Hermiston, le juge-pendeur/Texte entier

ROBERT-LOUIS STEVENSON

Hermiston
Le Juge-Pendeur
TRADUCTION PAR ALBERT BORDEAUX

AVEC UNE PRÉFACE
De TEODOR DE WYZEWA
PARIS
FONTEMOING ET Cie ÉDITEURS
4, rue le goff, 4
1912


PRÉFACE


I


« Weir of Hermiston s’arrête brusquement à l’entrée du neuvième chapitre : c’est, je crois, le matin même du jour de sa mort que Stevenson en a dicté les dernières phrases. Et ainsi ce Weir reste, dans son œuvre, un simple fragment, comme dans l’œuvre de Dickens le Mystère d’Edwin Drood, et Denis Duval dans celle de Thackeray. Mais son importance littéraire est pour nous relativement plus grande : car si les fragments d’Edwin Drood et de Denis Duval tiennent une place fort honorable parmi les écrits de Dickens et de Thackeray, parmi ceux de Stevenson le fragment de Weir tient incontestablement la première place. »

C’est en ces termes que M. Sidney Colvin, conservateur des estampes au British Museum, et l’un des plus intimes confidents de R.-L. Stevenson, présentait naguère au public anglais l’ouvrage posthume de son ami ce Weir of Hermiston qui vient enfin de nous être traduit par M. Albert Bordeaux avec un exemplaire souci de fidélité littéraire ; et pour fort que soit l’éloge, peut-être n’est-il pas excessif. Je ne me souviens pas, en effet, que l’auteur du Cas du Dr  Jekyll, du Prince Otto, et de l’Île au Trésor ait jamais rien écrit de plus intéressant que ce fragment de Weir of Hermiston, ni qui donne de son talent une plus haute idée. Mais c’est à la condition de prendre d’abord ce fragment pour ce qu’il est : une simple esquisse, la première ébauche d’une œuvre que l’auteur n’eût point manqué ensuite de remanier et de mettre au point, avec la conscience méticuleuse qu’il apportait à ses moindres travaux. Et le plaisir que nous procure ce roman inachevé n’est pas, comme celui qui nous vient de l’Edwin Drood de Dickens, un plaisir tout objectif, l’abandon complet de nous-mêmes à la fantaisie du conteur : nous en jouissons au contraire indirectement et par réflexion, en devinant sous ces aventures à peine indiquées la qualité de l’âme qui les a conçues, et, à travers ces chapitres trop longs ou trop courts, en nous représentant l’œuvre vivante, harmonieuse et belle, qu’avait rêvée Stevenson.

Il avait rêvé de faire de ce roman le plus parfait de ses livres, celui qui porterait témoignage de ses dons de poète et de psychologue. « Rappelez-vous ma prédiction, écrivait-il en décembre 1892 à M. Baxter : c’est ce roman-là qui sera mon chef-d’œuvre ! » Il en avait déjà, à cette époque, fixé le plan général et esquissé les principales figures. « Mon juge-pendeur, écrivait-il à M. Baxter, est dès à présent une très belle chose, et, — jusqu’au point de mon récit ou, je suis arrivé, — le meilleur à beaucoup près de tous mes personnages. » Mais surtout il avait depuis longtemps arrêté le caractère et la portée qu’il devrait donner à son livre. À côté, au-dessus de ses romans d’aventure, où il ne cessait point de s’employer entre temps, il avait formé le projet d’une œuvre plus littéraire et plus haute, d’une façon de grande tragédie, très réaliste tout ensemble et très pathétique, telle enfin que personne, après l’avoir lue, ne pourrait plus lui reprocher d’être un simple amuseur.

Aussi ce Weir of Hermiston a-t-il été, durant les quatre ou cinq dernières années de sa vie, l’incessant objet de ses préoccupations. Il en parlait, dans toutes ses lettres, d’un ton parfois triomphant, et parfois découragé : toujours infatigable, à questionner ses amis sur tel nom, tel endroit, telle particularité locale, sur toute sorte de menus détails d’histoire ou de législation qu’il jugeait nécessaires à la perfection de son œuvre. Flaubert lui-même, peut-être, ne s’est pas plus obstinément documenté pour son roman carthaginois que Robert-Louis Stevenson pour cette histoire tout intime d’une famille écossaise.

Mais au lieu de corriger patiemment son texte d’année en année, comme faisait Flaubert, Stevenson préférait le récrire tout entier : car avec ses rêves de perfection formelle c’était surtout, de nature, un merveilleux improvisateur. Ces premiers chapitres de Weir of Hermiston, que dix ans durant il avait préparés, il les a dictés d’une seule traite, aux dernières semaines de sa vie. Et de là vient sans doute l’étrange impression qu’ils nous donnent, l’impression d’une œuvre qui serait à la fois très hâtive et très travaillée, rudimentaire et presque parfaite. Ce n’est en effet qu’une ébauche, mais à tout moment la trace s’y découvre d’un laborieux effort et d’une réflexion prolongée. Les caractères, notamment, y ont un relief, une précision, une profondeur admirables : à peine se montrent-ils qu’ils vivent déjà devant nous. Et leur forte vérité ressort d’autant plus frappante que l’ensemble du récit garde, malgré cela, les allures légères et fantaisistes d’un conte, courant de-ci de-là, avec de longues stations, et mille détours imprévus. Ainsi, par une coïncidence singulière, ces chapitres ébauchés sont vraiment pour nous ce que Stevenson avait espéré que serait son livre : une façon de testament littéraire. Et peut-être même le sont-ils mieux encore que n’aurait été son livre, s’il eût pu l’achever : car nous y trouvons l’écrivain qu’il était et celui qu’il avait rêvé d’être. L’amuseur y conserve sa place à côté de l’artiste.

L’amuseur, cependant, est suffisamment connu : et d’ailleurs aucune analyse ne saurait suppléer, pour le faire connaître, à la lecture de cette prose si souple, si variée, d’un entrain et d’une élégance si irrésistibles, qu’il n’y a pas en Angleterre lettrés ni ignorants qu’elle n’ait conquis. Mais il y avait sous cet amuseur un artiste de race, un romancier-poète capable de s’élever d’instinct aux conceptions les plus hautes, et aussi merveilleusement doué pour l’observation que pour l’invention. Celui-là n’apparaît nulle part plus clairement que dans cette ébauche de Weir of Hermiston : et c’est lui surtout que je voudrais signaler.


II


La première intention de Robert-Louis Stevenson paraît avoir été de décrire et de célébrer, dans son roman, l’Écosse, sa patrie, dont on sait que depuis de longues années la maladie, et peut-être un peu aussi son humeur nomade, l’avaient exilé. « C’est une chose étrange, écrivait-il de Samoa en 1892 à son compatriote M. Barrie, que, vivant ici dans les mers du sud, entouré d’une nature si nouvelle pour moi et si pittoresque, mon imagination ne cesse point de hanter les froides vieilles collines d’où nous sommes venus. J’ai fini David Balfour[1] ; j’ai en train un autre roman, dont l’action se passe partie en France et partie en Écosse ; et voici que j’en commence encore un troisième, qui sera tout écossais, avec notre immortel Braxfield pour héros principal ! »

Je reviendrai tout à l’heure sur « l’immortel Braxfield », et sur le rôle qu’il joue dans Weir of Hermiston. Mais ce n’est pas lui, en vérité, c’est l’Écosse qui est le principal héros du roman de Stevenson. De la première à la dernière page, on sent que l’imagination de l’auteur « continuait de hanter les froides vieilles collines » couvertes de bruyères. Paysages, peintures de mœurs, légendes et traditions, tout concourt à répandre sur ces chapitres une couleur si typique que les plus écossais des romans de Walter Scott, en comparaison, perdent un peu de leur caractère national. Il n’y a pas jusqu’au style qui ne soit tout local, tant y surabondent les expressions écossaises, encombrant le dialogue et s’infiltrant par places dans le récit lui-même. M. Sidney Colvin a dû joindre au volume un glossaire pour les expliquer ; mais encore y en a-t-il qui, malgré le glossaire, nous demeurent inintelligibles. Elles prouvent du moins combien était resté présent, chez le citoyen de Samoa, le souvenir du pays natal. Et c’est ce que prouvent aussi, plus agréablement pour nous, l’exquise fraîcheur des descriptions, la vérité vivante des portraits, et jusque dans les caractères quelque chose de concentré, d’entier, et d’un peu sauvage, qui leur donne à tous un air de famille des plus saisissants.

Cet air de famille, toutefois, n’empêche pas les divers personnages du roman de garder chacun une personnalité très distincte : et l’on dirait même que l’auteur s’est complu à en accentuer le contraste. Il a pris pour sujet la vieille histoire de Brutus. Mais de son Brutus il a fait un magistrat écossais, cachant sous la rudesse de ses dehors une affection profonde pour l’héritier de sa race. Et afin de porter son histoire au plus haut degré d’émotion tragique, il a encore imaginé de faire de ce magistrat une manière de monstre, un juge-pendeur, tel qu’avait été au siècle passé le légendaire Braxfield, dont voici le portrait dans une chronique du temps : « Brun et fortement bâti, avec des sourcils épais, des yeux cruels, des lèvres menaçantes, une voix caverneuse, il avait l’apparence d’un formidable forgeron. Son accent et son dialecte étaient écossais avec exagération : son langage, comme sa pensée, bref, dur et tranchant. Illettré et sans le moindre goût des plaisirs raffinés, la force naturelle de son intelligence ne faisait qu’aggraver son dédain pour toute nature moins rude que la sienne. Jamais il n’était aussi bien dans son élément que lorsqu’il pouvait repousser l’appel désespéré d’un accusé, et l’envoyer à la potence avec un sarcasme insultant : ce qu’il faisait, cependant, non point par cruauté, car il avait trop de santé et une humeur trop joviale pour pouvoir être cruel ; mais c’était sa rudesse qui s’épanchait là. »

Trait pour trait, Stevenson a copié sur ce modèle la figure et le caractère de son Adam Weir, lord clerc de justice au tribunal d’Édimbourg. Mais de l’ébauche du vieux chroniqueur il a fait sortir un être plein de vie et de vérité, un « formidable forgeron » d’un relief si puissant, qu’il faut remonter jusqu’aux romans de Balzac pour trouver des types qu’on lui puisse comparer Encore n’est-ce pas après de longues pages, comme Grandet ou Hulot, que ce type nous apparaît dans sa terrifiante grandeur. Dès les premières lignes du récit nous le découvrons tel qu’il est, avec son mélange de rudesse et de jovialité ; et, depuis lors, sa seule approche nous fait frissonner.


III


Telle qu’elle est, je ne saurais trop le redire, l’esquisse posthume de Weir of Hermiston constitue pour nous un document littéraire d’un intérêt capital. L’auteur nous y donne la mesure complète des ressources, et des limites aussi, de son talent créateur. Nous y voyons clairement, par exemple, que malgré tout son effort et sa meilleure volonté, il ne serait jamais parvenu à bien composer un roman, ni à fixer sur un sujet unique l’incessante mobilité de sa fantaisie. Les quatre frères noirs tiennent autant de place, dans son livre, que le vieux juge et son fils : interrompant, au grand dommage de l’unité du récit, une action dramatique où ils n’avaient rien à faire. Christine elle-même, l’héroïne, est quelque peu banale, comme d’ailleurs la plupart des jeunes filles dans les romans de Stevenson : Mais avec quelle force il a dessiné, en revanche, la tragique image de ses deux héros, et combien de nuances délicates il a notées dans leurs âmes ! Comme il a su par quelques touches légères nous indiquer le contraste de ces deux natures, et en même temps nous faire sentir leur ressemblance foncière ! Conteur délicieux et aimable poète, pour la première fois il s’est montré un grand romancier. Et ce n’est pas sans raison que tous les critiques anglais, d’accord avec M. Sidney Colvin, ont reconnu dans cette œuvre inachevée son véritable chef-d’œuvre.


T. de Wyzewa.


NOTE DU TRADUCTEUR


Il eût peut-être été utile, en présentant au public le dernier ouvrage de Stevenson, de passer en revue ses ouvrages précédents, mais on ne pourrait le faire sans surcharger ce livre, et d’ailleurs diverses revues ont publié des études détaillées sur cet écrivain.

Il suffira donc de dire ici que son œuvre principale consiste en une dizaine de romans où se manifestent les dons très rares du conteur, une imagination brillante, une grande fraîcheur de sensibilité, et ce coloris si spécial aux Écossais qui fait penser involontairement à son compatriote le peintre Raeburn et à ses magnifiques portraits.

Parmi ces romans, les uns sont purement des œuvres d’imagination, comme Kidnapped (l’enfant volé), l’Île au Trésor, le Prince Otto, mais dans certains autres, on découvre un véritable créateur de caractères et de types tout à fait originaux : tels sont le Docteur Jekyll, qu’on a comparé à Faust, et cet étonnant Maître de Ballantrae intitulé aussi Conte d’hiver, qui par les teintes étranges de son style et par la sincérité de son émotion tragique, serait peut-être le chef-d’œuvre de Stevenson, puisque Hermiston reste inachevé. Enfin Saint-Yves présente aussi une véritable peinture de caractère.

Stevenson est mort en 1894, à quarante-quatre ans seulement, après une vie agitée où il n’a cessé de lutter avec énergie et bonne humeur contre la maladie et les ennuis de toute sorte.

L’auteur de la traduction d’Hermiston a visé surtout à faire passer dans le français cette sincérité et cet art de trouver les expressions justes et frappantes qui caractérise le texte anglais, et qui fait le charme et l’attrait de celui des écrivains d’Écosse où se reflètent le mieux les sentiments de son pays, de cette terre celtique dont il s’est toujours vanté d’être purement originaire.

A. B.


À MA FEMME


J’ai vu la pluie tomber, et l’arc-en-ciel monter
Sur Lammermuir. Écoute, j’entends encore
Dans ma vieille cité aux pentes escarpées
Les cloches qui tintent et le vent qui siffle,
L’âpre vent qui souffle de la mer.
C’est ici, bien loin, que j’écris penché
Sur ma race et sur mon berceau.
Prends ce livre, il est à toi
Quel autre que toi a poli l’épée ?
Quel autre attisa le charbon endormi ?

Quel autre m’a montré un but toujours plus haut,
Avare de louange et prodigue de conseil ?
Quel autre si ce n’est toi ?
Et maintenant, si ce livre, le dernier, a quelque valeur,
S’il a quelque passion, s’il brûle une flamme
À travers ces pages imparfaites, louange t’en soit rendue.


Rob.-L. Stevenson.
Îles Samoa, Automne 1892.


HERMISTON
LE JUGE-PENDEUR



INTRODUCTION


Dans le territoire d’une paroisse située à l’extrémité la plus sauvage de la lande écossaise, hors de vue de la dernière maison, on trouve au milieu des bruyères un cairn[2], et, un peu plus à l’est, sur la pente, un monument portant quelques vers à demi effacés. C’est là que Claverhouse tua de sa propre main le Tisseur en prière de Balweary et c’est ici que le ciseau d’Old Mortality[3] résonna sur la pierre tombale solitaire. Ainsi, l’histoire et la tradition ont déjà marqué d’un doigt sanglant ce vallon au milieu des collines ; pourtant le silence des mousses y fut encore une fois interrompu par le crépitement d’une arme à feu et les plaintes d’un mourant, depuis que le Puritain y donna sa vie dans un moment de folie glorieuse sans avoir été compris ni regretté.

« Le trou des Sorcières du Diable », tel était autrefois le nom de ce lieu maudit. Maintenant, il s’appelle le Cairn de Francie. Durant quelque temps on dit que Francie y revenait. Un soir, au crépuscule, à côté du Cairn, Annie Hogg le rencontra et le revenant lui parla en claquant des dents, de sorte qu’elle ne comprit pas ses paroles. Pendant l’espace d’un demi-mille, il poursuivit Rob Todd de ses lamentations suppliantes (si l’on peut croire Robbie). Mais ce siècle est sans foi. Les ornements de la superstition s’effritent bien vite, et, de même que les ossements d’un géant, enseveli et à demi exhumé, ne demeurent qu’imparfaitement à découvert, de même les faits de l’histoire ne survivent que dans la mémoire de témoins dispersés. Maintenant, durant les nuits d’hiver, quand le grésil frappe les vitres et quand le bétail est tranquille dans l’étable, on raconte au milieu du silence des jeunes gens et avec les détails et les corrections des vieux, l’histoire du Grand Juge et de son fils, le jeune Hermiston, histoire évanouie déjà du souvenir des hommes ; puis celle des deux Kirsties et des quatre Frères Noirs de Cauldstaneslap, ou celle de Frank Innes, ce jeune fou d’avocat, qui vint chercher son destin en cette région de la lande.


CHAPITRE I

Vie et mort de Mme  Weir


Le Lord-Juge était considéré comme un étranger dans cette région, mais sa femme, qui en était originaire, y était connue dès l’enfance, de même que sa race l’avait été avant elle. Les vieux Chevaliers Rutherford de Hermiston dont elle était la dernière descendante, avaient été des hommes fameux autrefois, mauvais voisins, mauvais sujets et mauvais maris, quelles que fussent d’ailleurs leurs qualités. Le récit de leurs aventures est connu à vingt milles à la ronde ; et même leur nom tient une place dans notre histoire d’Écosse, mais ce n’est pas toujours à leur avantage. L’un mordit la poussière à Flodden, un autre fut pendu sur le seuil de sa porte par Jacques V ; deux tombèrent morts, l’un avec Tom Dalyell au milieu d’une orgie, et l’autre, le quatrième (c’était le propre père de Jeanne) en présidant le « Club du Feu d’Enfer » dont il était fondateur. Beaucoup de gens alors hochèrent la tête, voyant en cela un châtiment, car l’homme avait une mauvaise réputation dans toutes les classes de la société, aussi bien chez les gens d’église que chez les gens du monde. À l’heure même de son décès, dix procès le concernant, dont huit accablants, allaient se plaider durant la session en cours. Une destinée semblable atteignit ses agents ; l’intendant de ses propriétés, son bras droit dans beaucoup d’affaires de main gauche, fut renversé de son cheval et étouffé dans une fosse de tourbe à Kye-Skairs ; son procureur lui-même (bien que les avocats aient le bras long) ne lui survécut pas longtemps, il mourut subitement d’un coup de sang.

Au cours de ces générations, tandis que le Rutherford mâle était en selle avec son valet, ou se querellait dans les tavernes, il y avait toujours une femme au teint pâle enfermée dans le château seigneurial ou dans la tour fortifiée. Il paraît que cette longue suite de martyres attendit longtemps sa vengeance, mais elle finit par la trouver en la personne de sa dernière descendante, Jeanne.

Jeanne portait le nom des Rutherford, mais elle était bien la fille de ces femmes toujours tremblantes. D’abord elle ne fut pas dénuée de charmes. Les voisins se rappelaient son air lutin, les caprices de son enfance, ses gentilles petites révoltes, ses jolies gaietés tristes. Ils se souvenaient même d’un rayon de beauté matinale, qui ne devait pas s’épanouir. Elle se flétrit en grandissant, et (que ce fût à la suite des péchés de ses pères ou des chagrins de ses aïeules) lorsqu’elle arriva au moment de son épanouissement, elle était déjà sans vivacité et pour ainsi dire effacée ; elle n’avait plus de vie, plus d’entrain, ni de gaieté ; elle était pieuse, inquiète, tendre, larmoyante et bornée.

Beaucoup de gens s’étonnèrent de la voir se marier, tant elle paraissait si parfaitement faite de l’étoffe des vieilles filles. Mais le hasard la mit sur le chemin d’Adam Weir, tout nouvellement Lord-Juge, un homme connu, arrivé, un briseur d’obstacles, qui paraissait, bien que d’un âge déjà mûr, songer à prendre femme. Il était homme à estimer davantage l’obéissance que la beauté, cependant il semble bien qu’elle le frappa au premier abord :

— Qui est-ce ? dit-il en se tournant vers son hôte.

Et quand on le lui eut expliqué :

— Ah, dit-il, elle me paraît bien élevée. Elle me rappelle…

Et après une pause (que quelques-uns furent assez osés pour attribuer à des souvenirs sentimentaux) :

— A-t-elle de la religion ? demanda-t-il.

Et peu après il voulut lui être présenté. Les premières relations avec sa future femme (on ne peut vraiment pas dire sans profanation qu’il lui fit la cour) furent conduites à la manière habituelle de Weir et restèrent longtemps une légende ou plutôt une source de légendes au Palais du Parlement. On le dépeignait, arrivant dans le salon, vermeil, l’air avantageux, s’approchant de sa dame en l’assaillant de plaisanteries auxquelles la belle, embarrassée, répondait d’un air presque agonisant : « Eh, monsieur Weir » ou « Oh, monsieur Weir » ou bien « Voyons, monsieur Weir ». Au moment où ils allaient se fiancer, on rapporte que quelqu’un s’étant approché du couple amoureux, avait surpris la dame s’écriant, du ton de quelqu’un qui parle pour parler. « Voyons, monsieur Weir, et que lui est-il arrivé ? » Et le galant répondit d’une voix profonde : « Pendu, ma’am, pendu ». Les causes de ces fiançailles furent l’objet de discussions nombreuses. M. Weir crut peut-être que sa fiancée lui conviendrait toujours au moins par certain côté ; peut-être appartenait-il à cette espèce d’hommes qui croient qu’une tête faible est un ornement pour les femmes, opinion toujours punie en cette vie. La famille et la fortune étaient hors de question. Grâce à ses turbulents ancêtres et à son plaideur de père, Jeanne se trouvait en belle situation pécuniaire. Il y avait de l’argent et des terres de tous côtés, le tout bien liquide, prêt à donner de l’honorabilité aux enfants, et au mari un titre, quand il serait appelé à la Cour. Du côté de Jeanne, il y avait peut-être quelque curiosité fascinante pour cet homme inconnu qui l’abordait avec la rudesse d’un laboureur et l’aplomb d’un avocat. Contrastant d’une manière si tranchante avec tout ce qu’elle connaissait, aimait ou comprenait, il pouvait bien lui paraître la perfection, sinon l’idéal de son sexe. En outre, c’était un homme difficile à refuser. Il avait un peu plus de quarante ans au moment de son mariage, mais il paraissait même plus âgé et sa mâle vigueur s’ajoutait en lui à la majesté des années. Il inspirait peut-être plus de crainte que de respect, mais il en imposait. La Cour, le Barreau, les témoins les plus expérimentés et les criminels les plus récalcitrants se soumettaient instinctivement à son autorité. Comment en eût-il été autrement pour cette pauvre Jeanne Rutherford ?

Comme je l’ai dit, l’erreur qui fait préférer les femmes sottes est toujours punie, et Lord Hermiston ne tarda pas à le constater. Sa maison de George Square fut tenue d’une façon pitoyable ; rien ne répondait aux frais d’entretien, sauf la cave dont il s’occupait personnellement. Quand les choses allaient mal à dîner, ce qui était habituel, Mylord regardait sa femme par-dessus la table :

— Je crois qu’il vaudrait mieux nager dans ce bouillon que le manger.

Ou bien il s’adressait au maître d’hôtel :

— Tenez, Mac Killop, enlevez ce gigot jacobin, emportez-le en France et rapportez-moi des grenouilles. C’est pourtant malheureux de passer sa journée à la Cour à pendre des jacobins et de n’avoir rien à manger à son dîner[4].

Bien entendu, c’était une façon, de parler, jamais de sa vie il n’avait pendu un jacobin pour ses opinions ; la loi, dont il était le fidèle ministre, lui donnait d’autres occupations. Ces boutades n’étaient que plaisanteries, évidemment, mais des plaisanteries trop spéciales ; prononcées comme elles l’étaient de sa voix retentissante, et commentées par cette expression de figure qui lui avait fait donner au Parlement le nom de juge-pendeur, elles jetaient la consternation dans l’âme de sa pauvre femme. Elle restait devant lui confuse et sans voix ; à chaque plat, comme s’il était pour elle une nouvelle épreuve, elle épiait d’un œil inquiet l’attitude de son mari, et puis baissait la tête ; s’il se contentait de manger en silence, c’était pour elle un indicible soulagement ; s’il se plaignait, le monde entier s’enténébrait. Elle allait voir la cuisinière qu’elle appelait toujours sa sœur dans le Seigneur.

— Oh, ma chère, c’est affreux que Mylord ne puisse jamais être content chez lui, commençait-elle.

Et elle priait et pleurait avec la cuisinière, et ensuite la cuisinière allait discuter avec Mrs Weir et le repas du jour suivant ne valait pas mieux que celui de la veille. Changer de cuisinière ? Hélas, la nouvelle, si on en avait trouvé une, aurait été plus mauvaise encore, tout en étant aussi extrêmement pieuse. On s’étonnait souvent de la patience de Lord Hermiston ; en réalité, c’était un stoïque, bien que voluptueux, se consolant avec du bon vin qu’il avait en abondance. Pourtant il y eut des moments où la coupe débordait. Cela arriva peut-être une demi-douzaine de fois pendant tout son mariage.

— Allons, emportez ça, et apportez-moi un morceau de pain et de fromage, criait-il d’une voix tonitruante et avec des gestes désespérés.

Personne alors ne songeait à discuter ou à s’excuser ; le service s’arrêtait ; Mrs Weir restait assise au bout de la table pleurant d’une façon très apparente, et en face d’elle, Mylord mâchait son pain et son fromage avec une ostentation méprisante. Une fois, cependant, Mrs Weir osa lui parler. Il passait près de sa chaise, se rendant à son bureau.

— Ô Edom, gémit-elle d’une voix tragique, mouillée de larmes, en étendant vers lui ses deux mains dont l’une tenait encore un mouchoir de poche trempé de pleurs.

Il s’arrêta et la regarda d’un air courroucé, et une étincelle d’humour s’échappa de son regard.

— Ah ! que vous êtes bête, cria-t-il. Qu’ai-je besoin d’une femme chrétienne ? J’ai besoin d’un bouillon chrétien. Ah ! qui me donnera une fille sachant cuire une pomme de terre quand même elle ne serait qu’une fille des rues.

Et sur ces paroles qui résonnèrent aux oreilles de sa femme comme un blasphème, il passa dans son bureau en faisant claquer la porte derrière lui.

Ainsi allait cahin-caha le ménage à George Square. Il marchait sensiblement mieux à Hermiston, où Kirstie Elliott, sœur d’un propriétaire voisin et cousine de la dame au dix-huitième degré, se chargeait de tout, tenait la maison propre et la table bien pourvue. Kirstie était une femme unique entre mille, propre, intelligente, attentive. Elle avait été autrefois l’Hélène de la Lande, et maintenant elle était encore belle comme un cheval de sang, et saine comme le vent des collines. Un peu forte, haute en couleur, douée d’une voix sonore, poussée par une ardeur sans frein, elle courait à travers la maison avec fracas et non sans coups de poings à droite et à gauche. À peine plus pieuse que la bienséance le voulait alors, elle était pour Mrs Weir une source de pensées soucieuses et de nombreuses et larmoyantes prières. Gouvernante et maîtresse rééditaient les rôles de Marthe et de Marie ; et malgré ses remords de conscience, Marie s’appuyait sur la force de Marthe comme sur un rocher. Lord Hermiston lui-même avait une estime toute particulière pour Kirstie. Il y avait peu de gens avec qui il se sentait aussi à l’aise, peu de gens qu’il favorisait d’autant de plaisanteries ; « Kirstie et moi, il faut que nous disions le mot pour rire », déclarait-il avec bonne humeur, et il beurrait les crêpes de Kirstie pendant qu’elle servait à table. Pour cet homme, qui ne recherchait ni l’affection, ni la popularité, qui savait lire si finement à travers les cœurs et les événements, il n’y avait peut-être qu’une vérité qu’il ne fût pas préparé à entendre ; il ne pouvait concevoir que Kirstie le haït, il croyait que la vieille fille et le maître étaient bien assortis ; tous deux simples, robustes, adroits, sains comme de bons écossais et avec cela malins jusqu’au bout des ongles. Et la vérité est qu’elle adorait comme une déesse et considérait comme une chose à part la larmoyante et inutile lady ; et même en servant à table, les mains lui démangeaient parfois de tirer les oreilles à Mylord.

