de plus puéril que cette joie ? Si cette passion n’est pas un mal, pourquoi tous les jours blâmons-nous ceux qui en sont frappés, pourquoi les couvrons-nous de confusion et d’infamie ? Cessons donc à l’avenir de détester les orgueilleux, et d’avoir en horreur ceux qui n’ont que du mépris pour les autres hommes. Que si vous ne pouvez résister à une loi que la nature même a gravée en vous, n’avouerez-vous pas que ces hommes que vous estimez sont dignes de l’aversion commune de tout le monde, de quelque grand nombre de gardes qu’ils se fassent environner ? Je ne parle ici que de ceux qui usent avec modération de leur dignité et de leur puissance : car je sais que ceux qui en abusent, commettent souvent plus d’excès que les plus détestables voleurs, que les adultères les plus infâmes, et que les plus grands meurtriers. Ils volent le bien d’autrui plus effrontément. Ils tuent les hommes avec plus de cruauté lis tombent dans des impuretés plus sales. Ils ne volent pas une maison, mais plusieurs. Ils font servir leur puissance à leur malice, et changent leur autorité en tyrannie. Jamais ils ne sont plus esclaves que lorsqu’étant asservis à leurs passions, ils ne respectent et ne craignent plus personne.
Reconnaissons donc que les personnes véritablement nobles et libres, et qui méritent plus légitimement le titre de rois ; sont celles qui sont libres de leurs passions. C’est cette liberté, mes frères, que je vous recommande d’acquérir, et c’est cette servitude que je vous exhorte à fuir. N’estimons point les grandeurs ni la puissance. Fuyons les richesses comme un fardeau insupportable. Ne croyons point qu’il y ait d’autre bonheur que celui qui se trouve dans la vertu, afin que nous puissions passer paisiblement notre vie dans ce monde, et jouir ensuite dans l’autre d’une plus heureuse paix, que je vous souhaite par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LIX. modifier


« MALHEUR AU MONDE À CAUSE DES SCANDALES ! CAR IL EST NÉCESSAIRE QU’IL ARRIVE DES SCANDALES. MAIS MALHEUR A L’HOMME PAR QUI LE SCANDALE ARRIVE ! QUE SI VOTRE MAIN OU VOTRE PIED VOUS SCANDALISE COUPEZ-LE ET JETEZ-LE LOIN DE VOUS ». (CHAP. 18,7, 8, JUSQU’AU VERSET 15)

ANALYSE. modifier

  • 1. S’il est dit dans l’Évangile : Il faut qu’il y ait des hérésies, il n’en faut rien conclure contre la liberté.
  • 2. C’est par lui-même que l’homme devient mauvais, par sa propre faute.
  • 3. Par lui-même le mal n’existe pas, il n’est pas ; c’est notre volonté qui le produit.
  • 4. Ce qu’ajoute Jésus-Christ aux paroles citées plus haut montre bien que les maux ne viennent pas de la nécessité.
  • 5. Combien Dieu prend le salut des hommes à cœur.
  • 6 et 7. De la charité qu’on doit avoir pour ses frères. – Qu’il faut travailler à ramener à la douceur les plus intraitables, sans se ralentir. – Extravagance de l’homme asservi à ses passions. – Qu’il vaut mieux marier les jeunes gens de bonne heure pour prévenir les excès de la jeunesse. – Avec combien de soin un père doit choisir un précepteur pour ses enfants. – Importance de cet exemple.


1. S’il est nécessaire qu’il arrive des scandales, dira peut-être quelque ennemi de Jésus-Christ, pourquoi le Sauveur se contente-t-il de pleurer le malheur du monde, au lieu, de l’aider et de lui tendre la main pour le secourir ? Car c’est ce que devait faire un sage prince et un excellent médecin : mais pleurer purement et simplement, le premier venu en ferait autant. Il est facile de répondre à ces langues impudentes. En effet, que pouvait faire davantage Jésus-Christ pour le bien du monde ? Étant Dieu, il s’est fait homme pour vous sauver. Il a pris la forme d’un esclave. Il a souffert pour vous les derniers opprobres, et il n’a rien omis de tout ce qu’il pouvait faire pour votre salut. Mais voyant que l’indifférence des hommes ne tirait aucun avantage de tous ces secours, et qu’après tant de remèdes ils demeuraient toujours dans leur infirmité, il déplore leur malheur par ces paroles que nous avons rapportées.
Il se conduit en cette rencontre comme un sage médecin qui, après avoir donné tous ses soins à son malade, voyant qu’il refuse de se soumettre à tout ce qu’il lui peut ordonner se-ion les règles de son art, dirait de lui en pleurant : Malheur à cet homme dans l’état où il est, parce qu’il augmente tous les jours la violence de son mal par le dérèglement de sa conduite. Mais il y a cette différence que la plainte de ce médecin ne servira de rien à son malade, au lieu qu’il nous est très avantageux que Jésus-Christ nous prédise ainsi nos maux, et qu’il déplore notre misère. Car on en a souvent vu qui n’écoutaient pas les avis qu’on leur donnait, et qui sont enfin rentrés en eux-mêmes, lorsqu’ils ont vu les autres pleurer leur malheur. C’est dans ce but que Jésus-Christ dit ici : « Malheur au monde » ! Il tâche ainsi d’exciter les hommes et de les faire sortir de leur profond assoupissement. Il leur témoigne sa tendresse extrême. Il est touché de ce qu’ils s’opposent à ses avis salutaires. Il voit cet endurcissement de leur cœur ; et il tâche de le guérir, soit en déplorant leur état présent, soit en leur prédisant ce qu’ils doivent craindre. Mais comment pouvez-vous allier ces deux choses, me direz-vous ? S’il est nécessaire qu’il arrive des scandales, comment les peut-on éviter ? Je vous réponds qu’il est nécessaire qu’i1 arrive des scandales, mais qu’il n’est pas nécessaire que ces scandales soient pour une occasion de chute et de mort. C’est la même chose que si un médecin disait : Il est nécessaire que vous tombiez dans telle maladie, mais il n’est pas nécessaire que vous en mouriez. Si vous prenez bien garde à vous, vous en guérirez.
Jésus-Christ dit encore ces paroles pour réveiller ses apôtres et pour les rendre plus vigilants. Car, de peur qu’ils ne se relâchassent, comme s’il les eût envoyés pour mener une vie paisible et tranquille, il leur prédit qu’ils auront de grands combats au dedans et au-dehors. C’est ce que saint Paul exprime en ces termes : « Des guerres au-dehors, des craintes au dedans, et des dangers dans les faux frères ». (2Cor. 7,5) Et parlant aux Milésiens, il leur dit : « Il s’élèvera d’entre vous des hommes qui publieront des dogmes corrompus ». (Act. 20) Et c’est aussi ce qui faisait dire à Jésus-Christ : « Les ennemis de l’homme sont ses propres domestiques ». (Mt. 10,25)
Quand Jésus-Christ dit : « Il est nécessaire qu’il arrive des scandales », cette nécessité ne détruit point le libre arbitre et ne force point la volonté. Ce n’est point une violence qui se fasse à l’esprit de l’homme, ce n’est qu’une prédiction de ce qui devait arriver. Ainsi saint Luc exprime la même chose d’urne autre manière : « Il est impossible », dit-il, « qu’il n’arrive des scandales » : et si vous me demandez ce que signifie ce mot « de scandales », ce sont proprement les obstacles qu’on met devant les hommes pour les empêcher d’entrer et de marcher dans la voie droite. Ce n’est donc point la prédiction de Jésus-Christ qui fait naître les scandales. Ils n’arrivent pas parce qu’il les a prédits, mais il les a prédits parce qu’ils devaient arriver. Les scandales n’arriveraient point si ceux qui en sont la cause avaient voulu agir autrement. Et s’ils n’avaient point dû arriver, ils n’auraient point été prédits. Mais parce que Jésus-Christ savait qu’il y aurait des esprits corrompus, dont la malice serait incurable, il a prévenu les scandales qu’ils causeraient dans le monde, et il a prédit ce qu’ils devaient faire.
Vous me direz peut-être : si ceux-là se fussent convertis, il ne s’en serait plus trouvé qui eussent scandalisé le monde, et ainsi cette parole de Jésus-Christ n’aurait plus été véritable. Je vous réponds qu’il ne pouvait en être ainsi, parce que s’ils avaient dû se convertir, Jésus-Christ n’aurait pas dit qu’il est nécessaire que les scandales arrivent. Mais parce qu’il prévoyait qu’ils ne devaient point se convertir, il a prédit ce qu’il savait devoir certainement arriver.
Pourquoi donc dira quelqu’un, n’a-t-il pas prévenu et arrêté ces scandales qu’il avait prédits ? Mais pourquoi les aurait-il prévenus ? Est-ce pour le salut de ceux à qui ces scandales sont une occasion de chute ? Mais c’est par leur propre faute et par leur seule négligence qu’ils se perdent, puisque ces mêmes scandales, bien loin de nuire, servent plutôt à ceux qui craignent Dieu véritablement.
Le bienheureux Job. le patriarche Joseph, tous les justes de l’ancienne et de la nouvelle loi, sont des preuves de ce que je dis : Que s’il y en a d’autres qui se sont perdus par les scandales, c’est parce qu’ils étaient tièdes et lâches. Car si le scandale était par lui-même mortel aux âmes, tous devraient se scandaliser et se perdre. Puis donc que plusieurs échappent à ce péril, ceux qui y périssent en sont eux-mêmes la première cause.
Car les scandales, comme je l’ai déjà dit, réveillent les hommes. Ils les rendent plus circonspects et plus vigilants, non seulement ils empêchent de tomber celui qui veillait déjà sur lui-même, mais ils servent même à celui qui était déjà tombé pour se relever et pour marcher ensuite plus sûrement, en se conduisant avec plus de circonspection et de sagesse. Si donc nous sommes du nombre de ceux qui sont attentifs à leur salut, nous tirerons un grand avantage des scandales, parce qu’ils nous obligeront de redoubler notre vigilance et notre ferveur. Que si lorsque l’ennemi nous assiège, et que les tentations nous attaquent de toutes parts, nous demeurons néanmoins dans un si grand assoupissement, dans quelle langueur ne tomberions-nous pas si nous étions dans une parfaite paix ?
Nous pouvons juger de ce que je dis par l’exemple du premier homme. Si n’ayant vécu que très peu de temps, et peut-être moins d’un jour entier, dans la paix et dans les délices du paradis terrestre, il est tombé dans un si étrange aveuglement, qu’il s’est imaginé qu’il pouvait devenir semblable à Dieu, qu’il a pris celui qui le trompait pour Son bienfaiteur, et qu’il n’a pu obéir à l’unique commandement qu’il avait reçu de Dieu, que n’aurait-il point fait s’il eût été ensuite exempt des peines et des misères de cette vie ?
2. Mais lorsque nous parlons de la sorte, ils nous font cette objection : pourquoi, disent-ils, Dieu a-t-il fait l’homme si misérable ? À quoi je réponds, que Dieu n’a point fait l’homme dans l’état malheureux où nous le voyons. S’il l’avait fait tel, il ne l’en punirait pas. Car si nous n’imputons point à nos serviteurs des choses que nous avons faites nous-mêmes, Dieu, qui est infiniment juste, gardera bien plus exactement que nous cette règle de l’équité naturelle.
Comment donc, ajoutent-ils, l’homme est-il tombé dans cette misère ? – C’est par sa négligence et par sa propre faute. Mais comment, disent-ils, par sa propre faute ? – Consultez-vous vous-même, et vous le comprendrez aisément. Car si les méchants ne sont pas méchants par leur propre faute, pourquoi frappez-vous quelquefois votre serviteur ? Pourquoi faites-vous des reproches à votre femme ? Pourquoi châtiez-vous votre fils ? Pourquoi accusez-vous votre ami ? Pourquoi haïssez-vous celui qui vous fait une injustice ? Si ces personnes sont innocentes dans le mal qu’elles font, et si elles ne sont pas elles-mêmes cause du mal qu’elles commettent, vous devez plutôt les plaindre que les punir. C’est que je ne suis pas conséquent, direz-vous, et que je sais mal raisonner. – Et cependant lorsque vous êtes bien convaincu qu’il n’y a point de la faute de vos domestiques, quel que soit le fait, vous savez très bien raisonner et pardonner. Quand votre serviteur par exemple ne fait pas ce que vous lui avez commandé, parce qu’il est malade, vous ne vous plaignez pas de lui, mais vous le plaignez lui-même. Vous reconnaissez donc alors que, s’il ne vous obéit pas ; ce n’est que par une cause étrangère qui est la faiblesse de son corps, et non un dérèglement volontaire qu’on puisse lui imputer légitimement. Il en est de même du premier homme. Si vous étiez convaincu qu’il eût été créé dans le péché, bien loin de le blâmer de sa chute, vous le plaindriez dans son malheur. Car il ne serait pas raisonnable d’excuser votre serviteur lorsqu’il ne vous obéit point parce qu’il est malade, et de n’excuser pas le premier homme d’avoir désobéi à Dieu, s’il avait été créé dans une impuissance naturelle de lui obéir.
Mais nous pouvons encore, d’une autre manière, fermer la bouche à nos contradicteurs. La vérité n’est jamais au dépourvu. Car d’où vient, par exemple, qu’ils n’accusent point leurs serviteurs de ce qu’ils n’ont pas la mine ou la taille assez avantageuse ou de ce qu’ils n’ont pas d’ailes ; sinon parce qu’ils savent que le défaut de ces qualités vient de la nature et non de la volonté, et qu’ainsi on ne peut justement accuser ceux qui ne les ont point ? Il n’y a personne qui ne demeure d’accord de cette vérité. Lors donc que vous accusez un homme, il est visible dès lors que ce que vous reprenez en lui, vient du choix de la volonté et non de la nécessité de la nature. Car si nous ne pouvons, blâmer comme une faute ce qui est purement naturel, il est clair que ce que nous croyons avoir droit de condamner, ne vient pas de la nature, mais du choix libre de la volonté.
Ne m’opposez donc plus ce raisonnement si faux, et ces subtilités sophistiques, qui n’ont rien de plus solide que les toiles d’araignée. Répondez-moi seulement à ce que je vous demande. Dieu n’a-t-il pas créé tous les hommes ? Je crois que, personne n’en doute. Pourquoi donc ayant tous été également créés de Dieu, ne sont-ils pas tous également ou bons ou méchants ? D’où vient que les uns sont vicieux et les autres vertueux ? Si ces choses dépendent seulement de la nature et non de la volonté, pourquoi les uns s’appliqueraient-ils au bien et les autres au mal ? Si, les hommes étaient naturellement méchants, qui d’entre eux pourrait être bon ? et s’ils étaient, naturellement bons, qui d’entre eux pourrait être méchant ? Car si la nature est une dans tous les hommes, toutes leurs inclinations auraient dû être les mêmes, et non pas innocentes dans, les uns et criminelles dans les autres. Que si l’on dit que les uns sont naturellement bons et les autres naturellement méchants, il est visible que cette pensée est contraire à la raison. Car il s’ensuivrait que les hommes seraient immuables dans le bien et dans le mal, comme nous voyons que les choses naturelles sont immuables. Ainsi, parce que l’homme dans l’état où il est, est naturellement passible et mortel, il ne s’en trouve aucun qui soit impassible et immortel.
Disputez et raisonnez tant que vous voudrez, vous ne changerez point ce qui est devenu naturel à l’homme. Nous voyons au contraire tous les jours que plusieurs passent du vice à la vertu, et de la vertu au vice, que les uns, de lâches qu’ils étaient deviennent fervents, et que les autres de fervents deviennent lâches. Il est donc visible que ces qualités ne sont point naturelles, puisque ce qui est naturel ne peut ni s’acquérir ni être changé par le soin des hommes. Comme l’homme n’a besoin d’aucun effort pour voir et pour entendre, parce qu’il voit et qu’il entend naturellement : ainsi il embrasserait la vertu sans aucun effort, s’il était naturellement vertueux, – Mais pourquoi Dieu a-t-il fait les hommes mauvais, lorsqu’il pouvait les faire tous bons ? – Mais il ne les a pas faits mauvais. Quelle est donc, dites-vous, la cause du mal ?. Répondez-vous à vous-même sur ce que vous me demandez ; pour moi, il me suffit de montrer qu’il ne vient ni de Dieu ni de la nature.
Il est donc arrivé par hasard, me direz-vous ? Nullement. Il n’a donc point de principe ? Dieu nous garde d’une pensée si déraisonnable et si aveugle qui nous fait rendre au péché le plus grand honneur que nous puissions rendre à Dieu. Si le mal était, comme est Dieu, sans principe et sans cause, il serait si puissant que rien ne le pourrait détruire et il ne pourrait cesser d’être mal, puisque ce qui n’a point de principe n’est sujet ni à la corruption ni au changement. Que si le mal était si puissant, comment y aurait-il tant de personnes vertueuses ? Comment la fragilité humaine pourrait-elle s’élever au-dessus d’un être incréé et immortel ?
3. Vous me direz peut-être que c’est Dieu même qui affaiblit dans nous la force du mal. Mais comment, d’après votre supposition, le pourrait-il faire ? comment pourrait-il détruire un être éternel comme lui et une puissance aussi grande et aussi forte que la sienne ? O malice effroyable du démon ! Il a déshonoré Dieu sous prétexte de l’honorer et il a couvert une impiété détestable sous le voile de la piété. Dire que le péché vient de Dieu, ce serait un blasphème. Pour détourner donc les hommes de cet abîme, il les précipite dans un autre, en leur enseignant que le mal est un être sans principe et incréé comme Dieu.
Mais d’où vient donc le péché, dites-vous ? Il vient de ce qu’on veut ou de ce qu’on ne veut pas. Et si vous demandez encore d’où vient qu’on veut ou qu’on ne veut pas, je vous réponds que cela vient tout de nous. Vous faites la même chose par toutes vos questions, que si après m’avoir demandé pourquoi nous voyons ou nous ne voyons pas, et après que je vous aurais répondu que c’est parce que nous ouvrons, ou que nous fermons les yeux ; vous me demandiez encore d’où vient que nous ouvrons ou que nous fermons les yeux ; et qu’après que je vous aurais dit que cela vient de ce que nous voulons ou nous ne voulons pas faire ces actions, vous m’en demandiez encore une autre cause. Il n’y a point d’autre mal au monde que de ne vouloir pas obéir à Dieu. – Où les hommes, me direz-vous, ont-ils pu trouver ce mal ? Croyez-vous qu’il ait été fort difficile à trouver ? Non, me direz-vous. Mais d’où vient que l’homme n’a pas voulu obéir à Dieu ? Parce qu’il a été lâche et négligent. Car, étant libre de vouloir ou de ne vouloir pas obéir, il a mieux aimé n’obéir point.
Que si cette réponse ne vous satisfait pas encore et vous laisse quelque obscurité, je ne vous ferai plus qu’une demande. Elle ne sera pas même fort embrouillée, comme toutes celles que vous me faites : elle sera simple et claire. N’avez-vous jamais éprouvé en vous du changement en bien et en mal ? Peut-être que vous avez vaincu d’abord une passion, et qu’ensuite vous y avez succombé. Peut-être au contraire que vous avez été d’abord sujet au vin, et que depuis vous n’y avez plus été sujet. Vous avez été colère, et vous avez cessé de l’être. Vous avez méprisé le pauvre, et depuis vous ne l’avez plus méprisé. Vous avez été sujet à des vices honteux, et depuis vous êtes devenu chaste. Je vous demande comment ces changements se sont faits en vous ?
Si vous ne me répondez point, je le fais pour vous, et je vous dirai que vous êtes passé du vice à la vertu, parce que vous vous êtes fait à vous-même une sainte violence, et que vous êtes après retombé de la vertu dans le vice, parce que vous vous êtes laissé abattre par la paresse. Je ne parle point ici à ces pécheurs désespérés qui se sont plongés tout entiers dans le vice, qui sont devenus comme insensibles par un long endurcissement, et qui ne veulent pas même entendre parler des moyens de se retirer d’un état si malheureux. Je ne parle qu’à ceux qui, ayant autrefois vécu dans le crime, vivent maintenant dans la piété. C’est à ces personnes que je prendrai plaisir de parler ici. Vous avez donc autrefois ravi le bien de vos frères, mais vous vous êtes convertis ensuite, et vous avez donné même votre bien aux pauvres. Comment s’est fait en vous ce grand changement ? N’est-ce pas par vous-même et par votre propre volonté ? Achevez donc, je vous en conjure, ce que vous avez si bien commencé. Appliquez-vous fermement à faire le bien, et vous ne vous mettrez plus en peine de toutes ces questions inutiles.
Si nous voulons, le mal ne sera qu’un nom pour nous et n’aura point de réalité. Ne vous mettez donc point en peine de savoir d’où il vient, ni quel en est le principe. Reconnaissez seulement que vous n’y tombez que par votre faute, et fuyez-le de toutes vos forces. Si quelqu’un vous dit que le mal ne vient pas de nous, répondez-lui : Pourquoi donc vous vois-je si souvent en colère contre votre serviteur, contre votre femme, contre vos enfants, contre ceux qui vous font quelque injustice ? Si le mal ne vient pas de ces personnes, pourquoi les en accusez-vous ? Pressez-le encore, et dites-lui : Est-ce de vous-même et de votre propre volonté que vous vous mettez en colère ? Car, si cela ne vient pas de vous, il n’est pas raisonnable qu’on vous en blâme. Que, si votre colère vient de vous-même, il est donc clair que ce mal n’a point d’autre principe que votre lâcheté et votre paresse. Je vous demande encore si vous croyez qu’il y ait des gens de bien dans le monde. Car, s’il n’y en a point, comment en avez-vous inventé le nom ? Pourquoi leur donnez-vous tant de louanges ? S’il est très-certain qu’il y en a, il est indubitable aussi qu’ils s’élèveront contre les méchants, et qu’ils les condamneront pour leur négligence. Si personne n’était volontairement méchant, ces reproches que les bons leur feraient, seraient injustes, et dès lors ils deviendraient eux-mêmes méchants. Car, n’est-ce pas une grande méchanceté que de traiter comme coupable celui qui est innocent ? Que, si les bons reprennent les méchants sans cesser d’être bons, et si c’est, au contraire, une des plus grandes marques de leur vertu que de les reprendre, il suit de là clairement que nul n’est méchant par une nécessité forcée, mais seulement parce qu’il veut l’être.
Si, après tout ce que je viens de dire, vous me demandez encore d’où viennent les maux, je vous réponds encore une foi qu’ils viennent de votre lâcheté, qu’ils viennent de votre négligence, qu’ils viennent de ce que vous vivez avec ceux qui sont plongés dans le vice, et de ce que vous méprisez la vertu. C’est là la source de tous les maux : c’est là ce qui donne lieu à demander si inutilement d’où vient le mal. On ne voit point ceux qui vivent chrétiennement, et qui sont dans une piété solide, faire ces demandes vaines et curieuses. Il n’y a que les lâches et les vicieux qui, semblables à des araignées, tirent de leur cœur ces raisons frivoles pour chercher, dans des subtilités sophistiques, de quoi justifier le dérèglement de leur vie. Ainsi, ne raisonnons pas seulement avec eux, mais vivons mieux qu’eux, et répondons-leur plutôt par nos actions que par nos paroles. Le mal ne vient point d’une nécessité involontaire. Si cela était, Jésus-Christ n’aurait point dit : « Malheur à l’homme par qui vient le scandale ». Car il ne plaint que ceux qui se rendent méchants eux-mêmes. Et ne vous étonnez pas qu’il dise.
Malheur à l’homme « par qui vient le scandale », car il n’entend point par là que ce soit un autre qui agisse par l’organe du méchant ; mais que le méchant seul est l’auteur de tout le mal qu’il fait. L’Écriture, en effet, a coutume d’employer la locution «  Δι’ οὗ » dans le sens de «  ‘Υφ’ οὗ » ; par exemple, elle dit (Gen. 4,1) : «  Έκτησάμην ἄνθρωπον διὰ τοῦ θεοῦ », « J’ai acquis un homme par Dieu », exprimant ainsi, non pas la cause seconde, mais la cause première. Elle dit encore (Gen. 40,8) : «  οὐχὶ διὰ τοῦ θεοῦ ἡ διασάφησις αὐτῶν ἐστιν » « N’est-ce point par Dieu que leur manifestation a lieu » ? Et encore (1Cor. 1,9) : «  πιστὸς ὁ Θεὸς, δι’ οὗ ἐκλήθητε εἰς κοινωνίαν τοῦ Υἱοῦ αὐτοῦ » « Il est fidèle Dieu par qui vous avez été appelés à partager l’héritage de son Fils ».
4. Mais pour voir encore plus clairement que ce n’est pas de la nécessité que vient le mal écoutez la suite. Après avoir dit malheur à ces hommes, le Sauveur ajoute : « Que si votre main ou votre pied vous est un sujet de scandale, coupez-le et jetez-le loin de vous. Il vaut bien-mieux pour vous que vous entriez dans la vie n’ayant qu’un pied ou qu’une main, que d’avoir deux pieds et deux mains, et d’être précipité dans le feu éternel (8). Et si votre œil vous est un sujet de scandale, arrachez-le et jetez-le loin de vous. Il vaut bien mieux pour vous que vous entriez dans la vie n’ayant qu’un œil, que d’avoir deux yeux et d’être précipité dans le feu de l’enfer « 9) » Ce n’est point des membres du corps dont Jésus-Christ parle en ce lieu, mais des amis et des personnes qui nous sont unies de telle sorte, que nous les regardons comme nous étant aussi nécessaires que les membres de notre corps. Quoiqu’il ait déjà dit cela plus haut, il ne laisse pas de le redire ici encore. Car il n’y a rien de plus dangereux que la compagnie des personnes corrompues. L’amitié quelquefois a plus de pouvoir sur nous pour nous inspirer le bien ou le mal, que la nécessité même. C’est pourquoi Jésus-Christ nous commande d’éloigner de nous nos plus intimes amis lorsqu’ils nous nuisent, marquant ainsi clairement que c’était ceux qu’il avait dans l’esprit, lorsqu’il parlait des auteurs de ces scandales.
Considérez donc, mes frères, avec quel soin le Sauveur écarte d’avance les maux que ces scandales pourraient causer, premièrement en les prédisant, en avertissant les lâches de s’y tenir préparés et de veiller sur eux-mêmes, et en marquant que de tous les maux il n’y en avait point qui fût plus à craindre. Car il ne dit pas seulement : « Malheur au monde à cause des scandales » ; mais, pour montrer davantage la grandeur de ce mal, il prononce un double malheur contre celui qui en aurait été l’auteur, car en disant : « Mais malheur à cet homme », et le reste, il nous fait assez juger quelle sera la sévérité de la punition qu’il en doit tirer.
Il ne se contente pas même de cela. Il augmente encore notre terreur par des comparaisons étonnantes, par lesquelles il nous apprend en même temps le moyen, de fuir les scandales. Ce moyen, mes frères, est de retrancher de notre amitié tous les méchants, quels que soient les liens qui les unissent à nous. Il en apporte une raison convaincante. Car si vous continuez de les regarder comme vos amis pendant qu’ils sont en cet état, vous ne pourrez les gagner et vous vous perdrez vous-même ; mais si vous les retranchez de votre amitié, et que vous les traitiez en ennemis, vous sauverez au moins votre âme.
Si vous reconnaissez donc que l’amitié d’une personne vous soit dangereuse, retranchez-la impitoyablement. Si nous coupons souvent nos propres membres, lorsqu’ils sont pourris, de peur qu’ils ne gâtent les autres, combien moins devons-nous épargner nos amis lorsqu’ils nous corrompent ? Si le mal était naturel à l’homme, il lui serait inévitable quoi qu’il pût faire, et ainsi cet avis de Jésus-Christ serait inutile. Mais, comme il est impossible que les instructions d’un Dieu soient inutiles et hors de propos, nous devons conclure que le mal vient de notre volonté et non de la nécessité de la nature. « Prenez bien garde de ne mépriser aucun de ces petits ; car je vous déclare que leurs anges voient sans cesse dans le ciel la face de mon Père qui est dans les cieux (10)». Il n’entend point par ce mot « de petits », ceux qui sont tels en effet, mais seulement ceux qui passent pour « petits » dans le monde, c’est-à-dire les humbles, les pauvres et les inconnus qui sont d’ordinaire méprisés des hommes. Car comment pourrait-on appeler « petit » celui qui a la gloire d’être aimé de Dieu ? Comment celui qui est plus grand que tout le monde, pourrait-il être appelé « petit » ? Ainsi il les appelle « petits », non parce qu’ils le sont en eux-mêmes, mais parce qu’ils le sont aux yeux des hommes. Il ne dit pas seulement qu’on ne les méprise pas en général, mais qu’on n’en méprise pas même « un seul ». Et en commandant ainsi de les honorer, il nous défend encore davantage contre les scandales. Car s’il nous est utile de fuir les méchants, il nous l’est aussi d’honorer les bons. Et nous tirons de là un double avantage : l’un de nous éloigner de ceux dont la compagnie ne nous pourrait être qu’une occasion de chute et de scandale ; l’autre d’avoir de l’estime et de l’amour pour ceux dont la vie doit être la règle et l’exemple de la nôtre.
Jésus-Christ ajoute une autre raison, qui nous les doit rendre encore plus vénérables. « Car je vous déclare », dit-il, « que leurs anges voient sans cesse dans le ciel la face de mon Père qui est dans les cieux ». On voit par ces paroles que les saints et que tous les chrétiens ont des anges. L’Apôtre dit aussi « que la femme se doit voiler la tête à cause des « anges ». (1Cor. 2,6 ; Deut. 32,7) Et Moïse régla les limites des nations selon le nombre des anges de Dieu. Mais ici Jésus-Christ ne parle pas seulement des anges, mais des anges les plus élevés. Car en disant « ils voient la face de mon Père », Jésus-Christ marque la liberté et la confiance avec laquelle ces anges s’approchent de la majesté de Dieu, et par conséquent la grande gloire dont ils jouissent. « Car le Fils de l’homme est venu sauver ce qui était perdu (11) ». Il ajoute encore ici une autre raison plus puissante que la première, et y joint une comparaison par laquelle il fait voir que son Père est dans la même volonté que le Fils. « Dites-moi, je vous prie, si un homme a cent brebis, et qu’une seule vienne à s’égarer, ne laisse-t-il pas les quatre-vingt-dix-neuf autres pour aller sur les montagnes chercher celle qui était égarée (12) ? Et s’il arrive qu’il la trouve, je vous dis en vérité qu’il en reçoit plais de joie que des quatre-vingt-dixneuf qui ne se sont point égarées (13). Ainsi « votre Père qui est dans le ciel ne veut pas a qu’aucun de ces petits périsse (14) ». Considérez par combien de raisons Jésus-Christ nous exhorte à avoir de l’estime et du soin des moindres d’entre nos frères. Ne dites donc plus : ce pauvre homme est un serrurier ; celui-ci un cordonnier, et celui-là un jardinier, et ainsi ce sont des gens de néant dont je ne fais pas grand compte. Voyez au contraire par combien de considérations Jésus-Christ veut que vous bannissiez ces pensées et que vous en preniez d’autres plus équitables et plus conformes à la foi, et que vous ayez égard même aux plus petits. Il prend un petit enfant, et le met au milieu de ses disciples. Il leur commande de devenir comme de petits enfants, et leur dit que quiconque en recevrait de tels en son nom, le recevrait lui-même : et que quiconque les scandaliserait, souffrirait d’épouvantables supplices. Il ne se contente pas de dire que ces auteurs de scandale seraient jetés dans la mer avec une meule attachée au cou. Il prononce encore un double malheur contre eux ; et il nous commande de les couper et de les retrancher de nous, quand ils nous seraient, aussi nécessaires que nos mains ou que nos yeux.
Il nous engage aussi à honorer ces petits par le respect que nous devons aux anges qui les gardent. Il nous y exhorte encore plus puissamment par ses propres souffrances, par ce qu’il a enduré pour eux : car en disant : « Le Fils de l’homme est venu pour sauver ce qui était perdu », il nous marque clairement sa croix. C’est dans cette même pensée que saint Paul nous défend de scandaliser notre frère « pour lequel Jésus-Christ est mort » – (Rom. 4,15). Enfin il nous y exhorte par la raison que son Père céleste ne veut pas que ces petits périssent ; et il se sert de sa comparaison familière d’un pasteur qui quitte ses brebis qui sont en sûreté pour aller chercher celle qui s’est égarée, et qui la trouvant en reçoit une extrême joie. Si Dieu donc se réjouit ainsi lorsqu’il retrouve un de ces petits » qui s’est égaré, comment osez-vous mépriser ceux que Dieu considère tant, vous qui devriez, à l’imitation de Jésus-Christ, donner, s’il était besoin, votre propre vie pour sauver le moindre d’entre eux ?
5. Vous me direz peut-être que tout ce que je dis est véritable, mais que néanmoins il est difficile de considérer un homme qui n’a rien que de vil et de méprisable. C’est pour cela même que vous devez faire de plus grands efforts pour tâcher de le sauver. Le divin Pasteur quitte quatre-vingt-dix-neuf brebis pour, en aller chercher une seule qui s’est égarée, sans que le-soin de tant d’autres puisse lui faire négliger la perte de celle-ci. Saint Luc marque de plus qu’il rapporte cette brebis sur ses épaules, et qu’il y a une plus grande joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se convertit et fait pénitence, que pour quatre-vingt-dix-neuf justes. Le bon Pasteur ne pouvait pas mieux marquer le soin prodigieux qu’il a de cette brebis égarée que par l’abandon qu’il fait des autres, et par la joie qu’il éprouve après l’avoir retrouvée.
Ne négligeons donc jamais les petits et ceux qui nous paraissent méprisables, puisque c’est là proprement ce que nous a voulu apprendre Jésus-Christ, par ces instructions saintes que nous avons rapportées. Jésus-Christ réprime l’orgueil des esprits altiers en les menaçant de leur fermer l’entrée du royaume des cieux ; s’ils ne deviennent comme de petits enfants, et en leur disant qu’il vaudrait mieux pour eux être jetés au fond de la mer, avec une meule de moulin attachée au cou. Et certes, c’est justement qu’il traitera ainsi les superbes, puisqu’il n’y a point de vice qui détruise tant la charité que l’orgueil.
En disant encore « qu’il est nécessaire qu’il arrive des scandales », il nous rend attentifs sur nous-mêmes ; et en disant : « Malheur à celui par qui viendra le scandale », il nous avertit tous de prendre garde à ne point tomber dans ce malheur par notre faute et par le dérèglement de notre conduite. Et il nous apprend à surmonter tous les obstacles de notre salut, en nous recommandant de retrancher de nous les personnes scandaleuses. Il nous défend aussi de mépriser les petits, non pas faiblement, mais avec une grande instance, en nous disant : « Prenez bien garde de ne point mépriser un de ces petits, parce que leurs anges voient toujours la face de mon Père qui est dans les cieux ». C’est pour eux, dit-il, que je suis venu, et la volonté de mon Père est qu’ils soient sauvés. Vous voyez par combien de considérations Jésus-Christ nous porte à avoir soin des faibles. Combien il craint qu’ils ne se perdent, de combien de supplices il menace ceux qui les tromperont ; combien de dons il promet à ceux qui auront soin d’eux ; et combien il nous y engage par son exemple et par celui de son Père.
Imitons ce grand modèle, mes frères, et ne refusons jamais rien de ce qui regarde le service et le bien de ces petits. Que rien ne nous paraisse ou trop bas ou trop difficile, lorsqu’il s’agit de les assister. Quand celui que nous servirions, serait vil et méprisable ; quand ce qu’il désirerait de nous serait pénible ; quand il faudrait monter sur les plus hautes montagnes ; que tout nous paraisse léger, lorsqu’il s’agit du salut de notre frère. Son âme a été si précieuse aux yeux de Dieu, que, pour la sauver, il n’a pas épargné son Fils unique. C’est pourquoi je vous conjure qu’à l’avenir, lorsque vous sortez de chez vous le matin, vous n’ayez que ce but et que ce désir durant tout le jour, de trouver l’occasion de tirer votre frère de quelque péril. Je ne parle pas seulement des périls du corps qui sont visibles à tous les yeux. J’ai peine, même à les appeler périls ; je parle d’autres périls bien plus dangereux, où les tentations du démon engagent les âmes. Si les marchands traversent les terres et les mers pour s’enrichir de plus en plus, si les artisans se tuent pour ajouter quelque chose au peu de bien qu’ils ont ; comment pouvons-nous être si lâches que de nous contenter de nous sauver seuls, puisque nous hasardons notre propre salut, si nous n’avons point soin de celui des autres ? Ainsi, dans un combat celui qui ne pense qu’à se sauver en fuyant, se perd lui-même avant de perdre les siens ; mais celui qui combat hardiment pour tirer ses compagnons du péril, se sauve lui-même en les sauvant.
Puis donc que cette vie est une guerre continuelle, et que nous sommes toujours en présence des ennemis, combattons comme notre roi et notre chef nous le commande. Ne craignons ni le travail, ni les blessures, ni la mort. Conspirons tous à nous défendre et à nous sauver tous ensemble ; et que notre magnanimité anime les plus hardis, et donne du cœur aux plus lâches. Car plusieurs d’entre nos frères ont reçu des plaies mortelles dans ce combat ; ils sont couverts de leur propre sang, et il n’y a personne qui se mette en peine de les guérir. Ni les laïques, ni les prêtres, ni les prélats, ni les amis, ni les frères ne sont touchés de ces maux. Chacun ne pense qu’à ce qui le touche, et il se nuit en cela même qu’il ne pense qu’à lui seul. Rien ne nous donne tant de confiance auprès de Dieu, rien ne nous rend plus agréables à ses yeux, que de ne point chercher nos intérêts propres. D’où vient, pensez-vous, que nous sommes si faibles, et que nous succombons si aisément sous les efforts des hommes ou des démons ; sinon de ce que nous ne sommes attachés qu’à nous-mêmes, et que nous ne travaillons point à nous défendre et à nous secourir les uns les autres ? Nous n’aimons jamais de cet amour qui naît de Dieu et qui tend à Dieu, mais nous cherchons des sujets d’aimer les hommes ou dans la liaison du sang, ou dans l’amitié humaine, ou dans les rapports de voisinage, sans être conduits par cette charité divine, qui devrait être toute la source et le principe de notre amour. De là vient que c’est d’ordinaire le hasard ou notre fantaisie et non pas la religion et la piété qui sont la règle de nos amitiés, et que nous préférons souvent dans ce choix les Juifs et les païens même à ceux qui sont comme nous les enfants de l’Église.
6. On croit souvent justifier une affection si irrégulière en disant qu’il y a des chrétiens fâcheux et insupportables, et des païens au contraire d’une conversation agréable et d’une humeur douce. Mais comment osez-vous appeler votre frère fâcheux et insupportable, lorsque Jésus-Christ même vous défend de lui dire une parole qui témoigne la moindre impatience ? Vous ne rougissez point d’avoir ces sentiments touchant votre frère, et d’en parler de la sorte à tout le monde, lui qui est à Jésus-Christ ce que vous lui êtes ; qui est membre de ce chef que vous adorez ; qui a été régénéré comme vous dans le sein de la même Église, et qui est nourri avec vous du même pain du ciel à la même table. Si la nature vous avait donné un frère, vous vous croiriez obligé de l’assister, quand même il serait couvert de crimes, et si vous le voyiez dans l’infamie, vous croiriez-avoir part à son déshonneur. Et quand Dieu vous en a donné, vous le décriez vous-même, bien loin de le défendre contre ceux qui le déshonorent. C’est un homme insupportable, dites-vous. C’est pour le guérir de cette mauvaise humeur que Dieu veut que vous l’aimiez, afin que vous tâchiez de lui inspirer de la douceur. Quand je lui parlerais, me dites-vous, je suis certain qu’il ne m’écouterait pas. D’où le savez-vous ? L’avez-vous essayé souvent ? Oui, dites-vous : je l’ai fait une ou deux fois. Quoi, vous appelez cela souvent ? Quand vous n’auriez point eu d’autre application que celle-là durant toute votre vie, voue ne devriez pas vous rebuter. Ne voyez-vous pas combien de fois Dieu nous avertit lui-même par ses prophètes, par ses apôtres et par ses Évangélistes ? Cependant, croyez-vous que nous ayons bien reçu tous ces avis, et que nous les ayons suivis comme nous devions ? Dieu, a-t-il cessé pour cela de nous avertir ? Est-il demeuré dans le silence ? Ne nous dit-il pas encore tous les jours : « Vous ne pouvez servir tout ensemble. Dieu et l’argent » ? (Mt. 6,24) Cependant l’avarice règne partout, et croît tous les jours. Dieu ne nous crie-t-il pas tous les jours : « Remettez et on vous remettra (Lc. 7,40) » ? et nous devenons tous les jours plus inhumains envers nos frères. Dieu ne nous exhorte-t-il pas sans cesse à la chasteté et à la continence ? et néanmoins, combien en voit-on qui se plongent comme des pourceaux dans les infamies les plus détestables ? Cependant, Dieu ne cesse point de nous instruire et de nous reprendre, quoique nous soyons si intraitables et indociles.
Que ne nous réglons-nous sur ce modèle, et que ne nous disons-nous à nous-mêmes : Hélas ! Dieu nous parle continuellement. Il ne se lasse point de nous exhorter. Il ne se rebute jamais, quoique nous fassions un si mauvais usage de ses avis. Que ne l’imitons-nous donc en nous conduisant envers nos frères comme il se conduit envers nous ? C’est cette dureté que nous témoignons pour eux, qui a fait dire à Jésus-Christ : « Qu’il y en aura peu de sauvés ». Car, s’il ne nous suffit pas pour être sauvés d’avoir de la vertu, et s’il faut encore que nous brûlions de zèle pour l’avancement des autres, que devons-nous attendre un jour, nous qui ne pensons ni à notre propre salut, ni à celui de nos frères ? Quelle espérance nous peut-il rester ?
Mais pourquoi me plaindre ici de l’indifférence que vous témoignez pour le salut de tous les hommes, puisque vous êtes si insensibles à celui des personnes mêmes avec qui vous vivez, à celui de votre femme, de vos enfants et de vos domestiques ? Nous quittons ces soins de charité pour nous embarrasser en d’autres pleins de vanité et d’inquiétude. Nous nous occupons de pensées extravagantes et chimériques ; comme ceux dont le vin a étouffé la raison. Interrogez-vous vous-mêmes, et vous verrez que vous pensez ou à multiplier le nombre de vos valets, ou à mieux régler le service qu’ils vous rendent, ou à acquérir plus de bien à vos enfants, ou à rechercher des habillements plus magnifiques pour votre femme. Ainsi, ce n’est pas d’eux proprement que vous avez soin, mais de ce qui les environne. Vous ne vous mettez pas en peine que votre femme ait de la piété, mais qu’elle ait de quoi se parer, ni que vos enfants soient bien élevés, mais qu’ils soient bien riches.
Vous ressemblez à quelqu’un qui, voyant une maison parfaitement bien ornée, mais dont les murailles tomberaient en ruine, ne penserait point à les relever, mais seulement à y faire des embellissements au-dehors : ou à un malade qui ayant le corps abattu de langueur, au lieu de penser à se guérir, ne serait occupé que du soin de se faire faire des habits superbes : ou à une femme qui, se voyant près de la mort, ne penserait point à s’en retirer, mais seulement à avoir des servantes bien parées et de beaux ameublements. C’est ainsi que nous nous conduisons à l’égard de notre âme. Nous ne sommes point touchés de ses misères et de ses langueurs. Nous la voyons sans douleur en proie à la colère, aux emportements, aux passions furieuses, à la médisance, à la vaine gloire, aux révoltes intérieures, enfin à une infinité de bêtes cruelles qui la dévorent. Nous souffrons sans peine qu’elle soit tyrannisée par tant d’ennemis, pendant que nous ne pensons qu’à avoir de belles maisons, et un grand nombre de gens qui nous servent.
S’il arrivait qu’un ours ou qu’un lion rompît ses chaînes et sortît du lieu où on le garde, nous fermerions aussitôt toutes nos maisons pour n’être point exposés à la rage de ces bêtes. Et maintenant lorsque nos passions et nos pensées criminelles, comme autant de bêtes farouches, déchirent cruellement notre âme, nous, nous laissons dévorer non seulement sans nous plaindre, mais avec joie. Toutes ces bêtes qui peuvent tuer les hommes sont enfermées avec grand soin, ou dans les déserts, ou dans la ville, en des lieux très sûrs, de peur qu’en s’échappant, elles ne fassent du désordre jusque dans les tribunaux des juges et dans les palais des rois : et nous souffrons que tant de bêtes cruelles renversent tout dans notre âme, où Dieu même rend ses jugements et ses oracles, et où il est assis comme sur son trône. De là vient que tout est en désordre au dedans de nous, et que ce trouble du dedans passe au-dehors. Nous sommes semblables à une ville surprise par des barbares ; ou à de petits oiseaux qui, voyant un dragon entrer dans leur nid sont frappés d’épouvante et font des efforts inutiles pour voler.
7. C’est pourquoi je vous conjure, mes frères, de penser à vous. Armons-nous contre ce dragon infernal. Prenons « l’épée de l’esprit » dont parle saint Paul, pour chasser ces pensées honteuses, qui, comme des bêtes cruelles se lancent dans notre âme pour la dévorer. Éloignons de nous le malheur dont Dieu menace la Judée par son Prophète ; « Les onocentaures », dit-il, « les hérissons et les dragons s’assembleront dans ces lieux et y sauteront », (Is. 13,21) Il y a des hommes qui sont bien plus méchants que ces onocentaures, qui ne pensent qu’à danser et à courir çà et là dans le monde comme les bêtes sauvages dans les déserts, et c’est ainsi que vivent la plupart des jeunes gens. Ils ne sont retenus ni par la crainte ni par la raison ; ils suivent aveuglément l’ardeur et l’impétuosité de leurs passions, et n’ayant tien d’honnête qui les occupe, ils appliquent, tout leur esprit à faire le mal.
Les pères sont les premières causes de ces désordres, parce qu’ils négligent l’éducation de leurs enfants ; Quand ils ont de jeunes chevaux, ils ont grand soin qu’on emploie tout l’art possible pour les dresser. Ils appréhendent fort qu’ils ne deviennent vicieux, et ils veulent qu’on les accoutume de bonne heure au frein et à l’éperon, afin qu’étant prêts au moindre mouvement, ils répondent à tout ce que l’on demande d’eux. Et cependant ils n’ont pas pour leurs enfants le même soin qu’ils ont pour ces bêtes. Ils souffrent que, sans frein, sans loi et sans retenue, ils courent où la fougue de leurs passions les emporte, ou dans les maisons de jeu, ou aux spectacles, ou dans les lieux détestables que la pudeur ne permet pas de nommer, Les pères amuraient pu empêcher ces désordres en choisissant de bonne heure à leurs enfants une femme modeste, et prudente, qui aurait su gagner leur esprit, et qui aurait arrêté la licence de leurs passions par le lien et par l’honnêteté du mariage. Ce débordement de la jeunesse, qui est si grand aujourd’hui, est la source des adultères et de toutes les débauches. Si un jeune homme épousait de bonne heure une jeune fille chaste et prudente, il s’occuperait dans le gouvernement de sa famille, et il aurait soin de sa réputation et de son honneur.
Mais mon fils est tout jeune, me dites-vous, l’engagerai-je sitôt dans le mariage ? Je vois cette nécessité et je la déplore. Si Isaac autrefois demeura vierge jusqu’à quarante ans, et ne s’est marié qu’à cet âge (Gen. 25,20), il serait bien plus raisonnable d’imiter une conduite si pure dans la loi de grâce. Mais vous nous mettez dans l’impuissance de vous donner ce conseil. Vous abandonnez d’abord vos enfants, et après qu’ils se sont plongés dans le vice et dans toutes sortes d’infamies, vous les mariez, ne considérant pas que le principal point du mariage, c’est d’y entrer avec un corps chaste. Car à moins de cela, quel avantage en tirera-t-on ? Mais vous faites tout le contraire, et vous ne mariez vos enfants qu’après qu’ils se sont corrompus de toutes manières, c’est-à-dire lorsque le mariage leur est devenu inutile, J’attends, dites-vous, qu’il ait acquis dans le monde du mérite et de l’honneur, et après cela je le marierai. Ainsi, vous avez grand soin de ses avantages temporels, mais vous n’avez pour son âme que du mépris et qu’une cruelle indifférence.
Voilà la source de tous les désordres et de tous les maux, de ne faire aucune estime du salut de son âme, de la laisser dans l’abandon comme une chose de vil prix, de négliger le principal pour ne s’occuper que de l’accessoire. Ne savez-vous pas que le plus grand trésor que vous puissiez laisser à votre fils, c’est la pureté de son corps ? Avons-nous rien de si précieux que notre âme ? « Quel avantage », dit Jésus-Christ, « retirera l’homme de gagner tout le monde s’il perdait son âme » ? (Mt. 16,26) Mais l’avarice aujourd’hui renverse tout. C’est un tyran qui domine dans le cœur des hommes comme dans sa forteresse, et qui en bannit la crainte de Dieu. De là vient que nous négligeons et notre salut et celui de nos enfants. Nous ne nous mettons en peine que d’amasser et de leur laisser beaucoup de bien, afin qu’ils le laissent aussi à leurs enfants, et ceux-là à d’autres. Ainsi, nous travaillons plutôt afin que d’autres possèdent notre bien, qu’à le posséder nous-mêmes.
Nous traitons nos enfants encore plus mal que nos esclaves ; car nous corrigeons ceux-ci, et nous négligeons nos enfants, comme s’ils nous étaient plus indifférents que ceux qui ne nous ont coûté qu’un peu d’argent. Mais c’est trop peu dire, au-dessous de nos esclaves : nous les rabaissons même au-dessous des bêtes, au-dessous des ânes et des chevaux. Si vous choisissez un cocher, un valet d’écurie, vous prenez garde qu’il ne soit pas sujet au vin, qu’il ne soit pas voleur, et qu’il sache bien panser et bien conduire des chevaux. Et si vous voulez donner à vos enfants un précepteur pour les former et pour les conduire, vous ne vous mettez point en peine de ce choix. Le premier qui se présente vous convient. Et cependant il n’y a point d’emploi, ni plus grand, ni plus difficile que celui-là ; car qu’y a-t-il de plus important que de former l’esprit et le cœur, et de régler toute la conduite d’un jeune homme ? On estime un grand peintre et un grand sculpteur ; mais qu’est-ce que leur art au prix de l’excellence de celui qui travaille, non sur la toile ou sur le marbre, mais sur les esprits ? Cependant, nous négligeons toutes ces choses. Nous ne nous mettons pas en peine de rendre nos enfants chrétiens, mais éloquents. Et ce désir même est intéressé. Car la fin que nous nous proposons, n’est pas simplement qu’ils soient éloquents, mais qu’ils s’enrichissent par leur éloquence. Que s’ils pouvaient devenir riches sans être éloquents, nous mépriserions aussi bien l’éloquence que tout le reste.

Considérez donc combien est grande la tyrannie de l’avarice ; comme elle corrompt tout, comme elle renverse, tout, et comme elle domine les hommes, qu’elle rabaisse, non seulement au rang des esclaves, mais des bêtes mêmes. Nous vous l’avons dépeinte telle qu’elle est. Nous avons bien dit des choses contre elle ; mais quel avantage en tirerons-nous ? Nous la combattons par des paroles, et elle nous combat par des actions. Nous ne cesserons point néanmoins de la décrier et de vous en donner de l’horreur. Si nous sommes assez heureux pour gagner quelque chose par nos exhortations, nous nous sauverons en vous sauvant. Que si nos remontrances vous sont inutiles, nous nous serons au moins acquittés de notre devoir. Je conjure la miséricorde infinie de Dieu de vous délivrer d’une maladie si dangereuse, et de nous donner sujet de nous glorifier des règlements de votre vie, par la grâce de Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.


HOMÉLIE LX.


« QUE SI VOTRE FRÈRE A PÉCHÉ CONTRE VOUS, ALLEZ LE REPRENDRE EN PARTICULIER ENTRE VOUS ET LUI S’IL VOUS ÉCOUTE, VOUS AUREZ GAGNÉ VOTRE FRÈRE ». (CHAP. 18,15, JUSQU’AU VERSET 21)



ANALYSE.
  1. Quand on reprend son prochain de ses torts, il faut le faire en secret.
  2. Un mot en passant contre les usuriers.
  3. Des amitiés chrétiennes. – Qu’elles doivent être pures de tout intérêt. – Que les amitiés du monde ne peuvent être solides. – De la fermeté des amis chrétiens. – Belle description de la charité. – Que Jésus-Christ nous en a donné le modèle.

1. Comme Jésus-Christ avait parlé avec force contre ceux qui scandalisent leurs frères, et qu’il avait lancé contre eux de terribles menaces, il empêche ici maintenant que ceux que l’on scandalise et qui croiraient que toute la faute retomberait sur les auteurs du scandale, ne tombent dans un autre mal, et qu’ils ne glissent à l’orgueil, en prétendant que c’est à leurs frères à réparer l’injure qu’ils leur ont faite. Considérez donc comment Jésus-Christ les rabaisse en leur commandant de ne reprendre leur frère qu’en particulier, de peur que, s’il se voyait accusé en présence de plusieurs témoins, cet outrage ne lui parut insupportable, et qu’ en dépit qu’il en aurait ne l’empêchât de reconnaître sa faute. C’est pourquoi Jésus-Christ dit : « Reprenez-le, mais seul à seul ».

« Et s’il vous écoute, vous aurez gagné votre frère ». Que veut dire cette parole : « Et s’il vous écoute » ? c’est-à-dire, s’il se condamne lui-même, et s’il reconnaît qu’il a eu tort, « vous aurez gagné votre frère ». Il ne dit pas, vous aurez reçu une satisfaction entière ; mais, « vous aurez gagné votre frère » montrant par ce mot de « gagner », que la perte que causait cette inimitié était commune à l’un et à l’autre. Il ne dit pas : votre frère se gagnera lui seul ; mais « vous gagnez votre frère » pour faire voir, comme je l’ai dit, qu’ils avaient fait tous deux auparavant une grande perte : l’un, de son frère, et l’autre, de son propre salut.

Jésus-Christ nous a donné le même avis dans son sermon sur la montagne. Il n’y a que cette différence, que là c’est celui qui a fait l’offense qu’il envoie à celui qu’il a offensé : « Si lorsque vous présentez votre don à l’autel », dit-il, « vous vous souvenez que votre frère a quelque sujet de se plaindre de vous, laissez là votre don à l’autel, et allez vous réconcilier auparavant à votre frère » (Mat. 5,23) ; et qu’ici, au contraire, c’est à celui qui a reçu le tort qu’il commande de pardonner à celui qui l’a offensé. Car il nous a appris à dire : « Remettez-nous nos dettes comme nous les « remettons à ceux qui nous doivent ». Mais il se sert ici d’un autre moyen. Il n’oblige plus seulement celui qui a offensé son frère de l’aller trouver ; mais il veut que celui-là même qui a reçu l’injure aille trouver celui qui la lui a faite. Car, comme celui qui a fait outrage à un autre n’est pas d’ordinaire si disposé à l’aller trouver, à cause de la honte et de la confusion qu’il a de sa faute, Jésus-Christ veut que ce soit l’autre qui le prévienne, et qui lui parle le premier, non d’une manière indifférente, mais dans le désir sincère de l’aider à réparer cette faute. Il ne dit pas : faites-lui de grands reproches, punissez-le, vengez-vous vous-même ; mais seulement « reprenez-le ».

Comme sa colère l’aveugle, et que la confusion qu’il en a est comme une ivresse qui le tient dans un assoupissement mortel, il faut que vous, qui êtes pain, alliez trouver le malade, et que, par cette réprimande douce et secrète, vous lui facilitiez le moyen de se guérir. Car, ce que Jésus-Christ entend ici par ce mot : « reprenez-le », ne peut dire autre chose, sinon : Représentez-lui sa faute, et faites-lui comprendre le mal qu’il vous a fait. Ainsi, en l’accusant même, vous le défendrez en quelque sorte. Vous le servirez, et vous l’inviterez à se réconcilier, parfaitement avec vous.

Mais que ferai-je, me direz-vous, s’il demeure inflexible et opiniâtre ? Jésus-Christ vous répond à cela : « S’il ne vous écoute point, prenez encore avec vous une ou deux personnes, afin que tout ce que vous ferez soit autorisé par la présence de deux ou trois témoins (46) ». Plus votre frère témoigne d’opiniâtreté et d’endurcissement dans le mal, plus vous devez travailler à le guérir, et non vous irriter contre lui et le regarder comme une personne insupportable. Lorsqu’un médecin voit un malade pressé d’un mal intérieur et très-violent, il ne se décourage pas, il ne s’impatiente pas ; mais il s’applique seulement avec plus de soin à le guérir. C’est ainsi que Jésus-Christ nous commande de nous conduire. Si vous êtes trop faible étant seul, prenez du secours, appelez un ou deux autres témoins. Car deux témoins suffisent pour convaincre votre frère de son péché.

Ainsi vous voyez partout, mes frères, que Jésus-Christ considère autant le bien de celui qui a fait l’offense, que de celui qui l’a reçue. Et en effet, celui qui a le plus perdu dans cette rencontre, et qui est véritablement offensé, c’est celui qui a succombé à sa colère pour offenser l’autre. C’est celui-là qui est véritablement malade, et qui est réduit à une langueur et à une faiblesse extrême. C’est pourquoi vous voyez que Jésus-Christ commande avec soin à celui qui est exempt de cette maladie, d’aller trouver le malade, tantôt lui seul, tantôt avec un ou deux témoins : et si le malade demeure toujours inflexible, il veut que toute l’Église vienne à son secours.

« Que s’il ne les écoute point, dites-le à l’Église (17) ». Si Jésus-Christ n’avait pensé qu’aux intérêts de celui qui a reçu l’offense, il ne nous aurait pas commandé de pardonner jusqu’à soixante-dix fois sept fois à celui qui témoignerait avoir regret de nous avoir offensé : et il ne commanderait pas ici qu’on employât tant de personnes pour tâcher de le faire rentrer en lui-même. Il ne nous ordonne rien de pareil à l’égard des païens et des infidèles qui sont hors de l’Église. Il se contente de nous dire : « Si quelqu’un vous frappe sur une joue, tendez-lui l’autre » ; sans nous commander ensuite de les aller avertir de leur injustice, comme il fait ici. Saint Paul dit la même chose. Car parlant des infidèles, il dit : « Pourquoi entreprendrai-je de juger ceux qui sont hors de l’Église » ? (1Co. 5,12) Mais il veut en même temps que nous agissions autrement à l’égard de nos frères : Il veut que nous leur représentions leur faute, afin qu’ils aient du regret de l’avoir faite. Il veut que nous les retranchions d’avec nous s’ils demeurent incorrigibles, afin que ce retranchement leur donna lieu de reconnaître enfin le mal qu’ils ont fait.

C’est ce que Jésus-Christ nous oblige ici de faire à l’égard de nos frères. Il établit comme trois maîtres et trois juges, pour faire comprendre à celui qui a fait l’outrage, dans quels excès il est tombé, lorsqu’il s’est laissé emporter et comme enivrer par sa passion. Après que la colère l’a porté à dire et à faire beaucoup de choses impertinentes et déraisonnables, Jésus-Christ veut qu’on l’en fasse ressouvenir : comme on raconte à ceux qui se sont enivrés les extravagances et les folies que les vapeurs du vin leur ont fait dire. La colère et le péché sont une ivresse très-véritable. Elles renversent la raison plus que le vin, et elles jettent l’âme dans des extravagances bien plus dangereuses.

Qui fut plus sage autrefois que le prophète David ? (2Sa. 12,1) Cependant il pécha, et il ne sut pas qu’il péchait. Sa passion enivra en quelque sorte toute sa raison, et remplit son âme comme d’une épaisse fumée. C’est pourquoi il eut besoin qu’un prophète vint éclairer ses ténèbres, et que la lumière de sa parole lui fît voir quel était le crime qu’il avait commis. C’est dans ce même dessein que Jésus-Christ oblige l’offensé d’aller trouver l’offenseur, afin de l’avertir des excès où il s’est laissé emporter.

2. Mais pourquoi veut-il que ce soit celui-là même qui a reçu l’offense, et non un autre qui s’aille plaindre à celui qui la lui a faite ? Il le fait parce que celui qui est coupable est plus disposé à recevoir avis de celui même qu’il a maltraité, principalement lorsqu’il le reprend seul et sans témoin. Rien n’est si capable de le toucher ni de le faire rentrer en lui-même, que de voir que celui qui semblerait ne devoir penser qu’à se venger de son injustice, ne se met en peine au contraire que de son salut. Vous voyez donc, mes frères, que tout ce que Jésus-Christ ordonne en cette occasion à celui qui a été offensé, ne tend qu’à sauver, et non à punir son frère. C’est pour ce sujet qu’il ne veut pas que d’abord il mène avec lui deux autres témoins, mais seulement après qu’il aura seul tenté inutilement de le guérir ; il ne veut pas non plus qu’après qu’il a été rebuté lorsqu’il était seul, il mène tout d’un coup avec lui un grand nombre de personnes, mais seulement une ou deux. Que s’il rejette encore, leurs remontrances, il ordonne alors qu’on en avertisse l’Église. C’est ainsi que Jésus-Christ nous apprend avec quelle sagesse nous devons éviter d’insulter au péché de notre frère.

Mais que veulent dire ces paroles : « Afin que tout ce que vous ferez soit autorisé par la présence de deux ou trois témoins », c’est-à-dire afin que vous ayez un suffisant témoignage que vous avez fait de votre côté tout ce que vous deviez faire, et que vous n’avez rien omis de ce qui était de votre devoir. « Que s’il ne les écoute point », dit Jésus-Christ, « dites-le à l’Église », c’est-à-dire à ceux qui la conduisent. « Et s’il n’écoute pas l’Église même, qu’il soit à votre égard comme un païen et un publicain (47) ». Car il sera évident que sa maladie est incurable. Considérez ici que Jésus-Christ propose partout les publicains comme les derniers des hommes. Nous avons déjà vu qu’il a dit : « Les pécheurs et les publicains ne sont-ils pas la même chose » (Mat. 5,45) Et ailleurs : « Les publicains et les femmes prostituées vous devanceront au royaume de Dieu (Mat. 21,31) » ; c’est-à-dire, les personnes les plus criminelles et les plus désespérées. Écoutez ceci, vous qui cherchez sans cesse à trafiquer de vos injustices et à ajouter tous les jours usure sur usure. D’où vient que Jésus-Christ met ici celui qui a fait violence à son frère au rang des publicains, c’est-à-dire des pécheurs désespérés, sinon pour adoucir d’un côté celui qui a souffert l’injustice, et pour épouvanter au contraire celui qui l’a faite ? Et afin que vous ne croyiez pas qu’il ne soit puni que de cette sorte, il ajoute aussitôt : « Je vous dis en vérité que tout ce que vous « lierez sur la terre sera lié dans le ciel, et que tout ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel (48) ». Il ne dit point à l’évêque de cette Église : Liez cet homme, mais seulement : « Si vous le liez ». Il laisse cela à la volonté de celui qui a reçu l’offense. Mais ce qui sera lié le demeurera toujours. Cet homme sera condamné aux plus grands supplices, et ce ne sera point celui qui l’a déféré à l’Église qui en sera cause, mais cette opiniâtreté qui l’a rendu inflexible dans le mal. Jésus-Christ le menace d’une double punition, des jugements de l’Église et des tourments de l’enfer ; et il le menace des premiers, afin qu’il évite les seconds. Il veut qu’on lui fasse craindre d’être retranché de la compagnie des fidèles et d’être lié sur la terre et dans le ciel, afin que la frayeur l’adoucisse et le fasse rentrer en lui-même. Car s’il n’a point été ébranlé jusque-là, il est difficile néanmoins que cette multitude de jugements ne l’effraie et qu’elle n’arrête enfin les emportements de sa colère. C’est pourquoi Jésus-Christ établit trois différents jugements qui se succèdent l’un à l’autre. Il ne veut pas retrancher d’abord ce criminel de son Église. Après le premier jugement il veut voir si le second ne l’ébranlera pas, et après que le second lui a été inutile, il veut l’épouvanter par le troisième. S’il s’opiniâtre contre tous ces remèdes, il lui représente enfin l’état où il sera lorsqu’il tombera entre les mains de Dieu même, et le supplice qu’il en doit attendre.

« Je vous dis encore que si deux d’entre vous s’unissent ensemble sur la terre, quoi que ce soit qu’ils demandent, ils l’obtiendront de mon Père qui est dans le ciel (19). « Car là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je me trouve au milieu d’eux (20) ». Jésus-Christ se sert maintenant d’un autre moyen pour étouffer toutes les querelles et toutes les inimitiés entre les chrétiens. Il n’use plus de menaces pour les porter à la charité, mais il les exhorte par les grands biens qui doivent naître de l’union parfaite qu’ils auront entre eux. Après avoir montré d’un côté jusqu’où doit aller sa sévérité dans la punition des esprits opiniâtres, il montre de l’autre combien il sera magnifique à récompenser ceux qui vivront dans une grande union avec leurs frères, puisqu’ils obtiendront ainsi de Dieu tout ce qu’ils lui demanderont, et qu’ils posséderont Jésus-Christ au milieu d’eux.

Vous me demandez s’il se trouve quelquefois deux personnes qui s’accordent ensemble ? Je vous réponds que je crois qu’il s’en trouve assez souvent et en beaucoup de lieux. D’où vient donc, dites-vous, que contre la promesse que nous fait Jésus-Christ, elles ne reçoivent pas de Dieu tout ce qu’elles lui demandent dans leurs prières ? C’est parce qu’il y a d’autres choses qui empêchent que Dieu ne leur accorde ce qu’elles lui demandent. Car ou elles demandent des choses qui ne leur seraient pas utiles, et il ne se faut pas étonner alors que Dieu ne les exauce pas, puisqu’il n’écouta pas même saint Paul, lorsqu’il lui dit : « Ma grâce vous suffit, parce que ma force se perfectionne dans l’infirmité ». (2Co. 12,9) Ou bien ces personnes sont indignes que Dieu les écoute, en ne contribuant en rien de leur côté à faire en sorte qu’il les exauce. Car il ne fait ici cette promesse qu’à ses apôtres et à ceux qui devaient les imiter : « Si deux d’entre vous », dit-il, c’est-à-dire « d’entre vous » qui vivez dans ma crainte et qui pratiquez les règles de mon Évangile. Ou bien ces mêmes personnes désirent de Dieu qu’il les venge de leurs ennemis, ce qu’il défend par un commandement contraire : « Priez », dit-il, « pour vos ennemis ». Ou bien encore, sans avoir fait pénitence de leurs péchés, elles demandent miséricorde ; ce qu’il leur est impossible d’obtenir en cet état, non seulement quand elles la demanderaient elles-mêmes, mais quand même quelque autre, qui serait aimé particulièrement de Dieu, la demanderait aussi pour elles. C’est ainsi que Dieu dit à Jérémie qui priait pour les Juifs : « Ne me priez point pour ce peuple parce que je ne vous exaucerai point ». Que si au contraire toutes ces circonstances se trouvent dans votre prière : si vous ne demandez que des choses utiles, si vous réglez votre vie autant que vous le pouvez, selon les règles que je vous donne, si vous vivez dans l’union et dans la charité avec vos frères, vous obtiendrez de Dieu tout ce que vous lui demanderez. Car le Dieu que vous adorez est un Dieu plein de bonté pour les hommes

3. Mais, après avoir dit ce qu’on recevrait de son Père, il montre aussitôt que ce serait aussi lui qui accorderait cette grâce avec son Père, lorsqu’il ajoute : « Là où deux ou trois seront « réunis en mon nom, je me trouverai au milieu d’eux ». Vous vous imaginez peut-être qu’il est aisé de trouver ainsi des âmes unies au nom de Jésus-Christ. Mais je vous dis au contraire que cela ne se rencontre que très-rarement. Jésus-Christ promet qu’il se trouvera au milieu de ceux qui sont unis ensemble, non d’une union humaine et extérieure ; mais intérieure et divine. C’est comme s’il nous disait : Lorsque deux ou trois se lient ensemble je serai au milieu d’eux, pourvu que d’ailleurs ils aient de la piété et de la vertu, et que je sois le seul fondement de leur liaison. Mais nous voyons aujourd’hui dans la plupart des hommes des amitiés bien différentes, et qui ont un autre principe. Les uns aiment parce qu’on les aime ; les autres parce qu’on les honore, les autres parce qu’on leur est utile et pour d’autres sujets semblables. On ne s’entraîne que par des intérêts tout séculiers, et l’on a peine à trouver des amitiés véritables fondées en Jésus-Christ et formées pour Jésus-Christ.
Ce n’est pas ainsi que l’apôtre saint Paul aimait ses amis ; son amour brûlant ne respirait que Jésus-Christ. Et quoiqu’il ne vît pas dans ceux qu’il aimait une correspondance de charité, il ne les en aimait pas moins, parce que son affection avait jeté de si profondes racines dans son cœur, que rien ne la pouvait ébranler. Mais, hélas ! on ne s’aime plus de cette manière. Si l’on considère bien aujourd’hui les amitiés des chrétiens, on trouvera que l’origine en est entièrement différente de celle de ce grand apôtre. Je ne veux que vos cœurs pour témoins de ce que je dis. Si je les pouvais sonder, je vous ferais voir que dans cette grande multitude, presque toutes vos amitiés ne sont établies que sur des intérêts bas, et ne s’entretiennent que par le commerce des nécessités de la vie.
Mais, sans entrer dans cette discussion, vous reconnaîtrez ceci sans peine, si vous voulez examiner les sujets différents qui causent des divisions parmi vous, et qui vous rendent ennemis les uns des autres. Car lorsque l’amitié n’est fondée que sur des avantages humains et passagers, elle ne peut être ardente ni perpétuelle. Elle s’évanouit au moindre mépris, au moindre intérêt, à la moindre jalousie, parce qu’elle n’est point attachée à l’âme par cette racine céleste qui seule soutient nos amitiés et qui les rend fermes et inébranlables, Rien d’humain et de terrestre ne peut rompre un lien qui est tout spirituel. La charité qu’on se porte réciproquement en Jésus-Christ est solide, elle est constante, elle est invincible. Elle ne s’altère ni par les soupçons, ni par les calomnies, ni par les dangers, ni par la mort même. On verrait mille périls sans s’en étonner. Celui qui n’aime que parce qu’on l’aime, cesse d’aimer aussitôt qu’il reçoit quelque mécontentement de son ami. Mais ici cela n’arrive jamais, parce que, selon saint Paul, « la charité ne périt point ». Car quel prétexte pourriez-vous alléguer pour avoir laissé périr la vôtre ? Direz-vous que votre ami ne vous a rendu que des mépris pour des déférences, et des injures pour de bons offices ? Direz-vous qu’il a voulu vous ôter la vie ? Si votre amitié a Jésus-Christ pour objet, c’est cela même qui l’affermira. Tout ce qui ruine les amitiés humaines, redouble et fortifie les amitiés chrétiennes. Vous me demandez comment cela se peut faire ? C’est parce que l’ingratitude de votre ami vous devient le sujet d’une récompense infinie : et que plus il a d’aversion pour vous, plus vous devez être touché de compassion pour le secourir dans un si grand besoin, et pour lui procurer des remèdes dans un si grand mal.
Il est donc clair que celui qui aime véritablement dans la seule vue de Jésus-Christ, ne cherche dans son ami, ni la noblesse, ni les dignités, ni les richesses, non pas même amour pour amour, mais qu’il aime sans intérêt, sans interruption, sans refroidissement, quand même son ami lui manquerait de foi, quand il deviendrait son ennemi, quand il aurait résolu de le perdre. Jésus-Christ seul qu’il aime dans son ami soutient tout, supplée à tout et suffit pour tout. Tant que celui qui aime regarde Jésus-Christ, son amitié demeure ferme, incorruptible et inébranlable. C’est lui qui nous a donné le modèle de cette amitié toute divine. C’est lui qui a aimé des ennemis, des insolents, des blasphémateurs, des persécuteurs, des furieux qui le haïssaient à mort, qui ne pouvaient seulement souffrir de le voir, qui étaient prêts à tout moment à courir aux pierres pour le lapider, et qui les a aimés de cette charité la plus haute et la plus sublime qui va jusqu’à donner sa vie pour ceux qu’on aime. Après même qu’ils l’ont crucifié, il les aime encore. Leur rage s’est épuisée contre Lui, mais sa charité ne s’épuise point. Il les veut guérir ; il redouble sa compassion, il intercède pour eux envers son Père : « Mon Père », lui dit-il, « pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font » ; et aussitôt qu’il est ressuscité, il leur envoie ses apôtres pour les convertir et pour les sauver. Soyons sans cesse attentifs à ce modèle. Imitons cette charité d’un Dieu. Retraçons en nous cette amitié si généreuse, afin qu’ayant été les imitateurs de l’amour de Jésus-Christ, nous soyons aussi les héritiers de sa gloire que je vous souhaite, par la grâce et la bonté de ce même Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.




HOMÉLIE LXI.


« ALORS PIERRE, S’APPROCHANT DE JÉSUS-CHRIST LUI DIT : SEIGNEUR, COMBIEN DE FOIS PARDONNERAI-JE A MON FRÈRE, LORSQU’IL AURA PÉCHÉ CONTRE MOI ? SERA-CE JUSQU’À SEPT FOIS ? JÉSUS LUI RÉPONDIT : JE NE VOUS DIS PAS JUSQU’À SEPT FOIS. » (CHAP. 18,21, 22, JUSQU’AU CHAP. XIX)



ANALYSE.

  1. Les bienfaits reçus de Dieu aggravent les péchés des hommes.
  2. -4. L’orateur passe en revue les principales professions de la société des hommes, et fait voir la multitude des péchés qui se commettent dans chacune, dans celle des armes, dans celle des artisans, dans celle des riches propriétaires.

5. De l’amour des ennemis, comment nous devons les gagner. – Du bien que nous retirerons de ceux qui nous haïssent, lorsque nous souffrons leurs injures avec patience. – De l’exemple que nous ont donné sur ce point Jésus-Christ et les saints de l’Ancien et du Nouveau Testament.

1. Saint Pierre croyait aller dire une grande chose au Sauveur, en lui demandant s’il pardonnerait à son frère « jusqu’à sept fois ». Vous me commandez, lui dit-il, de pardonner à celui qui m’offense, mais vous ne me dites pas combien je le dois faire de fois. Car si mon frère m’offense tous les jours, et qu’il en ait toujours regret quand je l’en reprends, est-ce pour toujours, ou jusqu’à un certain terme que vous me commandez de le souffrir ? Je vois que vous avez mis des bornes à la patience qu’on doit avoir pour celui qui demeure opiniâtre dans son péché, et qui ne se repent pas. Vous dites de lui, lorsqu’on a épuisé tous les moyens pour le corriger, que nous le devons regarder « comme un païen et un publicain » ; mais vous ne marquez rien de semblable à l’égard de celui qui reconnaît sa faute, et vous ne dites point jusqu’où je le dois souffrir. Dites-moi donc combien de fois je lui pardonnerai. « Sera-ce jusqu’à, sept fois » ?