Ainsi, non seulement Mylord, mais aussi Mrs Weir, jouissaient du temps que la famille passait à Hermiston comme d’une période de vacances. Mrs Weir délivrée de l’affreuse anxiété que lui causait chaque dîner manqué, reprenait ses ouvrages de couture, lisait ses livres de piété, et se promenait (suivant les ordres de Mylord) tantôt seule, tantôt avec Archie, l’unique enfant de cette union mal assortie. L’enfant était le seul lien qui la rattachât à l’existence. Près de lui, ses sentiments se réchauffaient, son cœur s’épanouissait, elle respirait une nouvelle vie. Le miracle de la maternité était toujours nouveau pour elle. La vue du petit homme pendu à ses jupes l’enivrait du sentiment de sa puissance, et la glaçait, d’autre part, par la conscience de sa responsabilité. Elle regardait dans l’avenir, et quand elle imaginait son fils, devenu homme, jouant des rôles divers sur le théâtre du monde, elle s’arrêtait de respirer, puis reprenait courage avec un violent effort. C’était avec l’enfant seulement que, par moment, elle était naturelle et s’oubliait elle-même ; et c’était, seule avec l’enfant qu’elle avait conçu et organisé son plan de conduite. Archie devait être un grand et digne homme, un ministre si c’était possible, un saint sûrement. Elle essayait de diriger son esprit vers ses livres favoris, les Lettres de Rutherford, l’Abondance de la Grâce de Scougal, et d’autres ouvrages semblables. Elle avait l’habitude (étrange souvenir maintenant) de conduire l’enfant au « Creux des Sorcières », de s’asseoir avec lui sur la pierre du « Tisseur en prière » et de lui parler des anciens du Covenant jusqu’à ce que leurs pleurs se mêlassent. Sa conception de l’histoire était toute naïve, un dessin en blanc et noir ; d’un côté, de tendres innocents, la prière aux lèvres ; de l’autre, des persécuteurs, bottés, ivres de vin, l’âme sanguinaire : un Christ souffrant, un Belzébut enragé. Persécuteur était un mot qui frappait le cœur de cette femme ; c’était la plus haute idée de la méchanceté, car sa maison en portait la marque. Son arrière-grand-père avait tiré le glaive contre l’Oint du Seigneur aux Champs de Rullion-Green, et il avait rendu le dernier soupir (dit la tradition) dans les bras de l’abominable Dalyell. Elle ne pouvait se le dissimuler : s’il avait vécu à cette vieille époque, Hermiston lui-même aurait pris parti pour le sanguinaire Mac-Kensie, pour la politique de Louderdale et de Rothes, dans la bande des ennemis de Dieu. Cette seule idée la portait à une plus grande ferveur ; elle avait un son de voix pour ce mot persécuteur qui pénétrait l’enfant jusqu’à la moelle des os. Aussi, quand un jour, la foule les hua et les siffla, au moment où ils passaient dans la voiture de voyage de Mylord, en criant : « À bas le persécuteur, à bas le pendeur Hermiston », tandis que maman se couvrait les yeux, tandis que papa baissait les glaces et regardait la populace de son air formidable et ironique, amer et souriant, comme dit-on, il regardait quelquefois le condamné en rendant un jugement, Archie, lui, resta un instant trop surpris pour être effrayé ; mais, dès qu’il vit sa mère revenir à elle, sa voix perçante s’éleva pour demander une explication :

— Pourquoi ont-ils appelé papa persécuteur ?

— Venez, mon trésor, s’écria-t-elle. Venez, mon chéri, c’est de la politique. Il ne faut jamais me parler de politique, Archie. Votre père est un grand homme, mon enfant, et ce n’est pas à vous, ni à moi de le juger. On nous le dirait à tous, ce mot, si nous nous conduisions dans nos diverses situations comme votre père dans sa haute position, et, n’est-ce pas, que je n’entende plus de ces questions irrespectueuses. Non pas que vous songiez à manquer de respect, mon agneau, votre maman le sait bien, mon chéri.

Et elle glissa sur des sujets plus sûrs, laissant ainsi dans l’esprit de l’enfant le sentiment obscur, mais indéracinable de quelque chose qui n’était pas ce qui devrait être.

La philosophie de la vie de Mrs Weir se résumait en un mot : la tendresse. Dans sa conception de l’Univers, qui était toute éclairée par la lueur des portes de l’enfer, les honnêtes gens devaient marcher dans une sorte d’extase de tendresse. Les bêtes et les plantes n’avaient pas d’âmes, elles n’étaient ici-bas que pour un jour ; que ce jour passe doucement pour elles. Quant aux hommes immortels, sur quel sentier glissant et sombre beaucoup se trouvaient-ils, et quelle horreur que leur immortalité ! — « Si quelqu’un te frappe. » — « Dieu envoie la pluie. » — « Ne jugez pas si vous ne voulez pas être jugés. » Ces textes étaient son corps de doctrine ; elle s’en revêtait le matin avec ses habits et s’en enveloppait le soir pour dormir ; ils la hantaient comme un air favori, ils l’imprégnaient comme un parfum familier. Leur pasteur était un vigoureux interprète de la loi, et Mylord se confiait à lui avec joie ; mais Mrs Weir le respectait de loin ; elle l’entendait (comme le canon d’une ville assiégée) bourdonner utilement autour des remparts du dogme, mais pendant ce temps, qu’elle fût ou non à portée, elle restait dans son jardin particulier l’arrosant de larmes de gratitude. Cela semble étrange à dire, mais cette femme incolore et inutile était une enthousiaste, et elle aurait pu faire le bonheur et la gloire d’un cloître. Sauf Archie, personne peut-être ne savait qu’elle pouvait être éloquente ; lui seul peut-être l’avait vue — le visage coloré, les mains jointes ou tremblantes — s’enflammer d’une douce ardeur. Il y a un endroit dans le domaine d’Hermiston d’où l’on aperçoit tout à coup le sommet de Black Fell (toison noire), tantôt comme le sommet gazonné d’une colline, tantôt (et c’est sa propre expression) comme un joyau précieux dans le ciel. Ces jours-là, en l’apercevant, elle serrait les doigts de l’enfant, sa voix montait comme un chant.

— Je vais vers la montagne, récitait-elle. Oh, Archie, n’est-ce pas comme les collines de Nephtali, et ses larmes coulaient.

Un enfant impressionnable, continuellement suivi dans la vie de cette manière mièvre et dévote, ne pouvait que garder des traces profondes de cette singulière éducation. Le quiétisme et la piété de cette femme passèrent intacts dans sa nature différente ; mais tandis qu’ils étaient en elle un sentiment naturel, en lui, ce ne fut qu’un dogme implanté. Parfois la nature et l’esprit combatif de l’enfant se révoltaient. Un jour, un jeune conducteur de Potterrow le frappa sur la bouche ; il rendit le coup, tous deux allèrent se battre dans un sentier derrière l’étable, vers les prairies, et Archie revint avec quelques dents en moins, se vantant pourtant des pertes de l’ennemi. Ce fut un triste jour pour Mrs Weir. Elle pleura et pria sur l’enfant infidèle jusque ce que Mylord revînt de la Cour ; elle dut reprendre alors cet air compassé et tremblant avec lequel elle le saluait toujours. Mais le Juge, ce jour-là, était en humeur d’observer, et il remarqua les dents absentes.

— Je crains qu’Archie ne soit allé se battre avec les gamins du voisinage, dit Mrs Weir.

La voix de Mylord tonna comme il lui arrivait rarement dans l’intimité.

— Je ne veux pas de ça, monsieur, s’écria-t-il, entendez-vous ? pas de ça.

Je ne veux pas que mon fils aille se rouler dans la boue avec la crapule.

La mère, jusque-là anxieuse, fut reconnaissante de cette aide inespérée, elle avait craint le contraire. Et le soir quand elle mit l’enfant au lit :

— Vous voyez, mon chéri, lui dit-elle, je vous avais bien dit que votre père serait fâché de voir que vous étiez tombé dans cet affreux péché, prions Pieu ensemble qu’il vous garde de pareilles tentations ou qu’il vous donne la force d’y résister.

Ce mensonge si féminin fut inutile. La glace et le fer ne se peuvent souder, et les points de vue du Juge et de Mrs Weir ne pouvaient s’assimiler. Le caractère et la position de son père furent longtemps pour Archie une pierre d’achoppement, et d’année en année la difficulté s’accentuait. La plupart du temps, Hermiston était silencieux ; quand il parlait, c’était pour causer des choses du monde, souvent dans un langage que l’enfant à l’école avait appris à considérer comme grossier et quelquefois avec des mots qu’il savait en eux-mêmes être des péchés. La tendresse était le premier des devoirs et Mylord était toujours sévère. Dieu était amour et le nom de Mylord inspirait la crainte à tous ceux qui le connaissaient. Dans le monde, tel qu’il était décrit à Archie par sa mère, la place était toute indiquée pour un être pareil. Il y avait des gens dont il était bon d’avoir pitié et pour qui il fallait prier (bien que ce fût probablement inutile), on les nommait les réprouvés, les boucs, les ennemis de Dieu, les brandons du feu éternel ; et Archie reconnaissait en son père tous leurs signes d’identité, et dans son for intérieur il en tirait l’inévitable conclusion que le Lord-Juge était le plus grand des pécheurs.

La droiture de sa mère n’était pas absolue. Il y avait une influence qu’elle craignait pour l’enfant et qu’elle combattait secrètement, c’était celle de Mylord ; et moitié par inconscience, moitié par un volontaire aveuglement, elle continuait à miner sourdement son mari dans l’esprit de son fils. Tant qu’Archie resta silencieux, elle le fit impitoyablement, les yeux au ciel et pour le salut de l’enfant ; mais un jour vint où Archie parla. C’était en 1801, Archie avait sept ans ; d’une curiosité et d’une logique précoce, il ouvrit le débat franchement. S’il était défendu et coupable de juger, pourquoi papa était-il un juge ! Pourquoi avoir pour profession un péché ? Pourquoi porter ce nom comme une distinction ?

— Je ne comprends pas, disait le petit casuiste, et il hochait la tête.

Mrs Weir abondait en réponses banales :

— Non, je ne comprends pas, répétait Archie, et je vais vous dire quelque chose, maman, je ne crois pas que nous fassions bien tous deux de rester avec lui.

L’épouse eut des remords ; elle se sentit déloyale vis-à-vis de son mari, son seigneur et son soutien, dont (avec ce qui lui restait d’esprit mondain) elle tirait encore une certaine fierté. En répondant, elle s’étendit sur la réputation glorieuse et l’importance de Mylord, sur ses services si utiles dans ce monde de tristesses et d’injustices, et sur la haute situation qu’il occupait, bien au-dessus de ce que les enfants et les simples pouvaient comprendre et critiquer. Mais elle avait trop bien fait son œuvre, Archie avait réponse à tout. Est-ce que les enfants et les simples n’étaient pas les modèles du Royaume des Cieux ? Les honneurs et les dignités n’étaient-ils pas les signes caractéristiques du Monde ? Et, en tout cas, pourquoi la foule les avait-elle insultés dans la voiture ?

— Tout ça, c’est très joli, concluait-il ; mais, à mon idée, papa n’a pas le droit d’être juge. Et puis, il paraît que c’est encore pire. On dit qu’on l’appelle le Juge-Pendeur ; il paraît qu’il est cruel. Savez-vous ce que je pense maman, il y a un texte qui me pèse. Il vaudrait mieux pour cet homme qu’on lui mette une meule au cou et qu’on le jette au plus profond de la mer.

— Oh mon agneau, il ne faut pas dire des choses comme cela, s’écria-t-elle, il faut honorer son père et sa mère, mon chéri, si vous voulez avoir une longue vie. Ce sont les athées qui crient contre lui, les athées français, Archie. Vous ne voudriez jamais vous abaisser à dire la même chose que les athées français. Mon cœur se briserait rien que de le penser. Oh Archie, allez-vous vous mettre à juger ? Et n’avez-vous pas oublié le simple commandement de Dieu, le Premier avec Promesse, mon chéri ? Rappelez-vous la paille et la poutre.

Ayant ainsi porté la guerre jusque dans le camp ennemi, la dame effrayée d’abord, respirait. Sans doute, il est facile de tromper un enfant en lui répondant par de belles phrases, mais il reste à en connaître l’effet. Un secret instinct de sa conscience lui dévoile le subterfuge, et une voix s’élève en lui pour condamner son père. Il se soumet pour l’instant, mais il garde en lui-même son opinion. Car, même dans la simplicité antique de ces rapports de mère à enfant, les hypocrisies sont nombreuses.

Quand la Cour clôtura la session cette année et que la famille revint à Hermiston, on remarqua dans le pays que la Dame s’affaiblissait sensiblement. Elle semblait parfois perdre contact avec la vie et puis le reprendre bientôt après, tantôt restant longtemps assise et comme hébétée, tantôt s’éveillant à une activité maladive et fiévreuse. Elle rêvassait près des filles à l’ouvrage, les regardant d’un air stupide. Elle se mettait à ranger des alcôves et de vieilles armoires et s’en allait sans rien finir ; elle commençait à faire des observations d’un air animé, puis y renonçait sans le moindre effort. Son apparence ordinaire était celle d’une personne qui a oublié quelque chose et qui cherche à se le rappeler, et quand elle examinait l’un après l’autre les souvenirs inutiles et touchants de sa jeunesse, peut-être cherchait-elle le fil conducteur de sa pensée égarée. Durant cette période, elle fit beaucoup de cadeaux aux voisins et aux filles de la maison, mais elle les faisait avec un air de regret qui embarrassait ceux qui les recevaient.

Elle passa sa dernière soirée occupée à un ouvrage de femme, elle s’y livrait avec un zèle si évident et si laborieux, que Mylord (qui n’était pas souvent curieux) s’enquit de ce qu’elle faisait. Elle rougit jusqu’aux yeux :

— Ô Edom, c’est pour vous, dit-elle. Ce sont des pantoufles, je ne vous en ai encore jamais fait.

— Vieille folle, riposta Mylord, j’aurai bonne façon là-dedans, en traînant la savate.

Le jour suivant, à l’heure de sa promenade, Kirstie intervint. Kirstie prenait très mal le dépérissement de sa maîtresse, elle lui en voulait, se querellait avec elle et lui disait des sottises ; l’inquiétude de son affection sincère se cachait sous de la mauvaise humeur. Ce jour-là, sans respect aucun, elle insista avec la verve un peu grossière des campagnardes pour que Mrs Weir restât à la maison. — Mais, non, non, disait-elle, c’est la volonté de Mylord, et elle partit comme d’habitude.

Archie était près du petit marais, occupé à un travail enfantin dont la boue faisait tous les frais ; elle s’arrêta un instant et le regarda comme si elle allait l’appeler ; puis, une autre idée lui vint, elle soupira, secoua la tête et partit seule pour faire son tour. Les servantes lavaient près des communs et elles la virent passer, de sa démarche maladive, traînante et négligée.

— Elle est terriblement molle, la maîtresse, dit l’une d’elles.

— Chut, dit l’autre, elle est malade.

— Oh, je l’ai toujours vue comme ça, reprit la première, une femme sans moelle, une vieille impotente.

La pauvre créature ainsi qualifiée erra sur ses terres quelque temps au hasard. Il y avait dans sa tête un flux et un reflux qui la portaient çà et là comme une algue sur la mer.

Elle essaya un sentier, s’arrêta, revint, et en essaya un autre ; elle cherchait et oubliait ce qu’elle cherchait ; la faculté de choisir était éteinte en elle ou dépourvue de suite. Tout à coup, elle sembla se rappeler quelque chose, ou bien avoir pris une résolution, elle revint d’un pas pressé et apparut à la salle à manger que Kirstie nettoyait, l’air chargé d’un message important.

— Kirstie, commença-t-elle, et elle s’arrêta ; puis avec conviction : M. Weir n’a pas l’esprit religieux, mais il a été un bon mari pour moi.

C’était peut-être la première fois, depuis la promotion de son mari qu’elle oubliait de lui donner son titre, dont cependant, en femme tendre et inconséquente, elle n’était pas peu fière. Et quand Kirstie leva les yeux sur elle, elle comprit qu’il y avait un changement :

— Mon Dieu, madame, qu’est-ce que vous avez ? s’écria la gouvernante, se levant précipitamment du tapis.

— Je ne sais pas, dit la maîtresse, en secouant la tête, mais il n’a pas l’esprit religieux, mon amie.

— Asseyez-vous ici. Mon Dieu, qu’est-ce qu’elle a ? s’écria Kirstie en l’aidant, l’obligeant à s’asseoir dans le fauteuil de Mylord à l’angle du foyer.

— Voyons, qu’est-ce qu’il y a ? dit-elle en respirant avec peine. Kirstie, qu’est-ce qu’il y a ? J’ai peur.

Ce furent ses dernières paroles.

Le crépuscule tombait quand Mylord rentra.

Derrière lui le soleil se couchait dans des nuages resplendissants, et devant lui, à côté du chemin, Kirstie Elliott épiait son retour. Elle fondit en larmes et s’adressant à lui de cette haute voix de fausset si propre aux lamentations barbares, qu’on retrouve encore à peine modifiées parmi les Écossais des bruyères :

— Le Seigneur ait pitié de vous. Que Dieu vous garde, Hermiston. Quel malheur que je sois obligée de vous le dire !

Il retint la bride de son cheval et la regarda avec sa face de Pendeur.

— Les Français ont-ils débarqué, s’écria-t-il ?

— Monsieur, monsieur, comment pouvez-vous penser à cela ? Que Dieu vous prépare, qu’il vous donne la force et le courage.

— Quelqu’un est-il mort ? dit Mylord. Ce n’est pas Archie ?

— Grâce à Dieu, non, s’écria la femme en tressaillant, puis d’une voix plus naturelle : Non, non, ce n’est pas si terrible que ça. C’est la maîtresse, Mylord, elle vient de s’éteindre devant moi. Elle n’a eu qu’un sanglot et ç’a été fait. Oh, ma jolie petite miss Jannie que je me rappelle si bien.

Et elle recommença ce déluge de lamentations où les femmes de sa classe excellent et même surabondent.

Lord Hermiston, toujours en selle, la contemplait. Puis il sembla reprendre son empire sur lui-même.

— Vraiment, c’est arrivé bien soudainement, dit-il, mais elle a toujours été si chétive.

Et il rentra d’un pas précipité à la maison avec Kirstie aux talons de son cheval.

On avait disposé la morte sur son lit, habillée comme elle l’était pour sa dernière promenade. Elle n’avait jamais été intéressante dans sa vie, elle ne fut pas impressionnante dans la mort ; et tandis que son mari était debout devant elle, les mains derrière son dos puissant, celle qu’il regardait était la véritable image de l’effacement.

— Nous n’avons jamais été faits l’un pour l’autre, remarqua-t-il enfin. Ce fut un mariage absurde.

Et alors, avec une douceur tout à fait inusitée chez lui :

— Pauvre être[5], dit-il.

Et tout à coup :

— Où est Archie ?

Kirstie l’avait emmené dans sa chambre en lui donnant une tartine de confiture.

— Vous avez un peu de bons sens, vous au moins, observa le Juge, et considérant sa gouvernante d’un air rébarbatif :

— Après tout, ajouta-t-il, j’aurais pu faire pire et épouser une Jézabel criarde comme vous.

— Il n’y a personne qui songe à vous, Hermiston s’écria la femme offensée. Nous devons penser à elle, qui en a fini avec tous les chagrins. Est-ce qu’elle aurait pu faire pire, elle ? Dites-moi ça, Hermiston, dites-le devant son cadavre tout froid.

— Eh bien ! il y en a de bien difficiles à contenter, observa Mylord.


CHAPITRE II

Père et fils


Mylord juge était connu de beaucoup de monde ; la personnalité d’Adam Weir ne l’était peut-être de personne. Il n’avait rien à expliquer, rien à dissimuler, il se suffisait entièrement et silencieusement à lui-même ; et ce côté de notre nature qui se montre (trop souvent avec un éclat trompeur) pour conquérir la gloire ou l’amour, semblait lui faire défaut. Il ne tentait pas d’être aimé, il ne se souciait pas de l’être ; il est probable que même la pensée lui en était étrangère. Il fut un avocat admiré, un juge tout à fait impopulaire ; et il regardait de haut ceux qui lui étaient inférieurs dans l’une ou l’autre situation, avocats de moins de poigne ou juges moins détestés. Dans le reste de ses journées ou de ses actions, aucune autre trace de vanité n’apparaissait ; et il traversait la vie comme insensible à ce qui l’environnait, d’un mouvement mécanique qui avait quelque chose d’auguste.

Il voyait peu son fils. Dans ses petites maladies de l’enfance, il demandait de ses nouvelles et lui faisait une visite chaque jour, entrait dans la chambre d’un air à la fois facétieux et terrifiant, faisait négligemment quelques plaisanteries, et sortait précipitamment, au grand soulagement du malade. Un jour, une vacance de la Cour tombant très à propos, Mylord prit sa voiture et conduisit lui-même l’enfant à Hermiston, le lieu habituel de ses convalescences. Il est à croire qu’il avait été plus inquiet que d’habitude, car ce voyage resta toujours dans le souvenir d’Archie comme une chose extraordinaire, son père lui ayant raconté du commencement à la fin, et avec beaucoup de détails, trois assassinats authentiques. Archie suivit les cours que suivaient en général les autres enfants d’Edimburg, l’école supérieure et le collège, et Hermiston le surveillait, mais de très loin, affectant à peine de s’intéresser à ses progrès. Pourtant, chaque jour, après dîner, il le faisait venir, lui donnait des noix et un verre de porto, le regardait d’un air sardonique et le questionnait ironiquement :

— Eh bien, monsieur, qu’avez-vous traduit dans votre livre aujourd’hui, débutait Mylord, puis il lui posait des questions embarrassantes en un latin juridique tout à fait indéchiffrable pour un enfant à peine entré dans Cornélius Népos, dans Papinius et dans Paul.

Mais papa ne se souvenait que de celui-ci. Il n’était pas sévère pour le petit écolier, ayant acquis un grand fond de patience à la barre et il n’éprouvait aucune peine à dissimuler ou à exprimer son désappointement.

— Eh bien, vous avez encore une longue route à faire, observait-il en bâillant, et, comme si Archie était absent, il retombait dans ses propres pensées jusqu’au moment de leur séparation ; alors Mylord prenait la bouteille et son verre, et se retirait dans une chambre du fond de la maison, donnant sur les prairies, pour y étudier ses dossiers jusqu’à une heure avancée de la nuit.

Il n’y avait pas d’homme plus « complet » à la Cour, sa mémoire était merveilleuse, bien qu’exclusivement légale ; s’il y avait à donner une consultation ex-tempore, personne ne la donnait mieux ; toutefois, personne non plus ne s’y préparait avec plus d’ardeur. Sans doute, lorsqu’il passait ainsi ses soirées, ou qu’il était assis à table oubliant la présence de son fils, goûtait-il au fond de lui-même des plaisirs abstraits. Se consacrer entièrement à un travail intellectuel, c’est bien remplir sa vie, et ce n’est peut-être que dans l’étude des lois ou des hautes mathématiques, que ce don de soi-même peut se produire, car ces sciences se suffisent à elles-mêmes sans réaction et procurent continuellement à ceux qui les cultivent une calme et suffisante récompense.

Le travail ardu de son père formait autour d’Archie la meilleure atmosphère qui pût contribuer à son éducation. Sans doute, cette vie de travail ne l’attirait pas, elle le rebutait et le comprimait plutôt. Mais pourtant, c’était toujours dans l’existence de l’enfant, inaperçu comme le tic-tac d’une horloge, un idéal aride et un stimulant sans saveur offert à son imitation.

Mais Hermiston n’était pas seulement un travailleur austère. C’était aussi un solide buveur ; il pouvait rester à boire jusqu’à l’aube et passer directement de la table à son banc de juge, la main ferme et le regard net. Après la troisième bouteille, le plébéien qui était en lui se montrait plus librement : sa parole basse et lourde, sa gaieté bruyante et commune devenaient de plus en plus grossières et vulgaires ; il était moins terrible et infiniment plus répugnant. Or, l’enfant avait hérité de sa mère, Jeanne Rutherford, une délicatesse craintive s’alliant assez mal avec sa violence virtuelle. Dans les jeux avec ses jeunes compagnons, il répondait par un coup à une expression grossière ; à table avec son père (quand le moment fut venu de partager ses beuveries) il devenait pâle et souffrait en silence. Parmi les hôtes qu’il y rencontrait, un seul ne lui était pas intolérable, c’était David Keith Carnegie, Lord Glenalmond. Lord Glenalmond était grand et maigre, avec des traits allongés et de longues mains fines. On le comparait souvent à la statue de Forbes de Culloden qui se trouvait au Parlement, et bien qu’il eût passé la soixantaine, ses yeux bleus avaient encore le feu de la jeunesse. Son extrême dissemblance d’avec les autres compagnons d’Hermiston, son extérieur d’artiste et d’aristocrate échoué parmi ces gens grossiers, tout cela attira l’attention de l’enfant ; et comme l’intérêt et la curiosité sont les choses du monde dont on est le plus vite et le plus sûrement récompensé, Lord Glenalmond fut attiré vers l’enfant.

— Ainsi, voilà votre fils, Hermiston ? demanda-t-il un jour en mettant la main sur l’épaule d’Archie. Il devient grand garçon.

— Hout, dit le gracieux papa, il ressemble à sa mère, — je n’ose pas dire à une oie.

Mais l’étranger retint l’enfant, lui parla, le fit parler, trouva en lui du goût pour les lettres et une belle âme ardente, modeste et juvénile ; il l’encouragea à venir le voir tout simplement, le samedi soir, dans la salle à manger froide et solitaire où il restait à lire dans l’isolement d’un célibataire vieilli, mais habitué à une certaine élégance. La douceur et la grâce du vieux juge, la délicatesse de ses goûts, de ses pensées, de ses paroles, parlaient à Archie le langage de son propre cœur. Il conçut l’ambition de lui ressembler, et quand le jour vint pour lui de choisir une profession, ce fut pour imiter Lord Glenalmond, et non Lord Hermiston, qu’il choisit le barreau : Hermiston voyait cette amitié avec une secrète fierté, mais il ne montrait au dehors qu’un mépris intransigeant. Il ne perdait pas une occasion d’humilier les deux amis par des paroles sèches et brutales, et ce n’était pas difficile, à vrai dire, car ni l’un ni l’autre n’avait la répartie prompte. Il n’avait que mépris pour la cohue des poètes, peintres, musiciens, et leurs admirateurs, la race bâtarde des amateurs. Continuellement ces mots étaient sur ses lèvres :

— Signor violonisto, oh ! pour l’amour de Dieu, plus de ces signors.

— Vous êtes de grands amis, mon père et vous, n’est-ce pas ? demanda une fois Archie.