Que répond à cela Jésus-Christ, dont la bonté n’a point de bornes ? « Je ne vous dis pas jusqu’à sept fois ; mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois ». Il marque par ces paroles un nombre, indéfini, sans limite. C’est ce que signifie souvent dans l’Écriture le nombre de « mille », comme le nombre de « sept » marque plusieurs. « La femme stérile », dit-elle, « a eu sept enfants », c’est-à-dire plusieurs enfants. Jésus-Christ ne veut donc point marquer, par ce mot de « soixante-dix fois sept fois », un nombre certain et déterminé pour remettre les offenses de nos frères ; mais il veut qu’on leur pardonne toujours, sans mettre de bornes à sa douceur.
La parabole qui suit est une preuve manifeste de ce que je dis. Le Fils de Dieu ne voulant pas qu’on crût qu’il nous commandait une chose fort pénible, en nous ordonnant de pardonner « soixante-dix fois sept fois », nous propose un exemple, destiné à nous apprendre que ce qu’il venait de dire était vrai à la lettre, et nullement difficile ; et qu’en pratiquant ce commandement, nous devions nous humilier profondément, bien loin d’en concevoir quelque complaisance. Il nous rapporte donc un exemple de sa miséricorde et de sa douceur envers nous, afin qu’elle soit le modèle de la nôtre ; et il veut nous faire comprendre, par la comparaison de sa bonté avec la nôtre, que quand nous aurions pardonné à notre frère soixante-dix fois sept fois, et que nous aurions oublié de bon cœur toutes les fautes qu’il aurait commises contre nous ; néanmoins, si nous comparions cette bonté dont nous aurions usé envers notre frère, avec celle dont nous avons besoin que Dieu use envers nous, lorsqu’il nous redemandera compte de toute notre vie, nous trouverions que la miséricorde que nous aurions faite ne serait, à l’égard de celle qu’il nous doit faire, que comme une petite goutte d’eau comparée à tout l’Océan. C’est ce qu’il tâche de nous faire entendre par cette parabole « Le royaume des cieux est semblable à un « roi qui voulait faire rendre compte à ses serviteurs (23). Et ayant commencé à le faire, on lui en présenta un qui lui devait dix mille talents (24). Mais, comme il n’avait pas de quoi lui rendre, son maître commanda qu’on le vendît, lui, sa femme et ses enfants et tout ce qu’il avait (25) ». Ayant enfin trouvé grâce auprès de son maître, il ne fut pas plus tôt sorti que, rencontrant un de ses compagnons qui lui devait cent deniers, il le prit à la gorge et l’étouffait presque en lui disant : Rends-moi ce que tu me dois. Et son maître, ému de colère, le livra entre les mains des bourreaux jusqu’à ce qu’il payât tout ce qu’il devait. Remarquez, mes frères, dans ces paroles, quelle est la différence des péchés qui regardent Dieu d’avec ceux qui ne regardent que les hommes, et qu’il y a encore beaucoup moins de proportion entre ces péchés qu’il n’y en a entre dix mille talents et cent deniers. Cette inégalité si grande vient de la grande différence des personnes, c’est-à-dire de Dieu et des hommes ; et de la grande multitude des fautes que nous commettons contre Dieu presque à tout moment. Nous rougissons au moins de pécher devant les hommes, lorsqu’ils nous voient, mais nous ne rougissons point de pécher devant Dieu, qui est toujours présent, et qui pénètre jusqu’au fond de notre cœur. Nous ne craignons point de dire et de faire devant lui ce qui l’offense et ce qu’il condamne. Il est aisé de voir par là quelle est la grandeur de nos péchés. Mais les dons et les grâces infinies dont Dieu nous a honorés, les augmentent beaucoup encore.
Que si vous voulez, mes frères, que je vous explique comment il se peut faire que nous soyons redevables « de dix mille talents », et encore infiniment plus, je vous le ferai voir en peu de mots. Je crains néanmoins que d’un côté, les pécheurs qui sont enchantés de l’amour du vice, et qui ne savent que céder à leurs mauvaises passions, n’en prennent occasion de pécher avec encore plus de hardiesse, et que de l’autre je ne jette les humbles dans le désespoir, et qu’ils ne disent comme les apôtres : « Qui donc pourra être sauvé » ? Mais j’espère néanmoins vous parler de telle sorte, que j’établirai dans la paix ceux qui m’écouteront et qui feront tout ce que je dis. Il est impossible que ceux qui ont des maladies incurables et qui ont perdu le sentiment de leurs maux, sortent de leur assoupissement, si on ne leur dit la vérité. Que s’ils en prennent sujet de pécher encore davantage, ce ne sera point la vérité, mais, leur frénésie qui en sera cause ; puisque les mêmes choses font un effet tout contraire sur l’esprit des personnes plus sages, qui ayant compris le grand nombre de leurs péchés, entrent ensuite dans des sentiments de componction et en deviennent plus humbles. Car si d’un côté, la masse énorme de leurs péchés les trouble, de l’autre, la pénitence les console, et ils l’embrassent avec d’autant plus d’ardeur, qu’ils savent qu’elle a la vertu de guérir les plus grandes plaies.
Je m’en vais donc vous représenter Les péchés que nous commettons contre Dieu et contre les hommes. Je n’entrerai point dans le détail ; je le laisse à chacun de vous : je ne parlerai qu’en général. Mais il faut auparavant que je dise un mot des grâces que Dieu nous a faites. Dieu, mes frères, nous a d’abord tirés du néant, pour nous donner l’être que nous n’avions pas. Il a fait pour nous toutes les créatures visibles, le ciel, la mer, la terre et l’air ; tout ce qui y est contenu, les animaux, les plantes et les semences. Vous voyez que nous ne faisons que marquer les principaux d’entre les dons de Dieu, parce qu’ils s’étendent jusqu’à l’infini. Il a inspiré dans l’homme une âme vivante, et l’homme a été le seul sur la terre qu’il ait honoré d’un si grand don. Il a fait pour lui le paradis terrestre. Il lui a donné une compagne pour l’aider, il lui a assujetti tous les animaux ; enfin il l’a couronné d’honneur et de gloire. Après tout cela l’homme est tombé dans le péché ; et, quoiqu’il eût payé d’une si extrême ingratitude les bienfaits de son Créateur, il lui en a fait néanmoins ensuite de plus grands encore.
2. Car il ne faut pas considérer seulement la justice de Dieu, lorsqu’il a chassé l’homme du paradis ; mais encore la bonté avec laquelle il l’a traité ensuite pour le rendre digne d’y rentrer. Il l’a comblé de grâces et de bienfaits dans son bannissement même, et après lui avoir procuré tant de divers secours par la lumière de la loi et par l’instruction des prophètes, il nous a enfin envoyé son Fils pour nous ouvrir le ciel, pour nous faire rentrer dans le paradis, pour nous tirer de l’esclavage du péché, et pour mettre au rang de ses enfants des ingrats et des ennemis déclarés. C’est ce qui nous oblige de nous écrier avec saint Paul : « O profond abîme des trésors de la sagesse et « de la connaissance de Dieu » ! (Rom. 2,33) Il a ensuite lavé nos péchés dans les eaux sacrées du baptême. Il nous a délivrés de la colère et de la vengeance de Dieu. Il nous a donné part à l’héritage de son royaume, il nous a comblés de biens, il nous a tendu la main pour nous soutenir dans nos faiblesses, et il a répandu son Saint-Esprit dans nos cœurs.
Après tant de grâces et tant de bienfaits, quelle devrait être notre reconnaissance, mes frères ? Dans quelle disposition devrions-nous être à l’égard d’un Dieu si doux ? Quand nous mourrions tous les jours pour celui qui nous a tant aimés, que lui rendrions-nous qui pût être digne de lui ? Nous acquitterions-nous envers lui de la moindre partie de ce que nous lui devons ? Et cette mort, même si avantageuse pour nous, ne serait-elle pas une nouvelle faveur qui nous rendrait encore plus redevables à sa bonté ? Il serait raisonnable que nous eussions ces sentiments, mais dans quelle disposition sommes-nous ? Nous déshonorons Dieu tous les jours de notre vie, et nous violons toutes ses lois. C’est pourquoi je vous prie encore une fois, mes frères, de souffrir que je parle avec liberté et avec force contre ceux qui l’offensent et qui le méprisent. Ce n’est pas vous seuls que j’accuserai, je m’accuserai aussi moi-même.
Je ne sais d’abord par qui commencer à me plaindre ; sera-ce par les personnes libres ou par les esclaves ; par les gens de guerre ou, par ceux des villes ; par ceux qui commandent ou par ceux qui obéissent ; par les hommes ou par les femmes ; par les vieillards ou par les enfants ? Je vois de grands désordres dans cette diversité d’âges, de conditions et d’états. Par où commencerai-je ? Commençons si vous voulez par les gens de guerre. Car peut-on nier qu’ils ne commettent de grands excès contre Dieu, par tant d’outrages et tant de violences qu’ils font tous les jours, s’enrichissant de vols et de brigandages, et cherchant leur bonheur dans la misère des autres ? Ce sont des loups plutôt que des hommes. Ils se repaissent de sang et de carnage, et leur âme est comme une mer qui est sans cesse agitée par les tempêtes des passions. Y a-t-il des désordres dont ils soient exempts ? Y a-t-il un vice qui ne règne en eux ? Ils sont altiers et insolents ; ils sont jaloux de leurs égaux, et insupportables à ceux qui leur sont soumis ; et ils traitent en esclaves et en ennemis ceux qui ont recours à eux pour y trouver leur protection et leur sûreté. Que voit-on parmi eux, que des rapines, des violences, des calomnies, des mensonges honteux et des flatteries lâches et serviles ?
Que serait-ce si à chacun de leurs désordres nous opposions la loi de Jésus-Christ ? Si nous disons qu’il est écrit dans l’Évangile : « Qui dira à son frère : vous êtes un fou, sera coupable du feu d’enfer ; qui regardera une femme avec un mauvais désir, a déjà commis l’adultère dans son cœur ; si on ne s’humilie comme un petit enfant on n’entrera point dans le royaume du ciel » ? Ces hommes traitent ceux qui sont au-dessous d’eux, avec un orgueil et un empire effroyable, afin qu’ils tremblent toujours devant eux. Ils sont pires envers les hommes que les bêtes les plus farouches. Ils sont bien éloignés de rien faire pour l’amour de Jésus-Christ. Ils ne font rien que pour l’argent, pour la gloire et pour le plaisir. Qui pourrait donc rapporter tous leurs excès, leur vie oisive, leurs entretiens extravagants, leurs railleries sanglantes, leurs paroles pleines d’infamie ? Je ne parle point de leur avarice. Qui peut dire qu’ils ne savent ce que c’est non plus que ces solitaires qui vivent sur les mon tagues, mais d’une manière bien différente. Car ceux-ci ne connaissent point l’avarice, parce qu’ils en sont très-éloignés ; et ceux-là ne la connaissent point, parce qu’ils en sont possédés et comme enivrés, et qu’ils boivent l’iniquité comme de l’eau. Car cette passion s’est tellement rendue la maîtresse de leur esprit et de leur cœur, que ne sachant pas seulement ce que c’est que la vertu qui lui est opposée, ils sont comme des frénétiques qui prennent la maladie pour la santé.
Mais quittons ces hommes de sang et de désordres. Passons à d’autres qui ne sont pas si violents. Examinons la vie des artisans, qui sont ceux d’entre tous les hommes qui semblent gagner plus justement leur vie par leur peine et par leur travail. Cependant, s’ils ne prennent bien garde à eux, ils tombent aisément en beaucoup de dérèglements. Souvent ils ternissent toute la gloire de leurs plus justes travaux, en jurant et se parjurant sans scrupule, et en se servant de mensonge et de tromperie pour satisfaire leur avarice. Ils ont l’esprit tout possédé du désir du gain. Ils ne pensent qu’à la terre, et sont tout occupés de leur commerce, dans lequel ils n’ont point d’autre but que d’amasser de l’argent. Ils n’ont aucun soin des pauvres, et ils ne pensent jamais à leur faire part de ce qu’ils gagnent par leur travail, parce qu’ils sont toujours dans l’ardeur d’augmenter le bien qu’ils ont. Ils ont des envies cruelles les uns contre les autres. Ils se déchirent par des injures atroces, et ils ne craignent point de mêler à leur trafic, l’usure, l’injustice et la tromperie.
3. Passons à d’autres qui paraissent un peu plus justes. Ce sont les riches qui possèdent de grandes terres, et qui en tirent de grands revenus. Qu’y a-t-il de plus injuste qu’eux?’ Comment traitent-ils leurs fermiers et les pauvres gens de la campagne ? Des barbares leur seraient, moins rudes qu’ils ne leur sont. Ils imposent des travaux insupportables, et des charges excessives à des misérables qui meurent de faim, et qui passent toute leur vie dans un accablement qui ne cesse point. Ils les tourmentent tous les jours par de nouvelles exactions. Ils les obligent à des ouvrages pénibles qui sont au-delà de leurs forces. Ils les traitent comme des bêles, et plus cruellement que des bêtes. Ils abusent de leurs corps comme s’ils avaient un corps de pierre et non pas de chair. Ils ne leur permettent pas de respirer. Ils ne s’informent point de la stérilité de l’année. Que la terre ait produit ou n’ait rien produit, tout leur est égal. Ils ne remettent rien de leurs vexations ordinaires, et ils ne font pas la moindre grâce.
Aussi voit-on rien de plus malheureux, et qui fasse plus de compassion que ces pauvres gens ? Après avoir souffert également de la rigueur de l’hiver et de l’été ; après avoir essuyé tous les froids et toutes les pluies de l’année et s’être épuisés par leurs veilles continuelles ; non seulement ils se trouvent les mains vides, mais ils se voient encore accablés de dettes. Outre les maux qu’ils souffrent, et cette faim extrême qu’ils endurent, ils craignent encore la violence des exacteurs, la tyrannie des collecteurs, les emprisonnements et mille autres maux dont on les accable, sans que personne leur fasse justice.
Combien la nécessité où ils sont leur fait-elle chercher d’adresses et d’inventions pour gagner, sans qu’ils en tirent enfin aucun avantage ? Ils se tuent pour remplir de vin les celliers des autres, et ils n’en rapportent rien chez eux. Tout ce que la vigne qu’ils ont cultivée peut produire, passe à d’autres mains, et si on leur donne un peu d’argent, on les croit bien récompensés de leur peine. Ils ont affaire à des avares et à des usuriers qui les traitent d’une manière que les lois des païens n’auraient : pas soufferte et pour laquelle on ne peut avoir trop d’horreur. Ils leur donnent de l’argent à prêt, non pas selon l’ordinaire à un pour cent, mais ils exigent chaque année la moitié de toute la somme. Et ils traitent avec cette dureté des gens qui ont une femme et des enfants, et qui passent toute leur vie au service de ceux même qui les tyrannisent de cette sorte. N’est-ce pas ici qu’il faut dire avec le Prophète : « O ciel ! tremblez, soyez saisi d’étonnement, et vous, terre, frémissez d’horreur (Is. 1) », parce que les hommes sont devenus pires que les bêtes les plus farouches.
Quand je parle ainsi, mes frères, je n’accuse ni les arts, ni l’agriculture, ni la profession des armes, ni la possession des terres. C’est nous-mêmes que je blâme et l’abus que nous faisons de ces choses. Corneille était capitaine. Saint Paul faisait des tentes et s’occupait à ce métier même en prêchant. David était roi. Job était très-riche, et rien de cela n’a empêché ces grands hommes de devenir saints. Imprimons donc, mes frères, ces vérités dans nos âmes. Pensons continuellement à ces dix mille talents dont nous sommes redevables à la justice de Dieu. Ne sentons plus de difficulté à remettre à nos frères le peu qu’ils nous doivent. Car nous rendrons compte à Dieu de sa loi si sainte, dont il nous a faits les dépositaires. Il nous représentera ces règles d’équité et de justice qu’il nous aura fait connaître, et que nous aurons néanmoins négligées de telle sorte qu’il nous sera impossible de le satisfaire. Dieu ayant pitié de nous, et prévoyant cette extrémité où nous nous trouverons alors, nous offre ici un moyen court et facile pour nous acquitter tout d’un coup de nos dettes. C’est le pardon et l’oubli des injures qu’on nous a faites.
Pour que vous compreniez mieux ce que je vous dis, je vous prie de suivre l’ordre de la parabole que nous expliquons ; Ce roi donc, ayant voulu faire rendre compte à ses serviteurs, on lui en présenta un qui lui devait dix mille talents ; mais comme il n’avait pas de quoi le payer, son maître commanda qu’on le vendît, lui et sa femme et ses enfants et tout ce qu’il avait, pour satisfaire à cette dette. Ce n’était point par un mouvement de cruauté que ce roi traitait ainsi son serviteur ; puisque le tort qu’il lui faisait en vendant sa femme et ses enfants retombait aussi sur lui-même, parce qu’ils étaient ses esclaves. Ce n’était que par le mouvement d’une grande charité et d’une grande tendresse. Le maître voulait que ce serviteur fût frappé par la terreur de cette menace, et qu’ensuite il eût recours à la prière pour arrêter cette sentence rigoureuse et pour en empêcher l’exécution. Si1 n’eût eu cette pensée en venant redemander compte, il ne se fût point rendu aux prières de son serviteur, et il ne lui eût point remis si gratuitement une dette si considérable. Mais d’où vient donc, dites-vous, qu’il ne lui remet pas la dette avant même que d’entrer en compte C’est parce qu’il voulait faire comprendre à ce serviteur combien il lui était redevable, et quelle était la grâce qu’il lui faisait ; afin que cette connaissance le rendît ensuite plus doux à l’égard de ses confrères. Car, si après même avoir connu la grandeur de sa dette et l’excès de la miséricorde qu’on lui faisait, il ne laissa pas néanmoins d’être si inexorable, à quelle violence ne se serait-il point emporté si on ne l’avait instruit auparavant d’une manière si sage ?
Mais voyons ce qu’il dit à ce roi dans le fort de sa douleur : « Le serviteur se jetant à ses pieds, le conjurait en lui disant : Seigneur, ayez un peu de patience et je vous rendrai tout (26). Alors le maître de ce serviteur étant touché de compassion, le laissa aller et lui remit sa dette (27). ». Admirez cet excès d’amour et de tendresse. Le serviteur ne demande qu’un peu de délai, et son maître lui donne plus qu’il ne demande en lui remettant toute sa dette. Il avait résolu d’abord de lui faire cette grâce, mais il voulait qu’il contribuât de sa part à l’obtenir par ses prières, afin qu’il ne demeurât pas sans récompense. Ce n’est pas que cette miséricorde ne soit toute gratuite, et qu’elle ne soit due tout entière à la bonté du maître ; car, bien que le serviteur se jette à ses pieds, et qu’il lui demande miséricorde, on voit assez néanmoins par l’Évangile même, quelle est la cause du pardon qu’il reçoit : « Le maître », dit l’Évangile, « étant touché de compassion, lui remit toute « sa dette ». Il voulait néanmoins que ce serviteur parût avoir contribué pour quelque chose à la remise de sa dette, afin d’épargner sa pudeur ; et que sa propre expérience lui apprît à être charitable envers ses frères.
4. Jusque-là, on ne voit rien paraître dans ce serviteur que de très-bon et de très-louable. Il reconnaît sa dette ; il promet de la payer ; il se jette aux pieds de son maître ; il le conjure ; il condamne ses propres péchés et il reconnaît la grandeur de ses offenses. Mais ce qu’il fait ensuite est bien indigne d’un si beau commencement. Car étant sorti aussitôt après, et ayant encore présenté dans son esprit la mémoire d’une si grande grâce, il en abuse malheureusement pour faire une action très-noire, et il emploie cette même liberté que son maître, venait de lui rendre, peur traiter cruellement un de ses compagnons. « Car ayant trouvé un de ses compagnons qui lui devait cent deniers, il le prit à la gorge et l’étouffait presque en lui disant : Rends-moi ce que tu me dois (28) ». Considérez, mes frères, la bonté du maître et la cruauté du serviteur. Écoutez ceci, vous tous qui tombez dans des excès semblables par votre avarice. Car, s’il n’est pas permis de traiter ainsi nos frères lorsqu’ils nous offensent, combien l’est-il moins lorsqu’ils ne nous sont redevables que de quelque argent ? « Cet homme se jetant à ses pieds, le conjurait en lui disant : Ayez un peu de patience et je vous rendrai tout (29) ». Il n’eut pas même de respect pour les paroles dont il venait de se servir pour obtenir miséricorde, et qui lui avaient mérité la remise de dix mille talents. Il ne reconnut plus ce port bienheureux où il s’était sauvé lui-même et cette même prière dont il venait d’user ne rappela point à sa mémoire la grande bonté de son maître. Sa cruauté et son avarice effacèrent tout de son esprit, et il se jette comme une bête farouche sur cet homme qui était son compagnon. Barbare, que faites-vous ? Né voyez-vous pas combien vous allez irriter contre vous votre maître, que vous allez vous attirer sa colère, et que vous le forcez de révoquer malgré lui l’arrêt de grâce qu’il vient de vous prononcer ? Mais cette âme dure et impitoyable n’a point ces pensées. Il ne se souvient plus d’un état dont il ne fait que de sortir, et il ne remet rien à son frère de ce qu’il lui doit.
Cependant, mes frères, c’est la même prière que font ces deux hommes, mais pour deux choses bien différentes. L’un ne prie que pour cent deniers, et l’autre pour dix mille talents. L’un ne prie qu’un autre-serviteur comme lui, et l’autre prie son propre maître. L’un a reçu la remise de toutes ses dettes, l’autre ne demande qu’un peu de délai, et il ne l’obtient pas. « Car il le jeta en prison jusqu’à ce qu’il lui rendît ce qu’il lui devait (30)». Les autres serviteurs « ses compagnons voyant ce qui se passait, en furent extrêmement fâchés, et vinrent avertir de tout leur commun maître(31)». Si une action si noire offensa les hommes, et leur parut insupportable, jugez ce qu’elle put paraître à Dieu ; et si les serviteurs en témoignèrent une si grande compassion, jugez de ce qu’en put ressentir leur maître. « C’est pourquoi l’ayant fait venir, il lui dit : Méchant serviteur, je vous avais remis tout ce que vous me deviez parce que vous m’en aviez prié (32). Ne tallait-il donc pas que vous, eussiez aussi pitié de votre compagnon, comme j’avais eu pitié de vous (33) » ? Admirez encore, mes frères, la grande douceur de ce maître. Il agit en juge contre ce serviteur ingrat et il semble qu’il rende raison de son jugement et de la rétractation qu’il fait de son don ; si l’on n’aime mieux dire que ce n’est point lui qui cassa son arrêt de grâce, mais que ce fut ce serviteur qui le révoqua. « Méchant serviteur », lui dit-il, « je vous avais remis tout ce que vous me deviez, parce que vous m’en aviez prié : ne fallait-il donc pas que vous eussiez aussi pitié de votre compagnon comme j’avais eu pitié de vous » ? Si vous aviez quelque peine à remettre cette dette, ne deviez-vous pas considérer la grâce que je venais de vous faire, et ce que vous deviez encore attendre de moi dans la suite ? Si ce commandement vous paraissait sévère, l’espérance de ce que je vous promets aurait dû vous l’adoucir. Vous considérez que votre frère vous a offensé, et vous ne considérez pas combien vous avez vous-même offensé Dieu, et que néanmoins il vous accorde votre grâce, seulement parce que vous l’en avez prié. Si vous avez tant de peine à vous réconcilier avec un homme qui vous a fait tort, combien en auriez-vous plus de souffrir le feu de l’enfer ? Comparez la première peine avec la seconde, et vous trouverez l’une très-légère en voyant le poids insupportable de l’autre. Vous devez dix mille talents à votre maître, et cependant, bien loin de vous traiter avec dureté ; il n’a que de la compassion pour vous, et vous traitez aussitôt après avec une cruauté si barbare celui qui ne vous doit que cent deniers ? N’est-ce donc pas avec raison qu’il vous appelle « méchant serviteur » ?
Écoutez, hommes sans entrailles, hommes cruels ; sachez que ce n’est pas pour les autres, mais pour vous-mêmes, que vous êtes cruels ; ces ressentiments haineux que vous gardez si longtemps, vous les gardez plus encore à votre détriment qu’au détriment de vos frères ; c’est le faisceau de vos propres péchés et non des péchés du prochain que vous formez et liez si laborieusement ; lorsque vous tourmentez les autres, le mal que vous leur faites est passager comme vous-mêmes, et il passera bientôt ; mais dans l’autre vie, Dieu vous punira par des supplices quille finiront jamais. « Son maître, ému de colère, le livra entre les mains des bourreaux jusqu’à ce qu’il payât tout ce qui lui était dû (34) ». Cela veut dire ; mes frères, qu’il le livra à des supplices sans fin, puisqu’il ne devait jamais acquitter sa dette. Après qu’une libéralité si extrême n’a pu toucher cet ingrat, que restait-il autre chose que de faire succéder la sévérité à la douceur ? Et quoique « les dons « et les grâces de Dieu soient », comme dit saint Paul, « sans repentir », et qu’il ne les rétracte jamais, néanmoins la malice a tant de force, qu’elle contraint Dieu de se faire violence à lui-même, et de violer cette loi de sa bonté. Qu’y a-t-il, donc de plus dangereux que le souvenir des injures et le désir de s’en venger, puisqu’il est capable de détruire en nous ce que la grâce de Dieu nous avait donné ? L’Évangile marque qu’il livra ce serviteur aux bourreaux, non pas indifféremment, mais « ému de colère ». Lorsqu’un peu auparavant il avait commandé qu’on le vendît, il n’avait témoigné aucune colère dans ses paroles, qu’il n’accomplit pas non plus ensuite, parce qu’il ne les avait dites que pour donner une ouverture favorable à sa bonté ; mais ce dernier arrêt qu’il donne n’est plus accompagné de douceur comme le premier ; et on n’y voit que colère, que rigueur, que vengeance. Jésus-Christ nous marque ensuite quel est le but de cette parabole, lorsqu’il dit : « C’est ainsi que vous traitera mon Père qui est dans le ciel, si chacun devons ne remet à son frère du fond du cœur les fautes qu’il aura commises contre lui (35) ». Il ne dit pas : C’est ainsi que vous traitera « votre » Père, mais « mon » Père, parce que des âmes si dures et si peu charitables sont indignes d’être appelées les enfants de Dieu. On voit par cette parabole que Jésus-Christ nous commande deux choses : l’une, que nous nous accusions nous-mêmes de nos péchés, et l’autre, que nous pardonnions sincèrement ceux de nos frères. Que si nous sommes fidèles au premier de ces commandements, nous nous acquitterons aisément du second. Car celui qui rappelle dans sa mémoire les dérèglements de sa vie, pardonnera aisément à ses frères, non seulement de bouche, mais « du fond du cœur ».
5. Rendons-nous, mes frères, à ce commandement de Jésus-Christ. Ne nous haïssons pas nous-mêmes, et ne tournons point contre nous-mêmes le fer dont nous croyons percer les autres. Quel mal vous peut faire votre ennemi, qui soit comparable à celui que vous vous faites vous-même, puisque l’aigreur que vous avez contre lui attire sur vous la condamnation de votre juge ? Si vous lui opposez une sagesse et une modération vraiment chrétienne, vous demeurerez invulnérable à ses traits, et vous ferez retomber sur lui le qu’il vous fait. Mais si vous vous abandonnez à l’indignation et à la colère, vous serez blessé non par l’injure qu’il vous a faite, mais parle ressentiment que vous en avez. Ne dites donc point : Il m’a outragé, il m’a déchiré par ses calomnies, il m’a fait souffrir mille maux. Plus vous direz qu’il vous aura fait de mal, plus vous trouverez qu’il vous aura fait de bien ; puisqu’il vous aura donné lieu de vous purifier de vos péchés qui sont les plus grands de tous les maux. Ainsi, plus il vous offensera, plus il vous mettra en état d’obtenir de Dieu qu’il vous pardonne toutes vos offenses.
Car si nous voulons nous servir des avantages que la foi nous donne, nul homme ne nous pourra nuire. Nous tirerons les plus grands avantages pour notre salut, de la fureur même de nos plus grands ennemis. Et qui s’étonnera que la haine des hommes nous soit si utile, puisque la rage même des démons nous est souvent avantageuse, comme on le voit dans l’exemple du saint homme Job ? Que si cet esprit de malice nous sert en nous haïssant, pourquoi craindrez-vous la haine d’un homme ? Considérez combien vous retirez d’avantage d’une injure soufferte humblement et avec douceur. Vous méritez par là : premièrement, que Dieu vous remette vos péchés ; ce que je regarde comme le plus grand de tous les biens. Vous vous exercez en second lieu dans la patience, et dans une vertu mâle et généreuse. En troisième lieu, vous vous fortifiez dans la douceur et dans la charité que vous devez avoir, pour vos frères, puisque celui qui est incapable de se fâcher contre ses ennemis, sera bien moins en état de manquer de charité envers ceux qui l’aiment. De plus, vous travaillez ainsi à déraciner entièrement la colère de votre cœur : ce qui est le plus grand de tous les biens. Car celui qui bannit la colère de son âme en bannira aussi la tristesse, et il se délivrera de tous ces chagrins et de ces vaines inquiétudes, qui sont les tourments ordinaires de la vie. Le cœur doux et incapable de haine, est toujours paisible, et il jouit d’une joie et d’un plaisir qui ne le quittent jamais. Ainsi, en haïssant nos ennemis nous nous punissons nous-mêmes, et en les aimant nous nous aimons.
D’ailleurs, la grâce que Dieu vous fera en vous inspirant cette douceur, vous rendra vénérables à vos ennemis mêmes, quand ce seraient les plus méchants de tous les hommes, quand ce seraient des démons. Et j’ose dire même que si vous persévérez à traiter vos ennemis avec tant de modération, vous n’en aurez plus. Mais le plus grand fruit que vous tirerez de votre douceur, c’est qu’elle attirera sur vous celle de Dieu même. Si vous l’avez offensé, il vous pardonnera vos péchés ; et si vous êtes demeuré dans l’innocence, il purifiera votre vertu, et il vous fera approcher de lui avec plus de confiance. Travaillons donc, mes frères, à n’avoir, jamais de haine contre personne, afin que Dieu nous fasse la grâce de nous aimer, et de nous remettre toutes nos dettes, quand même nous lui serions redevables de dix mille talents.
Mais cet homme, me direz-vous, me hait et me persécute gratuitement. Ayez donc d’autant plus de compassion de lui. Ne le haïssez pas, mais déplorez son malheur, et que son péché soit le sujet non de votre aversion, mais de vos larmes. Sa condition est bien à plaindre, puisqu’il irrite Dieu contre lui et la vôtre est bien heureuse, puisque, si vous souffrez avec douceur, Dieu couronnera votre patience. Souvenez-vous que Jésus-Christ allant mourir sur la croix, se réjouissait de ses souffrances, et versait des larmes pour ceux qui devaient le crucifier. Plus donc nos ennemis nous persécutent, plus nous devons les pleurer ; puisqu’en nous persécutant ils nous comblent de biens, et qu’ils se font mille maux.
Mais il m’a outragé, dites-vous, il m’a frappé devant tout le monde ? Il s’est donc déshonoré devant tout le monde. Il a donc rendu tous les hommes les témoins de sa brutalité et les admirateurs de votre douceur. Il a ouvert leurs bouches pour condamner ses excès, et pour publier votre patience. Mais il a médit de moi en secret ? Quel mal vous peuvent faire ces calomnies, puisque c’est Dieu qui sera votre juge, et non ceux qu’il peut avoir surpris par ses médisances ? Il est bien plus à plaindre que vous, puisqu’outre ses autres péchés, il rendra compte encore de ceux qu’il fait en vous décriant, et qu’il se nuit à lui-même sans comparaison davantage devant Dieu, qu’il ne vous peut nuire devant les hommes.
Que si ces considérations ne vous suffisent pas encore, souvenez-vous que Jésus-Christ étant le Fils de Dieu et la sainteté même, n’a pas laissé d’être décrié devant ceux qu’il aimait le plus, et par les hommes et par les démons ; selon ce qu’il témoigne lui-même par ces paroles : « S’ils ont appelé le Père de famille Béelzébub, combien plus appelleront-ils ainsi ses serviteurs ». (Mt. 10,21) Le démon ne l’a pas calomnié seulement, mais il a été cru dans ses calomnies, lorsqu’il l’accusait non de crimes ordinaires, mais d’être « un séducteur et un ennemi de Dieu ».
Que si vous me dites : Cet homme qui m’outrage c’est quelqu’un à qui j’ai rendu mille services, et qui m’a mille obligations. Je vous réponds que c’est ce qui vous doit exciter davantage à le plaindre, puisqu’il est d’autant plus malheureux qu’il est plus ingrat, et que vous devez d’autant plus vous réjouir que vous êtes devenu semblable à Dieu, « qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants ». Si vous dites que Dieu est trop élevé pour que vous puissiez prétendre de l’imiter, quoiqu’il soit vrai que sa grâce nous en ait rendus capables, imitez au moins les hommes qui ont été ses serviteurs comme vous l’êtes. Imitez Joseph qui paya les ingratitudes de ses frères d’une infinité de biens. Imitez Moïse qui pria pour un peuple rebelle qui lui faisait toujours la guerre. Imitez saint Paul qui, après avoir été persécuté cruellement par les Juifs, souhaita d’être anathème pour eux. Imitez le bienheureux martyr Étienne, qui, lors même qu’on le lapidait, priait Dieu pour ses bourreaux. Que ces grands exemples nous fassent éteindre la colère dans nos cœurs, afin de mériter que Dieu nous pardonne nos péchés, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui avec le Père et le Saint-Esprit est la gloire, l’honneur et l’empire, maintenant et toujours, et dans les siècles dès siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXII modifier


« JÉSUS AYANT ACHEVÉ CES DISCOURS, PARTIT DE GALILÉE, ET VINT DANS LES TERRES DE JUDÉE LE LONG DU JOURDAIN ». (CHAP. 19,1, JUSQU’AU VERSET 14)

ANALYSE. modifier

  • 1. Les Pharisiens viennent faire à Jésus-Christ une question captieuse et s’en retournent confus.
  • 2. Loi chrétienne touchant le mariage ; c’est la loi primordiale ; la loi mosaïque sur cette matière n’était qu’une loi temporaire et de condescendance.
  • 3. Jésus-Christ exhorte indirectement à l’état de virginité. – Réfutation des manichéens et des fatalistes.
  • 4 et 5. Qu’il faut une grâce spéciale très-grande pour suivre l’état de virginité. – Que l’humilité nous doit rendre semblables aux petits enfants. – Qu’on voit par l’exemple de Saül et de David que l’orgueil abaisse les hommes et que l’humilité les relève.— Que les ambitieux sont des esclaves à vendre, qui sont capables ides plus grandes lâchetés.


1. Obligé fréquemment de s’éloigner de la Judée par la jalousie de ses ennemis, Jésus-Christ y revient maintenant, parce que le temps de sa passion approche. Il ne va pas encore néanmoins dans la ville de Jérusalem ; mais « il vient dans la terre de Judée, le long du Jourdain ». Il se contente de se tenir sur les frontières de la Judée. « Et de grandes troupes le suivirent, et il les guérit (2) ». Il ne s’arrêtait pas à prêcher toujours, ou à faire toujours des guérisons miraculeuses. Il mêlait les instructions avec les miracles, et il passait de l’un à l’autre, guérissant après avoir parlé, et parlant après avoir guéri les malades. Ainsi il procurait, en diverses manières, le salut de ceux qui s’attachaient à lui et qui le suivaient. Il autorisait sa doctrine par l’éclat de ses miracles, il rendait ses miracles plus utiles par la sainteté de ses instructions, et il se servait de cette double grâce pour attirer les hommes à la connaissance de Dieu. Mais, remarquez avec moi, mes frères, que les Évangélistes disent en un mot, et comme en passant, que des peuples entiers venaient à Jésus-Christ pour être guéris, sans nommer personne en particulier, pour nous apprendre à fuir la vanité dans nos actions les plus éclatantes. Jésus-Christ guérissait ceux-ci, afin que leur guérison servît et à ceux qu’il guérissait et à plusieurs autres encore. Car cette puissance souveraine, par laquelle il chassait les maladies, faisait connaître à plusieurs, mais non pas aux pharisiens. Ils en devenaient au contraire plus furieux. Leur envie augmente à proportion qu’il fait de plus grandes choses, et ils s’approchent de lui pour le tenter. Comme ils ne pouvaient rien blâmer dans tout ce qu’ils lui voyaient faire, ils tâchent de le surprendre en hit proposant des questions pleines de malice et d’artifice.
« Alors les pharisiens vinrent à lui pour le tenter, et ils lui dirent : Est-il permis à un homme de quitter sa femme pour quelque cause que ce soit (3) » ? Qui ne serait surpris de l’insolence de ces hommes, qui croient pouvoir fermer la bouche à Jésus-Christ par leurs demandes, après tant d’expériences qu’ils avaient de sa vertu et de sa sagesse infinie ? Tout ce qu’il leur avait répondu quand ils l’accusaient de violer le sabbat ; quand ils l’appelaient blasphémateur ; quand ils disaient qu’il était possédé ; quand ils reprenaient ses disciples de presser des grains de froment entre leurs mains en passant par des blés ; ou de se mettre à table sans laver leurs mains ; tout ce qu’il leur avait dit en tant d’autres rencontres, s’était effacé de leurs esprits, et ils ne se souvenaient plus qu’il les avait réduits au silence, et contraints de se retirer couverts de confusion et de honte. Ils ne peuvent encore cesser de le tenter et de lui tendre des pièges.
C’est là, mes frères, le génie de la malice et de l’envie. C’est une passion impudente audacieuse. Elle ne se rebute jamais. Après avoir été cent fois repoussée, elle revient et elle nous attaque tout de nouveau. Mais remarquez, je vous prie, avec quel artifice ils font cette question à Jésus-Christ. Ils ne lui disent point : Vous nous avez déjà commandé de ne point répudier nos femmes, ce qu’il avait fait dans le sermon sur la montagne. Ils ne le font point souvenir de cette défense, afin de le surprendre plus adroitement, et de l’envelopper dans une contradiction manifeste. Ils ne lui disent point : Vous nous avez ordonné telle et telle chose, mais, dissimulant qu’il leur eût jamais parlé sur ce sujet, ils demandent avec une grande apparence de simplicité, s’il était permis de répudier sa femme, croyant qu’il aurait oublié ce qu’il leur avait dit autrefois. Ils se tenaient prêts, s’il eût dit que cela était permis, à le réfuter par lui-même et à lui objecter la défense qu’il en avait faite, ou, s’il demeurait dans le même sentiment, de le décrier comme contraire a Moise.
Que fait donc Jésus-Christ ? Il ne leur dit point : « Hypocrites, pourquoi me tentez-vous » ? quoiqu’il leur fit ce reproche ailleurs, mais il l’évite ici, afin de leur faire voir une souveraine humilité dans une souveraine puissance. Il observait en ces occasions de ne pas demeurer toujours dans le silence, de peur qu’ils ne s’imaginassent qu’il ne connaissait pas leurs mauvais desseins ; et il ne le reprenait pas non plus toujours, pour nous apprendre à souffrir avec douceur toute la malignité de nos adversaires. Que leur répond-il donc ? « N’avez-vous point lu que celui qui fit l’homme au commencement, les fit mâle et femelle (4) ; et qu’il dit : pour cette raison, l’homme abandonnera son père et sa mère, et il demeurera attaché à sa femme, et ils ne feront tous deux qu’une seule chair (5). Ainsi ils ne sont plus deux, mais une seule chair. Que l’homme donc ne sépare pas ce que Dieu a joint (6) ». Considérez, mes frères, la sagesse du Sauveur. Lorsqu’on l’interroge si le divorce était permis, il ne répond pas d’abord que non, pour ne leur pas donner lieu de se récrier tout d’un coup, et d’exciter centre lui du bruit et du tumulte. Il prévient sa réponse par l’autorité de l’Écriture et montre que sa loi était conforme à celle que Dieu son Père avait établie dès le commencement du monde ; et que ce n’était pas pour contredire Moïse qu’il enseignait ces choses. Et remarquez qu’il n’autorise pas seulement cette vérité par la création de l’homme et de la femme, mais encore par le commandement de Dieu même. Car il ne dit pas seulement Dieu n’a fait qu’un seul homme et qu’une seule femme ; mais encore il a commandé qu’un homme n’épousât qu’une seule femme. S’il eût voulu qu’un homme eût plusieurs femmes, après avoir fait l’homme, il ne se fût pas contenté de ne lui faire qu’une femme, mais il en eût créé plusieurs. Ainsi Dieu autrefois a montré clairement, par la création de l’homme et par la loi qu’il lui donna d’abord, qu’on ne doit avoir qu’une femme, et que l’union du mariage ne doit jamais être rompue. « Celui qui fit l’homme au commencement, les fit mâle et femelle » ; c’est-à-dire, qu’ils sortirent d’un même principe, et qu’ils se réunirent dans un même corps. « Car ils ne feront tous deux qu’une seule chair ».
Il frappe ensuite de terreur ceux qui oseraient blâmer ou contredire cette loi, et il l’affermit davantage en ne disant pas simplement : ne rompez donc pas le mariage ; ne séparez donc pas cette union, mais, que l’homme « donc ne sépare pas ce que Dieu a joint ». Que si vous m’objectez l’autorité de Moïse, je vous allègue celle du Maître de Moïse ; et je m’établis sur une autorité plus puissante et plus ancienne que la vôtre. Car « Dieu créa au commencement un homme et une femme ». Quoiqu’il semble donc que je sois maintenant l’auteur de cette loi, vous voyez combien elle est ancienne, et qu’elle a été très religieusement établie dès le commencement du monde. Car Dieu, ne s’est pas contenté de dire qu’un homme prendra une femme mais « qu’il abandonnera son père et sa mère », non pour s’unir simplement avec sa femme, mais pour s’y attacher d’un lien si étroit « qu’ils ne fassent plus tous deux qu’une seule chair ».
2. Après qu’il a ainsi proposé la première et la plus ancienne loi, fondée dans la nature même, dans les paroles et dans la conduite du Créateur, il interprète avec autorité la loi de Moïse, en établissant la sienne : « Ils ne sont plus deux », dit-il, « mais une seule chair ». Comme donc c’est un crime que de diviser en même corps : c’en est un de même de diviser le mari d’avec la femme. Et sans s’en tenir là, il autorise encore ce qu’il a dit par le respect et la crainte qu’on doit à l’ordre de Dieu : « Que l’homme », dit-il, « ne sépare pas ce que Dieu a joint » : montrant que le divorce était, également contre la loi de Dieu et contre celle de la nature ; contre l’ordre de la nature, parce qu’il séparait une même chair ; et contre l’ordre de Dieu, parce qu’après que Dieu a commandé à l’homme de ne point séparer ce qu’il avait joint, vous n’avez pas laissé de le séparer.
Après des paroles si sages, les Juifs ne devaient-ils pas garder le silence et admirer cette réponse ? Ne devaient-ils pas être frappés d’étonnement en voyant une si grande uniformité de doctrine entre Jésus-Christ et son Père ? Cependant ils sont bien éloignés d’une modération si équitable. Ils entreprennent au contraire d’attaquer le Sauveur d’une autre manière. Ils lui disent : « Pourquoi donc Moïse a-t-il ordonné qu’un homme pût renvoyer sa femme en lui donnant un écrit par lequel il déclare qu’il l’a répudiée (7) » ? Quoique Jésus-Christ pût faire plus raisonnablement cette objection aux Juifs, que les Juifs ne la lui faisaient à lui-même, il ne refuse pas néanmoins de leur répondre ; et sans leur dire que cela ne le regardait point, et qu’il n’était point responsable de ce qu’avait ordonné Moïse, il veut bien satisfaire à leur demande. S’il avait été ennemi de l’ancien Testament, comme le disent quelques hérétiques, il ne se serait pas ainsi mis en peine de justifier Moïse il n’aurait pas entrepris d’autoriser tout ce qui s’était fait dans ces premiers temps ; et il n’aurait pas tant affecté de faire voir que tout ce qu’il enseignait avait un rapport et une union parfaite avec la loi de Moïse. Mais pourquoi les pharisiens choisissent-ils ce qui concerne le mariage pour opposer Moïse à Jésus-Christ, au lieu de choisir les observances si nombreuses instituées par Moïse touchant les viandes et les sabbats ? – C’est parce qu’ils voulaient exciter contre Jésus-Christ tous les hommes. Car pour les Juifs le divorce était une chose indifférente ; ils en usaient sans scrupule. Aussi, de tous les commandements promulgués par Jésus-Christ dans le sermon sur la montagne, c’est celui-ci qu’ils choisissent de préférence pour lui tendre un piège. Mais la sagesse infinie du Sauveur sait bien trouver le moyen d’excuser Moïse.
« Moïse vous a permis de quitter vos femmes, à cause de la dureté de votre cœur (8) ». Il ne veut laisser aucun sujet d’accuser Moïse. Comme ce prophète avait établi cette loi par l’ordre de Dieu, Jésus-Christ le justifie, et il fait retomber sur les Juifs mêmes la nécessité inévitable où Moïse était de la publier. C’est une conduite dont il use presque partout. Lorsque les pharisiens accusaient ses disciples d’arracher des épis de blé, il montre à ses accusateurs si sévères que si ses disciples étaient coupables, ils l’étaient aussi eux-mêmes. Quand ces mêmes ennemis les blâmaient de ne point laver leurs mains en se mettant à table, et de violer ainsi la loi, il leur fait voir que c’était au contraire eux-mêmes qui la violaient. Il fait la même chose dans l’accusation du violemment du sabbat. C’est ce qu’il fait encore ici et presque dans toutes les rencontres semblables. Mais comme ce qu’il venait de dire pouvait paraître un peu fort, et donner lieu à ces hommes d’accuser le Sauveur de les traiter avec trop de dureté, il reprend aussitôt son premier discours de l’ancienne loi de Dieu.
« Il n’en a pas été ainsi dès le commencement (8) ». C’est-à-dire, Dieu vous a donné une loi toute contraire par l’état même dans lequel il a créé l’homme. Il semble qu’il prévienne cette objection qu’ils lui pouvaient faire. D’où savez-vous que « Moïse n’a fait cette loi qu’à cause de la dureté de notre cœur » ? Il veut encore une fois les réduire au silence sur ce point. Car si cette loi de Moïse eût été la plus considérable et la plus naturelle, Dieu n’en aurait pas établi dès le commencement du monde une autre qui lui est tout opposée. Il n’aurait pas créé l’homme avec une seule femme, et il n’aurait pas dit, qu’ils ne seraient tous deux qu’une seule chair ».
« Aussi je vous déclare que quiconque quitte sa femme, si ce n’est en cas d’adultère, et en épouse une autre, commet l’adultère ; et que celui qui épouse celle qu’un autre a quittée, commet l’adultère (9) ». Après les avoir ainsi confondus, il leur parle ensuite avec plus d’autorité. Il avait déjà gardé la même conduite, en parlant du discernement des viandes et de la violation du sabbat. Car, après avoir réfuté toutes leurs raisons sur le discernement des viandes, il appelle enfin ses disciples, et leur dit : « Ce n’est pas ce qui entre dans l’homme qui le rend impur ». (Mt. 15) Après avoir parlé sur le violemment du sabbat, il conclut ensuite : « Il est donc permis de faire du bien le jour du sabbat ».
Ainsi il garde partout la même conduite. Mais comme nous avons vu alors qu’après qu’il eut ainsi renvoyé les Juifs tout confus, les apôtres tout troublés vinrent avec saint Pierre dire à leur Maître : « Expliquez-nous cette parabole », ils viennent encore de même ici dans le même trouble lui dire : « Si la condition d’un homme est telle a l’égard de sa femme, il n’est pas avantageux de se marier (10) ». Ils regardaient comme un joug insupportable une loi qui les obligeait de retenir une femme quelque fâcheuse qu’elle fût, et de garder dans leur maison un esprit inquiet et violent, comme un serpent qui nous ronge les entrailles.
3. Et jour faire voir que ce trouble les avait étrangement frappés, saint Marc dit clairement qu’ils vinrent trouver Jésus-Christ « en particulier », et lui dirent : « Si la condition d’un homme est telle à l’égard de sa femme (Mc. 10,10) » ; c’est-à-dire, s’ils sont liés de telle sorte qu’ils deviennent une même chair, et que quand le mari aurait de très-justes sujets de répudier sa femme, il ne le pourrait faire sans péché, « il ne lui est pas avantageux de se marier », il lui est plus aisé de combattre contre lui-même et contre la concupiscence de la nature que de souffrir l’importunité d’une femme de mauvaise humeur. Jésus-Christ ne leur dit point que cette conséquence était vraie, de peur qu’ils ne crussent qu’il leur proposait 1e célibat comme une loi et un précepte, mais il dit seulement : « Tout le monde n’est pas capable de cela, mais ceux-là seulement qui en ont reçu le don (11) » ; relevant ainsi le célibat, et montrant que c’était une grande chose ; afin que les louanges qu’il lui donnait y attirassent à l’avenir ses disciples. Mais considérez ici une contrariété apparente qui se trouve entre les paroles de Jésus-Christ et celles des apôtres. Jésus-Christ dit que c’est une grande chose que le célibat, et un don qui n’est pas commun, et les apôtres au contraire le regardent comme une chose facile, en disant qu’il valait mieux le garder que de s’exposer à demeurer toute sa vie avec une femme de mauvaise humeur. C’est sans doute par une grande sagesse de Dieu qu’on peut remarquer dans l’Évangile cette diversité de sentiments : Jésus-Christ dit d’une part que c’est une grande chose de ne point se marier, afin de rendre plus vigilants et plus courageux ceux qui voudraient aspirer à cet état ; et les apôtres disent que le célibat est plus à souhaiter que le mariage, afin d’inviter par cette facilité à embrasser une profession si sainte.
Comme plusieurs n’auraient pu souffrir qu’on les exhortât à demeurer toujours vierges, le Fils de Dieu se contente de proposer la loi indispensable de ne point rompre les mariages, afin que cette nécessité seule déterminât à une virginité perpétuelle ceux sur qui l’amour de cette vertu n’aurait pas eu assez vie force. Mais pour montrer ensuite la facilité de cet état, Jésus-Christ ajoute : « Il y a des eunuques qui sont nés tels dès le ventre de leur mère ; il y en a que les hommes ont rendus eunuques ; et il y en a qui se sont faits eunuques eux-mêmes pour gagner le royaume des cieux (12) ». Tout ce discours tend secrètement à porter les hommes à choisir l’état du célibat, par la facilité qu’il leur y fait voir. C’est comme s’il leur disait :
Représentez-vous, ou que la nature même vous a obligés de le garder, comme elle y oblige quelques-uns, et qu’elle vous a mis dans l’impuissance de vous marier ; ou que la violence des hommes vous a réduits dans cette nécessité. Que feriez-vous alors en ces états où vous seriez privés du mariage, sans en pouvoir espérer de récompense ? Rendez donc grâces à Dieu de ce que vous pouvez être si glorieusement récompensés d’un état dont les autres ne doivent attendre aucun avantage, et qui vous doit être même beaucoup plus aisé et plus doux qu’à eux : puisque, outre la récompense que vous attendez, vous avez la joie de faire en cela une action sainte, et que vous n’êtes pas si exposés aux tentations que le sont les autres. Car ce n’est pas tant la disposition du corps que celle de l’esprit qui nous préserve de ce mal ; ou plutôt c’est l’esprit seul qui se rend maître du corps. C’est donc pour cette raison que Jésus-Christ propose ici ces « eunuques » par nécessité ; il les compare avec ceux « qui se sont faits eunuques pour le ciel », afin que l’état de ceux-ci paraisse beaucoup plus doux que celui des autres ; et, s’il n’avait eu cette fin ; il n’aurait point du tout parlé des premiers.
Quand il dit « qu’il y en a qui se sont faits eunuques eux-mêmes, il ne parle point du corps mais de l’esprit, et du retranchement de toutes les pensées et de tous les désirs déréglés ; car il est certain d’ailleurs que ce1ui « qui se ferait eunuque » par violence, serait maudit de Dieu. C’est ce qui fait dire à saint Paul : « Plût à Dieu que ceux qui vous troublent fussent retranchés ». Et c’est avec raison que ce saint, apôtre parle ainsi, puisque ceux qui se mutileraient feraient sur eux-mêmes une action de meurtriers et d’homicides ; qu’ils appuieraient l’insolence de ceux qui osent accuser l’ouvrage et la sagesse de Dieu dans ses créatures ; qu’ils donneraient des armes à l’impiété des manichéens ; et qu’ils s’uniraient de sentiment avec les païens qui se traitent de la sorte.
Car il est certain qu’il n’y a que le démon qui puisse être l’auteur de cette cruauté et de cette violence, lui qui dès le commencement du monde s’est élevé contre l’ouvrage de Dieu, et qui a voulu déshonorer la plus parfaite de ses créatures, afin que portant les hommes à attribuer toutes leurs vertus, non à la grâce, mais à la nature et à la disposition du corps, ils s’abandonnassent ensuite à toute sorte de dérèglements, comme s’ils n’en devaient rendre à Dieu aucun compte. Ainsi il a blessé l’homme tout ensemble et dans le corps et dans l’esprit : dans le corps, en le traitant d’une manière cruelle et honteuse ; et dans l’esprit, en lui persuadant faussement qu’il n’était pas libre pour faire le bien. Il s’est servi encore de ces principes si faux pour introduire dans le monde l’erreur pernicieuse d’une nécessité fatale et inévitable, tâchant en toutes manières de détruire la liberté que Dieu a donnée à l’homme, de lui persuader que le mal était une chose naturelle et nécessaire, et de le faire tomber d’une manière secrète et imperceptible en beaucoup d’autres opinions impies et très-dangereuses, qui naissent de ces premières comme de leur source. Car c’est ainsi que la malice du démon est ingénieuse pour couvrir le poison dont il tue les âmes.
C’est pourquoi je vous conjure, mes frères, de n’avoir aucune part à ce désordre. Car, outre ce que j’ai déjà dit, on peut ajouter encore que ce n’est point là, un remède contre le dérèglement de la nature, mais qu’il l’irrite au contraire encore davantage. On n’apaise point ces tempêtes par une cruauté qu’on exerce sur le corps. Quelques-uns disent que l’origine naturelle de ce mal est dans le cerveau et dans l’imagination, d’autres « dans les reins », dont l’Écriture parle souvent. Mais pour moi je crois que le dérèglement de l’esprit, et la négligence d’une vie molle et relâchée, en est le principe et la source véritable. Car lorsque l’esprit est réglé et soumis à Dieu, il est comme dans un port qui le défend de tous ces flots et de toutes ces agitations de la nature.
Après donc que Jésus-Christ a parlé de ces eunuques, qui le seraient en vain naturellement s’ils né réglaient en même temps tous les mouvements de leurs âmes ; et de ces autres qui se réduisent à cet état pour gagner le royaume des cieux, il ajoute : « Qui peut comprendre ceci le comprenne (12) ». Il dit ces paroles pour animer les hommes encore davantage à la recherche de cette vertu, en leur représentant combien elle est élevée, et en ne les y obligeant point comme à une loi qu’il leur impose. C’est donc par une grande miséricorde qu’il nous parle de la sorte, et qu’il montre en même temps que ce qu’il propose est possible, afin de nous donner encore plus d’envie et plus d’ardeur pour cette vertu.
4. Vous me direz peut-être : Si le célibat, la virginité vient de notre choix et de notre volonté, comment Jésus-Christ a-t-il dit auparavant : « Tout le monde n’est pas capable de cela, mais ceux-là seulement qui en ont reçu le don » ? Je vous réponds que Jésus-Christ parle de la sorte pour vous montrer que cette vertu a besoin d’un grand combat ; mais non pour nous faire croire qu’elle se donne comme par le sort et par une nécessité involontaire. Dieu fait ce don à l’âme qui en a la volonté. Jésus-Christ nous enseigne donc par ces paroles, que celui qui entreprend ce combat, a besoin d’une grande grâce de Dieu, qui lui sera toujours donnée d’en haut, lorsqu’il en aura un désir et une volonté sincère.
Toutes les fois que Jésus-Christ parle de quelque grande vertu, il parle aussi du don de Dieu, comme lorsqu’il disait à ses apôtres : « Il vous a été donné de connaître les mystères du royaume des cieux ». Et il est facile de voir en cet endroit que « le don » du ciel n’exclut nullement notre volonté. Car si la virginité était un pur « don » de Dieu, auquel les hommes ne contribuassent en rien de leur part, ce serait en vain que Jésus-Christ leur promettrait le royaume du ciel pour leur récompense et qu’il les distinguerait ainsi de ces autres « eunuques » qui ne le sont que par une nécessité involontaire. Mais considérez, je vous prie, comment des mêmes choses les uns tirent le bien, et les autres le mal. Les Juifs proposent un doute à Jésus-Christ. Il leur répond d’une manière toute pleine d’instruction et de sagesse, et néanmoins ils n’en profitent point, parce qu’ils lui avaient fait cette demande son pour s’instruire, mais pour le tenter. Les apôtres au contraire prennent sujet de la réponse qu’il fait aux Juifs pour s’instruire très utilement. « Alors on lui présenta de petits enfants afin qu’il leur imposât les mains et qu’il priât pour eux. Et comme ses disciples les repoussaient avec des paroles rudes (13), Jésus leur dit : Laissez venir à moi les petits enfants, et ne les empêchez point, parce que le royaume des cieux est pour ceux qui leur ressemblent (14). Et leur ayant imposé les mains, il partit de là (15) ». Pourquoi les disciples repoussaient-ils ainsi ces enfants, sinon pour rendre plus de respect à leur Maître ? Mais Jésus prend ces enfants et leur impose les mains ; apprenant ainsi à ses apôtres à fouler aux pieds la gloire du monde et à être humbles et petits comme des enfants, parce « que le royaume des cieux sera pour ceux qui leur ressemblent » ; ce qu’il avait déjà dit en un autre endroit de l’Évangile. C’est pourquoi, mes frères, si nous désirons être les héritiers du royaume des cieux, tâchons de devenir comme de petits enfants, et appliquons-nous de tout notre cœur à nous affermir dans l’humilité, Être sage et en même temps être simple et sans déguisement, c’est le plus haut comble de la sagesse, c’est une imitation de la vie des anges. L’âme d’un petit enfant est pure et libre de toutes les passions.
Il ne se souvient point du mal qu’on lui a fait, il ne désire point de s’en venger, il est prêt à caresser ceux qui viennent de lui faire outrage. Plus sa mère le châtie, plus il la recherche et il la préfère à tout. Quand il verrait une reine parée de tout ce qu’elle aurait de plus magnifique et de plus superbe, il ne la préférerait pas à sa mère, quoiqu’elle ne fût couverte que de haillons. Car il ne discerne, point ceux de sa famille d’avec les étrangers par la pauvreté ou par les richesses, mais seulement par l’amitié qu’ils ont pour lui et qu’il a pour eux. Il ne prend de nourriture qu’autant qu’il lui est nécessaire ; et lorsque la nature est contente il quitte la mamelle. Il ne s’afflige point comme nous pour des sujets frivoles, comme pour avoir perdu de l’argent. Il ne se réjouit point aussi pour toutes ces choses qui sont des objets de notre ambition et de notre orgueil, et la beauté du corps ne peut faire sur lui la moindre impression qui blesse son innocence. C’est donc avec grande raison que Jésus-Christ dit : Que le royaume du, ciel est pour ceux qui ressemblent aux enfants, pour nous exhorter à faire par vertu ce qu’ils font par le mouvement de la nature. Les pharisiens faisaient paraître partout un esprit double et corrompu : Jésus-Christ, au contraire, porte toujours ses disciples à être simples et, humbles ; et par les instructions mêmes qu’il leur donne, il marque obscurément combien il condamne la malice et l’insolence des autres. Car rien n’élève tant les hommes que de se voir dans le premier rang, et dans ces avantages que donnent les dignités. Comme donc les apôtres allaient être respectés par toute, la terre, Jésus-Christ par avance leur prépare le cœur et l’esprit, afin qu’ils ne se laissent point aller à cette faiblesse qui nous est si naturelle ; qu’ils ne désirent point que les peuples les honorent, et qu’ils ne fassent rien par ostentation et par vaine gloire.
Ces désirs d’honneur paraissent souvent un défaut léger, et ils sont néanmoins la source des plus grands maux. Ainsi les pharisiens, pour avoir aimé à être salués, à être honorés, à être toujours au premier rang, sont montés comme par degrés jusques au comble de la malice. Car, après avoir nourri longtemps leur vanité par ces déférences recherchées, ils ont conçu une passion si ardente ou plutôt si furieuse pour la vaine gloire, qu’ils n’ont point voulu reconnaître le Sauveur, et qu’ils sont tombés de l’orgueil dans l’impiété. C’est pourquoi nous voyons que, s’approchant ici de Jésus-Christ seulement pour le tenter, et par un esprit superbe et envieux, ils s’en retournent confus, et ils n’attirent sur eux que sa malédiction et sa haine ; et que ces petits enfants, au contraire, qui étaient incapables de ces passions, sont favorisés et bénis de Jésus-Christ.
Imitons ces âmes innocentes, mes chers frères. Devenons comme des petits enfants, sans orgueil, sans déguisement et sans malice. La simplicité est la porte du ciel. Il n’y en a point d’autre par où nous y puissions entrer. La malignité, au contraire, et la fourberie nous précipitent dans l’enfer, et dès ce monde dans une infinité de maux. « Si vous êtes méchant », dit l’Écriture, « vous le serez pour vous-même ; si vous êtes bon, vous le serez et pour vous et pour votre prochain ». (Prov. 9,12)
Les exemples des siècles passés nous confirment cette vérité. Y eut-il jamais une malignité pareille à celle de Saül ; ou une plus grande simplicité que celle de David ? Cependant qui des deux fut le plus puissant ? David eut entre ses mains la vie de Saül par deux différentes fois, et il le laissa aller. Il le tenait comme dans une prison dans cette grotte, où il s’était mis entre ses mains sans y penser. Ses gens le pressaient de tuer le prince, qui l’avait traité de la manière du monde la plus injuste, et néanmoins il lui pardonna. Cependant Saül persécutait David avec une armée, et David avec une petite troupe de gens fuyait devant lui, errant par les déserts les plus reculés, et se cachant tantôt dans un lieu et tantôt dans un autre ; et néanmoins ce fugitif si abandonné l’emporta sur un roi si puissant, parce qu’il avait de son côté l’innocence et la justice, et que l’autre n’était animé que de fureur et d’envie.
Car ne fallait-il pas que Saül fût tout ensemble le plus injuste et le plus insensé de tous les hommes, de persécuter avec cette barbarie un homme si rare qui commandait sous lui ses armées, qui battait toujours ses ennemis, et qui, après avoir gagné des batailles, lui donnait tout l’honneur de la victoire ; ne se réservant que les périls et la gloire de le servir ? Mais c’est là proprement l’esprit de l’envie. Celui qui en est possédé devient l’ennemi de lui-même : Il se tend des pièges, il se ronge les entrailles, il s’enveloppe dans une infinité de malheurs. Tant que David demeura auprès de Saül ; ce misérable prince ne se vit jamais réduit à faire cette plainte qu’il a faite depuis : « Je suis percé de douleur ; je suis accablé d’ennuis. Les étrangers s’élèvent contre moi de tous côtés, et le Seigneur m’abandonne ». (2Sa. 28,15) Tant que David demeura auprès de lui, il fut craint dans la guerre et il fut, heureux, parce que la valeur du général de ses armées était la gloire de ses armes et de sa personne.
5. Car David n’eut jamais la moindre pensée d’usurper sa couronne, et de se mettre en sa place. Au contraire, il s’exposait pour lui dans toutes les occasions, comme un serviteur très affectionné et très-fidèle. Et il est aisé de juger de la disposition où il était alors par ce que nous voyons qu’il fit depuis. Car tant qu’il demeura dans les troupes de Saül, on peut dire qu’il ne lui était pas possible de rien faire contre lui. Mais après que Saül l’eut chassé de ses États, qui l’eût empêché, s’il avait eu de mauvais desseins, de soulever le peuple contre lui, et de lui faire la guerre ? D’où vient qu’il ne pensa pas alors à se défaire d’un ennemi qui l’avait voulu perdre tant de fois, à qui il n’avait jamais donné le moindre sujet de se plaindre de lui, et qu’il avait toujours servi avec une fidélité inviolable ? Il était très-persuadé que tant que Saül vivrait, il ne serait jamais en repos ni en sûreté ; qu’il serait toujours obligé d’être errant et vagabond et de craindre toujours pour sauver sa vie. Cependant toutes ces considérations ne peuvent le faire résoudre à tremper ses mains dans le sang de Saül. Lorsqu’il le voit seul, qu’il est maître de sa vie, qu’il le trouve assoupi avec tous ses gens d’un profond sommeil, que tous les siens l’exhortent à se venger, et qu’ils tâchent de lui persuader que Dieu lui a présenté cette occasion pour se défaire de son ennemi mortel, il les repousse ; il les réprimande, il les menace, et il sauve la vie à celui qui la lui voulait ôter. Il accuse même les officiers du roi d’avoir eu si peu de soin de veiller auprès de leur maître, comme s’il fût venu pour le garder et non pas pour le combattre.
Y eut-il jamais rien d’égal à cette générosité et à cette douceur de David ? Mais si elle parait grande lorsqu’on la considère en elle-même, elle le paraîtra encore davantage si on la compare avec ce que nous voyons aujourd’hui. Car la vertu des saints paraît encore plus illustre et plus éclatante, lorsque nous la comparons avec l’obscurité et le dérèglement de notre vie. Je vous conjure donc, mes frères, d’imiter un si grand saint. Si vous êtes passionné pour la gloire, et que ce désir vous porte à chercher des moyens de vous venger de votre ennemi, ne voyez-vous pas qu’en vous mettant au-dessus de la vengeance, vous acquerrez beaucoup plus de gloire ? Car, comme la passion des richesses nous empêche souvent de nous enrichir, ainsi le désir d’être honoré est souvent un obstacle pour acquérir de l’honneur. Et je vous supplie, mes frères, de considérer avec moi en particulier, combien ce que je vous dis est véritable.
Car, comme toutes les considérations des biens du ciel et des supplices de l’enfer vous sont indifférentes et vous touchent peu, il faut que anus tâchions de vous exciter au moins par des considérations plus humaines et plus sensibles. Si vous jugez équitablement des choses, ne verrez-vous pas que les hommes qu’on méprise le plus aujourd’hui sont ceux qui témoignent plus de passion pour la gloire, et qu’au contraire on honore davantage ceux qui la méprisent ? Que si le désir de la gloire est un vice, et si le superbe la désire et la recherche, il est clair qu’il est dès lors vicieux et méprisable, et qu’ainsi sa passion pour l’honneur est son déshonneur, Mais les ambitieux s’exposent encore au mépris des hommes en beaucoup d’autres manières. Car cette passion pour la gloire les engage dans mille bassesses et dans des servitudes honteuses ; et ils perdent ainsi ce qu’ils voulaient gagner, comme il arrive souvent aux avares.
Que si ceux qui sont possédés d’une passion brutale, en se rendant esclaves et idolâtres des femmes, n’attirent souvent que leurs insultes et leur mépris, il arrive aussi la même chose aux ambitieux. Plus ils veulent s’élever, plus on les rabaisse, et la gloire les fuit d’autant plus qu’ils la recherchent avec plus d’ardeur.
Car les hommes sont superbes et jaloux naturellement : et lorsqu’ils voient un esprit glorieux qui veut s’élever au-dessus des autres, ils prennent plaisir à le combattre et à rabaisser sa présomption et son insolence. De là vient que les orgueilleux, pour conserver à quelque prix que ce soit cette fausse apparence de gloire, s’abandonnent à toute sorte de lâchetés, de complaisances et de flatteries, et qu’ils se prostituent à tout le monde comme des esclaves qui sont à vendre à quiconque les veut acheter.
Que ces vérités, mes frères, nous fassent renoncer à cette passion détestable, afin qu’elle ne nous attire point une punition sévère dans ce monde et une éternelle dans l’autre. Devenons passionnés pour la vertu qui nous rendra heureux et dans cette vie et dans, l’autre, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXIII modifier


« ET VOILA QU’UN JEUNE HOMME S’APPROCHANT DE JÉSUS LUI DIT : BON MAÎTRE, QUE FAUT-IL QUE JE FASSE POUR ACQUÉRIR LA VIE ÉTERNELLE » ? (CHAP. 19,16, JUSQU’AU VERSET 27)

ANALYSE. modifier

  • 1. L’amour des richesses est la racine de tous les maux.
  • 2. Les riches sont plus cupides que les autres hommes.
  • 3 et 4. Que l’avarice est une source de maux, et pour ce monde et pour l’autre. – Que tous les biens de la terre ne peuvent nous rendre que malheureux, puisqu’ils nous font perdre ceux du ciel. – De la pauvreté de Jésus-Christ et des saints.


1. Quelques-uns blâment ce jeune homme et disent qu’il vient trouver Jésus-Christ avec un esprit double et seulement pour te tenter. Pour moi, je croirais assez qu’il était avare et qu’il était possédé par la passion de l’argent, puisqu’en effet Jésus-Christ nous l’a fait voir ; mais je n’ose dire qu’il agisse ici avec duplicité, parce qu’il est toujours dangereux, principalement en matière de crimes, d’assurer ce qu’on ne sait pas ni ce qui est douteux. Au reste saint Marc a détruit à l’avance cette opinion en disant « qu’il accourut à Jésus-Christ, qu’il fléchit le genou devant lui, et que Jésus-Christ le regardant, l’aima ». (Mc. 10, 17) Mais la tyrannie que les richesses exercent sur les hommes est étrange, mes frères, et cet exemple en est une grande preuve : quelque vertu que nous possédions d’ailleurs, cette seule passion les ruine toutes, et c’est avec grande raison que saint Paul l’appelle « la racine de tous les vices ». (1Tim. 6,10) Mais pourquoi Jésus-Christ répond-il ceci à ce jeune homme ? « Jésus lui répondit : Pourquoi m’appelez-vous bon ? Il n’y a que Dieu seul qui soit bon (17) ». Comme ce jeune homme ne regardait Jésus-Christ que comme un pur homme et comme un des docteurs ordinaires d’entre les Juifs, Jésus voulait aussi lui répondre comme s’il n’eût été en effet qu’un simple homme. C’est ainsi que nous voyons souvent qu’il proportionne ses réponses à la disposition de ceux qui l’interrogent, comme lorsqu’il dit : « Nous adorons ce que nous connaissons ». Et ailleurs : « Si je me rends témoignage à moi-même, mon témoignage n’est pas vrai ». (Jn. 3) Lors donc qu’il dit : « Il n’y a que Dieu seul qui soit bon », il n’entend pas dire qu’il ne soit bon lui-même. Dieu nous garde de cette pensée. Il ne dit point : « Pourquoi m’appelez-vous bon » ? je ne le suis pas, mais « il n’y a que Dieu seul qui soit bon » (Mt. 7,11), c’est-à-dire, il n’y a personne entre les hommes qui soit bon. Ce qu’il ne dit pas néanmoins pour assurer qu’il n’y a personne de bon entre les hommes, mais seulement pour faire voir que la bonté qu’ils ont est bien différente de celle de Dieu. Il dit : « il n’y a que Dieu seul qui soit bon », et non pas : Il n’y a que mon Père seul qui soit bon, pour marquer qu’il ne découvrait pas à ce jeune homme qui il était. C’est ainsi que le Sauveur dit ailleurs : « Quoi que vous soyez mauvais, vous savez bien néanmoins donner de bonnes choses à vos enfants ». Il les appelle « mauvais » aussi bien qu’ici, sans avoir dessein de condamner généralement toute la nature des hommes en elle-même, puisqu’il dit : « Quoique vous soyez mauvais » ; et non pas : quoique tous les hommes soient mauvais ; ne les appelant mauvais qu’en les comparant avec la bonté de Dieu ; comme on le voit par ce qu’il ajoute « A combien plus forte raison votre Père qui est dans le ciel donnera-t-il de vrais biens à ceux qui lui en demandent » ? Vous me demanderez peut-être pourquoi Jésus-Christ parle avec tant de force à ce jeune homme, et quel avantage il voulait qu’il retirât de sa réponse ? Il voulait premièrement l’élever peu à peu jusqu’à la connaissance de Dieu. Il voulait lui apprendre à ne point mêler de flatteries dans ses paroles, et le détacher insensiblement de la terre pour l’attacher à Dieu seul. Il lui persuade de ne désirer que les biens à venir, et de connaître celui qui étant véritablement bon, est l’unique source de tous les biens, afin qu’il lui rende la gloire qui lui est due. C’est ainsi que, lorsqu’il commandait à ses apôtres de n’appeler personne « maître sur la terre (Mt. 23,9) », il voulait leur apprendre à faire quelque discernement de lui d’avec tous les hommes, et à connaître qu’il était l’origine et le principe de toutes choses.
Il faut remarquer, mes frères, que ce jeune homme en venant à Jésus-Christ témoignait une disposition assez extraordinaire en ce temps-là. Tous ceux qui s’approchaient alors du Sauveur y venaient ou pour le tenter, ou pour obtenir de lui la guérison de leurs maladies, ou de quelques-uns de leurs proches. Ce jeune homme au contraire y vient dans un dessein plus louable, et dans le désir seul en apparence d’acquérir la vie éternelle. Il ressemblait à une excellente terre très-fertile en elle-même, mais toute couverte d’épines et de ronces, qui étaient prêtes à étouffer cette semence précieuse que Jésus-Christ y devait répandre il témoigne son obéissance, en disant : « Quel bien faut-il que je fasse pour acquérir la vie éternelle » ? Tant il était préparé pour obéir à tout ce que le Fils de Dieu lui commanderait. S’il se fût adressé à Jésus-Christ avec duplicité de cœur et pour le tenter, l’Évangéliste n’eût pas oublié de le dire, comme il le marque de ce docteur de la loi. Et si l’Évangéliste n’en eût rien dit, Jésus-Christ n’eût pas manqué de le faire, ou en le reprenant, ou en le marquant obscurément, afin qu’il ne s’imaginât pas avoir pu tromper celui à qui il pariait, ce qui eût causé sa perte.
De plus, s’il ne se fût adressé au Sauveur que pour le tenter, la réponse de Jésus-Christ ne lui eût point causé cette profonde tristesse avec laquelle il s’en retourna. Nous ne voyons point dans l’Évangile que les pharisiens se retirent ainsi tristes d’auprès de Jésus-Christ, mais seulement dans la rage et dans la fureur d’avoir été confondus. Celui-ci au contraire s’en retourne tout abattu de tristesse. Ce qui montre assez qu’il n’était pas venu lui parler avec un esprit de déguisement et de feinte ; mais seulement qu’il était faible ; et que d’un côté il désirait sincèrement la vie éternelle mais que de l’autre il était possédé d’une passion très-dangereuse. C’est pourquoi lorsque Jésus-Christ lui eut dit : « Si vous voulez entrer en la vie, gardez les commandements (17) », il lui répond sans artifice et sans le tenter : « Quels commandements » ? Il croyait peut-être que Jésus-Christ lui ferait quelques commandements nouveaux différents du décalogue, pour acquérir en les pratiquant cette vie heureuse qu’il témoignait tant désirer : « Quels commandements ? lui dit-il. Jésus lui dit vous ne tuerez point : vous ne commettrez point d’adultère : vous ne déroberez point : vous ne direz point de faux témoignage (18). Honorez votre père et votre mère, et vous aimerez votre prochain comme vous-même « (19) ». Lorsque Jésus-Christ lui eut marqué ces commandements de la loi, ce jeune homme répondit aussitôt : « J’ai gardé tous ces commandements dès ma jeunesse (20) ». Et sans s’arrêter là, il ajoute aussitôt : « Que me reste-t-il encore à faire » ? marquant par, toutes ces circonstances un désir ardent de posséder la vie éternelle ; mais particulièrement en ce qu’il croyait qu’après avoir accompli les commandements dont Jésus-Christ lui parlait, il lui manquait encore quelque chose pour acquérir ce qu’il souhaitait.
2. Que fait Jésus-Christ ? Comme il ne pouvait refuser de lui dire ce qu’il lui demandait si ardemment, et qu’il prévoyait d’ailleurs que l’avis qu’il lui allait donner lui paraîtrait dur et pénible, il commence par lui en proposer la récompense. « Si vous voulez être parfait » ; lui dit-il, « allez, vendez ce que vous avez, et donnez-le aux pauvres, et vous aurez un trésor dans le ciel : puis venez avec moi et me suivez (21) ». Vous voyez, mes frères, comment Jésus-Christ en proposant le travail n’oublie pas d’y joindre le prix et la couronne. Ce qu’il n’aurait pas fait sans doute si ce jeune homme ne lui eût parlé que pour le tenter. Après lui avoir fait cette proposition, il laisse le tout à sa liberté. Et pour empêcher que le conseil qu’il lui donne ne lui paraisse trop difficile ; il montre la récompense avec le travail en disant : « Si vous voulez être parfait, vendez tout ce que vous avez et le donnez aux pauvres, et vous aurez un trésor dans le ciel ; puis venez avec moi et me suivez ». C’était déjà une grande récompense que la gloire de suivre Jésus-Christ. « Et vous aurez un trésor dans le ciel ». Ce jeune homme estimait beaucoup les richesses de la terre, et Jésus-Christ, en lui conseillant de les quitter, lui montre en même temps qu’il ne lui ôtait rien, et il l’assure qu’il recevrait plus qu’il ne donnerait aux pauvres, et que les richesses qu’il lui destinait seraient élevées au-dessus de celles qu’il devait quitter, autant que le ciel est élevé au-dessus de la terre. Il se sert du mot de « trésor » pour expliquer par ce terme, autant que les paroles humaines en sont capables, que, les biens qu’il lui promettait seraient immenses, stables et incorruptibles. Il ne suffit donc pas de mépriser les richesses. Il faut encore secourir les pauvres. Mais il faut sur toutes choses suivre Jésus-Christ, c’est-à-dire faire exactement tout ce qu’il nous commande, être prêt à tout souffrir, et à mourir même à toute heure. Il dit lui-même : « Si quelqu’un veut venir après-moi, qu’il se renonce lui-même, qu’il porte sa croix et me suive (Luc IX, 23) », parce que c’est beaucoup plus de donner son sang et sa vie que de donner ses biens aux pauvres ; et que c’est par ce renoncement aux biens de la terre qu’on peut se mettre en état d’offrir à Dieu son sang et sa vie. « Ce jeune homme ayant entendu ces paroles, s’en alla tout triste (22) ; » et l’Évangile marque aussitôt que ce n’était pas sans sujet, « parce qu’il avait de grands biens ». Il y a bien de la différence entre l’avarice de ceux qui n’ont que peu de bien ou de ceux qui sont accablés sous le poids de leurs richesses. Ces grands biens rendent encore beaucoup plus avares ceux qui les possèdent. Je vous ai dit cent fois et je ne cesse point de vous le redire, que plus nos richesses s’augmentent, plus nous les aimons ; et que pour ainsi dire plus on est riche, plus on devient pauvre, puisqu’on en désire le bien avec plus de violence, et qu’on s’imagine avoir encore besoin de plus de choses. Considérez donc dans ce jeune homme quel est l’empire et la tyrannie de cette passion. Il s’approche de Jésus-Christ avec grande ardeur. Mais aussitôt que le Fils de Dieu lui a parlé de renoncer à ses richesses, il est si surpris et si étonné de cette parole, qu’il ne lui peut faire la moindre réponse. Il demeure dans un triste silence. Il s’en retourne tout abattu et accablé d’un ennui mortel. Que dit à cela Jésus-Christ, mes frères ? « Je vous le dis en vérité : il est bien difficile qu’un riche entre dans le royaume des cieux (23) » ; marquant par ce mot de « riche », non pas en général celui qui a du bien, mais celui qui en est l’esclave. Que s’il est si difficile que les riches entrent dans le royaume des cieux, que deviendront les avares ? Si c’est assez pour se perdre que de ne pas donner son bien aux pauvres, quel supplice s’attire-t-on lorsque l’on vole le bien des autres ? Mais d’où vient que Jésus-Christ, qui n’avait que des disciples pauvres, et qui ne possédaient rien, ne laisse pas de leur dire « qu’il est difficile qu’un riche entre dans le royaume des cieux » ? C’était pour les exhorter à ne point rougir de leur pauvreté ? Et voulant comme justifier la défense qu’il leur, avait faite de ne rien posséder, après avoir dit d’abord qu’il était difficile qu’un riche entrât dans le ciel, il montre par une comparaison que cela est même impossible. « Un câble passera plus facilement par le chas d’une aiguille, qu’un riche n’entrera dans le royaume des cieux (24) ». Ceci nous fait voir qu’un riche qui use chrétiennement de ses richesses, doit espérer de Dieu une grande récompense. Mais Jésus-Christ montre dans la suite que cela ne peut être que l’ouvrage de Dieu seul, et qu’un riche a besoin d’une grâce très-puissante pour se détacher ainsi de ses richesses. Les disciples furent troublés de cette parole. « Les disciples entendant cette parole en furent fort étonnés, et ils disaient : Qui pourra donc être sauvé (25) » ? « Jésus les regardant leur dit : Cela est impossible aux hommes, mais tout est possible à Dieu (26) » – Pourquoi les apôtres étant aussi pauvres qu’ils étaient, se troublent-ils de ces paroles ? Pourquoi en sont-ils surpris ? C’est sans doute par la compassion qu’ils avaient de la perte de tant de monde, par le zèle qu’ils avaient déjà du salut des hommes, par la tendresse qu’ils ressentaient en voyant le péril qui menaçait toute la terre, et par cet esprit de paix qui commençait déjà à les animer. Cet arrêt que Jésus-Christ venait de prononcer contre ceux qui aimaient les richesses, les faisait trembler pour le monde entier, et cette crainte les saisissait de telle sorte qu’ils eurent besoin que Jésus-Christ les consolât. C’est ce qu’il fait aussitôt lorsqu’il leur dit en les regardant : « Cela est impossible aux hommes, mais tout est possible à Dieu ». Ce regard que l’Évangéliste marque, fut un regard doux et favorable, par lequel Jésus-Christ les consola dans leur tristesse et les rassura dans leur crainte, en dissipant toute l’agitation de leur cœur. Après « ce regard » tout puissant il les relève encore par ces paroles, en leur faisant considérer quelle était la force et la vertu de Dieu et en leur donnant de la confiance par cette vue.
3. Que si vous désirez, nies frères, savoir comment « ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu », je veux bien vous l’expliquer. Car Jésus-Christ n’a point dit cette parole afin qu’elle vous abatte et que vous désespériez de pratiquer cette vertu, comme vous étant impossible, mais afin que, considérant sa grandeur, vous vous y appliquiez avec courage ; que vous invoquiez la grâce de Dieu, afin qu’elle vous soutienne dans un combat si pénible et qu’elle vous fasse acquérir enfin la vie éternelle. Comment donc cela peut-il devenir possible ? Si vous renoncez tous à l’attachement aux biens, si vous méprisez les richesses et si vous foulez aux pieds une passion si basse. Nous voyons assez par la suite que Jésus-Christ ne parle pas de la sorte afin qu’en croyant que Dieu fait tout, vous demeuriez sans rien faire, mais plutôt pour vous exciter à travailler, d’autant plus que ce qu’il vous propose est plus grand et plus difficile. Car saint Pierre lui ayant fait cette demande : « Seigneur, pour nous autres nous avons tout quitté et nous vous avons suivi : quelle récompense donc en recevrons-nous (27) » ? Il lui répond : « Je vous dis en vérité que pour vous qui m’avez suivi, lorsqu’au temps de la renaissance générale le Fils de l’homme sera assis sur le trône de sa gloire, vous serez aussi assis sur douze trônes, et vous jugerez les douze tribus d’Israël (28) ». Après leur avoir dit quelle récompense il leur préparait, il conclut : « Et quiconque abandonnera pour moi sa maison, ou ses frères, ou ses sœurs, ou son père, ou « sa mère, ou sa femme, ou ses enfants, ou ses terres, en recevra cent fois autant, et aura pour héritage la vie éternelle : (29) ». Ainsi nous voyons que Dieu rend possible ce qui paraissait auparavant impossible.
Vous me direz peut-être : comment peut-on quitter ses richesses ? Comment celui qui est possédé de l’amour de l’argent, pourra-t-il se délivrer d’une passion si violente ? Il le pourra s’il commence par retrancher ce qu’il a de superflu. Il se mettra ainsi en-état d’aller plus loin et de pratiquer plus fidèlement ce que Jésus-Christ commande ici. N’entreprenez pas de renoncer tout d’un coup à tout votre bien, si ce renoncement vous paraît trop difficile. Commencez par ce que vous pourrez, et montant ainsi de degré en degré, vous vous’ ferez une échelle sainte qui vous élèvera jusque dans le ciel. Lorsqu’on travaille au contraire à masser toujours de l’argent, on ressemble à ces malades, qui croient pouvoir éteindre leur fièvre en buvant beaucoup, au lieu que cette eau la redouble et l’enflamme davantage. C’est ainsi que les avares, bien loin d’éteindre leur passion en augmentant leurs richesses, l’irritent au contraire de plus en plus. Rien n’est capable de guérir cette soif si violente de l’argent, sinon de retrancher d’abord le désir d’en acquérir de nouveau, comme la fièvre s’éteint, non en buvant, mais plutôt en ne buvant pas.
Mais c’est cela même que vous ne pouvez pas faire, et vous m’en demandez le moyen. Le moyen le plus court est d’être bien persuadé que plus vous satisferez cette soif de l’argent, plus elle s’irritera, que votre avarice croîtra à proportion de votre bien, et qu’aussitôt que vous cesserez de vouloir vous enrichir, vous arrêterez la cause du mal. Ne continuez donc point à désirer d’être riche, de peur que, désirant toujours ce que vous n’aurez jamais, vous ne rendiez votre maladie incurable, et qu’étant possédé de cette passion ou plutôt de cette rage pour l’argent, vous ne deveniez le plus malheureux de tous les hommes. Car, dites-moi, je vous prie, lequel des deux vous paraîtrait plus misérable, ou celui qui désirerait avec ardeur de manger et de boire, sans avoir jamais ce qu’il désire, ou celui qui n’aurait jamais ni faim ni soif ? N’est-il pas visible que ce dernier serait heureux et le premier misérable ? C’est un mal si horrible d’avoir une faim et une soif extrêmes sans les pouvoir apaiser, que Jésus-Christ nous voulant tracer une peinture de l’enfer, nous en donne cette image dans le mauvais riche qui, brûlant de soif, ne pouvait trouver une goutte d’eau.
Celui donc qui commence à mépriser le bien, arrête le cours d’un si grand mal ; mais celui qui veut toujours amasser, l’augmente de plus en plus. Quand il aurait dix mille talents dans ses coffres, il en voudrait encore autant ; et s’il les avait, il en désirerait deux fois davantage. Et son avarice croissant toujours, il souhaiterait de pouvoir changer en or les montagnes, la terre et la mer. Tant il est vrai que cette passion, ou plutôt cette manie, n’a point de bornes, et qu’elle allume dans l’âme une soif qui ne peut jamais s’éteindre. Mais, afin de vous faire mieux comprendre que le désir de la fortune se doit guérir, non en le satisfaisant, mais en l’arrêtant, je vous prie de me dire, s’il vous était venu une passion de voler en l’air comme les oiseaux, comment feriez-vous pour l’étouffer. Si ce serait en vous faisant des ailes pour voler, ou bien en bannissant de vous cette pensée comme ridicule et extravagante ? Vous en useriez sans doute de cette sorte ; puisque c’est l’âme et la raison qu’il faut toujours guérir la première dans ces occasions. Que si vous me dites qu’il est entièrement impossible qu’un homme vole : je vous réponds qu’il est encore bien plus impossible de fixer des bornes à l’avarice. Il serait plus aisé à un homme de voler dans l’air, que de guérir son avarice en augmentant ses richesses. Lorsque nos désirs ne se portent qu’à des choses qui sont faisables, il n’est pas impossible alors de les apaiser en les contentant : mais lorsqu’ils s’attachent à ce qu’il nous est impossible d’obtenir, nous n’aurons jamais de paix, qu’en coupant ce mal par la racine et en le retranchant.
Ainsi, mes frères, ne nous embarrassons point en tant de soins inutiles. Renonçons entièrement à cette passion inquiète de l’argent qui ne nous laisserait jamais en repos. Pensons à un autre monde, où nous trouverons des biens sans inquiétude, qui rendent vraiment heureux, et ne désirons que les trésors qui sont dans le ciel. L’acquisition n’en est point pénible, et la possession est le comble de tous les biens. Ce commerce n’est exposé ni aux pertes ni aux périls. Nous n’avons seulement qu’à veiller sur n6us-mêmes et à mépriser tout ce que nous voyons ici-bas. Car celui qui s’attache aux richesses de la terre et s’en rend esclave, perdra nécessairement celles du ciel.
4. Pensez à ces vérités ; mes’ frères, et bannissez de vous cette passion de l’avarice. Car je fie crois pas que vous osiez dire que si l’amour de l’argent ne donne point la félicité du ciel, il donne au moins celle de la terre. Quand cela serait vrai, ces biens apparents ne seraient-ils pas de très-grands maux ? Mais ils n’ont pas même cette apparence de bien. Ils conduisent par de longs tourments dans ceux de l’enfer, et ils rendent mal-heureux et en ce monde et en l’autre. Car l’avarice est la source de tous les maux. Elle ruine les familles ; elle remplit le monde de divisions et de guerres ; et elle porte les hommes jusqu’à se tuer eux-mêmes. Mais avant que de les jeter dans ces dernières extrémités, elle perd insensiblement les âmes et les jette dans un honteux abaissement. Elle étouffe toute la générosité qui leur est naturelle, et elle rend ceux qu’elle possède timides, lâches, fourbes, menteurs, voleurs, médisants et esclaves de tous les vices.
Mais peut-être que vous voyant extrêmement riche, vous vous laissez éblouir par cet éclat de l’or, par cette magnificence de bâtiments, par ce grand nombre d’officiers et de domestiques, par cette déférence que tout le monde vous rend, et par cet empressement que tous les hommes ont de vous voir. Quel est donc le remède que nous pouvons apporter à une plaie si profonde ? C’est, mes frères, de vous représenter à quelle langueur l’avarice réduit votre âme, quel aveuglement elle y répand, de quelles ténèbres elle la couvre, dans quelle solitude elle la laisse, dans quelle confusion elle la jette. C’est de vous souvenir par combien de maux on acquiert ce peu de bien, par combien de travaux on la garde ; avec combien de périls on en jouit ; si l’on peut dire néanmoins qu’on en jouisse et qu’on le conserve ; puisque quand on éviterait tous les accidents de la vie, la mort enfin nous arrache toutes ces richesses pour les faire passer souvent dans les mains de nos plus grands ennemis. Elle nous ôte tout ce que nous avions, et nous jette dans des lieux où nous ne serons plus suivis de cette foule de domestiques ; où nous ne verrons plus rien de toutes ces magnificences qui nous environnent ici-bas ; et il ne restera rien à notre âme de tous ces faux biens, que les plaies profondes qu’elle se sera faites pour acquérir ce qui la devait perdre.
Lors donc que vous voyez un homme, riche habillé magnifiquement, et accompagné d’un grand, nombre d’officiers et de gardes ; passez de cette apparence jusque dans son cœur, et dans le fond de sa conscience, et vous la trouverez toute corrompue aux yeux de Dieu, et toute remplie de boue et d’ordure. Souvenez-vous de saint Paul et de saint Pierre ; souvenez-vous de saint Jean-Baptiste et du prophète Élie ; ou plutôt du Fils de Dieu même, qui n’avait pas où reposer sa tête. Imitez ce divin modèle, imitez ceux qui ont été ses plus fidèles imitateurs. Admirez en vous-mêmes ces trésors ineffables, renfermés dans ces saints hommes.
Si vous êtes frappé d’abord de cet éclat apparent des hommes du monde, et si votre foi en est un peu troublée, écoutez cette parole effrayante de Jésus-Christ, « qu’il est impossible qu’un riche entre dans le royaume des cieux ». Comparez si vous voulez avec la perte du ciel, des montagnes d’or et d’argent, une terre d’or, une mer et tout un monde d’or. Tout cela ne vous rend point ce que vous perdez.
Contentez tant que vous voudrez votre avarice. Ajoutez terre à terre, maisons à maisons. Si ce n’est assez de vingt, ayez en cent. Ayez mille valets et deux mille si vous voulez, ayez des lits, des chambres et des maisons toutes revêtues d’or et d’argent : si cela ne vous satisfait pas encore, ajoutez-y tout le monde même : ayez si vous voulez autant de serviteurs qu’il y a d’hommes sur la terre ; rendez-vous maître de la terre et de la mer, que tous les peuples vous soient soumis ; que toutes les villes soient sous votre obéissance, que tous les fleuves et que, toutes les rivières coulent pour vous ; après tout, cela, je vous dirai que vous êtes le plus pauvre et le plus misérable de tous les hommes, si vous ayez amassé tous ces biens pour perdre le ciel. Car si les amateurs des richesses passagères sont si tourmentés lorsqu’ils ne peuvent acquérir ce qu’ils désirent ; combien le seraient-ils davantage, s’ils pavaient ce qu’ils perdent en perdait les biens éternels ?
Ne dites donc plus que ces grands du monde sont heureux parce qu’ils sont dans l’abondance de toutes choses. Mais dites plutôt qu’ils sont bien misérables de changer le ciel contre un peu de terre et de boue : et qu’ils sont semblables à un roi qui, ayant changé son royaume contre un fumier, ferait gloire de cet échange, comme si ce fumier valait mieux que sa couronne. Et il y a certes peu de différence entre un amas d’or et d’argent, et un amas de boue qui est sur un fumier ; ou plutôt ce dernier est en quelque sorte préférable à l’autre. Car le fumier au moins est utile. Étant mis sur la terre, il la rend fertile : mais à quoi sert l’or caché sous la terre ? Il est entièrement inutile, et, plût à Dieu qu’il ne fût qu’inutile.
Car ne servant pas pour ce à quoi il doit servir, il sert à perdre et à condamner au feu ceux qui le possèdent.
De là naissent une infinité de maux ; et c’est ce qui a fait dire aux païens, que l’avarice est comme le fort et le retranchement de tous les vices. Le bienheureux Paul l’appelle d’un autre nom qui a beaucoup plus de force, lorsqu’il dit que « l’avarice est la racine de tous les maux ». (1Tim. 6)
Pensons à ceci, mes frères, et ne désirons plus à l’avenir ces maisons magnifiques et ces grandes terres, comme étant indignes d’avoir place dans notre cœur. Mais portons une sainte envie à ces hommes de Dieu qui ont auprès de lui une confiance et une liberté si sainte, qui ne possèdent que les biens du ciel, qui, se rendant pauvres pour l’amour de Jésus-Christ, trouvent dans leur pauvreté un trésor qui les rend véritablement riches. Ainsi les ayant imités sur la terre, nous posséderons avec eux les biens éternels, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui avec le Père et le Saint-Esprit est la gloire, l’honneur et l’empire maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXIV. modifier


« APRÈS CELA PIERRE LUI DIT : POUR NOUS AUTRES, VOUS VOYEZ, SEIGNEUR, QUE NOUS AVONS TOUT QUITTÉ, ET QUE NOUS VOUS AVONS SUIVI, QUELLE RÉCOMPENSE DONC EN RECEVRONS-NOUS » ? (CHAP. 19,27, JUSQU’AU VERSET 17 DU CHAP. XX)

ANALYSE. modifier

  • 1. La récompense que Jésus-Christ promet à ceux qui auront tout quitté pour le suivre est offerte aux pauvres aussi bien qu’aux riches.
  • 2. Les apôtres qui quittèrent tout pour Jésus-Christ en furent récompensés dès cette vie, puisqu’ils ont été en vénération à toute la terre.
  • 3. Explication de la parabole des ouvriers de la onzième, heure.
  • 4 et 5. Que le Fils de Dieu exhorte plus fréquemment à la pureté des mœurs qu’à la pureté de la foi. – Qu’il suffit de manquer d’une seule vertu pour se perdre. – Que les, chrétiens devraient rougir de donner moins aux pauvres que les pharisiens et les juifs. – Qu’il faut imiter les bons, ne point jeter les yeux sur ceux qui ne le sont pas, et ne juger de personne.


1. Pardonnez-moi, bienheureux apôtre, si j’ose vous demander quelles sont ces choses que vous dites avoir quittées ? Est-ce une barque, est-ce un filet, est-ce le reste de ce qui est nécessaire à l’art de pêcher, est-ce le métier même de pêcheur ? Oui, répond ce saint apôtre. C’est ce que je dis que j’ai quitté, non pour en tirer quelque gloire, mais pour introduire et pour amener à Jésus-Christ cette troupe de pauvres, qui voudront bien tout quitter pour le suivre. Comme Jésus-Christ venait de titre à un homme riche : « Si vous voulez être parfait, allez vendre ce que vous avez et donnez-le aux pauvres, et vous aurez un trésor dans le ciel », afin que tes pauvres ne puissent dire : Que, ferai-je donc ? moi qui n’ai rien, ne pourrai-je être parfait ? Saint Pierre fait cette demande au Sauveur, afin que vous, qui êtes pauvre, appreniez de la réponse du Fils de Dieu même que votre pauvreté ne vous empêchera point d’être parfait.
Saint Pierre fait cette demande à Jésus-Christ, afin que si cet apôtre n’eût pas eu assez d’autorité pour lever tous vos doutes par lui-même, comme étant encore imparfait, et n’ayant pas reçu le Saint-Esprit, le Maître même de Pierre, vous les lève et vous rassure par sa réponse. Ce saint apôtre fait ici ce que nous faisons souvent, lorsque nous nous mettons en peine des autres, et que nous parlons pour leurs intérêts. Il porte à Jésus-Christ comme les humbles remontrances de toute la terre. Car il est assez visible, par ce que nous avons déjà vu, qu’il ne pouvait pas être en peine pour lui personnellement ; et que celui qui avait reçu les clés du ciel, devait se promettre ensuite de jouir de tous les biens que l’on y possède.
Et remarquez, mes frères, que cet apôtre marque précisément ici les deux choses que Jésus-Christ venait de demander à ce jeune homme riche ; l’une de donner tout aux pauvres, et l’autre de suivre Jésus-Christ : « Nous avons », dit-il, « quitté tout, et nous vous avons suivi ». Ils ont tout quitté afin de le suivre. Car il est bien plus aisé de suivre Dieu, après qu’on a tout quitté pour lui ; et ce renoncement a tout rempli l’âme de confiance et de joie. Que répond donc le Fils de Dieu à saint Pierre ? « Je vous dis en vérité, que pour vous qui m’avez suivi, lorsqu’au temps de la renaissance générale, le Fils de l’homme sera assis sur le trône de sa gloire, vous serez aussi assis sur douze trônes, et vous jugerez les douze tribus d’Israël (28) ». Quoi, mes frères, Judas sera-t-il assis sur l’un de ces douze trônes ? Qui pourrait avoir cette pensée ? Comment donc s’accomplira cette parole du Fils de Dieu ? Jérémie nous représente un arrêt de Dieu qu’il donne lui-même aux Juifs, qui peut éclaircir œ doute « Je parlerai », dit Dieu par ce prophète, « sur une nation et sur un royaume, afin de le perdre et de le ruiner. Si cette nation se convertit et se retire du mal, je me repentirai aussi des maux que j’avais résolu de lui faire. Je parlerai de même sur une nation et sur un royaume pour le rétablir et le réédifier ; et s’ils font le mal en ma présence, et qu’ils n’écoutent point ma voix, je me repentirai du bien que j’avais promis de leur faire ». (Jer. 18,9) Comme s’il disait : Je change également mes ordres, soit pour le bien, soit pour le mal. Quand j’aurais promis à un peuple de le rétablir, s’il se rendait indigne de ma promesse, je ne l’accomplirais pas.
Cette conduite de Dieu a paru encore dans le premier homme. Dieu lui dit : « Votre crainte et votre terreur sera sur toutes les bêtes de la terre ». (Gen. 3,2) Et cela néanmoins ne s’est point exécuté parce qu’il se rendit 1ui-même indigne de cette souveraineté que Dieu lui avait donnée suries animaux. Et c’est ce qui est arrivé à Judas. Considérez en ceci mes frères, la sagesse de Dieu. Il veut empêcher d’un côté que la sévérité de ses menaces ne désespère les hommes s’ils croyaient qu’il leur serait impossible de les éviter. Il veut empêcher de l’autre que la grandeur de ses promesses ne les jette dans le relâchement, en leur persuadant qu’ils n’ont plus rien à craindre après que Dieu s’est ainsi déclaré en leur faveur. Il les désabuse par son prophète de cette double erreur. Si je vous menace, leur dit-il, n’entrez point dans le désespoir ; puisque vous pouvez comme les Ninivites me faire révoquer mon arrêt par votre conversion et votre pénitence. Que si, au contraire, je vous fais de grandes promesses, ne vous en rendez pas indignes par votre lâcheté et votre négligence ; puisque si vos dérèglements m’obligent de les rétracter, non seulement elles vous deviendront inutiles, mais elles vous rendront même plus punissables. Je rie fais mes promesses qu’à ceux qui en sont dignes, et qui persévèrent dans le service qu’ils me rendent. C’est pourquoi, lorsqu’il parle à ses apôtres, il ne leur dit pas seulement : Vous serez assis sur des trônes : mais il ajoute : « vous qui m’avez suivi », afin de rejeter Judas de leur nombre, et de leur associer au contraire tous ceux qui dans la suite de l’Église quitteraient tout pour le suivre. Car Jésus-Christ ne dit pas ceci seulement pour ses apôtres, ou pour Judas qui s’est rendu indigne de ce bonheur. Il avait en vue toute son Église. Il promet à ses apôtres les biens à venir, quand il leur dit qu’ils seraient assis sur douze trônes. Parce qu’ils étaient déjà élevés au-dessus de toute la terre, et qu’ils ne cherchaient plus rien de tous les biens d’ici-bas. Mais il promet aux autres les biens même d’ici-bas, lorsqu’il ajoute : « Et quiconque abandonnera pour moi sa maison ou ses frères, ou ses sœurs, ou son père, ou sa mère, ou sa femme, ou ses enfants, ou ses terres, en recevra cent fois autant et aura pour héritage la vie éternelle (39) ». Il semble que Jésus-Christ appréhende que ce qu’il vient de dire à ses apôtres : « vous serez assis » et le reste, ne donne lieu aux hommes de croire qu’il réservait cette récompense seulement pour ses disciples, et que les autres n’y auraient aucune part. C’est pourquoi il adresse ici son discours généralement à tous les hommes ; et il veut les assurer de l’avenir par l’expérience du présent. Quand ses disciples étaient encore faibles, il ne leur promettait que des choses basses. Quand il les retire de la pêche, et qu’il les fait renoncer à leurs filets, il ne leur promet ni le ciel, ni un trône comme ici ; mais il leur dit seulement « qu’ils deviendraient pêcheurs d’hommes (Mt. 4,19) » ; mais lorsqu’ils sont plus avancés, il leur propose les récompenses du ciel.
2. Cette parole : « Vous serez assis ; et vous jugerez les douze tribus d’Israël », ne veut dire autre chose sinon qu’ils les condamneraient. Car nous ne devons pas croire que les apôtres seront assis alors effectivement dans des trônes pour être les juges des Juifs. Jésus-Christ leur dit qu’ils condamneraient les Juifs, comme il dit ailleurs, que la reine de Saba et que les Ninivites le condamneraient. C’est de cette manière que le Fils de Dieu dit ici que ses apôtres condamneraient non tous les hommes de la terre, mais n les tribus d’Israël ». Comme les Juifs et les apôtres avaient été également élevés dans les mêmes lois, dans les mêmes coutumes et dans les mêmes cérémonies, lorsque les Juifs prétendront s’excuser par la loi de ce qu’ils n’auraient pas cru en Jésus-Christ ; comme si Moïse leur eût défendu de l’écouter, le Fils de Dieu les condamnera aussitôt en leur opposant ses apôtres, qui, étant Juifs comme eux, ont bien su allier la loi avec la foi de l’Évangile, et respecter l’une sans offenser l’autre. C’est pourquoi il dit d’eux en un autre endroit, « qu’ils seraient les juges des Juifs ».
Vous, me demanderez peut-être en quoi donc consiste l’avantage des apôtres ; s’il ne leur promet que ce qu’il a dit des Ninivites et de la reine de Saba ? Je vous réponds que Jésus-Christ leur a promis et leur promettra encore dans la suite beaucoup d’autres choses, et qu’ils ont encore d’autres avantages que celui-ci. Mais l’on peut dire même que le terme dont il se sert en parlant de ses apôtres, marque quelque chose qui leur est particulier. Il dit simplement en parlant du peuple de Ninive : « Les Ninivites s’élèveront et condamneront ce peuple », et il dit la même chose de la reine de Saba. Mais il dit plus lorsqu’il parle de ses apôtres : « Quand le Fils de l’homme », leur dit-il, « sera assis sur le trône de sa gloire, alors vous serez aussi assis sur douze trônes ». Ce mot de « trône » marque qu’ils régneront avec lui, et qu’ils participeront à sa gloire ; ce qui a rapport à ce que dit saint Paul : « Si nous souffrons avec lui, nous régnerons aussi avec lui (2Tim. 2,12) ». Car le terme de trône ici employé pour désigner la récompense des apôtres, aie veut pas dire qu’ils siégeront comme juges. Lui seul sera assis comme seul juge ; et ces trônes qu’il promet à ses disciples, marquent seulement la grande gloire dont ils seront comblés alors.
C’est donc là la récompense qu’il promet à ses disciples. Pour les autres, il leur promet « la vie éternelle dans l’autre monde, et le « centuple dans celui-ci ». Et s’il fait cette promesse au commun de ses, disciples, il la fait encore plus à ses apôtres : et il l’a même vérifiée en leur personne. Car n’ayant quitté que des filets, ils sont devenus maîtres de tous les biens des fidèles. On a mis à leurs pieds le prix des maisons et des terres qu’on avait vendues ; et les serviteurs de Jésus-Christ ont été prêts à• donner pour eux leur propre vie, selon que saint Paul le dit des Galates : « Si vous eussiez pu », leur dit-il, « vous m’auriez donné vos propres yeux ». (Gal. 4,15)
Quand Jésus-Christ dit ici : « Quiconque quittera sa femme », il ne nous commande pas de rompre les mariages. Il faut entendre ces paroles dans le même sens que ces autres : « Celui qui perdra son âme pour moi, la trouvera ». Ce qu’il ne dit pas pour nous porter à nous tuer nous-mêmes, et à arracher avec violence notre âme de notre corps : mais pour nous avertir de préférer toujours la piété à tout le reste. C’est l’avis qu’il donne ici aux hommes à l’égard de leurs femmes, et de leurs frères, et de tous leurs proches. Il me semble, que par ces paroles, il marque obscurément les persécutions qui devaient bientôt arriver dans son Église. Car, comme il devait y avoir beaucoup de pères qui précipiteraient leurs propres enfants dans le crime, et beaucoup de femmes qui y pousseraient leurs maris, Jésus-Christ veut que les fidèles cessent de regarder comme leurs femmes ou leurs pères, les personnes qui les pousseraient à l’impiété. C’est ce que saint Paul dit en d’autres termes : « Si l’infidèle se sépare, qu’il se sépare ». (1Cor. 8,45) Après avoir donc ainsi relevé le courage de ses apôtres, et leur avoir inspiré une sainte confiance, et pour eu-mêmes et pour le reste des hommes, il ajoute aussitôt : « Plusieurs de ceux qui auront été les premiers, seront les derniers ; et plusieurs de ceux qui auront été « les derniers, seront les premiers (30) ». Cette sentence, quoique générale et dite pour tout le monde, se peut particulièrement entendre des pharisiens qui persistèrent jusqu’à la fin dans leur incrédulité. Et ceci a rapport à ce qui est dit ailleurs : « Que plusieurs viendraient de l’Orient et de l’Occident pour être dans le bienheureux sein d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, mais que les enfants du royaume seraient jetés dehors ». (Mt. 8,11) Jésus-Christ ajoute ensuite une parabole qui est d’une extrême consolation pour ceux qui ne se sont convertis que tard. « Le royaume des cieux est semblable à un père de famille qui sortit dès la pointe du jour afin de louer des ouvriers pour travailler à sa vigne. (Chap. 20,1) Et étant demeuré d’accord avec les ouvriers qu’ils auraient un denier pour leur journée, il les envoya à sa vigne (2). Étant sorti sur la troisième heure du jour et en ayant vu d’autres qui se tenaient dans la place sans rien faire.(3), il leur dit : Allez-vous-en aussi vous autres dans ma vigne, et je vous donnerai ce qui sera raisonnable (4). Et ils s’y en allèrent. Il sortit encore sur la sixième et sur la neuvième heure du jour et fit la même chose (5). Et étant sorti sur la onzième heure, il en trouva d’autres qui se tenaient là sans rien faire, auxquels il dit : Pourquoi demeurez-vous là tout le long du jour sans travailler (6) ? Parce que, lui dirent-ils, personne ne nous a loués ; et il leur dit : Allez-vous-en aussi dans ma vigne, et je vous donnerai ce qui sera raisonnable (7). Le soir étant venu, le maître de la vigne dit à celui qui avait la charge de ses affaires : Appelez les ouvriers, et payez-leur leur journée en commençant depuis les premiers jusqu’aux derniers (8). Ceux donc qui n’avaient travaillé que depuis la onzième heure s’étant approchés, reçurent chacun un denier (9). Or, ceux qui avaient été loués les premiers venant à leur tour, croyaient qu’on leur donnerait davantage ; mais ils ne reçurent néanmoins que chacun un denier (10). Et après l’avoir reçu, ils murmuraient contre le père de famille (11), en disant : Ces derniers n’ont travaillé qu’une heure, et vous leur avez donné autant qu’à nous qui avons porté le poids du jour et de la chaleur (12). Mais il répondit à l’un d’eux : Mon ami, je ne vous fais point de tort. N’Êtes-vous pas convenu avec moi d’un denier (13) ? Emportez ce qui est à vous et allez-vous-en. Il me plaît de donner à ce dernier autant qu’à vous (14). Ne m’est-il pas permis de faire ce que je veux de ce qui est à moi ? ou faut-il que votre œil soit envieux et mauvais parce que je suis bon (15) ? Ainsi les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers ; parce qu’il y en a beaucoup d’appelés mais peu d’élus (16) ».
3. Quel est, mes frères, le but de cette parabole ? Car il semble que la conclusion que Jésus-Christ en tire soit contraire à ce qu’il a dit d’abord. Son commencement montre que tous ces ouvriers reçoivent la même récompense, et non pas pie les uns soient chassés et que les autres occupent leur place. Et cependant Jésus-Christ dit le contraire et avant et après cette parabole : Les premiers », dit-il, « seront les derniers, et les derniers seront les premiers », c’est-à-dire qu’ils seront devant ceux qui auparavant étaient les premiers, parce que ceux-ci n’auront pas gardé leur rang et qu’ils seront devenus les derniers de tous. Ce qu’il confirme encore par cette parole : « Parce qu’il y en a beaucoup d’appelés, mais peu ci d’élus ». Et c’est ce qui donne un double sujet à ces premiers de s’affliger de leur malheur, et un double sujet aux autres de se réjouir de leur état. Cependant le corps de la parabole ne témoigne point cela, puisqu’elle ne dit autre chose sinon que les derniers seront égalés à ceux qui avaient beaucoup travaillé : « Vous leur avez », disent-ils eux-mêmes, « donné autant qu’à nous, qui avons porté le poids du jour et de la chaleur ».
Il faut donc tâcher d’abord de comprendre quel est le but de cette parabole, et lorsque nous l’aurons bien compris, nous éclaircirons aisément tous les autres doutes. Jésus-Christ entend par cette « vigne » les commandements de Dieu : Le « temps » d’y travailler est toute la vie présente. Ces « ouvriers » qui sont appelés à ces différentes heures, marquent ceux qui sont appelés dans les différents âges de leur vie. Tout cela est clair ; mais la difficulté est de savoir comment ces premiers, qui avaient fait beaucoup, s’étaient rendus agréables à Dieu et avaient souffert, avec courage tout le travail du jour, deviennent enfin jaloux, et s’abandonnent à la passion criminelle de l’envie. Ils ne peuvent souffrir que ceux qui n’avaient travaillé qu’une heure avec eux reçoivent la même récompense. Ils s’en plaignent et disent en murmurant : « Vous leur avez donné autant qu’à nous, qui avons porté le poids du jour et de la chaleur » Ils ont, tout ce qu’on leur a promis : ils ne perdent rien de leur récompense ; mais ils sont jaloux et ils s’affligent du bonheur des autres. Le père de famille ne peut souffrir cette envie, et voulant comme se justifier contre l’injustice de leurs plaintes, il fait voir en même temps l’excès de sa bonté et celui de leur malice : « Mon ami », dit-il, « je ne vous, fais point de tort. N’Êtes-vous pas convenu avec moi d’un denier par jour ? Emportez ce qui est à vous, et allez vous-en. Il me plaît de donner à ce dernier autant qu’à vous. Ne m’est-il pas permis de faire ce que je veux, ou faut-il que votre œil soit envieux parce que je suis bon »
Que nous apprend Jésus-Christ par cette image qu’il nous représente ? Car on voit encore la même chose dans quelques autres paraboles, comme dans ce frère aîné de l’enfant prodigue, qui fut fâché de voir avec quels témoignages d’amitié son père avait reçu ce fils ingrat, pour qui il faisait ce qu’il n’avait jamais fait pour lui qui était demeuré fidèle. Comme dans la parabole des ouvriers de la vigne, les derniers sont préférés aux premiers, en ce qu’ils reçoivent avant eux leur récompense ; de même en celle-ci, le prodigue est préféré à son frère, en ce qu’il reçoit de son père plus que son aîné n’en avait reçu, comme, celui-ci le témoigne lui-même.
Que dirons-nous donc ici, mes frères ? Croirons-nous que dans le royaume des cieux il y ait de ces envies et de ces murmures ? Dieu nous garde de cette pensée. L’envie n’entre point dans un lieu si pur. Si les saints qui sont encore sur la terre, bien loin d’avoir de la jalousie contre les pécheurs qui se convertissent, seraient prêts même à donner leur propre vie pour sauver leur âme, que devons – nous croire des saints du ciel ? Avec quelle joie verront-ils le bonheur des pécheurs, et ne considéreront-ils pas leur gloire comme la leur propre ? D’où vient donc que Jésus-Christ se sert de ces expressions si figurées ? Nous devons considérer que ce qu’il nous propose est une parabole, et que dans ces figures paraboliques nous pouvons ne nous mettre pas tant en peine d’expliquer chaque mot. Mais quand nous avons une fois bien compris la fin et le but de toute la parabole, nous devons nous en servir pour notre édification, sans faire tant d’efforts pour éclaircir tout le reste.
Quel est donc le but de cette parabole ? Le dessein principal de Jésus-Christ est de s’en servir pour encourager les personnes qui se donnent tard à Dieu, et pour les empêcher de croire que la vieillesse la plus avancée puisse rien diminuer de leur récompense. S’il en fait voir en même temps d’autres qui murmurent d’un traitement si favorable à l’égard de ces personnes, ce n’est pas qu’en effet il y ait dans le royaume des cieux des envies et des murmures, Dieu nous garde de cette pensée. Il veut seulement-que nous concevions que la gloire dont ces derniers jouissent est si grande que si les autres n’étaient tout à fait incapables d’envie, elle pourrait leur en donner. Nous nous servons nous-mêmes tous les jours de ces sortes d’expressions. Nous disons à nos amis : Un tel m’a querellé de ce que je vous ai fait tant d’honneur ; non pas qu’on nous ait fait un reproche sérieux ou que nous en voulions faire nous-mêmes, mais nous parlons ainsi pour faire mieux comprendre à quelqu’un la manière favorable dont on l’a traité.
Vous me demandez petit-être pourquoi on ne fait pas venir tous – ces ouvriers en même temps dans, cette vigne ? Je réponds que le dessein de Dieu a été de les appeler tous en même temps. S’ils ne veulent pas venir lorsqu’on les appelle, cette différence vient de la volonté de ceux qui sont appelés. C’est pourquoi Dieu appelle les uns « de grand matin », les autres « à la troisième heure », les autres « à la sixième », les autres, « à la neuvième », et 1es autres enfin « à la onzième », lorsqu’il savait qu’ils se rendraient et qu’ils obéiraient à sa voix. C’est ce que marque clairement l’apôtre saint Paul : « Mais quand il a plu à Dieu, il m’a séparé dès le ventre de ma mère ». (Gal. 1, 15) Quand est-ce que cela a plu à Dieu, sinon quand il a vu que l’apôtre lui obéirait ? Dieu eût voulu l’appeler à lui dès le commencement de sa vie, mais parce que Paul ne se fût pas rendu à sa voix, Dieu a pris le parti de ne l’appeler que lorsqu’il a vu qu’il lui obéirait. C’est ainsi que Dieu n’a appelé le bon larron qu’à la dernière heure ; quoiqu’il l’eût pu faire plus tôt s’il eût prévu que cet homme se fût rendu à sa voix. Car si saint Paul même n’eût pas obéi à Dieu s’il l’eût appelé plus tôt, combien ce larron l’aurait-il moins fait ?
4. Que si ces ouvriers disent : « C’est parce que personne ne nous a loués, il faut se souvenir de ce que je viens de dire ; c’est-à-dire, qu’il ne faut pas examiner trop scrupuleusement toutes les circonstances d’une parabole. Outre que ce n’est pas le père de famille qui dit cette parole, mais seulement les ouvriers : et si le père de famille ne les en reprend pas, c’est pour ne pas les troubler dans le dessein qu’il avait de les encourager à travailler dans sa vigne. Car il montre assez qu’il a fait tout ce qu’il a pu de son côté, afin que tous ses ouvriers vinssent dès la première heure du jour travailler pour lui en disant : « Qu’il était sorti ci dès le matin pour les louer ». Ainsi, cette parabole nous fait voir dans toute la suite que les hommes se donnent à Dieu en des âges très-différents ; les uns fort jeunes, les autres plus avancés en âge, et les derniers enfin dans la plus grande vieillesse. Et Dieu voulant arrêter l’orgueil de ceux qui auraient commencé à travailler de bonne heure, et les empêcher de mépriser ceux qui ne l’auraient fait que tard, promet la même récompense à des travaux si courts, que celle dont il récompensera les plus longs.
Comme il venait d’exhorter les chrétiens aux choses les plus pénibles et les plus parfaites, à renoncer à tout leur bien, à le donner tout aux pauvres, et à fouler aux pieds toute la terre ; ce qui ne se peut faire que par une grande application de cœur, et d’esprit et par une grande violence ; pour les exciter davantage, et pour allumer en eux le feu de la charité, il leur montre que bien qu’un homme vienne le dernier de tous au service de Dieu, et seulement à la dernière heure, il peut néanmoins recevoir de lui la même récompense que ceux qui auront travaillé durant tout le jour li ne leur dit pas néanmoins ceci clairement, de peur que quelqu’un n’en abusât et n’en devînt plus lâche et plus négligeant. Il montre que sa pure miséricorde fera cet ouvrage ; que ce sera elle seule qui les soutiendra, et qui fera que leur récompense ne sera pas moins grande, quoique leurs travaux aient été si courts. C’est là le principal but de cette parabole. Que si Jésus-Christ dit ensuite : « Que les derniers seront les premiers, et que ceux qui étaient les premiers seront les derniers : que plusieurs seront appelés, mais qu’il y en « aura peu d’élus », il ne faut pas s’étonner de cela. Ce n’est point une conclusion qu’il tire du corps de cette parabole. Mais c’est comme s’il disait : Vous voyez ici une chose qui vous surprend dans l’égalité des derniers avec les autres ; vous en verrez une autre qui vous frappera bien davantage. Vous ne voyez point dans cette parabole que les premiers deviennent les derniers, puisque tous ces ouvriers reçoivent la même récompense ; mais vous verrez avec bien plus d’étonnement que les premiers deviendront les derniers de tous, et que les derniers au contraire seront les premiers.
Il me semble que Jésus-Christ par ces dernières paroles, marque les Juifs et ceux d’entre les chrétiens qui, après avoir commencé avec ferveur, se sont relâchés dans la suite, et ont tourné la tête en arrière ; ou ceux qui, après s’être laissés aller d’abord à toutes sortes de dérèglements, se sont réveillés ensuite d’un profond sommeil, et sont entrés dans la voie de Dieu avec tant de ferveur, qu’ils ont devancé ceux qui y marchaient avec plus de zèle. Car nous avons vu souvent de ces changements heureux, soit de la part de ceux qui sont passés de l’erreur à la foi, soit de la part de ceux qui se sont convertis d’une vie mauvaise à une vie sainte.
C’est ce qui m’oblige, mes frères, à vous conjurer de demeurer fermes dans la pureté de la foi, et dans l’intégrité des mœurs. Si notre vie ne répond à la sainteté de notre croyance, nous tomberons dans d’épouvantables supplices. Saint Paul nous a marqué que cette vérité terrible avait été figurée dès le commencement de la loi, lorsqu’il dit : « Que tous les Israélites ont bu un même breuvage spirituel, Qu’ils ont tous mangé d’une même nourriture spirituelle, et que néanmoins ils n’ont pas tous été sauvés, mais que plusieurs d’entre eux ont été tués dans le désert ». (1Cor. 10,3) Jésus-Christ nous dit aussi la même chose, lorsqu’il nous assure que quelques-uns de ceux « qui auront chassé les démons, et qui auront prophétisé (Mt. 7,22) », ne laisseront pas d’être damnés. Toutes ces autres paraboles « des vierges folles et des vierges sages ; de ce filet qui est jeté dans la mer, d’où l’on rejette les mauvais poissons ; de ces épines qui étouffent la semence et de cet arbre qui ne ci produisait point de bon fruit », nous font voir qu’il faut avoir de la vertu et la témoigner au-dehors par ses bonnes œuvres.
Le Fils de Dieu ne nous exhorte que rarement à la pureté des dogmes et de la foi. C’était une chose qui ne nous devait pas coûter beaucoup de peine. Mais il nous excite souvent à la pureté de la vie, et au règlement de nos mœurs, parce que cela demande un combat continuel et de grands travaux. Et il est très-remarquable qu’on ne se perd pas seulement pour n’avoir eu aucune vertu, mais même pour avoir manqué d’en avoir quelqu’une. Par exemple l’aumône n’est qu’une vertu particulière, elle est comme un membre du corps des vertus ; et néanmoins si nous négligeons de la pratiquer, cette négligence seule nous mène en enfer. Les vierges foliés n’ont été éternellement séparées de la couche nuptiale de l’époux, que pour avoir manqué à ce devoir. Le mauvais riche n’a été précipité dans ces flammes éternelles que pour n’avoir pas fait l’aumône. Et nous apprenons de la bouche du Fils de Dieu, que tous ceux qui ne lui auront pas donné à manger en la personne du pauvre, seront condamnés avec les démons.
Ce n’est encore qu’une partie de la vertu de s’abstenir des médisances et des injures : et néanmoins si l’on n’est exact à les éviter, on ne doit point espérer de place dans le paradis : « Celui », dit Jésus-Christ, « qui dit à son frère vous êtes un fou, sera condamné à la géhenne du feu ». (Mt. 5,22) La chasteté n’est aussi qu’une vertu particulière, et cependant sans cette vertu on ne verra jamais Dieu. Saint Paul le dit lui-même : « Recherchez la paix et la chasteté, parce que sans elle on ne « verra jamais Dieu » (Héb. 12,14) L’humilité n’est aussi qu’une vertu particulière ; et néanmoins si nous ne l’avons, quand nous ferions d’ailleurs les actions les plus éclatantes, elles seraient toutes impures et souillées aux yeux de Dieu. C’est ce que nous voyons dans le pharisien de l’Évangile, qui faisait tant de bonnes œuvres et qui perdit tout, parce qu’il était orgueilleux. Mais je vais encore plus loin et je vous dis qu’il n’est pas même nécessaire, pour être puni éternellement, d’omettre quelqu’une des vertus que Jésus-Christ nous commande. C’est assez de ne la pratiquer que faiblement et négligemment et d’une manière indigne de Dieu : « Si votre justice », dit Jésus-Christ, « n’est plus abondante que celle des pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux ». (Mt. 5,20) C’est pourquoi quand vous donnerez l’aumône, si vous ne la donnez plus qu’eux, vous n’entrerez point dans ce royaume éternel. Vous me demandez combien ils donnaient. C’est ce que je voulais dire, afin que ceux qui ne donnent rien, soient excités à le faire à l’avenir, et que ceux qui donnaient déjà, n’en tirent point vanité, mais qu’ils pensent plutôt à donner encore davantage.
Les pharisiens, mes frères, donnaient d’abord la dixième partie de tous leurs biens ; ils en donnaient encore la dixième deux autres fois ; et ainsi ce qu’ils offraient à Dieu montait presque jusqu’au tiers de tout leur bien. Ils donnaient de plus les prémices et les premiers-nés, et beaucoup d’autres choses que la loi marquait en partie pour le péché, et en partie pour les purifications ordinaires. Ils donnaient beaucoup d’autres choses, comme dans les jours de fête, dans les jubilés, dans la remise de ce qu’on leur devait ; dans l’affranchissement de leurs esclaves ; dans les prêts qu’ils faisaient sans en rien prendre. Si donc ces hommes qui donnaient le tiers et même la moitié de tout leur bien, puisque ces additions allaient bien à peu près jusque-là, si dis-je ces hommes en donnant tant de choses ne faisaient encore rien selon que Jésus-Christ nous en assure, que deviendrez-vous, vous autres, qui ne pensez pas même à donner aux pauvres le dixième de ce que vous avez ? N’est-ce pas avec raison qu’il est dit dans l’Évangile, « qu’il y en aura peu de sauvés »
5. Veillons donc sur nous, mes frères, et appliquons-nous sérieusement à la vertu. Si l’omission d’une seule vertu particulière nous est si dangereuse, et nous jette dans un tel malheur, quels supplices nous attirerons-nous si nous méprisons toutes les vertus, et si nous n’en avons aucune ? Qui peut espérer de se sauver, me direz-vous, s’il suffit pour se perdre d’omettre une seule des règles de l’Évangile ? Quel moyen d’éviter l’enfer ? C’est ce que je vous demande à vous-mêmes, et à quoi je vous prie de me répondre. Cependant, mes frères, si nous pensons bien à nous, il n’y a rien encore de désespéré ; il n’y a rien d’impossible, Nous pouvons nous sauver si nous avons recours à l’aumône comme à un remède salutaire pour guérir toutes nos blessures. L’huile ne donne pas tant de force au corps que l’aumône et la charité en donnent à l’âme. Elles la rendent invulnérable à tous les traits de nos ennemis, et invincible au démon même. Lorsqu’il la surprend et qu’il l’attaque, elle lui échappe Cette huile sainte fait qu’elle se glisse et se délivre d’entre ses mains cruelles comme un corps frotté d’huile s’écoule d’entre les mains de ceux qui le tiennent. Fortifions donc notre âme de cette huile sainte qui la guérit lorsqu’elle est blessée, et qui l’éclaire dans ses ténèbres.
Pourquoi donc, me direz-vous, cet homme qui est si riche et qui a tant d’argent dans ses coffres, ne donne-t-il rien aux pauvres ? Que vous importe cela ? Si étant pauvre vous donniez plus que le riche, vous en serez d’autant plus louable. N’est-ce pas ce que saint Paul admira dans les Macédoniens (2Cor. 9,2), non pas qu’ils fissent l’aumône, mais qu’ils la fissent étant pauvres comme ils étaient ? N’arrêtez donc pas vos yeux sur ces riches qui sont avares ; jetez-les plutôt sur Jésus notre commun maître qui n’avait pas où reposer sa tête en ce monde.
Pourquoi, me direz-vous encore, un tel n’imite-t-il pas cet exemple ? Et moi je vous dis : Qui vous a établi son juge ? Ne jugez point les autres et tâchez de vous rendre irrépréhensible vous-même. Ne savez-vous pas que vous vous attirez un plus grand supplice, si vous accusez les autres de ne point faire ce que vous ne faites pas vous-même, et si vous commettez la même faute que, vous condamnez en eux ? Si Jésus-Christ défend aux plus innocents de juger les autres, combien plus le défend-il aux pécheurs ? Ne jugeons donc plus nos frères, et ne jetons point les yeux sur ceux qui vivent négligemment. Regardons uniquement Jésus-Christ Notre-Seigneur, et que son exemple soit le modèle de nos actions. N’est-ce pas moi, nous dit-il, qui vous ai comblés de biens ? N’est-ce pas moi qui ai payé votre rançon, afin que vous eussiez toujours l’œil sur moi ? Est-ce un autre qui vous a fait toutes ces grâces ? Pourquoi donc détournez-vous vos yeux de votre maître, afin de les jeter sur un autre qui n’est que serviteur comme vous ? N’a-t-il pas dit : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur » ? (Id. 20,26) Et ailleurs : « Que celui qui veut être le premier de tous, soit le serviteur des autres » ?
Que le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir lui-même les autres » ? (Id. 27) N’est-ce pas lui aussi qui, pour empêcher que le mauvais exemple et le relâchement des autres ne vous pût nuire, vous a dit : « Je vous ai donné l’exemple afin que vous fassiez comme vous avez-vu que j’ai fait moi-même » ? (Jn. 13,15)
Vous me direz peut-être que vous n’avez personne sur la terre qui vous puisse servir de modèle et vous donner bon exemple. C’est en cela même que vous serez plus digne de louange, si vous embrassez la vertu sans avoir personne qui vous y porte. Ce que je vous dis se peut faire et même aisément si nous voulons. Car quel exemple avaient eu Noé, Abraham, Melchisédech, Job, et tant d’autres qui leur ont été semblables ? S’il faut regarder les hommes, jetez les yeux sur ceux-ci que je vous nomme, et non sur ceux dont vous dites tous les jours, quand vous vous entretenez avec vos amis : Cet homme a tant de revenu en fonds de terre. Il a telle et telle maison : Cet autre bâtit tous les jours, il fait des palais magnifiques. Pourquoi jetez-vous ainsi les yeux sur les mondains ? Si vous voulez vous arrêter aux hommes, considérez ceux qui ont de la vertu, qui craignent Dieu, et qui vivent selon ses préceptes et non ceux qui l’offensent et le déshonorent.
Si vous jetez les yeux sur ces amateurs du monde, vous n’apprendrez d’eux que le mal. Vous en deviendrez plus négligent, plus superbe, plus disposé à juger et à condamner les, autres. Que si vous vous proposez pour modèle ceux qui vivent saintement, vous apprenez d’eux à vous avancer toujours dans l’humilité, dans la vigilance, dans la componction et dans toutes les autres vertus. Souvenez-vous du malheur où le pharisien tomba autrefois. Au lieu de se proposer pour modèle ceux qui vivaient mieux que lui, il ne regarda que le publicain, et en s’élevant au-dessus de lui, il perdit le fruit de tous ses travaux. Souvenez-vous de cet exemple, et que cette pensée vous fasse trembler. Considérez au contraire que David est devenu si saint en s’excitant à la vertu par les grands exemples de ses pères : « Je suis étranger », dit-il, « sur la terre comme tous mes pères l’ont été ». (Ps. 38,16) Ce saint prophète et tous ceux qui lui ont été semblables, ne se sont jamais arrêtés à considérer les pécheurs. Ils ont détourné d’eux leurs yeux pour les jeter sur ceux qui excellaient dans la vertu.
Imitez, mes frères, ces hommes de Dieu. Vous n’êtes pas établi juge pour condamner ou pour punir les péchés des autres. Dieu ne vous a point commandé de faire une exacte recherche de toute leur vie. Il vous a ordonné de vous juger vous-même et non pas vos frères. « Si nous nous jugions nous-mêmes », dit saint Paul, « nous ne serions pas jugés : mais lorsque le Seigneur nous juge, il nous châtie ». (1Cor. 11) Vous confondez cet ordre et vous faites tout le contraire. Tous vos péchés grands ou petits vous paraissent comme rien, et vous vous rendez un censeur sévère des moindres fautes des autres.
Faisons cesser, mes frères, un si grand, désordre. Établissons un tribunal dans notre cœur. Soyons nos accusateurs, nos témoins et nos juges, et punissons-nous nous-mêmes de nos propres fautes. Que si vous voulez jeter les yeux sur les actions des autres, n’envisagez que le bien et non pas le mal. Ainsi, la considération de leur vertu, le souvenir de nos péchés, et le jugement sévère que nous porterons de nous-mêmes nous tiendront lieu d’un aiguillon continuel, qui nous fera marcher plus vite dans la voie de Dieu, afin que, croissant toujours en ferveur et en humilité, nous puissions jouir de ce bonheur éternel que je vous souhaite par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXV. modifier


« ET JÉSUS ALLANT A JÉRUSALEM PRIT À PART SES DISCIPLES PENDANT LE CHEMIN, ET LEUR DIT : NOUS NOUS EN ALLIONS À JÉRUSALEM, ET LE FILS DE L’HOMME SERA LIVRÉ AUX PRINCES DES PRÊTRES ET AUX DOCTEURS DE LA LOI, ET ILS LE CONDAMNERONT A LA MORT, ET ILS LE LIVRERONT AUX GENTILS, AFIN QU’ILS LE TRAITENT AVEC MOQUERIE ET AVEC OUTRAGE, QU’ILS LE FOUETTENT ET QU’ILS LE CRUCIFIENT : ET IL RESSUSCITERA LE TROISIÈME JOUR ». (CHAP. 20,17, 18, 19, JUSQU’AU VERSET 29)

ANALYSE. modifier

  • 1. Jésus-Christ prédit à ses apôtres, sa passion, sa mort et sa résurrection.
  • 2. De la demande des fils de Zébédée.
  • 3. Jésus-Christ leur répond de manière à élever leurs pensées, il apaise doucement les autres apôtres à qui la prétention des deux frères avaient causé quelque dépit.
  • 4-6. Combien les apôtres étaient imparfaits avant qu’ils eussent reçu le Saint-Esprit. – Qu’il n’y a rien de si grand qu’un homme humble, ni de si bas qu’un homme superbe. – Que l’humble est toujours dans la paix et que le superbe est déchiré par ses passions. – Que l’humilité est aimée de Dieu et des hommes, et que l’orgueil est haï de tous.


1. Jésus-Christ ne va pas à Jérusalem aussitôt qu’il sort de la Gaulée. Il fait auparavant beaucoup de miracles. Il ferme la bouche aux pharisiens qui le voulaient surprendre. Il exhorte ses disciples à la pauvreté par ces paroles : « Si vous voulez être parfaits, allez ci vendre ce que vous avez ». Il les excite à la chasteté en disant : « Que celui qui pourra le comprendre, le comprenne ». Il les porte à l’humilité, lorsque leur montrant un petit enfant il leur dit : « Si vous ne vous convertissez et ne devenez comme des petits enfants, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux ». Il leur promet aussi des récompenses en cette vie, lorsqu’il leur dit : « Quiconque quittera en mon nom sa maison, ses frères et ses sœurs, en recevra le centuple en ce monde » ; récompenses auxquelles néanmoins il joint celles du ciel ; lorsqu’il ajoute : « Et la vie éternelle en l’autre ».
Après toutes ces instructions, il va enfin à Jérusalem ; et avant que d’y aller il parle à ses disciples de sa passion. Comme ils devaient avoir aisément oublié ce qu’ils désiraient ne jamais voir arriver, il semble que Jésus-Christ ait un soin particulier de les en faire ressouvenir ; afin que, par ces avertissements réitérés, il prévienne leur tristesse et les anime à la patience. Il est marqué ici qu’il leur parle « en particulier », parce que ces prédictions des maux à venir ne se devaient pas faire devant le peuple. Car si les apôtres même en étaient troublés, combien le peuple l’aurait-il été davantage ? Vous me demanderez peut-être si Jésus – Christ n’a jamais prédit sa passion devant le peuple. Je vous réponds qu’à la vérité il en a parlé quelquefois, mais d’une manière assez obscure, comme lorsqu’il dit : « Détruisez ce temple et je le rebâtirai en « trois jours ». (Jn. 2,16) Et ailleurs : « Ce peuple demande un signe, mais on ne lui en donnera point d’autre que celui du prophète Jonas ». (Mt. 12,39) Et ailleurs : « Je n’ai plus que peu de temps à être avec vous. Vous me chercherez, et vous ne me trouverez pas ». (Jn. 8) Mais il ne parle point obscurément à ses disciples ; et il se découvre à eux avec plus de clarté sur ce point aussi bien que sur tout le reste.
Vous me demanderez peut-être encore de quoi il servait au peuple de lui parler de ces choses en des termes si obscurs. S’il n’était pas à propos qu’il comprît ce mystère, pourquoi lui en pariait-on ? ou pourquoi lui disait-on des vérités d’une telle manière qu’il n’y pût rien comprendre ? Jésus-Christ le faisait afin qu’après sa résurrection ce peuple pût se souvenir que le Sauveur avait prédit sa passion, qu’il s’y était volontairement offert, et qu’il n’y avait point été forcé comme à un mal imprévu et inévitable. Mais il agit autrement à l’égard de ses disciples. Il leur prédit souvent et en termes clairs, sa croix et sa mort ; afin que s’étant fortifiés dans l’attente de ce mal, il leur devînt plus supportable et qu’il ne les troublât pas, comme s’ils en eussent été surpris sans l’avoir prévu auparavant. Il s’était d’abord contenté de leur dire qu’il mourrait ; mais après les avoir un peu accoutumés à cette parole, il leur découvre les autres circonstances de sa mort ; « qu’il serait livré aux gentils, afin qu’ils le traitassent avec moquerie et avec outrage ». Il leur dit ces choses afin que, lorsqu’ils verraient arriver ces maux annoncés d’avance ; ils ne doutassent point de sa résurrection toujours prédite en même temps. En ne dissimulant point ses souffrances, même celles qui paraissaient ignominieuses, il méritait d’autant plus d’être cru lorsqu’il leur prédisait la gloire qui les devait suivre.
Mais considérez, je vous prie, mes frères, avec quelle sagesse Jésus-Christ ménage les esprits de ses disciples, et prend les moments favorables pour leur dire ce secret. Il ne veut pas le leur découvrir d’abord, de peur que leur faiblesse n’en fût trop scandalisée. Il ne diffère pas non plus à leur en parier au moment qu’il devait mourir, parce qu’ils en auraient été excessivement troublés. Mais, après leur avoir fait voir sa toute-puissance par un nombre infini de miracles et les avoir fortifiés par la promesse d’une vie éternelle, il leur découvre ensuite ce mystère ; et plus d’une fois, ayant soin d’en parler souvent et d’entremêler ce discours dans ses prédications et dans ses miracles.
Un autre Évangéliste dit que Jésus-Christ appuya ce qu’il leur dit par le témoignage des prophètes. Et un autre marque encore que « cette parole leur était cachée », et qu’ils en murmuraient entre eux en suivant leur maître. Si donc ils ne comprenaient rien dans cette prédiction, c’était en vain, me direz-vous, que Jésus-Christ la leur faisait. Il était impossible, puisqu’elle leur était cachée, qu’elle pût les fortifier et les préparer à l’attente d’un mal dont ils n’avaient pas la connaissance. Je dis de plus, afin d’augmenter encore cette difficulté : S’ils ne comprenaient rien dans ces paroles, comment pouvaient-ils s’en affliger ? Car un autre Évangéliste dit clairement qu’ils en furent tristes. Comment s’afflige-t-on d’un mal qu’on ne connaît pas ? Ou comment saint Pierre pouvait-il dire à Jésus-Christ : « À Dieu ne plaise, Seigneur, cela ne vous arrivera pas » ?
Que répondrons-nous à cela, sinon que les apôtres comprenaient bien par ce qu’il leur disait qu’il devait mourir, mais qu’ils ne voyaient pas encore ni le mystère de cette mort, ni de la résurrection qui la devait suivre ; ni les grands biens que Jésus-Christ devait ainsi apporter au monde. C’est là proprement ce que l’Évangéliste marque leur avoir été caché et avoir été le sujet de leur tristesse. Ils pouvaient déjà savoir que les morts pouvaient être ressuscités par d’autres ; mais qu’un mort se ressuscitât lui-même, et se ressuscitât pour ne plus mourir, c’était un mystère qui leur était inconnu. Quoiqu’on leur en parlât souvent, ils ne pouvaient le comprendre. Ils ne savaient pas même bien distinctement quel devait être le genre de sa mort ni comment on le ferait mourir. C’est ce qui les troublait dans le chemin lorsqu’ils le suivaient.
2. Toutes les assurances qu’il leur donnait de sa résurrection ne les pouvaient rassurer. Outre ce mot de « mort » en général qui les surprenait étrangement, ces circonstances particulières de « moqueries, d’outrages et de fouets », dont elle devait être accompagnée, augmentaient beaucoup leur étonnement. Le souvenir de tant de miracles qu’ils avaient vus, de tant de possédés guéris ; de tant de morts ressuscités et de tant d’autres prodiges semblables, leur paraissait inconciliable avec ces souffrances dont Jésus-Christ leur parlait. Ils ne pouvaient comprendre comment celui qui faisait tant de merveilles pourrait souffrir tant d’indignités. C’est pourquoi ils se trouvaient dans une peine d’esprit et dans une irrésolution très-grande. Tantôt ils croyaient, tantôt ils ne croyaient pas, et ils ne pouvaient bien comprendre ce qu’on leur disait. C’est pourquoi nous voyons que dans ce même moment les deux fils de Zébédée s’approchent de lui pour lui demander la préséance au-dessus des autres apôtres. « Alors la mère des enfants de Zébédée le vint trouver avec ses deux fils, l’adorant et lui témoignant qu’elle avait une demande à lui faire (20). Et il lui dit : Que voulez-vous ? Ordonnez, lui dit-elle, que mes deux fils que voici soient assis dans votre royaume, l’un à votre droite et l’autre à votre gauche (21) ».
Saint Matthieu que nous expliquons, marque que ce fut la mère qui vint faire cette demande à Jésus-Christ, et saint Marc dit que les enfants la firent eux-mêmes. (Mc. 10, 35) Il est assez probable que cela se fit de l’une et de l’autre manière ; e que les enfants employèrent leur mère, afin que ses prières eussent plus de poids auprès du Sauveur, et pour emporter ainsi ce qu’ils désiraient de leur maître. Ce qui me confirme dans ce sentiment et me prouve que c’était en effet les deux frères qui faisaient cette prière par la bouche de leur mère pour s’épargner la honte de la faire eux-mêmes, c’est que Jésus-Christ dans sa réponse s’adresse à eux et non à leur mère. Mais voyons ce qu’ils demandent leur Maître ; dans quel esprit ils le lui demandent, et ce qui leur donna lieu de faire cette prière à Jésus-Christ. Comme ils remarquaient que partout Jésus-Christ les préférait aux autres apôtres, ils crurent qu’il leur accorderait sans peine cette demande. Un autre Évangéliste nous fait voir ce qu’ils demandaient à Jésus-Christ par ces paroles. Comme ils approchaient de Jérusalem et qu’ils croyaient que le royaume de Dieu, qu’ils regardaient, comme un royaume terrestre, allait bientôt arriver, ils préviennent les autres apôtres et lui font cette prière, espérant que cet honneur qu’ils demandaient les mettrait à couvert de tous les périls. C’est pourquoi Jésus-Christ en leur répondant éloigne d’abord de leur esprit cette pensée, et leur apprend qu’il faut être prêt à souffrir tout, et la mort même et une mort sanglante et cruelle. « Jésus répondit : vous ne savez ce que vous demandez ; pouvez-vous boire le calice que je dois boire, et être baptisés du baptême dont je serai baptisé ? Nous le pouvons, lui dirent-ils (22) ». Que personne ne s’étonne de voir ici tant d’imperfection dans les apôtres. Le mystère de la Croix n’avait pas encore été consommé, et la grâce du Saint-Esprit ne s’était pas encore répandue sur eux. Si vous désirez savoir quelle a été leur vertu, considérez ce qu’ils ont fait ensuite, et vous les verrez toujours élevés au-dessus de tous les maux de la vie. Dieu a voulu que tout le monde connût combien ils étaient imparfaits d’abord, afin qu’on admirât davantage le changement prodigieux que la grâce de Dieu a fait dans leur cœur. Il est donc visible qu’ils ne demandaient rien de spirituel et qu’ils ne pensaient nullement à un royaume céleste.
Mais considérons maintenant ce qu’ils disent en faisant cette demande : « Nous voulons », disent-ils, « que vous fassiez tout ce que nous vous demanderons ». À quoi Jésus-Christ répond : « Que voulez-vous » ? Non pas qu’il ignorât en effet ce qu’ils désiraient ; mais il voulait les forcer de parler et de découvrir cette plaie secrète qu’il voulait guérir. Alors ayant honte eux-mêmes de ce désir, comme trop bas et trop humain, ils s’approchent de Jésus-Christ en secret : « Ils marchèrent un peu devant », dit l’Évangile, afin de n’être point entendus, et de lui pouvoir dire avec liberté tout ce qu’ils lui voulaient dire. Et voici ce me semble ce qu’ils désiraient de lui. Comme le Fils de Dieu leur avait promis à tous de les faire seoir sur douze trônes, ils souhaitaient d’avoir les deux premiers d’entre ces douze. Ils savaient déjà que Jésus-Christ les préférait aux autres apôtres ; mais ils appréhendaient encore saint Pierre. C’est pourquoi, sans le-nominer, ils disent seulement : « Ordonnez que nous soyons tous deux assis dans votre « royaume ; l’un à votre droite et l’autre à votre gauche ». Ils le pressent par ce terme : « Ordonnez ».
Mais Jésus-Christ voulant leur faire voir qu’ils ne demandaient rien que de terrestre et de bas, et qu’ils ne savaient pas même ce qu’ils demandaient, puisque s’ils le connaissaient, ils ne le demanderaient pas : « Vous ne savez ce que vous demandez », leur dit-il, vous n’en connaissez ni le prix, ni la grandeur. Vous ne savez pas combien cette dignité est élevée au-dessus de toutes les puissances des cieux, « Pouvez-vous », ajoute-t-il, « boire le calice que je dois boire, et être baptisés du baptême dont je serai baptisé » ? Il les éloigne tout d’un coup de leur vaine prétention, en leur proposant des choses qui y étaient tout opposées. Vous ne pensez, leur dit-il, qu’à des honneurs et à des royaumes ; vous ne me parlez que de trônes et de dignités, et je ne vous propose que des combats et des souffrances. Ce n’est point ici le temps de recevoir la couronne, et ma gloire ne paraîtra point maintenant. Mais le temps de cette vie est un temps de mort, de guerre et de péril.
Et voyez comment, même par sa manière de les interroger, il les exhorte et les entraîne. Car il ne dit pas : Pouvez-vous répandre votre sang ? Mais « Pouvez-vous boire le calice que je dois-boire » ? pour les exciter ainsi à souffrir, par la gloire qu’ils auraient de participer à ses souffrances. Il donne ensuite à sa passion le nom de « baptême : Et être baptisés du baptême dont je serai baptisé » ? pour marquer que son sang devait expier tous les crimes de la terre. Ces deux disciples, emportés par le désir qu’ils avaient d’obtenir leur demande, répondent hardiment : « Nous le pouvons », ne sachant pas même ce que c’était qu’ils promettaient, et ne pensant qu’à obtenir ce qu’ils désiraient. « Jésus leur dit : vous boirez bien le calice que je boirai, et vous serez baptisés du baptême dont je serai baptisé. (23)». Je vous promets de plus grands biens que vous n’en désirez de moi. Je vous prédis que vous serez honorés du martyre, et que vous souffrirez comme moi ; que vous mourrez d’une mort violente, et que vous aurez part à mon calice. « Mais pour ce qui est d’être assis à ma droite ou à ma gauche, ce n’est point à moi à vous le donner, mais ce sera pour ceux à qui mon Père l’a préparé (23)». Après leur avoir relevé le cœur, et les avoir fortifiés contre la tristesse qu’ils devaient ressentir à sa passion, il leur fait voir avec une grande douceur que leur demande n’était pas assez réglée.
3. On fait d’ordinaire de, ux questions sur ces paroles de Jésus-Christ. La première : Si Dieu en effet a préparé à quelques-uns la gloire d’être assis à sa droite. Et la seconde : Si Jésus-Christ qui est tout-puissant et le maître souverain de toutes choses, ne peut faire à qui il lui plaît cet honneur qu’ils lui demandent. Il est certain pour le premier point que personne ne peut proprement être assis à la droite ou à la gauche de Dieu. Sa gloire est trop relevée, et sa majesté est trop au-dessus non seulement des hommes, mais des anges même, et de toutes les vertus célestes, pour que nulle créature puisse prétendre à un honneur réservé au Fils unique du Père. C’est ce que remarque saint Paul quand il dit : « Auquel des anges Dieu a-t-il jamais dit : Asseyez-vous à ma droite, jusqu’à ce que j’aie réduit vos ennemis à vous servir de marche-pied. Aussi l’Écriture dit touchant les anges : Dieu se sert des esprits pour en faire ses ambassadeurs et ses anges ; mais, il dit au Fils : Votre trône, ô Dieu, demeurera dans tous les siècles des sièc1es » (Héb. 1,5)
Quant à la seconde question, comment Jésus-Christ, peut-il dire : « Ce n’est point à moi à donner à personne la grâce d’être assis à ma droite ou à ma gauche » ? Est-ce parce que cette place sera remplie par d’autres personnes à qui il ne l’aura pas donnée ? Dieu nous garde d’une imagination si fausse. Voici donc, ce me semble, comment nous devons entendre ces paroles de Jésus-Christ Il répond à ses disciples selon leur pensée. Il se rabaisse et se proportionne à leur faiblesse, il évite de leur parler de ce trône de gloire qu’il a à la droite de son père, puisque ceux-ci n’avaient garde de le pouvoir comprendre, étant encore incapables de concevoir d’autres choses beaucoup moins relevées dont il leur parlait très-souvent. Tout le but de ces deux disciples, comme je l’ai déjà dit, était d’avoir la préséance sur tous les apôtres ; et après avoir ouï parler de ces douze trônes qu’on venait de leur promettre, ils tâchent d’obtenir pour eux les deux premiers, ne sachant ce que Jésus-Christ leur promettait par ces trônes.
Que leur répond donc le Sauveur ? Il est vrai, leur dit-il, que vous mourrez pour moi et pour la prédication de ma vérité il est vrai que vous aurez part à ma passion et à mes souffrances : mais cela ne suffit pas pour vous faire jouir de cette primauté que vous désirez. Car s’il se trouvait quelqu’un qui, outre le martyre qu’il aurait de commun avec vous, possédât encore toutes les autres vertus en un degré plus éminent que vous ne les auriez possédées, ne croyez pas que parce que je vous aime maintenant, et que je vous préfère aux autres, je voulusse vous mettre encore au-dessus de celui qui aurait été plus saint que vous.
Cependant, il ne leur dit cette vérité qu’obscurément, afin de ne pas trop les affliger : « Vous boirez », leur dit-il, « mon calice et vous serez baptisés du baptême dont je serai baptisé ; mais, pour être assis à ma droite ou à ma gauche, ce n’est pas à moi à vous le donner, mats à ceux à qui mon Père l’a préparé ». Et à qui le Père l’a-t-il préparé, sinon à ceux qui se signaleraient par la sainteté de leur vie ?
Pour éclaircir ceci par un exemple familier, supposons qu’entre tous les athlètes il y en a deux aimés particulièrement par celui qui préside aux combats, qui le viennent prier de les préférer à tous les autres, et de leur donner le prix destiné à celui qui remportera la victoire. Ne leur pourrait-il pas répondre qu’il ne dépend pas de lui de leur donner cette récompense, mais qu’elle est réservée à ceux qui l’auront méritée par leur adresse et par leur courage ? Pourrait-on dire que cette réponse serait une marque de sa faiblesse et de son impuissance ? et ne dirait-on pas plutôt qu’elle serait une preuve de sa justice, puisque, dans cette distribution de récompenses, il n’a aucun égard aux personnes, mais seulement au mérite ? Comme donc cet homme ne passerait point alors pour impuissant, mais pour juste, disons de même que ce n’est point par faiblesse, mais par justice que Jésus-Christ ne peut donner à quelques-uns d’être assis à sa droite ou à sa gauche.
C’est pour cette raison qu’il exhorte si souvent ses disciples, de fonder toute l’espérance de leur salut, premièrement dans la grâce et dans la miséricorde de Dieu, et ensuite dans leurs travaux et dans leur courage. C’est ce qu’il marque lorsqu’il dit ici : « Mais à ceux à qui mon Père l’a préparé ». Car si d’autres vous surpassent en vertu, s’ils font des actions plus saintes que vous, comment les pourrais-je mettre au-dessous dé vous ? Croyez-vous que, parce que vous êtes mes disciples, vous serez aussi les premiers de tous, si la sainteté de votre vie ne répond au choix que j’ai fait de vous ? C’est donc en ce sens qu’il faut entendre les paroles de Jésus-Christ : « Ce n’est pas à moi à vous donner, etc. » Car on sait assez d’ailleurs qu’il est le maître de tout « et que tout le jugement lui a été donné », comme il dit lui-même. Il le témoigne assez par ce qu’il a dit à saint Pierre : « Je vous donnerai les clés du royaume des cieux ». Saint Paul confirme encore, cette vérité, lorsqu’il dit : « On me réserve une couronne de justice que le Seigneur, ce juste Juge, me rendra en ce jour-là ; non seulement à moi, mais encore à tous ceux qui aiment son avènement ». (2Tim. 4) C’est-à-dire le premier avènement de Jésus-Christ, lorsqu’il a été vu parmi les hommes Puisque saint Paul dit que Jésus-Christ lui réserve la couronne de – justice, il fait bien voir qu’il est le souverain Juge, et que c’est lui qui donne les premiers rangs, puisqu’il est certain que nul des hommes ne sera assis avant saint Paul.
Que si Jésus-Christ parle obscurément en ce lieu, il ne s’en faut pas étonner. Il ménage ses apôtres et épargne leur faiblesse, les voyant encore si humains dans leurs désirs, et il leur répond ainsi en peu de mots pour ne les point attrister, et pour arrêter d’abord cette vaine contestation de préséance. « Alors les dix autres apôtres conçurent de l’indignation contre les deux frères (24) ». Ce mot d’ « alors » se rapporte visiblement au moment que Jésus-Christ reprit ses deux disciples. Tant qu’ils doutèrent des sentiments de Jésus-Christ sur ce point, ils ne témoignèrent point d’indignation : et ils ne se plaignirent point de ce que Jésus-Christ leur préférait ces deux frères. Le respect qu’ils avaient pour leur maître les tenait dans le silence ; et quoiqu’ils ressentissent en eux-mêmes quelque dépit, ils n’osaient néanmoins le faire paraître. Ils avaient déjà été affectés trop humainement de ce que saint Pierre seul avait payé le tribut avec Jésus-Christ ; cependant ils n’en témoignèrent point leur peine, mais ils se contentèrent de demander seulement au Sauveur quel était le plus grand d’entre eux. Mais lorsqu’ils voient ces deux disciples affecter d’eux-mêmes, et demander la primauté, ils commencent « alors » à murmurer ; non pas au moment même qu’ils font cette prière à Jésus-Christ, mais lorsqu’ils voient que Jésus-Christ les en reprend, et qu’il ne veut leur accorder cet honneur qu’autant qu’ils auront travaillé à s’en rendre dignes.
4. Il est aisé de voir dans cette conjoncture que tous les apôtres étaient encore bien imparfaits ; puisque deux d’entre eux désirent d’être les premiers de tous, et que tous les autres s’en fâchent et en conçoivent de la jalousie. Mais, comme j’ai déjà dit, ce n’est pas dans cet état que nous devons regarder les apôtres, mais dans celui où le Saint-Esprit les a mis depuis, lorsque, les remplissant de sa grâce, il les a guéris de toutes leurs passions. Aussi le même saint Jean qui demande ici d’être assis à côté de Jésus-Christ dans son royaume, fait tout le contraire après la Pentecôte, et donne en toutes rencontres la préséance à saint Pierre : et nous voyons dans les Actes des apôtres comment il lui défère dans la prédication et dans les miracles. De même lorsqu’il compose son Évangile, il relève saint Pierre en tout ce qu’il peut. Il rapporte lui seul le témoignage que saint Pierre rendit à Jésus-Christ ressuscité, lorsque les autres apôtres demeuraient dans l’incertitude et dans le silence. Il marque cette entrée mystérieuse dans le sépulcre ; et il a soin de le préférer à lui-même en toutes choses. Et parce qu’ils se trouvèrent, tous deux à la passion dans la maison du grand prêtre, saint Jean marque expressément qu’il était connu du pontife, comme s’il craignait qu’en ce point on ne lui donnât quelqu’avantage sur saint Pierre.
Quant à saint Jacques, frère de saint Jean il ne vécut pas longtemps. Car peu après la descente du Saint-Esprit, il fut embrasé d’une foi si vive que, foulant aux pieds toutes les choses du monde, il parvint à une si haute vertu, qu’il fut tué aussitôt, et mérita d’être le premier, martyr entre les apôtres. C’est ainsi que tous les apôtres sont devenus grands ensuite, et bien différents de ce qu’ils étaient alors dans cet état de faiblesse. Mais que leur dit ici Jésus-Christ pour les apaiser ?
« Et Jésus les appelant à lui leur dit : Vous savez que les princes des nations les dominent, et que les grands les traitent avec empire (25) ». Comme ils étaient troublés et aigris de la demande des deux frères, il tâche, avant même que de leur parler, de les adoucir en les appelant et en les faisant approcher de lui. Comme les deux frères s’étaient séparés de toute la troupe ; pour s’approcher de Jésus-Christ, et pour lui parler en particulier, Jésus-Christ, pour consoler les autres, les fait tous venir auprès de lui pour leur dire ce qui se passait dans le secret de leur cœur, et pour les guérir tous de leur passion. Mais il use ici pour les humilier d’un moyen bien contraire à celui dont il s’était servi il n’y avait pas longtemps. Il n’appelle plus d’enfant pour le mettre au milieu d’eux, et le leur proposer comme un modèle il les étonne au contraire par un exemple bien différent. Les princes des nations, dit-il, « les dominent, et les grands les traitent avec empire ». « Il n’en doit pas être de même parmi vous : mais que celui qui voudra être grand parmi vous, soit votre serviteur (26). Et que celui qui voudra être le premier parmi vous, soit votre esclave (27) ». C’est ainsi que Jésus-Christ a montré que c’est un désir de païens et d’infidèles de souhaiter d’être en charge, et d’avoir le premier rang. Car cette passion est étrangement dangereuse, et elle fait sentir sa violence et sa tyrannie aux plus grandes âmes.
C’est pourquoi, comme elle a besoin d’un remède plus puissant, et comme d’une incision plus profonde, Jésus-Christ s’élève contre elle avec force, et réprime ce désir empoisonné dans ses disciples par la comparaison qu’il fait d’eux avec les païens et les idolâtrés. Ainsi il guérit en même temps l’envie des dix apôtres, et l’ambition des deux frères ; comme s’il leur disait : N’entrez point dans ces sentiments d’aigreur, et ne vous croyez point offensés. Ceux qui recherchent ainsi les premières places se font eux-mêmes plus de mal qu’ils n’en peuvent faire aux autres. Ils se déshonorent par ce désir d’honneur, et leur superbe ambition est le comble de la bassesse.
Car ma conduite est bien différente de celle des hommes, Ceux qui commandent parmi les païens, sont les princes et les rois ; mais dans la religion que j’établis, celui qui est le premier par sa charge, se doit considérer comme le dernier de tous. Et pour vous faire voir la vérité de ce que je dis, considérez qui je suis et ce que je fais. Quoique je sois le roi des anges, j’ai voulu néanmoins me faire homme : j’ai embrassé volontairement les mépris, les outrages, et non seulement les outrages, mais la mort même. « Le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, amis pour servir et donner sa vie pour la rédemption de plusieurs (28) ». Ainsi, je ne me suis pas contenté de souffrir la honte et l’ignominie, mais j’ai donné « ma vie même pour la rédemption de plusieurs ». Car qui sont ceux pour qui je suis mort, sinon les païens et les idolâtres ? Quand vous vous humiliez vous autres, c’est pour vous-mêmes. Mais quand je me suis humilié, ce n’était point pour moi, mais pour vous.
Ne craignez donc point, mes frères, que votre humilité vous déshonore. Vous ne sauriez jamais, quoi que vous fassiez, vous humilier autant que votre Maître. Et néanmoins son humiliation est devenue son plus grand honneur et le comble de sa gloire. Avant qu’il se fût fait homme, il n’était connu que des anges. Mais depuis qu’il s’est revêtu de notre corps, et qu’il est mort sur une croix, non seulement il n’a pas perdu cette première gloire, mais il y a encore ajouté celle de se faire connaître et adorer de toute la terre.
Après cela, n’appréhendez point de vous abaisser en vous humiliant. C’est ainsi au contraire que vous vous relèverez davantage, parce que l’humilité est une source d’honneur et la porte du royaume. Craignons plutôt qu’en prenant une voie tout opposée pour nous élever, nous ne nous combattions nous-mêmes dans cette injuste prétention. Car on ne devient pas grand cri désirant de l’être. Mais celui qui veut être le plus grand de tous, deviendra au contraire le dernier de tous.
C’est une conduite que Jésus-Christ garde toujours dans l’Évangile, d’apprendre aux hommes que le moyen d’obtenir ce qu’ils désirent, est d’y tendre par des voies toutes contraires à leurs pensées. Nous avons déjà fait voir cela plusieurs fois, comme à l’égard des ambitieux et des avares. Le Fils de Dieu dit à l’ambitieux : Pourquoi donnez-vous l’aumône aux pauvres, sinon pour acquérir de l’honneur devant les hommes ? Détruisez donc ce mauvais désir, et je vous comblerai d’honneur et de gloire. Il dit à l’avare : Pourquoi amassez-vous tant de biens, sinon pour devenir riche ? Cessez donc d’aimer ces richesses passagères, et je vous enrichirai véritablement. Il agit encore ici de la même manière. Pourquoi, dit-il, désirez-vous la première place, sinon pour être le premier de tous ? Choisissez donc d’être le dernier, et vous serez le premier. Si vous voulez être grand, ne désirez point de l’être, et vous le serez. Car ce désir d’être grand est de la dernière bassesse. Vous voyez comment il les guérit de leur passion, en leur montrant que s’ils veulent la satisfaire, ils n’obtiendront point ce qu’ils désirent, et qu’ils l’obtiendront en la combattant.
5. Il leur représente l’esprit de domination qui règne chez les païens, afin qu’ils en aient plus d’horreur, et qu’ils le considèrent comme une chose abominable, qui n’est propre qu’aux infidèles et aux idolâtres. L’orgueil, mes frères, n’est qu’une bassesse, et l’humilité est une grandeur solide. Les grandeurs du monde n’en ont que le nom et l’apparence, mais celle de l’humble est réelle et véritable. Les hommes sont grands par une déférence étrangère que la nécessité et la crainte leur fait rendre ; l’humble est grand par une grandeur intérieure, qui tient de celle de Dieu même. Celui qui est grand de cette manière, demeure toujours-ce qu’il est, quand il ne serait connu de personne ; mais le superbe n’est digne que de mépris, lors même qu’il est adoré de tous les hommes. L’honneur que l’on rend aux grands du monde est forcé, c’est pourquoi il périt bientôt, mais celui que l’on rend à l’humble est tout volontaire, et ainsi il ne change point.
Nous voyons une preuve illustre de ce que je dis dans tous ces saints, qui ont été d’autant plus humbles à leurs propres yeux, qu’ils étaient plus élevés aux yeux de Dieu. Leur grandeur est la même après leur mort qu’elle a été durant leur vie, et elle se conserve pour jamais dans la mémoire et dans la vénération des hommes.
Que si nous voulons consulter la raison, elle nous aidera encore à comprendre cette même vérité. On est élevé soit parce qu’on est naturellement de haute taille, soit parce qu’on est haut placé. Voyons donc quel est celui qui se trouve dans ces conditions, ou l’homme vain, ou l’homme humble, et nous trouverons qu’il n’y a rien qui nous abaisse davantage que l’orgueil, ni qui nous élève plus que l’humilité. Le superbe veut être le premier de tous. Il regarde tout le monde comme étant au-dessous de lui. Plus on lui rend d’honneur, plus il en désire, et ne comptant point celui qu’il a déjà reçu, il en redemande toujours davantage. Il méprise tous les hommes avec une insolence insupportable, et il veut néanmoins avoir leur estime. Peut-on trouver rien de plus extravagant et qui se contredise davantage ? Il aime les louanges de ceux qu’il méprise, et lorsqu’il les foule aux pieds, il veut qu’ils l’honorent. N’est-il pas visible que cet homme si altier rampe par terre, et que son effort pour s’élever n’aboutit qu’à le faire ramper. Vous voulez vous mettre au-dessus de tous les hommes, car c’est là l’esprit de l’orgueil. Vous croyez que, tous les autres ne sont rien au prix de vous. Pourquoi donc voulez-vous être honoré de ceux qui ne sont rien ? Pourquoi voulez-voua être toujours environné d’une troupe de flatteurs ?
Vous voyez, mes frères, que rien n’est plus bas ni plus méprisable que cette grandeur imaginaire. Considérons maintenant la grandeur véritable qui est inséparable de l’humilité. L’humble sait ce que c’est que l’homme. Il est persuadé que les hommes sont quelque chose de grand ; mais il se croit eu même temps le dernier des hommes ; et ainsi il se croit indigne de l’honneur qu’on lui – rend, parce qu’il estime beaucoup ceux qui le lui rendent. Il est toujours élevé. Il est toujours égal à lui-même, et toutes ses pensées s’accordent parfaitement. L’estime qu’il a des hommes lui en donne aussi pour l’honneur qu’il en reçoit, et les moindres déférences lui paraissent grandes. Le superbe, au contraire, estime l’honneur, et méprise en même temps ceux qui l’honorent.
De plus, l’humble n’est point esclave de ses passions. Il n’est ni troublé par la colère, ni possédé par l’orgueil, ni déchiré par la jalousie. Et qu’y a-t-il dans le monde de plus grand qu’une âme affranchie de cet esclavage ? Le superbe, au contraire, est comme exposé en proie à ces différentes passions. La colère, l’envie, la vaine gloire déchirent son cœur ; et il est semblable à ces insectes qui se plaisent dans l’ordure et qui s’en nourrissent. Lequel des deux vous paraît donc le plus grand ? Celui qui est libre de ses passions, ou celui qui en est encore l’esclave ? Celui qui les maîtrise, et qui ne s’y laisse jamais surprendre, ou celui qui tremble et qui leur obéit, lorsqu’elles lui commandent quelque chose ? De deux oiseaux qu’on vous ferait voir, lequel diriez-vous qui volerait le plus haut, ou celui qui s’élève au-dessus de tous les pièges et de tous les filets des chasseurs, ou celui qui n’a pas même besoin de filets pour être pris, parce que sa pesanteur l’empêche de s’élever de terre, et que, se servant moins de ses ailes que de ses pieds, il est aisé de le prendre même avec la main ? Voilà proprement l’état d’un orgueilleux. Comme il rampe toujours par terre, il est exposé à tous les pièges qu’on lui tend.
6. La chute de l’ange est une preuve claire de ce que je dis. Tant qu’il a été humble, il a été élevé au plus haut du ciel, et son orgueil l’a précipité jusques au fond des enfers. L’homme, au contraire, lorsqu’il s’humilie devient si grand et si élevé, qu’il foule aux pieds cet auge superbe selon cette parole de Jésus-Christ : « Foulez aux pieds les serpents et les scorpions (Lc. 10, 19) », et, après cette vie, il devient égal aux anges. Que si vous voulez voir parmi les hommes une preuve sensible de ce que je dis, souvenez-vous de ce barbare qui commandait une armée si redoutable, qui, ne comprenant pas ce que le sens commun apprend à tous les hommes, ne savait pas qu’une pierre fût une pierre, une idole une idole et ainsi se rabaissait au-dessous des pierres par le culte sacrilège qu’il leur rendait.
L’humble, au contraire, qui honore Dieu et lui est fidèle, s’élèvera jusques au ciel. Ou plu tôt il pénétrera jusqu’au plus haut des cieux, et passant même au-delà des anges, il se présentera devant le trône de Dieu. Mais je vous prie de me dire lequel des deux est le plut méprisable et le plus abject, ou celui que Dieu protège, ou celui à qui Dieu déclare la guerre ? N’est-il pas visible que c’est ce dernier ? Et cependant, voici ce que dit l’Écriture de ces deux sortes de personnes : « Dieu résiste aux « superbes, et il donne sa grâce aux humbles ». (Jac. 4,6) Je vous demande encore lequel des deux vous paraît plus grand, celui qui offre sans cesse à Dieu une hostie très-agréable, ou celui qui n’a aucun accès ni aucune confiance auprès de lui ? Vous me demandez quelles sont ces hosties et ces sacrifices que l’humble peut offrir à Dieu. L’Écriture le dit : « L’esprit affligé est un sacrifice à Dieu, Dieu ne méprisera pas un cœur contrit et humilié »(Ps. 50,17) Vous voyez donc quelle est la pureté de l’esprit humble, et par, conséquent quelle doit être l’impureté de l’esprit superbe. Car toute âme qui est infectée d’orgueil, est impure devant Dieu.
Nous voyons aussi dans l’Écriture que Dieu proteste qu’il trouve son repos dans l’humble. « Sur qui jetterai-je les yeux », dit-il, « et sur qui me reposerai-je, sinon sur celui qui est doux et humble, qui tremble à la moindre de mes paroles » ? (Is. 66,2) Ainsi l’humble demeure avec Dieu, et le superbe habitera avec le démon. C’est ce qui a fait dire à saint Paul : « Que celui qui s’enfle d’orgueil, tombera dans le jugement et dans la condamnation du diable ». (1Tim. 3,6) Mais ce qui est encore plus étrange, c’est qu’il arrive à celui qui est possédé de cette passion tout le contraire de ce qu’il désire. Il a de hauts sentiments de lui-même. Il veut être honoré de tous, il est au contraire méprisé de tous. Sa vanité le rend ridicule, il a tous les hommes pour ennemis, il n’a personne qui le soutienne, il est l’esclave de la colère, il a une source d’impureté dans le cœur. Qu’y a-t-il de plus misérable qu’une telle vie ? Mais y a-t-il au contraire rien de plus heureux que celui qui est humble ? Il est aimé de Dieu : il est honoré des hommes sans qu’il le désire. Tous le respectent comme leur père, tous le considèrent comme leur frère ; et tous le chérissent comme la prunelle de leur œil. Devenons donc humbles et petits pour devenir grands. Fuyons l’abîme où l’orgueil nous précipite. C’est cette passion qui a perdu Pharaon. Eu se vantant de ne point connaître Dieu, il devint plus méprisable que les rats, que les grenouilles et que les mouches qui le tourmentèrent avec son peuple : et il fut enfin abîmé dans la mer avec toute son armée.
Abraham ; au contraire, en reconnaissant de tout son cœur « qu’il n’était que terre et que cendre (Gen. 14) », défit une grande armée de barbares. Étant tombé entre les mains des Égyptiens, Dieu fit un grand miracle pour sauver sa vie et l’honneur de sa femme. II s’attacha toujours à cette vertu, et il crût en grandeur à proportion qu’il croissait en humilité. C’est cette vertu qui l’a couronné, et qui l’a rendu et le rendra célèbre dans la succession de tous les siècles. Pharaon au contraire n’est maintenant qu’un objet d’exécration et d’horreur, et on le foule aux pieds comme de la terre et de la boue. Car Dieu ne hait rien tant que la présomption et l’orgueil. Il a fait toutes choses dès le commencement du monde, pour déraciner de notre cœur cette passion. C’est pour ce sujet que l’homme est devenu mortel, que sa vie est accompagnée de tant de douleurs et de misères, et que Dieu l’a condamné à travailler sans cesse, et à gagner sa vie à la sueur de son visage. N’est-ce pas cette même passion qui perdit le premier homme ? Elle lui fit espérer d’être égal à Dieu, et en lui promettant ce qu’il n’avait pas, elle lui fit perdre ce qu’il avait. Car c’est là l’effet ordinaire de l’orgueil. Il ne nous donne point ce qu’il nous promet faussement, et il nous ravit ce que nous avions. L’humilité fait tout le contraire ; elle conserve tous les biens de l’âme, et elle lui en donne encore de nouveaux. Aimons donc cette vertu, mes frères. Travaillons avec ardeur pour l’acquérir et la conserver, afin qu’elle nous rende heureux et dans cette vie et dans l’autre, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le Saint-Esprit, est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXVI modifier


« ET COMME ILS SORTAIENT DE JÉRICHO, IL FUT SUIVI D’UNE GRANDE TROUPE DE PEUPLE. ET DEUX AVEUGLES QUI ÉTAIENT ASSIS LE LONG DU CHEMIN, AYANT ENTENDU DIRE QUE JÉSUS PASSAIT, COMMENCÈRENT A CRIER : SEIGNEUR, FILS DE DAVID, AYEZ PITIÉ DE NOUS. ET COMME LE PEUPLE LES REPRENAIT ET LES VOULAIT FAIRE TAIRE, ILS SE MIRENT A CRIER ENCORE PLUS HAUT : SEIGNEUR, FILS DE DAVID, AYEZ PITIÉ DE NOUS ». (CHAP. 20,29, 30, 34, JUSQU’AU VERSET 12, DU CHAP. XXI)

ANALYSE. modifier

  • 1. Ces aveugles, par leurs cris persévérants, nous enseignent à nous-mêmes la persévérance qui obtient tout de Dieu par elle seule.
  • 2. La vue de Jésus-Christ est notre modèle en tout.
  • 3-5. Qu’on donne au monde avec profusion et à Jésus-Christ avec parcimonie. Le saint rougit d’avoir parlé si souvent de ce sujet avec si peu de fruit. Qu’on doit donner aux pauvres, ce qui reste de son revenu sans vouloir augmenter son bien. Qu’il n’y a point de rente plus assurée que l’argent qu’on donne aux pauvres, ni de meilleur bien qu’on puisse laisser à ses enfants.