— Il n’y a personne que je respecte plus que votre père, Archie, répondit Lord Glenalmond. C’est un homme de valeur pour deux raisons : il est grand juriste et loyal comme le jour.

— Vous êtes si différent de lui, dit Archie, fixant son vieil ami avec des yeux semblables à ceux d’un amoureux regardant sa maîtresse.

— Oui vraiment, dit le juge, très différent. Et je crains que vous ne le soyez aussi. Et cependant cela me ferait de la peine si mon jeune ami jugeait mal son père. Il a toutes les vertus d’un Romain. Caton et Brutus étaient ainsi ; je crois que le cœur d’un fils devrait être fier d’une telle hérédité.

— Et moi, j’aimerais mieux qu’il soit un berger en plaid, dit Archie avec une soudaine amertume.

— Et cela n’est ni très sage, ni je crois entièrement vrai, reprit Glenalmond. Avant longtemps, vous verrez que quelques-unes de ces expressions s’élèveront en vous comme des remords. Elles ne sont que littéraires et imagées, elles n’expriment pas exactement votre pensée, votre pensée même n’est pas sérieuse ; et sans doute votre père (s’il était ici) vous appellerait : « signor violonisto ».

Avec le sens infiniment délicat de la jeunesse, Archie évita dès lors ce sujet. Ce fut peut-être dommage. S’il avait parlé — parlé librement — s’il avait répandu ses paroles sans contrainte (comme les jeunes gens aiment et doivent aimer à le faire) il n’y aurait peut-être pas eu d’histoire à écrire sur les Weir de Hermiston. Mais l’ombre d’une menace de ridicule devait suffire. Dans la légère sévérité de ces paroles, Archie lut une défense, et c’est probablement ce que voulait Glenalmond.

En dehors du vieillard, le jeune homme n’avait ni confident, ni ami. Ardent et sérieux, il traversa l’école, le collège, la foule des indifférents, dans le vide que faisait autour de lui sa timidité. Il devint beau, avec l’air ouvert, la parole facile, les manières empreintes d’une grâce juvénile ; il était intelligent, il remporta des prix et brilla dans la « Spéculative Society »[6]. Il semble qu’il aurait dû conquérir une foule d’amis, mais un je ne sais quoi, qu’il tenait de la délicatesse de sa mère et de l’austérité de son père, lui éloignait les sympathies. C’est un fait et un fait bien étrange que, parmi ses contemporains, le fils d’Hermiston passait pour ressembler à son père.

— Vous êtes ami d’Archie Weir ? dit quelqu’un à Frank Innes.

Et Innes répondit avec sa pétulance habituelle et une précision qui, elle, ne lui était pas ordinaire :

— Je connais Weir, mais je n’ai jamais rencontré Archie.

Personne n’avait jamais rencontré Archie, mal plus fréquent chez les fils uniques que chez les autres enfants. Sa personnalité se laissait entrevoir par instant, mais personne n’y faisait attention. Il semblait appartenir à un monde très lointain d’où toute espèce d’intimité devait être bannie ; et il regardait autour de lui l’émulation de ses condisciples, dans l’avenir la monotonie des jours et les connaissances à faire, sans espoir ni intérêt.

Mais le temps vint où le vieux pécheur endurci lui-même se sentit attiré vers le fils de sa chair, le seul continuateur de sa famille, avec une tendresse de sentiment à laquelle il pouvait à peine croire, et qu’il était tout à fait impuissant à expliquer. Mais avec sa figure, sa voix, son attitude, qu’il avait habituées depuis quarante ans à produire la terreur et l’intimidation, Rhadamanthe pouvait être solennel, mais non pas attirant. C’est un fait qu’il essaya d’apprivoiser Archie, mais un fait qu’on ne peut invoquer à la légère : la tentative fut faite d’une manière si peu apparente, et l’échec fut supporté si stoïquement ! Ces natures de fer n’attirent pas la sympathie. S’il ne put arriver à gagner ni l’affection de son fils, ni même son indulgence, il n’en gravit pas moins la pente longue et aride du devoir sans joie ni abattement. Il aurait pu avoir plus de plaisir dans ses relations avec Archie, lui-même par moments le reconnaissait, mais le plaisir n’est qu’un produit inférieur dans la singulière chimie de la vie, et les fous seuls en attendent.

Maintenant que nous avons tous grandi et oublié les jours de notre jeunesse, il nous est difficile de nous faire une idée de l’attitude d’Archie. Il ne fit pas le moindre effort pour comprendre l’homme avec qui il dînait et déjeunait tous les jours. Le moins de peine possible, ou le plus de plaisir, telles, sont les deux alternatives de la jeunesse, et Archie choisissait la première. Le vent froid soufflait-il d’un certain côté — il lui tournait le dos ; il demeurait aussi peu que possible en présence de son père ; et, quand il y était, il détournait les yeux autant que la bienséance le lui permettait. Pendant des centaines de jours, la lampe brilla sur ces deux visages réunis à table, Mylord, couperosé, sombre et railleur, Archie avec sa gaieté latente toujours troublée ou voilée devant son père ; et il n’y avait peut-être pas alors dans toute la Chrétienté, deux hommes plus étrangers l’un à l’autre. Le père, en toute simplicité, parlait de ce qui l’intéressait, ou bien gardait le silence sans affectation. Le fils cherchait dans sa tête quelque sujet de tout repos pouvant lui épargner de nouvelles preuves de la grossièreté inhérente à Mylord ou de sa naïve férocité ; il s’aventurait craintivement dans les sentiers qui pouvaient le rapprocher de son père comme une dame qui relève ses jupes dans un mauvais chemin. S’il se trompait, et si Mylord commençait à prendre la mouche, Archie se repliait sur lui-même, ses sourcils se fronçaient, son rôle dans la conversation s’éteignait ; mais Mylord, tout animé, continuait de répandre avec conviction le pire de lui-même devant son fils silencieux et mécontent.

— Allons, c’est un pauvre cœur que rien n’égaie, disait-il comme conclusion de ces entretiens de cauchemar, mais il faut suivre ma charrue.

Puis, il s’enfermait comme d’habitude dans sa chambre, et Archie s’enfonçait dans la nuit de la cité, tout frissonnant d’animosité et de mépris.


CHAPITRE III

Sur la pendaison de Duncan Jopp


Par hasard, il arriva au cours de l’année 1813, qu’un jour Archie flâna dans la Cour de justice. L’huissier fit place au fils du juge-président. Au banc des accusés, centre de tous les regards, se trouvait un fripon mal bâti, au teint de petit lait, appelé Duncan Jopp, qui avait à défendre sa vie. Son histoire, étalée devant lui sur cette scène publique, était toute de honte, de vice et de lâcheté ; c’était le crime dans toute sa nudité ; et le malheureux entendait tout cela et parfois semblait le comprendre — comme si, par instant, il oubliait l’horreur de l’endroit où il se trouvait, pour se souvenir de la honte qui l’y avait amené. Il tenait la tête baissée et les mains crispées sur la barre : ses cheveux tombaient sur ses yeux, mais parfois il les rejetait en arrière ; puis soudainement abattu par la terreur, il regardait l’auditoire, et ensuite la figure des juges, et son angoisse semblait l’étouffer. Un morceau de flanelle sale était épinglé autour de son cou, et c’était là peut-être ce qui faisait osciller l’âme d’Archie entre le dégoût et la pitié. Cet être était sur le point de disparaître ; pendant quelque temps encore, il serait un homme avec des organes et des sensations, mais dans bien peu de jours, au milieu de la pompe d’un honteux spectacle, il devait cesser d’exister. Et ici, tandis que les spectateurs, par un trait caractéristique de la nature humaine, retenaient leur haleine, lui, tendait sa gorge douloureuse.

Au-dessus de lui, Mylord Hermiston siégeait avec la robe rouge des juges de la Cour criminelle, la figure encadrée de la perruque blanche. Honnête à fond, il n’affectait pas la vertu d’impartialité ; ce n’était pas le cas de se montrer raffiné ; il y avait un homme à pendre, aurait-il dit, et il le pendait. Cependant, il n’était pas possible en voyant Mylord, de le justifier du goût qu’il apportait à sa tâche. Il était visiblement fier dans l’exercice des facultés qu’il avait acquises, de la claire intuition qui le faisait pénétrer de suite jusqu’au nœud de l’affaire, et des simples et grossières railleries avec lesquelles il détruisait toutes les inventions de la défense. Il se mettait à l’aise et plaisantait, se laissant aller jusqu’à apporter dans cet endroit solennel quelque chose de la liberté des tavernes ; et cette guenille humaine avec sa flanelle autour du cou était pourchassée vers le gibet avec des sarcasmes.

Duncan avait une maîtresse, presque aussi misérable et beaucoup plus vieille que lui, qui vint en pleurnichant et en faisant des courbettes, ajouter à sa détresse le poids de sa trahison. Mylord lui fit prêter serment de sa voix la plus tonnante et y ajouta un avertissement sans pitié :

— Attention à ce que vous dites, Jeannette. J’ai l’œil sur vous, j’en ai assez de plaisanter.

Puis, lorsque toute tremblante, elle se fut embarquée dans son histoire :

— Et qu’avons-nous à faire de tout ce verbiage ? vieille bécasse, dit-il en l’interrompant. Voulez-vous dire que vous êtes la maîtresse de l’accusé ?

— S’il vous plaît, Mylord, gémit-elle.

— Pardieu, vous faites un joli couple, observa Mylord ; et il y avait quelque chose de si féroce et de si formidable dans son mépris, que la galerie même ne songea pas à rire.

Le résumé contenait de vraies perles.

Ces deux misérables créatures semblent avoir été faites l’une pour l’autre, nous n’avons pas à expliquer pourquoi. L’accusé, bien qu’il eût pu être autrement, semble être aussi mal bâti d’esprit que de corps. Ni lui, ni la vieille femme ne paraissent avoir eu assez de bon sens pour dire un mensonge quand c’était nécessaire.

Et dans le cours de la sentence, Mylord eut cet obiter dictum :

— J’ai été l’instrument de Dieu pour faire pendre bien des gens, mais je n’ai jamais vu une canaille si décrépite que vous.

Ces mots étaient durs déjà par eux-mêmes, mais l’éclat, la chaleur, le ton fulminant avec lesquels ils furent lancés, le sauvage plaisir que l’orateur trouvait dans sa tâche, firent tinter les oreilles de l’auditoire.

Quand tout fut fini, Archie sortit et trouva le monde changé. Si le crime avait été voilé par un peu de grandeur, s’il y avait eu la moindre obscurité, le moindre doute, peut-être aurait-il compris. Mais le coupable était là, la gorge tendue, dans la sueur d’une agonie mortelle, sans défense ni excuse ; c’était un être couvert de honte, tellement au-dessous de toute sympathie que la pitié semblait permise. Et le juge, avec délice, l’avait poursuivi d’une gaieté monstrueuse, horrible à concevoir, digne tout au plus d’un cauchemar. Ce sont deux choses très différentes de tuer un tigre à la chasse, ou d’écraser un crapaud ; il y a de l’esthétique même aux abattoirs ; mais là, l’ignominie de Duncan Jopp avait rejailli jusque sur son juge et l’avait souillé.

Archie contrepassa ses amis dans High-Street et leur adressa des paroles et des gestes incohérents. Il vit Holyrood comme en rêve ; un souvenir romantique s’éveilla en lui, puis s’évanouit ; il eut une vision des histoires brillantes du passé de la reine Marie et du prince Charlie, du cerf encapuchonné, des splendeurs et des crimes, des velours et des armures brillantes d’autrefois ; puis il abandonna ces images avec un cri de douleur. Il alla porter ses lamentations jusqu’au Marais du Chasseur, mais le ciel était sombre pour lui et l’herbe des champs l’offensait. « Et c’est mon père, disait-il. Je tiens ma vie de lui ; ma chair est la sienne, le pain que je mange est le prix de ces horreurs ! » Il se souvint de sa mère et appuya son front sur le sol. Il pensait à fuir, mais où pouvait-il fuir ? Vers une autre existence, mais en était-il digne d’être vécue dans ce repaire d’animaux sauvages et méchants ?

La période qui précéda l’exécution ressembla à un cauchemar. Il rencontrait son père, il ne voulait pas le regarder, il ne pouvait pas lui parler. Il lui semblait qu’aucune créature vivante ne devait tarder à connaître cette aversion toujours plus menaçante, mais l’épiderme du juge restait insensible. Si Mylord avait été causeur, la trêve n’aurait pu subsister, mais par hasard il était alors d’une humeur tout à la fois silencieuse et acariâtre ; et c’était sous le feu de ses bordées qu’Archie nourrissait l’enthousiasme de sa rébellion. Il lui semblait, du sommet de l’expérience de ses dix-neuf ans, qu’il avait été désigné dès sa naissance pour exécuter une action d’éclat, pour rétablir le culte de la Pitié déchue, pour renverser le démon cornu et aux pieds de bouc qui avait usurpé son trône. De séduisantes utopies jacobines, souvent réfutées par lui à la « Speculative Society » voltigeaient dans son cerveau et le faisaient tressaillir comme des voix ; et il se croyait toujours accompagné par la présence presque tangible de nouvelles croyances et de nouveaux devoirs.

Au matin désigné, il se trouva à l’endroit de l’exécution. Il vit le malheureux qui se débattait, exposé à la populace impudente. Il fut spectateur durant un instant d’une certaine parodie de religion qui sembla dépouiller le pauvre homme de son dernier droit à l’humanité. Puis ce fut l’instant brutal de l’anéantissement, la danse macabre du cadavre semblable à un Guignol brisé. Il était préparé à quelque chose de terrible, mais non pas à cette bassesse tragique. Il resta un moment silencieux, puis il cria : « C’est un assassinat, un défi à Dieu. » Si son père pouvait méconnaître le sentiment qui l’animait, il aurait pu revendiquer comme étant la sienne la voix de stentor avec laquelle ces paroles furent proférées.

Frank Innes l’entraîna loin de la place. Ces deux beaux garçons suivaient les mêmes cours d’études et de récréations ; et éprouvaient une certaine sympathie mutuelle fondée principalement sur leur bonne mine. Elle n’avait jamais été bien profonde. Frank était un garçon mince de nature railleuse, qui n’était pas réellement susceptible de ressentir ou d’inspirer de l’amitié ; aussi leurs relations étaient-elles tout à fait superficielles, résultat d’études identiques et de plaisanteries inspirées par leurs communes relations. Il faut croire que Frank fut effrayé de l’éclat produit par Archie, car il conçut le dessein de ne pas le perdre de vue et, si possible, de ne pas le quitter de toute la journée. Mais Archie qui venait de défier, — est-ce Dieu ou Satan ? — ne pouvait en ce moment écouter la voix d’un camarade de collège.

— Je ne veux pas aller avec vous, monsieur, dit-il, je ne désire pas votre société, je veux être seul.

— Allons, Weir, ne sois pas absurde, dit Innes en le tenant par la manche. Je ne te lâcherai pas jusqu’à ce que je sache ce que tu veux faire ; c’est inutile de brandir cette canne. À ce moment Archie venait de faire un mouvement inattendu, peut-être belliqueux. C’est une histoire insensée, tu le sais bien. Tu sais bien que je joue le rôle du bon Samaritain. Tout ce que je veux, c’est que tu restes tranquille.

— Si vous désirez ma tranquillité, M. Innes, dit Archie, et si vous me promettez de me laisser entièrement à moi-même, j’irai jusqu’à vous dire que je vais à la campagne admirer les beautés de la nature.

— Parole d’honneur ? demanda Frank.

— Je n’ai pas l’habitude de mentir, M. Innes, répartit Archie. J’ai l’honneur de vous souhaiter le bonjour.

— Tu n’oublieras pas la Spec[7] ?

— La Spec ? dit Archie. Oh non, je n’oublierai pas la « Spec ».

Et le jeune homme solitaire emporta loin de la cité son âme torturée, errant tout le jour le long des routes en un pèlerinage sans but et plein de détresse ; et pendant ce temps l’autre se hâtait de répandre en souriant la nouvelle de l’accès de folie de Weir, et de prédire pour le soir une salle pleine à la Speculative, car certainement on pouvait s’attendre à quelque développement excentrique de la question. Je ne sais si Innes avait la moindre foi en sa prédiction, je crois plutôt qu’elle venait de son désir de rendre l’histoire aussi drôle et le scandale aussi grand que possible, non par mauvais vouloir pour Archie, mais pour le seul plaisir d’intéresser les gens. En tout cas, ses paroles furent prophétiques. Archie n’oublia pas la Spec ; il y fit son apparition et au bon moment, et avant la fin de la soirée il avait fait une mémorable impression sur ses camarades. Ce soir-là, il devait justement présider. C’était dans la même salle où la Society se réunit encore, seulement les portraits n’y étaient pas : les hommes qu’ils devaient représenter ne faisaient que commencer leur carrière. Le même lustre aux nombreuses bougies envoyait sa lumière sur la réunion ; Archie était peut-être assis sur le même siège où tant d’autres parmi nous se sont assis depuis. Parfois, il semblait oublier la grande affaire de la soirée, mais même alors il conservait un grand air d’énergie et de détermination. Parfois il intervenait amèrement, et appliquait avec bravade ces amendes qui sont l’artillerie précieuse et rarement employée du Président. Il se figurait peu, en agissant ainsi, combien il ressemblait à son père, mais ses amis le remarquaient et en riaient de bon cœur. Jusqu’alors, sa place si élevée au-dessus de ses camarades, d’école semblait le mettre hors de la possibilité de causer un scandale, mais sa résolution était prise, il était déterminé à vider la coupe de son indignation. Il fit signe à Innes (à qui il venait d’appliquer une amende, et qui venait de l’attaquer à l’instant même) de venir le remplacer dans la chaise du Président, puis il descendit de la plateforme et se plaça près de la cheminée ; la lueur des nombreuses bougies de cire tombait éclatante sur sa pâle figure, tandis que, derrière lui, le reflet du grand feu rouge faisait ressortir sa mince silhouette. Il déclara qu’il avait à proposer l’amendement suivant comme prochain sujet de discussion : « Si la peine capitale était d’accord avec la volonté de Dieu et la politique humaine. »

Un souffle d’embarras, quelque chose comme de l’épouvante se répandit dans la salle, tant ces paroles paraissaient audacieuses dans la bouche du fils unique d’Hermiston. Mais personne n’appuya son amendement ; la question préalable fut vite proposée et votée à l’unanimité ; et momentanément le scandale fut étouffé. Innes triomphait de l’accomplissement de sa prophétie. Archie et lui étaient devenus maintenant les héros de la soirée ; mais quand l’assemblée se sépara, tandis que tout le monde entourait Innes, un seul parmi tous ses compagnons vint parler à Archie.

— Eh bien, Weir, c’est une incursion un peu raide que vous avez faite là, observa cet homme courageux, le prenant confidentiellement par le bras tandis qu’ils sortaient.

— Je ne crois pas que ce soit une incursion dit Archie d’un air boudeur. C’est plutôt la guerre. J’ai vu pendre cette pauvre brute ce matin ; et mon cœur se soulève encore à ce souvenir.

— Chut, chut, dit son compagnon, lâchant son bras comme on lâche un fer chaud, et il le quitta pour aller chercher un sujet moins brûlant auprès de ses autres camarades.

Archie se trouva seul. Le dernier de ses fidèles, c’était peut-être seulement le plus hardi des curieux, avait fui. Il considéra la masse noire des autres étudiants qui montaient et descendaient la rue en groupes bruyants ou chuchotants. Et l’isolement de cet instant pesa sur lui comme un mauvais augure et comme le symbole de sa destinée dans la vie. Lui, qui avait été élevé dans une crainte incessante, au milieu de serviteurs toujours tremblants, dans une maison qui tressaillait en silence à la moindre colère passant dans la voix du maître, il se vit tout à coup à deux doigts du gouffre sanglant de la guerre et ce fut avec terreur qu’il en mesura les dangers et la profondeur. Il fit un détour pour trouver l’ombre dans les rues mal éclairées, arriva dans une cour derrière les communs, et là, regarda pendant longtemps la lumière qui brûlait immobile dans la chambre du juge. Plus il regardait ce rideau de fenêtre éclairée, plus troublante devenait pour lui l’image de l’homme assis derrière ce voile, tournant indéfiniment des feuilles de dossiers ; s’arrêtant pour avaler un verre de porto, ou se levant pour aller d’un pas lourd voir les livres rangés le long des murs afin d’y vérifier un texte. Il n’arrivait pas à allier le juge brutal avec le savant laborieux et calme, le trait d’union lui échappait : il y avait une telle dualité dans ce caractère qu’il lui était impossible d’arrêter à l’avance un plan de conduite ; et il se demandait s’il avait bien fait de se plonger dans une affaire dont l’issue ne pouvait être prévue, puis tout de suite après, sa confiance en lui diminuant jusqu’à la lassitude, s’il avait agi loyalement en attaquant son père ? Car il l’avait attaqué, il l’avait défié deux fois devant une nuée de témoins, il l’avait souffleté publiquement devant la foule. Qui l’avait chargé de juger son père dans ces questions incertaines et abstraites ? Il avait usurpé une fonction. Un étranger aurait pu le faire ; mais de la part d’un fils, il n’y avait pas à se faire illusion, de la part d’un fils, c’était perfide. Et maintenant, entre ces deux natures si antipathiques, si odieuses l’une à l’autre, il y avait un affront impardonnable. Et Dieu seul, par sa Providence, pouvait savoir de quelle manière il serait ressenti par Lord Hermiston.

Ces craintes le torturèrent toute la nuit et continuèrent à le harceler dans la matinée d’hiver qui suivit ; elles l’accompagnaient d’un cours à un autre ; elles le rendirent d’une sensibilité extrême à tout changement vrai ou supposé dans l’attitude de ses camarades ; il les entendait se mêler à la voix du professeur, et elles revinrent avec lui le soir, inapaisées et même accrues. La cause de cet accroissement de terreur fut une rencontre fortuite avec le célèbre Dr  Gregory. Archie, immobile, regardait vaguement la vitrine éclairée d’une librairie, tout en essayant de recouvrer des forces pour la lutte qui ne pouvait plus tarder. Mylord et lui s’étaient rencontrés et séparés le matin comme ils le faisaient depuis longtemps, en échangeant à peine les marques ordinaires de la civilité ; et il était évident pour le fils que rien encore n’était arrivé aux oreilles du père. En vérité, quand il se représentait l’attitude imposante de Mylord, une timide espérance lui venait que peut-être il ne se trouverait personne assez audacieux pour lui conter l’histoire. Si cela était, se demandait-il, recommencerait-il ? Et il ne trouvait pas de réponse. Ce fut à ce moment qu’une main se posa sur son bras et qu’une voix lui dit à l’oreille :

— Cher monsieur Archie, vous feriez mieux de venir me voir.

Il tressaillit, se retourna, et se trouva face à face avec le Dr  Gregory.

— Et pourquoi irais-je vous voir ? demanda-t-il avec ce ton de défi qu’ont parfois les malheureux.

— Parce que vous paraissez extrêmement souffrant, dit le docteur, et qu’évidemment vous avez besoin de soins, mon jeune ami. Les braves gens sont rares, vous savez, et il n’y a pas beaucoup de gens qui seraient aussi regrettés que vous. Il n’y en a pas beaucoup qu’Hermiston regretterait.

Et avec un signe de tête et un sourire, le docteur s’éloigna. Un instant après, Archie le poursuivait, et à son tour, mais plus rudement, il le saisissait par le bras.

— Que voulez-vous dire ? Que voulez-vous dire par ces paroles ? Qu’est-ce qui vous fait croire qu’Hermis… que mon père me regretterait ?

Le docteur se retourna et le dévisagea d’un œil de praticien. Un homme beaucoup plus sot que le Dr  Gregory aurait sans doute deviné la vérité, mais quatre-vingt-dix-neuf sur cent, même en étant également portés à la bienveillance, auraient fait la sottise d’exagérer, un peu par charité. Le Docteur fut mieux inspiré. Il connaissait bien le père ; sur cette pâle figure, pleine à la fois d’intelligence et de souffrance, il devina quelque chose et il dit sans excuses ni ornements l’exacte vérité.

— Quand vous avez eu la rougeole, monsieur Archibald, vous avez été très malade et j’ai cru que vous alliez me filer entre les doigts, dit-il. Eh bien, votre père, était inquiet. Comment l’ai-je su ? me direz-vous. Simplement parce que j’ai l’habitude d’observer. Dix mille se seraient trompés au signe que j’ai remarqué ; mais peut-être — je dis peut-être parce qu’il est un homme difficile à comprendre — mais peut-être ce signe ne l’a-t-il plus fait depuis. Voyez plutôt vous-même ce signe surprenant. Voici : un jour, j’allai vers lui : « Hermiston, dis-je, il y a un changement. » Il ne dit pas un mot, ses yeux étincelèrent (pardonnez-moi l’image) comme ceux d’un fauve. « Un changement en mieux, dis-je. » Et je l’entendis distinctement reprendre sa respiration.

Le docteur ne perdit pas l’occasion de renforcer un effet ; mettant la main à son chapeau à bords retroussés (une forme ancienne à laquelle il tenait) il répéta : « Distinctement » en levant les sourcils ; puis il laissa Archie tout interloqué dans la rue.

L’anecdote peut paraître infime, et cependant elle eut une portée immense pour Archie.

— Je ne savais pas que mon père eût tant de sang dans les veines.

Il n’avait jamais rêvé que son père, cet antique aborigène, cet Adam dur comme de la pierre, eût assez de cœur pour être ému au moindre degré à propos d’un autre ; et que cet autre fût lui-même, lui qui l’avait insulté. Avec la générosité de la jeunesse, Archie passa instantanément dans le camp opposé avec armes et bagages ; il se créa tout de suite une nouvelle image de Lord Hermiston, celle d’un homme d’une dureté de fer à l’extérieur, et au dedans d’une sensibilité extrême. L’esprit de vile raillerie, la langue qui avait poursuivi Duncan Jopp d’insultes inhumaines, les attitudes détestées qu’il connaissait et craignait depuis si longtemps, tout était oublié ; et il se hâtait de rentrer, impatient de confesser ses méfaits, impatient de se mettre à la merci du beau caractère qu’il imaginait.

Le réveil fut dur et ne se fît pas attendre. Tandis qu’au crépuscule il s’approchait du seuil de la maison déjà éclairée, il reconnut la silhouette de son père arrivant du côte opposé. Les dernières lueurs du jour traînaient encore ; mais quand la porte s’ouvrit, le vif éclat jaune de la lampe jaillit sur le palier, tombant en plein sur Archie tandis qu’il s’effaçait pour céder le pas à son père, suivant en cela une vieille coutume respectueuse. Le juge arriva sans hâte, d’un pas majestueux et ferme, le menton haut, la figure fortement éclairée par la lueur de la lampe, la bouche serrée. Il n’y avait pas ombre de changement d’expression dans sa physionomie ; sans regarder ni à droite ni à gauche, il monta l’escalier, passant tout près d’Archie et entra dans la maison. Instinctivement, le jeune homme, à son approche, avait fait un mouvement vers lui ; instinctivement, il recula vers la balustrade tandis que le vieillard passait à son côté avec une ostensible indignation. Les paroles étaient désormais inutiles — il savait tout — peut-être plus que la réalité — et l’heure du jugement était imminente.