1. Dans le voyage que Jésus-Christ fait à Jérusalem, on peut considérer, mes frères, d’où il part, et encore plus par où il passe ; et pourquoi il ne va pas dans la Gaulée, mais passe par la Samarie. Nous laissons néanmoins cette dernière question à résoudre à ceux qui s’appliquent avec soin à l’intelligence de l’Écriture. Car si on examine bien ce que dit saint Jean on trouvera qu’il en marque la raison, quoique d’une manière assez obscure.
Poursuivons donc notre dessein, et écoutons ces aveugles qui étaient plus éclairés que beaucoup de ceux qui voient bien clair. Quoi qu’ils n’aient point de guide, et qu’ils ne puissent voir Jésus-Christ qui venait à eux, ils ont néanmoins un désir ardent de l’aller trouver. Ils crient vers lui, et plus on les veut faire taire, plus ils élèvent la voix. C’est là la marque d’une âme ferme et constante. Plus on s’oppose à elle, plus elle fait d’efforts pour vaincre tout les obstacles. Jésus-Christ permettait qu’on les pressât si fort de se taire, pour nous faire mieux reconnaître l’ardeur de leur foi, qui les rendait si dignes d’être guéris. C’est pourquoi il ne leur demande point comme il faisait à tant d’autres, s’ils croyaient qu’il les pût guérir. Leurs cris redoublés et les efforts qu’ils faisaient pour s’approcher du Sauveur, en rendaient un assez grand témoignage. Et ceci nous fait voir, mes frères, que quelque petits et méprisables que nous soyons, si nous approchons de Dieu avec ardeur et avec foi, nous pourrons obtenir par nous-mêmes tout ce que nous désirons. Nous ne voyons point qu’aucun des apôtres ait parlé au Fils de Dieu pour ces aveugles. Plusieurs au contraire tâchaient de leur fermer la bouche et de leur imposer silence, et néanmoins, malgré tous ces obstacles, ils ont trouvé enfin moyen de se présenter à Jésus-Christ. L’Évangile même ne témoigne pas que leur vertu ait pu leur donner cette confiance. La seule ferveur qu’ils font paraître en ce moment, leur tient lieu de tout.
Imitons-les, mes frères. Et quand Dieu différerait de nous donner ce que nous lui demandons, quand plusieurs s’opposeraient à nos demandes, ne cessons point de prier, puisque rien n’est plus capable d’attirer sur nous la miséricorde de Dieu que cette persévérance pleine de foi. C’est la grande instruction que nous donnent ces aveugles. Ni la pauvreté, ni la cécité ; ni l’inutilité de leurs cris, qui d’abord ne sont point exaucés, ni la violence de ce peuple qui veut les forcer à se taire, ne peut ralentir l’ardeur de leur zèle. Tant il est vrai qu’une âme qui a une grande foi dans la douleur qui la presse, se met enfin au-dessus de tout. Que, fait Jésus-Christ en cette rencontre ? « Alors Jésus s’arrêta, et les appelant à lui, il leur dit : Que voulez-vous que je vous fasse (32) ? Seigneur, lui dirent-ils, ouvrez-nous les yeux (33) ». Pourquoi leur demande-t-il ce qu’ils désiraient de lui ? C’est pour empêcher qu’on ne crût qu’il leur donnait autre chose que ce qu’ils lui demandaient. Car Jésus-Christ dans l’Évangile rend toujours témoignage devant tout le monde à la vertu, et à la foi de ceux qui s’approchaient de lui pour lui demander quelque grâce et il les guérit ensuite, soit pour exciter les autres par leur exemple, soit pour montrer aussi qu’ils étaient dignes de cette grâce. C’est ainsi qu’il traita la chananéenne, le centenier, et l’hémorroïsse ; cette dernière avait fait ce qu’elle avait pu pour rester cachée, mais elle n’y réussit point, et fut découverte devant tout le monde, après qu’elle eut été guérie. Ainsi l’on voit partout que Jésus-Christ affectait de révéler devant tout le monde la foi de ceux qui s’approchaient de lui. C’est ce qu’il pratique encore en cette rencontre, après que ces aveugles lut eurent témoigné ce qu’ils désiraient de lui. « Et Jésus ému de compassion leur toucha les yeux, et ils virent au même moment et le suivirent (34) ». Cette compassion de Jésus-Christ est la seule cause de leur guérison ; comme c’est la seule qui l’a fait venir dans le monde. Néanmoins, quoique ce soit sa grâce et sa bonté qui fasse tout, il cherche des personnes qui s’en rendent dignes ; or, ces aveugles l’étaient comme on le voit assez par les grands cris qu’ils font entendre et par leur persévérance à ne point se rebuter ; et enfin par cette reconnaissance si humble qu’ils témoignèrent après avoir reçu ce qu’ils souhaitaient. Ainsi leur courage paraît avant leur guérison, et leur reconnaissance après qu’ils l’ont reçue. C’est pourquoi l’Évangile ajoute « qu’ils le suivirent ».
« Et comme ils approchaient de Jérusalem étant déjà arrivés à Bethphagé, près de la montagne des Oliviers, Jésus envoya deux de ses disciples, leur disant (Ch. 21,1) : Allez-vous-en dans ce village qui est devant vous, et vous y trouverez aussitôt une ânesse liée et son ânon auprès d’elle, déliez-la et me l’amenez (2). Et si quelqu’un vous dit quelque chose, dites-lui que le Seigneur en a besoin ; et aussitôt il les laissera aller (3). Or tout ceci s’est fait afin que cette parole du Prophète fût accomplie (4) : Dites à la fille de Sion : Voici votre roi qui vient à vous plein de douceur monté sur une ânesse et sur l’ânon de celle qui est sous le joug (5) ». Jésus-Christ avait souvent été à Jérusalem ; mais il n’y avait jamais paru avec cet éclat. D’où vient donc qu’il y voulut alors entrer de la sorte ? C’est parce qu’au commencement de sa prédication n’étant pas encore fort connu, ni si près de sa passion, il se mettait indifféremment avec les autres comme un homme du commun, et cherchait plutôt à se cacher qu’à se découvrir. Car s’il eût voulu paraître plus tôt ce qu’il était, il ne se fût pas acquis tant de respect par sa modération, et on lui aurait porté plus d’envie. Mais enfin, après avoir donné tant de marques de sa puissance, et étant à la veille de sa passion, il fait paraître sa grandeur avec plus d’éclat, quoique ses adversaires ne la voient que d’un œil jaloux. Il aurait pu faire dès le commencement de sa prédication ce qu’il fait à la fin : mais cette humilité avec laquelle il s’est caché si longtemps nous est plus utile.
Considérez ici, mes frères, combien Jésus-Christ fait de miracles en un seul jour, et combien il accomplit de prophéties. Il prédit à ses disciples qu’ils trouveraient un âne, et ils le trouvent. Il les assure que personne ne les empêcherait de l’amener, et personne ne les en empêche. Et certes cette facilité était la confusion des Juifs et le sujet d’un grand reproche pour eux ; puisque ceux qui n’avaient peut-être jamais vu le Sauveur, lui accordent à la moindre parole tout ce qu’il désire ; pendant que les Juifs qui lui voyaient tous les jours faire tant de miracles et par lui-même et par ses disciples, ne peuvent se résoudre à le recevoir.
2. Ne regardez pas cette action comme une chose peu considérable. Car, qui a pu persuader à ces personnes apparemment pauvres et qui peut-être gagnaient leur vie par leur travail, de laisser ainsi emmener ces animaux sans s’y opposer, et non seulement sans s’y opposer, mais sans demander même pourquoi on les emmenait, ou comment après l’avoir demandé les laissaient-ils aller sans aucune résistance ? Car l’un et l’autre me paraît également admirable, ou de ne point s’opposer lorsqu’on emmenait leurs bêtes, ou de se contenter qu’on leur dît pour toute raison : « que le maître en avait besoin », sans savoir même quel était ce maître, puisqu’ils ne le voyaient pas, mais seulement ses disciples.
Après cela, qui ne croira que lorsque les Juifs ont entrepris de se saisir de sa personne, il aurait pu s’il eût voulu les arrêter tous d’un clin d’œil ? Et n’apprenait-il pas par cet exemple à tous ses disciples qu’ils devaient lui donner de bon cœur tout ce qu’il leur demanderait, quand ce serait leur propre vie ? Car si des inconnus obéissent au moindre mot que Jésus-Christ leur fait dire, que doivent faire les disciples de ce divin Maître ? Nous pouvons dire encore que Jésus-Christ, par cette action, accomplit une double prophétie, l’une d’action et l’autre de paroles : la première en s’asseyant sur un âne, et la seconde parce que le prophète Zacharie avait prédit qu’il s’assiérait ainsi comme étant roi. Mais en accomplissant une ancienne prophétie, il donnait lieu à une nouvelle dont il traçait la figure, marquant la vocation des gentils, qui, après avoir vécu jusqu’alors comme des animaux impurs, devaient l’adorer peu après et s’assujettir à lui, afin qu’il reposât sur eux. Ainsi, l’accomplissement d’une prophétie était le commencement d’une autre.
Pour moi, je ne crois pas que ce soit pour cette seule raison que Jésus-Christ voulut faire cette entrée dans Jérusalem, monté comme il était sur une ânesse. Il a voulu par cette action si humble nous donner encore l’exemple de l’humilité et de la modération chrétienne. Car Jésus-Christ a voulu non seulement accomplir les prophéties par toutes ses actions, et établir les dogmes et les vérités que nous devons croire ; mais il a voulu encore se rendre le modèle de notre vie, et nous apprendre par toute sa conduite à nous borner toujours à la seule nécessité et à garder une grande modération en toutes choses. C’est pour ce sujet que, devant naître au monde, il ne chercha point de maisons magnifiques, et ne choisit point une mère riche et illustre, mais urne femme pauvre, mariée à un charpentier. Il naît dans une grotte, et on le met dans une crèche. Il choisit pour disciples, non des orateurs, non des philosophes ou des personnes riches et de naissance, mais de pauvres gens qui étaient entièrement inconnus au monde.
Sa table était souvent couverte de pain d’orge, ou du pain que ses disciples achetaient au moment qu’ils en avaient besoin. Il se mettait sur la terre pour manger, et pour y faire manger les autres. Il s’habillait fort pauvrement, et n’avait rien dans ses vêtements qui fût différent de ceux du commun du peuple. Il n’avait point de maison qui fût à lui. Quand il allait d’un lieu à un autre, il faisait tous ses voyages à pied, jusque-là même que souvent il en était fatigué. Quand il voulait se reposer, il ne se servait ni de chaise, ni d’oreiller. Il se mettait sur la terre, tantôt sur une montagne, tantôt auprès d’une fontaine, comme lorsqu’il parla à la femme de Samarie. Voulant nous donner encore un exemple de modération jusque dans nos douleurs et dans nos tristesses, lorsqu’il pleura la mort du Lazare qu’il aimait particulièrement, il ne versa que peu de larmes, pour nous donner ainsi en toutes choses des règles de la modération chrétienne, et nous en marquer les bornes que nous ne devions jamais passer. C’est pourquoi, prévoyant qu’il se trouverait assez de personnes faibles qui ne-pourraient aller à pied, il leur apprend ici, par son exemple, quelle modération il convient en cela de garder : il choisit la monture la plus simple, quelle leçon pour ces riches qui excèdent toute mesure dans la magnificence de leurs équipages !
Mais voyons maintenant quelle est cette prophétie d’actions et de paroles dont je parlais : « Fille de Sion », dit le Prophète, « voici votre Roi qui vient à vous plein de douceur, monté sur une ânesse et sur l’ânon de celle qui est sous le joug ». Il ne fera point cette entrée monté sur un char magnifique comme les rois, il n’imposera point de tributs, il, n’exigera point d’impôts, il ne sera point fier et superbe. Il ne se fera point craindre par le grand nombre de gardes qui l’accompagnent ; mais il témoignera en toute chose une douceur et une humilité toute divine. Qu’on demande aux juifs quel autre roi que Jésus est jamais entré dans Jérusalem monté sur un âne ? Mais Jésus-Christ voulait figurer ainsi l’avenir ; et ce petit ânon marquait l’Église des gentils, qui, jusque-là ayant été toujours vicieuse et indomptée, allait devenir toute pure, aussitôt que Jésus-Christ se serait reposé sur elle.
Et il est bon de considérer toutes les circonstances de cette histoire, et les rapports admirables qui se trouvent entre la figure et la vérité. Les apôtres « délient » ces animaux ; ce sont en effet les apôtres qui nous ont appelés à la connaissance de Jésus-Christ, et à cette foi qui a donné ensuite de l’émulation aux juifs. C’est pourquoi on voit ici que cette ânesse suit l’ânon, parce que, lorsque Jésus-Christ s’est reposé parmi les gentils, les juifs, excités par leur exemple, ont voulu aussi embrasser la foi. Saint Paul marque cette vérité, lorsqu’il dit : « Qu’une partie des juifs est « tombée dans l’endurcissement, afin que la « multitude des nations entrât cependant dans « l’Église et qu’ainsi tout Israël fût sauvé ». (Rom. 11, 25)
Pour faire voir encore que tout ce qui se passait ici était une prophétie, il ne faut que considérer toutes les paroles de cette histoire.
Car sans cela qui croirait que le Prophète se fût arrêté à parler si particulièrement « d’un petit ânon » ? Ce qui confirme encore ceci, c’est que les apôtres ne trouvent aucune résistance, lorsqu’ils veulent « délier » ces animaux : ce qui marquait que dans l’établissement de l’Église, rien ne les empêcherait de rompre les liens des gentils, et de les affranchir de l’idolâtrie : « Les disciples donc s’en étant allés, firent ce que Jésus leur avait commandé (6) ; et amenèrent l’ânesse et l’ânon, et les ayant couverts de leurs vêtements, le firent monter dessus (7) : Or, une grande multitude de peuple couvrit le chemin de ses vêtements. Les autres coupaient des branches d’arbres et les jetaient par où il passait (8). Et tout le peuple, tant ceux qui allaient au-devant de lui que ceux qui le suivaient, criaient : Hosanna, salut et gloire au Fils de David. Béni soit Celui qui vient au nom du Seigneur : Hosanna, salut et gloire lui soit au plus haut des cieux (9) ».
Jésus-Christ ne s’assied sur l’ânon qu’après que les apôtres l’ont couvert de leurs vêtements. Car ils se dépouillèrent eux-mêmes de bon cœur pour le revêtir. C’est ce que marque saint Paul, lorsqu’il dit : « Pour ce qui est de moi, je donnerai très volontiers tout ce que j’ai, et je me donnerai encore moi-même pour le salut de vos âmes ». (2Cor. 12,45) Mais considérons encore comment cet ânon, qui n’avait point été dompté, ni assujetti au frein, ne regimbe point cependant, mais se soumet paisiblement à tout ce que lui demande Celui qui le monte. Dieu nous marquait par cette figure quelle devait être l’obéissance des gentils, et comment ils devaient passer en un moment d’une vie toute déréglée à une vie sainte. C’est cette parole toute-puissante qui fait tout : « Déliez-le et amenez-le-moi ». C’est elle qui a mis l’ordre dans le dérèglement du monde, et qui a purifié les âmes impures.
3. Mais qui pourrait ne pas s’étonner de la bassesse d’esprit que les juifs témoignent. Après une multitude infinie de toutes sortes de miracles, rien ne les surprend tant que cette action. Ils admirent que tout le peuple coure après lui : « Et comme il entrait à Jérusalem, toute la ville s’émut en disant : Qui est celui-ci (10) ? Mais le peuple disait : C’est Jésus le prophète qui est de Nazareth, en Galilée (11) ». Lorsqu’ils croient élever le Sauveur, et dire quelque chose de fort considérable à sa louange, c’est alors qu’ils ne témoignent que de la bassesse. Jésus-Christ se fait rendre cet honneur par ce peuple, non parce qu’il aimait la pompe et le faste, mais pour accomplir les prophéties, et pour nous donner un modèle de vertu. Il voulait encore consoler ainsi ses apôtres, afin qu’ils crussent à sa mort – qu’il ne serait outragé qu’autant qu’il voudrait, puisqu’il s’était fait rendre tous les honneurs qu’il lui avait plu pendant sa vie. Remarquez encore avec quelle exactitude le Prophète décrit toute cette histoire, et combien David et le prophète Zacharie en avaient marqué toutes les circonstances.
Imitons, mes frères, ce peuple qui reçoit aujourd’hui le Fils de Dieu en triomphe. Chantons comme lui ses louanges, et offrons-lui ce que nous avons pour l’honorer. Ce peuple donne ses vêtements, ou pour couvrir l’âne sur lequel Jésus-Christ est monté, ou pour les étendre sous ses pieds, et nous autres, nous le voyons nu lui-même en la personne de ce pauvre, sans que nous pensions à le revêtir, quoiqu’il ne soit pas besoin pour cela de nous dépouiller, mais seulement de lui donner un peu de ce que nous avons de trop. Ce peuple s’empresse pour (aire honneur à Jésus-Christ, les uns en marchant devant lui, et les autres en le suivant, et nous autres, au contraire, nous le rebutons avec mépris et avec injure lorsqu’il s’approche de nous. De quels tourments devrait être puni un outrage si horrible ?
Votre Seigneur et votre Maître se trouve réduit dans un extrême besoin, il approche de vous pour recevoir quelque assistance, et vous ne voulez pas même écouter sa prière vous le querellez, vous lui insultez, vous rendez à ses demandes si humbles, des réponses aigres et outrageuses. Si vous témoignez tant de répugnance pour lui donner seulement un peu de pain ou un peu d’argent, que feriez-vous s’il vous redemandait tout ce qu’il vous a donné ?
Vous voyez tous les jours des hommes qui veulent passer pour magnifiques, donner avec profusion des sommes immenses aux théâtres, à des femmes impudiques, et vous ne pouvez vous résoudre d’en donner à Jésus-Christ, non pas la moitié, mais la centième partie ? Le démon vous commande d’un côté de donner par vanité à ces personnes infâmes, et vous le faites, quoique vous soyez assurés de n’avoir point d’autre récompense de ces profusions que l’enfer ; Jésus-Christ vous commande de l’autre de donner aux pauvres, et vous promet le ciel même pour récompense, et non seulement vous ne le faites pas, mais vous les outragez de paroles. Vous aimez mieux obéir au démon en vous perdant, que d’obéir à Jésus-Christ en vous sauvant. Y a-t-il rien de plus déplorable que cette folie ? Le démon vous offre l’enfer, et Jésus-Christ le ciel, et vous quittez le ciel pour prendre l’enfer. Vous rebutez Jésus-Christ qui vient à vous, et vous appelez de loin le démon, afin de vous donner à lui. Ne faites-vous pas à Jésus-Christ le même outrage que vous feriez à un roi si vous le repoussiez, lorsqu’il vous offre la pourpre et la couronne, pour écouter un voleur qui vous présente une épée pour vous tuer ?
Comprenons donc notre aveuglement, mes frères. Ouvrons les yeux, quoique tard, et réveillons-nous enfin de notre sommeil. Je rougis de vous avoir parlé-si souvent de l’aumône et de n’en avoir pas retiré tout le fruit que j’en attendais. Je sais que quelques-uns ont fait quelque effort, mais on n’a pas fait encore ce que j’avais espéré. J’en vois quelques-uns semer, à la vérité, mais d’une main si resserrée, que je tremble quand je prévois quelle sera la moisson. Pour vous faire voir combien vous êtes resserrés dans vos aumônes, vous n’avez qu’à considérer dans cette ville quel est le plus grand nombre ou des riches ou des pauvres, et combien il y en a de ceux qui ne sont, ni extrêmement pauvres, ni aussi extrêmement riches, mais qui tiennent comme le milieu entre ces extrémités. Je crois que les personnes fort riches font la dixième partie de la ville, et que les gens fort pauvres font une autre dixième partie, et que le reste est entre ces deux états, c’est-à-dire, ni pauvre ni riche. Partageons donc ce nombre de personnes extrêmement pauvres dans toute la ville, et vous verrez dans ce partage quel sujet de confusion vous aurez de vos duretés. Le nombre des personnes fort riches est assez petit, mais celui des gens médiocrement riches est-très-grand, et celui des pauvres, tout à fait pauvres, est assez restreint relativement aux deux autres classes ; il s’ensuit que le nombre des gens pouvant faire l’aumône est très-considérable, et bien suffisant pour nourrir tous l-es pauvres ; et cependant, il y a tous les jours dans cette ville beaucoup de nos frères qui s’endorment le soir avant d’avoir pu apaiser leur faim ; non, je le répète, parce que nous sommes dans l’impuissance de les secourir, mais parce que notre dureté nous en ôte le désir. Car si les riches et ceux qui ont du bien médiocrement, avaient soin de partager entre eux tous les pauvres, à peine cent cinquante personnes en auraient-elles un à nourrir. Et cependant on voit les pauvres se plaindre tous les jours de leur misère au milieu de tout le monde qui les en pourrait délivrer.
Pour vous faire voir plus clairement jusqu’où va cette dureté des riches, considérez à combien de pauvres, de veuves et de vierges cette église distribue tous les jours les revenus qu’elle a reçu d’un seul riche, qui ne l’était pas même extraordinairement. Le nombre qui en est écrit sur le catalogue va jusqu’à trois mille, sans parler des assistances qu’on rend à ceux qui sont dans les prisons, de ceux qui sont malades dans les hôpitaux, des étrangers, des lépreux, de toue ceux qui servent à l’autel, de tant de personnes qui surviennent tous les jours, auxquelles elle donne la nourriture et le vêtement, sans que néanmoins ses richesses diminuent. Si seulement dix personnes riches voulaient assister ainsi les pauvres de leurs biens, on ne verrait plus un seul pauvre dans toute la ville d’Antioche.
4. Vous me direz peut-être Si nous dépensons ainsi notre bien, que laisserons-nous à nos enfants ? Vous leur laisserez au moins le fonds, et puis lé revenu si bien, dispensé, se multiplierait sans doute ; vos aumônes sont comme en dépôt dans le ciel où vous vous amassez un trésor. Que si cela vous paraît trop rude, ne donnez aux pauvres que la moitié de votre revenu, ou la troisième partie, ou si vous voulez la quatrième, ou tout au moins la dixième. Je crois que, par la miséricorde de Dieu, la ville d’Antioche est dans un tel état, qu’elle seule pourrait nourrir chaque jour tous les pauvres de dix autres villes.
Nous en ferions aisément la supputation, si la chose n’était si claire qu’elle parle d’elle-même. Car je vous prie de considérer combien chaque maison fournit d’argent tous les ans pour des taxes et pour des dépenses publiques, sans vous appauvrir pour cela, et sans presque même que vous vous en aperceviez. Si donc chaque riche voulait ainsi se taxer lui-même pour nourrir les pauvres, il ne lui faudrait que très-peu de temps pour ravir le ciel. Après cela, quelle excuse nous restera-t-il, mes frères, lorsque nous verrons en rougissant que nous aurons été infiniment plus resserrés à donner aux pauvres que les gens du monde ne l’auront été à donner à des comédiens, quoique nous fussions assurés que cette libéralité sainte nous aurait été si avantageuse ?
Quand nous devrions vivre toujours sur la terre, nous serions néanmoins obligés d’être libéraux envers les pauvres ; mais devant en sortir si tôt, et en sortir nus et dépouillés de tout, comment nous excuserons-nous de ne leur donner rien de tant de biens dont nous jouissons ? Je ne vous ordonne point de diminuer votre fonds. J’avoue néanmoins que je le souhaiterais, mais je vous y vois peu disposés. Tout ce que je vous conjure donc de faire, c’est de donner au moins de votre revenu, et de n’en rien épargner pour le serrer dans vos coffres. N’est-ce pas assez que ces revenus coulent chaque jour dans vos maisons comme une source abondante qui ne tarit point ? Faites-en donc découler aussi quelque partie sur les pauvres, et soyez de sages économes des biens que Dieu vous a donnés.
Mais je paie, me direz-vous, tant de taxe et tant d’impôts. Négligerez-vous donc à cause de cela de donner l’aumône aux pauvres, parce que personne ne vous y contraint ? Quand vos terres n’auraient rien produit, vous ne laisseriez pas de payer ces impôts sans oser même vous plaindre : et lorsque Jésus-Christ vous traite avec tant de bonté, qu’il ne vous demande de vos biens que lorsque l’année a été abondante, vous refusez non seulement dé lui en donner, mais même de lui répondre avec douceur. Après une telle dureté qui pourra jamais vous délivrer de l’enfer ? Si les peines établies par la justice séculière, vous rendent si exact à payer tous ces impôts que l’on exige ; que ne vous souvenez-vous qu’il y a d’autres peines que celles qu’on souffre en ce monde, et qui sont infiniment plus à craindre, et qu’alors on ne vous renferme point dans un cachot, mais dans un abîme d’un feu éternel ? Que ce soit donc là les premiers tributs que nous ayons soin de payer à l’avenir, puisqu’en cette occasion notre fidélité ou notre négligence doit être suivie d’une éternité de biens ou de maux. Que si vous me dites que vous avez à nourrir beaucoup de soldats, qui vous défendent contre les barbares, considérez qu’il y a une autre armée de pauvres qui vous doit défendre contre les démons. Quand vous avez soin de les assister, ils attirent sur vous par leurs prières la grâce de Dieu, ils écartent de vous ces anges de ténèbres ; ils dissipent les pièges qu’ils vous tendent, ils arrêtent leurs efforts, et ils délivrent votre âme de leur tyrannie.
5. Puis donc que ce sont là les soldats qui combattent chaque jour pour vous contre le démon, exigez de vous-mêmes un tribut pour eux, et contribuez à leur subsistance. Nous avons un Roi qui est bien plus doux que ceux du monde. Il n’exige rien par violence. Il reçoit ce qu’en lui donne, quelque peu que ce puisse être, et s’il arrive que par quelque nécessité vous demeuriez longtemps sans lui rien payer, il ne vous force point de donner ce que vous n’avez pas. Ainsi n’abusons point de sa patience. Amassons-nous un trésor non de colère, mais de grâce et de salut ; non de mort, mais de vie ; non de confusion et de tourments, mais de joie et de gloire. Il ne sera point besoin de convertir en argent ce que vous avez, ni d’en payer le transport. Il suffira que vous le donniez aux pauvres, votre Seigneur fera tout le reste. Il le transportera dans le ciel, il vous en tiendra un compte exact ; et ce sera lui-même qui aura soin pour vous de tout ce trafic qui vous doit enrichir pour jamais.
Ce que vous lui donnez n’est pas comme ce que vous donnez aux rois de la terre. Votre argent périt pour vous, lorsqu’il, est employé pour faire subsister les soldats ; mais il vous demeurera tout entier et avec usure. Ce que vous donnez pour les impôts ne vous revient plus ; mais ce que vous donnez aux pauvres est toujours à vous, et vous le retrouverez avec un gain, non seulement temporel, mais même spirituel. En payant les tributs vous vous acquittez d’une dette, mais en donnant aux pauvres, vous mettez votre argent à rente. Dieu vous en passe le contrat lui-même, et il vous dit : « Celui qui a pitié du pauvre, prête à Dieu son argent ». (Prov. 19,16)
Quoiqu’il soit Dieu et le Seigneur de tout le monde, il n’a pas dédaigné toutefois de nous donner des gages, des témoins et des promesses. Ces gages sont le bien qu’il nous fait en cette vie, et tant de grâces temporelles et spirituelles, qui sont comme les arrhes et les prémices des biens à venir.
Comment donc pouvez-vous différer un si heureux commerce, vous qui avez déjà tant reçu’ de Celui à qui vous confiez votre argent, et qui espérez, d’en recevoir encore plus à l’avenir ? Avez-vous bien pensé à ce qu’il vous a déjà donné ? Il a formé votre corps, il a créé votre âme ; il vous a honoré du don de la raison et de l’intelligence. Il vous a donné l’usage de tout ce qui se voit sur la terre. Il vous a fait la grâce de le connaître. Il vous a donné son propre Fils, et l’a livré à la mort pour vous. Il vous a ouvert dans le baptême la source de tous les biens. Il vous a préparé une table sainte, il vous a promis un royaume et des richesses incompréhensibles. Après tant de biens qu’il vous a faits, et tant d’autres qu’il veut vous faire, vous craignez de lui donner un peu d’argent ? Méritez-vous après cela qu’il vous regarde ?
Quelle excuse alléguerez-vous ? Direz-vous que lorsque vous considérez vos enfants, vous ne pouvez vous empêcher d’être retenu dans vos aumônes ? Que n’accoutumez-vous, au contraire, vos enfants à cette, usure sainte et spirituelle dont je vous parle ? N’est-il pas vrai que si vous aviez une rente sur une personne bien riche, et qui aurait de l’affection pour vous, vous aimeriez infiniment mieux la laisser à vos enfants qu’un argent comptant, parce qu’ils seraient assurés d’être bien payés, sans avoir besoin de retirer leur fonds, et de le placer ailleurs ? Laissez-donc à vos enfants Dieu même pour débiteur, et qu’il leur soit redevable d’une grande somme. Vous avez soin de ne point vendre vos terres afin de les laisser à vos enfants, et que le revenu leur en demeure, et vous craignez de leur laisser une rente, dont les arrérages passent le revenu de toutes les terres, et dont le fonds est aussi assuré que Dieu même ? Ne faut-il pas avoir perdu la raison pour agir de la sorte, lorsque surtout, laissant à vos enfants le contrat de cette rente, vous l’emportez en même temps avec vous ? Car c’est le propre des choses spirituelles de se multiplier ainsi, et de suffire en même temps à plusieurs.
Enfin, mes frères, ne demeurons point pauvres et misérables par notre faute. Ne soyons point cruels et inhumains envers nous-mêmes. Entreprenons de grand cœur ce trafic si louable et si utile, afin que nous en recueillions le fruit après notre mort, qu’il passe encore à nos enfants, et qu’il nous fasse jouir de ces biens ineffables, que je vous souhaite par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui avec le Père et le Saint-Esprit est la gloire, l’honneur et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXVII. modifier


« ET JÉSUS ÉTANT ENTRÉ DANS LE TEMPLE DE DIEU, CHASSA TOUS CEUX QUI VENDAIENT ET ACHETAIENT DANS LE TEMPLE, ET IL RENVERSA LES TABLES DES CHANGEURS, ET LES CHAISES DE CEUX QUI Y VENDAIENT DES COLOMBES, LEUR DISANT : IL EST ÉCRIT : MA MAISON SERA APPELÉE LA MAISON DE LA PRIÈRE, ET VOUS EN AVEZ FAIT UNE MAISON DE VOLEURS. » (CHAP. 21,12, 13, JUSQU’AU VERSET 33)

ANALYSE. modifier

  • 1. Que Jésus a dû chasser les vendeurs du temple par deux différentes fois. Pourquoi Jésus maudit le figuier.
  • 2. Jésus fait aux pharisiens une question sur saint Jean-Baptiste qui les embarrasse et les confond.
  • 3-5. Jésus donne à entendre aux juifs qu’ils seront rejetés et remplacés par les gentils. – Qu’il faut travailler à se convertir sans perdre jamais l’espérance. – Exemple d’une courtisane fameuse qui se retira dans une maison de vierges où elle fit une admirable pénitence. – Que les pécheurs doivent bien espérer s’ils travaillent à se convertir, et que les justes doivent craindre s’ils se relâchent. Inutilité et misère des travaux du monde.


1. Saint Jean rapporte la même histoire, mais au commencement de son Évangile ; au lieu que saint Matthieu ne la rapporte qu’à la fin. Ce qui nous autorise à croire que ce fait a eu lieu par deux différentes fois. Cela paraît prouvé premièrement parla différence du temps ; puisqu’un Évangéliste marque que ceci se fit à la fête de Pâques, et l’autre beaucoup plus tôt. Cela paraît encore démontré par la différente manière dont se conduisent les juifs en ces deux rencontres. Saint Jean marque qu’ils dirent au Fils de Dieu : « Par quel miracle nous montrez-vous que vous avez droit de faire de telles choses (Jn. 2,18) » ? au lieu qu’ici, quoique Jésus-Christ leur eût parlé avec tant de force, ils demeurent néanmoins dans le silence, à cause de la grande réputation que ses miracles lui avaient acquise.
Et c’est ce qui fait voir davantage l’opiniâtreté des juifs, puisqu’après que le Fils de Dieu leur a fait par deux différentes fois le même reproche, ils persistent dans ce trafic sacrilège, et veulent même faire passer Jésus-Christ pour un violateur de la loi et un ennemi de Dieu, lorsque ce qu’il avait fait dans le temple les devait convaincre de sa souveraine puissance et du grand zèle dont il brûlait pour la gloire de Dieu son Père. Car ils lui avaient déjà vu faire un prodigieux nombre de miracles ; et ils voyaient partout que ses actions s’accordaient parfaitement avec ses paroles. Cependant, au lieu d’être persuadés par tant de preuves, ils entrent en colère, sans se vouloir rendre ni aux oracles des prophètes, ni à ces cris de louange que Dieu tire de la bouche des petits enfants. C’est pourquoi, pour leur faire un reproche plus pressant, Jésus-Christ leur cite Isaïe qui dit : « Ma maison sera appelée une maison d’oraison ». Il ne se contente pas néanmoins de cette seule preuve pour leur faire voir quelle est sa puissance. Il la fait paraître encore plus sensiblement dans la guérison d’un grand nombre de malades.
« Alors des aveugles et des boiteux étant venus à lui dans le temple, il les guérit (14) ». Tous ces miracles rendent un témoignage indubitable à la toute-puissance du Fils de Dieu ; et cependant les juifs y demeurent sourds. « Mais les premiers des prêtres et des docteurs de la loi voyant les merveilles qu’il avait faites et les enfants qui criaient dans le temple : hosanna, en conçurent de l’indignation (15), et lui dirent : Entendez-vous bien ce qu’ils disent (16) » ? N’était-ce pas plutôt Jésus-Christ qui leur pouvait parler de la sorte, et qui leur devait dire : « Entendez-vous bien ce que ces enfants disent » ? puisqu’ils lui chantaient des cantiques comme à Dieu. Jésus-Christ, voyant donc que rien ne les pouvait convaincre, et qu’ils combattaient l’évidence même, s’élève contre eux avec force et avec zèle, et leur dit : « N’avez-vous jamais lu cette parole : Vous avez tiré la louange la plus parfaite de la bouche des petits enfants et de ceux qui sont à la mamelle (16)» ? C’est avec grande raison que le Prophète dit que c’est « de la bouche » que Dieu tire cette louange ; puisqu’il est visible qu’elle ne pouvait sortir du cœur de ces petits enfants, dont Dieu déliait la langue par sa vertu invisible, afin de leur faire publier des cantiques dont ils ne comprenaient pas le sens.
Cet événement figurait ce qui devait arriver un jour aux gentils, qui, après avoir été longtemps muets pour les louanges de Dieu, devaient ensuite élever leur voix dans le transport de leur foi et de leur amour. Ceci devait encore instruire et consoler beaucoup les apôtres. Car ils pouvaient demander eux-mêmes, comment étant si grossiers et si ignorants, ils pourraient un jour annoncer des mystères si élevés, leur divin Maître les lire de cette peine, par ce qu’il leur fait voir aujourd’hui, et leur fait conclure que celui qui déliait la langue de ces enfants pour chanter ses louanges, délierait aussi la leur pour prêcher son Évangile dans le Inonde entier. Ce miracle leur faisait connaître encore que Jésus-Christ était le créateur et le maître souverain de la nature. Ainsi, tandis qu’on voit des petits enfants si sages avant leur âge, qui publient les louanges du Sauveur, et dont les cantiques s’accordent avec ceux des anges, on entend au contraire des hommes faits qui ont perdu la raison, et qui parlent comme des furieux et des insensés. Car c’est ainsi que la passion et la malice renversent l’esprit. Mais Jésus-Christ les épargne, et les voyant si troublés et si animés, soit par les honneurs que le peuple lui avait rendus, soit par la manière dont il avait chassé les vendeurs du temple, soit par le grand nombre de miracles qu’il avait faits, soit par les louanges qu’il avait reçues de la bouche des enfants, il les laisse et sort de la ville. « Et les laissant là, il sortit de la ville et s’en alla en Béthanie, où il passa la nuit (17) ». II se retire pour apaiser par sa retraite leur indignation et leur haine ; parce que l’envie qui fermentait dans leurs cœurs leur aurait fait repousser avec animosité toutes ses paroles. « Le matin, comme il revenait à la ville, il eut faim (18) ». Comment a-t-il faim ainsi « dès le matin » ou quand le Sauveur avait-il faim, sinon quand il permettait à sa chair de souffrir cette faiblesse ? « Et voyant un figuier sur le chemin, il s’en approcha, mais n’y trouvant que des feuilles, il lui dit : Qu’à l’avenir il ne naisse jamais de toi aucun fruit, et au même moment ce figuier sécha (49) ». Un autre Évangéliste marque que ce n’était « pas encore la saison des figues ». Comment donc, mes frères, puisque ce n’était pas encore la saison du fruit, notre Évangéliste dit-il que Jésus-Christ vient en chercher à ce figuier ? N’est-il pas visible qu’il ne parle ainsi que pour nous marquer ce que les disciples croyaient de leur maître, et que comme ils étaient fort grossiers, ils crurent qu’effectivement Jésus-Christ venait chercher du fruit à cet arbre ? Car l’Évangile nous fait voir que les apôtres avaient ainsi assez souvent des pensées fort basses touchant le Fils de Dieu. Comme ils avaient donc eu cette pensée du Sauveur, ils crurent de même ensuite que cet arbre ne fut maudit que parce qu’il n’avait point de fruit.
Vous me direz peut-être : Si ce n’est point pour, ce sujet que cet arbre fut maudit, pour quelle raison l’a-t-il donc pu être ? C’était, mes frères, pour donner de la confiance aux apôtres. Car comme jusque-là Jésus-Christ n’avait fait que du bien aux hommes et qu’il n’en avait puni aucun, il fallait aussi qu’il donnât des preuves de sa toute-puissance, par la rigueur qu’il exercerait sur quelques – uns, et par la sévérité de ses jugements, afin que les apôtres et les juifs fussent très-persuadés qu’il pouvait réduire en poudre tous ses ennemis ; et que c’était volontairement qu’il s’offrait de lui-même au supplice de la croix. Mais il était trop bon pour donner sur les hommes des marques de ce que pouvait sa rigueur, et pour faire sur eux l’essai de sa justice toute-puissante. Il ne choisit pour cela qu’un arbre, dans la mort duquel il fait voir jusqu’où pourra aller sa colère et sa vengeance. Il ne faut donc pas rechercher si curieusement pourquoi des arbres et des plantes innocentes sont traitées avec tant de rigueur. Il ne faut point demander pourquoi ce figuier est maudit, puisque ce n’était pas la saison d’avoir du fruit. C’est blesser la raison que de raisonner de la sorte. Considérez seulement l’effet de la puissance de Jésus-Christ, et rendez gloire à celui qui fait de si grands miracles.
Quelques-uns se sont ainsi arrêtés à demander pourquoi Jésus-Christ précipita tant de pourceaux dans la mer, et à vouloir justifier la conduite du Sauveur dans cette rencontre. Mais il ne faut point les écouter. Ces animaux étaient sans raison comme cet arbre sans sentiment. D’où vient donc que Jésus-Christ affecte de faire voir cette figure, et qu’il prend ce prétexte pour maudire cet arbre, sinon, comme j’ai dit, que l’Évangéliste suit la pensée que les apôtres avaient alors, quoiqu’elle fût sans fondement.
Que si ce n’était pas encore le temps pour cet arbre de porter du fruit, c’est en vain que quelques-uns disent que ce figuier marquait la loi, puisque le fruit de la loi était la foi, et que ce temps était venu, et qu’en effet elle l’a porté : « Les campagnes », dit Jésus-Christ, « sont déjà blanches et prêtes à moissonner. Je vous ai envoyés recueillir ce qui n’est pas venu par votre travail ». (Jn. 4,35) Ce n’est donc point le temps de la loi que Jésus-Christ veut exprimer en cet endroit ; son unique but, comme j’ai dit, est de faire voir qu’il est tout-puissant non seulement pour faire du bien, mais encore pour punir.
2. Cela est assez clairement indiqué par cette circonstance que l’Évangéliste relève : « que ce n’était point encore la saison du fruit ». Cette parole nous fait voir que Jésus-Christ n’allait pas en effet à cet arbre pour voir s’il y avait du fruit, mais seulement pour le bien de ses apôtres, que l’Évangile dit avoir été étrangement surpris de ce miracle. Quelques miracles qu’ils eussent déjà vu faire à leur Maître en tant de différentes manières, celui-ci leur paraît tout nouveau, en ce que Jésus-Christ y témoignait pour la première fois la souveraine puissance qu’il avait pour punir les crimes. Il choisit pour ce sujet celui de tous les arbres où ce miracle devait être plus surprenant, c’est-à-dire l’arbre le plus rempli de sève, et il le dessèche tout à coup. Mais, pour montrer clairement que ce miracle ne se faisait que pour les apôtres et pour leur donner de la confiance aux approches de la Passion, nous n’avons qu’à considérer la suite : « Ce que les disciples ayant vu, ils furent saisis d’étonnement, et se dirent l’un à l’autre : Voyez comme ce figuier est devenu sec en un instant (20). Jésus leur répondit : Je vous dis en vérité, si vous avez de la foi et si vous n’hésitez point, non seulement vous ferez ce que vous venez de voir en ce figuier ; mais quand même vous diriez à cette montagne : « Ôtez-vous de là, et jetez-vous dans la mer, cela se fera (21). Et quoi que ce soit que vous me demandiez dans la prière, vous l’obtiendrez si vous le demandez avec foi (22) ». Comprenez-vous enfin par ces paroles, mes frères, que Jésus-Christ n’a fait ce miracle que pour remplir ses apôtres de courage, et pour les empêcher de craindre les maux dont leurs ennemis les menaceraient ? C’est pourquoi il réitère ici par deux fois la même promesse pour les rendre plus ardents à l’oraison ; et pour réveiller leur foi davantage : « Non seulement », leur dit-il, « vous ferez ce que vous venez de voir en ce figuier », mais votre foi et votre oraison vous donneront tant de force et tant de confiance, que vous transporterez les montagnes d’un lieu à un autre.
« Étant arrivé dans le temple, les princes des prêtres et les sénateurs qui étaient les chefs du peuple, le vinrent trouver comme il enseignait, et lui dirent : Par quelle autorité faites-vous ceci, et qui vous a donné cette autorité (23) » ? Les Juifs toujours insolents et toujours aveugles viennent interrompre le Sauveur lorsqu’il instruisait le peuple. Ne pouvant décrier ses miracles, ils l’attaquent sur cette manière si forte, avec laquelle il s’était élevé contre ceux qui exerçaient dans le temple un trafic honteux. On voit dans saint Jean qu’ils font la même demande au Sauveur, non pas dans les mêmes termes, mais dans le même esprit. Car cet Évangéliste marque qu’ils lui dirent : « Par quel miracle nous montrez-vous que vous ayez droit de faire de telles « choses » ? (Jn. 18) Mais on voit que dans saint Jean Jésus-Christ leur fait cette réponse : « Détruisez ce temple et je le rétablirai en trois jours ». Mais saint Matthieu dit ici qu’il leur fit une autre question qui les jeta dans un étrange embarras. Ce qui nous fait voir comme je l’ai dit, que cette même action arriva deux fois : l’une au commencement des miracles et de la prédication de Jésus-Christ, et l’autre à la fin.
Cette demande donc « Par quelle autorité faites-vous ces choses » ? revient à ceci : Avez-vous été établi dans la chaire de doctrine ? Avez-vous reçu l’ordre de la sacrificature, pour vous attribuer une si grande puissance ? Cependant l’action de Jésus-Christ ne pouvait être blâmée comme une entreprise audacieuse, puisqu’elle ne tendait qu’à conserver l’honneur et le respect qui est dû au temple. Ils prennent de là néanmoins un sujet de l’envier, parce que leur envie n’en trouvait point d’autre. Ils n’osent pas même lui faire cette demande au moment qu’il chassait les vendeurs du temple, parce qu’ils étaient arrêtés par l’éclat de ses miracles. Mais le trouvant occupé à enseigner le peuple, ils l’interrompent pour le quereller. Que fait donc Jésus-Christ en cette rencontre ? Il ne répond point précisément à leurs demandes : Il n’était point nécessaire de leur dire d’où lui venait une puissance qu’ils pouvaient, s’ils eussent voulu, reconnaître par eux-mêmes. Il leur fait au contraire une autre question.

« Jésus leur répondit : J’ai une autre question à vous faire, et lorsque vous m’y aurez répondu, je vous dirai par quelle autorité je fais ceci (24). D’où était le baptême de Jean ? Du ciel, ou des hommes (25) » ? Quelle liaison, me direz-vous, y avait-il de cette question avec celle qu’ils lui faisaient ? une très grande : car s’ils eussent répondu que ce baptême était du ciel, Jésus-Christ leur eût répliqué : Pourquoi ne l’avez-vous pas cru, puisque si vous l’eussiez fait, vous ne seriez pas en peine maintenant de me demander d’où me vient cette puissance ? Vous savez qu’il a dit : « Je ne suis pas digne de dénouer le cordon de ses souliers (Luc. 3,16) » ; et « Voilà l’agneau de Dieu, voilà celui qui porte le péché du monde (Jn. 1,29) » ; et « C’est là le Fils de Dieu (Jn. 3,31) » ; et « Celui qui est venu d’en haut est au-dessus de tous » ; et « Il a le van en main et il purgera son aire. » (Mat. 3,12) C’est pourquoi, s’ils eussent cru saint Jean il leur eût été aisé de connaître par quelle autorité Jésus-Christ aurait agi de la sorte.

« Mais eux raisonnaient ainsi en eux-mêmes : Si nous répondons qu’il était du ciel, il nous dira : Pourquoi donc ne l’avez-vous pas cru (25) ? Et si nous répondons qu’il était des hommes, nous avons à craindre le peuple, car Jean passe pour un prophète dans l’estime de tout le monde (26). Ils répondirent donc à Jésus : Nous ne savons. Et Jésus aussi leur répondit : Je ne vous dirai point non plus par quelle autorité je fais ceci (27). » Les Juifs lui disent par malice : « Nous ne savons » ; mais il ne leur répond pas : Je ne le sais pas non plus ; mais « Je ne vous le dirai pas non plus. » S’ils eussent été simplement dans l’ignorance, il n’eût pas refusé de les instruire ; mais comme ils agissaient par un esprit double et artificieux, il a raison de les laisser sans leur rien répondre.

Ce qui les empêcha de dire que le baptême de Jean était des hommes, était, comme dit l’Évangile, « la crainte qu’ils avalent du peuple ». Ainsi l’on voit en toutes rencontres, combien ils étaient corrompus dans le cœur, puisque, méprisant Dieu, ils n’avaient égard qu’aux hommes. Car ils témoignent ici quelque respect pour saint Jean non à cause de sa vertu, mais seulement « à cause du peuple », et ils ne voulaient pas de même croire en Jésus-Christ, parce qu’ils faisaient tout par des respects humains et charnels. Ce souci qu’ils avaient des hommes était l’unique cause de tous leurs maux.

« Que vous semble, ajoute Jésus-Christ, de ce que je m’en vais vous dire ? Il y avait un homme qui avait deux fils, et s’adressant au premier, il lui dit : Mon fils, allez-vous-en aujourd’hui travailler à ma vigne (28). À quoi il répondit : Je ne veux pas : mais après, étant touché de repentance, il s’y en-alla (29). Puis s’adressant à l’autre, il lui fit le même commandement, celui-ci lui répondit : J’y vais, seigneur, et il n’y alla point (30). Lequel des deux a fait la volonté de son père ? Le premier, dirent-ils (31) ». Il commence encore à leur parler par paraboles, pour rendre d’un côté leur désobéissance et leur opiniâtreté inflexible, et pour louer de l’autre l’obéissance si prompte et si ardente des gentils ; en effet, ce qui se passe ici à l’égard de ces deux enfants est la figure de ce qui devait arriver à ces deux peuples. Car les gentils, qui n’avaient point promis à Dieu l’obéissance puisqu’ils n’avaient pas même reçu de loi, n’ont pas laissé de lui obéir effectivement, et avec beaucoup de zèle ; et les juifs au contraire, après avoir promis par un vœu solennel « de faire tout ce que le Seigneur leur dirait (Exo. 19,8 ; et 24, 3) », n’ont point fait ce qu’il leur a commandé. Afin donc qu’ils ne s’imaginent pas que cette loi leur doive servir de rien, Jésus-Christ leur montre au contraire que ce sera par elle qu’ils seront condamnés un jour. C’est ce que saint Paul a dit ensuite : « Ceux qui écoutent la loi, ne seront pas pour cela justes devant Dieu ; mais ceux-là seront justes devant lui, qui observent la loi et qui la pratiquent ». (Rom. 2,13) C’est pourquoi le Seigneur propose aux juifs une question, il veut qu’ils se prononcent afin qu’ils se condamnent eux-mêmes par leur propre bouche.

3. C’est le dessein qu’il a dans cette parabole de la vigne, par laquelle il leur fait voir une image de leur crime dans la personne d’un autre. Comme ces pharisiens, voyant clairement que leur réponse retournerait contre eux-mêmes, refusaient de répondre, le Sauveur enveloppe la même pensée sous l’obscurité d’une parabole. Et après qu’ils se sont condamnés de leur propre bouche, il leur découvre ce qu’il leur avait caché sous ce voile. « Jésus ajouta : Je vous dis en vérité que les publicains et les femmes prostituées vous devanceront au royaume de Dieu (13). Car Jean est venu à vous dans la voie de la justice et vous ne l’avez point cru. Les publicains au contraire et les femmes prostituées l’ont cru ; et vous, sur cet exemple vous ne vous êtes point repentis, et vous ne l’avez pas cru (32) ». S’il leur eût dit d’abord que « les femmes prostituées les devanceraient dans le royaume des cieux », cette parole leur eût paru trop dure : mais comme il ne tire cette conclusion que des principes dont ils sont eux-mêmes demeurés d’accord, ils sont forcés malgré eux d’en reconnaître la vérité. C’est pour ce sujet qu’il ajoute cette raison : « Jean », dit-il, « est venu » à vous et non pas aux autres ; il y est venu, non simplement comme un autre homme, mais « dans la voie de la justice ». Car vous ne lui pouvez rien reprocher, vous ne pouvez l’accuser d’aucune action mauvaise. Sa vie a été irrépréhensible. Il a fait paraître en tout une sagesse extraordinaire, « et cependant vous ne l’avez point cru ». Et ce qui augmente votre crime, c’est que les publicains mêmes et les femmes perdues ont cru en lui ; et de plus, c’est « que vous qui avez vu leur exemple, n’avez point été touchés ensuite de repentance pour croire au « moins après eux », vous qui deviez croire avant eux. Ainsi vous êtes entièrement inexcusables, comme ils sont dignes de toute louange.

Et considérez, je vous prie, combien de circonstances relèvent ici l’infidélité des uns et la foi des autres. Il est venu à vous et non à eux. Vous n’avez point cru en lui, et ils n’en ont point été scandalisés, Ils ont cru en lui, et vous n’en avez point été touchés. Ce que Jésus-Christ dit : « Ils vous devanceront dans le royaume de Dieu », ne marque pas absolument que les autres les y suivront ; mais seulement que s’ils veulent penser à eux, ils peuvent encore espérer de se sauver. Car il n’y a rien qui réveille et qui excite tant les esprits grossiers que l’émulation et la jalousie. C’est pourquoi Jésus-Christ dit si souvent : « Que ceux qui étaient les derniers seront les premiers, et que ceux qui étaient les premiers seront les derniers ». Et c’est pour ce sujet encore qu’il compare ici avec les pharisiens, les publicains, et les femmes débauchées, les deux états les plus désespérés et les plus odieux dans l’un et dans l’autre sexe ; les deux crimes qui nous frappent davantage et qui viennent tous deux d’un excès d’amour : l’un pour les corps et l’autre pour l’or.
Jésus-Christ montre ici en passant que c’était écouter la loi de Dieu que de croire à Jean. Il ne faut pas croire aussi que ce soit seulement la grâce de Dieu qui fasse elle seule que les femmes prostituées entrent dans le royaume de Dieu. La justice le fait aussi, puisqu’elles n’entrent point dans ce royaume en restant ce qu’elles étaient, mais en écoutant la vérité et en la croyant, en se convertissant et en se purifiant des taches de leur vie passée. Ainsi, Jésus-Christ donne de la force à son discours sans le rendre néanmoins trop odieux par cette parabole, et par la comparaison des femmes prostituées. Il ne reprend point tout d’abord les Juifs de n’avoir point cru à saint Jean : il loue auparavant les publicains de ce qu’ils l’ont fait : et il blâme les Juifs ensuite d’avoir refusé de le faire, leur reprochant leur opiniâtreté, et les accusant de tout faire par une vaine crainte des hommes et par un vain désir d’être estimés d’eux. C’était cette crainte orgueilleuse qui les empêchait de reconnaître Jésus-Christ et de croire en lui ; ils avaient peur d’être chassés de la synagogue. Et c’était aussi la même crainte et non point aucun sentiment de respect qui les empêchait de rien dire qui fût désavantageux à saint Jean. Jésus-Christ reprend donc tous ces péchés dans les juifs ; mais il les perce jusques au cœur, en disant : « Que l’exemple même des publicains ne les avait point touchés de repentance pour croire en Lui ». C’est un mal que de ne pas choisir le bien d’abord ; mais c’est encore un plus grand mal, de ne vouloir pas au moins rentrer dans le bien par la pénitence. C’est cette impénitence qui endurcit les pécheurs et qui fait qu’ils se plongent dans toutes sortes de crimes.
Je suis obligé de gémir ici, mes frères, en voyant aujourd’hui tant de monde dans le désordre par cette insensibilité malheureuse. Mais je conjure tous ceux qui m’écoutent de ne se point laisser aller à cet endurcissement. Ne croyez point que vous ne puissiez vous convertir ; et en quelque état funeste que le crime vous ait réduits, ne désespérez jamais de vous-mêmes. Il est aisé à Dieu de vous retirer du fond de l’abîme de tous les vices. N’avez-vous point entendu parler de la courtisane fameuse qui, après s’être convertie, a brillé par sa piété autant qu’elle s’était signalée auparavant par sa vie abominable ? Je ne vous parle point de cette bienheureuse pécheresse de l’Évangile, mais d’une célèbre courtisane de Phénicie, qui s’est convertie de notre temps. Je me souviens que lorsque j’étais encore jeune, elle paraissait sur le théâtre avec grand éclat, et qu’on ne parlait que d’elle, non seulement en ce pays, mais dans toute la Cilicie et la Cappadoce. On sait combien de familles elle a ruinées, et combien de jeunes hommes elle a surpris. On dit même qu’elle usait de la magie, et que comme si sa beauté naturelle n’eût pas suffi pour corrompre assez de personnes, elle y ajoutait ces détestables artifices pour enchanter les hommes de son amour. Le frère de l’impératrice même s’y laissa surprendre tant il était difficile de se défendre de ce piège du démon.
Cependant je ne sais comment tout à coup, ou pour parler plus véritablement, je sais que par une conversion sincère de son cœur et par le changement de sa vo1onté, elle attira sur elle tant de bénédictions et tant de grâces, que n’ayant plus que de l’horreur pour toute sa vie passée, et foulant aux pieds tous ces enchantements du démon, elle oublia la terre pour s’élever dans le ciel. Quoique d’abord il n’y eût rien de plus infâme que sa vie, et qu’elle se fût toute dévouée au théâtre, elle s’est néanmoins purifiée de telle sorte par tous les exercices de la pénitence, par le cilice qu’elle ne quittait jamais, et elle a brûlé d’un amour si ardent pour la chasteté, qu’elle a surpassé plusieurs de celles mêmes qui étaient toujours demeurées vierges. On s’efforça même de la reprendre : et celui qui avait la principale autorité dans la ville, envoya des gens armés pour se saisir de sa personne, mais ils ne purent jamais la retirer du milieu d’une troupe de pieuses vierges qui l’avaient reçue. Après avoir été baptisée, et avoir été jugée digne de la participation des mystères ineffables, elle répondit à cette grâce par une vie toute sainte, et, se purifiant par un accroissement continuel de vertu, elle persévéra dans cet état jusqu’à sa mort bienheureuse. Elle n’a jamais voulu être vue, depuis sa conversion, d’aucun de ceux qui avaient été passionnés pour elle pendant ses désordres. Mais une fois qu’elle se fut renfermée dans cette maison sainte, elle y vécut plusieurs années comme dans une prison.
4. C’est ainsi, mes frères, « que les premiers seront les derniers, et que les derniers seront les premiers ». C’est ainsi que si minus avons une âme fervente et embrasée de l’amour de Dieu, nous ne trouverons rien qui nous empêche de nous convertir, et de rendre même notre vertu un sujet d’admiration et d’étonnement. C’est pourquoi que nul de ceux qui vivent mal, ne se désespère et ne s’abatte, et que nul aussi de ceux qui vivent bien ne se relâche, de peur que les femmes prostituées ne le devancent dans le royaume de Dieu. Que les pécheurs ne perdent point courage, puisqu’ils peuvent devenir les premiers et surpasser les plus justes. Écoutez ce que Dieu dit à Jérusalem : « Je lui ai dit après tant de crimes, convertissez-vous à moi, et elle ne s’est point convertie ». (Jer. 3,1) Quand nous nous convertissons à Dieu, et que nous l’aimons avec ardeur, il ne se souvient plus de toute notre vie passée. Il n’agit pas comme les hommes ; il ne nous reproche point nos premiers désordres. Il ne nous dit point : Pourquoi avez-vous été si longtemps dans ces dérèglements infâmes ? Il nous reçoit avec amour lorsque nous en faisons pénitence ; il vient au-devant de nous, lorsque nous retournons à lui. Il veut seulement que ce retour soit sincère.
Allons donc, nies frères, convertissons-nous à Lui. Attachons-nous fortement à Lui, et clouons nos cœurs par sa crainte. Nous avons de ces exemples, non seulement dans le Nouveau Testament, mais encore dans l’Ancien. Car qui fut jamais plus méchant que Manassé ? Cependant il apaisa Dieu, et il fléchit sa colère par ses larmes. Qui fut jamais plus vertueux que Salomon ? Cependant, pour s’être relâché dans son bonheur, il tomba dans un abîme de désordres. Mais je puis vous donner un exemple de l’un et de l’autre changement dans une seule personne, c’est-à-dire dans David, son père, qui d’abord excella dans la vertu, et qui ensuite tomba dans le crime. Qui fut d’abord plus heureux que Judas ? Cependant il est devenu le traître de son Maître. Qui fut d’abord plus criminel que saint Paul, et néanmoins il est devenu ensuite un vaisseau choisi de Dieu ? Qui fut plus odieux que saint Matthieu, tant qu’il a été publicain, et néanmoins il a eu depuis sa place parmi les apôtres ? Qui commença mieux que Simon le Magicien ? Cependant il est devenu depuis l’exécration de tout le monde. Combien a-t-on vu d’autres changements semblables ? Combien en voit-on encore aujourd’hui ? C’est pourquoi je ne puis m’empêcher de vous redire souvent que les plus grands pécheurs, et ceux mêmes qui se seraient voués au théâtre, ne doivent point se désespérer lorsqu’ils pensent à se convertir ; et que le juste au contraire, qui vit sans reproche dans l’Église, ne doit point trop s’assurer de son salut. Dieu dit à l’un par son Apôtre : « Que celui qui croit être debout, prenne garde de ne point tomber ». (1Cor. 10,12) Et il dit à l’autre par son Prophète : « Celui qui est tombé, ne « pourra-t-il se relever ? Et par un autre : « Redressez les mains lâches et languissantes, et raffermisse les genoux qui sont tremblants ». (Jer. 3,4) Il dit aux bons « Veillez » ; et aux méchants : « Levez-vous, vous qui dormez ; et levez-vous d’entre les morts ». (Eph. 5,14) Les uns doivent travailler pour se conserver ce qu’ils sont ; les autres pour devenir ce qu’ils ne sont pas : les uns pour demeurer sains, les autres pour cesser d’être malades. On à vu souvent des malades devenir sains. On a vu souvent des personnes saines tomber malades par leur négligence. Jésus-Christ dit aux uns : « Vous voilà guéris maintenant, ne péchez plus, de peur qu’il ne vous arrive quelque chose de pis ». (Jn. 5,10) Il dit aux autres : « Voulez-vous être guéris ? Levez-vous, portez votre lit, et allez en votre maison ». Le péché, mes frères, est une grande paralysie, et un mal plus dangereux que toutes les paralysies du corps. Le pécheur non seulement ne fait pas le bien, mais il fait encore le mal. Cependant, en quelque déplorable état qu’il puisse être, s’il veut s’en relever sincèrement, tous ses péchés se dissiperont.
Quand nous aurions langui durant trente-huit ans dans le vice, comme le malade de l’Évangile, si nous voulons être guéris, rien ne nous en empêchera. Jésus-Christ vous crie encore aujourd’hui : « Levez-vous, portez votre lit » : pourvu que vous vouliez vous lever, ne désespérez point du reste : « Vous n’avez point d’homme », mais vous avez Dieu. Vous n’avez personne qui vous jette « dans la piscine », mais vous avez celui qui peut faire que vous n’aurez point besoin de piscine. Vous n’avez personne qui prévienne les autres pour vous y jeter le premier, mais vous avez celui qui vous commande de porter votre lit. Vous ne pouvez pas dire ici : Lorsque je veux me jeter dans la piscine, un autre nie prévient. Si vous voulez vous plonger dans cette fontaine de grâces, personne ne vous en peut empêcher. Cette source ne s’épuise point, cette fontaine coule toujours. Nous recevons tous de sa plénitude, et ses eaux guérissent nos corps et nos âmes. Approchions-nous avec ferveur de cette source du salut. Raab était une courtisane et néanmoins elle s’est sauvée. Le bon larron était un voleur et un homicide, et il est devenu citoyen du ciel. Et ce qui est étonnant et redoutable, Judas, disciple de Jésus-Christ, s’est perdu, lorsqu’un voleur sur la croix est devenu le disciple de Jésus-Christ. Ce sont là, mes frères, les miracles de la puissance de Dieu. C’est ainsi que les mages ont trouvé grâce auprès de Dieu, qu’un publicain est devenu Évangéliste, et qu’un blasphémateur a été changé en apôtre.
5. Considérez donc toutes ces choses, et ne désespérez jamais. Entrez dans une sainte confiance, et excitez-vous vous-mêmes. Commencez seulement à marcher dans la voie étroite, et vous vous y avancerez en peu de temps. Prenez bien garde de ne vous pas fermer la porte de la miséricorde, et que votre défiance ne soit comme des épines qui vous en bouchent l’entrée. La vie présente est courte, et le travail est léger. Quand il serait grand, on devrait le souffrir. Si vous ne voulez pas endurer les travaux si louables et si heureux de la pénitence, vous tomberez dans les maux et dans les afflictions malheureuses que l’on souffre dans le monde. Que si d’une façon ou d’autre il faut toujours souffrir, pourquoi ne préférons-nous pas à des travaux qui nous damnent, ces peines qui sont si heureusement et si glorieusement récompensées ? Mais, dans cette vie même les travaux des chrétiens sont bien différents de ceux que souffrent les gens du monde. Car, dans les engagements du siècle, les périls sont continuels ; les pertes et les afflictions ordinaires ; l’espérance incertaine ; la servitude accablante et insupportable. On y consume son bien, son cœur et son âme même. Lors même que les travaux des gens du monde sont récompensés, ils le sont beaucoup moins qu’ils ne l’espéraient. Car souvent le succès trompe leur attente, et ayant semé ils ne recueillent rien.
Que si quelquefois ils sont plus heureux, et s’ils se voient arrivés enfin au comble de leurs prétentions et de leurs souhaits, ils ne peuvent retenir leur bonheur, et en un moment il leur échappe des mains. Car ils se trouvent tout d’un coup surpris par la vieillesse, et leurs sens affaiblis par l’âge ne sont plus capables de goûter les délices et les plaisirs. Ainsi, ils usent, pour acquérir du bien, la vigueur de leur âge et de leur corps ; elle les abandonne lorsqu’ils en ont, et ils se trouvent dans l’impuissance d’en jouir. Et quand même ils le pourraient faire, ils en voient la fin qui les menace, et la crainte de la mort, qui est si proche, les traverse dans tous leurs plaisirs. Mais il arrive tout le contraire dans la vertu. Le travail ne dure pas plus de temps que cette chair fragile et mortelle ; mais nous en recevrons une récompense éternelle dans un corps qui ne vieillira jamais, qui ne sera plus sujet à la mort ni aux autres faiblesses de cette vie.
Le travail qui précède est court, mais la récompense qui le suit n’aura point de fin, et le corps jouira d’une pleine paix, sans pouvoir plus rien souffrir dans tout le cours de l’éternité. Car il n’y aura plus là de changement ni d’affliction à craindre.
Quels sont donc, mes frères, les biens que les hommes désirent tant dans ce monde ? Des biens qu’on n’acquiert que par une infinité de maux, qu’on ne possède que dans une crainte continuelle de les perdre ; qui ne durent qu’un moment, et qui n’ont pas plutôt paru qu’ils s’évanouissent. Comment peut-on les comparer avec ces autres biens qui sont stables et éternels, qu’on possède sans aucun travail, et qui nous couronnent dans le combat même ? Car celui qui méprise les richesses, trouve dans ce mépris même une grande récompense, n’étant exposé ni à l’envie, ni à la haine, ni aux calomnies, ni aux embûches des hommes. Celui qui est sage et bien réglé dans toute sa vie ; est couronné dès ici-bas. La paix règne dans son cœur, l’innocence dans ses actions, l’honnêteté dans ses paroles. Il ne craint ni les accusations, ni les périls, et il est à couvert d’une infinité de maux. Ainsi, chaque vertu a son prix et sa récompense dès cette vie. C’est pourquoi, mes frères, fuyons le vice et vivons saintement, pour jouir des biens et de ce monde et de l’autre, que je vous souhaite à tous, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur, à qui est la gloire et l’empire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXVIII modifier


« ÉCOUTEZ UNE AUTRE PARABOLE : UN PÈRE DE FAMILLE AYANT PLANTÉ UNE VIGNE, L’ENTOURA D’UNE HAIE, ET CREUSANT DANS LA TERRE, Y FIT UN PRESSOIR ET Y BÂTIT UNE TOUR, PUIS AYANT LOUÉ SA VIGNE À DES VIGNERONS, IL S’EN ALLA EN UN PAYS ÉLOIGNÉ. ET LE TEMPS DES VENDANGES ÉTANT PROCHE, IL ENVOYA SES SERVITEURS POUR EN RECUEILLIR LE FRUIT. MAIS LES VIGNERONS SE SAISISSANT DES SERVITEURS, BATTIRENT L’UN, TUÈRENT L’AUTRE, ET LAPIDÈRENT L’AUTRE. IL LEUR ENVOYA ENCORE D’AUTRES SERVITEURS EN PLUS GRAND NOMBRE QUE LES PREMIERS, ET ILS LES TRAITÈRENT DE MÊME. ENFIN, IL LEUR ENVOYA SON FILS, DISANT EN LUI-MÊME : ILS AURONT AU MOINS QUELQUE RESPECT POUR MON FILS. MAIS LES VIGNERONS VOYANT LE FILS, DIRENT ENTRE EUX : VOICI L’HÉRITIER, ALLONS, TUONS-LE, ET RENDONS-NOUS MAÎTRES DE SON HÉRITAGE. AINSI S’ÉTANT SAISIS DE LUI, ILS LE JETÈRENT HORS DE LA VIGNE ET LE TUÈRENT. LORS DONC QUE LE SEIGNEUR DE LA VIGNE SERA VENU, COMMENT TRAITERA-T-IL SES VIGNERONS ? ILS LUI RÉPONDIRENT : IL PERDRA CES MÉCHANTS COMME ILS LE MÉRITENT, ET LOUERA SA VIGNE A D’AUTRES VIGNERONS, QUI LUI EN RENDRONT LES FRUITS EN LEUR SAISON ». (CHAP. 21,33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 4O, 41, JUSQU’À LA FIN DU CHAPITRE)

ANALYSE. modifier

  • 1 et 2. Jésus fait comprendre aux Juifs qu’elle est leur ingratitude et combien ils seront punis par la parabole du propriétaire qui a planté une vigne.
  • 3-5. De l’amour des faux plaisirs de cette vie. – Description des maux que nous y souffrons. – Comparaison des gens du monde avec les religieux et les solitaires. – Éloge des moines qui vivaient dans les montagnes du voisinage d’Antioche.


1. Jésus-Christ découvre beaucoup de choses par cette parabole. Il fait voir aux Juifs avec quel soin la providence de Dieu a toujours veillé sur eux ; qu’elle n’a rien omis de tout ce qui pouvait contribuer à leur salut ; qu’ils ont toujours été portés à répandre le sang ; qu’après qu’ils ont tué si cruellement les prophètes, Dieu, au lieu de les rejeter avec horreur, leur avait envoyé son propre fils. Il leur marque encore par cette figure qu’un même Dieu était l’auteur de l’Ancien et du Nouveau Testament : que sa mort produirait des effets admirables dans le monde ; qu’ils devaient attendre une terrible punition de l’attentat par lequel ils allaient le faire mourir sur une croix. Que les gentils seraient appelés à la connaissance du vrai Dieu, et que les Juifs cesseraient d’être son peuple. C’est pourquoi il ne leur marque toutes ces choses qu’après qu’il leur a dit cette parabole, pour leur faire mieux comprendre que leur crime était si énorme qu’il était indigne de tout pardon, puisque, malgré tout ce que Dieu avait fait pour leur salut, les publicains et les femmes de mauvaise vie s’élevaient beaucoup au-dessus d’eux dans le royaume de Dieu.
Mais considérez, mes frères, d’un côté la vigilance du maître de la vigne, et de l’autre la paresse et la lâcheté des serviteurs. Il fait lui-même la plus grande partie de ce que ces serviteurs devaient faire eux-mêmes. Il plante sa vigne, il l’environne d’une haie, et fait tout le reste. Il ne leur laisse à faire que fort peu de choses, c’est-à-dire à entretenir cette vigne et à conserver en bon état ce qui leur avait été confié. Car nous voyons par le rapport de l’Évangile que ce Maître si sage n’avait rien omis. Tout était préparé avec un soin admirable ; et cependant tant de soins et tant de préparations ont été entièrement inutiles. Lorsque les Juifs furent délivrés si divinement de l’Égypte, Dieu leur donna une loi, il leur bâtit une ville, il leur dressa un temple, il leur établit un autel, et il s’en alla « dans un pays éloigné », c’est-à-dire qu’il usa envers eux d’une longue patience, parce que Dieu ne punit pas les pécheurs aussitôt qu’ils sont tombés dans le crime. Ainsi ce long éloignement marque sa douceur et sa longue patience : « Il leur envoya ses serviteurs », c’est-à-dire ses prophètes, « pour exiger d’eux le fruit », c’est-à-dire des témoignages de leur fidélité et de leur obéissance par leurs œuvres. Mais ils agissent comme les plus ingrats et les plus méchants de tous les hommes.
Après tant de grâces et tant de faveurs, non seulement ils ne rendent point de fruit, ce qui néanmoins était une négligence et une paresse insupportable, mais ils traitent même outrageusement ceux qui leur viennent demander. N’ayant rien à donner à leur Maître qui exigeait d’eux si justement le fruit de leur vigne, ils ne devaient pas au moins se fâcher contre lui, ni s’emporter d’une si étrange colère contre tous ses serviteurs. Ils devaient plutôt avoir recours aux prières et aux larmes pour fléchir leur Maître. Cependant, non seulement ils se mettent en colère, parce qu’on leur demande ce qu’ils devaient, mais ils trempent même leurs mains cruelles dans le sang des innocents. Ils font souffrir aux autres les peines qu’on leur devait faire souffrir à eux-mêmes : « Tous ces serviteurs, qu’on leur envoie en divers temps » par deux ou trois diverses fois, ne font qu’irriter leur malice ; et ce qui montrait un excès de douceur dans le Maître, fit voir un excès de dureté « dans ses ouvriers ». Vous me direz peut-être pourquoi n’envoya-t-il pas d’abord son Fils propre ? C’était afin que ce qu’ils avaient déjà osé faire leur ouvrît les yeux, qu’ils reconnussent leur crime, et que ce désaveu des indignités commises contre les serviteurs, les disposât à recevoir le Fils avec le respect qui lui était dû.
On pourrait encore donner d’autres raisons ; mais je ne m’y arrête pas pour me hâter d’expliquer la suite. Que veut dire cette parole « Ils auront du respect au moins pour mon Fils » ? Il ne parle pas de la sorte comme ignorant la manière dont ils devaient le recevoir, mais pour faire mieux voir l’excès d’un crime qui était indigne de tout pardon. Car il savait trop assurément que s’il l’envoyait parmi eux, ces méchants le tueraient. Il dit donc : « Ils auront du respect au moins pour mon Fils » pour marquer ce qu’ils devaient faire ; parce qu’il est visible qu’il leur convenait d’avoir ce sentiment de respect. C’est ainsi qu’il parle au prophète Ézéchiel : « Parlez-leur pour voir s’ils vous écouteront (Ez. 2) » ; non qu’il ignorât qu’ils ne l’écouteraient jamais, mais pour empêcher quelques impies de dire que c’était cette prédiction inévitable de Dieu qui forçait ce peuple à demeurer dans son opiniâtreté. C’est la raison pour laquelle Dieu parle ici de la même manière, et comme s’il doutait : « Ils auront peut-être du respect pour mon Fils ». Car s’ils s’étaient conduits si criminellement envers les serviteurs, leur respect pour le Fils aurait au moins dû les retenir.
Que font-ils donc lorsqu’ils l’aperçoivent ? Au lieu de courir à lui, de se prosterner devant lui pour lui demander pardon de leurs excès, ils en commettent encore de plus horribles. C’est ce que Jésus-Christ leur disait par ces paroles : « Emplissez la mesure de vos pères ». (Mt. 23,32) Et les prophètes leur faisaient aussi ce reproche « Vos mains sont pleines de sang. Ils mettent le sang avec le sang ». (Is. 1,15) Et ailleurs : « Ils baptisent Sion en versant le sang ». (Os. 4,2) Ce commandement si formel de Dieu, « vous ne tuerez point (Mic. 3,1) », ne les retient pas. Tant d’autres observances que la loi leur commandait pour les empêcher de tomber dans l’homicide ne les touchent point. Et ils se confirment dans leur cruauté par une accoutumance détestable. Que disent-ils donc, « lorsqu’ils aperçoivent ce Fils ? Allons, tuons-le », disent-ils. Pourquoi ! Qu’ont-ils à lui reprocher ! Quel mal leur a-t-il fait en la moindre chose ? Est-ce parce qu’il les a si particulièrement honorés, et qu’étant Dieu il s’est fait homme pour eux ? Est-ce parce qu’il a fait une infinité de merveilles, qu’il leur a pardonné leurs péchés, et qu’il les invite à son royaume ?
2. Mais voyez de quelle folie ils accompagnent leur impiété, et combien la raison qu’ils allèguent pour le tuer est déraisonnable : « Tuons-le », disent-ils, « afin que l’héritage soit à nous ». Et où le veulent-ils tuer ? Hors de la vigne. Ainsi vous voyez que Jésus-Christ marque jusqu’au lieu même où on le devait faire mourir : « Ils le jetèrent hors de la vigne et le tuèrent ». (Lc. 20,14) Saint Luc marque que c’est Jésus-Christ qui déclara lui-même le supplice qu’on tirerait de ces vignerons, et qu’ils lui répondirent : « Non, que cela n’arrive pas ». Et que Jésus-Christ autorisa ce qu’il leur disait par l’oracle d’un prophète : car, les ayant regardés, il leur dit : « Pourquoi est-il donc écrit : la pierre qui a été rejetée par ceux qui bâtissaient, est devenue la principale pierre de l’angle ? Celui qui se laissera tomber sur cette pierre, se brisera, et elle écrasera celui sur lequel elle tombera ». (Ps. 77,21)
Saint Matthieu marque que ce furent les Juifs eux-mêmes qui prononcèrent leur arrêt. – Et l’on ne doit pas dire qu’il y ait ici aucune contradiction, il est probable que l’une et l’autre version sont vraies. Lorsque les Juifs se furent aperçus, après avoir rendu eux-mêmes cette sentence, que cette parabole les regardait, ils voulurent se rétracter, et Jésus-Christ leur fit voir par le Prophète que cela serait de la sorte. Mais comme la vocation des gentils pouvait leur donner un prétexte de le calomnier, il ne la leur énonce pas clairement. Il use à dessein de termes couverts et obscurs, en disant « qu’il donnerait cette vigne à d’autres ». Il avait affecté de se servir d’une parabole, afin qu’ils se condamnassent eux-mêmes. C’est ainsi que Dieu traita autrefois David, lorsqu’il lui fit prononcer son arrêt par lui-même dans la parabole de Nathan. Il ne faut point d’autre preuve de la justice de ce châtiment, que de voir les coupables s’y condamner les premiers.
Et pour montrer en même temps que ce ne serait pas seulement la justice qui attirerait sur les gentils une faveur qu’ils méritaient si peu, et que le Saint-Esprit avait prédit cette grâce longtemps auparavant, Jésus-Christ rapporte cette prophétie : « N’avez-vous jamais lu cette parole dans les Écritures : la pierre qui a été rejetée par ceux qui bâtissaient, est devenue la principale pierre de l’angle ; c’est le Seigneur qui l’a fait, et nos yeux le voient avec admiration (42) » ? Jésus-Christ montre de plusieurs manières qu’il rejetterait les Juifs à cause de leur incrédulité, et qu’il appellerait les gentils à la foi de l’Évangile. C’est ce qu’il avait déjà fait voir par la femme chananénne ; par cet ânon sur lequel personne n’avait encore monté, par le centenier, et par beaucoup d’autres paraboles qui prouvent la même chose que celle-ci. Il ajoute pour ce sujet : « C’est le Seigneur qui l’a fait, et nos yeux le voient avec admiration » ; marquant ainsi que les gentils qui croiraient, et que ceux d’entre les Juifs qui seraient fidèles, ne seraient qu’une même chose, quoiqu’auparavant il y eût entre eux une si prodigieuse différence. Et, pour leur apprendre qu’il n’y aurait rien dans ce changement si étrange qui fût opposé à Dieu, qui ne lui fût au contraire très-agréable, qui ne fût miraculeux et digne d’étonnement, il ajoute : « C’est le Seigneur qui l’a fait ». Il se donne à lui-même le nom « de pierre » ; et il appelle les Juifs architectes. C’est ce qu’Ézéchiel exprime lorsqu’il dit : « Ils bâtissent une muraille et la crépissent sans art ». (Ez. 13,1) Comment ont-ils « rejeté » Jésus-Christ, sinon en disant : « Cet homme n’est pas de Dieu, cet homme séduit le peuple ». Et ailleurs : « Vous êtes un samaritain et vous êtes-possédé du démon » ? (Jn. 7,8, 9)
Il leur fait voir ensuite que la punition que Dieu leur infligerait, ne se terminerait pas seulement à être rejetés de lui ; il marque les autres peines qu’ils doivent attendre. « C’est pourquoi je vous déclare que le royaume de Dieu vous sera ôté, et qu’il sera donné à un peuple qui en produira les fruits (43). Celui qui se laissera tomber sur cette pierre s’y brisera, et elle écrasera celui sur qui elle tombera (44) ». Il marque ici une double ruine des Juifs. La première, qui aurait lieu en ce qu’ils seraient scandalisés de Jésus-Christ, ce qui est marqué par ce mot : « Celui qui se laissera tomber sur cette pierre » l’autre en ce qu’ils seraient captifs ; celle-ci est exprimée par ce mot : « Elle écrasera celui sur qui elle tombera », ce qui marque la captivité et la misère horrible dans laquelle ils devaient vivre jusqu’à la fin du monde. On peut aussi remarquer en passant que ces paroles : « Elle écrasera celui sur qui elle tombera », marquent sa résurrection. Nous voyons dans le prophète Isaïe que Dieu fait un reproche à sa vigne, au lieu que Jésus adresse ici ces reproches au prince du peuple. Il dit là : « Que devais-je faire à ma vigne que je n’aie point fait » ? (Is. 5,2) Et il lui dit par un autre prophète : « Que vous ai-je fait, et que vos pères ont-ils trouvé de mal en moi » ? (Jer. 2,5) Et ailleurs : « Mon peuple, que vous ai-je fait, et en quoi vous ai-je offensé » ? (Mic. 6,3) Marquant par tous ces endroits leur ingratitude étrange qui leur avait toujours fait rendre le muai pour le bien et les plus grands outrages pour les faveurs dont Dieu les comblait.
Mais Jésus-Christ parlé ici avec beaucoup plus de force. Car ce n’est plus lui qui dit « Que devais-je faire que, je n’aie point fait » ? Mais il les contraint de prononcer cette sentence contre eux-mêmes, et d’annoncer que ce Maître n’avait rien omis de tout ce qu’il devait faire à ces ouvriers ingrats. Car lorsqu’ils disent : « Il perdra ces méchants comme ils le méritent, et louera sa vigne à d’autres vignerons », ils se condamnent de leur propre bouche. C’est le reproche que leur fit le bienheureux martyr Étienne, et qui les frappa si vivement, lorsqu’il les accusait d’avoir toujours été ingrats envers Dieu, et de n’avoir payé que de contradictions et de murmures toutes les grâces qu’il leur avait faites. Tous ces témoignages, prouvaient clairement que c’étaient ceux mêmes qui étaient punis qui s’attiraient ces supplices, et qu’il n’en fallait point rejeter la cause sur Dieu qui les punissait. C’est ce que Jésus-Christ promet par cette parabole et par une double prophétie ; l’une de David et l’autre de lui-même. Que devaient donc faire les Juifs, eu écoutant toutes ces choses ? Ne devaient-ils pas se jeter aux pieds de Jésus-Christ pour l’adorer ? Ne devaient-ils pas admirer les soins qu’il avait toujours témoigné, et qu’il témoignait encore pour eux ? Et si cela n’était pas assez fort pour les toucher, la crainte de tant de punitions ne devait-elle pas les retenir ? Cependant rien ne leur sert.
« Les princes des prêtres ayant entendu ces « paraboles, connurent bien que c’était d’eux qu’il parlait (45). Et voulant se saisir de lui, ils appréhendèrent le peuple, parce qu’il en était considéré comme un prophète (46) »
Ils comprirent enfin que tout ce discours les regardait. Quelquefois, lorsqu’ils se saisissaient de Jésus-Christ, il passait au milieu d’eux sans en être vu ; et quelquefois, sans se cacher, il se contentait de réprimer en-eux-mêmes le désir qu’ils avaient de le perdre. Ce qui faisait dire par admiration : « N’est-ce pas là ce Jésus qu’ils cherchent pour le faire mourir ? Il parle hardiment en public, et ils ne lui disent mot ». (Jn. 7,26) Mais ici, comme la crainte du peuple les retenait assez d’elle-même, il ne voulut point faire d’autre miracle ni se rendre invisible comme autrefois. Car il voulait toujours, le plus qu’il lui était possible, agir en homme, afin de mieux établir la foi de son incarnation. Cependant, ni le respect de tout ce peuple pour le Sauveur, ni toutes les paroles de Jésus-Christ, ni tous les oracles des prophètes, ni le jugement que les autres portaient d’eux, ni celui qu’eux-mêmes avaient prononcé contre eux, n’ont pu les empêcher de devenir les ennemis et les meurtriers de Jésus-Christ ; tant l’avarice, l’ambition, et l’attache aux choses de la terre étaient enracinées dans leur cœur.
3. Apprenez de là, mes frères, que rien ne fait tomber les hommes d’une chute plus déplorable que l’amour des choses présentes, et que rien au contraire ne nous fait jouir plus paisiblement des biens de cette vie et de ceux de l’autre, que le mépris que nous témoignons de tout ce qui est ici-bas : « Cherchez », dit Jésus-Christ, « le royaume de Dieu, et le reste « vous sera donné comme par surcroît ». (Mt. 6,33) Quand il ne nous aurait pas fait cette promesse, nous n’aurions pas dû néanmoins nous mettre en peine des biens de la terre. Mais que devons-nous craindre maintenant, puisqu’en cherchant ceux du ciel, nous devons encore obtenir ceux d’ici-bas ? Cependant nous voyons tous les jours des personnes incrédules qui, aussi insensibles que les pierres, quittent les vrais plaisirs pour s’attacher à ceux qui n’en ont que l’ombre. Car quel plaisir solide y a-t-il dans cette vie ? J’ai résolu aujourd’hui de vous parler avec liberté. Je vous prie de le souffrir, et je vous ferai voir clairement, si je ne me trompe, que ces bienheureux solitaires qui sont crucifiés au monde et dont la vie inspire tant d’horreur, ont incomparablement plus de plaisir que ceux qui vivent dans la vie la plus molle et la plus sensuelle.
Je n’en prendrai point d’autres témoins que vous-mêmes, puisque souvent, lorsque vous êtes environnés de périls, vous souhaiteriez d’être morts, et que dans cet abattement où vous vous trouvez, vous appelez mille fois heureux ceux qui vivent sur les montagnes et dans le fond des déserts, sans être engagés dans le mariage, ni dans les affaires du monde. Je sais que les artisans même, que les gens d’épée, que ceux qui vivent de leurs revenus sans aucun embarras d’affaires, et qu’enfin ceux qui passent le jour et la nuit au théâtre, ont souvent été de ce sentiment. Quoique ces personnes semblent parfaitement heureuses, quoiqu’elles paraissent vivre dans toutes sortes de délices, et que leurs divertissements se succèdent les uns aux autres, il est certain néanmoins qu’elles trouvent bien du fiel et de l’amertume au milieu de tous ces plaisirs. Si un homme par exemple se trouve malheureusement engagé dans l’amour d’une comédienne, il souffrira plus qu’on ne souffre ni dans la guerre, ni dans les voyages, ni dans une ville qui est assiégée.
Mais pour ne point entrer dans ces œuvres de ténèbres, laissons le souvenir de ces maux à ceux qui ont été assez malheureux pour les éprouver, et considérons ce qui se passe dans la vie des hommes de quelque condition qu’ils puissent être. Vous verrez que leur état est aussi, différent de celui des solitaires, qu’un port tranquille et assuré l’est de la pleine mer au milieu de la tempête. Car je vous prie de considérer quel est leur bonheur, premièrement par le lieu qu’ils ont choisi pour leur demeure. Ils ont renoncé pour jamais au bruit des villes et de toutes les places publiques. Ils ont préféré à ces lieux pleins de tumulte le silence affreux des montagnes les plus reculées. Ils n’ont plus aucun commerce avec le monde. Rien de tout ce qui est sur la terre ne les inquiète plus. Ils ne sont plus exposés ni aux soins et aux peines de la vie, ni aux pertes qui accompagnent les richesses, ni aux ressentiments de la jalousie, ni à la violence d’un amour impur, ni enfin à toutes les autres passions qui rendent misérables ceux qu’elles possèdent. Ils ne vivent plus que pour le ciel où ils sont déjà en esprit, et ils se préparent dès ici par avance à ce royaume éternel. Ils s’entretiennent dans une solitude et une paix profonde avec les montagnes et les vallées, les fontaines et les ruisseaux et par-dessus tout avec Dieu, auquel ils parlent sans cesse dans leurs prières. Leur cellule est une demeure de silence-et de paix. Leur âme, dégagée du poids des vices et des maladies des passions, est toujours libre et légère, et elle s’élève en haut comme l’air le plus pur et 1e plus serein.