Après cet écroulement soudain de ses espérances, devant ce symptôme d’un danger menaçant, peut-être Archie songea-t-il d’abord à s’enfuir. Mais, ce lui fut impossible. Mylord, après avoir pendu son manteau et son chapeau, se retourna vers le seuil éclairé, et de son pouce fit un signe silencieux et impérieux ; alors, poussé par l’étrange instinct de l’obéissance, Archie le suivit dans la maison.

Un lourd silence régna sur la table du juge tant que dura le dîner, et dès qu’ils eurent achevé de manger, celui-ci se leva.

— Mac Killop, portez le vin dans ma chambre, dit-il ; et s’adressant à son fils :

— Archie, nous avons à causer.

À ce moment désespéré, pour la première et dernière fois, Archie sentit son courage défaillir :

— J’ai un rendez-vous, dit-il.

— Il faut le manquer alors, dit Hermiston, et il le précéda dans son cabinet.

La lampe était voilée par un abat-jour, le feu disposé avec art, la table couverte d’une forte épaisseur de dossiers en bon ordre, la salle entièrement encadrée par le dos des livres de droit qui ne laissaient place qu’à la fenêtre et aux portes.

Pendant un instant, Hermiston se chauffa les mains au feu, en tournant le dos à Archie ; puis tout à coup il lui fit voir son visage sinistre de juge-pendeur.

— Qu’ai-je appris de vous ? demanda-t-il.

Il n’y avait pas de réponse possible pour Archie.

— Je vais vous le dire alors, poursuivit Hermiston ; il paraît que vous avez braillé contre l’auteur de votre existence et un juge de Sa Majesté dans le pays ; et cela sur la voie publique, pendant qu’on exécutait un ordre de la Cour. En outre, il paraît que vous avez donné libre cours à vos opinions dans une société de conférence d’étudiants.

Il s’arrêta un instant, puis avec une amertume extraordinaire, il ajouta :

— Misérable idiot.

— Je me proposais de vous en parler, balbutia Archie, je vois que vous êtes bien informé.

— Bien obligé, dit Mylord, et il prit son siège habituel. Ainsi vous désapprouvez la peine capitale ? ajouta-t-il.

— Je le regrette, monsieur, mais je vous l’avoue, dit Archie.

— Je le regrette aussi, dit Mylord. Maintenant, si vous voulez, nous allons étudier cette affaire d’un peu plus près. Donc, à l’exécution de Duncan Jopp — et vraiment vous aviez trouvé là un beau client — au milieu de la populace de la cité, vous avez jugé bon de crier : « C’est un meurtre et mon cœur se soulève contre celui qui a fait pendre cet homme. »

— Non, monsieur, ce n’étaient pas là mes paroles, s’écria Archie.

— Quelles étaient donc vos paroles ? demanda

— Je crois que j’ai dit : « Je déclare que c’est un assassinat », dit le fils. Pardon, un défi à Dieu. Je n’ai nul désir de cacher la vérité, ajouta-t-il, et il regarda un instant son père en face.

— Dieu, il n’y avait plus besoin que de cela encore, s’écria Hermiston. Et alors vous n’avez rien dit de votre soulèvement de cœur ?

— C’est plus tard, Mylord, quand j’ai quitté la conférence. J’ai dit que j’étais allé voir pendre ce pauvre homme et que cela m’avait soulevé le cœur.

— Ah vraiment, dit Hermiston. Et je suppose que vous saviez qui l’avait fait pendre.

— Je dois vous dire, pour tout vous expliquer, que j’étais présent à l’audience. Je vous demande pardon de toute expression qui ne vous semblerait pas respectueuse. Ma situation n’est pas gaie, dit le malheureux héros, maintenant en face de l’explication qu’il avait voulue. J’ai pris connaissance de quelques-unes de vos causes. J’étais présent quand Jopp fut jugé. C’était une hideuse affaire, père, c’était une chose hideuse. Grande était sa vilenie, je le veux bien, mais pourquoi le poursuivre avec une vilenie égale à la sienne ? Car il était poursuivi avec joie, oui, c’est bien le mot — vous le poursuiviez avec joie, et moi je regardais cela, Dieu me pardonne, avec horreur.

— Vous êtes un jeune homme qui n’approuve pas la peine capitale, dit Hermiston. Eh bien, moi, je suis un vieillard qui l’approuve. J’étais heureux de faire pendre Jopp, et pourquoi prétendrais-je que je ne l’étais pas ? Vous êtes pour la franchise, paraît-il, vous ne pouvez même pas fermer la bouche sur la voie publique, pourquoi fermerais-je la mienne à la barre, moi qui suis le magistrat du roi, le porteur du glaive, la terreur des malfaiteurs, comme j’étais dès le commencement et comme je serai jusqu’à la fin. C’en est assez. Hideuse. Je n’ai jamais pensé à ça, je ne suis pas fait pour être joli. Je suis un homme qui marche tout droit dans ses affaires de chaque jour, et cela suffit.

Peu à peu, à mesure qu’il parlait, il avait abandonné le ton sarcastique ; maintenant chacune de ses paroles revêtait quelque chose de la dignité du magistrat.

— Je voudrais savoir si vous pouvez en dire autant, continua-t-il, mais vous ne le pouvez pas. Vous avez pris connaissance de quelques-uns de mes procès, dites-vous. Mais ce n’était pas pour y étudier le droit, c’était pour y épier les faiblesses de votre père ; belle occupation pour un fils. Vous prenez vos ébats maintenant, vous vous lancez dans la vie comme un taureau sauvage. Il n’est pas possible que vous songiez au barreau plus longtemps. Vous n’êtes pas fait pour ça ; là, il n’y a pas de place pour s’ébattre. Une autre raison encore : que vous soyez mon fils ou non, vous vous êtes permis de censurer publiquement un sénateur membre de la Cour de justice, et je tiendrai la main à ce que vous n’y soyez pas admis vous-même. Il y a des règles de convenance à observer. Mais alors, il y a d’autres conséquences ; que faire de vous maintenant ? Il faut que vous trouviez quelque chose, car je ne souffrirai pas que vous ne fassiez rien. À quoi vous imaginez-vous être bon ? La chaire ? Non, on ne pourrait faire entrer la théologie dans une tête aussi faible. Celui qui s’effarouche de la loi des hommes ne saurait faire observer la loi de Dieu. Que feriez-vous de l’enfer ? Votre cœur ne se soulèverait-il pas contre lui ? Non, il n’y a pas de place pour prendre des ébats dans les quatre livres de Calvin. Alors quoi ? Parlez. N’avez-vous aucune idée ?

— Mon père, laissez-moi aller en Espagne, dit Archie. C’est tout ce que je puis faire, aller me battre.

— Quoi, c’est tout ? répliqua le juge. Et ce serait bien assez si je le permettais. Mais je n’ai pas assez confiance en vous pour vous envoyer si près des Français, vos idées sont déjà assez françaises.

— Vous ne me rendez pas justice, monsieur, dit Archie, je suis franc, je ne veux pas me vanter ; mais quelque sympathie que j’aie pu avoir pour la France…

— Avez-vous été si franc vis-à-vis de moi ? interrompit le père.

Il n’y eut pas de réponse.

— Je ne crois pas que vous l’ayez été, continua Hermiston. Et je n’enverrai pas pour le service du roi, que Dieu le bénisse, un fils qui s’est montré si peu loyal vis-à-vis de son propre père. Vous pouvez prendre vos ébats dans les rues d’Édimbourg, quel mal y a-t-il ? La boue que vous agiterez ne saurait m’atteindre. Et y aurait-il encore ici vingt mille imbéciles comme vous, ils auraient le chagrin de voir qu’un Duncan Jopp n’en serait pas moins pendu. Mais, il n’y a pas d’ébats possibles dans un camp, et si vous deviez y aller, vous verriez par vous-même si Lord Wellington approuve, oui ou non, la peine capitale. Vous, un soldat ! cria-t-il dans un brusque élan de mépris. — Femmelette, les soldats en brairaient comme des ânes.

Comme au baisser d’un rideau, Archie s’aperçut de la fausseté de sa position et en fut honteux. En même temps, il éprouvait une vive impression de la valeur essentielle du vieillard qui était devant lui. D’où lui venait-elle ? Il est difficile de le dire.

— Eh bien, vous n’avez pas d’autres propositions ? reprit Mylord.

— Vous avez pris la chose avec tant de calme, monsieur, que je ne puis qu’en avoir honte, commença Archie.

— J’en suis pourtant plus écœuré que vous ne vous l’imaginez, dit Mylord.

Le sang monta aux joues d’Archie.

— Excusez-moi, je voulais dire que vous aviez accepté mon affront… je reconnais que c’était un affront, je n’avais pas l’intention de vous faire des excuses, mais je vous les fais, je vous demande pardon ; cela n’arrivera plus, je vous en donne ma parole d’honneur. Je dois dire aussi que j’admire votre générosité pour celui… qui vous a… offensé, conclut Archie, la gorge serrée.

— Je n’ai pas d’autres fils, voyez-vous, dit Hermiston. Et j’en ai un joli, vraiment. Mais il faut que je m’en arrange le mieux possible, et que puis-je en faire ? Si vous étiez plus jeune, je vous aurais fouetté pour cette démonstration ridicule. À présent, je n’ai plus qu’à mépriser et à vous supporter. Mais il y a une chose qu’il faut bien comprendre. Comme père, je puis passer là-dessus en rongeant mon frein, mais si j’avais été le Lord réquisiteur au lieu du Lord juge, qu’il soit mon fils ou non, M. Archibald Weir aurait passé la nuit en prison.

Maintenant Archie était dompté. Lord Hermiston était rude et cruel, et pourtant le fils sentait en lui une noblesse austère, une abnégation profonde qui lui faisait remplacer les sentiments intimes de l’homme par les devoirs du juge. À chaque parole, le sentiment de la grandeur d’âme de Lord Hermiston le touchait davantage ; et en même temps il sentait sa propre faiblesse, à lui qui avait frappé — et peut-être bassement frappé — son propre père, sans même parvenir jusqu’au point de le blesser.

— Je m’en remets à vous sans réserve, dit-il.

— C’est la première parole sensée que vous ayez dite ce soir, dit Hermiston. Je puis vous dire que cela devait finir ainsi, d’une manière ou d’une autre. Mais il vaut mieux que vous y soyez venu vous-même, que de me faire du tapage. Eh bien, mon avis — et mon avis est le meilleur — il n’y a qu’un métier que vous puissiez faire convenablement, c’est celui de fermier. Vous ne pourrez au moins pas faire de mal. Si vous voulez vous chamailler, vous pourrez vous chamailler avec le bétail ; et la seule peine capitale qui pourra vous heurter sera celle qui résulte de la pêche aux truites. Mais, je n’aime pas les fermiers paresseux ; tout homme doit travailler, ne serait-ce qu’à colporter des ballades ; travailler, ou bien être fouetté, ou bien être pendu. Si je vous place à Hermiston, je veux que vous fassiez travailler cette ferme comme elle ne l’a jamais été jusqu’à présent ; il faudra que vous connaissiez les moutons comme le berger ; vous serez là mon fermier et j’entends y gagner. Est-ce compris ?

— Je ferai de mon mieux, dit Archie.

— Eh bien, alors, j’enverrai demain un mot à Kirstie, et vous partirez après-demain, dit Hermiston. Et puis vous essaierez d’être moins idiot, conclut-il avec un sourire glacial, et immédiatement il se retourna vers les papiers de son bureau.


CHAPITRE IV

Opinions de la Cour


Assez tard, dans la même soirée, après une promenade désordonnée, Archie fut introduit dans la salle à manger de Lord Glenalmond. Celui-ci était assis, un livre sur les genoux, devant trois maigres morceaux de charbon rougis. Dans sa robe, au banc des juges, Glenalmond paraissait avoir une certaine corpulence, mais ce soir, l’ornement était absent, et ce fut un homme semblable à une perche qui se leva légèrement de son siège pour recevoir le visiteur. Archie avait beaucoup souffert durant ces derniers jours ; il avait encore plus souffert ce soir, sa figure était pâle et ses traits tirés, ses yeux farouches et sombres. Pourtant, Lord Glenalmond le salua sans le moindre indice ni de surprise, ni de curiosité.

— Entrez, entrez, dit-il. Entrez et asseyez-vous. Carstairs (c’était son domestique) arrangez le feu et apportez-nous ensuite quelque chose pour souper. Et se tournant vers Archie, dé l’accent le plus banal : Je vous attendais un peu, ajouta-t-il.

— Pas pour souper, dit Archie, il me serait impossible de manger.

— Non, ce n’est pas impossible, dit le grand vieillard en lui posant la main sur l’épaule, et même, si vous voulez me croire, c’est nécessaire.

— Vous savez ce qui m’amène ? dit Archie dès que le domestique eut quitté la salle.

— Je le devine, je le devine, répartit Lord Glenalmond. Et nous en causerons tout à l’heure, quand Carstairs nous aura servis, et que vous aurez mangé un morceau de mon bon fromage de Cheddar et bu un grand verre de porter[8], pas avant.

— Il m’est impossible de manger, répéta Archie.

— Là, là, dit Lord Glenalmond. Vous n’avez rien mangé aujourd’hui, et je crois pouvoir dire, rien mangé hier. Il n’y a pas d’état de choses qui ne puisse devenir pire ; c’est peut-être une affaire très désagréable, mais si vous deviez tomber malade et mourir, ce serait encore pire, et cela pour tous ceux qui vous entourent, — pour tous ceux qui vous entourent.

— Je vois que vous savez tout, dit Archie. Où l’avez-vous appris ?

— À la foire aux scandales, au Parlement, dit Glenalmond. Le bruit court d’abord parmi le public et le barreau, puis il monte jusqu’à la Cour et la rumeur parvient enfin jusqu’au cabinet des juges.

Carstairs revint en ce moment et servit rapidement un petit souper. Pendant ce temps, Lord Glenalmond parla tout naturellement et d’une façon un peu vague de sujets indifférents, en sorte qu’on peut dire qu’il faisait un bruit agréable, plutôt qu’il n’entretenait une véritable conversation ; Archie était assis en face de lui, n’y faisant pas attention et méditant sur ses torts et ses erreurs.

Mais aussitôt que le domestique fut sorti, de nouveau il s’écria avec impétuosité :

— Qui l’a dit à mon père ? Qui a osé le lui dire ? Serait-ce vous ?

— Non, ce n’est pas moi, dit le juge, bien que — pour être tout à fait franc avec vous, et maintenant que je vous ai vu, et averti — ç’aurait pu être moi. Je crois que c’est Glenkendie.

— Ce petit bout d’homme, s’écria Archie.

— Comme vous le dites, ce petit bout d’homme, reprit Mylord, bien que vraiment, ce ne soit pas une expression convenable pour désigner un membre de la Cour de Justice. Nous écoutions les avocats dans une affaire interminable et insupportable qui se plaidait devant les quinze ; Creech s’étendait en longueur sur une investiture, quand je vis Glenkendie se pencher en avant tout près d’Hermiston, la main sur la bouche, et lui faire une communication secrète. Personne n’aurait pu en deviner la nature en regardant votre père, mais en regardant Glenkendie, oui, la malice étincelait dans ses yeux d’une manière un peu grossière. Mais votre père ne montrait rien. Un homme de granit. L’instant d’après, il étreignait Creech dans ses serres : « Monsieur Creech, dit-il, je veux voir cet acte », et trente minutes après, dit Glenalmond avec un sourire, MM. Creech et Cie étaient engagés dans une bataille superbe et acharnée qui se termina, j’ai à peine besoin de vous le dire, par leur déroute totale. Ils furent déboutés de leur demande. Non, je doute que jamais Hermiston ne fut mieux inspiré, il jouissait littéralement, in apicibus juris, de cet air des cimes de la justice.

Archie ne put y tenir davantage. Il repoussa son assiette et interrompit le cours si lent de cette conversation insignifiante pour lui :

— Allons, dit-il, je n’ai été qu’un fou, si je n’ai pas été pire. Jugez entre nous — jugez entre un père et un fils. Je puis vous parler à vous, ce n’est pas comme à… Je vous dirai ce que je sens et ce que je pense faire, et vous jugerez, répéta-t-il.

— Je décline la fonction, dit Glenalmond, avec le plus grand sérieux. Mais, mon cher enfant, si cela vous fait du bien de parler, si cela vous intéresse d’écouter ce que j’aurai à vous dire quand je vous aurai entendu, je suis tout à votre disposition. Pour une fois, permettez à un vieillard de vous dire, sans rougir, qu’il vous aime comme un fils.

À ce moment on entendit un faible sifflement dans la gorge d’Archie.

— Ah ! s’écria-t-il, c’est bien cela. Aimer. Comme un fils. Et comment croyez-vous que j’aime mon père ?

— Calmez-vous, calmez-vous, dit Mylord.

— Je serai calme, dit Archie. Et je serai franc, complètement. Je n’aime pas mon père, je me demande quelquefois si je ne le hais pas. C’est une honte ; peut-être un péché ; mais du moins devant Dieu qui me voit, ce n’est pas de ma faute. Comment pourrais-je l’aimer ? Il ne m’a jamais parlé, jamais souri, je ne crois pas qu’il m’ait jamais regardé. Vous connaissez sa manière de parler ? Vous ne parlez pas ainsi, vous, et cependant vous pouvez rester près de lui et l’écouter sans frissonner ; moi je ne le puis pas. Tout mon être souffre quand il commence à parler et j’ai envie de le frapper au visage. Et tout ça n’est encore rien. J’étais au jugement de Jopp. Vous n’y étiez pas, mais vous devez l’avoir entendu souvent, du reste il est connu pour ça, pour être — voyez ma situation — il est mon père et voilà comme il faut que j’en parle — il est connu pour être une brute, un homme cruel, un lâche. Lord Glenalmond je vous en donne ma parole d’honneur, lorsque je sortis de cette audience, je voulais mourir — cette honte était au-dessus de mes forces — mais, je… je…

Il se leva de son siège et commença d’arpenter la chambre avec agitation.

— Oui, mais que suis-je ? Un enfant qui n’a jamais été mis à l’épreuve, qui n’a jamais rien fait que cette misérable et inutile folie envers son père. Mais, Mylord, je vous l’avoue, car je me connais, je suis au moins de cette espèce d’homme — ou plutôt d’enfant, si vous aimez mieux — qui préférerait mourir plutôt que de laisser souffrir quelqu’un comme cette canaille a souffert. Et puis, qu’ai-je fait ? Je le vois bien maintenant, j’ai fait une folie, comme je vous l’ai dit en commençant ; et j’ai reculé et j’ai demandé pardon à mon père et j’ai remis entièrement mon sort entre ses mains — et il m’envoie à Hermiston. Pour la vie, je suppose, ajouta-t-il avec un triste sourire. Et qu’ai-je à dire ? Il me frappe comme il en a réellement le droit, et il me traite encore mieux que je ne l’aurais mérité.

— Mon pauvre, mon cher enfant, observa Glenalmond. Mon cher, et, si vous me permettez de le dire, mon pauvre fou d’enfant. Vous ne faites que découvrir où vous êtes ; pour quelqu’un de votre caractère ou du mien, c’est une découverte vraiment pénible. Le monde n’est pas fait pour nous, il a été fait pour un milliard d’hommes, tous différents les uns des autres et de nous ; ici-bas il n’y a pas de route royale, nous ne pouvons que grimper et retomber. Ne croyez pas que je sois surpris de ce qui vous arrive, ne supposez pas que j’aie jamais pensé à vous blâmer ; réellement, je vous admire plutôt. Mais il me vient à l’esprit une ou deux observations sur ce qui nous occupe et si vous voulez les écouter sans passion, elles vous amèneront peut-être à regarder cette affaire avec plus de calme. D’abord, je ne puis pas vous acquitter tout à fait du chef d’intolérance. Vous semblez avoir été blessé profondément de ce que votre père parle d’une manière un peu grossière après dîner, ce qui lui est parfaitement permis, et ce qui me semble même (bien que cela ne me plaise pas beaucoup non plus) n’être qu’une question de goût. Votre père, j’ai à peine besoin de vous le rappeler, car c’est un fait par trop banal, est plus âgé que vous. Tout au moins, il est major et sui juris, et il est libre de se plaire à cette sorte de conversation. Et puis, savez-vous qu’il pourrait avoir un bon argument contre vous et moi ? Nous le trouvons quelquefois grossier, mais je soupçonne qu’il pourrait peut-être nous dire qu’il nous trouve ennuyeux. Peut-être est-ce une objection très juste ?

Il regarda Archie d’un œil rayonnant de malice, mais il ne put obtenir aucun sourire.

— Et maintenant, continua le juge, passons à Archibald et à son opinion sur la peine capitale. Classiquement, c’est une opinion très plausible ; naturellement, je ne veux pas et ne puis pas la partager ; mais cela ne veut pas dire que beaucoup de gens capables et d’une grande valeur, ne l’aient pas soutenue autrefois. Il est possible même, qu’autrefois aussi, j’aie quelque peu trempé dans la même hérésie. Mon troisième client, ou peut-être mon quatrième, fut la cause de mon changement d’opinion. Je n’ai jamais vu d’homme en qui je croyais davantage, j’aurais mis la main au feu pour lui ; je me serais fait mettre en croix pour lui, et quand arriva l’audience, il se dessina graduellement devant moi, éclairé par la lumière de preuves évidentes, comme un coquin si bas, si impassible, si dépourvu de cœur que je fus tenté de jeter mon dossier sur la table. Je m’indignai contre cet homme avec une chaleur encore plus ardente que celle que j’avais mise à préparer sa défense. Cependant, je me disais : Non, tu as accepté cette affaire, et ce n’est pas parce que tu as changé d’idée qu’elle doit être abandonnée. Tout ce riche flot d’éloquence que tu préparas l’autre nuit avec tant d’enthousiasme n’est pas à sa place, et cependant il ne faut pas l’abandonner, il faut dire quelque chose. Ainsi, je dis quelque chose, et je le tirai d’affaire. Cela fit ma réputation. Mais après une telle expérience, on est formé. Un homme ne doit pas apporter ses passions à la barre ou sur le siège du juge, ajouta-t-il.

L’histoire avait légèrement ravivé l’intérêt d’Archie.

— Je ne puis pas nier, commença-t-il, mais il me semble… je crois que pour certains hommes, il vaudrait mieux être morts. Mais que sommes-nous pour comprendre les raisons d’être des pauvres créatures de Dieu ? Comment pouvons-nous avoir confiance en nous-mêmes quand il semble que Dieu lui-même doit réfléchir deux fois, avant de fouler quelqu’un aux pieds et de le faire avec joie ? Oui, avec joie. Tigris ut aspera[9].

— Ce n’est peut-être pas un spectacle très agréable, dit Glenalmond. Et cependant, voyez-vous, je crois qu’il a quelque chose de grand.

— J’ai causé longtemps avec lui ce soir, dit Archie.

— Je le supposais, dit Glenalmond.

— Et il m’a étonné — oui, je ne peux pas le nier, — il m’a étonné par ce qu’il avait en lui de grandeur, poursuivit le fils. Oui, il est grand. Il ne m’a pas dit un mot de lui. Il n’a parlé que de moi. Je crois que je l’admirais. Ce qu’il y a d’affreux…

— Voulez-vous que nous n’en parlions plus, interrompit Glenalmond. Vous le savez très bien, brasser et rebrasser tout cela ne peut vous soulager en aucune manière et je me demande parfois si vous et moi — deux sentimentaux, s’il en est — sommes tout à fait de bons juges pour les simples hommes.

— Que voulez-vous dire ? demanda Archie.

— Pouvons-nous être de bons juges, voilà ce que je veux dire, répondit Glenalmond. Pouvons-nous être justes vis-à-vis des autres ? Ne leur demandons-nous pas trop ? Il y a un mot de vous qui m’a frappé il y a un instant : vous me demandiez qui nous sommes pour connaître toutes les raisons d’être des pauvres créatures de Dieu. Vous pensiez seulement, d’après ce que j’ai compris, à la peine capitale. Mais ne peut-on pas, — je vous le demande, — l’appliquer à toutes sortes de jugements. Y a-t-il moins de difficulté à juger, si un homme est bon, ou à moitié bon, qu’à juger le pire des criminels ? Chacun ne peut-il avoir des excuses valables ?

— Ah, mais il n’est pas question de punir les bons, s’écria Archie.

— Non, en effet, dit Glenalmond. C’est pourtant ce que nous faisons. Votre père, par exemple.

— Vous croyez que je l’ai puni, s’écria Archie.

Lord Glenalmond inclina la tête.

— Et c’est vrai, dit Archie. Et le pire, c’est que je crois qu’il le sent. Jusqu’à quel point, qui peut le savoir, avec un homme pareil ? Mais je crois qu’il le sent.

— Et moi j’en suis sûr, dit Glenalmond.

— Il vous en a parlé, alors ? s’écria Archie.

— Oh non, répliqua le juge.

— Eh bien, je vais vous le dire franchement, dit Archie ; je veux lui donner une compensation. J’irai à Hermiston, je m’y suis déjà engagé vis-à-vis de moi-même. C’est ce qu’il a voulu. Et maintenant, je m’engage vis-à-vis de vous et devant Dieu, à fermer la bouche sur la peine capitale et sur tous les autres sujets, où nos idées pourraient être en opposition, pendant combien de temps ? Quand aurai-je assez de bon sens ? — dix ans. Est-ce bien ?

— C’est bien, dit Mylord.

— C’est tout ce que je puis faire, dit Archie. C’est assez pour ce qui me regarde, c’est assez abaisser mon amour-propre. Mais, vis-à-vis de lui que j’ai publiquement insulté ? Qu’est-ce que je puis bien faire ? Comment témoigner des égards à… quelqu’un de si haut.

— Il n’y a qu’une manière, dit Glenalmond, par l’obéissance. Une obéissance ponctuelle, prompte, scrupuleuse.

— Eh bien, je promets de l’avoir, dit Archie. Voilà ma main en garantie.

— Et je l’accepte solennellement, répondit le juge. Que Dieu vous bénisse, mon ami, et vous donne la force de tenir votre promesse, que Dieu vous guide dans la bonne voie, qu’il vous protège et garde votre cœur honnête et droit.

Sur ces mots il embrassa le jeune homme sur le front d’une manière aimable et solennelle, comme faisaient les vieilles gens d’autrefois ; puis, tout de suite, avec un changement de voix marqué, il se lança dans un autre sujet.

— Et maintenant, dit-il, remplissons nos verres ; et si vous voulez essayer encore de mon Cheddar, je crois que vous aurez meilleur appétit. La Cour a parlé, l’affaire est jugée.

— Non, j’ai encore quelque chose à dire, s’écria Archie. Je dois le dire pour lui rendre justice. Je sais maintenant — je le crois sincèrement, docilement, depuis notre conversation — qu’il ne me demandera jamais quelque chose d’injuste. Je suis fier de sentir que nous avons au moins cela de commun, je suis fier de vous le dire.

Le Juge, les yeux brillants, leva son verre.

— Et je crois que nous pouvons peut-être nous permettre un toast, dit-il. Je vous propose la santé d’un homme très différent de moi, et qui m’est de beaucoup supérieur — d’un homme de l’avis duquel j’ai souvent différé — d’un homme qui m’a souvent étrillé, comme on dit vulgairement, mais que je n’ai jamais cessé de respecter, et, je puis ajouter, dont je n’ai pas cessé d’avoir un peu peur. Faut-il le nommer ?

— Le Lord clerc de Justice, Lord Hermiston, dit Archie presque gaiement, et tous deux vidèrent leur verre jusqu’au fond.