Toute leur occupation est semblable à cette d’Adam avant son péché, lorsqu’étant revêtu de gloire, il parlait familièrement à Dieu et demeurait dans ce paradis rempli de délices. Car quelle différence y a-t-il entre ces solitaires et Adam, lorsque, avant sa désobéissance, Il était dans ce jardin délicieux pour y travailler ? Il n’avait alors aucun soin de la vie comme ces bienheureux solitaires n’en ont point, il s’entretenait avec Dieu dans la joie d’une conscience pure, et ceux-ci le font avec d’autant plus de liberté et de confiance, que la grâce de Jésus-Christ, dont le Saint-Esprit les remplit, est plus grande que celle d’Adam. Vous devriez avoir vu vous-mêmes ce que nous disons, et en être plutôt les témoins que les auditeurs. Mais puisque vous négligez de le faire, et que cette occupation continuelle et ce tumulte de la ville ne vous le permet jamais, nous nous trouvons réduits à suppléer en quelque sorte à cela par – nos paroles, et nous sommes même contraints de nous borner dans ce dessein, et de vous représenter seulement une partie de ce que font ces saints hommes, parce qu’il serait impossible de décrire ici toute leur vie.
On voit donc ces lumières du monde se lever au point du jour, ou plutôt avant le jour, tenir leurs esprits et leurs pensées élevées en Dieu avec un cœur ardent et une âme libre et dégagée, une vigilance modeste, et une attention respectueuse. L’ennui, les soins, les maux de tète, la pesanteur du corps, la distraction des affaires ne les importunent jamais. Ils sont sur la terre comme les anges sont dans le ciel. Ils vont tous ensemble composer un chœur sacré, pour chanter avec une sainte allégresse et d’un commun accord des hymnes et des cantiques à Dieu, faisant voir sur leur visage la joie qu’ils ressentent dans leur cœur. Ils louent le Seigneur commun de tous, et lui rendent avec ferveur de très-humbles actions de grâce pour toutes les faveurs générales et particulières dont sa bonté comble les hommes. Nous venons de comparer cette vie avec celle d’Adam dans le paradis. Mais nous ne craignons pas maintenant de la comparer avec celle des anges mêmes, puisqu’ils que font clans le ciel que ce que ces saints hommes font sur la terre. Car ils chantent toujours comme ces esprits bienheureux : « Gloire soit à Dieu au plus haut des « cieux, et que la paix soit sur la terre et la « bonne volonté aux hommes ».
On ne leur voit point de ces habits qui traînent par terre, que la mollesse ou la vanité des hommes a inventés, Ils imitent dans le vêtement ces grands hommes d’autrefois, ces anges visibles sur la terre, ces bienheureux pères des solitaires, Élie, Élisée, et saint Jean-Baptiste. Les uns ont des habits de poil de chèvres, les autres de poil de chameaux, les autres se contentent de peaux et de cuirs assez usés.
Après avoir fini leurs saints cantiques, ils mettent les genoux en terre, ils prient Dieu à qui ils viennent d’offrir leurs hymnes, et lui demandent des grâces qui ne viennent pas même dans la pensée des gens du monde. Car ils ne lui demandent jamais rien de tout ce qui périt ici-bas ; ils en ont trop de mépris pour en faire le sujet de leurs prières. Ils prient Dieu dans leurs oraisons ferventes, de leur faire la grâce de paraître un jour avec une sainte confiance devant son tribunal terrible, lorsqu’il jugera les vivants et les morts ; et ils le conjurent que personne d’entre eux n’entende cette parole foudroyante : « Je ne vous connais point ». Ils lui demandent la grâce de passer cette vie pénible avec une conscience pure et dans la pratique des bonnes œuvres, et d’être assistés de son esprit parmi les tempêtes auxquelles elle est exposée. Leur père et l’abbé qui les gouverne président à cette oraison ; et, se levant ensuite après ces saintes prières, ils vont, lorsque le soleil commence à paraître, chacun à son ouvrage particulier, d’où ils retirent de grandes sommes d’argent pour la nourriture des pauvres.
4. Que diront ici ceux qui passent leur vie à entendre des vers infâmes et à voir des spectacles diaboliques ? Je rougis de vous parler de ces choses, mais votre faiblesse me réduit à cette fâcheuse nécessité. C’est ainsi que saint Paul disait aux fidèles : « Comme vous avez fait servir les membres de votre corps à l’impureté et à l’injustice, faites-les maintenant servir à la piété et à la justice pour mener une vie sainte ». (Rom. 6,19) Comparons donc ensemble deux choses entièrement dissemblables. Une troupe de femmes prostituées et de jeunes hommes corrompus qui paraissent sur un théâtre avec cette assemblée si sainte de ces bienheureux solitaires. Et puisque les hommes du monde ne cherchent au théâtre que plaisir, voyons s’ils y en trouvent davantage que ces solitaires dans leurs déserts. Pour moi, je vous avoue que, jetant les yeux sur ces deux troupes, il me semble que j’entends d’un côté un concert d’anges qui font de la terre un paradis, et que je vois de l’autre une multitude de pourceaux qui crient confusément et qui se roulent dans la boue.
Jésus-Christ parle par la bouche des uns, et le démon par celle des autres. Ceux-ci soutiennent leurs voix impures par le bruit des hautbois et des instruments de musique : niais les autres sont soutenus par la grâce du Saint-Esprit, qui se sert de leur langue pour faire une harmonie plus douce que celle des hampes et des luths. Le plaisir dont ils jouissent dans ces concerts sacrés est st pur et si divin, qu’il n’est pas possible de le faire concevoir à des personnes toutes plongées dans la fange. Je souhaiterais de tout mon cœur de faire voir à quelqu’un de ces jeunes gens si corrompus la troupe de ces saints solitaires. Je n’aurais pas besoin de lui parler davantage. Néanmoins, quoique je parle à des personnes noyées dans le vice, il faut faire quelque effort pour les tirer de cet abîme et les élever au-dessus d’eux-mêmes. Voyons donc ce qui se passe dans ce théâtre, et nous trouverons qu’il semble que ces gens aient été ingénieux pour inventer tout ce qui pouvait les perdre sans ressource. Comme si ces femmes impudiques n’étaient pas assez capables de les corrompre par leur seule venue, ils ont voulu qu’elles y mêlassent encore leur voix. Ainsi, le chant de ces malheureuses allume les passions les plus criminelles, et celui de ces saints solitaires a une vertu admirable pour les éteindre.
Après la vue et la voix, il y a encore un troisième piége, qui est la magnificence des habits. Et comme elle plaît d’une part aux yeux impudiques, elle blesse de l’autre les yeux des pauvres qui voient cette pompe avec indignation. Et s’il se trouve parmi les spectateurs un homme pauvre, qui vive dans l’obscurité et dans le mépris, il dit en lui-même : Des femmes perdues et des hommes infâmes, des fils de palefreniers et peut-être même des fils d’esclaves, paraissent ici avec un air et une magnificence de princes, et nous, qui sommes nés libres, de parents libres, et qui subsistons par un honnête travail, nous ne paraissons rien au prix de ces malheureux. Ainsi ils s’en vont tout tristes et tout confus.
La vue de ces saints solitaires ne fait point cette impression sur les hommes, et elle en fait plutôt une toute contraire. Car lorsqu’on y voit les enfants des personnes les plus riches et les plus illustres, porter des habits que le dernier des pauvres dédaignerait de regarder, et trouver sa joie et sa satisfaction dans cette pauvreté extrême, les pauvres y apprennent à se consoler dans tous leurs besoins, et les riches à être plus retenus et plus modérés dans leurs richesses.
Quand ces femmes impudiques paraissent sur le théâtre avec tant d’éclat, ces pauvres soupirent en se souvenant de ce qu’ils voient chez eux, et les riches en reçoivent mie plaie mortelle. L’habit, la voix, le regard, la démarche, et tout l’extérieur efféminé de ces courtisanes pénètre jusqu’au fond de leur cœur. Et comme ils retournent chez eux, l’esprit plein de ce qu’ils ont vu au théâtre, ils n’ont souvent que des rebuts et des dégoûts pour leurs femmes. C’est ce qui produit les disputes, les querelles et les inimitiés, qui quelquefois ont causé même la mort. La vie leur devient insupportable, et ils ne voient plus que dés défauts dans leurs femmes et dans leurs enfants. Enfin le désordre se met tellement dans une maison, qu’il est capable de la renverser.
On n’éprouve point ce malheur, lorsque l’on considère les troupes de nos saints solitaires. La femme est surprise de voir dans son mari, lorsqu’il retourne de leurs déserts, un renouvellement de douceur et de modestie, un éloignement de tous les plaisirs déshonnêtes, et une humeur plus facile et plus douce qu’à l’ordinaire. Ce sont là les effets contraires de ces deux assemblées si différentes. L’une est la source de tous les maux, et l’autre de tous les biens. L’une change les agneaux en loups et l’autre les loups en agneaux. Vous me direz peut-être que la vie de ces solitaires est bien triste, et que toute la joie en est bannie. Mais je vous demande s’il y a rien au monde de plus agréable que de n’être jamais troublé d’aucune passion, de n’être point agité d’ennui, d’inquiétude et de tristesse ? Comparons, si vous voulez, le divertissement du théâtre avec l’avantage qu’on reçoit de voir ces âmes saintes qui mettent leur joie à louer Dieu. L’un ne dure que jusqu’au soir, et laisse ensuite un aiguillon et un remords de conscience qui pique l’âme jusques au vif. L’autre demeure dans le fond du cœur, et y produit d’admirables fruits. Ceux qui ont vu ces saints solitaires, en reviennent l’esprit tout rein pli de la gravité et de la modestie de leur visage, de la beauté champêtre de leur désert, de la douceur de leur conversation, de la pureté de leur vie, et de cette harmonie divine de leurs langues et de leurs cœurs, lorsqu’ils chantent les louanges de Dieu. C’est pourquoi ceux qui aiment cette vie sainte, et qui la considèrent comme un port tranquille, fuient tous les tumultes du siècle, comme des écueils et des tempêtes.
Mais ceux qui voient ces saints ne sont pas seulement touchés et édifiés de leurs chants et de leurs prières, ils le sont encore de l’ardeur avec laquelle ils lisent les livres saints. Aussitôt qu’ils sont sortis de leurs saintes assemblées, l’un s’entretient avec Isaïe, l’autre avec les apôtres, un autre voit les écrits de quelque autre auteur, un autre s’occupe l’esprit de la grandeur et de la sainteté de Dieu, de la beauté de ses créatures visibles et invisibles, de la bassesse de cette vie, et de l’éternelle félicité que Dieu nous promet.
5. Ainsi ils se nourrissent toujours d’une excellente nourriture, non de la chair des animaux de la terre, mais de la parole de Dieu qui est plus douce que ce miel dont Jean-Baptiste se nourrissait dans le désert. Ce ne sont point des abeilles sauvages qui ont recueilli ce miel sur les fleurs, et qui en ont ensuite rempli leurs ruches. C’est la grâce du Saint-Esprit même qui répand ce miel dans leurs cœurs, comme dans des vases préparés, et qui leur permet toutes les fois qu’ils le veulent d’en goûter la douceur ineffable et de s’en nourrir. Ils sont eux-mêmes des abeilles saintes. Ils volent çà et là avec un plaisir chaste et spirituel dans tous ces livres sacrés, et ils en retirent un miel excellent. Si vous voulez comprendre plus clairement quelle est la douceur de cette nourriture divine, approchez-vous d’eux, et vous verrez qu’ils ne respireront au-dehors que l’odeur de cette nourriture céleste dont ils sont remplis au dedans.
Leur bouche n’est jamais ouverte ni aux discours déshonnêtes, ni aux paroles aigres, ni aux disputes. Il n’en sort rien qui ne soit digne du ciel. La bouche des gens du monde toujours agités de la furie de leurs passions, qui n’ont que le vice et le désordre dans le cœur, est semblable à ces égouts et à ces amas de fange et de boue. Mais celle de ces saints solitaires est comme une source très-vive et très-pure qui coule le lait et le miel. Si vous trouvez étrange que je compare la bouche des personnes du monde à des choses si honteuses et si sales, sachez au contraire que je les épargne beaucoup, et que l’Écriture va bien plus loin, lorsqu’elle dit : « qu’ils ont sur leurs lèvres un venin d’aspics, et que leur gosier est comme un sépulcre toujours ouvert ». (Ps. 13,7) Les lèvres de nos saints solitaires sont bien différentes de celles-là, puisqu’elles ne respirent qu’une odeur très agréable. Vous voulez que jusqu’ici je n’ai représenté dans ces solitaires que le bonheur, dont ils jouissent en cette vie. Car qui peut exprimer ces délices éternelles que Dieu leur prépare en l’autre ? Qui peut seulement comprendre ce repos si désirable, ce bonheur si incompréhensible, et ces biens si inestimables dont ils jouiront alors ? Je ne doute pas que quelques-uns d’entre vous ne soient touchés de ce que je dis, et que vous ne conceviez quelque amour pour cette vie, lorsque nous tâchons de vous la dépeindre telle qu’elle est. Mais quel avantage retirerez-vous si ce feu que j’allume ne brûle dans votre cœur qu’autant de temps que vous êtes dans l’église, et s’il s’éteint aussitôt que vous en sortez ? Pour prévenir donc ce mal, et pour empêcher que ce désir ardent ne se refroidisse, allez vous-mêmes voir ces anges de la terre, afin qu’il s’échauffe encore davantage par cette vue. Car un si saint spectacle fera sans doute plus d’impression sur vos esprits que but ce que je vous en pourrais dire.
Ne me dites point : avant que de partir, il faut que j’en parle à ma femme, et que je mette ordre à quelques affaires, par ce retard est une marque de l’indifférence que vous avez pour ces choses. Souvenez-vous que dans l’Évangile un homme n’a désiré qu’un peu de temps pour pouvoir donner ordre à sa famille, et que Jésus-Christ ne le lui a pas permis. Que dis-je, pour donner ordre à sa famille ? (Lc. 9,60) Un autre disciple ne voulant qu’ensevelir son père, Jésus-Christ ne le lui accorda pas ; et cependant il n’y a point de devoir de la piété chrétienne qui paraisse si nécessaire que d’ensevelir un père mort. D’où vient donc que Jésus-Christ n’accorde pas ce temps si court, sinon parce qu’il sait que le démon veille toujours pour nous tenter et pour chercher une entrée dans notre cœur, et que s’il peut nous Faire différer le moins du monde nos bonnes résolutions, il saura bien les détruire ensuite ? C’est pourquoi le sage nous donne cet avis si important : « Ne différez point de jour en jour ». (Sir. 5,7 ; 18, 21) Car c’est ainsi que vous réglerez mieux toutes choses, et que vous apporterez un meilleur ordre aux affaires de votre famille : « Cherchez premièrement », dit Jésus-Christ, « le royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces autres choses vous seront données comme par surcroît ». (Mt. 6,33) Si nous prenons garde avec tant de soin que ceux qui négligent leurs propres affaires pour se charger des nôtres, ne manquent de rien ; combien plus Dieu pourvoira-t-il à toutes choses, lorsque nous serons à, lui ; puisque lors même que nous n’y sommes point, il ne laisse pas de veiller sur nous avec une bonté si particulière ? Ne vous inquiétez donc plus de tout ce qui vous regarde, mais déchargez sur la bonté de Dieu tous ces soins. Votre vigilance ne peut être que la vigilance d’un homme, mais Dieu veille sur vous en Dieu. Ne vous appliquez donc pas tout entier aux choses de la terre, en négligeant celles du ciel, de peur que Dieu n’abandonne aussi toutes vos affaires. Si vous voulez qu’il en prenne soin, abandonnez-vous à lui entièrement. Car si vous ne pensez qu’à vos affaires temporelles en négligeant les spirituelles, Dieu en aura d’autant moins de soin, que celui que vous en avez est contre son ordre. Si vous voulez donc que ce que vous aimez vous réussisse, si vous voulez être en même temps délivré de soin, attachez-vous aux choses spirituelles, et méprisez les temporelles. Ainsi vous posséderez la terre et le ciel ; et vous serez heureux dans le temps et dans l’éternité, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXIX. modifier


« JÉSUS PARLANT ENCORE EN PARABOLES, LEUR DIT : LE ROYAUME DES CIEUX EST SEMBLABLE A UN ROI, QUI, VOULANT FAIRE LES NOCES DE SON FILS, ENVOYA SES SERVITEURS POUR APPELER AUX NOCES LES CONVIÉS, MAIS ILS REFUSÈRENT D’Y VENIR. IL ENVOYA ENCORE D’AUTRES SERVITEURS AVEC ORDRE DE DIRE DE SA PART AUX CONVIÉS : J’AI PRÉPARÉ MON DÎNER ; J’AI FAIT TUER MES BŒUFS, MES VOLAILLES ET TOUT CE QUE J’AVAIS FAIT ENGRAISSER : TOUT EST PRÊT, VENEZ-VOUS-EN AUX NOCES ». (CHAP. 22,1, 2, 3, 4, JUSQU’AU VERSET 15)

ANALYSE. modifier

  • 1. Jésus-Christ, par la parabole du roi qui célèbre les noces de son fils, rappelle aux Juifs leurs crimes envers les envoyés de Dieu, et leur prédit leur châtiment.
  • 2. La vocation divine nous vient non de notre mérite, mais de la grâce.
  • 3 et 4. Quels sont les ornements dont il faut se parer pour approcher dignement de l’Eucharistie. – Que c’est une cruauté de se vêtir avec luxe, et de laisser mourir les pauvres de faim. – L’orateur exhorte ses auditeurs à la vertu en leur représentant la vie des solitaires.— Combien ils doivent, à leur exemple, se regarder comme des soldats sur la terre. – Description de ces armées saintes. – Que les déserts apprennent à ceux qui vivent dans les villes de combien de choses ils peuvent se passer.


1. Considérez, mes frères, et par cette parabole et par la précédente, quelle différence il y a entre le fils et les serviteurs. Considérez combien d’un côté il y a de rapports entre ces deux paraboles, et combien de l’autre il y a de différence. Elles marquent toutes deux la longue patience de Dieu, sa douceur infatigable, sa providence et sa bonté, et l’extrême ingratitude des Juifs ; elles prédisent aussi toutes deux la chute des Juifs et la vocation des gentils. Mais cette dernière a ceci de particulier, qu’elle marque avec combien de circonspection et de crainte nous devons servir Dieu et avec quelle sévérité notre négligence sera punie. C’est pourquoi celle-ci vient parfaitement bien après la première. Jésus-Christ, qui avait terminé la première par ces paroles qui en faisaient la conclusion : « On donnera cette vigne à un peuple qui en produira les fruits », marque dans celle-ci quel est ce peuple.
Mais on voit encore ici une tendresse de Dieu toute particulière pour le salut des Juifs, les persécuteurs et les homicides de son Fils. La parabole précédente n’avait témoigné cette bonté de Dieu sur eux qu’avant la mort de Jésus-Christ ; mais celle-ci fait voir qu’il est à leur égard dans la même disposition après même qu’ils l’ont fait mourir. Il ne cesse point encore alors de les appeler à lui ; et lorsqu’il devrait tirer vengeance de leur crime, il ne pense qu’à les inviter aux noces et à leur rendre le plus grand honneur qu’il leur pouvait faire.
On voit encore dans ces deux paraboles que ce ne sont point les gentils qui sont appelés les premiers, mais les Juifs ; et que, comme Dieu ne donne sa vigne à d’autres qu’après que les vignerons non seulement n’en ont pas reçu le maître, mais qu’ils l’ont même fait mourir cruellement, il n’appelle aussi ces derniers aux noces qu’après que les autres ont refusé d’y venir. Y a-t-il rien de plus insensé que les Juifs ? ils sont invités aux noces, et à des noces qu’un roi si puissant fait à son Fils unique, et ils ne daignent point y venir.
Quel homme sur la terre ne se tiendrait très-heureux, si un roi lui offrait un pareil honneur.
Mais d’où vient, me direz-vous, que Jésus-Christ compare à des noces la grâce qu’il est venu apporter au monde ? Il le fait pour nous faire mieux comprendre le soin qu’il a de nous et le désir qu’il a de notre salut. Il le fait pour empêcher que vous ne vous figuriez rien de triste dans cette vocation, et que vous reconnaissiez que tout y est rempli d’une joie céleste et de délices ineffables. C’est pourquoi saint Jean appelait Jésus-Christ « l’Époux (Jn. 3,29) », comme l’a fait saint Paul ensuite, lorsqu’il dit : « Je vous ai fiancé à un homme ». (2Cor. 2,2) Et ailleurs : « C’est là un grand mystère ; mais je dis en Jésus-Christ et en l’Église ». (Eph. 5,32) -
Vous me direz peut-être : pourquoi l’Évangile ne dit-il pas que « ces noces » sont les noces du Père, et pourquoi les appelle-t-il les noces du Fils ? C’est parce que cette divine épouse était préparée pour le Fils. Quoiqu’on puisse dire en même temps qu’elle a été aussi préparée pour le Père, parce que, comme ils n’ont tous deux qu’une même substance, l’Écriture leur attribue assez indifféremment plusieurs choses. Mais cette dernière parabole marque clairement la résurrection du Fils ; ce que ne fait pas la précédente, qui ne représente au contraire que la mort du Fils unique, au lieu que celle-ci montre les noces du Fils après sa mort et par sa mort même, puisque c’est par elle qu’il devient Époux.
Cependant toutes ces instructions n’adoucissent point les Juifs ; et tant de vérités étonnantes ne les font point rentrer en eux-mêmes. Ils portent leur malice jusqu’au dernier excès, et commettent trois crimes horribles qui leur attireront éternellement la haine et la condamnation du monde entier. Le premier, le meurtre de tant de prophètes ; le second, la mort du Fils unique ; et le troisième, la dureté épouvantable qu’ils témoignent contre lui après sa mort. Quoiqu’ils aient fait mourir son Fils si cruellement, Dieu ne laisse pas d’inviter encore ces meurtriers « à ses noces », mais ils refusent d’y venir, et ils prennent des excuses ridicules pour colorer ce refus. L’un dit qu’il a « acheté des bœufs », l’autre « qu’il a acquis une terre », et l’autre enfin « qu’il s’est marié ». Ces prétextes, qui sont spécieux, nous apprennent qu’il n’y a rien sur la terre, quelque nécessaire qu’il paraisse, qui ne doive céder à ce qui regarde le salut.
Dieu invite ces hommes, non en les surprenant tout d’un coup, mais en les appelant plu sieurs siècles auparavant : « Dites aux invités », dit-il ; et après ; « Allez appeler les invités », ce qui redouble encore leur crime. Vous me demanderez, mes frères, quels sont les serviteurs « qui les ont appelés ». Ce sont les prophètes, c’est saint Jean qui envoyait tout le monde à Jésus-Christ, et qui déclarait hautement que Jésus croîtrait et que lui au contraire diminuerait. Enfin, c’était le Fils de Dieu même qui les avait appelés, et qui leur disait : « Venez, vous tous qui êtes travaillés, et qui êtes chargés, et je vous soulagerai ». (Mt. 11,27) Et ailleurs : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive ». (Jn. 7,37)
Mais il ne se contente pas de les appeler de paroles. Il les appelle encore par des effets pleins de merveilles. Et après son ascension il les invite par saint Pierre, et par ses autres apôtres à retourner enfin à lui : « Celui », dit saint Paul, « qui a établi Pierre par sa force toute-puissante pour être l’apôtre des Juifs, m’a établi de même pour être l’apôtre des gentils ». (Gal. 2,7) Dieu, quoiqu’ils eussent tué son Fils, les appelle encore une fois par ses serviteurs. Mais à quoi les appelle-t-il ? Est-ce à des supplices ? est-ce à des afflictions ? est-ce à des souffrances ? Ou n’est-ce pas plutôt « à des noces », à des plaisirs et à des délices ? « J’ai fait tuer », dit-il, « mes bœufs et mes volailles ». Quelle magnificence ! Quelle somptuosité ! Et cependant rien ne peut toucher les Juifs, et plus la patience de Dieu redouble à leur égard, plus croit aussi leur dureté et leur résistance.
« Mais eux, sans s’en mettre en peine, s’en allèrent l’un à sa maison des champs, et l’autre à son trafic ordinaire (5) ». Ils refusent de venir à ces noces où Dieu les fait appeler avec tant de soin, et ils refusent d’y venir, non tant par des empêchements réels que par une pure négligence. Cette excuse des bœufs qu’ils ont achetés, ou d’une terre qu’ils ont acquise, ne sont que des prétextes de leur paresse. Dieu ne reçoit point ces excuses lorsqu’il nous appelle au salut. Il n’y a point de nécessité ni d’affaire qui doive nous en détourner. Mais leur plus grand mal n’est pas de ne point venir à ces noces ; c’est de traiter si mal ceux qui les y viennent inviter, de leur faire tant d’outrages et de les tuer.
« Les autres se saisirent de ses serviteurs, « leur firent plusieurs outrages et les tuèrent (6) ». Ils paraissent bien plus cruels et bien plus brutaux ici que dans la parabole précédente. Ils tuaient là des serviteurs qui leur venaient demander les revenus d’une vigne ; mais ici ils tuent ceux qui ne viennent à eux que pour les inviter aux noces de celui dont ils avaient été les meurtriers ; ce qui est le comble de la brutalité et de la fureur. C’est le reproche que saint Paul leur fait, lorsqu’il dit : « Ils ont tué vos serviteurs et vos prophètes ; et ils nous ont persécutés ». (Rom. 11,3) Il prévient même l’excuse qu’ils pouvaient prendre en disant qu’ils ne le tuaient que parce qu’il était contraire à Dieu ; lorsqu’il dit que c’est le Père qui les invite, et qui fait ces noces auxquelles il les appelait. Quel sera donc le supplice de ces barbares, qui, après avoir refusé si orgueilleusement de venir à ses noces, répandent le sang de ceux qui les y avaient invités ?
« Le roi, l’ayant appris, entra en colère ; il e envoya ses armées, perdit ces meurtriers, et brûla leur ville (7) ». Il brûle leur ville et envoie de troupes pour les passer tous au fil de l’épée. Il prédit par ces paroles ce qui devait arriver sous Vespasien et sous Tite, et montre par là quel outrage les Juifs faisaient au Père en traitant ainsi son Fils ; puisque c’est le Père qui les en punit. Cependant il ne les punit pas aussitôt après la mort de Jésus-Christ, mais seulement quarante ans après, afin de leur montrer jusqu’où allait sa douceur et son invincible patience. Car ils ne furent ruinés qu’après qu’ils eurent lapidé le saint martyr Étienne, qu’ils eurent coupé la tête à saint Jacques et qu’ils eurent témoigné tant de mépris pour tous les apôtres. Mais nous devons admirer la certitude de cette prophétie, et la promptitude avec laquelle elle fut accomplie, puisqu’elle fut exécutée du vivant même de l’apôtre saint Jean et de plusieurs autres qui l’avaient ouïe de la bouche du Sauveur.
Repassez donc encore une fois dans votre esprit, mes frères, quel soin Dieu a témoigné pour ce peuple. Il a planté une vigne, il l’a enfermée de murailles ; il a fait tout ce qu’il fallait. Il envoie ensuite des serviteurs pour en demander les fruits : les vignerons les tuent. Il en envoie d’autres ; ils les tuent encore. Il envoie son propre Fils : ils le tuent et le crucifient. Après cet outrage, et après une mort si injuste, Dieu les appelle encore aux noces, et ils refusent d’y venir. Il leur envoie d’autres serviteurs pour les presser davantage ; et ils les font mourir. Enfin, après qu’ils ont témoigné par tant de preuves que leur maladie était incurable et leur opiniâtreté inflexible, Dieu prononce l’arrêt de leur condamnation. Et il est aisé de voir que leur malice était entièrement incurable, puisqu’ils ne se sont pas convertis, lors même que les femmes perdues et les publicains ont cru en Jésus-Christ, et qu’ainsi la foi de ces pécheurs qu’ils n’ont pas voulu imiter, est une seconde condamnation de leur perfidie.
Que si l’on dit que Jésus-Christ n’a pas attendu à prêcher l’Évangile aux gentils que les Juifs eussent maltraité les apôtres, parce qu’il leur dit aussitôt après sa résurrection : « Allez, enseignez tous les gentils », nous répondons que Jésus-Christ, et avant et après sa mort, a envoyé ses apôtres aux Juifs. Car il leur commanda formellement avant sa passion d’aller aux brebis de la maison d’Israël qui étaient égarées ; et après sa résurrection, non seulement il ne leur défendit point de prêcher aux Juifs ; mais il leur ordonna expressément d’aller commencer par eux, Quoiqu’il leur eût dit qu’ils iraient porter son Évangile par toute la terre, il voulut qu’ils l’annonçassent d’abord à cette ville rebelle : « Vous recevrez », leur dit-il, « la force du Saint-Esprit qui viendra sur vous, et vous me servirez de témoins dans Jérusalem, dans toute la Judée, et jusqu’aux extrémités de la terre ». Saint Paul dit de même : « Celui qui a agi dans Pierre pour le rendre l’apôtre des Juifs, a agi en moi pour me rendre l’apôtre des gentils. » (Act. 1,7) Ainsi, les apôtres d’abord prêchèrent aux Juifs, et après avoir longtemps été maltraités par eux et enfin bannis de leurs terres, ils s’en aillèrent ensuite prêcher aux gentils.
2. Mais considérez ici, mes frères, la magnificence de Dieu. « Alors il dit à ses serviteurs : Le festin des noces est tout prêt, mais ceux que nous y avions appelés n’en étaient pas dignes (8). Allez-vous-en donc dans les carrefours et appelez aux noces tous ceux que vous trouverez (9). Ils se contentaient auparavant de demeurer dans la Judée, et de prêcher indifféremment à tous ceux qui s’y trouvaient, Juifs ou gentils : mais, reconnaissant que les Juifs leur dressaient toujours des pièges, saint Paul explique enfin cette parabole : « Il fallait », dit-il », qu’on vous prêchât d’abord la parole de Dieu ; mais puisque vous vous en êtes jugés indignes, nous nous tournons vers les gentils ». (Act. 17,6) c’est pourquoi Jésus-Christ dit dans cette parabole : « Le festin des noces est tout prêt, mais ceux que nous y avions appelés n’en étaient pas dignes ». Il savait d’abord qu’ils en seraient indignes, mais il ne laisse pas néanmoins de venir lui-même les prier les premiers, et d’y envoyer ses serviteurs, afin de leur ôter un jour tout sujet d’excuse, et de nous apprendre à nous autres, qui sommes ses ministres dans l’Église, à faire tout ce qui est de notre devoir, quand même nous ne devrions retirer aucun fruit de nos travaux : « Puis donc », dit-il, « que ceux que nous y avions appelés, n’en étaient pas dignes, allez-vous-en dans les carrefours, et appelez aux noces tous ceux que vous trouverez. Et ses serviteurs étant allés dans les rues, assemblèrent tous ceux qu’ils trouvèrent, bons et méchants (10 ». Comme il avait dit auparavant que les publicains et les femmes de mauvaise vie entreraient au ciel ; que les premiers seraient les derniers, et que les derniers seraient les premiers, et que cette menace était très-sensible aux Juifs qui étaient plus touchés de voir les gentils prendre leur place, que de voir toute leur ville ruinée, il montre ensuite combien ce traitement était juste. Mais, pour apprendre à ces derniers que la foi seule ne leur suffit pas, il leur parle aussitôt de son jugement et de la sévérité avec laquelle il condamnerait tous les coupables ; soit ceux qui n’auraient pas cru, parce qu’ils n’auraient pas voulu recevoir la foi ; soit ceux qui auraient cru, parce que la pureté de leur vie n’aurait pas répondu à la sainteté de leur foi.
« Ensuite le roi entra pour voir ceux qui étaient à table, et, ayant aperçu homme qui n’était pas vêtu de la robe nuptiale (11), il lui dit : Mon ami, comment êtes-tous entré en ce lieu sans avoir la robe nuptiale ? et cet homme ne sut que répondre (12). Alors le roi dit à ses gens : Liez-lui les pieds et les mains, et jetez-le dans les ténèbres extérieures. C’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents (13). Car il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus (14) ». Cette robe nuptiale dont l’Évangile parle ici, représente notre vie et la pureté de nos actions. Dieu nous appelle par sa seule grâce, et la vocation vient de sa pure-bonté, et non point de nos mérites. Mais, afin que celui qui est appelé conserve ses vêtements blancs, il faut qu’il agisse et qu’il travaille. Puis donc qu’il nous avait prévenus par une si grande grâce, c’était à nous à la reconnaître et à ne témoigner pas tant d’ingratitude et tant de malice après un si grand honneur.
Vous me direz peut-être que vous n’avez pas reçu de Dieu tant de grâces que les Juifs. Et moi je vous réponds que vous en avez beaucoup plus reçu. Car il vous a donné en un moment ce qu’il leur avait promis durant beaucoup de siècles ; et il vous l’a donné lorsque vous en étiez tout à fait indignes. Aussi saint Paul dit : « Que les nations glorifient Dieu de la miséricorde qu’il leur a faite (Rom. 15,9) » ; parce qu’elles ont reçu ce qui avait été promis aux Juifs. C’est pourquoi Dieu tirera une effroyable vengeance de ceux qui ne lui témoigneront que de l’indifférence et du mépris après tant de grâces. Les Juifs ont traité Dieu injurieusement en refusant de venir au festin de ses noces ; et vous le traitez avec encore plus d’outrage, lorsque, après y avoir été appelé par une bonté si rare, vous osez vous y présenter avec une vie tout impure et toute corrompue. Car ces habits sales et souillés marquent l’impureté de la vie. L’Évangile ajoute aussi que cet homme « ne sut que répondre ». On voit par là que, bien que le crime de cet homme fût si visible, Dieu néanmoins différa de le châtier jusqu’à ce que le coupable se fût condamné lui-même. Car c’était se condamner que de demeurer dans le silence. Il est jeté aussitôt dans des supplices épouvantables. Car lorsque vous entendez nommer ce mot de « ténèbres extérieures », ne vous imaginez pas qu’on ait seulement jeté cet homme dans quelque lieu obscur et ténébreux, puisque Jésus-Christ assure aussitôt qu’il y a là des pleurs et des « grincements de dents ». Il a voulu, par cette expression, nous faire concevoir des tourments épouvantables.
Écoutez ceci, vous tous qui, invités à nos saints mystères et au festin des noces de l’Agneau, y venez avec des âmes impures et corrompues. Souvenez-vous du lieu où l’on vous a trouvés, quand vous avez été appelés à ces noces. L’Évangile vous rappelle, par les termes « de carrefours et de places publiques », ce que vous étiez lorsqu’on vous a appelés, c’est-à-dire « pauvres, aveugles et boiteux »au dedans de l’âme ; sorte de plaies bien plus dangereuses que la cécité et les autres maux du corps. Ayez du respect pour celui qui vous appelle si charitablement à ses noces. Cessez de porter ces vêtements honteux et horribles à voir. Que chacun travaille à parer son âme d’une robe blanche et sans tache. Écoutez ceci, hommes et femmes. Nous ne demandons point de vous que vous apportiez ici des draps d’or et une magnificence qui n’est qu’au-dehors. Nous vous demandons des habillements intérieurs et spirituels. Tant que vous serez attachés à cet ornement de votre vanité, il sera bien difficile que vous ayez ceux que je vous demande. On ne peut parer en même temps l’âme et le corps. On ne peut en même temps-être esclave de l’argent et obéir à Jésus-Christ comme il le désire. Renonçons donc pour jamais à cette passion si cruelle de l’avarice.
Si quelqu’un voulait orner votre maison de tapisseries rehaussées d’or et d’argent, et qu’il vous laissât cependant tout nu, ou couvert d’habits sales et déchirés, souffririez-vous cette injure ? Cependant c’est vous-mêmes qui vous faites cet outrage. Vous ornez magnifiquement votre corps, qui est comme la maison de votre âme, pendant que la maîtresse qui y doit habiter est toute déchirée et toute nue. Ignorez-vous qu’on doit plus parer le roi que la ville dont il est le souverain, et qu’on se contente de donner à la ville un ornement médiocre, lorsque le roi est couvert d’or et de pourpre ? Traitez votre âme avec la même justice. Donnez à votre corps un habit modeste, mais revêtez votre âme de pourpre. Donnez-lui une couronne d’or, et faites-la asseoir sur le trône. Mais vous faites le contraire. Vous ornez toutes les rues et tout le dehors de la ville, et vous souffrez que l’âme, qui en est reine, soit honteusement traînée captive par une infinité de passions vous souviendrez-vous jamais que vous êtes invité aux noces, aux noces de Dieu même ? Ne pensez-vous point combien doivent être précieux les vêtements avec lesquels votre âme doit entrer dans cette chambre nuptiale ; et qu’elle doit être, comme dit le Prophète, « vêtue d’une robe en broderie d’or, semée à l’aiguille de diverses fleurs » ? (Ps. 44)
3. Voulez-vous que je vous montre quels sont ceux qui ont ces vêtements divins, et qui sont revêtus de la robe nuptiale ? Souvenez-vous de ces saints solitaires dont je vous parlais la dernière fois ; de ces hommes austères qui sont couverts d’un cilice et qui passent toute leur vie dans le fond d’un désert. Voilà ceux qui sont parés comme Jésus-Christ veut que le soient ceux qui viennent à ses noces. Si vous présentiez à ces hommes un habillement de pourpre, ils le rejetteraient avec autant d’horreur qu’un roi rejetterait les haillons des pauvres dont on le voudrait revêtir. Ce qui leur donne un si grand mépris pour celle vaine magnificence du corps, c’est la connaissance et le désir qu’ils ont de la beauté des vêtements de leurs âmes. C’est là ce qui leur fait fouler aux pieds la pourpre et l’écarlate comme des toiles d’araignée. Le sac et le cilice dont ils sont toujours revêtus les soutiennent même dans cette pensée, puisque, dans cet état si vil et si méprisable en apparence, ils ne laissent pas d’être infiniment plus grands et plus illustres que les rois. Si vous pouviez pénétrer le dedans de ce sanctuaire, envisager de près leurs âmes, et en considérer les ornements, ce grand éclat vous éblouirait et vous ferait tomber par terre. Vous ne pourriez soutenir cette lumière si vive, et l’éclat de leur conscience toute pure et sans aucune tache vous éblouirait les yeux. J’avoue que nous avons dans nos livres des exemples aussi admirables et des hommes aussi rares que ceux d’aujourd’hui ; mais néanmoins, comme ce qui se voit des yeux touche davantage les personnes moins spirituelles, je ne me lasse point de vous prier d’aller voir ces saints solitaires dans leurs retraites et dans leurs cellules. Vous n’y verrez rien de triste, rien qui les afflige ou qui les puisse chagriner.. On croirait qu’ils ont placé leurs tentes dans le ciel même, où ils demeurent paisiblement éloignés de tous ces accidents fâcheux qui traversent la vie des hommes combattant généreusement contre le démon, et entreprenant avec autant de joie de le combattre et de le vaincre, que s’ils allaient à des noces. C’est pour ce sujet qu’ils vont chercher dans les déserts un lieu reculé pour s’y dresser une tente, et qu’ils fuient les villes et les places publiques, parce qu’un soldat ne peut être en même temps à la guerre et dans une maison. Il cherche une tente qu’il dresse à la hâte, et où il demeure comme en devant sortir bientôt.
Ces solitaires vivent donc d’une manière qui est étrangement opposée à la nôtre. Car pour nous, bien loin de vivre comme si nous étions dans un camp, nous vivons comme au milieu d’une ville et comme dans une profonde paix. Qui s’est jamais mis en peine à l’armée de creuser des fondements pour bâtir une maison où il habite, puisqu’on n’y fait que passer d’un lieu en un autre ? N’est-il pas vrai, au contraire, que si quelqu’un voulait faire ainsi la guerre, on le regarderait comme un lâche, et qu’on le tuerait comme un traître ? Quel est le soldat qui, étant dans le camp, pense à acquérir de grandes terres, mi à faire quelque trafic pour amasser de l’argent ? Car il n’y est pas pour s’enrichir, mais pour combattre. Faisons de même, mes frères. Nous sommes soldats, et la terre est notre camp. Ne pensons point à trafiquer en un lieu que nous quitterons dans un moment. Quand nous serons arrivés en notre patrie céleste, nous nous enrichirons assez. Je vous dis donc à vous tous qui aimez à acquérir du bien : Attendez alors à devenir riches. Mais je me trompe : lorsque vous y serez arrivés, vous n’aurez pas besoin de travailler pour cela. Votre roi y prépare lui-même une abondance infinie de biens, dont il comblera tous vos désirs.
Vivons donc, mes frères, comme dans un lieu et un temps de guerre. Nous n’avons besoin que de tentes ou de huttes, nous n’avons point besoin de maisons. N’avez-vous point entendu dire quelquefois que les Scythes vivent dans des chariots sans avoir aucune demeure arrêtée ? C’est ainsi, mes frères, que doivent vivre les chrétiens. Ils doivent parcourir toute la terre en combattant contre le démon, en retirant de sa tyrannie les captifs qu’il entraîne, et en méprisant généreusement ce qui ne regarde que la vie présente. Pourquoi donc, ô chrétien, vous bâtissez-vous avec tant de soin des maisons et des palais pour y demeurer ? Est-ce afin de vous lier à la terre par des chaînes plus pesantes ? Pourquoi cachez-vous votre argent dans la terre ? Est-ce afin d’inviter votre ennemi à venir prendre son avantage pour vous combattre ? Pourquoi élevez-vous des murailles si solides ? Est-ce pour vous bâtir une prison ?
Si vous croyez qu’il vous soit pénible de vous passer de toutes ces choses, allez au désert de ces solitaires ; voyez leurs cabanes, et reconnaissez enfin combien il est facile de ne rien rechercher de tout ce que vous vous croyez si nécessaire. Ils ne demeurent que sous de petites tentes qu’ils quittent avec autant de facilité lorsqu’il le faut, qu’un soldat quitte sa hutte pour aller goûter la paix dans les villes. Je trouve infiniment plus de plaisir à voir un vaste désert rempli de petites cellules où demeurent ces saints solitaires, que de voir une armée campée dans un champ, les tentes dressées, les pointes des piques élevées en haut, les drapeaux suspendus aux lances et agités de l’air ; l’éclat des boucliers qui, frappés du soleil, jettent des flammes et, des rayons de toutes parts ; cette multitude effroyable de têtes d’airain et d’hommes de fer, la tente du général, comme un palais fait en un moment, toute environnée de gardes et d’officiers ; et cette confusion d’hommes mêlés ensemble, dont les uns sont sous les armes, les autres courent ou repassent çà et, là au bruit des trompettes et des tambours.
Ce spectacle frappe les yeux et étonne agréablement, et néanmoins il n’a rien de comparable à celui que je vous propose. Car si nous allons dans ces déserts, et si nous y considérons les tentes de ces soldats de Jésus-Christs nous n’y trouverons ni lances, ni épées, ni aucune arme ; ni ces draps d’or dont on pare les tentes des empereurs et des généraux d’armées ; mais nous serons surpris, comme si, passant dans un pays sans comparaison plus beau et plus heureux que celui-ci, nous voyions paraître tout d’un coup un ciel nouveau sur une nouvelle terre. Car les cellules de ces saints qui y sont ne cèdent pas au ciel même, puisque les anges y viennent, et le Roi des anges. Car si ces bienheureux esprits se sont tant plu autrefois avec le saint patriarche Abraham, quoiqu’il fût engagé dans le mariage, ayant sa femme et ses enfants, parce qu’il aimait à recevoir les étrangers ; combien se plairont-ils davantage, et aimeront-ils plus ardemment à ne faire qu’un même cœur avec des hommes qui sont dans une vertu et une condition beaucoup plus pure, qui sont dégagés entièrement de leurs corps, et qui, dans la chair même, se sont élevés au-dessus de la chair ?
Leur table a banni pour jamais toutes sortes de voluptés et de luxe. Elle est toujours pure et sobre, et toujours digne d’un chrétien. On ne voit point là, comme dans nos villes, des ruisseaux de sang des bêtes égorgées, et des animaux coupés en cent parties. On n’y voit point ni ce feu, ni ces fumées, ni ces odeurs insupportables, ni ce bruit et ce tumulte, ni tous ces raffinements pour satisfaire le goût, suites de l’art et de l’empressement des cuisiniers. On voit pour tous mets sur leur table du pain et de l’eau. Ils ont l’une d’une fontaine voisine, et gagnent l’autre par leurs justes et saints travaux. S’ils veulent quelquefois faire quelque grand festin, cet extraordinaire se borne à quelque fruit que les arbres de leurs déserts leur produisent, et ils trouvent en cet infiniment plus de délices que d’autres n’en trouveraient dans la table des rois. Ils ne sont pas exposés en ce lieu aux craintes et aux frayeurs. Les puissances ne les inquiètent point. Ils n’ont point de femmes ni d’enfants qui les fâchent. Ils ne s’abandonnent jamais à des ris démesurés, et ils ne sont point assiégés de ces hommes lâches, qui leur puissent inspirer de la complaisance par leurs louanges et leurs flatteries.
4. Leur table est comme une table d’anges, éloignée de tout bruit et toujours dans la paix. L’herbe verte leur sert de siège, et ils retracent là tous les jours ce festin miraculeux que Jésus-Christ fit à tout un peuple dans un lieu semblable à celui où ils demeurent. Plusieurs d’entre eux n’ont pas même de cellules. Ils n’ont point d’autre toit que le ciel, ni d’autre lampe durant la nuit que la lune qui les éclaire sans avoir besoin d’y mettre de l’huile. C’est proprement pour eux que la lune luit, puisqu’ils ne se servent point d’autre lumière que de la sienne. Les anges, voyant du ciel la tempérance et la pauvreté de leur table, trouvent en eux leurs plaisirs et leurs délices. Car s’ils se réjouissent d’un pécheur qui fait pénitence, que ne doivent-ils point faire en voyant tant de justes qui les imitent, et qui vivent sur la terre de la vie du ciel ?
Il n’y a point entre eux de serviteur ou de maître. Tous sont serviteurs, et tous sont libres. Ce n’est point une énigme que ce que je dis ; car ils sont véritablement serviteurs les uns des autres, et maîtres les uns des autres. Lorsque la nuit est venue, on ne les voit point plongés dans une profonde tristesse, comme on voit si souvent les gens du monde, qui repassent avec chagrin les malheurs et les pertes qui leur sont arrivées durant le jour. Après le souper, ils ne sont point en peine de se défendre contre les voleurs, de fermer leurs portes avec soin, et de prendre toutes ces autres précautions qu’on prend dans le monde. Ils ne, craignent point, en éteignant leurs lampes, qu’une étincelle mette le feu au logis.
Leurs conférences et leurs entretiens sont pleins aussi d’une paix modeste et tranquille. Ils ne perdent point de temps comme nous à parler de choses vaines et superflues qui ne les regardent point. Ils ne se racontent point de nouvelles, si un particulier est devenu roi, si un prince est mort, si un autre lui a succédé. Tous ces entretiens, qui occupent Les gens du monde, leur sont inconnus. Ils ne parlent et ils ne s’occupent que de l’avenir et des choses éternelles. Il semble qu’ils habitent une autre terre que la nôtre, et qu’ils soient déjà dans le ciel. Dans toutes les questions qu’ils s’adressent entr’eux, ils ont pour but de s’instruire, par, exemple, de ce que c’est que le sein d’Abraham ; quelles sont les couronnes que Dieu promet aux saints, et quelle sera cette union admirable que nous aurons un jour avec Jésus-Christ. Voilà ce qui occupe toutes leurs pensées, et ce qui forme tous leurs entretiens. Car, pour ce qui regarde les choses de ce monde, ce sont des matières qui ne sont point pour eux. Et comme nous rougirions de nous mettre en peine de savoir ce que les fourmis font dans leur fourmilière, ils dédaignent de même de s’informer de ce qui se passe parmi les hommes.
Leur esprit n’est attentif qu’à ce Roi céleste ; qu’à cette guerre que nous avons avec le démon ; qu’à chercher les moyens d’éviter ses pièges et ses artifices, et qu’à considérer les grands exemples de vertu que nous ont donnés les saints. En effet, mes frères, quelle différence trouverez-vous entre nous et des fourmis, si nous nous comparons avec ces saints solitaires ? Car, ne peut-on pas dire que, comme les fourmis ne sont attentives qu’à ce qui regarde le corps, nous ne sommes de même occupés qu’à ces sortes de pensées, et à de plus basses encore et plus indignes de nous ? Car nous ne pensons pas seulement comme les fourmis aux choses nécessaires, mais aux superflues. Ces petits animaux passent innocemment leur vie sans faire aucun mal, mais nous passons la nôtre dans mille violences, et nous imitons non les fourmis, mais les loups et les lions. Nous sommes même pires que ces animaux si farouches. Car c’est la nature qui leur a appris à vivre de ce qu’ils ravissent ; mais nous, après avoir reçu de Dieu le don si précieux de la raison, nous ne rougissons point d’être plus cruels que les bêtes les plus cruelles.
Jetons donc les yeux sur la vie de ces saints hommes, qui, s’étant rendus égaux aux anges, vivent ici-bas comme des étrangers, et qui nous’ sont entièrement opposés dans l’usage qu’ils font généralement de toutes choses, de la nourriture, des habits, du logement, de la conversation et de la parole. Si quelqu’un écoutait leurs entretiens et les nôtres, et tés comparait ensemble, il verrait clairement qu’ils sont dignes d’être dans le ciel, et que nous sommes indignes d’être sur la terre.
Lorsque quelque grand ou quelque prince les va voir, c’est alors qu’on reconnaît le néant de tout ce qui paraît de plus magnifique dans le monde. On voit un solitaire accoutumé à remuer la terre, et qui ne sait rien de toutes les affaires du siècle, s’asseoir indifféremment sur un gazon auprès d’un général d’armée qui s’élève dans son cœur de l’autorité qu’il a sur tant d’hommes. Car il ne trouve là personne qui le flatte, et qui le porte à tenir son rang. Il lui arrive alors la même chose qu’à un homme qui s’approcherait d’un ouvrier en or, ou d’un lieu rempli de roses, et qui tirerait quelque éclat de cet or, et quelque odeur de ces fleurs. Ceux mêmes qui voient de près ces saintes âmes, tirent quelque avantage de l’éclat et de la bonne odeur de leur vertu, et rabaissent quelque chose de ce vain orgueil-où ils étaient avant de les voir. Comme nous voyons qu’un homme fort petit ne laisserait pas de se faire voir de bien loin s’il montait sur un lieu très-élevé ; de même ces grands du monde, en s’approchant de ces saints solitaires, paraissent quelque chose autant de temps qu’ils demeurent avec eux, mais lorsqu’ils sortent de leur compagnie, ils rentrent aussitôt dans leur première bassesse.
Les rois, ni les princes ne sont rien dans l’esprit de ces saints. Ils se rient de leur éclat et de leur vaine magnificence, comme nous nous rions des jeux des petits enfants. Et en effet, si on leur offrait le plus grand et le plus paisible royaume de la terre, ils n’en voudraient point, parce qu’ils n’ont dans l’esprit que cette principauté souveraine et éternelle, qui leur fait mépriser toute la grandeur passagère de celle du monde.
Qui nous empêche donc, mes frères, de sortir de notre bassesse pour aller voir ces âmes si heureuses et si élevées ? N’irons-nous jamais voir ces anges couverts du corps d’un homme ? « Ne nous revêtirons-nous » jamais comme eux « de ces vêtements si purs et si blancs », afin de nous présenter « à ces noces » spirituelles, avec une bienséance digne de Dieu ? Demeurerons-nous toujours dans notre première « pauvreté », mendiant misérablement notre vie « dans les carrefours », et ne différant en rien des pauvres qui nous demandent l’aumône, sinon peut-être en ce que nous sommes encore plus misérables qu’eux ? Un riche qui est méchant est bien plus malheureux qu’un pauvre qui est bon, et il vaut sans comparaison mieux demander l’aumône que de prendre le bien d’autrui. On excuse l’un, mais on punit l’autre. L’un n’offense point Dieu, mais l’autre offense également Dieu et les hommes ; et, après avoir bien travaillé pour amasser du bien par ses rapines, il en laisse souvent le fruit aux autres.
Comprenons ces vérités, mes frères : renonçons à l’avarice et au désir des biens de la terre. N’amassons que les biens du ciel, et ravissons, avec une sainte et généreuse violence, ce royaume que Dieu nous promet, pour y jouir du bonheur éternel que je vous souhaite par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi-soit-il.

HOMÉLIE LXX. modifier


« ALORS LES PHARISIENS S’ÉTANT RETIRÉS, FIRENT DESSEIN ENTRE EUX DE LE SURPRENDRE DANS SES PAROLES ». (CHAP. 22,15, JUSQU’AU VERSET 34)

ANALYSE. modifier

  • 1. Nouvelle question très captieuse que les pharisiens adressent à Notre-Seigneur, dans l’espoir de le compromettre envers le pouvoir politique.
  • 2. Jésus les déjoue par la fameuse réponse : Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. – Jésus réfute une objection des saducéens contre la résurrection.
  • 3.5. Que les chrétiens doivent toujours s’occuper l’esprit des biens du ciel et les désirer. – L’orateur propose encore l’exemple des solitaires. – Quelle est la guerre que ces bienheureuses âmes livrent an démon. – De l’horreur qu’on doit avoir de la vie des gens du monde.


1.Qu’est-ce à dire « alors » ? c’est-à-dire lorsqu’ils devaient plutôt penser à entrer dans des sentiments de componction, lorsqu’ils devaient admirer la douceur de Jésus-Christ, lorsqu’ils devaient trembler de ce qui leur devait arriver, et que le passé les avait fait juger de l’avenir. Car, outre les oracles de Jésus-Christ, les faits élevaient aussi la voix pour annoncer la ruine prochaine des Juifs, puisque l’on voyait les publicains et les femmes prostituées croire au Fils de Dieu, et que les prophètes et les justes avaient été mis à mort. C’était par là qu’ils devaient luger de leur état, et regarder leur perte comme assurée et entièrement inévitable. Ils devaient au moins alors rentrer en eux-mêmes et se convertir, et croire en celui qu’ils persécutaient si cruellement. Cependant rien ne peut encore arrêter leur malignité, ni faire cesser leur envie. Elle s’augmente plus que jamais ; et comme la crainte du peuple les empêchait de se saisir de Jésus-Christ, ils usent d’un autre artifice pour le surprendre et pour le faire passer comme un criminel de lèse-majesté dans l’esprit du peuple. « Et ils lui envoyèrent leurs disciples avec les hérodiens qui lui dirent : Maître, nous savons que vous êtes sincère et véritable et que vous enseignez la voie de Dieu dans la vérité, sans avoir égard à qui que ce soit ; parce que vous ne considérez point la qualité des personnes (16). Dites-nous donc votre avis sur ceci : Est-il permis de payer le tribut à César, ou non (17) » ? Ils payaient déjà le tribut, puisque leur état était déjà passé sous la puissance des Romains. Mais comme ils avaient vu que Theudas et Judas avaient pour ce sujet été punis comme des séditieux, ils tâchaient d’engager insensiblement le Sauveur dans le même crime. Ils lui envoient donc leurs disciples avec les hérodiens pour lui faire cette demande artificieuse, afin que de tous côtés il fût comme environné de précipices, et que quelque réponse qu’il pût faire, il ne pût éviter le piège qui lui avait été tendu. C’était pour ce sujet qu’ils s’étaient adroitement liés avec les hérodiens, afin que s’il répondait en faveur des hérodiens, les Juifs eussent sujet de l’accuser ; ou que s’il favorisait les Juifs, les hérodiens le dénonçassent comme coupable de sédition.
Cependant Jésus-Christ avait déjà lui-même payé le tribut ; mais ils ne le savaient pas. Ils croyaient donc qu’il lui était impossible de s’échapper de leurs mains, et que de, côté ou d’autre il ne pouvait éviter sa raine. Ils aimaient mieux toutefois qu’il offensât plutôt les hérodiens que les Juifs. C’est pourquoi ils lui envoyèrent leurs disciples et ils voulurent que les scribes accompagnassent les hérodiens, afin que Jésus-Christ, intimidé de la présence de ces princes de la loi et craignant davantage de les blesser, il se portât plutôt à offenser les hérodiens et à leur donner sujet par sa réponse de le faire passer pour un factieux. Saint Luc fait entendre ceci, lorsqu’il dit que les Juifs lui firent cette question « en présence de tout le peuple », afin qu’il eût plus de témoins de sa réponse. Mais tous leurs artifices retombèrent enfin sur eux ; et ils ne tirèrent d’autre avantage de ce détestable conseil, que d’exposer leur malice et leur envie aux yeux d’une grande assemblée.
Et remarquez de quelle flatterie ils usent d’abord pour le surprendre : « Nous savons », disent-ils, « que vous êtes sincère et véritable ». Comment donc disiez-vous auparavant que c’était « un séducteur » ? qu’il séduisait le peuple, qu’il était possédé du démon et qu’il n’était pas de Dieu ? Enfin pourquoi le voulaient-ils tuer ? N’est-il pas visible qu’ils ne lui disent ceci que potine surprendre ? Ils se souvenaient que lorsqu’ils lui avaient un peu auparavant demandé trop insolemment et avec trop d’arrogance « par quelle autorité il faisait ce qu’il faisait », Jésus ne leur avait rien répondu. C’est pourquoi ils tâchent ici de le surprendre par une douceur feinte, ils espèrent par la flatterie pouvoir le porter à s’ouvrir enfin sur ce sujet et à dire plus librement quelque chose contre les lois et le gouvernement de l’État. Ils reconnaissent donc, quoique malgré eux, « qu’il enseignait la loi de Dieu dans la vérité, sans avoir égard à qui que ce soit », disaient-ils, « parce que vous ne considérez point la qualité des personnes ». On voit clairement qu’ils tâchent par tout ce discours de porter Jésus-Christ à se déclarer contre Hérode et à se rendre suspect à ce tyran comme s’il voulait renverser ses lois et son empire. C’est ce qu’ils attendaient avec impatience de Jésus-Christ, afin de le faire passer ensuite pour un séditieux et pour un rebelle. Car par ces mots « Vous n’avez égard à qui que ce soit, et vous ne considérez point la qualité des personnes », ils marquent visiblement Hérode et César. « Dites-nous donc votre avis sur ceci : Est-il permis de payer le tribut à César, ou non (17) » ? Hypocrites, vous demandez ici quel est l’avis du Sauveur, et vous témoignez le vouloir écouter comme votre oracle ! Que n’avez-vous donc pour lui la même déférence lorsqu’il vous instruit ? et pourquoi le méprisez-vous si souvent lorsqu’il vous parle de votre salut ? Mais remarquez bien leur artifice. Ils ne lui disent pas : Dites-nous ce qui est bon, ce qui est à propos, ce qui est juste et légitime ; mais dites-nous ce qu’il vous en semble. Leur unique but n’était que d’avoir quelque prétexte, afin de le faire passer potin un homme séditieux et ennemi des souveraines puissances. Ce que saint Marc exprime clairement, lorsque, marquant mieux ce dessein furieux qu’ils avaient de faire mourir Jésus-Christ, il rapporte qu’ils lui dirent : « Donnerons-nous le tribut à César, ou ne le lui donnerons-nous pas » ? Tant ils respiraient la fureur au dedans d’eux-mêmes, et tâchaient de la déguiser au-dehors sous des paroles respectueuses : Jésus-Christ leur répondit avec force. « Mais Jésus connaissant leur malice, leur dit : Hypocrites, pourquoi me tentez-vous (18) » ? Comme leur malice était à son comble et à découvert, il leur fait une sévère réprimande, pour les couvrir de confusion, et pour leur fermer la bouche il voulait aussi découvrir au-dehors la corruption de leurs pensées et la malignité de ces questions. Ce qu’il faisait pour abattre leur orgueil et pour les empêcher à l’avenir de le tenter de la sorte. En effet, quoique leurs paroles fussent en apparence toutes pleines de respect et d’estime ; quoiqu’ils l’appelassent « maître », qu’ils reconnussent qu’il « était véritable », quoiqu’ils lui rendissent témoignage qu’il « n’avait égard à qui que ce soit », et qu’il ne considérait point la qualité « des personnes » ; toutefois, étant Dieu comme il était, il ne pouvait être pris à ces pièges et à ces vains artifices. Ces méchants devaient donc conclure de la manière dont Jésus-Christ leur répondait, que ce n’était point à tort ou seulement par conjecture qu’il leur faisait ce reproche, mais par une connaissance certaine de ce qu’ils cachaient dans leur cœur. Jésus ne se contente pas néanmoins de leur avoir reproché leur « hypocrisie » ; et quoique ce fût assez d’avoir découvert ce qu’ils avaient de plus secret dans le cœur, il ajoute néanmoins encore quelque chose pour leur fermer la bouche par une réponse plus surprenante.
2. « Montrez-moi », leur dit-il, « la pièce d’argent qu’on donne pour le tribut (19) ». Et aussitôt qu’ils la lui eurent montrée, il fit ce qu’il avait coutume de faire, c’est-à-dire qu’il se servit de leur propre réponse pour les confondre, et pour leur laisser conclure à eux-mêmes que ce tribut était permis. « Ils lui présentèrent un denier, et Jésus leur dit : De qui est cette image et cette inscription (20) » ? Il ne leur demandait pas ce qui était écrit sur cette pièce de monnaie comme l’ignorant, mais il voulait se servir de leurs propres paroles pour les confondre. « De César, lui dirent-ils. Jésus leur répondit : Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu (21) ». Il ne dit pas : « donnez, mais rendez ». Car en effet ce n’était que rendre à César ce qui était déjà à lui, comme le montrait la pièce d’argent et l’inscription qu’elle portait. Mais, pour les empêcher de lui reprocher qu’il les voulait retirer de l’assujettissement à Dieu pour les rendre esclaves des hommes, il ajoute aussitôt : « Et à Dieu ce qui est à Dieu ». Ce ne sont pas deux choses qu’on ne puisse allier ensemble, de rendre aux hommes ce qu’on leur doit, et à Dieu ce qui lui est dû. C’est pourquoi saint Paul a dit : « Rendez à chacun ce qui lui est dû ; le tribut à qui vous devez le tribut ; les impôts à qui vous devez les impôts ; la crainte à qui vous devez de la crainte ; et l’honneur à qui vous devez de l’honneur ».(Rom. 13,7) Mais lorsque le Fils de Dieu dit ici : « Rendez à César ce qui est à César », vous ne devez entendre ces paroles que dans les choses qui ne blessent point la piété ni ce que nous devons à Dieu, autrement ce serait payer le tribut non à César, mais au diable. « Ayant entendu cette réponse, ils l’admirèrent ; et le laissant ils s’en allèrent (22) » ; parce qu’il leur avait donné assez de preuves de sa divinité, en découvrant ce qu’ils avaient de caché dans le fond de l’âme, et en leur fermant la bouche par une réponse si douce et si sage. Eh bien ! Crurent-ils du moins en lui ? Nullement : mais lorsque ceux-ci l’eurent quitté, les sadducéens vinrent à leur tour lui proposer d’autres questions. « Ce jour-là les sadducéens qui nient la résurrection, vinrent à lui, et lui proposèrent cette question (23) ». Qui peut assez admirer une folie si aveugle ? Ils voient que Jésus-Christ a fermé la bouche aux pharisiens, et ils osent le tenter, lorsque la confusion les en devait empêcher. Mais c’est ainsi que la hardiesse est toujours jointe à l’impudence, et qu’elle entreprend insolemment des choses impossibles. Aussi l’Évangéliste, admirant un aveuglement si étrange, commence ce récit par ces mots : « Ce jour-là », c’est-à-dire le jour même que Jésus-Christ venait de confondre les pharisiens et les hérodiens, en découvrant la malice qu’ils cachaient dans le fond de leurs cœurs. Mais qui étaient ces sadducéens ? C’était une secte séparée de celle des pharisiens, qui n’était pas en si grand honneur, et qui avait des sentiments différents touchant la résurrection des morts. Car les sadducéens la niaient entièrement, et ils assuraient qu’il n’y avait ni esprit ni ange. Comme ils étaient plus grossiers que les autres, ils se bornaient aux choses corporelles et n’allaient pas plus loin. Il y avait ainsi plusieurs sectes différentes parmi les Juifs. C’est pourquoi saint Paul disait « qu’il était de la secte des pharisiens », secte qui était la plus célèbre. Ces sadducéens donc viennent tenter Jésus-Christ pour découvrir sa pensée touchant la résurrection des morts. Ils feignent une histoire qui ne fut jamais. Ils s’imaginent ainsi embarrasser Jésus-Christ, et avoir droit ensuite de se rire de sa facilité à les croire lis imitent les pharisiens en s’approchant comme eux avec une douceur apparente. « Maître, Moïse a ordonné que si quelqu’un mourait sans enfants, son frère épousât sa femme, et qu’il suscitât des enfants à son frère mort (24). Or il s’est rencontré sept frères parmi nous, dont le premier, ayant épousé une femme, est mort, et n’en ayant point eu d’enfants, il l’a laissée à son frère (25). Le second est mort de même, et le troisième après lui, et tous ensuite jusqu’au septième (26). « Enfin cette femme est morte aussi après eux tous (27). Quand donc la résurrection arrivera, duquel de ces sept sera-t-elle femme, puisqu’elle l’a été de tous (28) ? Jésus leur répondit : Vous êtes dans l’erreur, parce que vous ne comprenez ni les Écritures, ni la puissance de Dieu (29) ». Remarquez ici, mes frères, que Jésus-Christ répond à ces hommes, non pour leur faire des reproches comme aux pharisiens, mais pour les instruire. Car, bien qu’il y eût quelque malice dans leur question, il est certain qu’il y avait encore plus d’ignorance. C’est pourquoi il ne les appelle point « hypocrites », et ne leur dit point d’injures. Ils lui avaient parlé d’abord « de la loi de Moïse », pour empêcher qu’il ne trouvât mauvais qu’une même femme eût épousé sept frères. Mais tout cela, comme j’ai dit, n’était à mon avis qu’une feinte, puisqu’il est vraisemblable que les deux premiers frères étant morts, le troisième, épouvanté de cet accident, n’eût jamais voulu prendre cette personne pour femme, et encore moins le quatrième et les autres, qui n’en eussent eu que de l’horreur, la regardant comme la meurtrière de ses maris. Car c’était là l’humeur des Juifs ; et si nous voyons qu’aujourd’hui même plusieurs chrétiens auraient horreur d’épouser une telle femme, combien plus en devaient avoir les Juifs ? C’est pourquoi ils ne voulaient point se marier à ces belles-sœurs, lorsque leurs frères étaient morts, quoique la loi les y contraignît, comme on peut le voir à propos de Ruth la Moabite et de Thamar. Mais d’où vient que ces sadducéens feignent, non pas que deux ou trois seulement, mais que sept frères ont tous eu une même femme ? C’était pour avoir, comme ils le croyaient, plus de preuves contre la résurrection, et pour embarrasser davantage Jésus-Christ. Jésus-Christ éclaircit en même temps l’une et l’autre de ces deux difficultés, en ne répondant pas tant à leurs paroles qu’à leurs pensées. Il découvre toujours ce que ses ennemis cachaient dans leurs cœurs lorsqu’ils le tentaient : mais il le fait quelquefois ouvertement, et il se contente quelquefois de ne le faire qu’en secret, et de ne le témoigner qu’à ceux qui l’interrogeaient.
Admirez donc, mes frères, comment il montre que les morts ressusciteront ; et fait voir en même temps que ce n’était point de la manière que les sadducéens le croyaient : « Vous êtes dans l’erreur », leur dit-il, « parce que vous ne comprenez ni l’Écriture, ni la puissance de Dieu ». Ils avaient cité Moïse et la loi comme étant fort intelligents dans l’Écriture. Et Jésus-Christ leur montre au contraire que leur demande supposait une ignorance grossière et profonde, et qu’ils ne lui faisaient cette question que parce qu’ils avaient peu de connaissance de la puissance de Dieu et de l’Écriture. Faut-il s’étonner, leur dit-il, que vous entrepreniez de me tenter, moi que vous ne connaissez pas encore, lorsque vous ne comprenez pas même quelle est la puissance de Dieu après tant de preuves que vous en avez reçues, et que ni le sens commun, ni l’intelligence de l’Écriture, n’ont pu encore vous la faire connaître. Car le sens commun ne fait-il pas voir à tous les hommes que tout est possible à Dieu ? Il répond d’abord à leur question ; et comme ce qui leur faisait croire qu’il n’y aurait point de résurrection un jour, c’était qu’ils se la figuraient d’une manière toute charnelle, et qu’ils s’imaginaient que les hommes seraient alors tels que nous sommes en cette vie, le Sauveur commence par réfuter cette erreur, en leur faisant concevoir une idée bien différente de ce mystère.
3. « Après la résurrection, les hommes n’auront point de femmes, ni les femmes de maris ; mais ils seront comme les anges de Dieu dans le ciel (30) ». Saint Luc dit : « comme les enfants de Dieu ». Si donc il n’y a point de noces après la résurrection, leur question était superflue. Remarquez ici, mes frères, que ce n’est pas parce qu’ils ne se marieront point, qu’ils seront des anges, mais que c’est parce qu’ils seront comme des anges, qu’ils ne se marieront point. Jésus-Christ par cela seul détruit une infinité d’erreurs, et saint Paul comprend toutes ces vérités dans ce seul mot : « La figure de ce monde passe ». (1Cor. 7,31). Tel est donc l’état où Jésus-Christ marque que nous devons être après la résurrection. Mais quoiqu’il montre par ces paroles la vérité de la résurrection, il ne laisse pas de la prouver encore par l’autorité de l’Écriture ; car il ne se contente pas de répondre à leur question, mais il éclaircit même les difficultés qui tenaient leur esprit embarrassé. Lorsque ce n’était point une malice tout à fait noire qui les portait à lui faire ces demandes, et qu’il y avait en effet de l’ignorance chez eux, Jésus. Christ ne refusait pas de les instruire de la vérité à fond et avec beaucoup d’étendue : mais lorsqu’il ne paraissait que de la malignité dans leur conduite, il ne leur répondait plus. Il veut donc encore les confondre ici par l’autorité de Moïse même dont ils s’étaient appuyés.
« Quant à la résurrection des morts, n’avez-vous point lu ces paroles que Dieu vous a dites (31) : Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, et le Dieu de Jacob ? Or, Dieu n’est point le Dieu des morts, mais des vivants (32) ». Dieu ne peut être le Dieu de ceux qui ne sont plus, et qui, étant tout à fait dans le néant, ne ressusciteront jamais. Car il ne dit pas : J’étais le Dieu, mais « Je suis le Dieu d’Abraham, etc », c’est-à-dire de ceux qui sont encore et qui vivent. Car, si Adam, quoique vivant dans le corps, était néanmoins véritablement mort aux yeux de Dieu dès qu’il eut mangé du fruit défendu, et que Dieu lui eut prononcé sa sentence : ces saints patriarches, au contraire, quoique morts, étaient néanmoins vivants aux yeux de Dieu par la promesse qu’il leur avait faite de la résurrection. Ce que saint Paul dit ailleurs, qu’il « doit dominer également sur les vivants et sur les « morts (Rom. 14,2) », n’est point contraire à ce que nous disons ici. Car on appelle « morts » en cet endroit, ceux qui doivent revivre un jour. Mais l’Écriture sait qu’il y a une autre sorte de morts dont elle dit « Laissez les morts ensevelir leurs morts ». (Lc. 9,60) « Et le peuple entendant ceci était ravi en admiration de sa doctrine (33) ». Ce ne sont point encore ici les sadducéens qui tirent avantage de cette réponse, non plus que les pharisiens dans la précédente, puisqu’ils s’en retournent couverts de confusion. Toute l’utilité de cet éclaircissement retourne encore au peuple.
Puis donc, mes frères, que la résurrection des morts doit indubitablement arriver un jour, que ne nous efforçons-nous de vivre sur la terre de telle sorte que Dieu nous juge dignes alors d’être assis dans le ciel aux premières places ? Que si vous voulez prévenir ce temps de la résurrection dernière, et voir dès ce monde des hommes qui sont dans la chair, comme s’ils n’avaient point de chair, et qui vivent déjà comme les anges, je vous en apprendrai encore le moyen en vous exhortant comme j’ai déjà fait tant de fois d’aller voir ces bienheureux solitaires dans leurs déserts. Car je ne puis, mes frères, me lasser de vous porter à une chose que je sais vous être infiniment avantageuse.
Appliquons-nous donc encore aujourd’hui à examiner la vie de ces troupes angéliques, et le plaisir céleste dont ces saints hommes jouissent sans qu’il soit jamais interrompu d’aucun trouble et d’aucun mouvement de tristesse. Nous avons déjà tracé dans notre dernier discours un léger crayon du camp de cette armée toute divine. On n’y voit point de piques et de lances, de casques ou de boucliers. Et cependant, ainsi désarmés, ils font de plus grandes et de plus héroïques actions que les autres n’en peuvent faire avec le fer et le feu. Si vous avez quelque sainte envie d’aller à ce camp bienheureux, je veux bien vous y conduire. Allons ensemble voir cette troupe admirable et ces saints combats.
Nous verrons tous les jours ces bienheureux solitaires occupés à une guerre invisible, puisqu’ils remportent chaque jour une illustre victoire sur leurs ennemis, je veux dire sur leurs passions, qui leur tendent toujours de nouveaux pièges. Ils vérifient dans leurs personnes cette grande parole de l’Apôtre « Que ceux qui sont à Jésus-Christ ont crucifié leur chair avec les désirs déréglés ». (Gal. 5) Considérez donc combien, en mortifiant tous les désirs de la chair, ils terrassent tous les jours d’ennemis par cette épée spirituelle que Dieu leur donne. C’est pourquoi on ne voit point dans leurs repas ces excès et ces superfluités qui nous font rougir dans les nôtres. Tout y est modeste, tout y est sobre, ils ne boivent jamais de vin, et l’usage continuel de l’eau réprime en eux tous les mouvements de l’intempérance. C’est ainsi qu’ils étouffent et qu’ils noient en quelque sorte ce monstre effroyable.
Car l’hydre des poètes n’a pas tant de têtes que n’en a cette bête cruelle de l’intempérance. Elle est toujours accompagnée de la fornication, de la colère, et de tous les dérèglements infâmes et abominables. Ces passions sont comme autant d’ennemis furieux que ces soldats de Jésus-Christ domptent sans peine, quoique les plus vieux soldats des princes du monde, et qui ont témoigné le plus de cœur dans les occasions de la guerre, en soient souvent terrassés. Il n’y a point d’épée ni de flèche qui ait de la force contre les têtes empoisonnées de ce monstre. Les hommes les plus braves, et les gens les plus forts, après avoir rempli toute la terre de la réputation de leur valeur, sont souvent comme enchaînés par le vin dont ils deviennent les captifs. Ils sont percés sans aucune plaie, et ils sont réduits dans un état plus déplorable que ceux qui ont le corps tout brisé de coups. Ces derniers au moins reconnaissent le malheur dans lequel ils sont, au lieu que les autres sont misérables, et ne le connaissent pas.
Vous voyez donc, mes frères, quelle est cette guerre invisible de ces saints solitaires, et combien ces athlètes de Jésus-Christ sont préférables à tous les soldats de l’empire, puisqu’ils terrassent, par leur seule volonté, des ennemis si terribles dont ces braves du monde sont les esclaves. Ils affaiblissent tellement en eux l’intempérance qui est comme la mère féconde de tous les vices, qu’elle n’ose plus exciter dans leur âme le moindre trouble. Et la tête de cette hydre étant coupée, le reste du corps tombe par terre, et ne peut plus se relever. C’est ainsi que chacun d’eux combat ce monstre et en demeure victorieux. Car il n’arrive point dans cette guerre ce qui arrive dans toutes les autres guerres de ce monde. Lorsqu’un soldat a tué l’un de ses ennemis dans le combat, il est mort pour les autres comme pour lui, et il ne fera jamais de mal à personne. Mais dans cette guerre spirituelle, si l’intempérance est morte pour celui qui l’a bien combattue, elle est vivante pour les autres, et celui qui ne la combattra pas sans cesse lui-même en sera vaincu.
4. Qui n’admirera cette manière si extraordinaire de combattre, où chaque soldat remporte lui seul une victoire que toutes les armées du monde jointes ensemble ne pourraient gagner, et où l’on voit renversés par terre et percés de mille coups tons ces monstres que produit l’intempérance, c’est-à-dire l’emportement des paroles, le gonflement de l’orgueil, et tant d’autres maladies cachées qui nous réduisent dans un état déplorable. Car tous ces généreux soldats imitent admirablement Jésus-Christ, leur chef, dont il est dit « Il boira de l’eau du torrent dans la voie, et à cause de cela il élèvera sa tête dans la gloire ». (Ps. 109,8)
Voulez-vous voir combien ces soldats de Jésus-Christ terrassent d’ennemis ? Examinons toutes les passions que le luxe, les délicatesses des tables et des viandes préparées avec tant de soin produisent d’ordinaire dans le monde. Je rougis de parler de ces sortes de choses en ce lieu ; mais j’y suis contraint. Car, qui ignore jusqu’à quel point on porte la somptuosité des tables ; et combien l’art des cuisiniers est ingénieux pour trouver tous les raffinements qui peuvent exciter le goût et l’intempérance des hommes ? C’est une grande étude en ce temps que d’apprendre à bien ordonner un festin. Il semble qu’il s’agisse du gouvernement de toute une république ou de ranger une armée en bataille, tant on a de soin de régler quel service doit être le premier ou le second, ou le troisième. C’est une grande affaire que de savoir quand on doit servir chaque chose. On a disputé fort sur ce sujet. Les uns soutiennent qu’on doit servir, dès l’entrée, des oiseaux rôtis sur les charbons, et farcis de poissons ; d’autres, autre chose. On fait des leçons importantes de la qualité, de l’ordre et du nombre des plats de chaque service ; et ce qui est encore plus insupportable, on se pique de bien savoir ces choses, et nous faisons notre gloire de ce qui nous devrait faire rougir.
Que dirai-je de la longueur de nos repas ? Les uns se vantent d’avoir fait durer le dîner une grande partie du jour, les autres d’y avoir consumé une soirée, et les autres d’y avoir passé toute la nuit. Hélas ! ne considère-t-on jamais combien il faut peu de chose pour satisfaire la nécessité, et ne rougit-on point de ces excès ?
On ne voit rien de pareil parmi ces anges de la terre. Toutes ces sortes de plaisirs leur sont en horreur et en oubli. Ils se mettent à table, non pour satisfaire la sensualité, ni pour se remplir de viandes, mais pour soutenir le corps et la vie. On ne voit point parmi eux de gens qui aillent à la chasse ou à la pêche. Le pain et l’eau font tous leurs repas. Tous ces autres soins et toutes ces vaines inquiétudes sont pour jamais bannis de chez eux. Leurs cabanes pauvres, et leurs corps négligés et mortifiés, les entretiennent dans une paix profonde : tandis qu’au contraire, les gens du monde sont dans une tempête continuelle. Si nos yeux étaient assez pénétrants, ou que nous le pussions sans horreur, que ne verrions-nous point dans les entrailles de ces personnes voluptueuses ? Combien d’humeurs et de causes de maladies, quel amas de pourriture ! quel sépulcre blanchi ! Je rougis de dire les suites honteuses de ces débauches, les indigestions, et toutes les incommodités d’un corps accablé de viandes.
Mais si vous allez parmi ces solitaires, vous verrez ce monstre de l’intempérance et de l’impureté renversé par terre. Ils ont étouffé en eux cette passion infâme, qui est encore plus criminelle que l’autre. Ils l’ont vaincue et désarmée ; car ses armes sont les paroles déshonnêtes. Les solitaires n’ouvrent la bouche que pour louer Dieu. Comme leur langue est pure, leur corps est pur. Ils n’ont pas seulement vaincu cette double intempérance, mais encore l’envie, le désir de l’honneur, l’amour de l’argent, et toutes les autres passions de l’âme. Comparez maintenant votre table avec celle de ces solitaires. Je suis assuré que les plus abandonnés à leurs passions ne sauraient être assez aveugles pour oser le faire.
La table des uns conduit au ciel : celle des autres mène dans l’enfer. Jésus-Christ préside à l’une, et l’esprit impur est maître de l’autre. Le luxe et la volupté empoisonnent l’une ; la vertu et la tempérance règnent dans l’autre. Enfin, Dieu est présent à l’une, et le démon est présent à l’autre. Car partout où se trouve l’excès du vin et des viandes, et les paroles déshonnêtes, là le démon se trouve aussi, et il y prend ses délices.
5. Telle était autrefois la table du mauvais riche qui, brûlant de soif dans l’enfer, ne put trouver une goutte d’eau. Ces saints sont bien éloignés de cette intempérance et de ce malheur des riches, ils vivent déjà sur la terre comme des anges. Ils ne se marient point. Ils ne s’abandonnent point au sommeil ni aux délices ; et si on excepte fort peu de choses, ils sont comme s’ils n’avaient point de corps. Qui peut donc mettre plus aisément les démons en fuite que celui qui en remporte autant de victoires qu’il fait de repas ? C’est pourquoi le Prophète disait : « Vous avez préparé devant moi une table contre tous les ennemis qui me persécutent ». (Ps. 22,6) Cette parole s’accomplit à la table des solitaires. Car y a-t-il un plus redoutable ennemi que le démon de l’intempérance, et de tous les autres vices qui naissent de celui-là ? comme l’éprouvent assez ceux qui ont quelqu’expérience dans cette guerre spirituelle ?
Que si vous voulez maintenant considérer d’où l’on tire l’argent pour l’une et l’autre de ces tables, vous en verrez encore mieux la prodigieuse différence. Car qui fait subsister le plus souvent la table superbe de ces riches, sinon les dépouilles des pauvres, les larmes des veuves, et le sang des orphelins ? Et qui entretient au contraire la table de ces serviteurs de Dieu, sinon leurs propres mains et leurs justes travaux ? C’est pourquoi on la pourrait comparer à une honnête femme qui serait parfaitement belle, mais d’une beauté naturelle, sans aucun ornement étranger ; comme on pourrait au contraire comparer la table de ces voluptueux à une femme prostituée, laide et horrible, qui, voulant cacher sa difformité en se peignant le visage, et en se parant magnifiquement, la ferait au contraire remarquer de plus en plus à mesure qu’on s’approcherait d’elle.
Ne considérez point ceux qui sont à cette table, lorsqu’ils y entrent, mais lorsqu’ils en sortent ; et vous en comprendrez mieux le dérèglement et le désordre. Celle des solitaires, Ioule pleine d’honnêteté, ne permet pas à ceux qui sont assis de rien dire qui ne soit honnête ; l’autre, au contraire, comme une courtisane et une prostituée, n’inspire aux conviés que le libertinage et le dérèglement. L’une a pour but le soutien de la vie, et l’autre la perte de l’âme. L’une prend bien garde que Dieu ne soit offensé, l’autre ne peut souffrir qu’il ne le soit pas.
Allons donc, mes frères, voir ces hommes admirables, pour reconnaître de combien de chaînes nous sommes liés. C’est là que nous apprendrons à nous préparer une table où nous trouverons notre satisfaction et nos délices, sans dépense, sans soin, inaccessible à toutes les maladies, pleine d’une espérance sainte et toujours ornée de nos victoires sur l’intempérance. L’âme n’y sera jamais ni agitée de troubles, ni séchée d’envie, ni enflammée de colère. Tout y sera calme, tout y sera agréable.
Et ne m’alléguez point ici le silence exact de ceux qui servent à ces tables du monde ; mais considérez ce tumulte, ce bruit et ces cris de ceux qui y sont assis ; je ne dis pas ces cris qu’ils échangent entre eux, quoique cela seul soit insupportable ; mais je dis ce tumulte intérieur qui remplit l’âme, qui l’entraîne comme captive, qui met le désordre et la confusion dans ses pensées, qui excite des ténèbres dans son esprit, et qui y fait voir quelque chose de semblable à un combat qui se livre sur la mer dans une nuit profonde au milieu d’une tempête. La paix, au contraire, règne toujours dans la maison de ces solitaires. Tout y est tranquille comme dans un port. La table des gens du monde est suivie d’un assoupissement semblable à la mort, mais celle de ces saints religieux est suivie de la chasteté, de la vigilance et de la présence de l’Esprit-Saint. Enfin, les supplices de l’enfer sont la fin de l’une, comme la gloire du ciel est le prix de l’autre.
Attachons-nous donc à celle-ci, désirons-la, recherchons-la avec ardeur, afin que nous puissions mériter les biens qui en naissent, et pour ce monde et pour l’autre. C’est ce que je vous souhaite à tous, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXXI. modifier


« LES PHARISIENS, AYANT APPRIS QUE JÉSUS-CHRIST AVAIT FERMÉ LA BOUCHE AUX SADDUCÉENS, TINRENT CONSEIL ENSEMBLE ET L’UN D’EUX, QUI ÉTAIT DOCTEUR DE LÀ LOI, VINT LE TENTER, EN LUI FAISANT CETTE QUESTION : MAÎTRE, QUEL EST LE GRAND COMMANDEMENT DE LA LOI ? » (CHAP. 22,34, 35, 36, JUSQU’À LA FIN DU CHAPITRE)

ANALYSE. modifier

  • 1. Du premier et du second commandement de la Loi ; qu’ils sont semblables, et que l’un découle de l’autre.
  • 2. Jésus confond une dernière fois les pharisiens, en leur citant un passage de David, où ce prophète proclame la divinité du Christ.
  • 3 et 4 Combien il faut fuir l’ambition. – Que ce vice est très dangereux, et qu’il se glisse dans ces âmes par cent différentes voies. – Des mauvais effets que la vanité et le désir de gloire produisent en nous. – Quel aveuglement c’est que de renoncer à la gloire que Dieu nous offre pour embrasser celle des hommes – Que les personnes vaines sont exposées au mépris.