Après cette scène émouvante, il n’était pas facile de rétablir le ton naturel de la conversation. Mais le juge y suppléa par de bons regards, il sortit sa tabatière (qu’on voyait très rarement) ; il la remplit pendant une pause et à la fin, désespérant d’obtenir un succès de gaîté, il était sur le point d’aller chercher un livre pour y lire un de ses passages favoris, quand on entendit frapper des coups presque violents à la porte d’entrée ; Carstairs fit entrer Lord Glenkendie, tout chaud encore d’un souper de minuit. Je ne crois pas que Glenkendie ait jamais fait une belle impression avec son corps trapu, ses membres courts et son expression sensuelle qui rappelait la physionomie de l’ours. En ce moment, au sortir de nombreuses libations, il arrivait en sifflant, le teint écarlate et les yeux troubles, et il formait un contraste frappant avec la figure distinguée, pâle et seigneuriale de Lord Glenalmond. Un flot de pensées confuses envahit l’âme d’Archie, de honte, car c’était là un des amis de son père, de fierté, car au moins Hermiston portait bien son ivresse, et de rage surtout, car il avait là, sous les yeux, l’homme qui l’avait trahi. Et puis cela aussi passa ; et il resta assis, tranquille, attendant son moment.

Le sénateur à demi ivre se lança tout de suite dans une explication avec Glenalmond. Il y avait un point de droit qu’on avait négligé la veille, et auquel il ne trouvait ni queue, ni tête ; voyant les fenêtres éclairées, il était entré pour boire un verre de bière ; en disant cela, il s’aperçut de la présence d’un tiers. Archie vit alors la bouche de poisson mort et les lèvres épaisses de Glenkendie rester ouvertes devant lui pendant un instant, puis une lueur de connaissance brilla dans ses yeux.

— Qui est-ce, dit-il ? Comment ? Est-ce possible ? Vous, Don Quichotte ? Et comment allez-vous ? Comment va votre père ? Et qu’est-ce que tout cela qu’on raconte de vous ? Il paraît que vous êtes un extraordinaire niveleur, à ce qu’on dit. Plus de rois, plus de parlements, et votre cœur se soulève devant les huissiers, pauvres gens. Oh ! là là. Bon Dieu, bon Dieu. Le fils de votre père. Que c’est ridicule.

Archie était debout, il rougit légèrement devant la forme désastreuse que prenaient ces paroles, mais il était en pleine possession de lui-même.

— Mylord, et vous, Lord Glenalmond, mon cher ami, commença-t-il, je suis heureux de pouvoir vous faire ma confession et vous offrir mes excuses à tous les deux à la fois.

— Ah ! mais je ne veux rien savoir de tout ça. Une confession. Mais cela appartient à la Justice, mon jeune ami, s’écria le jovial Glenkendie. Et j’ai peur de vous écouter, songez donc, si vous alliez me convertir.

— Si vous voulez me permettre, Myîord, reprit Archie, ce que j’ai à vous dire est très sérieux ; et si cela vous plaît, vous pourrez plaisanter quand je serai parti.

— Souvenez-vous que je ne veux rien entendre contre les huissiers, interrompit l’incorrigible Glenkendie.

Mais Archie continua, comme s’il n’avait rien entendu :

— J’ai joué, soit hier, soit aujourd’hui, un rôle pour lequel je n’ai à offrir que l’excuse de la jeunesse. J’ai été assez sot pour aller à une exécution, il paraît que j’ai fait une scène près de la potence ; non content de cela j’ai parlé le même soir contre la peine capitale dans une conférence d’étudiants. Voilà tout ce que j’ai fait, et si vous entendez des allégations plus graves portées contre moi, je proteste de mon innocence. J’ai déjà exprimé mes regrets à mon père, qui a été assez bon pour excuser en quelque sorte ma conduite, à la condition que j’abandonne mes études de droit…


CHAPITRE V

L’hiver dans les landes


I. — À Hermiston


La route d’Hermiston suit pendant longtemps une vallée dont la rivière fait les délices des pêcheurs à la ligne et aussi des moustiques ; les cascades et les mares y abondent sous l’ombre des saules et des bois de bouleaux. Çà et là, à de grandes distances, un sentier s’en écarte, et l’on découvre sur la hauteur une ferme décrépite dans un repli des collines ; mais la plupart du temps la route est tout à fait solitaire et les collines sont inhabitées. La paroisse d’Hermiston est une des moins populeuses d’Écosse ; et quand on y arrive, on est à peine surpris de l’exiguïté vraiment incroyable de l’église, une très petite construction, ancienne, bonne tout au plus pour cinquante personnes, située au milieu d’une vingtaine de tombes dans une prairie au bord de la rivière. Tout près, la cure, plus modeste même qu’un cottage, est entourée de ruches de pailles et d’un jardin aux fleurs luxuriantes ; le groupe tout entier, église et cure, jardin et cimetière, s’abrite sous un bosquet de sorbiers et toute l’année le grand silence qui l’environne n’est interrompu que par le bourdonnement des abeilles, le clapotis de la rivière et les cloches du dimanche. À un mille environ de l’église, la route quitte la vallée et monte brusquement pour aboutir peu après à la propriété d’Hermiston, où elle se termine dans la cour des communs, devant la remise. Tout autour s’étendent la campagne et les collines ; le pluvier, l’alouette et le courlis chantent partout, le vent souffle vif, froid et pur comme dans les agrès d’un navire, et les sommets des collines se pressent les uns derrière les autres comme le bétail en troupe au coucher du soleil.

La maison, construite il y a une soixantaine d’années, était sans apparence mais confortable ; à gauche se trouvaient la cour de la ferme et le jardin potager, avec un espalier où de petites poires vertes mûrissaient à la fin d’octobre.

La propriété (on pourrait presque dire le parc) était assez vaste, mais très mal entretenue ; le coq de bruyère et la poule d’eau avaient franchi le mur de clôture, s’y étaient répandus et venaient s’y percher ; un jardinier paysagiste aurait eu une rude tâche s’il avait voulu définir où finissait le terrain cultivé et où commençait la nature inculte. Mylord, sous l’influence de M. Sheriff Scott, avait projeté de faire de grandes plantations ; aussi les sapins couvraient-ils plusieurs hectares, et leurs petits balais plumeux changeaient-ils l’aspect de la lande et lui donnaient-ils un air étrange de bergerie enfantine, de jouet. L’odeur forte et suave des racines dans les marais se mêlait à l’infinie mélancolie que répandait dans l’air, en toutes saisons, le chant des oiseaux dans les collines. Située sur la hauteur et si peu abritée, la maison était froide, exposée à toutes les intempéries, fouettée par les averses, détrempée par de longues pluies qui faisaient ruisseler les gouttières, battue et souffletée par tous les vents du ciel ; et l’horizon était souvent assombri par la tempête ou blanchi par les neiges de l’hiver. Mais la maison était à l’épreuve du vent et de la tempête, les foyers étaient bien entretenus dans les chambres et attiraient par le crépitement de leurs feux de tourbe ; Archie pouvait s’asseoir là le soir, entendre les rafales souffler sur la lande, regarder la flamme sortir du combustible de la terre et la fumée tourbillonner dans la cheminée, et il jouissait profondément du plaisir d’être à l’abri.

Dans cet endroit solitaire, Archie ne désirait pas de voisins. Chaque soir, s’il le voulait, il pouvait aller à la cure, partager un grog au whisky avec le ministre — un vieux monsieur écervelé, grand et gai, encore actif quoique ses genoux fussent un peu ankylosés par l’âge, et que continuellement sa voix se brisât en un fausset enfantin — et avec sa femme, honnête dame un peu lourde, n’ayant jamais autre chose à dire que bonjour et bonsoir. De jeunes fermiers du voisinage, lourdauds et indifférents, lui firent un jour l’honneur d’une visite. Le jeune Hay de Romanes arriva à cheval sur un poney aux oreilles courtes ; le jeune Pringles de Drumanno vint sur son maigre cheval gris et osseux. Hay resta sur le carreau hospitalier et dut être porté au lit ; Pringle se mit en selle vers trois heures du matin, et pendant qu’Archie tenait la lampe au sommet du perron il fit tournoyer son cheval, poussa un sauvage cri d’appel et s’échappa du cercle de lumière comme un fantôme. Une minute après on entendit le bruit de galop de sa fuite insensée, puis le son disparut derrière les escarpements de la montagne ; et de nouveau, longtemps après, bien loin dans la vallée d’Hermiston, le claquement des sabots du cheval fantôme révéla que la monture au moins, sinon le cavalier, était encore intacte sur le chemin du retour.

À Crossmichael, tous les mardis, aux « Clefs Croisées » il y avait un club où tous les jeunes gens du pays se réunissaient pour boire sec, les profits du jeu couvrant la dépense, en sorte que le gagnant était celui qui buvait le plus. Archie n’avait pas grand goût pour ce divertissement, mais il le considéra comme un devoir ; il y allait assez régulièrement, supportait le vin honorablement, tenait tête aux autres dans les plaisanteries et, en rentrant à la maison, était encore capable de mener son cheval à l’écurie, à l’admiration de Kirstie et de la servante qui l’aidait. Il dîna à Driffel, soupa à Windiclaws. Au nouvel an, il alla au bal d’Hunstfield et y fut reçu aimablement ; peu après, il fut invité à une chasse à courre chez Lord Muirfell. (Dans cet ouvrage, consacré à une Cour de Justice, ma plume doit une mention spéciale et respectueuse au nom de Lord Muirfell, membre du Parlement.) Malgré tout, le même sort qu’à Édimbourg l’attendait à Hermiston. L’habitude de s’isoler qu’il avait prise ne fit qu’augmenter, puis une austérité dont il n’avait pas conscience, et une fierté qui ressemblait à de l’arrogance, et qui peut-être n’était en grande partie que de la timidité finirent par décourager et offusquer ses nouveaux compagnons. Hay ne revint pas le voir plus de deux fois ; Pringle, plus du tout, et le moment arriva où Archie cessa même d’aller au Club du mardi ; il devint vraiment — méritant ainsi le nom qu’on lui avait donné presque au début — le Reclus d’Hermiston. Il paraît que Miss Pringle de Drumannq, celle qui avait le nez au vent, et que Miss Marshall des Mains, celle qui avait de grands pieds, eurent entre elles une petite altercation à son sujet au lendemain du bal. Il n’en devint pas plus sage, ne pouvant supposer que ces dames ravissantes l’eussent remarqué. Au bal même, la fille de Lord Muirfell, Lady Flora, lui parla deux fois, et la seconde fois avec une nuance suppliante qui la rendit toute rose, et qui fit trembler un peu sa voix ; ce fut dans l’oreille d’Archie comme une gracieuse phrase musicale. Il recula le cœur en feu, s’excusa gracieusement et froidement ; peu après il la vit danser avec le jeune Drumanno au rire niais ; cette vue le mit au supplice et il enragea de se trouver dans un monde où il était donné à Drumanno de plaire, tandis qu’il était mis de côté et réduit à l’envier. Il semblait exclus, comme exprès, des faveurs de cette société, la gaieté semblait s’éteindre à son approche ; vite, il se sentait blessé, il s’écartait et se retirait dans la solitude. S’il avait pu seulement se figurer l’expression de son visage et l’impression qu’il faisait sur tous ces yeux brillants et ces cœurs tendres ; s’il avait pu deviner que le Reclus d’Hermiston, jeune, gracieux, à la parole facile, mais toujours froid, attirait les filles du pays avec tous les charmes du Byronisme quand le Byronisme était à son aurore, on se demande si sa destinée n’aurait pu en être changée. On peut se le demander, mais pour ma part, j’en doute. C’était sa destinée de s’éviter toute peine possible, même tout risque de douleur, d’aller jusqu’à fuir pour cela des occasions de plaisir ; c’était sa destinée d’avoir une conception romaine du devoir, un sens aristocratique du goût et des manières ; c’était sa destinée d’être le fils d’Adam Weir et de Jeanne Rutherford.


II. — Kirstie


Kirstie avait maintenant passé la cinquantaine, mais elle aurait pu encore poser devant un sculpteur. Svelte, vive d’allure, la poitrine large, le port souple et robuste, la chevelure dorée où n’apparaissait encore aucun fil d’argent, elle n’avait fait qu’être caressée et embellie par les années. Ses lignes si amples, riches et vigoureuses, semblaient la destiner à être la fiancée de quelque héros et la mère de nombreux enfants ; et cependant, voyez, par une véritable injustice du sort, elle avait passé seule les belles années de sa vie, et, femme stérile, elle allait maintenant toucher à la vieillesse. Le besoin de tendresse qui était en elle depuis sa naissance s’était, peu à peu, avec le temps et les désillusions, changé en un zèle stérile d’activité et en une sorte de fureur de se mêler de tout. Elle mettait à son ouvrage toute l’ardeur qui avait été refoulée en elle et lavait les planchers avec toute la force de son cœur délaissé. Si elle ne pouvait gagner par son amour l’amour d’un autre, elle voulait au moins les dominer tous par la force de son caractère. Prompte, bavarde et violente, elle était à couteaux tirés avec la plupart de ses voisins et n’entretenait guère avec les autres qu’une paix armée. La femme du régisseur était arrogante ; la sœur du jardinier, qui faisait le ménage de celui-ci, s’était montrée impertinente avec elle ; et à peu près une fois l’an, elle écrivait à Lord Hermiston pour lui demander le renvoi des coupables, justifiant sa demande avec une grande abondance de détails. Car il ne faut pas s’imaginer que la querelle s’arrêtât à la femme sans aller jusqu’au mari, ou que sa haine pour la sœur du jardinier n’englobât pas le jardinier lui-même. Quant au résultat de toutes ces petites querelles et de ces écarts de langage, ce fut de l’exclure (comme le gardien d’un phare dans sa tour) de tous les agréments de la société voisine ; il ne lui restait que sa femme de peine qui, n’étant qu’une toute jeune fille entièrement à sa merci, devait se soumettre sans se plaindre à toutes les bourrasques de sa maîtresse et accepter les soufflets et les caresses suivant les caprices de l’heure. C’est dans cette situation que Kirstie, dont le cœur, rebelle aux atteintes du temps, avait alors des ardeurs semblables à celles d’un été de l’Inde, reçut des dieux le présent équivoque de la présence d’Archie. Elle l’avait connu dès le berceau et lui avait donné de petites tapes quand il n’était pas sage ; mais, comme elle l’avait à peine entrevu depuis la maladie sérieuse qu’il avait eue dans sa onzième année, la vue de ce grand jeune homme de vingt ans, mince, distingué, un peu mélancolique, lui produisit tout l’effet d’une nouvelle connaissance. Il était le jeune Hermiston, « le laird lui-même » ; il avait un air remarquable de supériorité, des yeux noirs dont le regard direct et froid déconcertait toutes les colères de cette femme et, par suite, écartait toutes possibilités de querelles. Il était tout nouveau pour elle et, par conséquent, il éveilla immédiatement sa curiosité ; il était silencieux et cette réserve la tint en éveil. Enfin, il était brun, elle était blonde ; il était homme, elle était femme, et c’est la source intarissable de l’intérêt humain. Il y avait dans le sentiment qu’il lui inspirait un peu de la loyauté d’une femme de clan, de l’admiration d’une tante vieille fille et de l’idolâtrie réservée à un dieu. Il pouvait tout lui demander, que ce fût ridicule ou tragique, elle l’eût fait et avec joie. Sa passion, car ce n’était rien de moins, la prenait tout entière. C’était pour elle une grande jouissance physique de faire son lit ou d’allumer sa lampe quand il était absent, de retirer ses bottes humides ou de le servir quand il rentrait. Un jeune homme, qui aurait été ainsi affolé, physiquement et moralement, par la seule idée d’une femme, aurait pu être dépeint comme amoureux de la tête aux pieds, et il se serait conduit en conséquence. Mais Kirstie — bien que son cœur battît au seul bruit de ses pas — bien que, lorsqu’il lui touchait légèrement l’épaule, en eût le visage resplendissant durant la journée entière, Kirstie n’avait aucune espérance, ni aucun dessein allant au delà du moment présent, désirant seulement le faire durer jusqu’à la fin des temps. Jusqu’à la fin des temps, elle désirait qu’il n’y eût rien de changé, qu’elle pût continuer de servir avec délice son idole, en ayant pour sa peine (disons deux fois par mois) une tape sur l’épaule.

J’ai dit que son cœur battait, c’est la phrase convenue. Mais, quand elle était seule dans une chambre de la maison, et qu’elle entendait son pas dans les corridors, c’était plutôt quelque chose qui se levait doucement dans son sein jusqu’à ce que sa respiration fût suspendue, et puis retombait doucement avec un profond soupir quand les pas s’étaient éloignés et que le désir de ses yeux avait été déçu. Cette faim et cette soif perpétuelles de sa présence la tenaient toute la journée en éveil. Quand il sortait le matin, elle restait longtemps à le suivre d’un regard d’extase. Quand il se faisait tard et que l’heure de son retour approchait, elle se glissait furtivement vers un coin du mur de la propriété, et elle restait là, quelquefois une heure entière, à regarder au loin en s’abritant les yeux, et à attendre le plaisir aride et délicieux de le voir à un mille de distance dans la montagne. Quand le soir, elle avait préparé et allumé le feu, ouvert son lit et sorti son vêtement de nuit — quand il n’y avait plus rien à faire pour le plaisir de son roi, qu’à se souvenir de lui avec ferveur dans ses prières, bien tièdes ordinairement, et qu’à aller se coucher en rêvant à ses perfections, à sa carrière future et à ce qu’elle pourrait lui donner à dîner le lendemain — il lui restait encore une occasion à saisir pour le voir : c’était d’aller prendre le plateau et de lui dire bonsoir. Quelquefois Archie la regardait par-dessus son livre d’un air très préoccupé et lui adressait négligemment un salut qui au fond n’était qu’un congé ; quelquefois — et peu à peu de plus en plus souvent — le volume était mis de côté, et il la regardait entrer d’un air de soulagement, la conversation s’engageait, durait après le souper et se prolongeait jusqu’à une heure tardive devant le feu qui s’éteignait. Rien d’étonnant à ce qu’Archie aimât cette société après ses journées solitaires ; et d’un autre côté, Kirstie employait tous les artifices de sa nature pour captiver son attention. Pendant le temps du dîner, elle recueillait en elle-même quelque nouvelle pour la lancer dès son entrée quand elle viendrait prendre le plateau, et elle s’arrangeait de telle façon que cette nouvelle fût comme le lever de rideau de leur conversation du soir. Une fois qu’il avait accepté que sa langue allât son train, elle était sûre du résultat. Elle passait d’un sujet à un autre par des transitions insidieuses, craignant le moindre silence, redoutant presque de lui donner le temps d’une réponse, de peur qu’elle ne devienne le signal de la séparation. Comme beaucoup de gens de sa condition, elle savait joliment conter ; elle se tenait sur le petit tapis du foyer et s’en faisait une tribune, mimant ses histoires en les racontant, y mettant des détails pleins de vie, les entremêlant à n’en plus finir de « qu’il dit » et de « qu’elle dit », baissant la voix jusqu’au murmure quand elle parlait de choses terribles ou surnaturelles ; et puis, tout à coup, affectant la surprise, elle sursautait et montrait l’horloge :

— Eh, miséricorde, M. Archie, disait-elle. Regardez comme il est tard. Folle que je suis, que Dieu me pardonne.

Et ainsi à force de savoir-faire, non seulement elle était la première à commencer ses causeries nocturnes, mais invariablement elle était la première à les interrompre ; elle savait s’y prendre pour se retirer sans jamais être congédiée.


III. — Une famille de la frontière


Une telle intimité entre personnes de situations aussi inégales n’a jamais été rare en Écosse où l’esprit de clan survit encore, où la servante a une tendance à passer toute sa vie dans le même endroit, comme aide d’abord, comme tyran ensuite, et comme pensionnaire sur la fin de ses jours ; où, en outre, elle ne fait pas nécessairement abandon de toute fierté de naissance, car elle peut se trouver, comme Kirstie, parente de son maître ; du moins, elle connaît les légendes de sa famille et même elle peut compter parmi ses ancêtres quelque illustre figure. C’est ici qu’on retrouve la marque distinctive des Écossais de toutes les classes : ils gardent vis-à-vis du passé une attitude qui paraîtrait inconcevable pour des Anglais ; ils se rappellent et chérissent la mémoire de leurs aïeux, qu’ils soient bons ou mauvais, et ils gardent en eux le sentiment ardent de leur identité avec les morts, même jusqu’à la vingtième génération. On ne pourrait en trouver d’exemple plus caractéristique que dans la famille de Kirstie Elliott. Ils étaient tous, dans cette famille, et Kirstie la première, au courant de l’histoire de leur généalogie et avides de la débiter, embellie de tous les détails que leur mémoire leur rappelait ou que leur imagination inventait. Qu’importe si de toutes les ramifications de cet arbre pendait une corde ? L’histoire des Elliott était fort accidentée ; en outre, ils tiraient leurs origines de trois des clans les plus malheureux de la frontière : les Nichsons, les Ellwalds, et les Crozers. L’un après l’autre, on avait pu les voir sortir un instant des pluies et des brouillards de la montagne pour vaquer à leurs secrètes entreprises, galoper vers leurs maisons, avec quelque misérable butin de chevaux boiteux et de vaches décharnées ; ou bien crier et répandre la mort dans quelque partie de la Lande, fief des furets et des chats sauvages. Les uns après les autres, ils achevaient leurs ténébreuses aventures, suspendus en l’air, hissés au bras de la potence royale ou de l’arbre de justice du baron. Car les arquebuses rouillées de la justice criminelle d’Écosse, qui ne blessaient ordinairement personne autre que les jurés, avaient été une arme de précision entre les mains des Nichsons, des Ellwalds et des Crozers. La gaieté fameuse de leurs exploits semblait seule hanter la mémoire de leurs descendants, la honte en était oubliée. L’orgueil gonflait leur poitrine tandis qu’ils se vantaient de leur parenté avec « Andrew Ellwald de Laverokstones », surnommé « Dand-le-Mal-chanceux », qui fut traduit en justice à Jeddart avec sept autres du même nom au temps du roi Jacques VI. Au milieu de ce tissu de crimes et d’infortunes, les Elliott de Cauldstaneslaps gardaient une prétention qui paraît légitime : les hommes étaient du gibier de potence, nés « outlaws »[10], grands voleurs et querelleurs à mort ; mais, d’après la même tradition, les femmes étaient toutes chastes et fidèles. L’empreinte de la race sur les caractères n’est pas seulement limitée à l’hérédité selon la chair. Si j’achète des ancêtres à la douzaine grâce au bon vouloir du « Lyon King of Arms »[11] mon petit-fils (s’il est Écossais) sentira une émulation vivifiante issue de leurs hauts faits. Les hommes de la famille des Elliott étaient fiers, déréglés, violents comme de raison, tant ils voulaient suivre la tradition. Il en était de même du côté féminin. Toutes ces femmes, d’une nature passionnée ou insouciante, qui se tenaient accroupies sur un tapis, devant la flamme d’un feu de tourbe, en racontant des histoires, avaient gardé toute leur vie, avec joie, une vertu farouche.

Gilbert, le père de Kirstie, avait été d’une piété profonde, c’était un sauvage puritain de l’ancien temps et un contrebandier notoire.

— Je me rappelle quand j’étais petite, que j’ai reçu bien des claques et qu’on m’envoyait coucher comme les poules, disait-elle. C’était quand les garçons étaient en route avec leurs sacs de contrebande. Nous avions souvent toute la racaille de deux ou trois communes dans notre cuisine, entre minuit et trois heures du matin, et leurs lanternes restaient dans la cour ; oui, il y en avait bien quelquefois une vingtaine. Mais les conversations impies n’étaient pas tolérées à Cauldstaneslap[12] ; mon père était logique dans ses actes et dans ses paroles ; laissez échapper un juron, et il fallait voir comme il vous flanquait à la porte. Il avait un zèle pour le Seigneur ! C’était magnifique de l’entendre prier ; mais la famille a toujours eu un don de ce côté-là.

Ce père se maria deux fois ; d’abord à une femme brune de la vieille tribu des Elwalds, dont il eut Gilbert, actuellement à Cauldstaneslap, puis à la mère de Kirstie.

— Il était vieux quand il l’épousa, un rude vieillard, vous savez, avec une grosse voix, on pouvait l’entendre gronder du sommet de Kye-Skairs, disait-elle ; mais pour elle c’était un vrai prodige. Elle était d’un bon sang, M. Archie, elle était votre parente. Ses cheveux d’or tournaient la tête à tous dans le pays. Les miens ne peuvent pas leur être comparés, et pourtant, il y a peu de femmes qui en aient autant que moi, et d’une plus jolie couleur. Souvent je le disais à la chère miss Jeannie — c’était votre mère, hélas ! cela lui faisait mal de lisser ses cheveux, ils étaient si délicats vous savez ! — Écoutez, miss Jeannie, que je lui disais, jetez-moi dans le feu toutes vos lotions et toutes vos poudres françaises, ils y seront à leur place ; puis, allez là-bas, à la rivière, lavez-vous dans l’eau froide de la colline et faites sécher vos beaux cheveux au vent frais de la lande ; c’est comme ça que ma mère lavait les siens, et j’ai toujours tenu à laver les miens de cette manière — faites comme je vous le dis, ma chère, et vous m’en donnerez des nouvelles. Vous aurez beaucoup de cheveux, une masse de cheveux, une tresse aussi épaisse que mon bras, que je lui disais, et de la plus jolie couleur aussi, celle des belles guinées d’or, et les garçons à l’église ne pourront pas en détacher leurs yeux. J’ai coupé une boucle de ses cheveux quand son corps était déjà froid. Je vous la montrerai un de ces jours, si vous êtes bien sage. Mais comme je vous le disais, ma mère…

À la mort du père, il restait donc Kirstie aux cheveux d’or, qui entra au service de ses parents éloignés, les Rutherford, et Gilbert au teint brun, de vingt ans plus âgé qu’elle, qui eut la ferme de Cauldstaneslap, se maria et engendra quatre fils entre 1773 et 1784, puis une fille qui vint comme un post-scriptum, en 1797, l’année de Camperdown et du cap Saint-Vincent. Il paraît que c’était de tradition dans la famille d’avoir une dernière fille longtemps après les autres enfants. En 1804, à l’âge de soixante ans, Gilbert trouva une fin qu’on pourrait presque appeler héroïque. Il devait rentrer du marché d’un moment à l’autre entre huit heures du soir et cinq heures du matin ; il était sans doute dans un état qui devait varier entre l’humeur querelleuse et le silence morne, car il gardait encore, à son âge, les bonnes habitudes des fermiers écossais. On savait que, cette fois-ci, il devait rapporter une somme d’argent assez ronde. Le bruit s’en était répandu vaguement dans le pays. L’imprudent fermier avait montré ses guinées et si quelqu’un avait observé tout ce qui se passait, il aurait vu une grande de vagabonds, la lie d’Édimbourg, quitter le marché longtemps avant la nuit et prendre la route des collines du côté d’Hermiston, où on ne pouvait pas supposer qu’ils eussent à traiter des affaires légitimes. Ils prirent avec eux pour guide un homme du pays, un certain Dirckieson, qui devait le payer cher. Tout à coup, au gué de Broken-Dykes, ces canailles, à six contre un, tombèrent sur le « laird » sommeillant aux trois quarts, par suite de ses nombreuses libations. Mais il n’est pas commode d’avoir à faire à un Elliott. Pendant un certain temps au milieu de la nuit et de l’eau noire qui atteignait la sangle de son cheval, il frappa avec son bâton comme un forgeron sur son enclume ; le bruit de ses jurons remplissait l’air tout autant que celui de ses coups. Il réussit ainsi à échapper à l’embuscade et il put reprendre à cheval la route de sa maison avec une balle de pistolet dans le corps, trois coups de couteau, les dents de devant en moins, les côtes brisées, sa bride arrachée et son cheval mourant. C’était une vraie course à la mort que le « laird » courait. Dans la huit sombre, pris de vertige, n’ayant qu’un tronçon de bride, il enfonça ses éperons jusqu’aux molettes dans les flancs de son cheval ; l’animal qui était encore plus mal loti que lui — pauvre bête — poussait tout en trottant des cris lamentables, comme ceux d’un homme, et les collines se les renvoyaient, en sorte que les gens de Cauldstaneslap, en les entendant, se levèrent de table, et, la figure blême, se regardèrent les uns les autres. Le cheval tomba mort à la porte de la cour, le laird put encore faire quelques pas vers la maison, puis tomba sur le seuil : Il tendit le sac d’argent à son fils qui le soulevait.