1. L’Évangéliste nous marque encore ici une raison qui eût dû imposer silence aux pharisiens, et il nous fait voir en même temps quelle était leur audace. Les sadducéens avaient été réfutés de telle sorte par le Sauveur qu’ils n’avaient pu lui rien répliquer, et ces pharisiens osent encore néanmoins s’attaquer à lui, lorsqu’ils devaient par tant de raisons réprimer enfin leur insolence. Ils lui envoient un docteur de la loi, non dans le dessein d’apprendre quelque chose de lui, mais seulement pour le tenter. Ils lui demandent : « Quel est le plus grand et le plus important commandement de la loi » ? Comme ils savaient que c’était celui-ci : « Vous aimerez le Seigneur votre Dieu », ils croient qu’il leur donnera peut-être lieu par sa réponse de l’accuser d’avoir combattu ce commandement, et de témoigner ainsi qu’il agissait partout en Dieu. C’était là leur dessein dans cette question artificieuse. Mais Jésus-Christ leur voulant faire voir qu’il connaissait leur pensée, et que bien loin de l’aimer, ils nourrissaient contre lui une envie secrète qui les envenimait contre sa personne, il leur dit : « Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur, de toute votre âme, et de tout votre esprit (37). C’est là le premier et le grand commandement (38). Et voici le second qui est semblable à celui-ci : Vous aimerez votre prochain comme vous-même (39) ». Pourquoi Jésus-Christ dit-il que ce second commandement « est semblable » au premier ? C’est parce qu’il en est comme l’effet et la suite naturelle, et que celui qui aime Dieu, doit nécessairement aimer son prochain : « Celui », dit l’Écriture, « qui fait le mal, hait la lumière, et il ne vient point à la lumière ». (Jn. 3,10) Et ailleurs : « L’insensé a dit dans son cœur : Il n’y a point de Dieu ». (Ps. 52,1) C’est pourquoi David ajoute aussitôt : « Ils sont corrompus, et sont devenus abominables dans leurs affections ». (Ps. 13,4) Et ailleurs : « La racine de tous les maux est l’avarice, qui a fait errer dans la foi quelques-uns de ceux qui l’ont désirée ». (1Tim. 6,10) Et ailleurs : « Celui qui m’aime gardera mes commandements », qui se rapportent tous à ce principal : « Vous aimerez le Seigneur votre Dieu, et le prochain comme vous-même ». (Jn. 14,15, 21, 23)
Si donc aimer Dieu c’est aimer le prochain, puisque Jésus-Christ dit à saint Pierre : « Si vous m’aimez, paissez mes brebis (Jn. 21,16) », et si en aimant le prochain on garde les commandements de Dieu, n’ai-je donc pas bien raison de dire : « Toute la Loi et les prophètes sont renfermés dans ces deux grands commandements (40) ». Jésus-Christ fait encore ici ce qu’il vient de faire auparavant. Lorsqu’on lui a adressé une question touchant la résurrection, lia fait plus qu’on ne lui avait demandé ; de même ici lorsqu’on ne désire que savoir de lui quel est le premier commandement de la Loi, il y joint aussi le second qui n’était guère moins considérable que le premier, et que Jésus-Christ dit « lui être semblable ». Il leur fait remarquer en passant que toutes ces questions qu’ils lui faisaient, ne venaient que de l’envie et de l’aversion qu’ils avaient conçue contre lui : « Car la charité n’est point envieuse ». (1Cor. 13,14)
Mais pourquoi saint Matthieu dit-il clairement que ce docteur de la Loi vient à Jésus-Christ pour le tenter ; et que saint Marc dit au contraire que Jésus-Christ voyant ensuite qu’il avait si sagement répondu, lui dit : « Vous « n’êtes pas loin du royaume de Dieu ». (Mc. 12) Il n’y a point, mes frères, de contradiction dans ces paroles, puisqu’apparemment cet homme commença d’abord à parler à Jésus-Christ dans le dessein de le tenter, mais ayant depuis assez bien parlé, il mérita par la sagesse de sa réponse d’être loué de la bouche du Sauveur. Car Jésus-Christ ne le loua pas d’abord li ne le fit qu’après que ce docteur eut dit : « qu’il était vrai qu’en aimant son prochain on faisait plus que si l’on offrait à Dieu tous les sacrifices et tous les holocaustes du monde ». Ce fut alors que Jésus-Christ lui dit : « Qu’il n’était pas loin du royaume de Dieu » ; parce que ce docteur, ayant horreur lui-même de cette basse envie qui l’avait porté à le tenter, quitta cette disposition criminelle pour rentrer dans des sentiments d’admiration et de respect. Et c’est cette sorte de conversion qui est l’unique fin à laquelle se rapportent tous les préceptes de la loi, l’observation du sabbat, et les autres cérémonies.
Jésus-Christ loue ce docteur néanmoins avec assez de modération, et il ne le regarde pas encore comme parfait, puisqu’il lui déclare qu’il lui manquait quelque chose. Car en lui disant : « qu’il n’était pas loin du royaume de Dieu », il lui témoignait assez qu’il n’y était pas encore, et qu’il devait travailler à acquérir ce qui lui manquait. Que si Jésus-Christ loue ce docteur seulement parce qu’il reconnaît qu’il n’y avait qu’un seul Dieu, nous ne devons pas nous en étonner. Il faut au contraire juger par là que le Sauveur parlait souvent selon la Pensée et selon la disposition de ses interlocuteurs. Les Juifs, il est vrai, débitaient mille propos injurieux pour le Christ, mais ils n’ont jamais osé dire néanmoins qu’il n’y avait point de Dieu. D’où vient donc que Jésus-Christ loue ce docteur de ce qu’il a dit qu’il n’y « avait qu’un seul Dieu » ? Voulait-il en le louant de cette parole, nier qu’il fût Dieu lui-même aussi bien que son Père ? Dieu nous garde de cette pensée : mais comme le temps de découvrir sa divinité n’était pas encore venu, il laisse ce docteur dans son premier sentiment. Il le loue de la connaissance qu’il avait de l’ancienne loi, pour le disposer aussi et le rendre plus propre à recevoir la nouvelle que lui, Jésus-Christ, était venu prêcher dans le monde. D’ailleurs, lorsqu’on dit : « Qu’il n’y a qu’un Dieu, et qu’il n’y en a point d’autre que lui », cela ne doit point s’entendre, ni dans l’Ancien ni dans le Nouveau Testament, dans ce sens que l’on exclue la divinité du Fils ; mais seulement comme une marque qu’on rejette toutes les idoles : et je crois que c’est dans cette pensée que Jésus-Christ loua ce docteur, parce qu’il avait dit : « qu’il n’y avait qu’un seul Dieu ». Après donc que le Sauveur a satisfait à la question de cet homme, Jésus-Christ lui en fait une autre à son tour.
« Les pharisiens étant assemblés, Jésus leur fit cette demande : Que vous semble du Christ ? De qui doit-il être fils ? Ils lui répondirent : De David (41) ». Considérez, mes frères, combien de miracles et de prodiges, combien de questions et de réponses Jésus-Christ a faites avant celle-ci, combien il a donné de preuves par ses actions et par ses paroles de son égalité et de son union avec son Père, qu’il a loué même ce docteur de la loi d’avoir dit : « qu’il n’y avait qu’un seul Dieu » ; et que c’est après toutes ces précautions qu’il leur fait enfin cette question. Il semble qu’il veuille leur ôter tout sujet de dire de lui que, malgré tous les miracles qu’il avait opérés, il n’en était pas moins visiblement opposé à Dieu et à sa loi. Il les interroge donc enfin ici pour élever insensiblement leurs esprits, jusqu’à avouer eux-mêmes qu’il était Dieu. Nous avons vu ailleurs qu’en parlant à ses disciples pour savoir leurs sentiments touchant sa personne, il leur demande premièrement ce que les autres croyaient de lui, et qu’il leur dit ensuite : « Et vous qui dites-vous que je suis » ? Mais il n’use pas de cette conduite à l’égard des pharisiens, puisque, s’il leur avait demandé de la sorte ce qu’ils croyaient de lui ils lui eussent infailliblement répondu qu’il était un séducteur et un ennemi de Dieu. C’est pourquoi il leur demande en général ce qu’ils croyaient « du Christ » sans se désigner lui-même. Et comme il était près d’aller bientôt souffrir et mourir sur une croix, il leur cite une prophétie qui faisait voir clairement qu’il était Dieu.
« Et comment donc, leur dit-il, David l’appelle-t-il en esprit son Seigneur, par ces paroles (42) : Le Seigneur a dit à mon Seigneur : « Asseyez-vous à ma droite, jusqu’à ce que j’aie réduit vos ennemis à vous servir de marche-pied (43) » ? Il ne leur marque cette prophétie que comme en passant. Il ne témoigne point que ce fût son principal but, mais qu’il n’en parlait que par occasion. Comme il les avait interrogés, et qu’ils ne lui répondaient pas selon la vérité, puisqu’ils assuraient qu’il n’était qu’un pur homme, il leur rapporte cette prophétie de David pour confondre leur erreur, en leur opposant ce prophète qui reconnaissait sa divinité.
C’est parce qu’ils ne le considéraient que comme un homme, qu’ils lui avaient répondu que le Christ devait simplement être « le fils de David » : Et Jésus prouve au contraire par David même qu’il était véritablement le Dieu et le Seigneur de tous ; qu’il était véritablement le Fils unique de son Père, et qu’il lui était égal en toutes choses. Mais il ne s’en tient pas là, et, pour les effrayer, il ajoute « Jusqu’à ce que j’aie réduit vos ennemis à vous servir de marche-pied », se servant de toutes sortes de moyens pour les attirer à la foi. Et afin qu’ils ne pussent dire que le Prophète n’avait parlé de la sorte que par complaisance et par flatterie, considérez ce que Jésus-Christ ajoute : « Comment donc David, « parlant par l’Esprit de Dieu », l’appelle-t-il son Seigneur ? Mais admirez avec quelle circonspection il rapporte ce témoignage qui lui était si avantageux. Il leur demande auparavant : « Que vous semble du Christ ? de qui est-il fils » ? afin de leur donner lieu de répondre qu’il était : « fils de David ». Il leur demande aussitôt en gardant une suite naturelle : « Comment donc David parlant par l’Esprit de Dieu l’appelle-t-il son Seigneur » ? il en use ainsi pour ne point les troubler, et ne leur donner point sujet de s’offenser en leur parlant comme de lui-même ? C’est pour cette raison qu’il ne dit pas : « Que vous semble-t-il » de moi ? mais que vous semble-t-il « du Christ » ? C’est pourquoi les apôtres, après la Pentecôte, disent encore avec tant de modestie : « Qu’il nous soit permis de dire librement du patriarche David qu’il est mort et qu’il a été enseveli ». Et Jésus-Christ, de même par cette interrogation et par la réponse qu’il y fait ensuite, établit sa divinité : « Comment donc David l’appelle-t-il en esprit son Seigneur par ces paroles : Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Asseyez-vous à ma droite, jusqu’à ce que j’aie réduit vos ennemis à vous servir de marche-pied »
« Si donc David l’appelle son Seigneur, comment est-il son fils (44) » ? Ce qu’il ne dit pas pour nier que le Christ fût le fils de David, mais pour représenter aux Juifs leur erreur, lorsqu’ils croyaient qu’il n’était que le fils de David. Car lorsqu’il leur dit : « Comment est-il son fils » ? il faut sous-entendre de la manière que vous vous le figurez. Les pharisiens disaient que le Christ n’était que le fils de David, et non « le Seigneur de David ». Après leur avoir rapporté ce témoignage du Prophète, Jésus leur dit avec douceur : « Si donc David l’appelle son Seigneur, comment est-il son fils » ? Ils ne répondent rien à ces paroles ; parce qu’ils ne voulaient pas s’instruire, mais seulement tenter le Sauveur. C’est pourquoi Jésus-Christ dit lui-même qu’il était « le Seigneur de David », ou plutôt il ne le dit que par le Prophète, parce qu’ils n’avaient aucune foi en lui, et qu’ils tiraient de toutes ses paroles des sujets de le décrier.
Et nous devons beaucoup, mes frères, considérer cette disposition des Juifs, afin de ne nous point scandaliser, lorsque nous voyons que Jésus-Christ leur parle de lui-même d’une manière si humble, et qui lui est si disproportionnée. Entre plusieurs raisons qu’il avait de se conduire de la sorte, celle-ci sans doute était une des principales, qu’il devait agir avec une grande condescendance à leur égard, et qu’il était obligé d’épargner beaucoup leur faiblesse. Et l’on voit même ici que ce n’est que sous forme d’interrogation qu’il établit sa divinité, et qu’il ne la leur découvre qu’obscurément. Car il y avait encore bien de la différence entre être « le Seigneur de David » ou être le Seigneur de tous les Juifs. Et l’occasion que Jésus-Christ prend de leur dire ceci, est admirable. Car, après avoir dit qu’il n’y a qu’un Dieu et qu’un Seigneur, il dit aussitôt que c’est lui qui est ce Seigneur, et il le prouve non seulement par ses actions, mais encore par les prophètes ; montrant que son Père prendrait sa cause, et qu’il le vengerait contre eux-mêmes. « Jusqu’à ce que je réduise vos ennemis », dit-il, « à vous servir de marche-pied ». Ce qui fait voir clairement quel zèle le Père avait pour la gloire de son Fils, et quelle union ils avaient ensemble.
C’est ainsi qu’il termina enfin tontes ces questions que les Juifs lui faisaient pour le surprendre ; et l’on peut dire que cette fin en fut glorieuse et surprenante, et qu’elle était capable de fermer éternellement la bouche à ses ennemis. En effet, depuis ce temps ils se tinrent dans le silence ; silence qui, à la vérité, n’était pas volontaire, mais forcé ; parce qu’ils n’avaient plus rien à lui dire. Ses réponses précédentes, comme autant de flèches mortelles, les avaient tellement abattus, qu’ils ne lui pouvaient plus résister. « A quoi personne ne lui put rien répondre : et depuis ce jour nul n’osa plus lui faire de questions (45) ». Le peuple retirait un grand avantage de ce silence des pharisiens, puisque ceux-ci n’osaient plus interrompre les prédications du Sauveur. Aussi l’on voit que Jésus-Christ ne parle plus qu’au peuple dans la suite. Tous les pharisiens et les docteurs de la loi le fuient, et il semble qu’il ait mis tous ces ennemis en fuite comme une troupe de loups qui ne cherchaient qu’à le dévorer. Ces envieux ne retirèrent aucun fruit de leurs demandes envenimées ; et l’amour de la vaine gloire dont ils étaient possédés, les empêcha de profiter de tant d’instructions si divines.
3. Car l’ambition, mes frères, est une passion étrange. Elle se diversifie en cent manières différentes. Les uns, pour être honorés, désirent d’être souverains, les autres d’être riches, les autres d’être forts et robustes. Cette passion tyrannique passant encore plus avant, fait (lue les uns cherchent la gloire par leurs aumônes, les autres par leurs jeûnes, les autres par leurs prières, les autres par leur science, tant ce monstre a de têtes et de faces différentes. On ne doit pas beaucoup s’étonner que les hommes cherchent de la gloire dans les grandeurs et dans les magnificences du monde ; mais, ce qui est surprenant, et ce qu’on ne peut assez blâmer, c’est qu’on veut même tirer vanité de ses jeûnes et de ses prières. Nous tâcherons aujourd’hui de ne pas seulement nous élever contre ce vice, mais de vous en proposer aussi les remèdes. Quels seront donc les premiers que nous entreprendrons de guérir ? Commencerons-nous par ceux qui tirent gloire de leurs richesses, ou de leurs habits magnifiques, par ceux qui s’enflent de leur dignité ou de leur science, qui se glorifient de quelque art, où ils excellent ; ou de la force de leurs corps, on de la beauté et de l’agrément de leur visage ? Parlerons-nous aujourd’hui contre ceux qui tirent gloire de leur puissance et de leurs rapines cruelles, ou contre ceux qui ont de la vanité de leurs aumônes ? En un mot, tâcherons-nous de guérir ceux qui prennent avantage des choses mauvaises, ou ceux qui se glorifient de leurs bonnes œuvres ? Nous adresserons-nous à ceux qui ne sont superbes que jusqu’à la mort, ou à ceux dont l’orgueil s’étend même au-delà de la vie ? Car cette passion se diversifie étrangement dans ses effets, et elle est profondément enracinée dans le cœur des hommes. De là viennent ces testaments qui font dire tous les jours : Un tel est mort, et il a voulu se signaler après sa mort ; il a enrichi l’un, et il a appauvri l’autre. Car la même vanité se nourrit également de ces deux effets si contraires, et elle aime à abaisser comme à élever.
Quels seront donc ceux que nous entreprendrons de guérir les premiers, puisqu’on ne peut parler tout ensemble à tant de si différentes personnes ? Il vaut mieux que nous nous attachions aujourd’hui à ceux qui recherchent de la gloire dans leurs aumônes, Car je vous avoue que si j’aime extrêmement que l’on fasse l’aumône, je suis percé aussi jusqu’au cœur, lorsque je vois qu’on la corrompt par le poison de cette vanité secrète. Je suis frappé de ce malheur, et je déplore alors cette vertu, comme je verrais avec douleur la fille d’un grand roi entre les mains d’une femme impudique, qui ne prendrait le soin de l’élever que pour l’abandonner ensuite aux dérèglements et aux désordres, qui lui commanderait d’abord de mépriser son père, et qui la parerait d’une manière qui lui déplairait infiniment, et plus digne d’une courtisane que d’une princesse, pour la rendre agréable à ceux qui n’auraient dessein que de la perdre et de la déshonorer.
Tâchons donc aujourd’hui de désaveugler ces personnes : et supposons d’abord qu’un homme fait de grandes aumônes pour se faire estimer des hommes. C’est ce premier abus qui fait sortir notre princesse de la chambre du roi, son père ; son père, en effet, lui commande que sa main gauche ne sache pas ce que fait la droite, et elle se produit, au contraire, pour se faire voir des personnes les plus inconnues, et même par les derniers des esclaves. Vous jugez assez, par là, quelle est cette prostituée dont je vous parlais, qui corrompt cette vierge si pure, afin qu’elle devienne passionnée pour des impudiques, et qu’elle se pare pour paraître belle à leurs yeux.
Je pourrais même vous montrer que ce désir de la gloire ne corrompt pas seulement l’âme, mais qu’elle la met hors d’elle-même, et qu’elle la rend comme furieuse. Car n’est-ce pas une véritable fureur et une espèce de manie, à cette fille, non d’un roi de la terre, mais du Roi du ciel, de courir après des esclaves et des fugitifs, de chercher à plaire à des hommes vils et méprisables, d’embrasser ceux qui la rejettent, d’aimer ceux qui la haïssent, et de les poursuivre partout, lorsqu’ils ne la veulent pas seulement regarder, et qui rougissent même de cette passion qui lui fait perdre la honte aussi bien que l’honneur ? Car les hommes ne trouvent personne de plus importun que ces ambitieux qui sont passionnés pour la vaine gloire. Ils se rient de leur vanité, et plus ils voient qu’ils’ s’élèvent, plus ils s’efforcent de les rabaisser. Il leur arrive le même malheur qui arriverait à la fille d’un roi qu’on aurait fait descendre du trône de son père pour l’abandonner au dernier esclave de son royaume, qui lui insulterait ensuite, et qui lui ferait mille outrages. Car, plus nous courons après le monde pour en tirer de la gloire, plus il s’éloigne et se rit de nous. Mais lorsque nous ne recherchons que la gloire de Dieu, Dieu nous reçoit, il nous embrasse, et il nous comble d’honneur et de gloire.
Pour comprendre encore un autre malheur qui vous est inévitable, lorsque vous donnez l’aumône par un mouvement de vaine gloire, vous n’avez, mes frères, qu’à vous souvenir dans quelle tristesse vous entrez alors, et dans quel abattement vous jette ce reproche continuel que Jésus-Christ vous fait dans le fond du cœur, en vous disant : « Je vous assure que vous avez reçu votre récompense ». La vaine gloire est toujours un mal ; mais elle n’est jamais plus mauvaise que lorsque nous la cherchons dans nos aumônes. Elle combat alors l’humanité même, et, publiant l’assistance qu’elle a rendue au pauvre, elle insulte en quelque sorte à la misère d’autrui, pour donner une cruelle satisfaction à sa propre vanité. Si c’est insulter à un homme que de lui reprocher les grâces que nous lui avons faites, que sera-ce d’en rendre témoin tout le monde ? Pour éviter donc un mal si horrible aux yeux de Dieu, nous devons travailler d’un côté à obtenir de lui un véritable sentiment de compassion pour les misérables, et à bien reconnaître de l’autre quels sont ceux dont nous recherchons l’estime. Car, quel est l’auteur de la charité et de la miséricorde, sinon Dieu même, qui nous l’a apprise par sou propre exemple, qui la connaît et qui la pratique infiniment mieux que les hommes, et qui n’a point mis de bornes à la compassion qu’il a eue de notre misère.
Pour ce qui regarde maintenant ceux dont vous recherchez l’estime, je vous demande, si vous étiez athlète, sur qui vous jetteriez les yeux, et à qui vous désireriez de plaire, ou à quelque homme pauvre et inconnu, ou à celui qui préside à ces combats ? Certes, entre la multitude qui remplit le théâtre et le magistrat qui y préside, vous n’hésiteriez pas, et si celui-ci vous admirait, lorsque tous les autres vous mépriseraient, vous seriez satisfait d’être estimé de lui seul, et vous mépriseriez le mépris des autres. Ainsi un docteur n’a point d’égard aux jugements du peuple, et se contente de plaire aux docteurs, et généralement tous ceux qui exercent quelque art que ce soit, n’ont pour but de plaire qu’à ceux qui le savent.
N’est-ce donc pas un aveuglement étrange de ne considérer dans chaque profession que celui qui y préside ou qui y excelle ; et de faire le contraire dans l’aumône, surtout lorsque ce que l’on perd en y cherchant autre chose, est sans comparaison plus considérable que tout ce que l’on peut perdre dans le monde ? Car si, dans la carrière des courses publiques, vous négligez le jugement de celui qui y préside pour vous arrêter à celui du peuple, vous ne perdrez que le prix de la course. Mais, en recherchant dans votre aumône l’estime des hommes, vous perdez, non une récompense périssable, mais la gloire de l’éternité. Considérez que vous êtes devenus semblables à Jésus-Christ par la compassion que vous avez des misérables. Achevez donc de vous rendre semblables à lui, en rendant secrètes vos aumônes, comme nous voyons dans l’Évangile, qu’après avoir guéri les malades, il leur défendait de parler de lui.
Mais vous désirez, me direz-vous, de passer pour charitable parmi les hommes. Et moi je vous, demande quel avantage vous en retirerez. Vous n’avez point de bien que vous en puissiez attendre et vous en devez craindre un très-grand mal. Ces personnes mêmes que vous voulez rendre les témoins du bien que vous faites, deviennent les larrons qui dérobent ce trésor que vous deviez vous assurer dans le ciel. Ou plutôt ce ne sont pas eux qui le volent ;. c’est vous-même qui vous volez, et qui vous ravissez ce dépôt que vous aviez mis entre les mains de Dieu dans la personne des pauvres. O malheur étrange ! ô nouvelle espèce de larcin ! Ce que ni la rouille ne peut corrompre, ni les voleurs ne peuvent voler, est corrompu et ravi en un moment par la vaine gloire. Elle est le ver qui gâte des choses incorruptibles. Elle est le voleur qui étend sa violence jusque dans le ciel, qui vous prend votre trésor, qui vous ravit un royaume, et qui vous dépouille de ces richesses éternelles et ineffables. Comme le démon sait que ce trésor que nous nous amassons dans le ciel, est à couvert de sa violence, et que ni la rouille, ni les voleurs, ni tous ses artifices n’y peuvent atteindre, il se sert pour le ravir, de la vaine gloire, et il fait par elle ce qu’il n’aurait pu faire par lui-même.
4. Vous me direz peut-être que vous désirez de recevoir de la gloire. Mais ne vous suffit-il pas que le pauvre à qui vous faites votre aumône en secret, et que Dieu pour qui vous la faites, vous estiment et vous louent de cette bonne œuvre ? Est-ce que vous voudriez que les hommes vous en louassent ? Prenez garde que le contraire ne vous arrive, et qu’on ne dise de vous que ce n’est point par un mouvement de compassion, mais par un désir de gloire que vous faites votre aumône. Craignez de passer pour cruel, lorsque vous insultez de la sorte à l’affliction des misérables, et que vous tirez votre gloire de leur malheur.
L’aumône est un mystère. Fermez donc les portes afin que personne ne voie un secret qu’il ne lui est pas permis de voir. Les plus augustes mystères de nos églises sont comme l’aumône et la miséricorde que Dieu fait aux hommes. Car c’est par une bonté pure et ineffable qu’il a eu compassion de nous, lorsque nous étions ses ennemis. La première oraison qui se dit à la célébration de nos mystères témoigne notre compassion, puisque nous y prions pour les possédés. Dans la seconde qui est pour les pénitents, nous demandons la miséricorde de Dieu pour eux. Dans la troisième, qui est pour nous-mêmes, nous présentons les enfants à Dieu, afin que leur innocence soit plus propre pour attirer sur nous sa miséricorde. Car, après avoir reconnu nos péchés, nous implorons la bonté de Dieu pour ceux qui en ont déjà commis beaucoup ou qui en peuvent commettre encore, mais nous faisons prier pour nous les enfants, sachant que Jésus-Christ a promis le ciel à ceux qui deviendraient comme des enfants. Ce qui nous apprend que ceux qui imitent leur simplicité et leur innocence sont plus capables d’implorer la bonté de Dieu pour ceux qui l’ont offensé. Que si nous considérons le mystère même de l’Eucharistie, ceux qui ont reçu le saint baptême, les initiés, savent qu’il est tout rempli des marques de la miséricorde et de la grâce de Dieu sur les hommes.
Lors donc que vous voulez faire l’aumône, imitez-nous et fermez les portes ; qu’il n’y ait que celui qui la reçoit qui en soit témoin, et si cela se pouvait, qu’il ne sache pas même d’où lui vient la charité qu’il reçoit. Que si vous ouvrez les portes, et si vous découvrez votre mystère, souvenez-vous que celui même dont vous recherchez l’estime, vous méprisera comme un superbe, et qu’il condamnera lui-même votre vanité. S’il est votre ami, il la blâmera dans son cœur, et s’il est votre ennemi, il la décriera devant tout le monde. Ainsi il vous arrivera le contraire de ce que vous souhaitez. Vous désirez qu’on vous admire, et qu’il s’écrie en vous voyant : Que cet homme est charitable ! qu’il est compatissant ! et l’on dira au contraire en vous détestant : Que cet homme est vain ! qu’il est aisé de voir qu’il pense plus à plaire aux hommes qu’à Dieu ! Si au contraire vous cachez les charités que vous faites, c’est alors qu’il les louera devant tout le monde. Dieu ne souffrira pas qu’une action si sainte soit longtemps cachée. Si vous avez soin de l’étouffer, il la publiera lui-même et il la rendra publique, plus que vous ne l’auriez pu faire. C’est pourquoi, laissez faire Dieu, abandonnez-vous à lui, et vous en serez plus heureux en l’autre vie, et plus estimé en ce monde même.
Vous voyez donc, mes très-chers frères, qu’il n’y a rien de plus opposé à la gloire que nous recherchons, que de faire nos aumônes à la vue des hommes. C’est le moyen de faire tout le contraire de ce que nous prétendons, puisqu’au lieu de signaler notre vertu, nous serons cause que notre vanité sera connue des hommes et punie de Dieu. Gravons ces vérités dans notre cœur. Qu’elles nous servent à mué-priser la gloire humaine, et à ne chercher que celle de Dieu, et nous serons estimés en cette vie et heureux en l’autre, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXXII. modifier


« ALORS JÉSUS PARLA AU PEUPLE ET A SES DISCIPLES, ET LEUR DIT : LES DOCTEURS DE LA LOI ET LES PHARISIENS SONT ASSIS SUR LA CHAIRE DE MOÏSE. OBSERVEZ DONC ET FAITES TOUT CE QU’ILS VOUS ORDONNERONT DE FAIRE, MAIS NE FAITES PAS CE QU’ILS FONT. CAR ILS DISENT CE QU’IL FAUT FAIRE, ET NE LE FONT PAS ». (CHAP. 33,1, 2, 3, JUSQU’AU VERSET 13)

ANALYSE. modifier

  • 1. L’Orateur fait remarquer que le nom de Loi est quelquefois appliqué dans l’Écriture à tout l’Ancien Testament. – La Loi ne perd aucun de ses droits sur les âmes par la perversité de ceux qui l’enseignent. – Rien de plus misérable qu’un docteur qui ne prêche point l’exemple.
  • 2. Hypocrisie des pharisiens. – De leurs phylactères qu’ils portaient plus larges que les autres.
  • 3 et 4. Il n’y a qu’un seul Maître qui est le Christ. – Sortie contre les anoméens. – De l’excellence de la vie des solitaires. – De leur extrême humilité. – Combien elle est égale et uniforme. – Combien leur exemple nous doit inspirer d’horreur pour le faste du monde.


1. Qu’est-ce à dire « alors » ? c’est-à-dire lorsqu’il eut dit ce qui précède ; lorsqu’il eut fermé la bouche à tous ses contradicteurs ; lorsqu’il les eut confondus et réduits à ne plus oser le tenter par leurs questions insidieuses lorsqu’il a fait voir que leur malice était sans remède. Après avoir tiré cette parole du psaume : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur », il en appelle encore à la Loi ; et il n’y a pas lieu de s’en étonner, en effet, bien que la loi ancienne n’eût point marqué aux Juifs qu’il y eût deux personnes en Dieu, et qu’elle les assure souvent qu’il n’y a qu’un seul Dieu, il suffisait néanmoins que David le leur eût appris, puisque l’Écriture même comprend quelquefois par ce nom de « Loi », toute l’étendue de l’Ancien Testament. Enfin, il leur témoigne ici quelle estime il fait de la loi de Moïse, en obligeant le peuple de la respecter dans la bouche de ses plus grands ennemis. Jésus-Christ voulait montrer par toutes ces paroles qu’il est dans une union parfaite avec son Père ; puisque s’il pouvait lui être opposé en quelque chose, il l’eût fait paraître en parlant contre la loi. Cependant il témoigne ici, avoir pour elle une, si grande déférence, que quelle que soit la corruption de ceux qui l’enseignent, il veut néanmoins que ceux à qui elle est annoncée, la pratiquent et qu’ils lui obéissent très-fidèlement. Il s’étend ensuite à parler des pharisiens et de leur conduite, parce que la principale cause qui les empêchait de croire en lui, c’était le dérèglement de leurs mœurs et leur passion pour la vaine gloire.
Voulant donc ici former les peuples qui l’écoutaient, il commence par un avis très-considérable et très-important pour leur salut, en leur défendant de mépriser leurs maîtres, et de s’élever contre les ministres de Dieu qui leur annonçaient sa Loi. Il ne se contente pas de leur recommander si particulièrement ce point. Il le pratique lui-même, puisqu’il ne prive pas du pouvoir d’enseigner ces pharisiens qui en étaient si peu dignes. Il attire ainsi sur eux une condamnation encore plus sévère, et il ôte à leurs disciples tout prétexte de désobéissance. Il ne veut pas qu’ils puissent dire : Le maître qui m’instruit est tout corrompu lui-même, et je ne puis me résoudre à l’écouter, ni à pratiquer ce qu’il me dit. Il commande à ses disciples de leur obéir quels qu’ils soient. Il établit tellement ces personnes dans la dignité qu’ils possédaient, que, quelque méchants qu’ils fussent, il ne laisse pas, après ces reproches qu’il leur fait, de dire à ses disciples : « Faites tout ce qu’ils vous diront », parce qu’ils ne disent rien d’eux-mêmes, mais seulement ce que Dieu a commandé par Moïse. Mais considérez ici quelle déférence Jésus-Christ a pour Moïse, et combien il témoigne partout l’union de l’Évangile avec la Loi. Il dit qu’on doit honorer ces prêtres, à cause de la Loi de Dieu qu’ils annoncent : « Ils sont », dit-il, « assis sur la chaire de Moïse ». Ne pouvant les honorer ni les rendre vénérables par eux-mêmes, et par la sainteté de leur vie, il veut néanmoins qu’on les respecte à cause de ce siège d’honneur dans lequel ils sont assis, et de cette doctrine sainte qu’ils enseignent.
Ce mot, « faites tout », n’enferme pas généralement « tout » ce qui est dans la Loi, comme ce qui regarde les viandes, les sacrifices et les autres cérémonies. Car comment aurait-il établi ici ce qu’il a détruit ailleurs ? Mais il entend seulement par ce mot, tout ce qui regarde le règlement de notre vie, et tout ce qui peut s’accorder avec la loi nouvelle, sans nous accabler des fardeaux insupportables de l’ancienne. Vous me direz peut-être : Pourquoi le Fils de Dieu ne donne-t-il pas cette autorité plutôt aux ministres de la loi de grâce, qu’aux ministres de la loi de Moïse ? C’est parce qu’il n’était pas encore temps de révéler ces mystères avant sa mort. Outre qu’il avait encore une autre raison particulière d’agir de la sorte. Comme il allait les accuser de beaucoup de crimes, il veut d’abord ôter aux personnes les plus simples, tout sujet de croire qu’il se portait à ces reproches par un secret désir de leur ministère, ou par quelque mouvement de haine et d’envie. Il prévient d’abord ce soupçon afin d’avoir ensuite plus de liberté de les reprendre.
Mais pourquoi les condamne-t-il avec tant de force ? C’était pour avertir le peuple de ne point tomber avec eux dans le précipice, en imitant leur mauvaise vie. Car il y a bien de la différence entre montrer simplement le mal qu’on doit éviter, ou en montrer les dangereuses suites, par le malheur de ceux qui y sont déjà tombés, comme il y a bien de la différence entre donner d’excellents avis aux hommes pour les porter à quelque vertu, ou leur en montrer l’avantage dans l’exemple de ceux qui s’y sont rendus habiles. Jésus-Christ dit d’abord à ses disciples : « Ne faites pas ce que vous leur voyez faire », afin qu’ils ne pussent conclure que, puisqu’ils les devaient écouter, ils devaient aussi les imiter. Ainsi, l’honneur qu’il les oblige de rendre à ces maîtres corrompus tourne à leur confusion, puisqu’il condamne les dérèglements de leur vie, et qu’il assure qu’on ne peut les imiter sans se perdre. C’est donc là la principale cause pour laquelle il les accuse ici de leurs désordres avec tant de véhémence, li voulait faire voir combien ils étaient opiniâtres et rebelles à la lumière, et montrer par avance que la croix sur laquelle ils devaient l’attacher ensuite, bien loin d’imprimer quelque tache à son innocence, serait la preuve et l’effet de leur incrédulité et de leur audace.
Considérez, mes frères, quelle est la première chose que le Sauveur blâme en eux, et qui est comme le surcroît de toutes leurs autres fautes : « Ils disent ce qu’il faut faire, et ne le font pas ». Quiconque viole la Loi est coupable, mais personne ne l’est davantage que celui qui doit instruire les autres. Car il commet une double et une triple faute dans un seul crime. Premièrement, il viole la Loi ; secondement, ayant été établi en autorité pour régler les autres, il se dérègle lui-même. Ce qui le rend beaucoup plus coupable. Troisièmement, comme sa dignité le rend vénérable, son exemple fait beaucoup plus d’impression sur les esprits, et le mal qu’il fait se communique bien plus aisément aux autres.
Jésus-Christ reprend ensuite en eux la dureté qu’ils témoignent envers ceux qui leur sont soumis. « Ils lient des fardeaux pesants et qu’on ne saurait porter, ils les mettent sur les épaules des hommes, et ils ne voudraient pas les avoir remués du bout du doigt (4) ». Ces paroles enferment un double reproche, et font voir une double malignité dans les personnes que le Sauveur accuse. La première est cette sévérité avec laquelle ils exigeaient une si grande perfection de ceux qu’ils conduisaient ; et la seconde est leur mollesse propre, et la liberté qu’ils prenaient de vivre comme il leur plaisait. Ce sont deux conditions entièrement opposées à celles que doit avoir un véritable pasteur, qui doit être comme un juge sévère et inflexible à l’égard de lui-même, et qui doit être en même temps plein de douceur et de charité pour ceux qu’il gouverne. Les pharisiens, au contraire, se conduisaient tous d’une manière tout opposée. Ils réduisaient tout leur devoir à faire de beaux discours et à parler beaucoup aux hommes. Ils n’avaient de vertu qu’en paroles. Ainsi, ils étaient durs et impitoyables envers tout le monde, parce qu’ils n’avaient pas l’expérience de cette doctrine toute sainte, qui s’apprend par l’action et par la pratique.
2. Ce dérèglement, déjà si considérable par lui-même, ajoutait encore une nouvelle gravité au crime que le Sauveur vient de reprendre en eux : « Ils disent ce qu’il faut faire, et ne le font pas » : et la manière dont Jésus-Christ l’exprime est bien remarquable. Car il ne dit pas : ils ne peuvent, mais « ils ne veulent pas », non porter ou traîner ces fardeaux, mais « les remuer du bout du doigt », c’est-à-dire n’en pas même approcher pour les toucher. Ils ne sont forts et courageux que pour faire ce qui leur est défendu, « car ils font toutes leurs actions afin d’être vus des hommes (5) ». Jésus-Christ leur reproche par ces paroles leur ambition et leur orgueil qui les a perdus. Il avait repris en eux jusqu’à cette heure, des actions ou de cruauté, ou de paresse : mais maintenant ce qu’il y condamne principalement, c’est cette passion furieuse pour la vaine gloire dont ils étaient possédés. C’est elle qui les a éloignés de Dieu, et qui leur a fait désirer de plaire aux hommes plutôt qu’à lui. Car chacun cherche à plaire aux juges qu’il a choisis. Si un athlète combat devant des hommes de cœur, il tâche de combattre vaillamment, afin de leur plaire. Que s’il combat devant des lâches, il devient lâche lui-même. Un comédien, qui joue devant des personnes qui aiment à rire, fait tout ce qu’il peut pour les faire rire. Que si ces spectateurs sont graves et modérés, il affecte lui-même de la gravité afin de leur plaire. Mais remarquez encore combien Jésus-Christ accuse avec force dans les pharisiens la passion qu’ils avaient d’être loués. Car il ne dit pas qu’ils font dans ce dessein quelques-unes de leurs actions ; mais en général : « Qu’ils font tout ce qu’ils font » dans cette vue. Après qu’il leur a reproché ce désir si passionné pour la vaine gloire, il leur montre aussitôt leur folie, puisqu’ils ne faisaient rien de grand qui méritât quelque louange, et qu’ils s’enflaient des choses les plus viles et les plus méprisables, étant non seulement ambitieux, mais l’étant encore d’une ambition basse et honteuse.
« Ils ont des bandes de parchemin, plus larges que les autres, et les franges de leurs vêtements plus longues (5) ». Examinons ici, mes frères, ce que voulaient dire ces « bandes » et ces « franges ». Dieu voyant que les Juifs oubliaient à tous moments les grâces qu’il leur avait faites, leur avait commandé d’écrire ses miracles sur de petites bandes de parchemin pour les pendre à leurs bras. C’est pourquoi il est dit dans le Deutéronome : « Ces merveilles que j’ai faites en votre faveur, ne seront jamais hors de votre vue ». (Deut. 6,7) Ils donnaient à ces petites bandes un nom qui marquait qu’ils les portaient pour garder la loi. C’est ce que font encore aujourd’hui plusieurs femmes chrétiennes qui pendent l’Évangile à leur cou. Mais Dieu, voulant leur donner un autre moyen extérieur de conserver le souvenir de ses grâces, fit à l’égard des Juifs ce que font aujourd’hui plusieurs personnes qui, craignant d’oublier les choses s’attachent un filet au doigt pour s’en faire comme une mémoire artificielle. Dieu, traitant les Juifs comme de petits enfants, leur commanda d’attacher au bas de leur robe un ruban, ou une frange de couleur de pourpre, afin que partout où ils marcheraient, ils se souvinssent toujours des commandements de Dieu. Ils étaient extrêmement exacts dans ces observances extérieures, et ils mettaient leur vanité à porter des bandes plus larges, et des franges plus longues que les autres hommes.
Mais pourquoi, ô pharisiens, étendez-vous ainsi ces bandes ? Pourquoi affectez-vous de porter des franges si longues ? Mettez-vous la vertu dans un ruban ? Dieu ne demande point de vous que vous agrandissiez ces bandes et ces rubans ; mais que vous vous souveniez de ses grâces, et que vous en témoigniez de la reconnaissance par la droiture de votre vie. Que si Dieu nous défend de chercher de la gloire dans nos jeûnes, dans nos aumônes, et dans nos autres actions de piété, qui sont pénibles et laborieuses, comment vous, ô pharisiens, pouvez-vomis en rechercher dans des choses extérieures, qui vous reprochent au contraire votre peu de vertu et votre insensibilité aux faveurs de Dieu ? Mais la vanité de ces hypocrites ne se terminait pas là ; elle s’étendait encore à d’autres bassesses bien plus grandes. « Ils aiment les premières places dans les festins, et les premières chaires dans les synagogues (6). Ils aiment à être salués dans « les places publiques, et à être appelés maîtres par les hommes (7) ». Quoique ces choses paraissent petites, elles sont néanmoins la cause des plus grands maux. Et elles ont souvent attiré des malheurs effroyables sur des provinces entières et sur le royaume même de Jésus-Christ. Je ne puis retenir mes larmes, lorsque j’entends parler de cet amour des préséances ; de ce désir d’être salué de tout le monde. Je repasse en moi-même combien de ruisseaux funestes, sortis de cette source, ont inondé ensuite l’Église. Mais ce n’est pas maintenant le temps de s’arrêter à déplorer ces malheurs ; et les personnes un peu âgées, qui ont vu ce qui s’est passé du temps de nos pères, n’ont pas besoin que je les en instruise.
Remarquez ici, mes frères, que les pharisiens faisaient paraître davantage leur orgueil et leur vanité au lieu même où ils devaient être plus humbles et plus modérés, puisqu’ils étaient obligés de témoigner plus de douceur et de modestie dans les synagogues, où ils n’entraient que pour former leurs disciples à la vertu. Car, pour ce qui regarde « les premières places dans les festins », cela pouvait être plus excusable, quoiqu’il soit vrai que celui qui est établi pour régler et pour enseigner les autres, doit signaler sa vertu, non seulement dans l’Église, mais généralement dans tous les autres lieux où il se trouve. Comme l’homme en quelque endroit qu’il soit est toujours homme, et sans comparaison supérieur aux bêtes, il faut de même que celui qui est le maître et le conducteur des âmes, se fasse reconnaître partout pour ce qu’il est, soit qu’il parle ou qu’il se taise, soit qu’il soit à table ou ailleurs, et que sa démarche, son regard, son geste, toute sa contenance et sa modestie extérieure le distinguent de tous les autres. Les pharisiens, au contraire, se rendaient ridicules partout, et s’exposaient à se faire moquer d’eux par tous les hommes, affectant ce qu’ils devaient éviter, et recherchant ce qu’ils devaient fuir : « Ils aiment », dit Jésus-Christ, « les premières places et les « premières chaires, ils aiment à être salués et à être appelés maîtres ».
3. Si c’est un crime d’aimer ces choses, quel crime n’est-ce pas de les rechercher avec tant d’empressement ? Jésus-Christ avait jusqu’ici passé assez légèrement sur les autres abus des pharisiens qui ne pouvaient nuire à leurs disciples ; et il s’était contenté de les condamner et de les blâmer ; mais quand il s’agit du désir des préséances et des dignités, ou de rechercher par ambition la chaire de vérité, pour instruire les hommes, le Fils de Dieu s’y arrête davantage. Il ne se contente plus de blâmer et de condamner les excès de ce genre, mais il donne à ses disciples des avis et des instructions toutes contraires à cette conduite. « Mais, pour vous, ne désirez point d’être appelés maîtres, parce que vous n’avez tous qu’un Maître, et que vous êtes tous frères (8)», sans que l’un d’entre vous ait aucun avantage sur l’autre, puisqu’il n’est rien de lui-même. C’est ce qui fait dire à saint Paul : « Qui est Paul ? Qui est Apollon ? Qui est Céphas ? Que sont-ils autre chose que des ministres » ? (1Cor. 3,5) Il ne dit pas : Que sont-ils autre chose que des docteurs ou des maîtres ? « Et n’appelez personne sur la terre votre père, parce que vous n’avez qu’un Père, qui est dans le ciel (9) ». Jésus-Christ ne leur fait point ce commandement, afin qu’ils l’observent à la lettre, et qu’ils ne donnent effectivement à personne le nom de père, mais afin qu’ils sachent quel est celui qu’ils doivent par excellence appeler leur « Père ». Car, comme il n’y a point d’homme qui soit proprement maître, il n’y en a point non plus qui soit proprement père. Dieu seul est essentiellement le Maître et le Père de tous les hommes, et c’est lui qui forme tous ceux qui sont les maîtres et les pères de son Église. « Et ne vous faites point appeler docteurs, parce que vous n’avez qu’un docteur qui est le Christ (10) ». Il ne dit pas « qui est moi », imitant encore cette conduite qu’il vient de garder, en disant : « Que vous semble du Christ ? de qui doit-il être fils » ? Je demanderais volontiers ici à ceux qui, pour déshonorer le Fils de Dieu, disent si souvent du Père qu’il n’y a qu’un Dieu ; qu’il n’y a qu’un Seigneur, si le Père n’est pas aussi le Maître et le docteur des hommes ? Y aurait-il un seul d’entre eux qui osât nier cette vérité ? Et cependant le Fils de Dieu dit « qu’il n’y a qu’un docteur qui est le Christ ». Comme donc cette parole : « Il n’y a qu’un Maître qui est le Christ », n’exclut pas le Père, et ne veut pas dire qu’il ne soit pas aussi le Maître des hommes ; de même cette parole : « Il n’y a qu’un Seigneur, il n’y a qu’un Dieu », qui est proprement dite du Père, n’exclut pas non plus le Fils, et ne veut pas dire qu’il ne soit pas Dieu et Seigneur comme son Père. Car ces mots : « Il n’y a qu’un Dieu, il n’y a qu’un Seigneur », ne sont que pour distinguer Dieu, et le séparer des hommes et du reste des créatures. Après que Jésus-Christ a fait voir à ses apôtres la grandeur de cette maladie qui est si contagieuse, il leur apprend maintenant que c’est par l’humilité qu’il faut la prévenir et y porter remède. C’est pourquoi il ajoute aussitôt : « Celui qui est le plus grand parmi vous sera votre serviteur « (14). Car, quiconque s’élèvera sera abaissé, « et quiconque s’abaissera sera élevé (12) ». Comme il n’y a rien qui soit comparable à la vertu de l’humilité, Jésus-Christ a soin d’en parler souvent à ses disciples. Il le fait en cet endroit. Il le fit encore dans cette autre rencontre où il mit un enfant au milieu d’eux. Il le fit lorqu’en son sermon sur la montagne, il commença par cette béatitude « Bienheureux les pauvres d’esprit ». Mais il arrache ici comme la racine de ce vice, lorsqu’il dit « Quiconque s’abaissera sera élevé ». Je vous prie de remarquer encore ici ce que je vous ai souvent fait voir, que Jésus-Christ exhorte ses disciples à acquérir ce qu’ils souhaitent, par une voie qui semble toute contraire. Il ne leur commande pas seulement de ne point désirer les premières places, mais il les porte même à rechercher la plus basse, et il les assure que c’est le moyen – de posséder les premières qu’ils souhaitaient. Parce qu’il faut nécessairement que celui qui veut être le premier, devienne le dernier de tous. « Celui qui s’abaissera sera élevé ». Mais où trouverons-nous cette humilité ? Il m’est aisé de répondre à votre demande.
Voulez-vous, mes frères, que nous montions encore aujourd’hui à cette ville bienheureuse, à cette demeure de saints, à ces montagnes et à ces vallées où habitent les vertus ? C’est là que nous verrons l’humilité dans sa grandeur et dans son éclat. Car il y a dans ces troupes saintes des solitaires, qui, après avoir été autrefois dans les dignités du monde, dans les richesses et dans la magnificence, s’humilient maintenant et se rabaissent en toutes choses, dans leur vêtement, dans leur cellule et dans leurs emplois ; et qui regardent l’humilité comme la fin générale où ils rapportent tout le reste. Tout ce qui allume le feu de l’orgueil, les beaux habits, les splendides habitations, les nombreux domestiques, toutes ces choses qui nous engagent malgré nous dans la vanité, sont retranchées parmi eux, Ils vont eux-mêmes couper le bois dont ils ont besoin. Ils allument eux-mêmes leur feu. Ils font cuire eux-mêmes ce qu’ils doivent manger, et ils servent eux-mêmes ceux qui les viennent voir.
Nul en ce lieu, ni ne blesse un autre ni n’en est blessé. Nul ne commande, et nul n’a besoin qu’on lui commande. Ils sont tous serviteurs les uns des autres. Ils s’empressent de laver les pieds des hôtes qui les viennent voir. Chacun tâche de prévenir son frère dans ce devoir et ils ne disputent jamais qu’à qui sera le plus humble. On rend cet office de charité à un hôte quel qu’il soit, sans s’informer s’il est pauvre ou s’il est riche, s’il est libre ou s’il est esclave. On traite tout le monde indistinctement. Il n’y a parmi eux ni grand ni petit. Tout y est égal. Il y a donc là, me direz-vous, une grande confusion. Nullement, mes frères, mais on y voit au contraire régner souverainement l’ordre et la paix. Personne ne considère ce qu’est son frère, s’il était noble, s’il ne l’était pas. Chacun se croit le dernier de tous, et devient grand en cela même qu’il aime à se mettre au-dessous des autres.
4. Il n’y a qu’une seule table pour ceux qui servent et pour les autres que l’on sert. Ce sont les mêmes viandes pour tous ; les mêmes habits ; les mêmes cellules ; le même genre de vie. Celui d’entre eux qui se porte aux petites choses avec plus d’ardeur, est celui qui est le plus grand de tous. On n’entend point dire là Ceci est à moi, cela est à vous. Ces paroles qui sont la source des divisions et des guerres, sont éternellement bannies de ces lieux. Et on ne doit pas s’étonner qu’ils n’aient tous qu’un même habit, qu’une même table et qu’une même nourriture, puisqu’ils n’ont tous ensemble qu’une même âme, non parce qu’elle est d’une même substance, ce qui est commun à tous les hommes, mais à cause de leur charité qui, les unissant tous, ne fait d’eux tous qu’un cœur et qu’une âme. Et comment une seule âme pourrait-elle s’élever contre elle-même ?
On ne voit donc point là, comme parmi nous, ces différences de pauvres et de riches ; ni ce discernement de personnes qu’on honore, et d’autres que l’on méprise. Cette parfaite égalité ne laisse parmi eux aucune entrée à la vaine gloire. Si l’un y est grand et l’autre petit, ce n’est qu’en vertu, et l’on n’a même aucun égard à ces différences. Celui qui est inférieur aux autres, ne se plaint point d’être méprisé, parce qu’il n’y a personne qui le méprise, et s’il s’en trouvait quelqu’un il en aurait de la joie, parce qu’ils aiment à souffrir les mépris et les injures. C’est à quoi ils s’appliquent sans cesse à s’anéantir et à s’humilier, non seulement dans leurs paroles, mais encore plus dans leurs actions.
Ils aiment à manger avec les pauvres et les personnes les plus méprisables. Leur table est tous les jours environnée de ces sortes d’hôtes, et c’est ce qui les rend dignes du ciel. L’un y panse les plaies des blessés, l’autre sert de guide à un aveugle, l’autre porte celui qui a la jambe rompue. Il n’y a point là de flatteurs.
On n’y sait pas même ce que c’est que de flatter ; et comme tout est égal entre eux, il ne s’y peut mêler aucune envie. Ainsi, ceux qui entrent parmi ces saints, y apprennent aisément la vertu, et à devenir humbles à leur exemple sans qu’on les contraigne à s’humilier devant les autres. Car comme on arrête plus aisément l’audace d’un homme superbe en lui cédant qu’en lui résistant, et que la modération d’un autre est une grande instruction pour lui, ainsi rien n’est plus propre pour guérir dans une âme la plaie de la vaine gloire, que de voir des personnes qui n’ont pour elle que de l’aversion et du mépris. C’est ce qui se pratique admirablement dans ces lieux. On voit autant d’ardeur pour fuir ou pour quitter les premières places et ces rangs d’honneur, que nous en voyons ailleurs pour y arriver. On y aime, non à se faire honorer, mais à honorer les autres.
Les ouvrages mêmes des solitaires et les occupations où ils s’emploient, les portent encore à l’humilité et étouffent en eux tous les mouvements de la vaine gloire. Car, qui peut devenir superbe en bêchant la terre, en arrosant des herbes, en faisant des paniers d’osier, et d’autres choses semblables ? Comment pourraient-ils s’élever dans leur cœur, en souffrant comme ils font la pauvreté, la faim, la soif, et toutes les autres nécessités de la vie ? Ainsi, l’humilité, comme je viens de le dire, est parmi eux une vertu bien aisée. Il est très-difficile de ne devenir pas superbe parmi les louanges et les applaudissements des hommes ; il est facile au contraire de devenir humble parmi des choses si basses, et dans le fond d’un désert. C’est là qu’on traite avec Dieu seul à seul. On n’a pour compagnie que soi-même. On n’y voit qu’un oiseau qui vole ; qu’un arbre qui est agité des vents ; qu’un ruisseau qui coule le long d’une vallée. Par où donc l’orgueil attaquerait-il un homme dans une si profonde solitude ?
Ce n’est pas néanmoins que nous soyons excusables au milieu des villes de nous laisser aller à cette passion. Abraham vivait au milieu des chananéens et ne laissait pas de dire à Dieu : « Je ne suis que terre et que cendre ». (Gen. 17,29) David était dans la cour et dans les armées, et cependant il disait : « Pour moi, je suis un vermisseau et non un homme ». (Ps. 21,6) Saint Paul vivait au milieu des hommes, et cependant il était assez humble pour dire : « Je ne suis pas digne d’être « appelé apôtre ». (1Cor. 15,9) Après tant d’exemples, mes frères, comment serions-nous excusables d’être encore si superbes et si vains ? N’est-il pas vrai que si ces hommes admirables doivent être comblés de gloire parce qu’ils ont donné les premiers l’exemple d’une si haute vertu, et que nous serons, nous, exposés aux plus grands supplices pour ne l’avoir pas suivi, pour lire leurs actions sans les imiter, pour admirer leur humilité, sans devenir humbles ?
Que nous restera-t-il pour excuser une si grande dureté ? Direz-vous que vous ne pouvez lire l’Écriture pour y apprendre quelle a été la vertu de ces saints hommes ? C’est déjà une grande faute de n’avoir pas soin de vous en instruire dans l’Église, où vous devriez venir puiser sans cesse ces eaux si saintes et si salutaires. Mais si vous ne pouvez apprendre les vertus de ces anciens serviteurs de Dieu, ne pouvez-vous pas avoir au moins celles des saints qui vivent encore ?
Je n’ai personne qui m’y mène, dites-vous. Venez me trouver, je vous y mènerai moi-même. Venez avec moi pour apprendre des choses qui vous toucheront et qui vous édifieront. Ces solitaires sont comme des lampes qui éclairent toute la terre. Ce sont comme des remparts qui vous serviront de défense. Ils ont recherché les déserts pour vous apprendre à mépriser le monde. Il faut être fort pour trouver le calme au milieu de la tempête. Mais pour vous qui êtes faibles, vous avez besoin de repos après cette agitation continuelle où vous expose l’engagement que vous avez dans le monde. Allez donc, mes frères, voir souvent ces saints, afin que leurs prières et leurs exhortations servent à vous purifier des taches du siècle, et qu’en purifiant votre vie de plus en plus, vous vous mettiez en état de jouir des biens de ce monde et de l’autre, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui avec le Père et le Saint-Esprit est la gloire et l’empire, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXXIII. modifier


« MALHEUR A VOUS, DOCTEURS DE LA LOI ET PHARISIENS HYPOCRITES, QUI DÉVOREZ LES MAISONS DES VEUVES SOUS PRÉTEXTE QUE VOUS FAITES DE LONGUES PRIÈRES, C’EST POUR CELA QUE VOUS RECEVREZ UNE CONDAMNATION PLUS RIGOUREUSE ». (CHAP. 23,14, JUSQU’AU VERSET 29)

ANALYSE. modifier

  • 1 et 2. Attaque directe et très-forte contre les pharisiens. – Qu’il faut tenir surtout à la pureté intérieure.
  • 3 et 4. Que c’est être pharisien que de ne travailler qu’à régler le dehors et ne se pas mettre en peine du dedans de l’âme. – Que ces sortes de personnes sont des sépulcres selon la parole du Fils de Dieu. – De la mauvaise odeur que les méchants portent dans l’Église par leurs dérèglements. – Contre ceux qui violent la sainteté de l’Église par des regards et des desseins criminels. – Combien la manière dont les femmes se conduisent aujourd’hui est différente de celle des femmes chrétiennes des premiers siècles de l’Église. – Contre ceux qui recherchent les bonnes tables.


1. Jésus-Christ s’en prend maintenant à l’intempérance des pharisiens. Le premier crime qu’il leur reproche sur ce point, et qui en effet était insupportable, c’est qu’ils ne tiraient pas de quoi satisfaire ces excès de bouche du superflu des riches, mais du nécessaire des veuves ; surchargeant ainsi des personnes pauvres qu’ils devaient plutôt soulager. Car Jésus – Christ ne dit pas simplement qu’ils mangeaient, mais qu’ils « dévoraient » les maisons des veuves. La manière dont ils commettaient ce crime les rendait encore plus détestables « Sous prétexte, dit-il, que vous faites de longues prières ». Tout homme qui fait une action criminelle mérite d’en être puni ; mais celui qui se voile alors d’un prétexte de piété, et qui colore sa malice d’une apparence de vertu, mérite d’en être encore beaucoup plus puni. Vous me demanderez peut-être pourquoi, puisque ces pharisiens étaient si corrompus, Jésus-Christ ne leur ôtait pas un ministère qu’ils usurpaient si injustement ? Il ne le fait pas, mes frères, parce que le temps ne le permettait pas encore. Il les laisse cependant dans leur charge, et se contente d’avertir le peuple afin qu’il ne se laisse pas surprendre, et que la dignité de ces hommes ne le porte pas à les imiter. Après qu’il a donné en général cette règle : « Faites tout ce qu’ils vous disent », il montre ici comment elle se doit entendre, et comment il faut borner ce mot de « tout » à ce qui est exempt de péché, afin que les moins sages ne prissent pas de là sujet de croire qu’ils pouvaient leur obéir indifféremment en toutes choses. « Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, qui fermez aux hommes le royaume des cieux, n’y entrant point vous-mêmes, et en empêchant l’entrée à ceux qui y entrent (13) ». Si c’est déjà un crime que de n’être utile à personne, que doit-on attendre lorsqu’on nuit même aux autres, et qu’on leur empêche l’entrée du ciel ? Ce mot, « ceux qui y entrent », ne veut marquer autre chose que ceux qui étaient près d’y entrer. Lorsque les pharisiens avaient à diriger les autres, ils leur faisaient des commandements insupportables. Et lorsqu’il s’agissait pour eux-mêmes de remplir leurs devoirs, au lieu de porter les hommes à la vertu par le bon exemple, ils ne servaient qu’à les induire dans le mal et qu’à les corrompre. Ces sortes de gens sont véritablement les fléaux des mœurs et la perte du monde. Ils n’instruisent les âmes que pour leur apprendre à se perdre, et ils sont opposés aux vrais pasteurs comme les ténèbres le sont à la lumière. Car, comme c’est le propre d’un pasteur et d’un docteur de l’Église de sauver celui qui allait se perdre, c’est le propre aussi d’un corrupteur et d’un empoisonneur des âmes de perdre celui qu’il devait sauver. Voici une autre accusation que Jésus-Christ exprime avec beaucoup de force : « Vous courez la mer et la terre pour rendre un seul prosélyte, et quand il l’est devenu, vous le rendez digne de l’enfer deux fois plus que vous (15) ». Cela veut dire : Ces grandes peines et ces longs travaux que vous endurez pour gagner une âme ne peuvent vous porter à l’épargner et à la ménager ensuite, quoique nous voyions tous les jours que nous conservons avec plus de soin ce que nous avons acquis avec plus de peine. Cependant cette considération ne fait point d"impression sur vous, et ne vous rend point plus compatissants envers ceux que vous gagnez. Jésus-Christ reprend donc ici les pharisiens de deux grands désordres : le premier, de ce qu’ils se sont rendus inutiles pour le salut des hommes, et de ce qu’ils ont bien de la peine à en pouvoir convertir un seul ; et le second, de ce qu’ils sont si indifférents et si lâches ensuite pour conserver ceux qu’ils ont gagnés, ou plutôt de ce qu’ils les perdent au lieu de les convertir, en leur apprenant à se corrompre par leur exemple, et en étant cause que leurs disciples deviennent encore plus méchants qu’eux. Car si le maître est méchant, le disciple le devient encore davantage, et il dépasse le mauvais exemple qui lui a été donné. Lorsque nous avons d’excellents maîtres, c’est tout ce que nous pouvons faire que de les imiter et d’égaler leur vertu ; mais lorsque nous en avons de méchants, nous passons aisément au-delà de leur méchanceté, parce que la nature a une facilité et une pente effroyable qui la porte au mal : « Vous le rendez », dit Jésus-Christ, « digne de l’enfer deux fois plus que vous ». Il veut par cette parole effrayer le peuple qui écoutait les pharisiens, et en même temps châtier sévèrement les pharisiens eux-mêmes, ces docteurs d’iniquité, qui ne se bornaient pas à faire leurs disciples aussi méchants qu’eux-mêmes, mais qui les poussaient encore à un plus bas degré de perversité : ce qui est l’extrême limite du mal.
« Malheur à vous, conducteurs aveugles qui dites : Si un homme jure par le temple, cela n’est rien ; mais s’il jure par l’or du temple, il est obligé à son serment (16). Insensés et aveugles que vous êtes ! Lequel est le plus à estimer, ou l’or, ou le temple qui sanctifie l’or (17) ? Et si un homme, dites-vous, jure par l’autel, cela n’est rien ; mais s’il jure par le don qui est sur l’autel, il est obligé à son serment (18). Aveugles que vous êtes, lequel est le plus grand, ou le don, ou l’autel qui sanctifie le don (19) ? Celui donc qui jure par l’autel, jure par l’autel et par tout ce qui est dessus (20). Et celui qui jure par le temple, jure par le temple et par celui qui y habite (21). Et celui qui jure par le ciel, jure par le trône de Dieu et par celui qui y est assis (22) ». Jésus-Christ attaque ici l’aveuglement et la folie des pharisiens qui portaient les hommes à mépriser les plus importants commandements de la Loi. Il semble néanmoins que le Fils de Dieu se contredise, car il a dit le contraire un peu plus haut, lorsqu’il leur « reprochait de mettre des fardeaux insupportables sur les épaules des hommes ». Mais ce qu’on doit dire ici, mes frères, c’est que les pharisiens tombaient en effet dans l’un et l’autre de ces deux excès contraires. Il semble qu’ils affectaient dans leur conduite tout ce qui pouvait perdre ceux qui leur étaient soumis. Ils leur faisaient mépriser les plus grands commandements, et ils les traitaient en même temps avec une rigueur et une dureté insupportable dans les plus petits.
« Malheur à vous, docteurs de la loi et pharisiens hypocrites, qui payez la dîme de la menthe, de l’aneth et du cumin, pendant que vous négligez ce qu’il y a de plus important dans la Loi, la justice, la miséricorde et la foi. C’est là ce qu’il fallait pratiquer, sans omettre néanmoins ces autres choses (23) ». C’est avec grande raison que Jésus-Christ ajoute ces paroles, « sans omettre néanmoins ces autres choses », c’est-à-dire la dîme de la menthe et du reste dont il parle, parce que la dîme est une espèce de miséricorde et d’aumône, et entre en quelque sorte dans le rang de ces choses importantes dont il parle. Il faut la payer, dit-il ; car, à qui a-t-il jamais nui de faire l’aumône ? Mais il ne faut pas croire qu’en payant ces dîmes on garde par là toute la loi.
Jésus-Christ témoigne le contraire en disant : « Il faut faire cela, sans omettre néanmoins ces autres choses ».
Il n’ajoute pas cette dernière parole lorsqu’il leur parle de leurs purifications extérieures. Il fait une séparation exacte de ce qui était pur d’avec ce qui ne l’était pas, et il montre que la pureté du dehors n’est que l’effet et la suite de la pureté du dedans, et que la pureté du corps n’allait point jusqu’à se communiquer à l’âme. Comme il ne s’agissait dans cette exactitude à payer les dîmes que d’une chose qui était bonne en elle-même et qui était une espèce d’aumône, Jésus-Christ passe cela sans le condamner, parce qu’il n’était pas encore temps de rien faire contre la Loi. Mais il détruit plus clairement ce qui ne regardait que la purification extérieure des corps. C’est pourquoi, en parlant ici des dîmes, il ajoute aussitôt : « Il fallait pratiquer cela sans omettre néanmoins ces autres choses » ; mais lorsqu’il parle de ces vaines purifications, il leur dit : « Vous nettoyez le dehors de la coupe et du plat, pendant que le dedans demeure plein de rapine et d’impureté. Pharisien aveugle, nettoyez premièrement le dedans de la coupe et du plat, afin que le dehors en soit net aussi ». Il se sert ici de cette comparaison familière et commune d’un « plat » et d’une « coupe ». Mais, pour montrer ensuite qu’on ne perd rien en négligeant la purification extérieure des corps, et qu’on perdrait tout au contraire en négligeant la pureté intérieure des âmes, dans laquelle consiste toute la vertu, il compare l’une à un « moucheron » à cause de sa petitesse, et l’autre à un « chameau » à cause de sa grandeur et de son extrême importance.
2. « Conducteurs aveugles que vous êtes, qui passez ce que vous buvez de peur d’avaler un moucheron, et qui avalez un chameau (24) ». Dieu, leur dit-il, n’a ordonné ces petites choses qu’en les rapportant aux grandes, c’est-à-dire à la « miséricorde » et au « jugement ». Lors donc que ces petites observances sont séparées des grandes, pour lesquelles elles ont été établies, elles ne servent plus à ceux qui les pratiquent, parce qu’alors se trouve rompu ce rapport et cette liaison nécessaire qu’elles ont avec ces règles importantes et essentielles de la loi. Ces règlements capitaux pouvaient subsister sans ces préceptes moins considérables ; mais ces petits préceptes ne pouvaient servir de rien sans ces autres beaucoup plus importants. Jésus-Christ montre par là qu’avant même le temps de la grâce et de l’Évangile, ces observances n’étaient pas ce qu’il désirait le plus, mais qu’il demandait des hommes d’autres observances bien plus considérables et un culte plus spirituel. C’est pourquoi, après que la nouvelle loi de Jésus-Christ nous a donné d’autres lois plus saintes et des commandements plus divins, ces autres sont devenus superflus, et il est inutile de les observer.
Mais quoique la malice soit toujours en horreur aux yeux de Dieu, elle ne l’est jamais davantage que lorsque ceux qui en sont possédés, bien loin de croire qu’ils aient besoin de changer de vie, s’imaginent au contraire être capables d’éclairer et de conduire les autres. L’est ce que Jésus-Christ veut nous marquer, lorsqu’il appelle les pharisiens « des conducteurs aveugles ». Si le plus grand malheur pour un aveugle c’est de croire qu’il n’a point besoin de guide, que dirons-nous de celui qui, étant aveugle lui-même, veut être néanmoins le guide des autres ? Jésus-Christ leur reproche d’une manière couverte par ces paroles la passion furieuse qu’ils avaient pour l’ambition et pour la vaine gloire, source de tous leurs maux, parce qu’ils faisaient toutes leurs actions dans le désir d’être vus des hommes. C’est cet orgueil inflexible qui les a empêchés d’embrasser la foi, et qui les a portés à détruire toute véritable vertu, et à renfermer toute leur religion dans quelques purifications extérieures qui ne regardaient que le corps, sans se mettre en peine de la pureté de l’âme.
« Malheur à vous, docteurs de la loi et pharisiens hypocrites, qui nettoyez le dehors de la coupe et du plat, pendant que le dedans demeure plein de rapine et d’impureté (25). Pharisien aveugle, nettoyez premièrement le dedans de la coupe et du plat, afin que le dehors en soit net aussi (26) ». Jésus-Christ voulant rappeler les pharisiens à la véritable piété qu’ils méprisaient, et les faire passer de ce soin de l’extérieur au soin du dedans de l’âme, leur parle de la « miséricorde », de la « justice » et de la « foi ». Car ce sont là les choses qui renferment toute la vie et toute la sanctification de nos âmes. La « miséricorde » nous rend doux et compatissants envers nos frères. Elle nous porte à leur pardonner aisément leurs fautes, et à ne pas témoigner trop de dureté envers les pécheurs. Nous trouvons en elle ce double avantage, qu’elle attire la miséricorde de Dieu sur nous, et qu’en nous attendrissant le cœur, elle nous rend plus prompts à assister ceux que l’on outrage et à compatir à tout ce qu’ils souffrent. La « justice » et la « foi » nous empêchent d’être hypocrites et trompeurs, et nous rendent purs et sincères.
Mais quand Jésus-Christ dit : « Il fallait faire ces choses et ne pas omettre les autres », il ne prétend pas nous engager à toutes les observances de l’ancienne loi ; comme lorsqu’il dit « qu’il faut purifier le dedans du vase afin que le dehors soit aussi pur », il ne veut pas nous ramener à toutes ces purifications légales. Il nous montre au contraire qu’elles sont vaines et inutiles. Car il ne dit pas : « Et purifiez ensuite le dehors », mais, « purifiez le dedans, et le dehors sera pur et net ». Par cette « coupe » et par ce « plat », il marque l’homme. Le « dedans » de la coupe en marque l’âme, et le « dehors » en marque le corps. Si c’est donc un désordre de ne se mettre pas en peine qu’un plat soit net au dedans pour en tenir le dehors propre, combien serait-il plus dangereux de négliger la pureté du dedans de l’âme ? Mais vous, ô pharisiens, vous faites tout le contraire. Vous gardez avec soin les petites choses qui ne sont qu’extérieures, pendant que vous négligez les importantes qui regardent le cœur. C’est de cette source que vient ce mal si dangereux, et comme cette plaie mortelle qui vous fait croire que vous avez accompli toute la loi, et qu’il ne vous reste plus rien à faire, et qu’ainsi vous ne devez point penser à corriger et à purifier votre vie.
« Malheur à vous, docteurs de la loi et pharisiens hypocrites, qui êtes semblables à des sépulcres blanchis, qui au-dehors paraissent beaux, mais qui au dedans sont pleins d’ossements de morts et de toute sorte de pourriture (27). Ainsi au-dehors vous paraissez justes aux yeux des hommes, mais au dedans vous êtes pleins d’hypocrisie et d’iniquité (28) ». Jésus-Christ leur reproche encore ici leur passion pour la vaine gloire en les appelant des « sépulcres blanchis ». Il condamne par là leur hypocrisie, qui était la source de tous leurs crimes et la cause de leur perte. Il ne se contente pas de dire qu’ils sont seulement semblables à des « sépulcres blanchis », mais il ajoute : « qui sont au dedans pleins d’ossements de morts et de toute sorte de pourriture », c’est-à-dire, comme il l’explique aussitôt, « qu’ils sont pleins au dedans d’eux-mêmes d’hypocrisie et d’iniquité », marquant par là que leur hypocrisie était leur plus grand obstacle à la foi. Les crimes que Jésus-Christ reproche ici aux Juifs ne leur ont pas été représentés seulement par le Fils de Dieu. Tous les prophètes les en ont souvent accusés, et leur ont fait voir qu’ils étaient avares et voleurs, et que leurs princes ne rendaient point la justice. On voit partout qu’ils négligeaient le plus solide et le plus essentiel de la loi, et qu’ils s’arrêtaient à des choses mutiles. C’est pourquoi il n’y avait rien ni dans ces avis, ni dans ces reproches, ni dans cette comparaison du sépulcre, qui leur dût paraître nouveau, puisque David compare leur « bouche » non seulement à un « sépulcre », mais à « un sépulcre toujours ouvert ». (Ps. 51,10)
3. Il a encore aujourd’hui, mes frères, plusieurs de ces « pharisiens qui ont grand soin de paraître purs au-dehors », mais « qui ne sont pleins au dedans que de corruption et d’iniquité ». Nous voyons de nos jours qu’on travaille beaucoup à régler l’extérieur, et qu’on le réforme avec beaucoup de soin, pendant qu’on néglige entièrement de régler le dedans de l’âme, et de l’établir dans la solide piété. Si l’on ouvrait maintenant les consciences de chacun de nous, on les verrait pleines de vers, de puanteur et de pourriture : je veux dire qu’on les verrait pleines de passions et de désirs déréglés, qui déchirent plus les âmes, que les vers ne rongent les corps. C’était sans doute un grand malheur devoir les pharisiens dans cet état déplorable. Mais c’en est un bien plus grand, qu’étant comme nous sommes les membres du Fils de Dieu, nous devenions « des sépulcres pleins de toute sorte de pourriture ». Ce mal, mes frères, est au-dessus de tout ce qu’on en peut dire. Car, qu’y a-t-il de plus effroyable que de voir une âme qui était le temple de Jésus-Christ, et l’organe de son Esprit-Saint, où tant de mystères s’étaient accomplis, et s’accomplissaient tous les jours, devenir tout d’un coup d’un ciel vivant et animé, un sépulcre infâme ? Quelle source de larmes pourrait suffire pour pleurer dignement un si grand malheur ?
Souvenez-vous de votre divine renaissance. Rappelez en votre mémoire le titre auguste dont vous avez été honoré en votre baptême ; quelle robe vous y avez reçue, comment vous y êtes devenu un palais céleste, fondé sur l’immobilité de la pierre, enrichi, non de marbre et de jaspe, ni d’or et de diamants, mais des dons de l’Esprit de Dieu, et de toute la magnificence de sa grâce.
Considérez qu’on ne souffre point les sépulcres dans les villes, et qu’ainsi étant vous-même « un sépulcre », vous ne devez point prétendre avoir part à cette cité éternellement heureuse. On vous en rejettera avec encore plus d’horreur qu’on ne rejette les tombeaux du milieu des villes. Et comment vous y pourrait-on souffrir, puisque vous êtes devenu sur la terre même l’opprobre de tous les hommes, qui vous voient avec horreur porter une âme morte dans un corps vivant ? Si l’on voyait dans cette ville un homme porter de rue en rue un corps mort plein de puanteur, qui ne le fuirait avec dégoût ? Vous êtes vous-même cet homme, et c’est ainsi que vous portez partout une âme morte, rongée de vers, et « pleine de pourriture ». Qui pourra avoir quelque compassion de vous, puisque vous êtes si cruel envers vous-même, et que vous vous traitez avec tant de dureté ? Que feriez-vous si on allait enterrer un corps mort au lieu où vous mangez, et où vous dormez ? Cependant vous ensevelissez votre âme morte, non pas au lieu où vous mangez et où vous dormez, mais entre les membres mêmes de Jésus-Christ, et vous ne craignez point qu’il ne lance sur vous tous ses foudres ?
Comment osez-vous, étant rempli de tant d’ordures et de corruption, entrer dans l’Église de Dieu, et vous présenter dans son saint temple ? On punirait du dernier supplice celui qui ferait à la majesté impériale l’injure d’aller enterrer un mort dans son palais. Que ne devez-vous donc point attendre, vous qui pouvez sans rougir aller infecter ce temple sacré de Jésus-Christ, par vos puanteurs insupportables ?
Que n’imitez-vous cette sainte pécheresse qui parfuma les pieds du Sauveur d’une « huile précieuse, dont l’odeur excellente remplit toute la maison » ? Vous faites tout le contraire en vous présentant à Jésus-Christ, étant plein de puanteur. Il est vrai que vous ne la sentez pas. Mais c’est en cela même que votre mal est plus incurable, et presque désespéré. Car, lorsque le corps d’un homme se corrompt, il le sent lui-même, ainsi que ceux qui l’approchent. Ainsi, il est plus aisé de le guérir, et tout le monde le plaint, parce que cette corruption est involontaire. Mais la vôtre est d’autant plus incurable qu’elle ne tombe pas sous les sens, et d’autant plus digne de haine, que vous vous y plaisez, et que vous l’entretenez volontairement.
Puis donc que votre maladie est si dangereuse, et que vous n’avez pas le moindre sentiment de cette odeur de mort que vous répandez partout, faites au moins un effort sur vous-même, et appliquez-vous à ce que je vais vous dire pour vous représenter l’état où vous êtes, et pour vous faire voir quelle est cette peste effroyable qui tue votre âme invisiblement. Mais souvenez-vous auparavant de ce que vous dites dans vos prières : « Que ma prière s’élève à vous, mon Dieu, comme l’encens s’élève en votre présence ». (Ps. 140,2) Si, au lieu de cet encens, vous faites monter vers Dieu une fumée noire et puante, qui ne voit que vous ferez descendre, non la miséricorde, mais la colère de Dieu sur vous ? Et qui sont ceux, me direz-vous, qui font monter cette fumée vers Dieu dans l’Église ? Ce sont ceux qui ne craignent pas d’y venir, pour y satisfaire leurs regards impudiques, qui ont le démon dans le cœur, et l’adultère dans les yeux. Et l’on ne s’étonne point après cela que tous les foudres du ciel ne tombent sur la terre pour la réduire en cendre, puisque ces crimes devraient attirer également les feux du ciel et ceux de l’enfer. Cependant, comme Dieu est bon et plein de miséricorde, il suspend sa colère, et il vous invite à la pénitence.
Quoi, vous osez donc venir à l’église pour voir une femme, et vous ne tremblez pas de déshonorer la sainteté du temple de Dieu ? Regardez-vous l’église comme un lieu de divertissement, et la traitez-vous avec moins de respect que les rues et les places publiques ? Vous rougiriez peut-être dans ces lieux publics qu’on vous vît aller après une femme ; et vous ne rougissez point dans l’église, d’occuper vos yeux de ce qui empoisonne votre cœur, et de vous entretenir de pensées infâmes, au même temps que Dieu par la voix de ses ministres vous menace de vous perdre, si vous n’avez en horreur cette passion ? C’est là le fruit de ces spectacles dont vous êtes si passionnés. C’est là ce que vous enseigne le théâtre. Voilà ce que produit cette peste si contagieuse ; ces objets qui corrompent et qui enchantent les yeux qui les voient, et cette source publique d’impureté dont les eaux empoisonnées et délicieuses tout ensemble, enivrent ceux qui en boivent d’un plaisir funeste, et les perdent agréablement. C’est ce que le prophète Jérémie accusait par ces paroles : « Votre œil », dit-il, « est mauvais aussi bien que votre cœur ». (Jer. 34) Combien vaudrait-il mieux être aveugle ou être malade d’une fièvre ardente que d’abuser ainsi de ses yeux ?
Il serait à souhaiter aujourd’hui, à voir l’état des choses, qu’il y eût au dedans de cette église un mur qui vous séparât d’avec tes femmes ; mais puisque vous ne le voulez pas souffrir, nos pères ont cru qu’il fallait au moins faire une séparation avec cette clôture de bois. J’ai su, néanmoins, des personnes les plus avancées en âge, que cette séparation n’avait pas été toujours en usage, « parce qu’en Jésus-Christ », comme dit l’apôtre, « il n’y a ni mâle ni femelle ». (Gal. 3,25) Les hommes et les femmes, du temps des apôtres, priaient indifféremment ensemble, parce que les chrétiens alors, soit hommes ou femmes, étaient véritablement ce qu’on croyait qu’ils étaient, Mais aujourd’hui les femmes chrétiennes paraissent des courtisanes, et les hommes vivent plutôt en bêtes qu’en hommes.
Ne voyons-nous pas dans les actes, que les hommes et les femmes étaient dans une même chambre, lorsque saint Paul leur parlait ? et cette assemblée néanmoins était tout angélique et digne du ciel ; parce que les femmes avaient un cœur mâle et une vertu d’hommes, et que les hommes avaient une modestie et une pureté digne des plus chastes d’entre les femmes. Voyez ce qu’une femme et une vendeuse de pourpre, dit aux apôtres : « Si vous me jugez digne du Seigneur, je vous prie de venir chez moi, et d’y demeurer ». (Act. 16,15) Considérez encore ces premiers disciples qui accompagnaient les apôtres, et qui parcouraient avec eux toute la terre. Voyez ces femmes généreuses : Priscille, Perside et tant d’autres, dont les femmes d’aujourd’hui sont aussi éloignées que les hommes, de notre temps, le sont des hommes des premiers siècles.
4. Quoique ces femmes passassent leur vie à aller de ville en ville en suivant les disciples, jamais néanmoins on ne conçut d’elles les moindres soupçons ; au lieu qu’aujourd’hui celles qui demeurent toujours chez elles, et qui ne sortent jamais de leur chambre, n’en sont pas exemptes, à cause de ce soin excessif qu’elles prennent pour se parer, et pour vivre dans les divertissements et dans les délices. Les femmes alors n’avaient point d’autre soin ni d’autre désir que de voir l’Évangile s’étendre par toute la terre ; et les femmes d’aujourd’hui n’ont point d’autres désirs que de s’embellir le visage, et de paraître agréables aux yeux des hommes. Elles mettent en cela toute leur gloire et tout leur bonheur. Pour ce qui regarde cet amour de l’Église et ce zèle pour Dieu et pour le prochain, il ne leur en vient pas seulement la moindre pensée.
Quelle femme aujourd’hui s’efforce de retirer son mari de ses excès, et de le rendre un véritable chrétien ? Quel est l’homme qui cherche à rendre sa femme aussi réglée et aussi vertueuse qu’elle le doit être ? Ces soins et ces empressements de charité sont aujourd’hui inconnus au monde, Les femmes s’occupent de leurs ameublements, de leurs habits, et de tout ce qui contribue aux délices et au luxe, et elles souhaitent pour cela d’être plus riches. Les hommes s’occupent aussi de ces mêmes bagatelles et de mille choses semblables, qui ne regardent toutes que l’accroissement de leur bien et les commodités de la vie. Quel est maintenant le jeune homme qui, devant se marier, se met en peine de savoir quelle est la femme qu’il va prendre ; comment elle a été élevée, si ses mœurs sont réglées, si sa vie est sans reproches ? Tous ses soins se terminent à savoir ce qu’elle a de biens ; combien elle a en fonds de terre ou en meubles, Il semble qu’il achète une femme, et on donne même au mariage le nom « de contrat ». J’en vois plusieurs aujourd’hui qui disent : Un tel a contracté avec une telle, pour dire qu’il l’a épousée. On déshonore ainsi le nom de Dieu, et on traite un sacrement si saint, comme un trafic où l’on se vend et où l’on s’achète. Il faut même, dans ces contrats, être extrêmement sur ses gardes, parce que l’on tâche encore plus d’y tromper que dans les autres.
Mais voici, mes frères, comment on se mariait autrefois parmi les chrétiens. Se vous le dis, non seulement afin que vous le sachiez, mais aussi afin que vous l’imitiez. On n’avait point d’égard au bien, ni aux avantages temporels. On cherchait une fille qui eût été bien élevée, qui eût de la sagesse et de la vertu, dont la vie fût réglée et honnête. Quand on l’avait trouvée, le mariage était conclu : on n’avait besoin, ni de contrat, ni d’articles, ni de notaires. On ne dépendait ni de l’encre, ni des Écritures. On ne voulait point d’autre sûreté que la vertu et la piété de l’un et de l’autre.
C’est pourquoi je vous conjure, mes frères, de ne point vous arrêter à ces vues si basses, lorsque vous vous marierez ; mais de ne vous mettre en peine que de trouver des filles sages, réglées, honnêtes, et vertueuses, et elles vous seront plus précieuses que tous les trésors du monde. Si vous ne cherchez que Dieu dans le mariage, il aura soin de vous y taire trouver avantageusement tout le reste. Mais si vous n’y cherchez que des qualités du monde, sans vous mettre en peine de celles qui doivent être les plus chères à un chrétien, vous n’y trouverez enfin ni les unes ni les autres.
Vous me direz peut-être : J’en vois plusieurs qui se sont enrichis du bien de leurs femmes. Ne rougissez-vous point d’avoir ces pensées ? J’ai entendu dire moi-même à plusieurs hommes du monde, qu’ils aimeraient mieux mille fois être pauvres, que de devenir riches par leurs femmes. Car, hélas ! qu’y a-t-il de plus malheureux que d’être riche de cette manière ? Qu’y a-t-il de plus cher que ce qu’on achète à si haut prix ? Qu’y a-t-il de plus honteux pour un homme que de s’exposer à entendre dire de lui, qu’il n’est rien par lui-même, et qu’il n’a de bien que ce qu’il a de sa femme. Je ne parle point du renversement qui a lieu dans un ménage de cette sorte, où l’on voit une femme hautaine et impérieuse, un mari esclave et timide, des serviteurs hardis et insolents, qui diront quelquefois de leur maître Qu’était cet homme-ci, avant qu’il se soit marié ? Un homme sans naissance, sans bien, sans honneur : et qu’a-t-il maintenant, sinon ce qu’il a reçu de notre maîtresse ?
Vous me direz peut-être que vous ne vous souciez guère de ces discours. Il est vrai, parce que vous avez un cœur d’esclave. Tous ces flatteurs et tous ces hommes lâches, qui cherchent un dîner aux bonnes tables, entendent tous les jours ces insultes sans en rougir. Ils se glorifient même de ce qui devrait être leur confusion ; et lorsque nous leur parlons de la sorte, ils disent en eux-mêmes ce proverbe : « Qu’on me donne un bon morceau, quand il me devrait étrangler ». O parole du démon, qui n’a été répandue dans le monde qu’afin de le perdre.
Que dites-vous, mes frères, quand vous osez parler de la sorte ? Vous déclarez que jamais vous n’aurez nul égard à la justice ; que vous renoncez à la raison ; que vous ne cherchez que le plaisir ; que vous l’aimerez toujours quand il vous devrait coûter la vie, quand tout le monde vous devrait déshonorer, quand on vous cracherait au visage, quand on vous couvrirait de boue, et qu’on vous traiterait comme un chien. Que diraient autre chose les chiens et les pourceaux s’ils pouvaient parler ? Ou plutôt, cette parole serait indigne même d’un chien et d’une bête, et elle n’est digne que d’un homme qui a le démon sur la langue et dans le cœur.
Reconnaissez donc, mes frères, l’impiété de cette parole, et bannissez-la éternellement de votre bouche. Opposez à ces proverbes diaboliques les sentiments et les oracles de l’Écriture, et gravez-les dans votre mémoire. Écoutez cette parole : « Ne suivez point les mauvais désirs de votre cœur, et ne soyez point l’esclave de votre concupiscence ». (Sir. 18,30) Voyez ce qu’elle vous dit aussi des courtisanes et des femmes débauchées, et combien elle est en cela contraire au proverbe qui règne aujourd’hui dans le monde : « N’arrêtez point », dit-elle, « vos yeux sur une femme corrompue. Car le miel sort de ses lèvres, et il plaît pour un temps à votre bouche ; mais vous le trouverez ensuite plus amer que le fiel, et il pénétrera plus avant qu’une épée à deux tranchants ». (Prov. 5,3-4) Étouffez par ces paroles saintes ces paroles exécrables dont le démon est l’auteur, qui inspirent aux hommes un cœur de bêtes et des pensées d’esclaves, et qui leur persuadent de considérer un plaisir honteux et méprisable comme le bien suprême, qu’ils doivent préférer à toutes choses. Car que vous apportera ce plaisir brutal ? Que gagnerez-vous quand vous vous en serez enivré selon votre désir ? Vous, n’y gagnerez que de l’infamie en ce monde et l’enfer en l’autre.
Cessons donc d’acheter, par un plaisir qui dure si peu, des tourments qui ne finiront jamais. Méprisons le monde qui passe, et pensons à cette gloire qui doit arriver un jour. Parons notre âme de chasteté et de piété, afin qu’étant pure en ce monde elle devienne glorieuse en l’autre, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXXIV. modifier


« MALHEUR A VOUS, DOCTEURS DE LA LOI ET PHARISIENS HYPOCRITES, QUI BÂTISSEZ DES TOMBEAUX AUX PROPHÈTES ET ORNEZ LES MONUMENTS DES JUSTES, ET QUI DITES : SI NOUS EUSSIONS ÉTÉ DU TEMPS DE NOS PÈRES, NOUS NE NOUS FUSSIONS PAS JOINTS AVEC EUX POUR RÉPANDRE LE SANG DES PROPHÈTES ». (CHAP. 23,29, 30, JUSQU’AU CHAP. XXIV)

ANALYSE. modifier

  • 1 et 2. Continuation des Vœux contre les pharisiens.
  • 3-5. Le Sauveur, s’adressant à Jérusalem, s’attendrit en lui prédisant les malheurs qui puniront ses crimes. – Qu’il faut se corriger pendant qu’on en a le temps. – Du malheur des pénitences tardives. – Que nous devons être sensibles aux maladies de nos âmes. – Que les apôtres sont les vrais médecins des hommes, et que nous trouvons dans leurs écrits les remèdes de nos maux. – Divers avis très-importants pour les riches.


1. Ce n’est point, mes frères, parce que les pharisiens bâtissaient des tombeaux aux prophètes, ou parce qu’ils accusaient la cruauté et l’injustice de leurs pères qui les avaient tués, que Jésus-Christ prononce ces malédictions contre eux ; mais parce qu’en feignant de condamner l’impiété de leurs pères, ils commettaient eux-mêmes de plus grands excès. Car saint Luc marque assez que cette condamnation qu’ils portaient contre leurs pères n’était que feinte, lorsqu’il dit « qu’ils étaient de même sentiment avec eux. Malheur à vous, docteurs de la loi et pharisiens hypocrites, qui bâtissez des tombeaux aux prophètes que vos pères ont tués. Ne témoignez-vous pas que vous consentez aux actions de vos pères, puisqu’ils ont tué les prophètes, et que vous, vous leur bâtissez des tombeaux » ? (Lc. 11,47) Il condamne par ces paroles le dessein qu’ils avaient en bâtissant ces tombeaux, et il fait voir que ce n’était point pour honorer la mémoire des prophètes qui avaient été tués si injustement, mais pour leur insulter encore davantage, et pour empêcher que le temps, en détruisant leurs sépulcres, ne fît en même temps perdre toutes les traces de la violence de leurs pères. Ainsi ils renouvelaient ces tombeaux afin qu’ils fussent comme un trophée toujours nouveau de l’audace et de l’insolence de leurs ancêtres. Les excès, leur dit Jésus-Christ, auxquels vous vous portez encore aujourd’hui avec tant de hardiesse, découvrent assez que ce n’est que dans cette pensée que vous rebâtissez ces tombeaux. Quoique vous témoigniez par vos paroles être dans un autre sentiment, et condamner en apparence vos pères en disant : « Que si vous aviez été de leur temps, vous ne e vous fussiez pas joints avec eux pour répandre le sang des prophètes » ; on ne peut pas ignorer néanmoins ce qui vous fait parler de la sorte ; et pour le marquer obscurément il dit ensuite : « Ainsi vous vous rendez témoignage à vous-mêmes, que vous êtes les enfants de ceux qui ont tué les prophètes (31). Achevez donc aussi de combler la mesure de vos pères (32) ». Car quel crime serait-ce à un homme d’être le fils d’un homicide et d’un meurtrier, lorsqu’il condamne la violence de son père ? N’est-il pas visible qu’un fils ne devient point coupable des excès de son père ? Ainsi Jésus-Christ ne leur fait ce reproche que pour les accuser de leur propre malice, comme les paroles suivantes le montrent. « Serpents, race de vipères, comment pourrez-vous éviter d’être condamnés au feu de l’enfer (33) » ? Comme les vipères ont le même venin que les autres vipères dont elles sont sorties, vous ressemblez de même à vos pères dans cette humeur audacieuse et cruelle, qui se plaît à répandre le sang des justes. Après avoir ainsi découvert ce qu’ils cachaient dans leur cœur, et qui était encore inconnu aux hommes, il confirme ce qu’il dit par les grands excès qu’ils allaient bientôt commettre à la vue de tout le monde. Car comme il leur avait déjà dit : « Vous rendez témoignage que vous êtes « les enfants de ceux qui ont tué les prophètes », pour montrer qu’ils étaient encore plus leurs enfants par la ressemblance de, leurs mœurs que par la nature, et que ce n’était que jar un déguisement qu’ils disaient « que s’ils avaient été de leur temps, ils n’auraient pris aucune part à leurs violences », il ajoute aussitôt : « Achevez donc aussi de combler la mesure de vos pères », non pour leur commander de le faire, mais pour leur prédire qu’ils le feraient ; entendant par ce « comble de la mesure », la mort qu’ils lui allaient faire souffrir. Ainsi, après avoir réfuté ces paroles qu’ils disaient, « savoir que s’ils avaient été du temps de leurs pères, ils ne se seraient pas joints avec eux pour répandre le sang des prophètes », et après avoir montré combien ce prétexte était vain, puisque ceux qui ont la hardiesse de tuer le maître n’auraient pas sans doute épargné ses serviteurs ; il leur parle ensuite avec force et avec des paroles mordantes : « Serpents, race de vipères, comment pourrez-vous éviter d’être condamnés au feu de l’enfer », puisqu’ayant assez de hardiesse pour commettre de si grands crimes, vous avez assez de malice pour les vouloir déguiser, et pour couvrir vos sacrilèges sous des prétextes de piété ? Il ajoute aussitôt pour les condamner encore davantage : « C’est pourquoi je m’en vais vous envoyer des prophètes, des sages, et des docteurs ; et vous tuerez les uns, vous crucifierez les autres, vous fouetterez les autres dans vos synagogues, et vous les persécuterez de ville en ville ». Il semble que c’est pour les prévenir et pour les empêcher de dire un jour : Il est vrai que nous avons crucifié le Maître, mais nous n’aurions jamais tué les prophètes, si nous avions été de leur temps, qu’il leur dit ici ces paroles : « Je m’en rais vous envoyer des prophètes, des sages, et des docteurs, et vous les tuerez ». Il veut marquer par ces paroles qu’on ne devra pas s’étonner, si ceux à qui il parle deviennent ses homicides, puisqu’ils sont les enfants barbares de ces pères si cruels, et qu’ils surpassent même en cruauté ceux qui leur en ont donné un si audacieux exemple.
Il montre encore combien leur vanité est insupportable. Car en disant : « Si nous avions été du temps de nos pères, nous ne nous fussions pas joints avec eux pour répandre le sang des prophètes », ces hypocrites ne parlaient de la sorte que par un excès d’orgueil, et cette modération qu’ils affectaient dans leurs paroles, était détruite par leurs actions. « Serpents », leur dit-il, « race de vipères » c’est-à-dire, cruels enfants de pères cruels, vous avez encore enchéri sur la dureté et sur la barbarie de vos pères. Vous vous êtes rendus encore plus coupables qu’eux, soit parce que vous aviez dû être plus sages étant venus après eux ; ou parce que l’attentat que vous devez commettre, sera sans comparaison plus grand que ceux qu’ils ont commis, ou parce que vous ajoutez l’orgueil à la cruauté, en disant que si vous aviez été du temps de vos pères, vous n’auriez jamais répandu comme eux le sang des prophètes. Et, en effet, mes frères, les pharisiens n’ont-ils pas comblé les excès de leurs pères ? Leurs pères n’ont tué que les serviteurs qui venaient leur demander le fruit de la vigne, mais ils ont tué le Fils même, puis les serviteurs qui les invitaient aux noces. Jésus-Christ les appelle « serpents et race de vipères », pour leur faire voir qu’ils n’étaient point de la race d’Abraham, et pour leur montrer qu’ils ne devaient rien espérer de cette liaison charnelle qu’ils avaient avec ce saint patriarche, puisqu’ils étaient si éloignés d’imiter ses actions. C’est pourquoi il ajoute : « Comment pourrez-vous éviter d’être condamnés au feu de l’enfer », puisque vous suivez les traces de ceux qui ont commis tant de violences ? Il les fait encore souvenir par ces paroles de ces reproches que saint Jean leur avait faits ; puisqu’il leur donne ici le même nom de « vipères », que saint Jean leur avait donné, et qu’il les menace comme lui des supplices à venir. Mais Jésus-Christ, voyant que ni la crainte de son jugement ni les menaces du feu de l’enfer ne faisaient aucune impression sur leurs esprits, cherche à les effrayer au moins par l’appréhension des malheurs de cette vie. « Je m’en vais vous envoyer », leur dit-il, « des prophètes, des sages et des docteurs, et vous tuerez les uns, vous crucifierez les autres, vous fouetterez les autres dans vos synagogues, et vous les persécuterez de ville en ville ; afin que tout le sang innocent qui a été répandu sur la terre retombe sur vous, depuis le sang d’Abel le juste jusqu’au sang de Zacharie, fils de Barachie, que vous avez tué entre le temple et l’autel (35). Je vous dis en vérité que tout cela viendra fondre sur cette génération (36) ».
2. Par combien de considérations différentes Jésus-Christ tâche-t-il de rappeler ces hommes à lui ? Il leur a dit d’abord : « Vous condamnez vos pères en disant que vous n’auriez pas avec eux répandu le sans des prophètes, etc. » Cette parole était déjà bien propre à les faire réfléchir ; puis il ajoute : « Mais tout en condamnant vos pères, vous faites encore pis » ; et ce reproche était bien de nature à les couvrir de confusion. Il les assure de plus que tant de maux ne demeureraient pas impunis, et il les effraie par les menaces de l’enfer. Mais comme ces maux n’étaient que pour l’avenir, il s’efforce enfin de les effrayer par les malheurs qu’ils souffriraient dès cette vie. « Tout cela », dit-il, « viendra fondre sur cette génération ». Il montre par la manière dont il leur parle qu’ils deviendront le plus malheureux peuple qui fut jamais, et que tant de maux néanmoins ne les rendront pas meilleurs.
Que si vous me demandez, mes frères, pourquoi Dieu les punit avec plus de rigueur qu’il n’a jamais puni aucun peuple, je vous réponds que c’est parce qu’ils l’ont plus offensé qu’aucun autre peuple de la terre, et que rien n’a pu retenir leur malice ni dompter la dureté de leur cœur. Ne savez-vous pas ce qu’a dit Lamech ? « On s’est vengé sept fois de Caïn, mais on se vengera septante fois sept fois de Lamech ». (Gen. 4,23) C’est-à-dire je mérite bien plus de supplices que Caïn. Cependant il n’avait pas tué son frère comme Caïn avait fait. Mais parce que l’exemple et la punition de Caïn ne l’avait pas rendu sage, il fut puni avec cette juste – sévérité. C’est ce que Dieu dit ailleurs : « Je venge les péchés des pères sur « les enfants jusqu’à la quatrième génération ». (Ex. 20,5) Ce qui ne veut pas dire que Dieu punisse personne pour les péchés des autres, mais que celui qui a vu dans les siècles qui l’ont précédé, tant d’hommes punis avec rigueur pour les mêmes péchés qu’il commet, sans que cette considération l’ait pu retenir, souffrira lui seul les peines de tous les autres.
Jésus-Christ parle ici avec grande raison « du juste Abel », pour montrer que ce n’était aussi que l’envie qui animait les Juifs contre sa personne. Que pouvez-vous donc dire, ô pharisiens, pour vous excuser ? Ignorez-vous quelle vengeance Dieu a tirée de Caïn ? Direz-vous que Dieu ne punit point ce parricide et qu’il ne témoigna point combien il l’avait eu en horreur ? Ignorez-vous de quelle manière ont été traités vos pères pour avoir tué les prophètes ? Ne les a-t-on pas vus souffrir les dernières extrémités, et finir enfin une misérable vie par une plus misérable mort ? Comment donc n’Êtes-vous point devenus plus sages par ces exemples ? Mais pourquoi m’arrêtai-je à vous représenter moi-même ce qu’ont fait et ce qu’ont enduré vos pères ? Pourquoi vous, qui les condamnez, les surpassez-vous en malice ? N’avez-vous pas prononcé la sentence contre vous-mêmes en disant de quelle manière Dieu devait traiter ceux qui n’étaient que votre figure : « Il fera périr malheureusement les méchants » ? (Mt. 21,41) Et quelle espérance donc vous peut-il rester encore, puisque vous n’avez fait que redoubler vos crimes, après cet arrêt que vous avez prononcé vous-mêmes contre vous-mêmes ?
Mais quel est ce « Zacharie » dont Jésus-Christ parle ? Les uns croient que c’était le père de saint Jean-Baptiste ; les autres que c’était quelque autre prophète, les autres que c’était un prêtre qui avait deux noms, et que l’Écriture appelle encore ailleurs Judas : « Que vous avez tué », dit-il, « entre le temple et l’autel ». Remarquez, mes frères, deux sacrilèges dans une action des Juifs, puisque non seulement ils tuaient une personne sainte, mais qu’ils le faisaient même dans un lieu saint. Ces paroles devaient d’une part frapper étrangement les Juifs, et de l’autre consoler beaucoup les apôtres, en montrant à ces derniers qu’avant eux des hommes très-justes avaient été les victimes de la fureur de ce peuple : et en faisant voir aux autres que, puisque Dieu n’avait pas épargné leurs pères, ils devaient s’attendre eux-mêmes à éprouver la rigueur de ses jugements.
Il dit « qu’il leur enverra des prophètes, des sages et des scribes », pour leur ôter toute excuse. Il ne veut pas qu’ils puissent dire qu’on ne leur avait envoyé que des gentils, et que c’était pour ce sujet qu’ils ne les avaient pas reçus. Ainsi, c’était le seul plaisir qu’ils trouvaient dans ces cruautés et la seule soit du sang innocent dont ils étaient altérés, qui les portaient à ces violences. C’est ce que les prophètes leur ont souvent reproché en leur disant « qu’ils mêlaient le sang au sang, et qu’ils étaient des hommes de sang ». Que si Dieu a bien voulu ordonner dans la loi qu’on lui offrît du sang en sacrifice pour nous témoigner que le sang des bêtes ne lui était pas désagréable, il nous a fait assez juger combien celui des hommes lui devait être plus précieux. C’est ce qu’il marque clairement, lorsque parlant à Noé il lui dit : « Je vengerai tout le sang qui aura été répandu », Il y a beaucoup d’autres endroits semblables par lesquels Dieu défend aux Juifs de verser le sang ; il va jusqu’à leur défendre de manger de la chair des bêtes qui auraient été étouffées. « Je vous envoie des prophètes, des sages et des scribes ». O admirable bonté de Dieu, qui, prévoyant que tous ces prophètes et que tous ces sages seraient inutiles à ce peuple, ne laisse pas néanmoins de les leur envoyer, et de faire de son côté tout ce qu’il peut pour les faire rentrer en eux-mêmes ! « Je vous envoie », leur dit-il, « des prophètes », quoique je sois assuré que vous devez les tuer. Il ne fallait que cela pour convaincre la fausseté de ce qu’ils disaient, « qu’ils ne se fussent jamais joints avec leurs pères pour répandre le sang des prophètes ». Car ils en ont aussi tué eux-mêmes dans les synagogues sans avoir aucun respect ni pour leurs personnes sacrées, ni pour la sainteté du lieu. Car ce n’était point des hommes ordinaires qu’ils sacrifiaient à leur fureur. Ils s’attaquaient aux prophètes mêmes de Dieu, et ils les tuaient cruellement pour rendre muettes ces bouches saintes, dont ils ne pouvaient plus souffrir les reproches.
Il marque par ces « prophètes » et ces « sages », ses apôtres et ceux qui les accompagneraient ou qui viendraient après eux, parmi lesquels il y en avait beaucoup qui étaient prophètes. Et pour augmenter encore la crainte de ces menaces, il ajoute : « Je vous dis en vérité que tout cela viendra fondre sur cette « génération ». Je ferai fondre sur vous, leur dit-il, tous les maux dont j’ai puni ceux que vous imitez, et je tirerai de vous une vengeance proportionnée à votre opiniâtreté et à la dureté de votre cœur. Car celui qui, voyant les crimes et la punition de ceux qui ont été avant lui, non seulement n’en devient pas plus sage, mais se rend encore plus coupable qu’eux, mérite sans doute d’être puni avec plus de rigueur que tous les autres. Il aurait pu beaucoup profiter de l’exemple des autres pour se rendre meilleur ; mais, puisque rien ne peut le corriger, il devient d’autant plus criminel, que l’image du supplice des autres n’a pu l’empêcher de commettre les mêmes choses dont ils ont été punis.
3. Enfin Jésus-Christ adresse son discours à la ville capitale des Juifs, pour tâcher au moins de les fléchir par ce moyen : « Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui sont envoyés vers toi (37)». Cette répétition, « Jérusalem, Jérusalem », marque dans le Sauveur une grande compassion et une grande tendresse pour cette ville, Il semble qu’il se veuille justifier de tout ce qu’elle allait souffrir, Il lui représente qu’il – l’a toujours aimée, et-qu’il s’est efforcé de la convertir et de la rappeler à son devoir, mais qu’elle avait toujours résisté à sa voix et s’était elle-même précipitée dans les crimes qui devaient attirer bientôt sur elle une juste vengeance. C’est ce qu’il lui dit souvent par la bouche de ses prophètes : « Je vous ai dit : Convertissez-vous à moi, et vous ne vous êtes pas convertie ».
Mais, après l’avoir appelée deux fois par son nom, il commence à lui reprocher ses crimes. « Qui tues », dit-il, « les prophètes, et qui lapides ceux qui sont envoyés vers toi, combien de fois ai-je voulu rassembler les enfants « et tu ne l’as pas voulu » ? Il continue de se justifier : Quoique vous ayez toujours résisté à ma parole, lui dit-il, vous n’avez pu néanmoins ralentir cette affection ardente que j’ai toujours eue pour vous. Je n’ai pas laissé, après des traitements si injurieux que vous m’avez faits, de vous appeler encore non une ou deux, mais plusieurs fois. Car « combien de fois ai-je voulu rassembler vos enfants comme une poule rassemble ses petits sous ses ailes, et vous ne l’avez pas voulu » ? Il leur marque par ces paroles que c’était eux-mêmes qui se perdaient en se retirant par leurs égarements de dessous ses ailes saintes. Il use de cette comparaison tour leur témoigner l’excès de son amour, parce que rien n’égale l’affection que la, poule a pour ses petits. Les prophètes se servent de cette même comparaison, et – représentent l’affection tendre que Dieu a pour nous, par celle que quelques oiseaux ont pour leurs petits. Il en est parlé dans le cantique de Moïse et dans les psaumes de David. « Le temps s’approche que vos maisons demeureront désertes (38) » ; c’est-à-dire, lorsque je les abandonnerai et que je cesserai de vous secourir. Il veut dire par là que comme c’était lui-même qui dans les siècles passés les avait toujours soutenus et protégés par sa puissance, ce serait lui aussi qui les punirait selon que leurs crimes le méritaient. Il les menace ici de la peine qu’ils appréhendaient le plus, en leur prédisant la ruine de leur ville. « Car je vous dis en vérité que vous ne me verrez plus désormais jusqu’à ce que vous disiez : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur (39) ». Il témoigne encore ici qu’il a une extrême affection pour les Juifs, et qu’il fait les derniers efforts pour les porter à la vertu, en rappelant dans leur esprit et le mal qu’ils ont fait autrefois, et celui qu’ils doivent souffrir. Car il marque dans ces dernières paroles le jour de son second avènement.
Vous me demanderez peut-être si les Juifs ne virent plus Jésus-Christ depuis qu’il leur eut dit ces paroles ? Ils le virent jusqu’à sa passion ; et ce mot « désormais comprend tout le temps jusque-là. Parce qu’ils le regardaient toujours comme un ennemi de Dieu et comme un homme opposé à sa Loi sainte, il voulait faire voir au contraire qu’il était uni en tout avec Dieu, pour les attirer davantage à son amour. Il use pour ce sujet des paroles mêmes des prophètes, pour leur faire mieux reconnaître que c’était lui que les prophètes avaient annoncé. Il marque obscurément sa résurrection dans ces paroles, mais il y découvre tout à fait son second avènement, et il déclare qu’alors les cœurs les plus endurcis et que les esprits les plus opiniâtres dans leur incrédulité seront forcés de l’adorer.
Il leur découvre ces mystères, en leur prédisant beaucoup de choses, en leur disant qu’il leur enverrait ses prophètes, qu’ils les tueraient, et même dans leurs synagogues ; qu’ils seraient punis de ces violences par des malheurs horribles, que leurs maisons demeureraient désertes, et qu’ils tomberaient dans des maux auxquels il n’y a rien eu de semblable. Toutes ces prédictions marquaient aux plus aveugles le second avènement du Fils de Dieu et les hommages profonds que tout le monde sera forcé de lui rendre. En effet, interrogeons les Juifs, et demandons-leur si Jésus-Christ ne leur a pas envoyé des prophètes et des sages ? S’ils ne les ont pas tués dans leurs synagogues ? Si leurs maisons et leurs villes n’ont pas été entièrement ruinées ; et si tous les maux que le Sauveur leur a prédits ne leur sont pas arrivés ? Nul d’entre eux ne le niera. Comme donc jusqu’ici toutes ces prédictions ont été vérifiées peut-on douter que le reste n’arrive de même, que les juifs ne reconnaissent un jour que Jésus-Christ est le vrai Dieu, et qu’ils ne soient forcés de se soumettre à sa souveraine puissance ? Mais ces respects forcés, et ces hommages contraints ne leur serviront de rien, pas plus que leurs regrets et leurs larmes autrefois ne purent empêcher que leur ville ne fût détruite. C’est pourquoi, mes frères, pendant que nous en avons le temps, appliquons-nous à faire le bien. Comme il fut inutile aux Juifs autrefois dans la ruine de leur ville de se repentir trop tard de leurs excès passés, il nous sera inutile de même de nous repentir de nos fautes, lorsque Dieu viendra nous juger. Le pilote ne petit plus sauver un vaisseau lorsque, par sa négligence, l’eau y entre de toutes paris et le coule à fond ; ni le médecin guérir un malade lorsqu’il est près de mourir. Il faut qu’il se hâte de secourir son malade avant qu’il meure, et l’autre son vaisseau avant qu’il périsse. A moins de cela tous leurs travaux seront inutiles. Puis donc qu’il n’y a plus de remède à attendre après, et que tant que nous vivons nous sommes continuellement malades, adressons-nous au Médecin de notre âme, et n’épargnons ni bien, ni travail pour la tirer de la maladie mortelle, afin que nous nous trouvions parfaitement guéris à la mort.
Ayons au moins autant de soin pour les maux de nos âmes que nous en avons pour nos serviteurs, lorsqu’ils sont malades. Quoique notre âme nous doive être sans comparaison plus chère que nos domestiques, puisqu’elle est beaucoup plus excellente que le corps ; je m’estimerais heureux, néanmoins si vous aviez le même soin pour l’une que vous en témoignez pour les autres. Mais si nous sommes assez injustes pour refuser à nos âmes une partie de nos soins qu’elle mériterait d’avoir seule tout entiers, quelle excuse pourrons-nous trouver, lorsque Dieu viendra nous juger à notre mort ?
4. Vous me direz peut-être : Mais qui est assez misérable ou assez lâche pour n’avoir pas au moins autant d’amour pour son âme qu’il en a pour son serviteur ? C’est vous, mes frères, qui êtes en cet état ; et, ce qui m’afflige, c’est que nous ayons une telle indifférence pour notre propre salut, que nous traitons notre âme avec plus de mépris que nos serviteurs mêmes. Quand ils sont malades nous faisons venir les médecins ; nous les mettons dans une chambre commode et séparée du bruit, nous les exhortons à bien obéir au médecin qui les voit, et à suivre ponctuellement ses ordonnances ; nous leur témoignons du mécontentement et de la douleur lorsqu’ils ne les ont pas gardées ; nous leur donnons des gardes pour les veiller et pour les empêcher de suivre leurs désirs déréglés. Si les médecins ordonnent des remèdes de grands prix, nous les achetons aussitôt. Nous sommes fidèles à suivre toutes leurs ordonnances, et nous avons soin de les bien récompenser de leur peine. Mais lorsque nous-mêmes nous sommes malades, ou plutôt quoique nous ne soyons jamais un moment sans être malades, nous n’appelons point les médecins, nous ne voulons pas faire la moindre dépense ; et nous avons plus d’indifférence pour notre âme, lorsqu’elle est si dangereusement malade, que nous n’en aurions pour le plus grand de nos ennemis s’il était dans le même état où nous nous trouvons.
Je vous dis ceci, mes frères, non pour blâmer le soin que vous avez de vos domestiques, mais pour vous exhorter d’en témoigner au moins autant pour vos âmes. Vous me demanderez peut-être ce que vous devez donc faire pour remédier à un si grand mal. Je vous le dis en un mot. Votre âme est malade, appelez un médecin pour la guérir. Ce médecin, c’est l’Évangéliste saint Matthieu. Ce médecin, c’est saint Jean le disciple bien-aimé. Présentez-vous à ces admirables médecins, et consultez-les pour savoir quel remède il faut appliquer aux maladies de votre âme. Ils vous le diront, Ils ne vous cacheront rien, et vous pouvez suivre toutes leurs ordonnances sans rien craindre, car ces grands hommes vous peuvent secourir, même après leur mort. Tout morts qu’ils sont, ils sont encore vivants, et ils nous parlent tous les jours.
Vous me répondrez peut-être que votre âme est tout occupée de son mal, et qu’elle n’a pas la liberté d’écouter leurs sages avis. Faites-lui donc violence afin qu’elle les écoute. Excitez ce qu’il y a en elle de plus raisonnable et de plus spirituel, et réveillez-la de son assoupissement ; faites paraître les prophètes devant elle, afin qu’ils l’assistent de leurs conseils. Ces médecins ne demandent point d’argent ni pour leur peine, ni pour les remèdes ; mais ils vous ordonnent seulement devons faire miséricorde à vous-même en la faisant aux pauvres. Pour tout le reste, vous verrez qu’ils vous donnent, au lieu de penser à rien recevoir de vous. Car en vous ordonnant d’être sobres, combien vous épargnent-ils de folles et d’inutiles dépenses. Ne vous enrichissent-ils pas, lorsqu’ils vous exhortent à ne plus boire de vin, et à retrancher toutes les voluptés ?
Après cela, qui n’admirera l’art et la sagesse de ces médecins spirituels, qui vous donnent en même temps la santé et les richesses ? Allez donc vous présenter à eux. Apprenez d’eux la qualité et la nature de votre mal. Si vous êtes possédé de l’avarice, si vous désirez l’argent avec autant d’ardeur qu’un homme qui a la fièvre désire un verre d’eau froide, écoutez ce qu’ils vous diront pour guérir ce mal. Comme les médecins des corps vous prédisent ce qui vous arrivera si vous suivez vos désirs déréglés, saint Paul vous dit de même : « Que ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation et dans le piège, et en diverses passions insensées et pernicieuses, qui précipitent les hommes dans l’abîme de la perdition et de la damnation ». (1Tim. 6,9) Si vous êtes sujet à l’impatience, écoutez encore ce qu’il vous dira sur ce sujet : « Dans fort peu de temps », dit-il, « celui qui doit venir viendra et ne tardera point. Le Seigneur est proche, ne soyez en peine de rien ». (Héb. 10,37, Phil. 4) Et ailleurs : « La figure de ce monde passe ». (1Cor. 7,31)
Car ce grand Apôtre ne se contente pas de nous donner seulement des avis si sages et des conseils si salutaires. Il nous console encore comme un bon père, et il adoucit toutes nos peines : et comme les médecins des corps ont des remèdes pour désaltérer leurs malades et pour suppléer à l’eau fraîche qu’ils leur défendent ; celui-ci de même substitue à nos désirs et à nos affections déréglées d’autres désirs et d’autres affections plus justes et plus innocentes. Désirez-vous, nous dit-il, de vous enrichir ? Je ne vous défends point d’être riches en toutes sortes de bonnes œuvres. Voulez-vous amasser de grands trésors ? Mettez-les en dépôt dans le ciel. Et comme les médecins disent encore que les choses froides nuisent aux os, aux nerfs et aux dents, saint Paul de même dit en un mot avec une brièveté toute divine, que « l’avarice est la source de tous les maux ». (1Tim. 6,10)
Que devons-nous donc faire, me direz-vous ? Ce même apôtre vous l’a marqué : Il dit qu’il faut au lieu de l’avarice aimer la modération. « C’est une grande richesse », dit-il, « que la piété et la modération d’un esprit qui se contente de ce qui suffit ». (1Tim. 6,11) Si vous ne suivez pas cet avis, et si le désir d’amasser du bien vous empêche de donner votre superflu, vous trouverez encore des avis pour cette maladie : « Que ceux », dit-il, qui « se réjouissent soient comme ne se réjouissant point ; ceux qui achètent comme ne possédant point, et ceux qui usent de ce monde comme n’en usant point. » (1Cor. 7,30) Vous voyez donc quels sont ces avis si saints que ce saint médecin du ciel nous donne pour nous guérir.
Voulez-vous maintenant que nous en consultions un autre ? On ne doit point craindre à propos de ces médecins ce qui arrive pour les médecins du corps, qui sont assez souvent cause, par leur ambition et par leur jalousie, de la mort de leurs malades. Ceux-ci n’ont point d’autre but que la santé de ceux qui les appellent et qui les consultent, et ils ne se proposent jamais pour fin leur réputation et leur propre gloire. Ne craignez donc point leur grand nombre. Ils sont plusieurs, et ils ne sont qu’un, puisque Jésus-Christ seul parle par eux tous. Écoutons encore un autre médecin, saint Matthieu, qui parle terriblement de cette même maladie de l’avarice : ou plutôt écoutons Jésus-Christ, dont il rapporte ces paroles redoutables : « Vous ne pouvez servir en même temps Dieu et l’argent ». (Mt. 6,24)
5. Mais comment cela se pourra-t-il faire, me direz-vous, et comment pourrons-nous étouffer tous ces désirs ? Voyez ce qu’il vous dit au même endroit : « Ne vous faites point de trésors dans la terre, où les vers et la rouille les mangent, et où les voleurs les déterrent et les dérobent ». (Id. 6,9) Vous voyez, mes frères, combien Jésus-Christ s’efforce de nous éloigner du désir des biens d’ici-bas, parla considération du lieu ou nous les mettons en dépôt ; de la terre et des accidents qui nous les font perdre, tels que les vers, la rouille et les voleurs, afin que cette vue nous porte à prendre pour le dépositaire de tous nos trésors, Dieu même qui nous les gardera avec une sûreté entière. Car si vous vouiez mettre vos richesses dans un lieu où ni la rouille ni les voleurs ne leur puissent nuire, vous vous guérirez sans peine de votre avarice, et votre âme s’enrichira des biens véritables et spirituels.
Jésus-Christ ajoute à cela un exemple étonnant et capable de vous toucher. Il imite les médecins qui, craignant pour leurs malades, leur disent : Un tel est mort pour avoir bu de l’eau froide dans ses accès. (Mt. 19) C’est ainsi que le Fils de Dieu fait paraître un riche qui, frappé de cette maladie dont nous parions, et désirant néanmoins la santé avec ardeur, ne put la recouvrer à cause de cette étrange attache qu’il avait à ses richesses. Un autre Évangéliste rapporte encore l’exemple d’un autre riche qui ne peut au milieu des flammes trouver une goutte d’eau pour désaltérer sa soif. (Lc. 16,24)
Jésus-Christ, pour montrer ensuite que les ordonnances qu’il nous donne sont aisées à pratiquer, ajoute ces mots : « Considérez les « oiseaux du ciel ». (Mt. 6,26) Mais cet adorable Médecin des âmes a tant de condescendance pour votre faiblesse, que, bien que vous soyez riche, et par conséquent dans un état dangereux pour votre salut, il vous défend néanmoins d’en désespérer, et vous assure lui-même que « ce qui est impossible « aux hommes, est possible à Dieu ». (Mt. 19,26) Ainsi, quoique vous soyez riche, vous pouvez encore vous sauver, puisque Dieu ne vous a pas tant défendu d’être riche, que de vous attacher à vos richesses et d’en devenir l’esclave et l’idolâtre.
Que doit donc faire un riche afin qu’il se puisse sauver ? Il faut que tout ce qu’il possède lui soit commun avec les pauvres, comme le bienheureux Job vous dit lui-même qu’il faisait. Il faut qu’il arrache de son cœur tout l’amour de ce qui est superflu, qu’il mette des bornes à ses désirs, et qu’il ne passe point au-delà des règles de la nécessité. Jésus-Christ vous montre encore l’exemple d’un publicain qui, après avoir été longtemps possédé de cette passion si basse, en fut guéri tout d’un coup. Il passa en un moment d’une avarice insatiable dans un mépris prodigieux de l’argent, parce qu’il obéit fidèlement aux avis et aux ordonnances de son Médecin. Tous les disciples que Jésus-Christ a eus ont été d’abord attaqués des mêmes maladies que nous, et ils en ont été guéris sans beaucoup de peine. Le Sauveur nous les propose tous pour modèles, afin que nous ne désespérions point de nous-mêmes. Jetez donc les yeux sur ce publicain qui est devenu Évangéliste. Voyez aussi cet autre chef des publicains, nommé Zachée, qui se résolut tout à coup à rendre au quadruple tout ce qu’il avait volé, et à donner la moitié de son bien aux pauvres pour se rendre digne de recevoir Jésus-Christ.
Mais vous avez peut-être une ardeur furieuse pour le bien : Suivez-moi donc, vous dit le Sauveur, et vous serez riches. Regardez tout le bien des autres hommes comme étant à vous. Je vous donne plus que vous ne pouvez demander. Je vous ouvre les maisons de tous les riches qui sont dans toute la terre. Car « celui qui abandonnera pour moi son père, sa mère, ses terres ou sa maison, en recevra le centuple », (Mt. 29) Ainsi, non seulement vous retrouverez plus que vous n’avez quitté, mais vous éteindrez même cette soif si extrême qui vous brûle ; vous supporterez plus doucement tous les accidents de la vie, et vous mépriserez non seulement le superflu, mais souvent même le nécessaire. Ainsi, saint Paul souffrait quelquefois la faim, et il s’en réjouissait plus que des festins et de la bonne chère, parce qu’un athlète qui combat pour remporter la victoire, ne peut préférer un lâche repos à un combat qui se termine par une fin si glorieuse : et un marchand, qui a éprouvé une fois combien on gagne en trafiquant sur la mer, ne peut plus se résoudre à vivre chez lui dans l’oisiveté et dans la mollesse. Ainsi, quand nous aurons commencé à avoir quelque goût des biens du ciel, nous n’en aurons plus pour les biens de la terre, lorsque nous goûterons et nous nous trouverons saintement enivrés d’un plaisir céleste. Goûtons donc ces délices sacrées, mes chers frères, pour jouir d’une véritable paix, et dans cette vie et dans l’autre, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire maintenant et toujours, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXXV. modifier


« ET COMME JÉSUS SORTAIT DU TEMPLE POUR S’EN ALLER, SES DISCIPLES VINRENT A LUI POUR LUI FAIRE REMARQUER LA GRANDEUR DE CET ÉDIFICE. MAIS JÉSUS LEUR DIT : VOUS VOYEZ TOUS CES BÂTIMENTS : JE VOUS DIS EN VÉRITÉ QU’ILS SERONT TELLEMENT DÉTRUITS QU’IL N’Y RESTERA PAS PIERRE SUR PIERRE ». (CHAP. 24,1, 2, JUSQU’AU VERSET 16)

ANALYSE. modifier

  • 1. Prédiction de la destruction du temple.
  • 2. Signes avant-coureurs de la ruine le Jérusalem et de la fin du monde.
  • 3. Prédiction du triomphe de l’Évangile t’accomplissant malgré tous les obstacles.
  • 4 et 5. Contre l’astrologie judiciaire. – Pourquoi le démon prédit tant de choses qui se trouvent vraies dans la suite – Combien il est avantageux d’ignorer plusieurs choses qu’il ne faut point désapprendre. – Pourquoi Dieu permet qu’il y ait des riches et des pauvres. – Que les riches qui ne se servent pas de leurs richesses selon les règles de Dieu, seront punis un jour. – Qu’il y a des péchés qui, par leurs circonstances, sont plus énormes que les autres. – Combien Dieu aura égard dans bien son jugement à tontes ces circonstances.


1. Après que Jésus-Christ eut prédit aux Juifs que leurs maisons demeureraient désertes, et qu’il les eut menacés de plusieurs maux pour l’avenir, les apôtres, surpris de ces prédictions étonnantes, s’approchèrent de lui et lui firent considérer la beauté du temple. Il semble qu’ils doutaient si des ouvrages si admirables et par le prix de la matière, et par la beauté du travail, pourraient un jour être entièrement détruits. Mais Jésus-Christ ne se contente plus de dire que ces édifices demeureraient déserts. Il déclare qu’ils seraient tellement ruinés, qu’il n’y resterait pas pierre sur pierre : « Vous voyez tous ces bâtiments », leur dit-il, « je vous dis en vérité qu’ils seront tellement détruits, qu’il n’y restera pas pierre sur pierre ». Vous me demanderez peut-être si cela est arrivé, ou pourquoi Jésus-Christ use d’une expression si forte. C’était pour marquer ainsi une désolation extraordinaire, ou parce qu’en effet ce qu’il prédisait devait arriver à ce temple que les apôtres lui montraient alors, parce qu’une partie du temple fut détruite jusqu’aux fondements. Mais, quoi qu’il en soit, les plus opiniâtres et les plus incrédules doivent se rendre à la vérité en voyant l’état où cette ville a été réduite. « Et comme il était assis sur la montagne des Oliviers, ses disciples le vinrent trouver en particulier et lui dirent : Dites-nous quand cela arrivera, et quel signe il y aura de votre avènement et de la fin du monde (3) ». Ses disciples le viennent trouver « en particulier », parce qu’ils veulent l’interroger sur des choses fort secrètes. Ils désiraient avec ardeur le jour de l’avènement du Sauveur, parce qu’ils souhaitaient de voir cette gloire qu’ils croyaient devoir être pour eux le comble des biens. Ils lui font deux questions différentes ; la première : « Dites-nous quand cela arrivera » ? C’est-à-dire, cette ruine du temple dont il leur parlait : « Quel signe y aura-t-il de votre avènement » ? Saint Luc ne rapporte qu’une seule question qui regarde la destruction de Jérusalem, parce que les apôtres croyaient que le Fils de Dieu viendrait aussitôt après cette ruine. Mais saint Marc rapporte ceci avec plus d’exactitude ; il nous apprend que ce ne furent pas tous les apôtres qui s’informèrent de la désolation de cette ville, mais seulement saint Pierre et saint Jean c’est-à-dire, ceux qui avaient plus d’accès et plus de liberté auprès du Sauveur. Jésus-Christ répond à cela : « Prenez garde que personne ne vous séduise (4). Car plusieurs viendront en mon nom et diront : Je suis le Christ, et ils en séduiront plusieurs (5). Vous entendrez aussi parler de guerres et de bruits de guerres. Mais gardez-vous bien de vous troubler, parce qu’il faut que cela arrive, et ce ne sera pas encore la fin (6) ». Comme les apôtres écoutaient avec indifférence la prédiction de la ruine de Jérusalem, et qu’ils la regardaient comme une chose qui leur était étrangère et qui ne les touchait pas, parce qu’ils espéraient être hors de ces malheurs et de ces tumultes, et qu’ils ne se proposaient au contraire pour l’avenir que des biens dont ils espéraient jouir bientôt, Jésus-Christ leur prédit ici des maux qui leur seraient propres, afin de les y préparer et de les tenir toujours dans la crainte. Il les avertit de prendre garde à deux choses, à ne se point laisser séduire par ceux qui tâcheraient de les tromper, et à ne point céder à la violence des maux dont ils se verront accablés. Il les prépare et les encourage à une double guerre, l’une contre des séducteurs, et l’autre contre des ennemis déclarés ; et il leur marque que cette dernière serait bien plus à craindre que l’autre, parce qu’elle serait accompagnée d’un trouble et d’une consternation générale de tout l’univers.
Les conquêtes des Romains jetaient la terreur et l’effroi dé toutes parts, et la prise de tant de villes et de tant de provinces qui ne leur pouvaient résister répandait l’épouvante dans tous les cœurs. C’est de ces « guerres et de ces troubles » qui regardaient particulièrement la Judée que Jésus-Christ parle ici. Car il eut été inutile de leur parler des autres guerres qui ruinaient les autres parties du monde, puisqu’elles ne les regardaient pas. D’ailleurs c’eût été ne leur apprendre rien de nouveau que de leur prédire qu’il y aurait des guerres dans toute la terre, puisqu’il y en a toujours. Il y avait même avant cette prédiction de grandes guerres et de grands troubles dans le monde ; il est donc visible qu’il ne leur parlait que des guerres de Judée qui ne devaient pas tarder à s’allumer. Car déjà les rapports des Juifs avec Rome commençaient à leur donner de l’inquiétude. Comme ces guerres auraient pu troubler un jour ses disciples, Jésus-Christ les leur prédit pour les prémunir contre ce trouble.
Mais pour montrer encore plus clairement que ce serait le Fils de Dieu qui s’armerait alors lui-même contre les Juifs pour les combattre et pour leur déclarer la guerre, après avoir parlé de la terreur des armées romaines, il leur annonce encore beaucoup d’autres plaies qui leur viendraient du ciel, comme la peste, la famine et des tremblements de terre, montrant par ces derniers maux que ce serait lui qui conduirait ces guerres, et qu’elles n’arriveraient pas tant alors, comme elles arrivent d’ordinaire, par le caprice ou par la passion des hommes, que par un ordre particulier de Dieu et par un effet prémédité de sa colère. C’est pourquoi il dit que, ces maux arriveront, non pas d’une manière commune et ordinaire, ni tout d’un coup, mais avec beaucoup de signes prodigieux.
Il leur a marqué à la fin du chapitre précédent la cause de tant de malheurs, afin que les Juifs ne la rejetassent point sur ceux qui croiraient alors en Jésus-Christ : « Je vous dis en vérité », a-t-il dit, « que tout ceci arrivera à cette génération », et le reste. Mais, voulant en même temps empêcher que ses disciples ne crussent que tant de maux seraient un obstacle à la prédication de l’Évangile, il ajoute : « Gardez-vous bien de vous troubler, parce qu’il faut que cela arrive ». Tout ce que j’ai dit arrivera, mais ces malheurs, qui accableront la Judée de toutes parts, n’empêcheront point le succès de mon ouvrage, et ce grand trouble du monde entier n’arrêtera point la vérité de mes paroles.
Jésus-Christ avait dit un peu auparavant aux Juifs : « Vous ne me verrez plus désormais jusqu’à ce que vous disiez : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur », et les disciples avaient pris de ces paroles sujet de croire que la fin du monde arriverait dans le même temps que la ruine de Jérusalem. Le Sauveur réfute cette pensée et les retire de cette erreur, en leur disant : « Mais ce ne sera pas encore la fin ». Et pour ne plus douter que c’était là leur pensée, il ne faut que considérer ce qu’ils disent : « Quand cela arrivera-t-il », c’est-à-dire « quand arrivera la destruction de Jérusalem, et quel signe y aura-t-il de votre avènement et de la fin du monde » ? Mais Jésus-Christ ne répond pas d’abord à cette question ; il passe de suite au plus urgent, à ce qu’il convenait d’apprendre en premier ; il ne parle donc pas immédiatement de la ruine de Jérusalem ni de son second avènement, mais il parle des maux qui s’avançaient et grondaient déjà sur leurs têtes, et par là il excite leur inquiétude : « Prenez garde », leur dit-il, « qu’on ne vous séduise, parce que plusieurs viendront en mon nom et diront : Je suis le Christ, et en séduiront plusieurs ». Et après ces avis importants, il leur parle enfin de la destruction de cette ville, se servant toujours du passé pour confirmer l’avenir, afin de persuader et de convaincre ainsi les personnes les plus grossières. Il entend par ces mots « de guerres et de bruits de guerre », les premiers mouvements et les premiers troubles. Et il ne veut pas qu’ils croient que le monde finirait aussitôt après. C’est pourquoi il ajoute, comme je l’ai déjà fait remarquer : « Mais ce ne sera pas encore la fin ».
2. « Car on verra se soulever peuple contre peuple, et royaume contre royaume (7) », ce qu’il appelle le commencement des maux des Juifs. « Et tout cela ne sera que le commencement des douleurs (8) », c’est-à-dire des malheurs dont ils seront affligés. « Alors ils vous livreront aux magistrats pour être tourmentés, et ils vous feront mourir (9) ». C’est avec une grande sagesse que Jésus-Christ entremêle en parlant les maux que souffriraient ses disciples avec ceux que souffriront le reste des hommes, afin que la vue des malheurs publics leur adoucît leurs maux particuliers. Mais il ne se contente pas de leur donner cette consolation. Il en ajoute encore une autre, lorsqu’il dit que cela leur arriverait « à cause de lui et de son nom. Et vous serez haïs de toutes les nations à cause de mon nom (9). En même temps plusieurs trouveront des sujets de scandale et de chute, et se trahiront, et se haïront les uns les autres (10). Il s’élèvera plusieurs faux prophètes qui en séduiront plusieurs (11). Et parce que l’iniquité se sera accrue, la charité de plusieurs se refroidira (12). Mais celui qui persévérera jusques à la fin, sera sauvé (13) ». Ce mal, que Jésus-Christ leur prédit en disant « qu’ils se trahiront et se haïront les uns les autres », est sans doute le plus grand des maux, puisque c’est une guerre intestine et domestique. Et il se mêla en effet avec les Juifs plusieurs faux frères. Remarquez donc ici trois sortes de différents maux : l’un de la part des séducteurs, l’autre de la part des ennemis, et le troisième de la part des faux frères. Voyez ce que saint Paul dit de ce dernier, et comment il déplore ce malheur : « Ce ne sont », dit-il, « que combats au-dehors et que frayeurs au dedans ». (2Cor. 7,5) Et il gémit en un autre endroit des dangers qu’il avait à souffrir « des faux frères. Ce sont », dit-il, « de faux apôtres, des ouvriers trompeurs, qui se transforment en apôtres de Jésus-Christ ». (2Cor. 11,13)
Mais le Fils de Dieu les menace ensuite du plus sensible de tous les maux, lorsqu’il leur prédit que la charité des fidèles ne les consolerait point dans les maux qu’ils souffriraient en leur annonçant l’Évangile. Et pour leur apprendre encore que cette considération même ne peut nuire à une âme ferme en Dieu et qui est courageuse, il leur dit de ne rien craindre et de ne se troubler de rien. Car si vous avez, leur dit-il, de la patience, ces maux ne vous abattront pas. Et une preuve de ce que je vous dis, c’est que malgré tous ces maux « l’Évangile du royaume sera prêché par toute la terre pour servir de témoignage à toutes les nations, et c’est alors que la fin doit arriver (14) ». Il semble que, pour les prévenir et pour les empêcher de lui dire : Comment pourrons-nous même vivre au milieu de tant de troubles ? il les assure que non seulement ils vivront, mais même qu’ils prêcheront son Évangile par toute la terre : « Cet Évangile du royaume sera prêché par toute la terre, pour servir de témoignage à toutes les nations, et c’est alors que la fin doit arriver ». C’est-à-dire la fin de Jérusalem. Car saint Paul marque assez que l’Évangile avait déjà couru dans tout le monde avant même la destruction de cette ville : « Leur voix », dit-il, « s’est répandue dans toute la terre ». (Rom. 10,10) Et ailleurs : « L’Évangile que vous avez entendu a été prêché à toute créature qui est sous le ciel ». (Col. 1,6) C’est ainsi qu’on voit cet apôtre passer de Jérusalem dans l’Espagne pour y prêcher l’Évangile. Et si saint Paul a lui seul porté la foi dans une si grande étendue de provinces, jugez de ce que tous les autres Apôtres auront pu faire. Aussi le même saint Paul écrit-il ailleurs « que l’Évangile fructifie et a été prêché à toutes les créatures qui sont sous le ciel ». (Id. 6)
Cette parole du Sauveur : « Pour servir de témoignage à toutes les nations », marque que l’Évangile sera prêché à tous, mais que tous n’y croiront pas, et qu’il sera annoncé aux infidèles pour être un jour leur condamnation. Ceux qui auront cru s’élèveront contre les autres, et ils porteront témoignage contre eux. Et c’est pour ce sujet que Jérusalem ne sera détruite qu’après que L’Évangile aura été prêché dans tout le monde, afin que ces incrédules et ces ingrats ne puissent plus avoir de prétextes pour excuser leur infidélité. Car quel pourrait être ce prétexte, lorsqu’ils verront la puissance de Jésus-Christ éclater en un moment comme un éclair, et paraître jusqu’aux extrémités de la terre ?
J’ai déjà fait voir que saint Paul témoigne clairement que l’Évangile avait été annoncé, lorsqu’il dit : « L’Évangile que vous avez ouï a été prêché à toute créature qui est sous le ciel ». C’est là la plus grande preuve de la toute-puissance et de la divinité de Jésus-Christ, de voir en vingt ou trente ans au plus l’Évangile répandu dans tout le monde. Après cela donc la destruction do Jérusalem arrivera. C’est ce que Jésus-Christ marque dans la suite. Car il rapporte la prophétie de Daniel pour leur faire mieux croire qu’infailliblement leur ville serait détruite.
« Quand donc vous verrez l’abomination de la désolation qui a été prédite par le prophète Daniel, établie dans le lieu saint : Que celui qui lit entende bien ce qu’il lit (15) ». Il entend par cette abomination la statue de celui qui assiégea leur ville, et qui l’ayant prise et ruinée mit sa statue au dedans du temple. Il ajoute « de désolation », parce que cela ne se fit qu’après que Jérusalem fut désolée. Il marque que cela arriverait encore du vivant de quelques-uns de ceux à qui il parlait, lorsqu’il dit : « Quand vous verrez l’abomination, etc. ». Et c’est ce qui fait voir la puissance souveraine de Jésus-Christ et la force des apôtres qui prêchaient dans tout le monde en même temps que les Juifs étaient chassés de tout le monde, que toute la terre les persécutait comme des rebelles, et que César même les bannissait de tout son empire.
3. C’est pourquoi il me semble qu’on peut comparer l’état des apôtres dans ce temps fâcheux à l’état de navigateurs qui se trouveraient sur mer dans une grande tempête, lorsque le ciel par ses foudres, l’air par ses ténèbres et la mer par ses flots, répandent l’épouvante de toutes parts, lorsque tous les vaisseaux sont menacés du naufrage, que les passagers mêmes sont divisés, que des monstres sortent des abîmes de la mer et entrent confusément avec les flots dans les navires, et que, la division étant au dedans, les pirates menacent encore au-dehors. Les apôtres, dis-je, étaient comme des hommes que l’on obligerait alors de prendre le gouvernail de ces vaisseaux sans avoir aucun art ni aucune intelligence pour les conduire, et d’aller combattre sans aucune apparence de pouvoir échapper d’un si grand péril, et néanmoins avec une espérance très certaine de la victoire. Car les gentils d’un côté avaient pour eux cette haine générale qu’ils portaient à tous les Juifs. Les Juifs d’ailleurs les haïssaient comme les violateurs de leur loi. Ainsi tout leur était contraire. Ils voyaient partout des écueils et des précipices de tous côtés et des bancs de sable. Les provinces, les villes, les maisons, tout le monde en général et chaque homme en particulier, leur faisait une guerre acharnée. Les empereurs et les princes, les magistrats et les particuliers, les villes, les provinces et les peuples entiers les persécutaient, et l’état où ils se trouvaient réduits était au-dessus de tout ce qu’on en peut dire. Les Romains avaient une haine mortelle contre tout le peuple juif, parce qu’il leur suscitait mille embarras. Et cependant tout cela n’arrêta point le cours de la prédication des apôtres. Après la prise et l’embrasement de Jérusalem, après tant de maux qu’y souffrirent ceux qui s’y trouvèrent enfermés, les apôtres, qui en étaient sortis, vont imposer aux Romains, malgré eux, de nouvelles lois et de nouveaux règlements de vie.
Qui n’admirera ce prodige, mes frères ? Les Romains peuvent défaire des troupes sans nombre et des armées entières de Juifs, et ils né peuvent se défendre de douze hommes pauvres, nus, ignorants, qui viennent les combattre sans armes. Quelle langue pourrait assez relever une si grande merveille ? Il y a deux choses qui sont principalement nécessaires à celui qui enseigne les autres. Il faut qu’il ait de l’autorité et qu’il soit aimé de ses disciples, et il faut aussi que les choses qu’il leur enseigne soient faciles à admettre, qu’elles leur plaisent, et qu’il les annonce dans un temps de paix et non de guerre et de trouble. Les apôtres étaient dans des circonstances toutes contraires, Car non seulement ils n’avaient nulle autorité par eux-mêmes, mais de plus ceux qui en avaient ne s’en servaient que pour séduire les hommes et pour les porter à les haïr, au lieu de les favoriser et de les aimer. Que s’ils s’acquéraient l’estime et l’amour de quelques-uns, ces persécuteurs les tourmentaient tellement qu’ils ne leur permettaient de demeurer en aucun lieu, voulant qu’ils fussent bannis de toutes les villes, repoussés de tous les peuples et privés des avantages de toutes les lois.
D’ailleurs la vie nouvelle que les apôtres introduisaient dans le monde était dure et pénible, et celle au contraire qu’ils tâchaient de détruire était agréable et voluptueuse. On voyait tous les jours que leurs disciples étaient exposés à mille périls, et qu’on inventait des supplices tout nouveaux pour leur faire souffrir une mort cruelle. De plus, le temps durant lequel ils ont prêché l’Évangile était plein de guerres, de troubles et de tumultes, et ce seul obstacle pouvait suffire pour en empêcher l’établissement.
Ne faut-il donc pas s’écrier ici avec le Prophète : « Qui pourra raconter la puissance du Seigneur et faire entendre toutes ses merveilles » ? Si Moïse a eu tant de peine, avec tous ses miracles, à persuader ses frères les Israélites de quitter un pays où ils étaient opprimés et réduits à l’état d’esclaves travaillant à faire des briques, qui a pu persuader aux disciples des apôtres de se laisser tous les jours déchirer par les fouets, de souffrir des maux insupportables et de renoncer à une vie délicieuse, pour en embrasser une autre austère et pénible, et cela lorsqu’ils n’avaient pour maîtres que des étrangers, que des hommes inconnus et regardés de tout le monde comme des ennemis de l’État et comme des pestes publiques ? Que dirait-on aujourd’hui si un seul individu détesté de tous les hommes allait non dans des royaumes, ni dans des provinces et des villes entières, mais dans une seule maison pour y mettre la division, pour séparer les amis d’avec les amis, pour soulever le père et la mère contre les enfants, et le mari contre la femme ? Ne l’aurait-on pas mis en pièces avant même qu’il ouvrît la bouche ?
De plus, si on ne voyait rien en lui que de méprisable, et qu’en menant une vie austère il la voulût imposer aux autres et persuader aux riches d’abandonner leurs richesses, voulant lui seul s’opposer au torrent de la coutume et de la vie ordinaire des hommes, n’est-il pas certain qu’on le lapiderait et qu’il aurait autant d’ennemis qu’il voudrait se faire de disciples ? Cependant, mes frères, ce qui paraîtrait impossible dans une seule maison s’est fait dans toute la terre. Jésus-Christ a envoyé douze hommes comme autant de médecins du ciel, qui ont changé toute la face du monde en courant les terres et les mers, au milieu des montagnes et des précipices, des écueils et des rochers, et parmi les guerres, les séditions et les tumultes. Que si vous voulez savoir les famines, les tremblements de terre et les malheurs différents dont tout le monde était alors agité, lisez l’histoire de Josèphe.
Mais, sans en chercher d’autres témoignages, il suffit d’entendre ce que Jésus-Christ dit ici : « Ne vous laissez point troubler, il faut que tout cela arrive ». Et « Celui qui persévérera jusqu’à la fin sera sauvé ». Et « L’on prêchera cet Évangile dans le monde entier ». Il dit même que ces maux ne seraient que « comme des commencements ». Comme les apôtres paraissaient étonnés et abattus de ce qu’il disait, il les rassure en leur disant que quand il arriverait beaucoup d’autres malheurs encore plus grands, il fallait nécessairement que son Évangile fût prêché dans tout le monde, et qu’alors la fin arriverait.
4. Considérez donc, mes frères, dans quel état se trouvait alors l’Église, lorsqu’elle n’était encore que comme dans le berceau, où elle avait besoin d’une paix profonde, combien elle était tourmentée par les divisions, par les persécutions et par les armes. Je ne me lasse point, mes frères, de vous représenter l’image affreuse de ces temps. Les séducteurs y faisaient la première guerre. « Il viendra », dit Jésus-Christ, « de faux christs et de faux prophètes ». Les Romains faisaient la seconde. « Car vous entendrez », dit le Sauveur, « parler de guerre et de bruits de guerre ». La troisième fut excitée par la famine. La quatrième par la peste et par les tremblements de terre. La cinquième par la persécution des apôtres. « Ils vous feront », leur dit Jésus-Christ, « souffrir de grands maux ». La sixième, par la haine générale de tous les peuples. La septième, par les discordes intestines qui feraient qu’oit se trahirait l’un l’autre. La huitième, par les faux-frères, et enfin par la ruine de la charité, le plus grand et le plus déplorable de tous ces maux, et la source même dont tous les autres sortaient. Vous êtes surpris sans doute lorsque vous voyez tant dé guerres différentes, si nouvelles et si effroyables, que les apôtres ont eu à soutenir. Cependant la prédication de l’Évangile s’est élevée au-dessus de tous ces obstacles et s’est enfin répandue dans toute la terre, par la force de celui qui avait dit : « Cet Évangile sera prêché partout l’univers ».
Où sont donc maintenant ceux qui s’arrêtent à considérer le moment de la naissance des hommes, comme ayant un pouvoir fatal sus toute leur vie, et qui osent opposer je ne sais quelle révolution de temps aux dogmes et aux vérités de l’Église ? Car, qui a jamais entendu dire que, par suite de cette révolution, on ait déjà vu un autre Christ et une autre prédication de l’Évangile ? Ces rêveurs n’ont pas encore osé avancer cette extravagance, quoiqu’ils assurent que depuis la création du monde il s’est passé cent mille ans, et d’autres fables semblables, Quelle est donc cette révolution dont ils parlent ? Quand donc a-t-on vu, dans un si grand nombre d’années, revenir les embrasements de Sodome et de Gomorrhe, ou les inondations d’un second déluge ? Jusqu’à quand vous jouerez-vous de la crédulité des hommes, avec cette révolution imaginaire que vous dites être le principe de toutes choses ?
Vous me demanderez peut-être : D’où vient donc qu’il arrive beaucoup de choses de celles que le démon a prédites ? Je vous réponds que cela vient de ce que vous vous rendez indigne du secours de Dieu, que vous sortez du giron de sa providence pour vous abandonner aux impressions du démon, qui vous mène et vous manie alors comme Il lui plaît, et qu’ainsi il prédit que vous ferez ce qu’il prévoit qu’il vous fera faire. Mais il n’a pas le même pouvoir sur les saints, ni même sur nous autres, quelque pécheurs que nous soyons, parce que nous n’avons pour lui qu’un profond mépris. Car, bien que notre vie soit à peine supportable, néanmoins lorsqu’avec la grâce de Dieu nous nous tenons attachés à sa vérité, nous nous mettons au-dessus de cette erreur que les démons veulent établir.
Mais enfin, qu’est-ce que cette renaissance imaginaire que vous inventez, sinon une confusion générale qui jette tout dans le désordre et qui fait que tout arrive au hasard, et non seulement au hasard, mais même contre la raison.
Vous me direz peut-être : Si tout ne se conduisait par le hasard, d’où pourrait venir que l’un serait riche et l’autre pauvre ? Je vous réponds que je ne le sais pus ; car j’ai résolu d vous répondre ainsi, pour vous apprendre à n’être plus si curieux, et à ne pas croire témérairement qu’il n’y a rien de réglé dans le cours du monde. Il y a bien de la différence entre ignorer les véritables raisons des choses, ou en inventer de fausses. Une ignorance humble vaut beaucoup mieux qu’une science erronée et présomptueuse. Celui qui reconnaît qu’il ne sait pas une chose, se laisse aisément instruire. Mais celui qui, ne connaissant point la vérité, invente des faussetés, est d’autant plus éloigné de la connaître que, pour s’en rendre susceptible, il faut, auparavant, qu’il travaille à effacer de son esprit ces impressions fausses dont il est prévenu.
On écrit sans – peine sur un papier blanc tout ce que l’on veut ; mais lorsqu’il est déjà écrit, on a beaucoup plus de peine, et il faut auparavant effacer tout ce qu’on y avait mis. Un médecin qui ne donne aucun remède, vaut bien mieux qu’un autre qui en donne de mauvais. Un architecte dont tous les bâtiments tombent par terre, est bien plus à craindre que celui qui n’ose point bâtir. Il est bien plus facile de cultiver une terre qui est simplement en friche, qu’une autre qui est toute pleine d’épines.
Ne soyons donc point si ardents pour tout savoir. Souffrons durant quelque temps notre ignorance, afin que, lorsque nous trouverons un maître capable de nous instruire, nous ne lui donnions pas la double peine de nous retirer de l’erreur, et de nous faire entrer dans la vérité. On a vu souvent des personnes tomber dans un état qui était sans remède, pour s’être laissé aller ainsi dans l’égarement. Il y a bien plus de peine à arracher de vieilles racines d’une terre pour la semer ensuite, que de semer dans un champ où il n’y a rien, il faut de même que ces faux savants arrachent beaucoup de mauvaises maximes de leur esprit, avant que de pouvoir recevoir les bonnes ; au lieu que les autres qui sont plus humbles et moins impatients, ont toujours le cœur disposé à écouter ce qu’on leur enseigne.
Je réponds maintenant à votre question : d’où vient que, de deux hommes, l’un est riche et l’autre est pauvre ? Il est aisé de vous dire pourquoi l’un est riche. C’est parce que Dieu lui a donné ces richesses, ou qu’il a permis qu’il les eût. Cette raison est, comme vous le voyez, fort courte et fort simple. Vous me demandez encore si Dieu rend riches des méchants, des impudiques, des abominables, enfin des gens qui usent si mal de leurs richesses ? Je vous réponds qu’il ne les rend pas riches par lui-même, mais qu’il souffre qu’ils le soient. Car il y a bien de la différence entre rendre une personne riche, et souffrir seulement qu’elle le soit.
Mais pourquoi le permet-il, dites-vous C’est parce que le temps du jugement n’est pas encore arrivé, et que c’est alors que Dieu rendra à chacun ce qu’il mérite. Quel crime fut jamais plus odieux que celui de ce riche, qu’ne voulait pas même donner de ses miettes au pauvre Lazare ? N’en reçut-il pas aussi d Dieu le châtiment qu’il méritait, puisque la dureté qu’il eut pour les pauvres fut punie avec une justice si exacte que, soupirant lui-même pour avoir une goutte d’eau au milieu des flammes, il ne la put jamais obtenir ? Lorsque deux personnes sont également méchantes, et que l’une des deux est pauvre et l’autre riche, elles ne seront pas également punies dans l’enfer, et le riche, sans doute, y souffrira beaucoup plus que l’autre. C’est ce que nous voyons dans ce mauvais riche, qui fut puni d’autant plus rigoureusement en l’autre vie, qu’il avait été plus heureux dans celle-ci.
5. Lors donc que vous voyez quelqu’un s’enrichir par ses injustices, et jouir de – toutes sortes de biens, déplorez son sort et sa misère, puisque cette prospérité apparente attirera sur lui un plus grand supplice. Comme ceux qui offensent Dieu tous les jours sans en faire pénitence, « s’amassent », selon saint Paul, « un trésor de colère (Rom. 2,5)», de même ceux qui jouissent ici de toutes sortes de biens, sans y ressentir la moindre incommodité, en seront un jour beaucoup plus punis.
Je vous ferai voir, si vous le voulez, combien ce que je vous dis est vrai, non seulement par ce qui nous arrivera dans l’autre monde, mais par ce qui arrive tous les jours dans celui-ci. Ne savez-vous pas qu’après que le bienheureux David eut commis avec Bersabée ce crime si connu de tout le monde, Dieu ne lui reprocha rien avec tant de force, que l’ingratitude qu’il lui avait témoignée après les grâces signalées dont il l’avait comblé ? Écoutez le reproche que Dieu lui en fait : « Je vous ai sacré roi, je vous ai délivré des mains de Saül : Je vous ai donné tout ce qui appartenait à votre maître, et toute la maison de Judas et d’Israël ; et si cela était peu, j’y en eusse ajouté encore davantage. Pourquoi donc avez-vous commis ce crime en ma présence » ? (2Sa. 12) Dieu, mes frères, ne tire pas une même vengeance de tous les crimes. Il les punit différemment selon les différentes circonstances des temps, de l’âge, des conditions, des dignités, de l’éducation, de l’esprit, de l’expérience et de plusieurs choses semblables.
Pour faire mieux voir ce que je dis ; examinons quelque péché. Prenons, par exemple, celui de l’impureté, et considérez combien, non pas moi, mais l’Écriture, nous assure qu’il sera différemment puni de Dieu. Si un homme a commis ce péché honteux avant la Loi, saint Paul dit qu’il en sera châtié : « Ceux », dit-il, « qui auront péché sans la Loi, périront aussi sans loi ». (Rom. 2,12) Si un autre a commis ce crime après la Loi, il en sera puni davantage, « parce que ceux qui ont péché dans la Loi, seront jugés par la Loi ». (Id)
Si un prêtre s’est laissé tomber dans cette faute, sa dignité l’aggravera beaucoup : et c’est pour cette raison qu’autrefois les autres femmes, coupables d’impudicité, étaient seulement condamnées à la mort, au lieu que les filles des prêtres, qui se laissaient corrompre, étaient condamnées au feu ; Moïse laissait ainsi au prêtre à juger ce qu’il devait attendre s’il tombait dans ce même crime. Car s’il témoigne tant de sévérité contre une personne, seulement parce qu’elle est fille du prêtre, que fera-t-il contre le prêtre même ? Si quelque femme commet un crime, y étant contrainte et comme forcée par une violence étrangère, la Loi ne lui impute point. Elle met aussi uni grande différence entre deux femmes qui commettraient la même action d’impureté dont l’une serait riche et l’autre pauvre : on le voit par ce que nous avons déjà rapporté de David.
Que si quelqu’un tombe dans ce crime, après que Jésus-Christ est venu au monde, il est constant que quand il serait mort sans avoir encore participé aux mystères, il en sera beaucoup plus puni que ceux qui ont péché avant l’Évangile. Que si quelqu’un viole la grâce du saint baptême, et commet un crime après l’avoir reçue, il ne reste plus, selon saint Paul, aucune consolation à cet homme : « Si quelqu’un », dit-il, « a méprisé la Loi de Moïse, il meurt sans miséricorde à la déposition de deux ou trois témoins ; combien donc celui-là sera-t-il jugé digne d’un plus grand supplice, qui aura foulé aux pieds le Fils de Dieu, qui aura tenu pour une chose vile et profane le sang de l’alliance par lequel il avait été sanctifié, et qui aura fait outrage à l’Esprit de grâce » ? (Héb. 10,28) Enfin, si une personne, consacrée à Dieu, commet un crime contre la pureté, le péché alors est monté à son comble.
Vous voyez donc combien il se trouve dans un seul péché de degrés différents, puisqu’il change lorsqu’on le considère ou avant la Loi, ou après la Loi, ou dans une personne consacrée à Dieu, ou dans un laïque, ou dans un riche, ou dans un pauvre, ou dans un catéchumène, ou dans un fidèle. On doit aussi beaucoup considérer la lumière et l’instruction de celui qui le commet : « Car, celui qui connaît la volonté de son maître et ne la fait pas, sera beaucoup châtié ». (Lc. 12,47) Et celui qui pèche après tant d’exemples, s’attire une bien plus grande punition. C’est pourquoi Dieu dit : « Et vous-mêmes qui avez vu ces exemples, vous n’avez point fait pénitence, quoique vous ayez reçu tant de grâces ». (Sag. 4) Aussi, entre les reproches que Jésus-Christ fait à Jérusalem, il lui dit « Combien de fois ai-je voulu rassembler vos enfants et vous ne l’avez pas voulu » ?
C’est encore un bien plus grand crime de pécher lorsqu’on est dans le plaisir et dans les délices, comme on le voit par l’exemple du mauvais riche et du Lazare. Le lieu quelquefois change le crime qui est commis, et Jésus-Christ marque lui-même cette circonstance, lorsqu’il dit aux Juifs : « Vous avez tué Zacharie entre le temple et l’autel ». La qualité des péchés par elle-même leur donne aussi quelque différence : « Vous avez », dit Dieu, « tué vos fils et vos filles : et ce crime est plus insupportable que toutes les fornications et que toutes les abominations que vous avez faites ». Et encore : « Il n’est pas étonnant que quelqu’un soit surpris à voler, lorsqu’il vole pour soutenir sa vie épuisée par la faim ». (Prov. 6,30)
Le péché change aussi selon les personnes contre qui on l’a commis : « Si quelqu’un pèche contre un homme », dit l’Écriture « on priera pour lui ; mais si c’est contre Dieu même qu’il pèche, qui osera offrir pour lui prières » ? (1Sa. 2) Le péché s’augmente encore lorsqu’on devient plus méchant que ceux qui s’étaient signalés par leurs excès comme Dieu le reproche dans Ézéchiel : « Vous n’avez pas même gardé la justice d’un païen et d’un infidèle (Ez. 16,20) » ; ou lorsque l’exemple des autres ne nous sert pas : « Elle a vu sa sœur », dit Dieu, « et elle a paru juste lorsqu’on l’a comparée avec elle ». (Id)
Le crime devient encore plus grand lorsqu’on le commet après avoir reçu de plus grandes grâces de Dieu. C’est ce que Jésus-Christ dit lui-même : « Si on avait fait dans Tyr et dans Sidon les mêmes miracles, il y a longtemps qu’elles auraient fait pénitence. C’est pourquoi Tyr et Sidon seront traitées moins rigoureusement un jour » (Mt. 11,23) Remarquez donc, mes frères, avec quelle exactitude Dieu examine nos péchés, et que tous ceux qui commettent le même crime n’en sont pas punis également : lorsque nous avons une fois abusé de la miséricorde de Dieu, et que nous nous sommes rendus inutiles à nous-mêmes cette bonté qu’il avait pour nous, nous nous attirons un bien plus grand supplice. Saint Paul le marque clairement, lorsqu’il dit : « Mais vous, au contraire, par votre dureté et par l’impénitence de votre cœur, vous vous amassez un trésor de colère ». (Rom. 2,5)
Comprenons ces vérités, mes frères, et ne nous scandalisons de rien de ce qui arrive dans ce monde. Que l’un soit riche et l’autre pauvre ; que l’un soit heureux, l’autre malheureux, abandonnons tout à la providence, à la sagesse incompréhensible de Dieu, et ne nous exposons point sur cette mer périlleuse des raisonnements humains, où nous ne trouverons que des tempêtes et des écueils. Appliquons-nous avec soin à la vertu, fuyons le vice avec horreur pour jouir un jour des biens que Dieu nous promet par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXXVI. modifier


« ALORS, QUE CEUX QUI SERONT DANS LA JUDÉE S’EN VIENT SUR LES MONTAGNES. QUE CELUI QUI SERA AU HAUT DU TOIT, NE DESCENDE POINT POUR EMPORTER QUELQUE CHOSE DE SA MAISON. ET QUE CELUI QUI SERA DANS LE CHAMP. NE RETOURNE POINT EN ARRIÈRE POUR PRENDRE SES VÊTEMENTS ». (CHAP. 24,16, 17, 18, JUSQU’AU VERSET 32)

ANALYSE. modifier

  • 1. Que la ruine des Juifs n’a eu d’autre cause que le déicide commis par eux.
  • 2. Jésus-Christ prédit son second avènement.
  • 3. De l’apparition de la croix au dernier jour.
  • 4 et 5. Le Saint représente de quelle crainte il est saisi, lorsqu’il pense au jugement de Dieu. – Que la douceur du joug de Jésus-Christ ôtera toute excuse de ceux qui n’auront pas voulu s’y soumettre. – Contre les riches qui ne veulent pas mettre leurs biens en dépôt entre les mains de Dieu. – De l’extrême bonté de Jésus-Christ envers les hommes, et quelle est l’ingratitude de ceux qui n’en sont pas touchés. – À quoi se termine enfin toute la vanité des hommes.