— Tiens, dit-il.

Tout le long de la route il lui avait semblé que les voleurs étaient à ses trousses, mais, maintenant l’hallucination avait cessé, il les revoyait à l’endroit de l’embuscade, et la soif de la vengeance s’empara de son cœur de mourant. Se soulevant et montrant d’un doigt impérieux la nuit noire dont il était sorti, il proféra ce simple commandement :

— Broken Dykes, et il s’évanouit.

On ne l’avait jamais aimé, mais on l’avait craint, tout en le respectant. À cette vue, à ce mot jailli d’une bouche sanglante et à travers des dents brisées, le vieil esprit des Elliott sonna sa fanfare dans l’âme des quatre frères.

— Sans chapeaux, continue mon auteur, Kirstie, que je ne puis suivre qu’en haletant car elle racontait cette histoire avec tout le feu de l’inspiration, sans fusil, car il n’y avait pas deux grains de poudre dans la maison, sans autres armes dans leurs mains que leurs bâtons, ils se lancèrent tous les quatre sur la route. Hobb seul, qui était l’aîné, se baissa sur le seuil de la porte où il y avait encore du sang, en remplit sa main et la tendit vers le ciel à la manière des serments autrefois en usage sur la Frontière :

— L’enfer aura leurs âmes cette nuit, rugit-il, et il partit au galop dans la nuit.

Broken Dykes était à trois milles de là, au bas de la colline et la route était mauvaise. Kirstie avait vu là des gens d’Édimbourg mettre pied à terre en plein jour pour conduire leurs chevaux. Mais les quatre frères descendirent au galop comme si le diable était à leurs trousses et comme si le Ciel les attendait. Ils arrivent au gué où se trouvait Dickieson. D’après tout ce qu’on a su depuis, il n’était pas mort, il respirait encore appuyé sur son coude et il les appela pour leur demander secours. Mais il ne rencontra qu’un regard inexorable à sa demande de pitié. Dès que Hobb vit à la lueur de sa lanterne cette figure d’homme avec les yeux brillants et les dents blanches :

— Au diable, dit-il, tu as encore des dents, toi ? et il foula aux pieds de son cheval ce reste de vie.

Ensuite, Dandie fut obligé de mettre pied à terre pour les conduire avec la lanterne ; c’était le plus jeune, il avait à peine vingt ans alors. Aussi longtemps que dura la nuit, ils errèrent dans les bruyères et les genièvres humides, et tout ce temps-là ils ne cherchaient rien d’autre et n’avaient rien d’autre en tête que de suivre les taches de sang et les empreintes de pas des meurtriers de leur père. Et durant toute une nuit Dandie tint son nez collé à terre comme un chien, et les autres le suivaient et ne disaient rien, ni blanc ni noir. On n’entendit aucun bruit, sauf le murmure du ruisseau au fond du vallon et le grincement des dents de Hobb, le plus cruel de tous. À la première lueur de l’aube, ils se trouvèrent sur la route qui servait aux troupeaux, et alors ils s’arrêtèrent tous les quatre pour boire une goutte d’eau-de-vie en guise de déjeuner, car ils savaient que Dandie les avait bien guidés, et que les gredins ne devaient avoir que peu d’avance sur eux et se hâter vers Édimbourg par le chemin des collines de Pentland. À huit heures, ils en eurent des nouvelles — un berger avait vu passer une heure auparavant quatre hommes drôlement arrangés.

— Un pour chacun, dit Clem, et il brandit son bâton.

— Cinq, dit Hobb.

— Mordieu, mais le père est un homme.

— Et il était gris encore.

Et alors ils eurent ce que mon auteur appelle « une triste déception » car ils se virent devancés par une troupe armée de voisins accourus pour les aider dans leur poursuite. C’est avec quatre figures fort renfrognées qu’ils accueillirent ce supplément de secours.

— Le Diable les emporte, dit Clem, et depuis ce moment ils chevauchèrent à l’arrière de la troupe, la tête basse.

Avant dix heures ils avaient trouvé les gredins et s’en étaient emparés ; à trois heures de l’après-midi, comme ils remontaient le Vennel avec leurs prisonniers, ils aperçurent une troupe de gens portant au milieu d’eux quelque chose qui ruisselait.

— C’était le corps du sixième, dit Kirstie, la tête écrasée comme une noisette, il avait été emporté pendant la nuit par le torrent d’Hermiston ; il avait dû cogner contre les rochers, frotter et rouler sur les bas-fonds, et se jeter la tête la première dans les chutes de Spango ; au point du jour la Tweed l’avait pris et emporté comme le vent, car elle était très grosse alors et elle fila avec lui, le frotta contre ses berges, et puis elle joua avec lui pendant un bon moment dans les sombres cascades qui sont sous le château, puis à la fin des fins, elle le lança sur l’avant-bec du pont de Crossmichael. De sorte qu’enfin, ils y étaient tous (car Dickieson avait été ramené depuis longtemps dans une charrette) et les gens ont pu voir alors quel fameux homme était mon frère pour avoir tenu tête à six et sauvé l’argent, pendant qu’il était gris encore.

Ainsi mourut de blessures honorables et en savourant sa renommée, Gilbert Elliott de Cauldstaneslap. Mais ses fils tirèrent presque autant de gloire de cette affaire. Leur hâte sauvage, l’adresse de Dandie pour trouver et suivre les traces, leur cruauté avec Dickieson qui était blessé (car ce n’était un secret pour personne dans le pays), le sort que tout le monde supposait destiné aux autres, tout frappait et excitait l’imagination populaire. Un siècle auparavant le dernier des ménestrels aurait pu chanter dans sa dernière ballade cette lutte et cette poursuite homériques ; mais la poésie était morte ; ou bien peut-être s’était-elle réincarnée en la personne de Sheriff Scott, mais en tous cas, les habitants dégénérés de la lande durent se contenter de raconter l’histoire en prose, et de faire des « Quatre Frères Noirs » une sorte d’entité, dans le genre de celle des « Douze Apôtres » ou des « Trois Mousquetaires ».

Ces héros de ballade, Robert, Gilbert, Clément et Andrew — ou plutôt Hobb, Gib, Clem et Dand Elliott, d’après les diminutifs de la frontière — avaient beaucoup de traits communs ; en particulier le sens élevé de la famille et de l’honneur familial ; mais ils avaient des manières d’agir différentes, tantôt ils réussissaient, tantôt ils échouaient dans leurs diverses professions. D’après Kirstie, ils avaient tous, excepté Hobb, « une araignée au plafond ». Le laird Hobb était réellement un homme comme il faut. Doyen de la paroisse, jamais on n’avait surpris un juron sur ses lèvres, depuis la poursuite des meurtriers de son père, sauf peut-être deux ou trois fois lorsqu’on tondait les brebis. L’aspect sous lequel il s’était montré dans cette nuit mémorable disparut comme si une trappe l’avait englouti. Lui, qui avait trempé avec délice ses mains dans le sang encore chaud, lui qui avait foulé aux pieds de son cheval Dickieson, devint, à partir de ce moment, le modèle ferme et presque hargneux des propriétaires champêtres, sachant profiter adroitement des prix élevés durant la guerre, et déposer chaque année un petit pécule à la banque pour les jours malheureux. Le solide et gros bon sens de ses paroles, lorsqu’on arrivait à le faire parler, le faisait approuver et même consulter de plus grands propriétaires que lui ; le ministre, M. Torrance, l’estimait particulièrement et le considérait comme son bras droit dans la paroisse et comme le modèle des pères de famille. La transformation fatale n’avait duré qu’un moment ; le vieux Barberousse, le vieil Adam qui fut notre ancêtre, dort dans chacun de nous jusqu’à ce qu’une circonstance propice vienne le stimuler ; quelque modéré qu’il parût maintenant, Hobb avait donné, une fois pour toutes, la mesure du démon qui le hantait. Il était marié, et à cause du lustre que lui avait donné cette nuit légendaire, il était adoré de sa femme. Il avait une troupe de petits enfants robustes, qui couraient nu-pieds et suivaient en caravane le long chemin de l’école, en marquant les étapes de ce pèlerinage par des actes de méchanceté et de maraudage, qui les faisaient appeler dans le pays « les petites pestes ». Mais, à la maison, si « papa y était » ils se tenaient tranquilles comme des souris. En somme, Hobb traversait la vie très paisiblement, récompense de tout homme qui a tué son semblable, dans des circonstances terribles et dramatiques, au milieu d’un pays à la fois emmailloté et bâillonné par la civilisation.

C’était une remarque que les Elliott avaient « du bon et du mauvais comme les sandwiches » ; et, en vérité, il y avait parmi eux un curieux mélange, les hommes d’affaires alternant avec les rêveurs. Le second frère, Gib, tisseur de profession, avait fait de bonne heure la connaissance du monde à Édimbourg et il était revenu à la maison après s’y être roussi les ailes. L’exaltation qui était dans sa nature l’avait conduit à embrasser avec enthousiasme les principes de la Révolution française, et avait fini par l’amener sous la coupe de Mylord Hermiston, lors de son furieux assaut contre les libéraux, lorsqu’il envoya Muir et Palmer en exil et réduisit en poudre le parti. On chuchotait que Mylord, malgré son mépris profond pour le mouvement, s’était laissé influencer par le souvenir du voisinage des Elliott et avait donné à Gib un avertissement. Comme il le rencontrait un jour à Poterow, Mylord s’arrêta en face de lui :

— Gib, que vous êtres idiot, dit-il. Qu’est-ce que j’entends dire de vous ? La politique, politique, politique, politique d’un tisseur, allons donc. C’est bien votre affaire. Si vous n’êtes pas encore totalement abruti, vous retournerez à Cauldstaneslap et vous reprendrez votre métier, votre métier de tisseur, mon ami.

Et Gilbert l’avait pris au mot et était rentré à la maison de son père avec une précipitation presque digne d’un fuyard. Sa marque d’hérédité familiale la plus prononcée était ce don de prière dont s’était vantée Kirstie ; et le politicien désabusé tournait maintenant son attention vers les questions religieuses, ou comme d’autres le disaient, vers l’hérésie et le schisme. Tous les dimanches, le matin, il allait à Crossmichael où il avait formé, homme par homme, un secte d’une douzaine de personnes s’appelant elles-mêmes « Le Restant des vrais fidèles de Dieu », ou, plus brièvement « Le Restant de Dieu ». Pour les profanes, c’était « les Diables de Gib ». Baillie Sweedie, connu pour ses bons mots dans la ville, jurait que les séances s’ouvraient toujours par l’air : « Que le Diable s’envole avec le rat de cave », et que le sacrement était administré sous la forme de whisky-toddy bouillant, mais ce n’était que pure méchanceté à l’adresse de l’évangéliste qui avait été soupçonné de contrebande dans sa jeunesse, et qui avait été surpris ainsi (c’était la phrase consacrée) dans les rues de Crossmichael un jour de foire. On savait que chaque dimanche ils priaient pour que Dieu bénisse les armes de Bonaparte. À cause de cela, les membres du « Restant de Dieu » tandis qu’ils se dispersaient au sortir du cottage qui leur servait de temple, avaient été à plusieurs reprises attaqués à coup de pierre par les enfants, et Gib lui-même avait été hué par un escadron de volontaires de la Frontière, où se trouvait son propre frère Dand en uniforme et l’épée à la main. En outre, on croyait que les « Restants » avaient des principes antinomiens[13], et cela seul aurait pu être un grief sérieux, mais étant donné la manière dont l’opinion publique était tournée alors, le scandale de Bonaparte noya et fit oublier tout cela. Au reste, Gilbert avait installé son métier de tisseur dans un hangar à Cauldstaneslap et il y travaillait assidûment six jours de la semaine. Ses frères, effrayés de ses opinions politiques et désireux d’éviter les dissensions dans la famille, lui parlaient peu, et lui leur parlait moins encore, absorbé qu’il était par l’étude de la Bible et par une prière presque constante. À Cauldstaneslap ce tisseur émacié se comportait comme une nourrice sèche avec les enfants, et ceux-ci l’aimaient beaucoup. On le voyait rarement sourire, sauf quand il avait un enfant dans les bras, et vraiment on ne souriait pas beaucoup dans cette famille. Quand sa belle-sœur le raillait et lui disait qu’il devrait se marier pour avoir des enfants à lui puisqu’il les aimait tant :

— Mon âme n’a aucune lumière sur ce point, répondait-il.

Si personne ne l’appelait pour dîner il restait dehors. Mrs Hobb, une femme dure, antipathique, en fit une fois l’expérience. Il passa tout le jour sans nourriture, mais au crépuscule, quand la lumière commença à baisser, il rentra de lui-même dans la maison avec un air embarrassé :

— Un grand esprit de prière a soufflé sur mon âme, dit-il. Je ne peux pas seulement me rappeler ce que j’ai mangé pour dîner.

La foi du « Restant » trouvait un appui dans la vie de son fondateur.

— Et pourtant, je ne sais pas, disait Kirstie, il n’est peut-être pas plus mauvais que ses voisins. Il va avec les autres et il a du cœur à l’ouvrage, à ce qu’on dit. Les restants de Dieu ! Les Radoteurs du Diable. Tout au moins, il n’y avait guère de Christianisme dans la manière dont Hobb se conduisit vis-à-vis de Dickieson, mais Dieu sait. Est-il chrétien seulement ? Il pourrait être un mahométan, ou un diable, ou un adorateur du feu, pourquoi pas ? cela ne m’étonnerait pas.

Le troisième frère avait son nom « M. Clement Elliott » écrit sur une plaque de cuivre aussi longue que le bras à la porte de sa maison de Glasgow. Chez lui, cet esprit d’innovation qui s’était manifesté timidement chez Hobb par l’emploi de nouveaux engrais, qui avait précipité Gilbert vers une politique subversive et une religion hérétique, avait porté en lui des fruits utiles sous la forme de nombreux et ingénieux perfectionnements mécaniques. Dans son enfance, sa passion pour arranger ensemble des morceaux de bois et des ficelles l’avait fait regarder comme le plus original de la famille. Mais cela était loin maintenant, il était associé dans une affaire et pensait bien mourir bailly. Lui aussi était marié, et il élevait une nombreuse famille dans la fumée et le tintamarre de Glasgow ; il était riche, et on disait tout bas qu’il aurait pu acheter six fois les biens de son frère le laird ; et quand il filait vers Cauldstaneslap pour des vacances bien gagnées, ce qu’il faisait aussi souvent qu’il pouvait, il étonnait les voisins avec son drap fin, son chapeau de castor et les plis si amples de sa cravate. Bien qu’il fût au fond un homme tout à fait posé, du genre de Hobb, il avait contracté à Glasgow une vivacité et un certain aplomb qui lui allaient bien. Tous les autres Elliott étaient secs comme des râteaux, mais lui commençait à engraisser et il soufflait péniblement quand il lui fallait mettre ses bottes. Dand disait en riant sous cape :

— Eh, Clem est gras comme un moine.

— Et mettons comme un prieur, ripostait Clem. Et on admirait sa présence d’esprit.

Dand, le quatrième frère, était berger, et, quand il voulait s’y mettre, il excellait dans son métier. Personne ne savait dresser un chien comme Dandie ; personne ne pouvait braver plus vaillamment les périls des grandes tempêtes d’hiver. Mais, si son adresse était merveilleuse, son activité était fantasque ; il servait son frère pour avoir la table et le lit et un peu d’argent de poche quand il lui en fallait. Il aimait assez l’argent, savait fort bien le dépenser, et pouvait faire de bons marchés s’il en avait envie. Mais il préférait savoir vaguement qu’il avait le vent en poupe plutôt que d’avoir de l’argent comptant en poche ; il se sentait plus riche ainsi. Hobb lui faisait des remontrances.

— Je suis un berger amateur, répliquait Dand. Je garde tes moutons quand j’en ai envie, mais je garde aussi ma liberté. Il n’y a personne qui puisse comprendre mes capacités.

Clem lui expliquait les merveilleux résultats des intérêts composés et lui recommandait certains placements.

— Eh, mon ami, disait Dand ; crois-tu que si j’avais l’argent de Hobb, je n’aimerais pas mieux le boire ou le manger avec les filles. Et d’ailleurs, mon royaume n’est pas de ce monde. Ou je suis un poète, ou je ne suis rien.

Clem faisait appel à la vieillesse.

— Je mourrai jeune, comme Robbie Burns, répliquait-il crânement.

Sans doute, il avait un certain talent pour faire les vers légers. Son « Torrent d’Hermiston », avec son joli refrain :

J’aime aller en rêvant
Où l’on va trébuchant
Dans le lit du torrent,


ses « Vieux Elliott du temps passé, Elliott froids comme la pierre, Vieux Elliott hardis et durs », et sa poésie réellement charmante sur la « Pierre du Tisseur en prière », lui avaient acquis dans le voisinage la réputation, encore possible en Écosse, d’un barde de clan ; et, bien que ses vers ne fussent pas imprimés, ils étaient connus au dehors par d’autres auteurs qui étaient ou devaient devenir célèbres. Walter Scott doit à Dandie le texte du « Raid de Wearie » dans le Ménestrel ; il l’avait reçu chez lui et avait goûté son talent, tout simple qu’il fût, avec sa générosité habituelle. Le berger Ettrick était son ami intime ; ils se donnaient rendez-vous, buvaient, à l’excès, se beuglaient leurs poésies à la face l’un de l’autre, se querellaient et se réconciliaient du matin au soir. En outre de ces relations, qu’on pourrait presque qualifier d’officielles, Dandie, grâce à son talent, était le bienvenu dans les fermes de plusieurs vallons environnants, et il se trouvait ainsi exposé à de nombreuses tentations qu’il cherchait plutôt qu’il ne les évitait. Un jour il avait pris l’attitude du repentir pour remplir à la lettre le rôle que la tradition prêtait à son héros et à son modèle. Les vers humoristiques adressés à cette occasion à M. Torrance : « Je suis encore debout et je soutiens la vue… » trop audacieux pour qu’on puisse en faire une citation plus longue, traversèrent le pays comme une croix de feu ; ils étaient récités, cités, commentés, et on s’en amusait depuis Dumfries d’un côté jusqu’à Dumbar de l’autre.

Ces quatre frères étaient unis par un lien très étroit, le lien de cette mutuelle admiration — ou plutôt de cette vénération réservée ordinairement aux héros — si forte chez les membres des familles vivant dans la campagne, quand ils ont beaucoup de moyens et peu d’instruction. Les plus dissemblables s’admiraient. Hobb, qui était aussi poète qu’une paire de pincettes, se vantait de trouver du plaisir dans les vers de Dand ; Clem, qui n’avait pas plus de religion que Claverhouse, nourrissait au fond de son cœur pour Gib une admiration qui le faisait rester bouche bée devant ses prières ; et Dandie suivait avec joie les progrès de la fortune croissante de Clem. L’indulgence suivait de près l’admiration. Le laird, Clem et Dand, tous trois Tories et patriotes des plus ardents, excusaient entre eux, avec quelque timidité, les hérésies radicales et révolutionnaires de Gib. Formant un autre groupe, le laird, Clem et Gib, tous trois hommes d’une vertu rigide, avalaient la pilule des frasques de Dand, les considérant comme une marque distinctive du génie poétique et une sorte d’entrave et d’épreuve auxquelles la mystérieuse providence de Dieu soumettait les bardes. Pour apprécier à sa juste valeur la simplicité de leur admiration mutuelle, il fallait entendre Clem, quand il arrivait pour une de ses visites, traiter avec une ironie continuelle les affaires et les personnes de la grande ville de Glasgow où il vivait et négociait. Les divers personnages, ministres du culte, officiers municipaux, gros bonnets du commerce, dont il avait l’occasion de parler, étaient tous indistinctement dénigrés, car ils ne devaient servir que de réflecteurs pour projeter une lumière flatteuse sur la maison de Cauldstaneslap. Le recteur, pour lequel, par exception, Clem gardait un certain respect, était toujours comparé à Hobb.

— Il me rappelle le laird ici présent, disait-il. Il est d’un seul bloc et il a quelque chose de la grandeur de Hobb, il a la même manière de fermer la bouche quand il n’est pas content.

Et Hobb, inconsciemment, abaissait sa lèvre supérieure et faisait, comme pour aider à la comparaison, l’énorme grimace en question. Le desservant de l’église de Saint-Enoch, qui ne lui plaisait pas, fut brièvement expédié.

— S’il allait seulement à la cheville de Gib, il les réveillerait bien tous.

Et Gib, le brave homme, baissait les yeux et souriait discrètement. Clem était semblable à un espion qu’ils auraient envoyé dans le monde des humains. Il était revenu avec la bonne nouvelle qu’il n’y avait personne de comparable aux « Quatre Frères Noirs », aucune position qu’ils n’honoreraient, aucun fonctionnaire qu’ils ne remplaceraient avec avantage, aucun intérêt de l’humanité, spirituel ou matériel, qui ne deviendrait immédiatement florissant sous leur direction. Deux mots excusent leur erreur : ils étaient à peine séparés des simples paysans par l’épaisseur d’un cheveu. Leur bon sens se manifestait en ceci, que ces symptômes de vanité campagnarde restaient entièrement en famille, suivant en cela quelque secrète coutume ancestrale. Devant les étrangers, leurs visages sérieux n’étaient jamais défigurés par l’ombre d’un sourire d’amour-propre. Ils étaient connus pourtant.

— Ils sont assez contents d’eux-mêmes, disait-on dans le pays.

Enfin, dans une histoire de la Frontière, il faut donner les surnoms. Hobb était le « Laird ». « Roi ne puis, prince ne daigne » ; il était le laird de Cauldstaneslap, cinquante acres[14], ipsissimus. Clément était M. Elliott, comme sur sa plaque, son ancien sobriquet « Dafty »[15] avait été abandonné, n’étant plus applicable, et en vérité il n’aurait fait que rappeler l’erreur et la sottise du public ; et le plus jeune, en l’honneur de ses pérégrinations perpétuelles, était connu sous le sobriquet de Randy-Dand[16].

Il est clair qu’Archie ne tira pas tous ces renseignements de sa tante, qui avait trop bien toutes les faiblesses de la famille pour en juger impartialement les membres. Mais, au bout d’un certain temps, Archie commença à s’apercevoir d’une omission dans la chronique familiale.

— N’y a-t-il pas aussi une fille ? demanda-t-il.

— Oui, Kirstie, Elle a reçu mon nom ou du moins celui de ma grand-mère, c’est la même chose, répondit, la tante, et elle recommença à parler de Dand qu’elle préférait secrètement à cause de sa galanterie.

— Mais comment est-elle ? votre nièce, dit Archie, profitant de la première occasion qui se présenta.

— Elle ? Noire comme votre chapeau. Mais, je ne crois pas qu’elle ait tout à fait ce que vous appelez mauvaise façon. Non, c’est une jolie coquine, une espèce de bohémienne, dit la tante, qui avait deux séries de poids différents pour les hommes et pour les femmes, peut-être serait-il encore plus juste de dire qu’elle en avait trois, et que la troisième et la plus lourde était pour les jeunes filles.

— Comment se fait-il que je ne l’aie jamais vue à l’église ? dit Archie.

— Vraiment ? Je crois qu’elle est à Glasgow avec Clem et sa femme. Elle en tirera grand chose de bon ! Je ne dirais pas cela pour les hommes, mais où les femmes sont nées, il faut qu’elles restent. Grâce à Dieu, je n’ai jamais été plus loin que Crossmichael.

Cependant, Archie commença à trouver étrange, tandis qu’elle chantait ainsi les louanges de ses parents et se réjouissait manifestement de leur vertu et, je puis dire aussi, de leur vice, comme de choses honorables pour elle-même, de n’apercevoir pas la moindre trace de cordialité entre la maison d’Hermiston et celle de Cauldstaneslap. En allant à l’église le dimanche, Madame la Gouvernante marchait la jupe relevée en laissant apercevoir trois plis de son jupon blanc, et, si la journée était belle, se drapait dans son plus beau cachemire aux couleurs éclatantes ; elle rejoignit un jour ses parents qui allaient plus lentement dans la même direction. Naturellement, Gib était absent : à la pointe du jour il était allé à Crossmichael rejoindre ses compagnons d’hérésie ; mais le reste de la famille était là, marchant en bon ordre, Hobb et Dand, raides dans leurs hautes cravates, se redressant de toute leur haute stature, la figure grave et sombre, leur plaid sur l’épaule ; la troupe des enfants, tout reluisants de propreté, éparpillés sur les côtés de la route et rappelés à chaque instant par les appels aigus de la mère ; puis, la mère elle-même qui, par une circonstance capable d’offrir un sujet de réflexion à un observateur plus expérimenté qu’Archie, portait un châle presque identique à celui de Kirstie, mais encore un peu plus fastueux et visiblement plus neuf. À cette vue, Kirstie se grandit — Kirstie fit valoir son profil classique — Kirstie tint son nez en l’air et ses narines ouvertes, son sang vif monta dans ses joues fermes, les teignant d’une délicate teinte rosée.

— Bien le bonjour, madame Elliot, dit-elle sur un ton où l’amabilité et l’hostilité se mêlaient gentiment.

— Un bien beau jour, n’est-ce pas, madame ? répondit la femme du Laird avec une politesse merveilleuse, en déployant son plumage, autrement dit en mettant en valeur avec un art inconnu des simples hommes, les dessins de son cachemire. Derrière elle, tout Cauldstaneslap marchait en rang serré et on se sentait d’une façon indéfinissable en présence de l’ennemi. Et tandis que Dandie saluait sa tante avec une certaine familiarité propre aux gens bien en cour, Hobb continuait sa marche, imposant dans sa raideur. Cette attitude de la famille semblait être la conséquence de quelque terrible querelle. Au début, les deux femmes avaient dû être les principaux acteurs de ce duel, mais le Laird, dont les oreilles avaient été probablement bien édifiées, fut entraîné dans la brouille trop tard pour être compris dans la réconciliation à fleur de peau du temps présent.

— Kirstie, dit un jour Archie, qu’est-ce que vous avez donc contre votre famille ?

— Je ne m’en plains pas, dit Kirstie en rougissant, je ne dis rien.

— Je vois que vous ne dites pas même bonjour à vos neveux, dit-il ;

— Je n’ai rien à me reprocher, dit-elle. Je puis dire la prière du Seigneur en toute bonne conscience. Si Hobb était malade ou en prison, ou pauvre, j’irais le voir avec joie. Mais pour faire des courbettes, des compliments, des commérages, merci.