1. Après que Jésus-Christ a parlé des malheurs de Jérusalem et de la persécution de ses disciples, et qu’il leur a prédit qu’ils demeureraient invincibles au milieu de tant de maux, et qu’ils porteraient la lumière de l’Évangile par toute la terre, il leur parle encore des misères extrêmes où les Juifs seraient réduits, et il leur annonce que lorsqu’ils auraient, eux ses apôtres, éclairé tout le monde par leurs prédications, ce peuple alors tomberait dans le malheur prédit. Mais remarquez comment le Sauveur nous représente une guerre terrible, par des circonstances qui pourraient d’abord paraître peu remarquables : « Alors », dit-il, « que ceux qui seront dans la « Judée s’enfuient sur les montagnes. Alors », c’est-à-dire, quand ce que je viens de marquer arrivera, quand l’abomination de la désolation sera dans le Temple, et que de grandes armées assiégeront Jérusalem de toutes parts ; comme vous ne devez plus alors espérer de salut, fuyez sur les montagnes. Les Juifs s’étaient souvent tirés avec avantage des plus grandes guerres. Ils avaient échappé à la fureur de Sennacherib, à la rage de l’impie Antiochus. Le courage des Macchabées avait rétabli leur État, après même que les ennemis s’en étaient rendus les maîtres, et qu’ils avaient profané et pillé le temple. Mais Jésus-Christ ne leur permet pas ici de se promettre un bon-beur semblable, lorsque Tite assiégerait leur ville. Il leur ôte d’abord toute espérance, et il leur déclare qu’ils seraient heureux s’ils pouvaient, en quittant tout, se sauver promptement sur les montagnes. « Que celui qui sera au haut du toit ne descende point pour emporter quelque chose de sa maison (17) ». Jésus-Christ ne permet pas même à ceux qui se trouveront alors sur le toit de leur maison, d’y descendre pour en emporter quelque chose ; pour marquer qu’alors la ruine sera inévitable, et qu’elle enveloppera tous ceux qui se trouveront dans la ville. « Et que celui qui sera dans la campagne ne retourne point en arrière pour prendre ses vêtements (18)». Si ceux même qui seront alors dans la ville doivent en sortir, combien plus ceux qui n’y seront pas, devront-ils craindre d’y rentrer ? « Mais malheur aux femmes qui seront grosses, et qui allaiteront en ce temps-là (19) ». « Malheur aux femmes qui seront grosses », parce que le poids qui les chargera les rendra moins disposées à se sauver par la fuite : « Malheur aux femmes qui allaiteront », parce que, retenues dans la ville par l’affection de leurs enfants nouveau-nés, et que, ne pouvant les sauver d’une si grande misère, elles seront contraintes de périr aussi avec eux. II est aisé de mépriser son argent ou ses habits, comme Jésus-Christ le commande à ces deux sortes de personnes dont il vient de parler, parce qu’on peut en retrouver d’autres dans la suite ; mais ici comment peut-on renoncer à des affections que la nature même grave dans nos cœurs ? Comment une nourrice peut-elle mépriser l’enfant qu’elle nourrit de son lait ? Jésus-Christ montre ensuite la grandeur de ce malheur, lorsqu’il dit : « Priez Dieu que votre fuite ne se fasse point durant l’hiver ni au jour du sabbat (20) ». Il est visible, par ces paroles, que Jésus-Christ parle des Juifs et des maux dont ils seront affligés, puisque les apôtres ne devaient point observer le « sabbat », ni se trouver dans la Judée, lorsque Vespasien la réduirait à de si grandes extrémités. Car la plupart d’entre eux étaient déjà morts, et s’il en restait encore quelqu’un, il vivait dans d’autres contrées. Cette fuite était donc à éviter en hiver, à cause du froid et du mauvais temps, et au jour du sabbat, à cause du commandement de la Loi, et comme on ne pouvait se sauver que par une prompte fuite, ces deux sortes de temps auraient été très-incommodes. C’est pourquoi Jésus-Christ les avertit de prier Dieu.
« Car les misères de ce temps-là », dit-il, « seront si grandes qu’il n’y en a point eu depuis le commencement du monde jusques à présent, et qu’il n’y en aura jamais de semblables (21) ». Ceci ne doit point être pris pour une exagération, et l’histoire de Josèphe en justifie assez la vérité. On ne peut pas dire non plus que cet auteur, étant chrétien, n pris plaisir à exagérer ces malheurs pour faire voir la vérité de ce que Jésus-Christ prédit ici, puisque Josèphe était juif, et des plus zélés d’entre les Juifs qui sont venus après la naissance du Sauveur. Cependant il dit que ces malheurs ont passé tout ce que l’on peut s’imaginer de plus tragique, et il assure que les Juifs ne se sont jamais trouvés réduits à de si étranges extrémités. Car la rage de la faim fut si excessive, qu’elle fit oublier aux mères toute la tendresse de la nature, en sorte que deux s’étant accordées ensemble à manger leurs enfants, se querellèrent ensuite parce que l’une, après avoir mangé l’enfant de l’autre, ne voulut pas lui donner aussi le sien à manger. Il marque même que la nécessité forçait les hommes jusqu’à ouvrir le ventre des morts pour leur arracher les entrailles.
Je voudrais donc savoir des Juifs pourquoi Dieu a voulu les affliger d’une guerre à laquelle on n’a jamais rien vu de semblable, non seulement dans la Judée, mais dans tout le reste du monde, et s’il n’est pas visible que c’est pour les punir de l’injuste condamnation du Sauveur du monde qu’ils ont fait mourir sur la croix. Il n’y a pas un homme tant soit peu éclairé qui ne reconnut cette vérité ; ou plutôt le seul événement des choses la publierait au lieu de nous. Car, lorsqu’on considère l’excès de ces maux, ils paraissent au-dessus de toute croyance, en les comparant non seulement avec ceux qui sont déjà arrivés, mais avec tous ceux qui arriveront jamais. Qu’on lise toutes les histoires, on n’y trouvera point de malheurs semblables. Et certes les Juifs avaient bien mérité un traitement si inouï, puisque jamais peuple ne s’était porté à de tels excès : « Les misères » donc « de ce temps-là seront si grandes qu’il n’y en a point eu depuis le commencement du monde jusqu’à présent, et qu’il n’y en aura jamais de semblables ».
« Que si ces jours n’avaient été abrégés, nul homme n’aurait été sauvé : mais ces jours seront abrégés en faveur des élus (22) ». Jésus-Christ témoigne par ces paroles que les Juifs méritaient encore plus de tourments qu’ils n’en ont souffert. Il entend par ce mot « de jours » le temps de la guerre et du siège de Jérusalem, et il déclare que si ce siège et cette guerre eussent encore duré quelque temps, il ne serait pas resté un seul Juif. Par ce mot de « nul homme », il n’entend que ce peuple ; et il y comprend également les Juifs qui seraient alors dans leurs pays, et ceux qui seraient dispersés par tout le monde. Car ce n’était pas seulement dans la Judée que les Romains persécutaient les Juifs : ils les haïssaient partout où ils les trouvaient ; et l’aversion qu’ils avaient pour eux les leur faisaient proscrire et bannir dans tout l’univers.
2. Ces « élus » dont il parle sont les chrétiens qui devaient se trouver engagés au milieu des Juifs durant ce siège. Il empêchait par ces paroles qu’on ne rejetât un jour la cause de tant de maux sur ses fidèles, et il déclare que bien loin d’avoir souffert ces extrémités à cause des chrétiens qui étaient mêlés parmi eux, les Juifs en auraient au contraire souffert beaucoup davantage sans la considération de ses élus. Si Dieu avait permis que cette guerre durât encore un peu, il ne serait pas resté un Juif. Mais il la fit cesser, parce qu’il ne voulut pas que ceux d’entre eux qui étaient fidèles périssent avec ceux qui demeurèrent incrédules et endurcis dans leur opiniâtreté. C’est pour ce sujet qu’il prédit que « ces jours seront abrégés à cause des élus », pour donner quelque consolation à ses fidèles qui seraient surpris dans ce siège, et pour les faire respirer dans l’assurance qu’il leur donnait par avance qu’ils ne périraient pas dans cette extrême misère.
Si donc Dieu, dans sa providence, veille avec tant de soin sur ses élus en ce monde, que, pour les délivrer de leurs maux, il veut bien, en leur faveur, en délivrer en même temps les plus méchants et les plus impies ; si la considération de ses fidèles et de ses élus le porte à ne pas perdre la race des Juifs, jugez, mes frères, ce que ses élus doivent attendre de lui au jour des récompenses.
Et remarquez que Jésus-Christ représente toutes ces choses à ses disciples pour les encourager et pour les rendre plus fermes dans les périls dont ils se verraient environnés. Et c’est dans ce dessein qu’il leur fait voir par avance un peuple accablé de maux dont il ne pourrait attendre comme eux aucune récompense à l’avenir, et qui seraient au contraire le commencement d’une éternelle misère. Mais il ne leur dit pas ceci seulement pour les consoler ou pour les encourager. Il le fait encore pour les retirer insensiblement des mœurs et des coutumes des Juifs. Car s’il n’y a plus rien à espérer pour les Juifs, et si leur temple ne doit plus être rebâti, n’est-il pas visible que leur Loi doit aussi cesser ?
Mais le Fils de Dieu ne s’explique pas si clairement aux Juifs sur tous ces malheurs à venir, afin qu’ils ne s’abattent pas avant le temps. Il n’aborde pas ce discours comme de lui-même. Il pleure d’abord sur cette ville, lorsqu’il la regarde, et il oblige ainsi ses apôtres à lui en faire remarquer les grands édifices, pour prendre occasion-de leur prédire l’avenir, en répondant seulement aux questions qu’ils lui avaient faites.
Il y a sujet d’admirer ici la sagesse de l’Esprit de Dieu qui n’a pas permis que saint Jean écrivît ces choses ; comme il a survécu longtemps à la ruine de Jérusalem, on eût pu croire qu’il n’en parlait qu’après en avoir vu l’événement, et seulement parce qu’il avait vu ces choses. Mais cette guerre et ces malheurs ont été rapportés par les autres Évangélistes qui sont morts longtemps avant qu’ils arrivassent, et qu’ils en eussent rien pu voir, afin qu’on remarquât mieux la force de la prédiction de Jésus-Christ.
« Que si quelqu’un vous dit alors : Le Christ est ici, ou, il est là, ne le croyez point (23) ». Après que Jésus-Christ a achevé de parler de ce qui regarde Jérusalem, il passe à son dernier avènement, et il marque quels seront les signes qui le devaient précéder, et qui seraient très-utiles non seulement à ceux à qui il parlait alors, mais encore à nous. Ce mot « d’alors », comme je l’ai souvent fait remarquer, ne marque pas une suite, puisque, dans ce cas, l’Évangéliste se sert du mot « Aussitôt après » ; comme lorsqu’il dit : « Aussitôt après ces jours d’affliction » ; mais ce mot n’a rapport qu’au temps auquel les choses prédites arriveront : c’est ainsi que nous avons vu au commencement de cet évangile, que cette expression : « En ces jours-là Jean-Baptiste vint », ne marquait pas un temps qui suivit immédiatement ce qui venait d’être rapporté, mais un autre qui n’arriva que longtemps après. C’est la coutume de l’Écriture d’user de ces manières de parler. Elle passe donc ici tout cet intervalle de temps qui doit être compris depuis la prise de Jérusalem jusqu’à la fin du monde.
« Que si quelqu’un vous dit alors : Le Christ e est ici, ou, il est là, ne le croyez point ». « Parce qu’il s’élèvera de faux christs et de « faux prophètes qui feront des prodiges et des « choses étonnantes jusqu’à séduire, s’il était « possible, les élus mêmes (24) ». « Vous voyez que je vous en avertis auparavant (25) ». Il commence à les avertir de se défier du lieu, en leur exposant les signes de son second avènement et les marques par lesquelles ils pourraient reconnaître ceux qui les voudraient tromper : « Si quelqu’un vous dit alors : Le Christ est ici, ou, il est là, ne le croyez point ». Carie second avènement du Sauveur ne sera pas, comme le premier, renfermé dans un coin du monde ou dans l’obscurité de Bethléem. II ne demeurera point inconnu aux hommes. Il sera, au contraire, si visible, qu’il n’aura besoin d’être annoncé par personne. Ce sera alors un miracle très-considérable de la part du Sauveur, de paraître de telle sorte que personne ne puisse douter que c’est lui.
Il est à remarquer que Jésus-Christ ne parle plus ici de guerre, mais de « séducteurs ». Il est vrai que ces sortes de gens ont commencé à paraître dans l’Église dès le temps même des apôtres : « Ils viendront », dit Jésus-Christ, « et en séduiront plusieurs » ; mais ceux qui précéderont le second avènement de Jésus-Christ seront beaucoup plus dangereux, puisqu’ils feront de si grands miracles qu’ils pourraient séduire les élus même, si cela était possible. Le Fils de Dieu marque ici l’Antéchrist, et montre que quelques-uns se dévoueront aveuglément à lui pour lui servir de ministres. Saint Paul, parlant de l’Antéchrist, l’appelle « un homme de péché, un enfant de perdition ». Et il ajoute ensuite : « Cet impie doit venir accompagné de la force de Satan, avec toute sorte de prodiges, de signes et de miracles trompeurs, et avec toutes les illusions qui peuvent porter à l’iniquité pour séduire ceux qui sont destinés à la perdition ».(2Thes. 2,9) Mais pesez bien, mes frères, jusqu’où doit aller la vigilance que Jésus-Christ nous oblige d’avoir sur nous-mêmes.
« Si donc on vous dit : Le voici dans le désert, ne sortez point pour y aller : Le voici dans un lieu caché de la maison, ne le croyez point (26) ». Il ne dit point : Allez-y, mais ne les croyez pas, mais n’y allez pas même, et n’y entrez point. Car ils doivent tromper beaucoup de monde, parce qu’ils feront même des miracles pour séduire plus aisément. Après avoir ainsi parlé de l’Antéchrist, et nous avoir représenté de quelle manière il viendra, et en quel lieu il sera le Sauveur commence ensuite à parler de lui-même et à nous décrire de quelle manière se fera son second avènement.
3. « Comme un éclair qui sort de l’Orient paraît tout d’un coup jusqu’à l’Occident ; ainsi paraîtra l’avènement du Fils de l’homme (27) ». Vous savez, mes frères, comment paraît un éclair. Il n’a besoin ni de précurseur ni de héraut pour annoncer sa venue il paraît en un moment à tout le monde sans qu’on en puisse douter. C’est ainsi que le Sauveur paraîtra tout d’un coup par toute la terre dans l’éclat de la gloire dont il sera accompagné il ajoute à cela un autre signe e Partout où le corps se trouvera, les « aigles s’y assembleront (28) », marquant par ce mot « d’aigles », une multitude d’anges, de martyrs et d’autres saints. Il parle ensuite de signes pleins de terreur et d’épouvante.
« Mais aussitôt après ces jours d’affliction, le soleil sera obscurci, et la lune ne communiquera plus sa lumière, les étoiles tomberont du ciel, et les vertus des cieux seront « ébranlées (29) ». Il marque qu’aussitôt « après ces jours », c’est-à-dire après les jours de l’Antéchrist et des faux prophètes, il arrivera de grandes afflictions, à cause du grand nombre des séducteurs, quoique cela ne doive pas durer longtemps. Car si la bonté de Dieu envers ses élus a abrégé la guerre des Juifs, combien doit-on plus croire qu’il ne souffrira pas que cette dernière tentation soit longue ? C’est pourquoi il dit précisément : « Aussitôt après : ces jours d’affliction, etc. » Il promet le remède presque aussitôt que le mal commence, et d’assister ses élus de son secours, lorsque de faux prophètes et de faux christs tâcheront de les tromper. Car le monde se trouvera réduit alors à d’étranges extrémités.
Mais comment lé Fils de-Dieu – fera-t-il remarquer son avènement ? Ce sera par le changement qui se fera dans toutes les créatures. Car « le soleil sera obscurci » ; non parce que sa lumière sera détruite et anéantie, mais parce qu’elle sera effacée par l’éclat encore plus grand de Jésus-Christ qui viendra juger les hommes : « Les étoiles tomberont du ciel ». Car à quel usage pourraient-elles encore servir, puisqu’il n’y aura plus de nuit ? « Les vertus du ciel seront ébranlées », et avec raison, parce qu’elles verront cette révolution générale de toute la nature. Car si lorsque les astres ont été créés, les mêmes vertus ont été frappées d’étonnement, selon cette parole de Job : « Quand les astres ont été créés, tous mes anges ont élevé leurs voix pour me louer (Job. 38,2) : elles seront alors bien plus justement surprises, lorsqu’elles verront tous ces astres éclipsés, toute la terre dans l’épouvante, tous les hommes saisis de crainte en présence de leur Juge ; tout le monde rassemblé devant ce tribunal terrible, et chaque homme en particulier depuis Adam, y rendre compte de ses actions. « Et le signe du Fils de l’homme paraîtra « alors dans le ciel (30) ». C’est-à-dire, sa croix qui paraîtra alors plus éclatante que le soleil, dont la lumière est souvent offusquée par un nuage, au lieu que celle de la croix brillera alors plus que les rayons de cet astre, sans que rien la puisse obscurcir. Mais pourquoi Jésus-Christ fera-t-il paraître alors ce signe, sinon pour confondre l’orgueil et l’insolence des Juifs, et pour rendre sa croix même la marque de sa justification et le trophée de son innocence ? Il ne se contentera pas de montrer seulement ses plaies, mais il fera voir encore ce bois sacré sur lequel on l’a fait mourir si cruellement et si honteusement, tout couvert des rayons de sa majesté et de sa gloire.
« Et alors toutes les tribus de la terre se frapperont la poitrine (30) ». Les hommes n’auront plus besoin de témoin ni d’accusateur pour les convaincre de leur crime. La seule vue de la croix les remplira de confusion. Ils « se frapperont la poitrine » parce qu’ils n’auront tiré aucun avantage d’une mort si salutaire, et qu’ils auront méprisé Celui qu’ils devaient adorer attaché à cette croix. Considérez, mes frères, de quelle manière Jésus-Christ représente la terreur de son dernier avènement, et comme pour relever le courage de ses disciples, il doit d’abord ce qui se verra de plus triste, et rapporte ensuite ce qui doit être plus consolant. Il les fait souvenir de sa passion et de sa résurrection en leur parlant de l’éclat de sa croix ; et il les encourage par ce souvenir à n’en point rougir durant cette vie, puisqu’il la fera paraître alors devant lui dans une si grande gloire, comme un signe qui marquera son prochain avènement. Un autre Évangéliste dit : « Ils verront quel est celui qu’ils ont percé ». (Jn. 19,37) C’est ce qui fera soupirer alors toutes les tribus de la terre, lorsqu’elles verront que leur Juge sera celui même qu’elles auront crucifié.
« Et ils verront le Fils de l’homme qui viendra sur les nuées du ciel avec une grande puissance et une grande gloire. Parce que le Sauveur avait parlé de sa croix, il marque ici qu’on le verra non sur la croix, « mais sur « les nuées du ciel avec une grande puissance « et une grande gloire ». Car il ne faut pas que cette « croix », qui paraîtra alors au milieu de l’air, nous fasse craindre encore quelque chose de triste pour le Sauveur, Il ne faut point douter qu’il ne paraisse alors revêtu de gloire. Il ne fera voir sa croix que pour condamner le crime de ceux qui l’y ont attaché sans être obligé de les en accuser lui-même. Il fera comme quelqu’un qui, ayant été frappé d’une pierre, porterait la pierre même, ou ferait voir ses habits ensanglantés pour prouver le mauvais traitement qu’il a souffert. Il descendra du ciel sur « une nuée » de même qu’il y est monté. « Toutes les tribus » voyant ces choses « pleureront », mais leur malheur ne se bornera pas à pleurer. Ces coupables pleureront seulement pour se condamner eux-mêmes, pour que leurs larmes témoignent de leurs, péchés.
« Mais il enverra ses anges qui feront entendre la voix éclatante de leur trompette, et qui rassembleront ses élus des quatre vents et des quatre coins du monde, depuis une extrémité du ciel jusqu’à l’autre (31) ». Lorsque vous entendez ces choses, mes frères, représentez-vous quel sera le regret de ceux qui ne seront point rassemblés avec les élus. Jésus-Christ déclare qu’ils ne seront pas seulement punis eu cette vie, mais aussi dans l’autre. Et comme il assurait auparavant qu’ils diraient « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur », il assure ici de moine qu’ils se frapperont la poitrine.
Après avoir prédit des guerres et des maux qui seraient sans nombre, il ne veut pas que l’on croie que le malheur des méchants se terminerait à cette vie. Il déclare qu’ils passeront de la terre dans les enfers, et des misères de l’une dans les supplices de l’autre. Il prédit qu’il les séparera de ses élus, qu’il les condamnera à demeurer avec les démons, « et qu’ils se frapperont la poitrine ». Et lorsqu’il menace ainsi les Juifs, il console ses disciples en leur faisant voir de combien de maux sa grâce les délivrera, et de quels biens elle les comblera un jour.
4. Mais puisque le Sauveur viendra si manifestement lui-même, pourquoi appellera-t-il ses élus par ses anges, sinon pour honorer « encore ses élus par le ministère de ces bienheureux esprits » ? Saint Paul semble être contraire à ce que dit l’Évangéliste. Car il dit que les élus « seront emportés dans les nuées ». Lorsqu’il parle de la résurrection, il dit : « Le Seigneur descendra du ciel aussitôt que le signal aura été donné par la voix de l’archange ». (1Thes. 4,16) Mais il faut répondre à cela, mes frères, que les anges d’abord rassembleront les élus, et qu’après qu’ils les auront ainsi rassemblés, ils seront emportés dans les nuées. Et tout ceci se passera en un moment. Car il n’appellera pas ses élus en demeurant lui-même au haut des cieux. Il viendra au milieu des airs au signal de la trompette. Vous me demanderez peut-être pourquoi on entendra ces « trompettes » et ces « sons » ? Ce sera pour réveiller les esprits, pour les animer et pour leur inspirer de la joie, pour imprimer la terreur de ce jugement, et pour représenter les regrets de ceux que ce Juge irrité rejettera, et qu’il bannira éternellement de son royaume.
Je ne puis, mes frères, m’empêcher de déplorer notre malheur, lorsque je pense à ce jour terrible. Au lieu que nous devrions être dans la joie quand on nous en parle, nous sommes au contraire saisis de frayeur et abattus de tristesse. Mais peut-être qu’il n’y a que moi qui me trouve dans cette disposition, et que pendant que je suis frappé de crainte vous n’avez que de la joie. Car pour moi, je vous avoue que lorsque je me retrace l’image de ce jugement futur, je suis pénétré de crainte, et que la douleur dont je suis percé me fait fondre en larmes.
Comme je n’ose espérer aucune part à ce bonheur que Jésus-Christ vient de promettre à ses apôtres, il me semble que je me vois dépeint dans ce qui est dit ensuite de ces vierges insensées et de ce méchant serviteur qui ne fit pas profiter le talent qu’il avait reçu de son maître. Ces exemples m’épouvantent et m’arrachent les larmes des yeux, lorsqu’ils me représentent dans quelle confusion nous serons alors, de quelle gloire nous serons privés, de quel bonheur nous serons exclus, non pour un temps qui ait ses bornes et ses limites, mais pour une éternité, et tout cela parce que nous n’aurons pas voulu endurer ici un peu de travail.
Si le joug que Jésus-Christ nous impose était pesant, et si sa loi était pénible, quoiqu’on dût encore s’y soumettre, les lâches néanmoins et les négligents pourraient alors se couvrir de quelque excuse apparente. Ils représenteraient la difficulté des préceptes, la longueur des travaux et la pesanteur de ce joug qu’on leur aurait imposé. Mais maintenant tous ces prétextes même nous sont ôtés. Nous n’avons point de travaux ni de peines dont nous nous puissions couvrir. C’est là sans doute, mes frères, ce qui nous sera plus insupportable que l’enfer même, lorsque nous reconnaîtrons que pour avoir voulu nous épargner un travail si léger, nous nous serons attirés une éternité de peines. Le temps de cette vie est court. Le travail n’est rien, et nous nous laissons aller au relâchement et à la mollesse. C’est sur la terre que vous combattez, et c’est dans le ciel que sera votre couronne. Ce sont les hommes qui vous affligent et qui vous outragent, et ce sera Dieu qui vous consolera et qui vous couronnera de sa gloire. Vous n’avez à courir qu’un moment, et au bout de votre carrière il vous offre un prix et un repos qui ne finira Jamais. Vous combattez dans un corps corruptible, et vous serez récompensé dans un corps incorruptible.
Mais nous devons considérer, mes frères, avec grande attention, que quelque répugnance que nous ayons à souffrir pour Jésus-Christ, nous souffrirons néanmoins beaucoup sur la terre. Refusez tant que vous voudrez de mourir pour celui qui est mort pour vous, vous n’en deviendrez pas pour cela immortels. Et quelque passionnés que vous soyez pour vos richesses, elles vous quitteront un jour malgré vous, et vous ne les emporterez pas en sortant du monde. Jésus-Christ ne vous demande que des choses que vous seriez contraints de quitter bientôt, et la mort au moins vous arrachera ce que vous aurez refusé de donner à Jésus-Christ. Je vous exhorte à prévenir cette nécessité par un renoncement volontaire, et de faire de’ bon gré ce que vous ferez enfin malgré vous.
Dieu ne vous demande qu’une chose, qu’en faisant ce que vous ferez pour l’amour de lui, vous le fassiez de bon cœur, et non par contrainte. Peut-on rien trouver de plus aisé et de plus facile ? Souffrez pour moi, nous dit-il, ce qu’il vous faudrait nécessairement souffrir, Ayez seulement cette intention, et cela me suffira. Vous voulez donner votre argent à un homme pour le faire profiter, donnez-le-moi à moi-même. Il profitera davantage et sera plus assuré. Vous voulez porter les armes pour un prince de la terre, faites la guerre sous mes étendards, et je vous récompenserai d’une gloire que tous les princes ensemble n’ont pas le pouvoir de vous donner.
Lorsque vous voulez vendre quelque chose, vous le donnez à celui qui vous en offre davantage, et vous rejetez le Fils de Dieu lorsqu’il vous offre sans comparaison plus que tout le monde ne peut vous donner. D’où vient cette aversion que vous avez pour lui ? D’où vient cette guerre que vous lui faites ? Comment vous excuserez-vous un jour de n’avoir pas préféré Dieu à un homme pour les mêmes raisons pour lesquelles vous avez coutume de préférer un homme à un homme ?
Pourquoi, vous dit-il, voulez-vous mettre en dépôt votre trésor dans la terre ? Que ne m’en rendez vous le dépositaire ? Le maître de la terre ne vous paraît-il pas plus propre pour assurer votre bien, que la terre ? La terre ne vous peut rendre que ce que vous lui avez prêté. Elle en perd même, et elle en gâte souvent quelque chose. Mais Jésus-Christ ne vous ôte rien de tout ce que vous lui avez confié. Il a pour vous une bonté infinie : Si vous voulez lui donner votre argent à usure, il est toujours prêt à l’accepter. Si vous voulez semer, vous dit-il, je vous donnerai un champ où vous recueillerez au centuple ; et si vous voulez bâtir, je vous donnerai un fonds où tous bâtirez pour l’éternité. Pourquoi voulez-vous traiter avec des hommes qui sont si pauvres, qui ne vous rendront point votre argent ou qui ne vous, le rendront qu’en partie. Traitez plutôt avec Dieu, qui s’engage à vous donner beaucoup pour peu que vous lui aurez prêté.
5. Mais rien de tout cela ne bous touche, et nous aimons mieux un commerce bas et honteux qui est pour nous une semence de procès et une source de querelles et de calomnies. N’est-il donc pas bien juste qu’il nous punisse très-sévèrement, puisque quand il nous fait de si grandes offres nous noue opiniâtrons toujours à les rejeter ? Il nous prévient et il nous dit lui-même : Je m’offre à vous pour faire ce que vous voudrez. Soit que vous désiriez d’être paré des mêmes ornements que moi, soit que vous vouliez être revêtu des mêmes armes, soit que vous souhaitiez d’être à la même table que moi, ou de marcher par le chemin où je marche, ou de régner dans la ville dont je suis moi-même l’ouvrier et l’architecte, ou de vous bâtir une maison sur un fonds qui est à moi : vous pouvez faire tout ce que vous voudrez non seulement je n’en exigerai aucune récompense de vous, mais je croirai même vous en être redevable. Que pouvez-vous trouver qui égale ma bonté ? Je suis moi seul votre père, votre nourricier et votre époux. Je suis la maison où vous habitez, la racine qui vous soutient, le fondement qui vous porte et le vêtement qui vous couvre. Je suis tout ce que vous voulez que je vous sois. Vous ne pouvez manquer avec moi d’aucune chose. Je serai même celui qui vous servira : puisque je suis venu au monde non pour y être servi, mais pour y servir les autres. Je suis votre ami, je suis la tête et le chef du corps dont vous êtes les membres ; je suis votre frère, je suis votre sœur, je suis votre mère, je suis votre tout. Ayez soin seulement de vous unir à moi très-étroitement. Je suis devenu pauvre pour vous enrichir. J’ai souffert la croix pour vous racheter. J’ai voulu mourir et être enseveli pour vous tirer de la mort et du tombeau, et après être descendu pour vous au fond des enfers, je prie maintenant mon Père pour vous au plus haut des cieux. Vous me tenez lieu de tout. Vous êtes mon frère, vous êtes mon ami, vous êtes mon cohéritier et l’un de mes membres. Que désirez-vous davantage ? Pourquoi fuyez-vous celui qui vous aime tant ? Que faites-vous dans le monde par tous vos empressements, sinon de travailler à vous rendre misérable, de verser de L’eau dans un vase percé, de tirer l’épée contre le feu et de lutter contre l’air ? Pourquoi courez-vous tant sans avoir un but où vous tendiez ? Chaque art a le sien ; mais quel est le vôtre, sinon le vide et le néant, selon la parole du Sage : « Vanité des vanités, et tout n’est que vanité ».
Allons ensemble aux tombeaux des morts. Venez me montrer votre père ou votre femme. Faites-m’y voir ceux qui étaient ici revêtus de pourpre, qui étaient superbement traînés dans des chars de triomphe, qui conduisaient les armées, qui étaient environnés de gardes et accompagnés d’une foule d’officiers ; ceux qui frappaient insolemment les uns, qui mettaient les autres en prison, qui tuaient ou sauvaient de la mort ceux qu’ils voulaient. Montrez-moi, dis-je, ces personnes. Je ne vois maintenant que des os secs et pourris, que des vers, que des araignées ; qu’un peu de poussière et de pourriture. Toutes ces grandeurs sont évanouies comme une ombre, comme un songe, comme une fable et comme un tableau, si l’on peut dire, néanmoins qu’il s’y trouve même la réalité d’une image. Et plût à Dieu que tout se terminât à ce néant. Mais si d’un côté toutes ces grandeurs, tous ces honneurs et tous ces plaisirs se sont évanouis comme une ombre, ils ont produit de l’autre une misère stable et réelle, qui subsistera éternellement. Les violences, les injustices, les impuretés, les adultères et tous les autres crimes ne se réduisent point en cendres comme nos corps. Toutes nos œuvres suivent nos âmes dans l’autre vie, et nos actions aussi bien que nos paroles y sont écrites sur la pierre et le diamant.
De quels yeux donc contemplerons-nous alors Jésus-Christ ? Si nous n’avons pas assez de hardiesse pour oser regarder notre Père, lorsque nous l’avons offensé, comment oserons-nous alors jeter les yeux sur celui qui a plus de tendresse pour nous que les pères de la terre n’en peuvent avoir pour leurs enfants ? Com ment pourrons-nous supporter ses regards lorsque nous serons au pied de son tribunal, et qu’on examinera avec tant de sévérité toutes les actions de notre vie ?
Que s’il se trouve quelqu’un, mes frères, qui ne croie point ce jugement dont Jésus-Christ nous menace, qu’il considère ce qui se passe en ce monde. Qu’il voie tant de misérables dont les uns gémissent dans les prisons, les autres sont condamnés aux métaux, les autres pourrissent sur un fumier, les autres sont tourmentés par les démons, les autres tombent dans l’égarement d’esprit, les autres souffrent des maladies incurables, les autres sont accablés de la pauvreté, les autres endurent la faim et les dernières extrémités, et les autres enfin soupirent dans une très-dure servitude. Représentez-vous, dis-je, tous ces maux, et dites-vous à vous-même que Dieu ne permettrait point que tous ces hommes souffrissent tant, s’il ne devait, punir de même ceux qui ne sont pas moins coupables qu’eux. Que si vous voyez quelquefois des méchants qui ne souffrent rien en ce monde, c’est une marque que Dieu réserve leur punition pour un autre temps. Étant juste comme il est, et le commun Seigneur de tous, il ne laisserait pas les uns, impunis pendant qu’il traite si sévèrement les autres, s’il ne leur réservait ailleurs un très-grand supplice.
Considérons donc, mes frères, ces vérités terribles. Humilions-nous profondément devant Dieu. Que ceux qui jusqu’ici n’avaient point cru le jugement à venir, commencent maintenant à le croire et à le craindre, afin que, vivant tous ici d’une manière digne du ciel, nous évitions les supplices de l’enfer et nous méritions de posséder les biens éternels, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXXVII. modifier


« COMPRENEZ CECI PAR UNE PARABOLE TIRÉE DU FIGUIER. LORSQUE SES BRANCHES SONT DÉJÀ TENDRES ET QU’IL POUSSE SES FEUILLES, VOUS SAVEZ QUE L’ÉTÉ EST PROCHE. DE MÊME LORSQUE VOUS VERREZ TOUTES CES CHOSES ARRIVER, SACREZ QUE LE FILS DE L’HOMME EST PROCHE, QU’IL EST A LA PORTE ». (CHAP. 24,32, 33, JUSQU’À LA FIN DU CHAP)

ANALYSE. modifier

  • 1. Parabole du figuier qui annonce l’été par ses feuilles qui commencent à pousser.— Qu’il ne faut pas prendre au pied de la lettre ces mots : que le Père seul connaît le dernier jour, à l’exclusion du Fils.
  • 2. Que le dernier avènement du Christ sera aussi éclatant qu’inattendu. – Puissance éphémère de l’Antéchrist.
  • 3. Pourquoi Jésus-Christ a voulu que chacun de nous ignorât sa dernière heure.— Comment il convient d’entendre en général certaines expressions de forme dubitative dont Dieu se sert dans l’Écriture.
  • 4-6. Contre les riches qui ne font point part de leurs biens aux pauvres.— Qu’ils doivent se considérer comme les dispensateurs de leurs richesses, et non comme en étant les propriétaires et les maîtres. – Que ce ne leur est pas assez de ne point voler le bien des autres ; qu’ils doivent donner du leur.— Contre dépenses de la table.— Contre ceux qui sont indifférents pour le salut de leur prochain. – Combien le soin qu’on a du salut ses frères, plaît à Dieu. – Excellente instruction aux personnes mariées pour la conduite de leurs familles.


1. Cette parole que le Fils de Dieu avait dite à ses apôtres : « Aussitôt après ces jours d’affliction », leur ayant fait désirer avec ardeur de savoir quand viendrait ce temps, et particulièrement le jour du jugement dernier, Jésus-Christ leur propose à dessein cette parabole du figuier, pour leur faire voir que le temps qui se passerait entre ces jours d’affliction e1 celui de son avènement, ne serait pas long. Il leur apprend cette vérité non seulement par la parabole qu’il leur propose, mais encore plus par ces paroles suivantes : « Sachez « qu’il est à la porte ».
Mais il faut remarquer dans cet exemple du figuier, qu’il prédit à ses élus que ce jour leur sera comme le commencement d’un printemps et d’un été spirituel qui succédera à l’hiver si pénible de ce monde, et qu’il menace au contraire les réprouvés de toutes les horreurs d’un hiver dont l’éternité malheureuse suivra la beauté si courte et si trompeuse de l’été de cette vie.
Mais le Fils de Dieu n’apporte pas cette comparaison du figuier seulement pour marquer cet intervalle qui se passerait entre les maux qu’il prédit et le jour de son jugement, il pouvait le Faire d’une autre manière. Il veut encore nous faire voir combien ce qu’il dit était véritable, en marquant qu’il arriverait aussi infailliblement que l’été arrive quand le figuier commence à fleurir. Nous l’avons déjà vu ailleurs, lorsqu’il veut nous assurer qu’une chose doit certainement arriver, il se sert toujours des comparaisons prises de la nature dont le cours est réglé par un ordre stable qui ne manque jamais. L’apôtre saint Paul a souvent imité cette conduite. Et comme Jésus-Christ en parlant de la résurrection use de cette comparaison : « Si le grain de froment ne meurt après qu’il est tombé dans terre, il demeure seul ; mais s’il meurt, il apporte beaucoup de fruits ». (Jn. 12,24) Saint Paul aussi écrivant aux Corinthiens se sert du même exemple : « Insensés que vous êtes, ce que vous semez ne reçoit point de vie s’il ne meurt ». (1Cor. 15,36) Mais pour empêcher ses disciples de lui demander quand ces choses arriveraient, il les prévient de la sorte.
« Je vous dis en vérité que cette génération ne passera point que toutes ces choses ne soient accomplies (34) ». Il rappelle dans leur mémoire tout ce qu’il vient de leur dire. Car qu’entend-il par « toutes ces choses », sinon les guerres de Jérusalem, la famine, la peste, les tremblements de terre, les faux christs et les faux prophètes, la prédication de l’Évangile dans tout le monde, les séditions, les troubles et toutes les autres choses qui doivent arriver avant que Jésus-Christ vienne juger le monde. Par « cette génération » il n’entend pas ceux qui vivaient alors, mais les fidèles qui croyaient en lui. Car on voit dans l’Écriture qu’on donne ce nom de « génération » non seulement à une certaine durée de temps, mais encore à une certaine forme de vie. C’est en ce sens qu’il est dit : « C’est là la génération de ceux qui cherchent le Seigneur ». (Ps. 14,7) Comme donc Jésus-Christ avait dit auparavant : « Il faut que tout cela arrive, et néanmoins cet Évangile sera prêché partout », il confirme encore cela par ce qu’il dit maintenant, savoir que toutes ces choses arriveront, et que néanmoins « la génération » de ses fidèles ne passera pas, parce qu’elle ne pourra être ébranlée par aucun des maux qu’il a prédits. Jérusalem sera ruinée de fond en comble, presque toute la nation des Juifs sera éteinte ; mais rien ne pourra nuire aux élus. Ni la faim, ni la peste, ni les tremblements de terre, ni le trouble et les mouvements de la guerre, ni les faux christs, ni les faux prophètes, ni les séducteurs, ni les trompeurs, ni les personnes scandaleuses, ni les faux frères, ni aucun autre mal semblable ne pourra les surmonter. Et pour les encourager encore davantage, il ajoute : « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront point (35) ». Quelque solidité qui paraisse dans ces éléments, ils seront plutôt détruits que mes paroles ne passeront. Si quelqu’un, unes frères, ne croit pas cette parole du Sauveur, qu’il considère tout le reste de ce qu’il a dit, et s’il le trouve véritable, qu’il juge de l’avenir par le passé. Qu’il examine ce que Jésus-Christ a prédit, et l’événement des moindres circonstances qu’il a marquées l’assurera de la vérité de cette dernière prédiction.
Il nomme particulièrement « le ciel et la terre » pour marquer que son Église serait plus stable que ces deux éléments, et pour montrer en même temps qu’il était le créateur de l’univers. Comme il parlait si affirmativement de la consommation de toutes choses, et qu’il était assez difficile de croire ces prophéties, il rappelle à la pensée de ses disciples le ciel et la terre, afin que se souvenant de la puissance infinie avec laquelle il les avait créés autrefois, ils fussent plus aisément persuadés de la vérité de ses paroles. « Or, nul autre que mon Père ne sait ce jour et cette heure, pas même les anges du ciel (36) ». Il ajoute à dessein que les anges ne savaient rien de ce jour, afin d’ôter à ses disciples le désir d’apprendre une chose que les anges même ne savaient pas ; mais en disant que le Fils même ne le savait pas, non seulement, il leur ôte le désir de le connaître, mais la volonté même de s’en informer. Et pour confirmer ce que je dis, il ne faut que considérer ce qu’il dit à ses disciples après sa résurrection, et de quelle manière il arrête leur curiosité lorsqu’ils s’informaient trop curieusement de l’avenir. Car il prédit ici beaucoup de signes ; mais il leur dit alors clairement : « Ce n’est pas à vous à savoir les temps et les « moments ». (Act. 1,7). Et pour qu’ils ne regardent point ce refus comme une marque de mépris, et qu’ils ne s’imaginent pas que le Sauveur les jugeait indignes de cette connaissance, il ajoute aussitôt : « Que le Père a mis dans sa puissance ». Car il a toujours au contraire témoigné avec grand soin à ses apôtres qu’il les traitait avec honneur, et qu’il ne leur voulait rien cacher. C’est pourquoi il attribue cette connaissance au « Père », et il la fait passer dans leur esprit pour une chose trop élevée au-dessus d’eux.
Si cela n’était de la sorte, et si ce que Jésus-Christ dit eût été vrai à la lettre, que le Fils de l’homme ne connaissait pas ce jour ; quand commencerait-il à le connaître ? Ne sera-ce que lorsque nous le connaîtrons nous-mêmes ? Qui oserait prononcer ce blasphème ? Le Fils connaît le Père, il le connaît aussi clairement et aussi distinctement qu’il est lui-même connu du Père, et il pourrait ignorer ce jour ? L’Esprit de Dieu peut pénétrer les plus grands secrets de Dieu, et le Fils de Dieu ne pourrait connaître le jour de ce jugement dernier ? Il sait quel jugement il doit porter de tous les hommes, il peut découvrir ce qu’il y a de plus caché dans les cœurs, et il ne saurait pas le jour auquel il les doit juger ? Comment ce jour pourrait-il être inconnu à celui « par qui tout a été fait et sans qui rien n’a été fait » ? Celui qui a fait les siècles n’a-t-il pas aussi créé les temps, et celui qui a créé les temps n’a-t-il pas aussi fait ce jour qui en fait une partie ? Comment pourrait-il ignorer ce qu’il a fait lui-même ?
2. Quoique vous ne soyez qu’un homme et qu’un peu de poudre, vous osez dire néanmoins que vous connaissez l’essence divine, et vous niez que Jésus-Christ connaisse quand le jour du jugement arrivera, lui qui est le Fils du Père éternel et qui demeure éternellement dans : son sein ? L’une de ces connaissances n’est-elle pas infiniment élevée au-dessus de l’autre ? Comment donc vous en attribuez-vous une qui est si excellente, lorsque vous en refuser une beaucoup moindre au Fils de Dieu, « en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science » ? Mais quoique fous croyiez connaître l’essence de Dieu ; je vous soutiens néanmoins que vous ne la connaissez pas, au lieu que le Fils de Dieu ne peut ignorer ce jour, et qu’il le connaît très-distinctement.
Après donc que Jésus-Christ nous a marqué tout ce qui doit précéder ce jour, et qu’il nous a montré ces temps comme tout proches, jusqu’à dire « qu’il était déjà aux portes », il ne veut pas nous déclarer le moment précis auquel arrivera ce jour, pour arrêter notre curiosité. Il semble qu’il nous dise : Si vous êtes assez curieux pour désirer de savoir quand viendra ce jour, je vous déclare par avance que je ne vous le dirai pas ; mais si vous ne me demandez que les signes qui le préviendront, je ne vous les célerai pas, et je vous les marquerai même dans toutes leurs circonstances. Je vous ai assez fait voir que ce jour ne m’était pas inconnu. Je vous ai assez marqué les temps et particularisé les choses qui arriveront alors. Je vous ai laissé concevoir par la parabole du figuier, combien il y aurait d’intervalle depuis ce temps que je vous marque jusqu’à ce dernier des jours. Enfin, je vous ai conduits jusqu’aux portes, et si je ne veux pas vous les ouvrir, c’est pour votre bien. Mais pour leur donner encore une autre preuve que ce n’est point par ignorance qu’il refuse de leur déclarer ce jour, il ajouta encore un autre signe à celui qu’il vient de dire. « Comme un peu avant le déluge les hommes mangeaient et buvaient, épousaient des femmes, et mariaient leurs filles jusqu’au jour où Noé entra dans l’arche (38). Et qu’ils n’eurent aucune connaissance du déluge jusqu’à ce qu’il fut arrivé, et qu’il eut emporté tout le monde, il en sera de même à l’avènement du Fils de l’homme (39) ». Il témoigne, par ces paroles, que, lorsqu’il viendra, il surprendra les hommes dans leurs plaisirs, et qu’ils ne s’attendront point à le voir. Saint Paul dit la même chose : « Lorsqu’ils se diront : Nous sommes en paix et en sûreté, ils seront surpris tout d’un coup par une ruine soudaine (1Thes. 5,3) » ; et pour montrer encore mieux combien cette ruine serait inespérée, l’Apôtre ajoute : « Comme une femme grosse est surprise par les douleurs de l’enfantement ». Mais comment peut-on allier ces deux choses si contraires, et comment Jésus-Christ dit-il : « Aussitôt après ces jours d’affliction », puisque saint Paul, au contraire, dit que ce seront des jours de divertissements et de réjouissance ! Comment peut-on accorder la paix et la sûreté avec les afflictions et les maux ? Je réponds que les insensés regarderont ces temps comme des temps de paix et de toutes sortes de biens. C’est pourquoi saint Paul ne dit pas : « Lorsqu’ils seront en paix et en sûreté », mais « lorsqu’ils diront : Nous sommes en paix et en sûreté », se servant à dessein de cette expression pour nous marquer leur insensibilité, qui sera semblable à celle des hommes qui vivaient du temps de Noé, lesquels ne laissaient pas de passer leur vie dans les délices, quoique menacés de tant de maux. Mais les justes n’auront rien de cette dureté si insensible et de cette étrange frénésie, puisqu’ils passeront alors toute leur vie dans la douleur et dans l’amertume.
Jésus-Christ nous apprend ici que lorsque l’Antéchrist viendra, les pécheurs et tous ceux qui auront désespéré de leur saint, s’abandonner6nt à toutes sortes de plaisirs. Tout le monde sera plongé dans le luxe, dans les festins et la bonne chère. Et il cite un exemple qui a beaucoup rapport au sujet. Comme au temps de Noé, la vue même de l’arche qu’on bâtissait ne pouvait persuader les hommes que le déluge arriverait, et qu’ils ne laissaient pas de vivre toujours dans les délices, comme si Dieu ne les eût point menacés ; de même lorsque l’Antéchrist viendra, et qu’il traînera avec lui l’horreur et l’effroi par une infinité de maux dont sa venue sera accompagnée, les hommes néanmoins n’en auront aucune crainte. Ils vivront dans une entière assurance, parce qu’ils seront possédés de leurs plaisirs comme d’une ivresse profonde qui leur ôtera tout le sentiment et toute l’appréhension de l’avenir. C’est ce qui fait dire à saint Paul que les hommes seront aussi surpris de ces malheurs, « que l’est une femme grosse par les douleurs de l’enfantement ».
Mais pourquoi Jésus-Christ ne rapporte-t-il pas plutôt l’exemple des Sodomites que celui de Noé ? C’est parce qu’il aimait mieux rapporter l’exemple d’un malheur général et universel, afin que les cœurs les plus endurcis et les plus incrédules en fussent étonnés, et qu’ils jugeassent par le passé de ce qu’ils devaient craindre pour l’avenir il marque aussi, en rapportant cet exemple, qu’il est l’auteur de l’Ancien Testament et qu’il a fait tout ce qui est écrit, et il dit ensuite des choses qui font assez voir qu’il n’ignore pas quand viendrait ce jour.
« Alors de deux qui seront dans un champ, l’un sera pris et l’autre laissé (40). De deux femmes qui moudront dans un moulin, l’une sera prise et l’autre laissée (41) ».
Toutes ces circonstances, comme j’ai dit, font voir que Jésus-Christ n’ignorait pas quand viendrait le jour dont il parle, mais qu’il veut ôter aux apôtres le désir de s’en informer. Il connaît ce temps puisqu’il le compare aux jours de Noé ; il le connaît puisqu’il dit « que de deux qui seront dans la campagne, l’un sera pris et l’autre laissé » ; montrant en outre par ces paroles qu’il surprendrait indubitablement le monde ; et qu’il viendrait lorsque tous les hommes seraient dans la paix et dans le repos. Il dit aussi qu’il y en aurait deux dans « le moulin », pour montrer encore le peu de crainte qu’on aurait de son dernier avènement. Enfin, il fait voir, par ces divers exemples-, qu’il prendra et qu’il laissera indifféremment les esclaves et les maîtres : ceux qui vivent dans une pleine paix, ou dans le travail ; ceux qui sont dans les dignités ou dans les emplois les plus vils ; et comme il est dit dans l’Ancien Testament : « depuis celui qui est assis sur le trône jusqu’à la dernière esclave qui travaille dans un moulin ». (Ex. 11,15)
Comme Jésus-Christ avait déjà marqué avec quelle difficulté les riches se sauveraient, il montre au contraire ici qu’ils ne périraient pas tous, et que les pauvres ne seraient pas tous sauvés. Il assure qu’il s’en sauverait et qu’il en périrait de part et d’autre. Je crois qu’on peut encore conclure des paroles de Jésus-Christ qu’il viendra durant la nuit, et il semble que saint Luc autorise ce sentiment : « Je vous dis qu’en cette nuit », dit cet Évangéliste, « deux seront dans le lit, et que l’un sera pris et l’autre laissé » (Lc. 17,35) Tout ceci, mes frères, ne fait-il pas voir combien Jésus-Christ pénétrait dans l’avenir ? Enfin, pour prévenir toutes les questions-superflues de ses disciples, il dit : « Veillez donc parce que vous ne savez pas à quelle heure votre Seigneur doit venir (42) ». Il ne dit pas qu’il ne le sait point, mais que ses apôtres ne le savent pas : « Vous ne savez pas à quelle heure votre Seigneur doit venir ». Après les avoir insensiblement conduits jusqu’à l’heure et comme au moment auquel son avènement doit arriver, et qu’il leur en a parlé avec tant d’étendue, il quitte aussitôt ce sujet, et il les entretient d’autres choses, afin qu’ils se préparent et qu’ils s’encouragent au combat. « Veillez », leur dit-il, leur montrant que ce n’est que pour ce sujet qu’il leur cèle ce jour dont il leur parle.
3. « Car sachez que si le père de famille était averti à quelle heure le voleur doit venir, il est certain qu’il veillerait, et qu’il ne laisserait pas percer sa maison (43). Vous donc aussi soyez toujours prêts, parce que le Fils de l’homme viendra à l’heure que vous ne pensez pas (44) ». C’est donc pour cela même qu’il les avertit de veiller et de se tenir toujours prêts, « parce qu’il viendra à l’heure qu’on ne l’attendra pas », afin qu’étant toujours comme en suspens et dans l’attente de ce jour, ils s’appliquent à la pratique des vertus. Il semble qu’il leur dise : Si les hommes savaient précisément le jour de leur mort, ils s’y prépareraient sans doute avec grand soin, mais pour les tenir continuellement dans une appréhension qui leur est si utile, je ne veux point les avertir de ce jour, afin qu’en l’attendant à toute heure, ils soient dans une perpétuelle vigilance. Il s’appelle ici « Maître » et « Seigneur », aussi visiblement qu’en aucun autre endroit de l’Évangile. Ce qu’il fait, à ce qu’il me semble, pour confondre notre lâcheté et notre extrême indifférence. Les hommes du monde, leur dit-il, sont plus vigilants pour garder leur or, que vous ne l’êtes pour travailler à votre salut. Ils sont sur leurs gardes contre les voleurs et veillent pour n’être pas pillés ; et vous, lorsque vous êtes assurés que votre Seigneur même doit venir, vous ne pouvez veiller pour l’attendre, afin de n’être pas surpris lorsqu’il viendra et qu’il vous fera paraître en sa présence. Pourquoi un père de famille, qui est averti que les voleurs veulent le surprendre, veille-t-il pour se défendre de leurs efforts, et que vous, qui êtes avertis aussi par moi-même que je dois venir, vous ne veillez pas afin que je ne puisse vous surprendre ? Ce sommeil alors sera mortel, et tous ceux qui sont dans l’assoupissement tomberont indubitablement dans les maux que je vous prédis.
Après avoir parlé avec beaucoup d’étendue du jugement à venir, il adresse maintenant la parole aux docteurs et aux pasteurs de l’Église, et il leur marque quels supplices ils doivent craindre, ou quelle récompense ils doivent attendre. Il parle premièrement des bons, et il finit son discours en menaçant les méchants. « Qui est le serviteur fidèle et prudent que son maître a établi sur tous ses serviteurs, afin qu’il leur distribue la nourriture au temps qu’il faut (45) ? Heureux ce serviteur si son maître à son arrivée le trouve agissant ainsi (46) » Croyez-vous, mes frères, qu’en parlant ainsi : « Qui est le serviteur » ? Jésus-Christ ignore en effet quel il est ? Tout à l’heure en entendant cette parole : « Nul ne le sait », pas même le Fils, vous prétendiez pouvoir conclure que le Fils de Dieu ignorait littéralement le dernier jour du monde ; de cette parole-ci : « Qui est n le serviteur, on pourrait tout aussi bien conclure que Jésus-Christ ignore quel est le bon serviteur. Direz-vous donc aussi que Jésus-Christ ne connaît pas qui est le serviteur prudent et fidèle ? Je ne crois pas qu’il y ait personne d’assez déraisonnable pour oser le dire. On pouvait au moins se couvrir de quelque prétexte dans cette autre parole, mais dans celle-ci on ne le peut plus. Quoi donc ! lorsque Jésus-Christ demandait à saint Pierre : « Pierre, m’aimez-vous {Jn. 21,15) » ? ignorait-il en effet que cet apôtre l’aimait ? Ou lorsqu’il disait de Lazare : « Où l’avez-vous mis (Id. 11,34) » ? ne savait-il pas le lieu dans lequel on l’avait enseveli ? Ne voit-on pas que le Père même parle aussi de cette manière ? N’est-ce pas lui qui disait à Adam : « Adam, où Êtes-vous » (Gen. 3,9) Et ailleurs : « Le cri de Sodome et de Gomorrhe s’est multiplié devant moi. Je descendrai donc pour voir s’ils agissent en effet selon le cri qui vient à moi, ou si cela n’est pas, afin que je le sache », (Gen. 18,20) Et ailleurs : Peut-être qu’ils m’écouteront, peut-être qu’ils deviendront sages » ? (Ez. 24,6) Et dans l’Évangile : « Peut-être qu’ils auront quelque respect pour mon Fils ». (Lc. 20,13)
Quoique toutes ces expressions semblent témoigner quelque ignorance, néanmoins, lorsque Dieu s’en sert, ce n’est pas qu’il manque quelque chose à sa lumière, mais seulement qu’il descend jusqu’à nous et qu’il s’accommode à notre faiblesse. Ainsi, lorsqu’il demandait à Adam où il était, c’était pour lui faire connaître à lui-même ce dérèglement de son cœur, qui le porta à excuser plutôt son péché qu’à le réparer. Lorsqu’il témoigne vouloir s’informer plus exactement du péché des Sodomites, c’est pour nous apprendre à ne point précipiter nos jugements, et à ne rien affirmer dont nous ne soyons très assurés. Lorsqu’il parle ainsi par Ézéchiel comme quelqu’un qui doute : « s’ils écoutent, s’ils deviennent sages », c’est pour empêcher qu’une prophétie plus claire, et qu’une assurance entière qu’ils ne l’écouteraient pas, ne fût à des âmes faibles comme un prétexte et une occasion de désobéissance, en croyant qu’après cet oracle de Dieu la désobéissance était devenue nécessaire et inévitable. Ainsi, cette parole de l’Évangile : « Peut-être qu’ils auront quelque respect pour mon Fils », n’est dite que pour témoigner à ses serviteurs ingrats qu’ils devaient au moins respecter ce Fils. Ce qu’il dit de même en ces deux endroits : « qu’il ne connaît pas ce jour », et « qui est le serviteur fidèle » ; il ne le dit que pour empêcher d’un côté ses disciples de s’informer de ce jour, et que pour montrer de l’autre que « ce serviteur fidèle » était quelque chose d’extrêmement rare, et d’infiniment précieux.
Et jugez, mes frères, quelle ignorance ces paroles supposeraient dans le Fils de Dieu, si on les prenait à la lettre ; puisqu’il ignorerait même celui qu’il « établirait sur toute sa famille ». Il appelle ce serviteur « heureux », et il ne saurait pas quel il est ? « Qui est », dit-il, « ce serviteur que le maître établira sur sa maison ? Heureux le serviteur que son maître à son arrivée trouvera agissant de la sorte ». Cette « fidélité » dont Jésus-Christ parle ici ; ne regarde pas seulement celle qu’on doit apporter dans la dispensation de l’argent ; mais encore celle qu’on doit garder dans la dispensation de la parole, de la puissance des miracles et de tous les autres dons qu’on aurait reçu de Dieu.
On peut appliquer cette parabole aux princes et à tous ceux qui gouvernent les États. Car elle leur apprend à tous à contribuer au bien public autant qu’ils le peuvent, soit par leur sagesse, soit par leur autorité, soit par leurs richesses, soit par tous les autres avantages qu’ils possèdent, et non pas à en abuser pour perdre leurs sujets et pour se perdre eux-mêmes.
Jésus-Christ demande deux conditions principales et essentielles dans ce serviteur : la « fidélité » et la « prudence », car tout péché vient de quelque principe d’imprudence et de folie. Il l’appelle « fidèle », parce qu’il ne s’attribue rien de tout ce qui appartient à son maître, et qu’il ne dissipe point indiscrètement son bien. Et il l’appelle « prudent », parce qu’il sait dispenser à propos ce qu’on lui a confié. Nous avons nécessairement besoin de ces deux qualités pour être de bons serviteurs : l’une, de ne point usurper ce qui est à notre maître, et l’autre, de dispenser sagement tout ce qu’il nous donne comme en dépôt. Si l’une de ces deux qualités nous manque, le défaut de l’une rend l’autre imparfaite. Car si la fidélité de ce serviteur se bornait à ne rien voler, et qu’il consumât cependant le bien de son maître dans des dépenses inutiles, il serait sans doute très-coupable. Que si, au contraire, il ménageait cet argent, mais seulement à son avantage, et pour son propre intérêt, il mériterait encore d’être condamné.
Écoutez donc ceci, vous tous qui êtes riches. Cette parabole ne regarde pas seulement les pasteurs et les docteurs de l’Église. Elle regarde aussi les riches du monde, puisque c’est entre les mains de ces deux sortes de personnes que Dieu met en dépôt toutes ses richesses, Il donne aux premiers celles qui sont les plus importantes, et il en donne d’autres aux derniers, qui, quoique moindres, ne laissent pas d’être encore fort considérables. Si donc, lorsque les pasteurs de l’Église vous dispensent avec une sage libéralité les richesses si précieuses de leur maître, vous ne témoignez cependant de votre côté dans l’administration d’autres richesses moins considérables que de l’ingratitude, en usant si mal d’un bien qui proprement n’est pas à vous, mais à votre maître, quelle excuse aurez-vous, lorsqu’il vous reprochera une infidélité si honteuse ?
Mais avant que de parler de la punition que doit attendre ce serviteur ingrat et infidèle, parlons de la récompense de celui que son maître trouve dans le devoir, et qu’il honore de ses louanges.
« Je vous dis en vérité qu’il lui donnera la charge de tous ses biens (47) ». Quelle plus grande gloire, mes frères, pouvons-nous nous figurer, et qui pourrait assez exprimer le bonheur de ce serviteur qui sera établi de Dieu même, le Créateur de toutes choses, et à qui tout obéit, « sur tous les biens qu’il possède » ? C’est avec grande raison que Jésus-Christ appelle ce serviteur « prudent », parce qu’il a su qu’il ne devait pas perdre de si grands avantages en voulant s’en conserver de petits ; et parce qu’en vivant parmi les hommes avec une modération si sage, il a mérité de gagner le ciel. Jésus-Christ agit ensuite selon sa coutume, et après avoir encouragé ses disciples par la récompense qu’il promet aux bons, il les excite encore par la punition dont il menace les méchants.
4. « Mais si ce serviteur, méchant au contraire, dit en son cœur : Mon maître n’est pas près de venir (48). Et qu’il commence à battre ses compagnons, et à manger et à boire avec des ivrognes (49). Le maître de ce serviteur viendra au jour où il ne l’attend pas, et à l’heure qu’il ne sait pas (50). Et il le séparera et lui donnera pour partage d’être puni avec les hypocrites : C’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents (54) ». Si quelqu’un voulait ici rejeter sur Dieu la faute de ce serviteur, et dire que cette pensée ne lui est venue que parce qu’il ignorait le jour et l’heure où son maître devait venir : Nous lui répondrons au contraire qu’il tombe dans ce désordre, non parce qu’il ne connaissait pas ce jour, mais parce qu’il se servait de cette ignorance pour satisfaire sa passion et sa malice. Car pourquoi la même pensée ne venait-elle pas au serviteur « prudent » et « fidèle » ? C’est donc à vous que je m’adresse, ô homme coupable, ô serviteur ingrat et méchant ! Qu’importe que votre maître ne soit pas près devenir ? Pourquoi vous imaginez-vous même qu’il ne viendra point ? Et puisqu’il est certain qu’il doit venir, pourquoi ne vous préparez-vous pas à le recevoir ?
Aussi nous voyons dans son malheur, qui suit sa faute de bien près, que ce n’est point le Seigneur qui est lent à venir, et que cette longueur n’est que dans l’imagination de ce serviteur infidèle. Saint Paul nous montre clairement que le Seigneur ne sera pas longtemps à venir, lorsqu’il dit : « Le Seigneur est proche, ne vous mettez en peine de rien ». Et : « Celui qui viendra, viendra, et il ne différera pas ». (Phil. 4,5) Mais écoutez ce qui suit, et remarquez avec quel soin Jésus-Christ rappelle à la mémoire de ses disciples ce jour qui leur est inconnu, témoignant ainsi que ce souvenir leur était très-avantageux, et qu’il était capable de les réveiller de leur assoupissement. Et on ne doit point s’arrêter à considérer si plusieurs n’ont retiré aucun avantage de ces pensées si salutaires, puisque bien d’autres considérations qui servent beaucoup à plusieurs, leur sont devenues entièrement inutiles. Dieu fait toujours ce qu’il doit, quoique nous ne fassions pas ce que nous devons.
Qu’ajoute donc Jésus-Christ dans la suite ? « Il viendra au jour qu’il ne l’attend pas, et à l’heure qu’il ne sait pas » ; et il lui fera souffrir ce qu’il mérite. Considérez combien de fois Jésus-Christ représente l’incertitude et l’ignorance de ce jour ; pour faire mieux comprendre à ses disciples l’utilité qu’ils devaient retirer de ce secret, et pour les tenir toujours dans la crainte. Car il paraît que le but principal de Jésus-Christ est de nous tenir toujours dans la vigilance ; et comme les prospérités nous relâchent, et que les afflictions nous réveillent, il prédit toujours qu’il viendrait lorsque tout serait dans le calme et dans la paix. Il a exprimé cette vérité en rapportant l’exemple du temps de Noé, auquel il compare le temps de son dernier avènement, et il la confirme encore ici en assurant qu’aussitôt que ce serviteur s’abandonnera à la débauche et aux excès du vin, il tombera dans un malheur irréparable.
Mais ne nous arrêtons point, mes frères, à considérer seulement la peine dont Dieu punit ce serviteur infidèle. Rentrons plutôt en nous-mêmes pour voir si nous ne sommes point en danger de tomber dans ce malheur. Car je ne fais point de distinction entre ce méchant serviteur et ceux qui, étant riches, ne font point part de leurs-biens aux pauvres. Vous n’êtes pas plus maître de votre argent que celui qui dispense les biens de l’Église. Vous n’en êtes que le dispensateur. Et comme il n’est pas permis à l’économe et au dispensateur de ces biens sacrés, de prodiguer ce que vous avez donné pour les pauvres, ou de les détourner pour d’autres usages que ceux auxquels ils ont été destinés, il ne vous est pas permis de même d’abuser indiscrètement de vos richesses. A la vérité, vous avez reçu votre bien de la succession de votre père ; vous êtes entré légitimement dans l’héritage de votre famille, tout ce que vous avez vous appartient, mais tout cela néanmoins est avant tout la propriété de Dieu. Si donc vous voulez vous-même que l’argent que vous donnez soit dispensé avec tant de soin, croyez-vous que Dieu n’exige pas de vous autant de fidélité que vous en exigez des hommes, et qu’il ne veuille pas au contraire que vous soyez encore plus exact ? Croyez-vous qu’il permette que vous dissipiez ces biens qu’il vous a donnés ? Il a voulu vous rendre le dépositaire de grandes richesses, afin que vous en fassiez part charitablement aux pauvres selon leurs besoins. Comme donc vous donnez de l’argent à un autre homme, afin qu’il le dépense avec sagesse, Dieu de même vous en a donné afin que vous le distribuiez avec discrétion. Quoiqu’il pût vous l’ôter, il a mieux aimé vous le laisser, afin que vous eussiez toujours des occasions de pratiquer cette vertu ; en rendant ainsi tous les hommes dépendants les uns des autres, il a voulu les lier ensemble par une charité très-étroite.
5. Cependant, bien loin de donner de vos biens aux autres selon le dessein de Dieu, vous les frappez même et vous les traitez avec rigueur. Si c’est un crime que de ne les pas secourir, quel crime sera-ce que de les outrager ? C’est pourquoi il me semble que Jésus-Christ s’élève ici contre ceux qui traitent injurieusement leurs frères, et qui leur ravissent leur bien ; il leur reproche leur cruauté lorsqu’ils s’emportent contre ceux qu’ils devraient assister, et pour qui ils devraient n’avoir que de la tendresse.
Vous avez vu aussi comment Jésus-Christ censure ceux qui se plongent dans les débauches et dans l’excès des festins. « Il mange », dit-il, « et il boit avec des ivrognes » ; il parle ainsi de l’intempérance qui doit être un jour effroyablement punie. Serviteur ingrat, vous dit-il, vous n’avez pas reçu ces biens pour les consumer dans vos excès, mais pour les distribuer en faisant l’aumône. Le bien que vous avez n’est pas à vous. C’est le bien des pauvres qui vous a été confié, quoique vous l’ayez reçu de la succession de vos pères, ou que vous l’ayez acquis par de très-justes travaux. Dieu pouvait vous ôter cet argent avec justice. Cependant il ne le fait pas pour vous rendre comme le maître de la charité que vous voulez exercer envers les pauvres.
Considérez, mes frères, combien Jésus-Christ témoigne dans toutes ses paraboles que seront punis ceux qui n’auront pas usé légitimement de leurs biens. Car on voit que les vierges folles, dont il parle ensuite, ne ravirent point le bien des autres, mais seulement qu’elles ne donnèrent point du leur à ceux qui en avaient besoin. Celui dont il parle après, qui cacha le talent de son maître, ne déroba le bien de personne. Il fut condamné néanmoins. Tout son mal fut qu’il n’avait pas fait profiter celui de son maître. Ainsi, ceux qui verront le pauvre sans le soulager seront punis de Dieu, non comme des voleurs, mais comme des personnes dures et impitoyables qui auront laissé périr leurs frères sans leur faire part du bien qu’elles avaient.
Écoutez ceci, vous tous qui aimez les festins, et qui consumez dans ces malheureuses dépenses l’argent qui est plus aux pauvres qu’il n’est à vous. Ne croyez pas que ces biens vous appartiennent en propre, quoique Dieu soit si bon qu’il vous exhorte à les donner, comme s’ils étaient effectivement à vous. Il vous les a prêtés pour vous donner un moyen de mieux pratiquer la vertu et de devenir plus justes. Ne regardez donc plus comme étant à vous ces biens que vous possédez. Donnez à Dieu ce qui est à Dieu. Si vous aviez prêté une grande somme à un homme afin qu’il s’en servît pour gagner quelque chose, dirait-on que cet argent serait à lui ? C’est ainsi que Dieu vous a donné votre bien, afin que vous vous en serviez pour gagner le ciel. N’employez donc pas, pour vous perdre, ce que vous avez reçu pour vous sauver ; et ne ruinez pas les desseins de la bonté de Dieu sur vous par un excès de malice et d’ingratitude. Considérez combien il est avantageux à l’homme, après le baptême, de trouver dans l’aumône un autre moyen pour obtenir de Dieu le pardon de ses offenses. Si Dieu ne nous avait donné ce moyen pour effacer nos péchés, combien diraient Oh ! que nous serions heureux si nous pouvions, par nos richesses, nous délivrer des maux à venir ! Que nous donnerions de bon cœur tout notre bien pour nous mettre à couvert de la peine que nos offenses ont si justement méritée ! Mais parce que Dieu nous a accordé de lui-même ce que nous aurions si fort désiré de lui, si sa bonté ne nous avait prévenus, nous négligeons de nous prévaloir de cet avantage, et de nous servir d’un si grand remède. Vous me répondez que vous donnez l’aumône. Mais que donnez-vous ? Avez-vous jamais autant donné que cette pauvre femme de l’Évangile qui donna deux oboles ? Elle donna à Dieu tout ce qu’elle avait, et vous ne lui donnez rien de tout ce que vous ayez, mais vous le prodiguez en des dépenses criminelles. Tout votre bien s’en va en luxe et en festins. Vous traitez aujourd’hui, et on vous traite demain. Vous vous ruinez, et vous apprenez aux autres à se ruiner. Et ainsi vous êtes doublement coupables, et du crime que vous commettez, et de celui que vous leur faites commettre.
Remarquez ce que Jésus-Christ condamne en ce méchant serviteur « Il boit », dit-il, « et il mange avec les ivrognes ». Dieu punit non seulement « les ivrognes », mais ceux même qui leur tiennent compagnie. Et c’est certainement avec une grande justice, puisqu’en se corrompant eux-mêmes, ils corrompent aussi leurs frères. Rien n’irrite Dieu davantage que cette indifférence avec laquelle on voit périr son prochain sans s’en mettre en peine. Et Jésus-Christ voulant marquer ici quelle est sa colère contre ce serviteur qui avait blessé la charité de la sorte, dit : « qu’il sera séparé et mis au rang des hypocrites ». Il a déclaré aussi dans l’Évangile que l’aumône et la charité seraient la marque éternelle par laquelle on reconnaîtrait ses disciples, parce qu’il faut nécessairement que celui qui a de l’amour, soit sensible à tout ce qui regarde le bien de celui qu’il aime.
Suivons, mes frères, cette voie de la charité, puisque c’est elle principalement qui nous conduit dans le ciel, qui rend les Chrétiens de parfaits imitateurs de leur maître, et qui fait que les hommes deviennent semblables à Dieu autant qu’ils le peuvent être en cette vie. Aussi tout le monde sait que les vertus qui approchent de plus près de celle-ci, et qui lui sont le plus étroitement unies, sont celles qui nous sont le plus nécessaires. Nous approfondirons aujourd’hui cette matière, et nous écouterons ce que Dieu même nous en a dit.
Je suppose donc qu’il y a deux voies pour bien vivre : que dans l’une on ne travaille que pour soi, et que dans l’autre, au contraire, on s’intéresse pour son prochain. Voyons laquelle de ces deux voies nous relève davantage devant Dieu et nous conduit à une plus haute vertu. Ne voyons-nous pas que saint Paul blâme souvent celui qui ne pense qu’à soi, et qu’il loue au contraire celui qui travaille pour son prochain ? « Que personne », dit cet apôtre, « ne cherche ses intérêts, mais que chacun cherche les intérêts de ses frères (1Cor. 10,24) », s’efforçant ainsi de bannir de soi cet amour-propre, et d’introduire à sa place une charité catholique et universelle. Il dit ailleurs : « Que chacun de nous tâche de plaire à son prochain dans ce qui est bon et qui le peut édifier ». Et il ajoute à cette pratique une louange incomparable : « Car Jésus-Christ ne s’est pas plu à lui-même. » (Rom. 15,2)
Pouvons-nous douter après cela lequel des deux saint Paul approuve le plus ? Mais pour le faire encore mieux voir, considérons les vertus qui tic sont avantageuses qu’à celui qui les pratique, et celles qui se répandent encore sur les autres. Nous reconnaîtrons que les jeûnes, par exemple, les austérités du corps, le célibat, la vie réglée, sobre et tempérante, sont des vertus qui certainement servent à celui qui les possède ; mais que ces autres qui se communiquent au prochain, sont beaucoup plus relevées, comme l’aumône, la doctrine et la charité, dont saint Paul dit : « Quand je distribuerais tout mon bien pour la nourriture des pauvres, et que j’abandonnerais mon corps aux flammes, si je n’avais la charité, tout cela ne me servirait de rien ». (1Cor. 13,3)
6. Voyez-vous la charité louée et couronnée pour elle-même. Mais examinons encore ce sujet. Qu’un homme jeûne, qu’il soit tempérant, qu’il soit martyr même, et qu’il brûle dans les feux ; et qu’un autre diffère ou évite même tout à fait de souffrir le martyre, parce qu’il aime ses frères, et qu’il s’efforce de les servir et de les édifier, lequel des deux sera le plus grand après sa mort ? Il n’y a pas à délibérer longtemps sur ce point, puisque saint Paul dit clairement : « Je souhaite de mourir et d’être avec Jésus-Christ ; car c’est ce qui m’est le plus avantageux, mais il est encore nécessaire à cause de vous, que je demeure en ce monde ». (Phil. 1,23) Ainsi, il préfère l’édification du prochain au bonheur d’être uni à Jésus-Christ dans le ciel. Car le meilleur moyen d’être bien uni à Jésus-Christ, c’est de faire ce qu’il nous commande ; et son grand commandement c’est celui par-lequel il nous ordonne de nous aimer les uns les autres.
Ne voyons-nous pas aussi que Jésus-Christ dit à saint Pierre : « Si vous m’aimez, paissez mes brebis (Jn. 15) », et que par trois diverses fois, il lui dit que ce sera là la marque par laquelle il témoignera qu’il l’aime. On ne doit pas regarder ces paroles comme étant dites seulement pour les pasteurs de l’Église. Elles le sont pour chacun de nous, à qui Jésus-Christ n’a commis qu’un petit troupeau, mais qui pour être petit ne doit pas être négligé, puisque Jésus-Christ dit lui-même que son Père céleste y trouve son plaisir et ses délices. Chacun de vous dans sa famille a quelques-brebis. Qu’il ait soin de les conduire et de les nourrir. Aussitôt qu’un père est levé du lit, qu’il ne pense à autre chose jusqu’au soir qu’à faire et à dire ce qui peut contribuer au bien et à l’avancement de sa famille. Qu’une femme ait le même soin. Il est bon qu’elle pense à son ménage, mais qu’elle s’applique encore davantage au salut de toute sa maison, et qu’elle ait soin que chacun se sauve et travaille à gagner le ciel.
Si dans les choses séculières nous avons soin de nous acquitter d’abord des droits publics et des taxes imposées par le prince, avant que de penser aux affaires domestiques et particulières, de peur qu’en négligeant ces premiers devoirs nous n’encourrions les sévérités de la loi avec la honte d’être tramé sur la place publique et mis en prison. Combien est-il plus raisonnable, dans les choses spirituelles, de nous acquitter d’abord de celles – qui regardent Dieu notre Créateur et le Roi commun de tous, de peur que le mépris que nous aurions pour ce qui le regarde, ne le porte à nous jeter dans ces lieux horribles, où il n’y aura que des pleurs et des grincements de dents ?
Appliquons-nous donc toujours à ces vertus qui nous sont si salutaires à nous-mêmes, et qui sont en même temps si avantageuses à nos frères. Pratiquons l’aumône, et ensuite la prière. Nous voyons même dans l’Écriture que la prière tire sa force de l’aumône, et qu’elle lui donne comme des ailes : « Vos aumônes », dit l’Ange dans les Actes, « et vos prières sont montées devant le trône de Dieu ». (Act. 10,4) L’aumône ne donne pas seulement de la force à la prière, elle en donne même au jeûne. Si vous jeûnez sans faire l’aumône, Dieu n’agréera pas votre jeûne. Il le regardera avec plus d’horreur que les excès de ceux qui s’enivrent et qui se remplissent de viandes, et il en aura d’autant plus d’aversion, que la cruauté est encore plus détestable à ses yeux que les débauches.
Mais que dis-je, que le jeûne prend sa force de l’aumône, puisque la virginité même en tire tout son éclat, et que sans elle, les vierges les plus irréprochables sont chassées de la chambre nuptiale de l’Époux céleste ? Considérez, mes frères, ce que je vous dis. Quoi de comparable à la virginité, cette vertu si rare et si excellente que Jésus-Christ n’a pas voulu, dans le Nouveau Testament même, en faire une loi pour les Chrétiens ? Et néanmoins la virginité n’est rien sans l’aumône, et si une vierge n’est charitable, elle sera rejetée de son Époux. Que si cela est ainsi, comme on n’en peut pas douter, qui peut espérer de se sauver en négligeant de faire l’aumône ? Ne faut-il pas que celui qui ne la fait point en cette vie, périsse nécessairement dans l’autre ? Nous voyons dans la conduite du monde que nul ne vit pour lui-même. Les artisans, les laboureurs, les marchands et les gens de guerre, contribuent tous généralement au bien et à l’avantage des autres. Combien plus devons-nous faire la même chose dans ce qui regarde les âmes et les biens spirituels ? Celui-là vit proprement qui vit pour les autres. Celui qui ne vit que pour lui, sans se mettre en peine des autres, est un homme inutile au monde, ou plutôt ce n’est pas un homme, puisqu’il ne prend aucune part au bien général de tous les hommes.
Vous me direz peut-être : Me conseillez-vous donc d’abandonner mes propres affaires, pour me charger de celles des autres ? Ne vous trompez point, mes frères : Celui qui prend soin des intérêts de son prochain, ne néglige point ses intérêts propres. En servant les autres il est utile à lui-même. Celui qui a soin des intérêts des autres, bien loin de blesser personne, a, au contraire, compassion de tous ceux qui souffrent ; il les assiste en tout ce qu’il peut, il n’est point voleur, il ne désire rien de ce qui appartient aux autres ; il ne porte point de faux témoignage ; il s’abstient de tous les vices, et il embrasse toutes les vertus. Il prie pour ses ennemis : il fait du bien à ceux qui tâchent de le surprendre, et qui lui dressent des pièges. Il ne blesse jamais l’honneur de personne, et jamais une parole de médisance ne sort de sa bouche, quoiqu’on le déchire par toute sorte d’outrages. Enfin ce sentiment de l’Apôtre est gravé dans son cœur:« Qui est faible sans que je sois faible ? Qui est scandalisé sans que je brûle » ? (2Cor. 11,29) Mais comme nous ne pouvons travailler pour le bien des autres, que nous ne travaillions pour nous-mêmes, il ne s’ensuit pas qu’en nous appliquant à notre intérêt, nous procurions en même temps l’intérêt des autres.
Pensons à ces vérités, mes frères, et soyons persuadés que nous ne pouvons être sauvés qu’en contribuant autant que nous pouvons au bien de nos frères. Tremblons en considérant l’exemple de ce serviteur infidèle que Dieu « met au rang des hypocrites » ; et de cet autre, « qui cache son talent en terre ». Marchons par une voie toute contraire, afin de jouir du bonheur éternel que je vous souhaite à tous, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.