Archie sourit légèrement et s’appuyant sur le dossier de sa chaise :

— Je crois que Mme  Robert et vous, n’êtes pas bonnes amies, dit-il finement, quand vous avez vos châles de cachemire.

Elle le regarda en silence, l’œil étincelant et avec une expression énigmatique ; et ce fut tout ce qu’Archie devait connaître de la bataille des châles de cachemire.

— Aucun d’eux ne vient-il jamais vous voir ici ?

— Monsieur Archie, dit-elle, j’espère que je sais mieux me tenir à place. Ce serait une drôle de chose, je pense, si j’allais encombrer la maison de votre père avec cela, — je puis bien le dire — avec toute cette clique sale et noire, dont, sauf moi, il n’en est pas un qui soit digne de laver vos planchers. Non, ils ont tous été gâtés par le sang noir des Elwalds. Je ne puis pas souffrir les gens noirs.

Puis, s’apercevant soudain du teint d’Archie :

— Ça n’a pas d’importance pour les hommes, se hâta-t-elle d’ajouter, mais il n’y a personne qui ne puisse nier que ça ne va pas aux femmes. En tous cas, les longs cheveux, c’est leur ornement. Nous en avons de bons garants — c’est même dans la Bible — qui pourrait dire que l’apôtre ne pensait pas à une belle jeune fille aux cheveux d’or ? l’Apôtre et puis tous, car qu’est-ce qu’ils étaient, sinon des hommes tout comme vous ?


CHAPITRE VI

Une page du livre de prières de Christina


Archie était assidu aux offices. Chaque dimanche, il allait s’asseoir parmi le petit groupe des fidèles ; il y entendait la voix de M. Torrance sauter d’un ton à un autre comme le jeu d’une clarinette inhabile ; il y trouvait l’occasion de réfléchir sur la robe mangée des mites du pasteur, sur ses mitaines de fil noir, tandis qu’elles se rejoignaient pour la prière ou bien qu’elles s’élevaient pieuses et solennelles pour la cérémonie de la bénédiction. Le banc d’Hermiston était une petite boîte carrée, minuscule comme l’église elle-même, renfermant un siège à peine plus grand qu’un tabouret. Assis là, Archie, en évidence comme un prince, seul véritable gentilhomme et seul riche héritier de la paroisse, pouvait se mettre à l’aise dans l’unique banc de l’église qui eût une porte. De là, ses regards tombaient sans obstacle sur la puissante carrure des hommes en plaid, sur les femmes et les jeunes filles bien découplées, sur les enfants contraints, sur les chiens de berger inquiets de se trouver là. Archie avait une peine étrange à retrouver parmi ces gens les caractères de la race ; il n’y avait ici personne qui eût la moindre prétention de noblesse, sauf les chiens aux fines têtes de renard et aux inimitables queues frisées. Les gens de Cauldstaneslap se remarquaient à peine ; Dandie peut-être, tandis qu’il s’amusait à faire des vers pour tromper l’ennui de l’interminable office, se distinguait-il un peu par l’éclat de son regard, par un certain air de supériorité qui animait son visage et par la vivacité de son maintien ; mais Dandie lui-même avait l’air d’un paysan. Le reste de l’assemblée, assez semblable à un troupeau de brutes, éveillait en lui les sensations pesantes que donnent des rustres éternellement routiniers, avec leur travail physique au grand air, leur porridge à l’avoine[17], leurs pois chiches, leurs veillées somnolentes au coin du feu et leurs longs ronflements sonores des « box-bed »[18] durant la nuit. Et pourtant, il savait que parmi eux se trouvaient beaucoup de malins et de gais compères, des hommes de caractère, des femmes remarquables, sachant se débrouiller dans le monde et faire rayonner leur influence au delà des portes basses de leurs masures. En outre, il savait que les hommes sont tous les mêmes, et qu’à travers l’écorce de l’habitude, les passions trouvent toujours leur chemin ; il les avait vus battre le tambourin sous l’influence de Bacchus, il les avait vu faire ripaille et il les avait entendu pousser des cris d’allégresse devant des grogs au whisky, il savait que, parmi ceux qui avaient l’air le plus réfléchi et le plus grave, que même parmi les anciens à l’air solennel, il en était de capables des plus singulières gambades à l’appel de l’amour. Et parmi ces hommes qui approchaient de la fin du voyage aventureux de la vie — parmi ces jeunes filles qui en franchissaient le seuil avec crainte et curiosité, — parmi ces femmes qui avaient mis au monde, et peut-être enseveli des enfants, qui pouvaient se souvenir de l’étreinte désespérée des petites mains mortes et du piétinement des petits pieds maintenant silencieux, Archie s’étonnait que, parmi tous ces visages, il n’y en eût pas un seul qui reflétât l’espérance, pas un qui fût expressif, pas un qui fût pénétré du rythme harmonieux et de la poésie de la vie. Oh, où trouverai-je une figure vivante ? pensait-il ; et parfois il se souvenait de Lady Flora[19] et parfois il examinait avec désespoir la galerie vivante exposée devant lui, et il voyait ses jours se consumer dans cet endroit triste et champêtre ; et puis la mort venir à lui, et son tombeau se creuser sous les arbres, et il entendait l’esprit de la Terre éclater d’un rire strident, semblable à un grondement de tonnerre, devant ce fiasco sans nom.

Ce dimanche-là, il n’y avait plus de doute que le printemps fût enfin venu. Il faisait chaud, mais il y avait dans l’air un léger frisson qui faisait encore davantage apprécier la chaleur. La rivière brillait et clapotait sur les cailloux de la rive parmi les touffes de primevères. Des parfums flottant dans l’air arrêtaient Archie en chemin et le remplissaient par moment d’une ivresse éthérée. La grise vallée puritaine ne faisait encore que s’éveiller en de rares endroits et dans quelques champs, pour secouer la monotonie de ses teintes d’hiver, et il s’étonnait de sa beauté ; c’était, lui semblait-il, la beauté de l’essence même de la terre, qu’il n’apercevait pas dans les détails, mais qu’il respirait répandue sur toutes choses. Il fut surpris de sentir une impulsion soudaine à écrire de la poésie, il faisait quelquefois des vers de huit pieds, libres, rapides, comme en faisait Scott, mais quand il se fut assis sur un rocher, près des chutes féeriques, à l’ombre des branches d’un arbre déjà tout rayonnant de ses feuilles nouvelles, il fut encore plus surpris de ne rien trouver à écrire. Son cœur battait, avec le temps, le rythme immense et mystérieux de l’univers. Quand il arriva au tournant de la vallée et quand il put apercevoir l’église, il avait tellement flâné sur le chemin que le premier psaume finissait. Le ton nasillard de la psalmodie, ses reprises nombreuses, ses cadences, ses roulades austères, semblaient l’essence même de la voix de l’église s’élevant pleine de reconnaissance. « C’est la vie partout », se dit-il, et il répéta à haute voix : « Grâce à Dieu, c’est la vie partout. » Il s’attarda encore un instant sur le cimetière. Une touffe de primevères était toute fleurie au pied d’une vieille pierre tombale noircie par le temps, et il s’arrêta pour contempler cet apologue du hasard. Il s’offrait sur la terre encore froide avec toute l’acuité d’un contraste ; et il fut frappé de l’imperfection de toute chose ; il la sentait dans le jour, dans la saison, dans la beauté qui l’entourait, dans la brise froide qui, parfois transperçait la chaleur de l’air, dans les grosses mottes de terre noire tout près des primevères épanouies, dans l’odeur de la terre humide qui se mêlait partout aux senteurs du printemps. La voix du vieux Torrance s’éleva dans une sorte d’extase. Et il se demanda si Torrance aussi sentait dans ses vieux os la poussée joyeuse de ce matin de printemps ; ce Torrance, ou plutôt l’ombre de ce qui avait été autrefois Torrance, serait bientôt couché ici même, dehors, au soleil et à la pluie, avec tous ses rhumatismes, tandis qu’un nouveau ministre demeurerait dans sa chambre et tonnerait du haut de la chaire qui lui était en ce moment si familière. La pitié des choses et un peu aussi le frisson du tombeau, le fit trembler et il se hâta d’entrer.

Il suivit respectueusement les bas-côtés, et prit sa place dans le banc, les yeux baissés, car il craignait d’avoir déjà froissé le bon vieillard qui était dans la chaire et il s’appliquait à ne pas l’offenser davantage. Il ne pouvait pas suivre les prières, pas même les parties principales du service. La clarté de l’azur, des nuées de parfums, le murmure de l’eau qui tombe et le chant des oiseaux, se levaient en lui-même comme des vapeurs qui se détachent de souvenirs primitifs profondément enfouis, souvenirs qui n’étaient pas à lui, mais qui venaient de la moelle même de ses os. Son corps se souvenait ; et il lui semblait que son corps n’avait rien de matériel, mais qu’il était éthéré et fugitif comme une mélodie qui passe ; et il ressentait pour lui une tendresse exquise, comme celle qu’il aurait eue pour un enfant, pour un petit innocent rempli de nobles instincts, mais destiné à une mort précoce. Et pour le vieux Torrance, vieux de tant de prières et de si peu de jours, il sentait une pitié qui allait presque jusqu’aux larmes. La prière s’acheva. Juste au-dessus de lui se trouvait une tablette incrustée dans le mur, le seul ornement de cette chapelle, car ce n’était qu’une chapelle grossièrement construite, qui rappelait, si ce n’est les vertus, tout au moins l’existence du premier Rutherford de Hermiston ; et Archie, sous ce témoin de sa longue généalogie et de sa grandeur locale, appuyé au dossier de son banc, l’œil perdu dans le vague, laissait errer sur ses lèvres l’ombre d’un sourire à la fois triste et enjoué qui lui seyait étrangement.

La sœur de Dandie, assise à côté de Clem et parée de ses nouveaux colifichets de Glasgow, choisit ce moment pour observer le jeune Laird. Avertie par la légère agitation qu’avait produite son entrée, la petite, en jeune fille bien élevée, avait tenu les yeux fixés devant elle, elle avait gardé un maintien joliment composé durant la prière. Ce n’était pas de l’hypocrisie, personne n’en était plus loin qu’elle. La jeune fille avait appris à avoir de bonnes manières : à lever les yeux, à les baisser, à paraître ignorante, à paraître sérieusement recueillie à l’église, enfin à paraître à son avantage dans toutes les circonstances. C’est le jeu des femmes dans la vie, et elle le jouait franchement. Archie était dans l’église la seule personne intéressante ; c’était un nouveau venu, on le disait original et jeune, puis c’était un laird, et Christina ne l’avait jamais vu. Ce n’était pas étonnant que, tandis qu’elle gardait sa jolie attitude de recueillement, son esprit courût vers lui. S’il venait à jeter un regard dans sa direction, il saurait qu’elle était une demoiselle bien élevée qui avait été à Glasgow. Oui, vraiment, il ne pourrait faire autrement que d’admirer sa robe, et peut-être la trouverait-il jolie elle-même. À cette idée, son cœur ne battit pas le moins du monde ; comme pour en atténuer encore l’impression, elle se mit à évoquer, puis à repousser une série de portraits fantaisistes de jeunes gens qui pourraient maintenant avoir le droit de la regarder. Elle se fixa sur le plus laid de tous, un jeune homme court, rouge, avec une figure plate et une vilaine tournure dont l’admiration lui offrirait l’occasion de sourire ; mais, en dehors de tout cela, la persuasion que son regard (qui, en réalité, était fixé sur Torrance et ses mitaines) était posé sur elle, la tint en émoi jusqu’au mot Amen. Même alors, elle resta trop bien élevée pour satisfaire sa curiosité avec trop d’impatience. Elle se rassit languissamment (ce qui était une mode de Glasgow) elle arrangea sa robe, retoucha son bouquet de primevères, regarda d’abord devant elle, puis derrière elle, mais de l’autre côté, et enfin permit à ses yeux d’aller sans hâte, dans la direction du banc d’Hermiston. Pendant un instant, ils y restèrent rivés. Puis, elle en détacha son regard comme à regret, semblable à un oiseau apprivoisé qui aurait médité de s’enfuir. Toutes sortes d’idées sur ce qui pouvait peut-être arriver l’assaillirent ; elle se pencha sur l’avenir et elle eut le vertige ; l’image de ce jeune homme brun, mince, gracieux, au sourire énigmatique, l’attirait et la repoussait comme un abîme : « Est-ce possible ? Aurais-je rencontré mon destin ? » pensait-elle, et son cœur se gonflait.

Torrance était déjà très avancé dans son exorde, il s’était appuyé au cours de son sermon sur un grand renfort de textes, pour assurer les bases de son argumentation où il traitait un point délicat de la théologie, avant qu’Archie permît à son regard de vagabonder. Ce regard tomba d’abord sur Clem, insupportable tant il avait l’air florissant et qui semblait honorer Torrance d’une attention très relâchée, comme quelqu’un habitué à entendre de meilleures choses à Glasgow. Bien qu’il ne l’eût jamais vu auparavant, Archie n’eut pas de peine à le reconnaître, et sans hésitation, il le jugea comme le plus vulgaire et le plus mauvais de la famille. Clem était incliné nonchalamment en avant quand il le vit pour la première fois. Puis, il se renversa en arrière avec la même nonchalance ; et soudain, il démasqua l’instrument de mort : le profil de la jeune fille. Bien qu’elle ne fût pas mise tout à fait à la mode (qui s’en serait aperçu ?) certains artistes tailleurs de Glasgow et son propre goût naturel l’avaient parée à son plus grand avantage. Cette parure, il est vrai, était une cause d’animosité et presque de scandale pour cette toute petite assemblée. Mrs Hobb avait dit son mot à Cauldstaneslap :

— Petite folle, avait-elle déclaré. Une jaquette qui ne ferme pas. Je voudrais bien savoir à quoi sert une jaquette qui ne se boutonne pas, s’il vient à pleuvoir ? Comment appelez-vous ça ? Un spencer ouvert, n’est-ce pas ? Vous pouvez le rentrer dans l’armoire si vous ne voulez pas qu’on vous le déchire par jalousie. Enfin, je n’ai rien à voir là-dedans, en tous cas ce n’est pas de bon goût.

Clem dont la bourse avait ainsi métamorphosé sa sœur et que cette algarade avait froissé, vint au secours de Christina.

— Allons donc, comment pouvez-vous parler de bon goût quand vous n’avez jamais été en ville ?

Et Hobb, regardant la jeune fille avec un sourire satisfait, tandis qu’elle déployait timidement sa brillante parure dans la sombre cuisine, finit ainsi la dispute :

— La petite est bien comme ça, avait-il dit, et le temps n’est pas à la pluie. Porte ça aujourd’hui, petite fille, mais n’en abuse pas.

Dans les cœurs de ses rivales, qui arrivaient très fières de leurs dessous de lingerie, et la figure toute luisante d’un lavage soigné au savon, la vue de sa toilette avait soulevé une tempête d’émotions variées, allant depuis la simple admiration sans jalousie qui s’exprimait par un « Oh » prolongé, jusqu’à l’aigre irritation se traduisant par un « Que d’embarras » plein d’emphase. La robe, de mousseline jaconas couleur paille, était décolletée et ne dépassait pas la cheville, de façon à laisser apercevoir ses demi-brodequins violet Régence, dont les cordons se croisaient sur des bas à jours jaune paille. Suivant la jolie mode dont nos grand’mères n’hésitaient pas à se parer, et dont nos grand’tantes s’armaient pour aller à la poursuite et à la conquête de nos grands-oncles, la robe était tendue de façon à mouler le contour des seins, et elle était maintenue dans le creux de la gorge par une broche ornée d’une topaze. C’est là aussi que, dans une position vraiment enviable, tremblait le bouquet de primevères. Elle portait sur les épaules, plutôt sur le dos, car il atteignait à peine les épaules, un mantelet français en taffetas, retenu devant par des rubans de Margate, de la même couleur violette que ses souliers. Sa figure émergeait d’un fouillis de boucles noires et une petite guirlande de roses jaunes ornait son front que couronnait un chapeau villageois en grosse paille jaune. Parmi toutes les figures hâlées et rouges qui se trouvaient dans l’église, elle brillait comme une fleur épanouie, elle et sa toilette, avec la topaze qui reflétait la lumière pour la renvoyer en étincelles de feu, et les fils d’or et de bronze qui jouaient dans sa chevelure.

Archie fut attiré comme un enfant par tout cet éclat. Il la regarda, et la regarda encore, et leurs regards se croisèrent. Ses lèvres se soulevèrent et montrèrent ses petites dents. Il vit le sang rouge circuler plein de vie sous la peau brune. Son œil, grand comme celui d’une gazelle, frappa et retint son regard. Il savait bien qui elle devait être — Kirstie, un rude diminutif pour elle, la nièce de sa gouvernante, la sœur de Gib le prophète campagnard — et il trouvait en elle la réponse à ses désirs.

Christina sentit comme un choc au moment de la rencontre de leurs regards, et il lui sembla qu’elle s’élevait environnée de sourires, dans une région de rêverie brillante. Mais le plaisir fut aussi bref qu’exquis. Brusquement, elle regarda ailleurs, puis commença immédiatement à se blâmer de cette brusquerie. Elle savait trop tard ce qu’elle aurait dû faire ; elle se retourna lentement le nez en l’air. Et pendant ce temps son regard à lui ne s’était pas détourné, mais continuait à se diriger vers elle comme une batterie de canon qui vise son but ; et tantôt il semblait l’isoler seule avec lui, et tantôt il semblait l’élever comme sur un pilori devant toute rassemblée. Car Archie continuait à la boire des yeux, comme un voyageur qui arrive à une source au sommet d’une montagne, se penche et boit avec une avidité inextinguible. Au creux de sa poitrine, l’œil de feu de sa topaze et les pâles fleurettes de la primevère le fascinaient. Il voyait les seins se soulever et les fleurs trembler de cette agitation, et il se demandait ce qui pouvait tant émouvoir la jeune fille. Et Christina sentait son regard — le percevait peut-être, avec le délicat joujou de cette oreille qui se montrait parmi les boucles noires ; elle se sentait changer de couleur, respirer d’un souffle inégal. Comme un pauvre être traqué, poursuivi, environné, elle chercha de toutes les manières à se donner une contenance. Elle prit son mouchoir — il était vraiment joli — puis, effrayée, elle le lâcha :

— S’il allait croire que j’ai trop chaud.

Elle commença à lire des versets de psaumes, puis elle s’aperçut que c’était le moment du sermon. Enfin, elle se mit une dragée dans la bouche, et l’instant d’après s’en repentit. C’était un geste si vulgaire. M. Archie ne devait jamais manger de bonbons à l’église, et avec un effort visible, elle avala la dragée toute ronde ; et ses couleurs s’enflammèrent encore plus. À ce signe de détresse, Archie revint à lui et prit conscience de sa mauvaise conduite. Qu’avait-il fait ? Il avait été parfaitement grossier dans une église, avec la nièce de sa gouvernante ; il avait fixé comme un laquais et un libertin une belle et modeste jeune fille. Il était possible, et il était même probable qu’elle lui serait présentée après le service dans le cimetière, et alors, comment la regarderait-il ? Et il n’avait pas d’excuses. Il avait remarqué les signes de sa pudeur, de son indignation croissante, et il avait été assez fou pour ne pas les comprendre. Le sentiment de sa honte l’accabla, et il se mit résolument à regarder M. Torrance ; il supposait peu, ce brave et digne homme, tandis qu’il continuait d’exposer la justification par la foi, quel était son véritable emploi : servir de dérivatif à deux enfants entraînés par le vieux jeu de l’amour.

Christina se sentit d’abord grandement soulagée. Il lui semblait que de nouveaux vêtements la couvraient. Elle revint sur ce qui s’était passé. Tout aurait bien été, si elle n’avait pas rougi, petite folle qu’elle était. Il n’y avait pas de quoi rougir pour avoir pris une dragée ; Mrs MacTaggart, la femme du doyen de Saint-Enoch, en prenait souvent. Et s’il l’avait regardée, qu’y avait-il de plus naturel à un jeune gentleman que de regarder la jeune fille la mieux habillée de l’église ? Et en même temps, elle en savait davantage, elle savait qu’il n’y avait rien d’accidentel, ni d’ordinaire dans ce regard, et elle lui donnait assez de valeur pour le fixer dans son souvenir comme une décoration. Enfin, c’était heureux qu’il eût trouvé quelque chose d’autre à regarder. Et puis, elle commença à avoir d’autres pensées. Il était nécessaire, s’imaginait-elle, de se tenir comme il faut, si l’incident se répétait, de savoir mieux se conduire. Que le désir allât plus loin que la pensée, elle n’en savait rien, ou ne voulait pas l’admettre. Ce serait simplement une manœuvre de convenance comme un geste destiné à amoindrir la signification de ce qui s’était passé auparavant, si elle rencontrait une seconde fois ses yeux ; et cette fois elle les rencontrerait sans rougir. Au souvenir de sa rougeur, elle rougit de nouveau, et elle se sentit rougir et brûler de la tête aux pieds. Une jeune fille avait-elle jamais fait quelque chose de si inconvenant, de si osé ? Et elle était là, s’exposant aux regards de toute l’assemblée, pour rien. Elle jeta les yeux sur ses voisins ; comment ? ils restaient figés et indifférents, Clem s’était endormi. Et une idée unique vint peu à peu s’emparer d’elle tout entière, c’est que la simple prudence lui ordonnait de le regarder encore, avant la fin de l’office. Quelque chose d’analogue se passait dans l’esprit d’Archie, tandis qu’il luttait contre le fardeau du repentir. C’est ainsi qu’il arriva que, dans le moment d’agitation qui suivit le dernier psaume, pendant que Torrance lisait un verset et que les feuillets de tous les livres de prière se froissaient à la fois sous les doigts empressés, deux regards furtifs sortirent des bancs comme des antennes et, par-dessus les voisins indifférents ou recueillis, se rapprochèrent timidement et toujours plus près de la ligne droite allant d’Archie à Christina. Ils se rencontrèrent, ils s’attardèrent ensemble moins d’une seconde et ce fut assez. Ce fut comme une décharge électrique qui passa à travers Christina, et, comment cela se fit-il ? la feuille de son livre de prière se déchira.

Archie, sorti par la porte du cimetière, causait avec Hobb et le ministre et serrait la main à tous les membres de l’assemblée éparpillés çà et là, quand Clem et Christina s’approchèrent pour lui être présentés. Le laird ôta son chapeau et s’inclina devant elle avec grâce et respect. Christina fit au laird sa révérence de Glasgow, et prit la route d’Hermiston et de Cauldstaneslap. Elle marchait vite, haletait ; son teint était coloré et elle se sentait dans un étrange état d’âme : quand elle était seule, son bonheur semblait sans mélange, mais, quand on lui adressait la parole, elle ressentait quelque chose comme une contrariété. Elle fit une partie du chemin avec quelques jeunes voisines et un jeune campagnard ; jamais elle ne les avait trouvés si fades, jamais elle ne s’était montrée si peu aimable. Mais ils se dispersèrent bientôt de côté et d’autre, soit pour se rendre à leurs diverses destinations, soit que, marchant plus vite qu’eux, elle les dépassât et les laissât derrière elle ; et, quand elle eut chassé par quelques mots de mauvaise humeur l’escorte que lui offraient quelques-uns de ses neveux et nièces, elle se trouva libre de monter seule le sentier d’Hermiston, toute enivrée d’air, s’élevant au milieu d’un nuage de bonheur. Près du sommet, elle entendit des pas derrière elle, des pas d’homme légers et très rapides. Elle les reconnut aussitôt et marcha plus vite. « Si c’est moi qu’il cherche, il peut courir », pensait-elle, souriante.

Archie la rejoignit comme un homme qui a pris une décision.

— Miss Kirstie, commença-t-il.

— Miss Christina, s’il vous plaît, monsieur Weir, interrompit-elle, je ne puis pas souffrir ce diminutif.

— Vous oubliez que c’est un nom qui m’est très familier. Votre tante est une vieille amie, une très bonne amie pour moi. J’espère que nous vous verrons souvent à Hermiston.

— Ma tante et ma belle-sœur ne s’entendent pas très bien. Ce n’est pas que j’aie quelque chose à faire là-dedans. Mais, comme je demeure chez elle, on ne trouverait pas bien délicat de ma part que j’aille voir ma tante.

— Je le regrette, dit Archie.

— Merci, monsieur Weir, dit-elle. Je trouve, moi aussi, que c’est bien dommage.

— Ah, je suis sûr que votre voix amènera toujours la paix, s’écria-t-il.

— Je n’en suis pas aussi sûre que cela, dit-elle. Je dois avoir mes mauvais jours tout comme les autres, je suppose.

— Savez-vous que dans notre vieille église, parmi toutes ces bonnes vieilles dames grises, vous ressembliez à un rayon de soleil ?

— Ah, vraiment. C’est sans doute ma nouvelle robe de Glasgow.

— Je ne pense pas être si sensible aux jolies toilettes.

Elle sourit en le regardant à demi.

— Il y en a qui le sont plus que vous, dit-elle. Seulement, voyez-vous, je ne suis qu’une Cendrillon. Il faut que je remette tout ça dans ma malle ; dimanche prochain je serai en gris tout comme les autres. C’est une robe de Glasgow, vous savez, et il ne faudra pas en abuser. Il paraît que ce serait terriblement se faire remarquer.

C’est ainsi qu’ils arrivèrent à l’endroit où leurs chemins se séparaient. De toutes parts la vieille lande grise les environnait ; quelques moutons erraient au milieu ; et, tandis que d’un côté ils pouvaient voir vis-à-vis d’eux une caravane éparpillée qui escaladait péniblement les sentiers de Cauldstaneslap, ils pouvaient voir de l’autre le contingent d’Hermiston qui s’était détaché et commençait à franchir par groupes la porte de la propriété. C’est alors qu’ils se tournèrent l’un vers l’autre pour se dire adieu, et que, délibérément, ils échangèrent un regard en se serrant la main. Tout s’était bien passé, gentiment ; et, tandis que Christina franchissait la première étape de la pente rapide menant à Cauldstaneslap, le sentiment d’un triomphe satisfait surmonta dans son âme le souvenir de ses petites fautes et bévues. Comme d’habitude, elle avait relevé sa robe pour ce passage escarpé, mais quand elle s’aperçut qu’Archie, arrêté, la regardait encore, la jupe retomba comme par enchantement. Vraiment, c’était d’un raffinement bien pointilleux pour cette paroisse montagneuse, où les femmes marchaient les jupes relevées sous la pluie, et où les jeunes filles se rendaient nu-pieds à l’église à travers la poussière de l’été, et descendaient bravement s’asseoir au bord de la rivière, pour y faire leur toilette en public avant d’entrer. C’était peut-être ainsi qu’elle faisait des cérémonies à Glasgow ; ou peut-être cela était-il un signe du vertige de sa vanité satisfaite où l’acte devenait purement instinctif. Il faisait attention à elle. Elle s’allégea le cœur en poussant un soupir prodigieux tout rempli de plaisir et elle se mit à courir. Quand elle eut rejoint les traînards de sa famille, elle attrapa la nièce qu’elle avait si bien renvoyée tout à l’heure, l’embrassa, et lui donna de petites tapes, et la renvoya de nouveau, et lui courut après avec de petits cris et des rires joyeux. Peut-être pensait-elle que le laird la voyait encore. Mais le hasard voulut que cette petite scène tombât sous des yeux moins favorables, car elle rejoignait alors Mrs Hob accompagnée de Clem et de Dand.

— Mais tu es folle vraiment, fillette, dit Dandie.

— C’est honteux, mademoiselle, dit la voix stridente de Mrs Hob. Est-ce une manière de vous conduire en revenant de l’église ? Vous ne savez sûrement pas ce que vous faites aujourd’hui. En tous cas, si j’étais à votre place, je ferais attention à ma belle robe.

— Oh là là ! dit Christina, et elle passa devant, la tête haute, foulant le sentier raboteux du pas léger d’une biche.

Elle était amoureuse d’elle-même, de sa destinée, de l’air des collines et de la joie du soleil. Tout le long du chemin, elle resta enivrée de ce rêve éthéré. À table, elle put causer à l’aise du jeune Hermiston, donner son opinion sur lui à voix haute et d’un air dégagé ; elle trouvait qu’il était un beau jeune homme, qu’il avait réellement de belles manières et qu’il paraissait avoir du cœur, mais que c’était dommage qu’il eût l’air triste. Seulement, un instant après, le souvenir de son regard à l’église l’embarrassa. Mais elle n’eut que cette petite distraction ; tant que dura le dîner elle eut bon appétit, et entretint la gaieté autour de la table jusqu’à ce que Gib (qui avait été de retour avant eux de Crossmichael et de son office particulier) les admonestât tous pour leur légèreté.

Son âme, encore agitée d’une heureuse confusion, la faisait fredonner tandis qu’elle montait légèrement à une petite mansarde, éclairée par quatre carreaux de vitre trouant le pignon, où elle couchait avec une de ses nièces. La nièce, qui l’avait suivie, comptant sur la bonne humeur de « Tatan », fut projetée hors de la chambre sans la moindre cérémonie, et elle s’en alla, piquée et toute en larmes, ensevelir ses chagrins dans le foin de la grange. Tout en fredonnant encore, Christina quitta ses atours, et mit l’un après l’autre ses trésors dans sa grande malle verte. Le dernier de tous fut le livre de prières ; il était joli, le cadeau de Mrs Clem, avec ses caractères si nets et son apparence vieillotte, avec son papier qui avait commencé à jaunir, non à la suite d’un long usage, mais dans la boutique ; elle avait l’habitude de l’envelopper dans un mouchoir chaque dimanche quand il avait fait son service et de l’enfouir prudemment dans sa malle. Tandis qu’elle prenait le livre, il s’ouvrit à l’endroit où le feuillet était déchiré, et elle s’arrêta à regarder ce témoignage évident de son trouble envolé. Alors, lui revint en esprit le souvenir des deux yeux bruns, profonds et brillants, qui la regardaient d’un certain coin sombre de l’église. L’image et l’attitude du jeune Hermiston, son sourire, le sens de son regard, tout lui revint à l’esprit comme un éclair à la vue de cette page déchirée.

— J’étais sûrement folle, se dit-elle, faisant écho aux paroles de Dandie, et à l’idée de ce qu’éveillait en elle ce jugement, tout son feu l’abandonna.

Elle se jeta sur son lit, et resta là, étendue pendant des heures, tenant toujours le livre de prières dans sa main, plongée presque constamment dans une stupeur faite de plaisir involontaire et de crainte irraisonnée. La crainte était superstitieuse, les paroles de mauvais augure de Dandie lui revenaient de temps à autre, renforcées et commentées par une centaine d’horribles et sombres histoires puisées chez ses plus proches voisins. À aucun instant elle ne se fit une idée de plaisir complet. On eût pu dire que tous ses sens jouissaient de ses pensées et de son souvenir, tandis que son moi lui-même, au fond de sa conscience, parlait fiévreusement d’autre chose comme une personne nerveuse en grand danger. L’image qui lui plaisait le plus était celle de Miss Christina dans le rôle de la Jolie Fille de Cauldstaneslap, triomphant de tout avec sa robe couleur de paille, sa mante violette et ses bas à jours jaunes. En revanche, l’image d’Archie n’était jamais bien reçue quand elle se présentait, encore moins désirée et parfois exposée à une critique impitoyable. Dans les longs et vagues dialogues qu’elle entretenait en elle-même, soit avec son imagination, soit avec des interlocuteurs chimériques, Archie, s’il en était question, ne venait que pour recevoir une volée de critiques. On avait raison de dire qu’il « avait l’air d’une cigogne », qu’il « regardait comme un veau », qu’il « avait une figure de spectre ». « Qu’est-ce que c’est que ces manières », disait-elle ; ou bien, « j’ai bien su le remettre à sa place : Miss Christina, s’il vous plaît, monsieur Weir, ai-je dit, et j’ai relevé la queue de ma jupe. » Elle pouvait s’entretenir de longues heures avec des bavardages de ce genre, puis, lorsque ses yeux tombaient sur la feuille déchirée, les yeux d’Archie lui apparaissaient de nouveau dans l’ombre du mur, et son babil s’arrêtait, et elle restait là, immobile et hébétée, ne pensant plus à rien de précis, poussant seulement de temps à autre un soupir apaisé. Si un médecin était entré dans cette mansarde, il aurait diagnostiqué tout simplement un accès de bouderie chez une jeune fille saine, bien constituée, pleine de vivacité, qui se tenait couchée le nez contre son lit par dépit et mauvaise humeur, et personne n’aurait dit qu’elle venait de contracter ou allait contracter une maladie mortelle de l’âme, pouvant la conduire à la mort ou au désespoir. Un médecin un peu psychologue aurait pu se faire pardonner, car il aurait deviné chez la jeune fille une passion faite de vanité enfantine, d’égoïsme porté au plus haut degré et rien de plus. Il est entendu que je dépeins ici le chaos et que je décris l’inexprimable. Les traits qui transparaissent sont trop précis, les termes employés sont trop forts. Imaginez un poteau indicateur dans les montagnes un jour où les brouillards roulent ; vous ne pouvez voir alors que les noms qui apparaissent sur l’écriteau, noms exacts de cités lointaines et célèbres, peut-être alors étincelantes sous le soleil. Ainsi Christina resta immobile pendant des heures, comme le poteau, enveloppée dans des guirlandes de nuages rapides qui lui voilaient la vue.

Le jour avançait et les rayons du soleil s’allongeaient sur l’horizon, quand elle se dressa subitement, enveloppa dans son mouchoir, et remit en place le livre de prières qui avait déjà joué un rôle si décisif dans le premier chapitre de son histoire d’amour. On dit maintenant que la tête brillante d’un clou peut remplacer l’œil d’un magnétiseur, si on le regarde fixement. Ainsi cette page déchirée avait rivé son attention sur ce qui, sans elle, aurait pu être sans grande importance et peut-être vite oublié ; tandis que les paroles sinistres de Dandie — paroles entendues plutôt qu’écoutées, mais restées dans sa mémoire — avaient donné à ses pensées, ou plutôt à son humeur, une nuance de solennité, et l’idée du Destin — de ce Destin païen indépendant de la Divinité Chrétienne — obscur, auguste, arbitraire, — agissant d’une manière inexorable parmi les hommes. Ainsi, même ce phénomène de l’amour éclos au premier regard, qui est si rare, qui paraît si simple, qui est aussi violent qu’une déchirure dans le tissu de la vie, peut se décomposer en une série d’événements tendant tous heureusement au même but.

Elle mit une robe grise et une écharpe rose ; elle se regarda un instant avec complaisance dans le petit carré de verre qui lui servait de miroir pour sa toilette ; elle descendit sans bruit l’escalier, traversant ainsi la maison endormie, toute retentissante des ronflements de la sieste.

Tout près de la porte, Dandie était assis, un livre dans les mains, mais ce n’était pas pour lire ; c’était seulement pour sanctifier le Sabbat par le repos sacré de l’esprit. Elle s’approcha de lui et s’arrêta :

— Je m’en vais dans la lande, Dandie, dit-elle.

Il y avait dans sa voix une douceur inusitée qui fit lever la tête à Dandie. Elle était pâle, ses yeux noirs brillaient, il ne lui restait pas trace de sa légèreté du matin.

— Eh, qu’y a-t-il fillette ? On dirait que tu as des hauts et des bas, tout comme moi, observa-t-il.

— Pourquoi dis-tu ça ? demanda-t-elle.

— Oh, pour rien, dit Dand. Seulement, je crois que tu me ressembles beaucoup plus que les autres. Tu as un peu de mon humeur poétique, et Dieu sait pourtant combien peu tu as de talent poétique. À tout prendre, c’est un bien mauvais don. Ainsi, regarde-toi : à dîner, tu étais toute en soleil, en fleur, en rires, et maintenant tu es comme l’étoile du soir sur un lac.

Elle but ce compliment rustique comme une liqueur enivrante, et il lui brûla les veines.

— Mais, Dand, elle se rapprocha de lui, je te disais que je vais dans la lande. J’ai besoin de prendre l’air. Si Clem me demande, essaie de le tranquilliser, n’est-ce pas ?

— Comment faire ? dit Dand. Je ne connais qu’une manière, et c’est de dire un mensonge. Je dirai que tu as mal à la tête, si tu veux ?

— Mais, ce n’est pas vrai, objecta-t-elle.

— Je n’osais pas le dire, répondit-il. Je dis que je dirai que tu as mal à la tête, et si tu me contredis en rentrant ce n’est pas une affaire, ma réputation commence déjà à être tout à fait établie.

— Oh, Dand, est-ce que tu serais menteur ? demanda-t-elle en hésitant.

— On le dit, répliqua le barde.

— Qui dit ça ? continua-t-elle.

— Celles qui doivent le mieux le savoir, répondit-il. Les filles par exemple.

— Mais Dand, tu ne me diras jamais de mensonges à moi ? demanda-t-elle.

— Ce sera à toi d’en juger, ma petite Gipsy, dit-il. Tu m’en diras bien, des mensonges, quand tu auras un galant. Je te le prédis, et c’est la vérité, quand tu auras un galant, miss Kirstie, ce sera pour le bien et pour le mal, et je le sais bien. J’en ai fait l’expérience, mais le diable était dans ma chance. Allons, va-t’en dans la lande, et laisse-moi tranquille ; je suis dans mon heure d’inspiration, et tu me déranges, petite vilaine.

Mais elle se cramponnait au voisinage de son frère sans savoir pourquoi.

— Ne veux-tu pas m’embrasser, Dand ? dit-elle. Je t’aime bien.

Il l’embrassa et la considéra un instant ; il lui trouvait quelque chose d’étrange. Mais il était un parfait libertin et nourrissait pour toutes les femmes le même mépris et la même défiance ; d’habitude, il faisait son chemin parmi elles en leur adressant des compliments faciles, sans portée.

— Va-t’en, dit-il, tu es un joli bébé, et contente-toi de ça.

C’était bien là la manière de Dand ; un baiser et des dragées à Jeannette, une babiole et ma bénédiction à Julie, et bien le bonsoir à toutes, mes chéries. Dès que quelques chose devenait sérieux, il croyait et disait que c’était une affaire réservée aux hommes. Les femmes, dès qu’elles ne l’absorbaient pas, n’étaient pour lui que des enfants bons à être chassés gentiment. Mais il avait les aptitudes d’un connaisseur et, à ce titre, il considéra négligemment sa sœur tandis qu’elle traversait la prairie. « Mais c’est là un joli brin de fille », pensa-t-il avec surprise, car, bien qu’il vînt de lui faire justement des compliments, il ne l’avait pas réellement regardée. « Mais qu’est-ce que c’est que ça ? se dit-il tout à coup. » Car la robe grise avait des manches courtes et une jupe courte, qui découvrait de fines jambes robustes, enveloppées dans des bas roses de la même nuance que l’écharpe qu’elle portait autour de ses épaules, et qui flottait au vent de sa marche. Ce n’était point son négligé habituel ; il connaissait ses habitudes et les habitudes de toutes les femmes du pays, et cela mieux que personne ; quand elles n’allaient pas nu-pieds, elles portaient de solides et rudes bas de laine d’un bleu presque invisible tant il était sombre, quand ils n’étaient pas tout à fait noirs ; et Dandie, à la vue de cette élégance se dit deux et deux font quatre. Si l’écharpe était en soie, les bas devaient être également en soie ; ils étaient assortis — car toute la parure était un cadeau de Clem, un cadeau coûteux, et non pas une chose à porter à travers les marais et les broussailles, dans une tardive après-midi de dimanche. Il se mit à siffler : « Mon joli mai ». « Ou bien elle a la tête tournée, ou bien il y a quelque anguille sous roche », remarqua-t-il, et puis il n’y pensa plus.

Elle s’éloigna lentement d’abord, puis de plus en plus vite et droit ; elle monta vers le passage de Cauldstaneslap, un petit col dans les collines auquel la ferme doit son nom. Le Slap s’ouvrait comme une porte entre deux monticules arrondis ; et c’est là que passait le raccourci d’Hermiston. De l’autre côté il descendait tout droit vers le Trou des Sorcières, un grand trou marécageux entouré par les sommets des collines, plein de sources de genévriers rampants et de mares où l’eau dormante est aussi noire que de la tourbe. La vue n’y avait aucune étendue. Un homme aurait pu rester un demi-siècle assis sur la pierre du Tisseur en prières sans voir d’autres personnes que les enfants de Cauldstaneslap deux fois dans les vingt-quatre heures, car c’était le chemin de l’aller et du retour de l’école, ou bien accidentellement un berger, l’invasion d’un troupeau de moutons, ou encore les oiseaux qui fréquentaient les sources, y buvaient et y poussaient de petits cris aigus. Ainsi, une fois le col traversé, Kirstie allait se trouver dans la solitude. Elle se retourna une dernière fois du côté de la ferme. Elle aurait semblé déserte si Dandie n’eût pas été toujours là ; il écrivait maintenant sur ses genoux ; l’heure attendue de l’inspiration était enfin venue. Puis elle traversa rapidement le marécage et arriva à son extrémité la plus éloignée, où commence un ruisseau indolent qui accompagne ensuite le sentier d’Hermiston jusqu’à la pente. De cet endroit, une vue étendue s’ouvrait devant elle sur toutes les pentes opposées, sur des élévations encore jaunies et par endroits comme rouillées par l’hiver ; sur le sentier, tracé d’une façon très apparente, sur le cours de la rivière indiqué çà et là par des bosquets de bouleaux, puis au loin, à deux milles à vol d’oiseau, sur Hermiston dont les fenêtres étincelaient au soleil couchant.

Là, elle s’assit et attendit ; longtemps, elle regarda ces carreaux de vitre qui brillaient là-bas dans le lointain. Ça l’amusait d’avoir une vue si étendue, pensait-elle. Ça l’amusait de voir la maison d’Hermiston, de voir « du monde », et il y avait quelqu’un qu’elle ne pouvait reconnaître, peut-être était-ce le jardinier, qui flânait dans les allées.

Au moment où le soleil se coucha et où toutes les pentes exposées à l’ouest se trouvèrent plongées dans une ombre claire, elle distingua un autre être humain qui montait le sentier en s’approchant d’un pas inégal, tantôt presque en courant, tantôt s’arrêtant et paraissant hésiter. Sa vue suspendit d’abord totalement le cours de ses pensées. Elle les retenait comme on retient sa respiration. Puis elle consentit à le reconnaître. « Il ne viendra pas ici, ça ne se peut pas, ce n’est pas possible. » Et alors, elle fut envahie tout entière par une incertitude qui la suffoquait. Il venait, ses hésitations avaient cessé, il montait d’un pas ferme et rapide ; il n’y avait plus de doute, la question allait se poser dans un instant : qu’allait-elle faire ? C’était très joli de dire que son frère était un laird lui aussi ; c’était très joli de parler de certains mariages entre parents et de la parenté de tante Kirstie. Mais la différence de leur situation sociale était trop grande ; les convenances, la prudence, tout ce qu’elle avait appris, tout ce qu’elle savait, lui ordonnait de fuir. Mais d’un autre côté la coupe de la vie s’offrait à elle, trop séduisante. Pendant une seconde elle vit la question clairement posée devant elle, et elle fit son choix définitif. Elle se leva et se montra un instant dans l’ouverture qui se dessinait sur le ciel ; puis, immédiatement, elle s’enfuit toute tremblante et alla s’asseoir toute rouge d’émotion sur la Pierre du Tisseur. Elle ferma les yeux, pria, chercha un peu d’apaisement. Sa main s’agitait sur ses genoux, et des phrases absurdes et futiles remplissaient son cerveau. Mais pourquoi donc tant s’inquiéter ? Elle saurait bien se conduire, pensait-elle. Il n’y avait pas de mal à voir le Laird. Il ne pouvait rien arriver de mieux. Elle marquerait elle-même et une fois pour toutes la distance convenable qu’il y avait entre eux. Peu à peu les rouages de son esprit cessèrent de tourner si follement, et elle resta assise, dans une attente passive, tranquille, toute seule dans la mousse grise. J’ai dit qu’elle n’était pas hypocrite, mais cette fois j’ai tort. Elle ne voulait pas s’avouer qu’elle était montée sur la montagne pour y chercher Archie. Et peut-être bien, après tout, qu’elle ne le savait pas ; peut-être était-elle venue comme les pierres tombent. Car les pas de l’amour, quand on est jeune, et surtout jeune fille, sont inconscients et instinctifs.

Cependant Archie approchait très rapidement, mais lui du moins savait fort bien quelle société il cherchait. Cette après-midi l’avait pour ainsi dire réduit en cendres. Le souvenir de la jeune fille l’avait empêché de lire et l’avait entraîné comme par une corde tendue ; et lorsque enfin il avait senti venir la fraîcheur du soir, il avait pris son chapeau et s’était précipité dehors avec une plainte étouffée, sur le sentier de la lande, du côté de Cauldstaneslap. Il n’avait aucun espoir de la trouver ; il en courait la chance sans en rien attendre, et seulement pour soulager son mal. D’autant plus grande fut sa surprise quand il dépassa le sommet de la côte et pénétra dans le creux des Sorcières, de la voir là, petite silhouette en robe grise, et en fichu rose, assise presque à terre, perdue dans cette extrême solitude, au milieu de ce décor désolé, sur la pierre battue des vents et de la pluie du Tisseur mort. Toutes les choses qui frissonnaient encore de l’hiver mettaient des teintes de rouille autour d’elle, tandis que celles qui étaient déjà parfumées par le printemps montraient les couleurs tendres et vives de la saison nouvelle. Même sur la face immuable de la pierre tombale, des changements apparaissaient ; et dans les rainures des lettres, la mousse nouvelle mettait des teintes d’émeraude. Obéissant à une arrière-pensée, sentant que cela lui allait bien, presque sans le vouloir, elle avait relevé sur sa tête le bout de son écharpe qui encadrait ainsi gracieusement sa figure vive et pourtant rêveuse. Ses pieds étaient repliés sous elle, et elle s’appuyait sur son bras nu, qui apparaissait vigoureux et rond avec un poignet mince, tout illuminé par la clarté du soir.

Le jeune Hermiston éprouva un certain frisson. Il eut le sentiment qu’il allait s’agir d’une affaire sérieuse, de vie ou de mort. Ce n’était plus une enfant dont il s’approchait : c’était une femme, douée d’un pouvoir et d’une attraction mystérieuse, la fleur d’une longue race, et il n’était ni meilleur ni pire que la plupart des autres hommes de son âge. Il avait en lui une certaine délicatesse qui l’avait gardé jusqu’ici sans tache et qui rendait (lequel des deux aurait pu le deviner ?) sa compagnie bien plus dangereuse, quand son cœur serait profondément ému. Sa gorge était sèche quand il s’approcha, mais le doux appel de son sourire s’interposa entre eux comme un ange gardien.

Car elle s’était tournée vers lui et lui souriait, mais sans se lever. Il y eut une nuance légèrement cavalière dans son salut, mais ni l’un ni l’autre ne s’en aperçurent ; lui pensait simplement qu’elle était charmante et gracieuse ainsi ; quant à elle, fine comme elle était, elle n’avait pas senti la différence qu’il y avait entre se lever pour aller à la rencontre du laird, et rester assise pour recevoir l’admirateur qu’elle attendait.

— Allez-vous vers le couchant, Hermiston ? dit-elle en lui donnant le nom de ses terres suivant la coutume du pays.

— J’y allais, dit-il d’un ton un peu rauque, mais je crois que je suis au bout de ma promenade maintenant. N’êtes-vous pas comme moi, miss Christina ? Je ne pouvais pas tenir dans la maison, je suis venu ici prendre l’air.

Il s’assit à l’autre bout du tombeau, et l’examina, anxieux de savoir quelle femme elle était. Cette question avait pour lui comme pour elle une valeur infinie.

— Oui, dit-elle, moi aussi, je ne pouvais plus rester sous un toit. C’est une de mes habitudes de venir ici au crépuscule, quand tout est tranquille et frais.

— C’était aussi une habitude de ma mère, dit-il gravement. Ce souvenir l’avait fait tressaillir au moment où il l’exprimait. Il regarda autour de lui. Je suis à peine venu jusqu’ici depuis ce temps-là. C’est tranquille, dit-il avec un long soupir.

— Ce n’est pas comme Glasgow, répondit-elle. C’est un endroit bien ennuyeux là-bas. Mais quelle journée j’ai eue pour mon retour ; et quelle belle soirée !

— Oui, vraiment, c’est une journée merveilleuse, dit Archie. Je crois que je m’en souviendrai longtemps, pendant des années, jusqu’à ma mort. Des jours comme celui-ci, — je ne sais si vous sentez comme moi — tout me paraît si court, si fragile, si exquis, que j’ai peur de toucher à la vie. Nous sommes ici pour si peu de temps ; et tous les anciens aussi avant nous — les Rutherford de Hermiston, les Elliott de Cauldstaneslap — qui étaient ici ; ils galopaient et faisaient beaucoup de bruit dans ce coin tranquille, ils s’aimaient aussi et se mariaient, eh bien, où sont-ils maintenant ? C’est un lieu commun, la mort, mais après tout, les lieux communs ce sont les grandes vérités de la poésie.

Il la sondait presque sans s’en rendre compte ; il voulait voir si elle pouvait comprendre, savoir si elle n’était qu’un animal de la couleur des fleurs, ou bien si elle avait une âme pour garder sa tendresse. Elle, de son côté, se possédant bien, épiait, en vraie femme, toutes les occasions de briller, d’abonder dans ses idées quelles qu’elles puissent être. L’artiste dramatique qui dort ou sommeille à demi dans la plupart des êtres humains, s’était soudain levé en elle avec un soudain enthousiasme, et le hasard la servait bien. Elle le regarda avec des yeux soumis, voilés comme le crépuscule, qui allaient bien avec l’heure du jour et le cours de ses pensées ; la passion brillait en elle comme une étoile dans la pourpre du couchant ; et l’élan profond, mais contenu de toute sa nature fit passer dans sa voix, et percer dans les mots les plus indifférents, comme un frisson d’émotion.

— Connaissez-vous la chanson de Dand ? répondit-elle, je crois qu’il a essayé de dire ce que vous pensez.

— Non ; je ne l’ai jamais entendue, dit-il. Dites-la-moi, voulez-vous ?

— Oh, ce n’est rien sans la musique, dit Christina.

— Alors, chantez-la-moi, dit-il.

— Le jour du Seigneur ? Ça ne se fait pas, monsieur Weir.

— Je crains bien de ne pas être un trop strict observateur du Sabbat, et puis, il n’y a personne ici pour nous entendre, sauf le pauvre vieux qui est sous la pierre.

— Oh, ce n’est pas sérieusement que je dis ça, dit-elle. Du reste, à mon idée, c’est aussi grave qu’un psaume. Voulez-vous que je vous le fredonne alors ?

— Je vous en prie, dit-il, et s’approchant tout près d’elle sur la pierre tombale, il se prépara à écouter.

Elle redressa la tête comme pour chanter.

— Je ne ferai que vous le fredonner, expliqua-t-elle. Je n’aime pas chanter fort le dimanche. Je crois que les oiseaux iraient le dire à Gilbert, et elle sourit. C’est sur les Elliott, continua-t-elle, et je crois qu’il n’y a pas beaucoup de plus jolies pièces dans les livres de poésie, bien que Dand ne l’ait jamais fait imprimer.

Et elle commença à demi-voix, avec des inflexions basses et sonores, tantôt réduisant son chant presque à un murmure, tantôt l’élevant sur une note particulière qu’elle donnait mieux que les autres, et qu’Archie finit bientôt par attendre avec une émotion croissante.

Oh, ils galopaient dans la pluie, durant les jours enfuis,
Dans la pluie, dans le vent, dans l’orage,
Excitant leurs chevaux, riant sur les collines
Mais ils sont bien tranquilles maintenant dans la tombe
Les Vieux, les Vieux Elliott, les froids Elliott de pierre,
Les durs, les hardis Elliott de jadis.

Pendant qu’elle chantait, elle avait tenu les yeux constamment fixés devant elle, les mains posées sur ses genoux qu’elle avait redressés, la tête élevée et renversée en arrière. L’expression qu’elle mettait dans son chant était vraiment admirable ; et ne l’avait-elle pas apprise des lèvres mêmes et sous la critique de l’auteur, ? Quand elle eut fini, elle tourna vers Archie un visage où brillait une lumière douce ; ses yeux à lui étaient humides et pleins de bonté, et luisaient dans le crépuscule ; son cœur emporté allait vers elle dans un élan de pitié et de sympathie sans bornes. Sa question avait reçu une réponse. Elle était un être humain en harmonie avec le sens tragique de la vie, il trouvait en elle toute l’expression, et tout le pathétique d’un grand cœur.

Il se leva instinctivement, elle en fit autant ; car elle vit qu’elle avait réussi et qu’elle pouvait être sûre d’avoir produit en lui une impression encore plus profonde qu’auparavant, puis elle avait assez d’esprit pour partir sur une victoire. Il ne restait plus que les banalités ordinaires à échanger, mais ils le firent d’une voix basse et émue qui devait leur rendre à jamais ce souvenir sacré. À travers la grisaille du soir, il la vit suivre le contour du marais, se tourner une dernière fois, lui faire un signe de la main, puis passer le col ; et lui sembla qu’avec elle s’en allait quelque chose du plus profond de son cœur. Mais quelque chose y était venu et venu pour y rester. Il avait gardé depuis son enfance l’image, maintenant à demi effacée par le temps et la multitude des impressions nouvelles, de sa mère lui racontant, d’une voix émue et quelquefois avec des larmes, l’histoire du Tisseur en prière à l’endroit même de cette rapide tragédie, endroit depuis longtemps si paisible. Et maintenant, cette scène trouvait un pendant dans son souvenir ; et il voyait, et il verrait à jamais Christina dressée sur le même tombeau, parmi les teintes grises du soir, gracieuse, svelte, pure comme une fleur, lui chanter aussi :

Les vieilles choses tristes et lointaines,
Les batailles du temps jadis,


les communs ancêtres, maintenant disparus, leurs rudes guerres maintenant apaisées, leurs armes ensevelies avec eux, et ces étranges passants, leurs enfants, qui s’attardaient encore à la même place, et partiraient bientôt eux aussi pour que d’autres peut-être viennent les chanter à l’heure du crépuscule. Par un effet inconscient de sa tendresse, les deux femmes étaient réunies ensemble dans le sanctuaire de son souvenir. À ce moment d’attendrissement, des larmes montaient également à ses yeux à la pensée de l’une comme de l’autre ; et la jeune fille, simplement parce qu’elle était jolie et bien faite, rejoignit dans la zone des choses sérieuses comme la vie et la mort, la mère qui n’était plus. C’est ainsi que de toutes les manières et les enveloppant de partout, le Destin se jouait avec artifice de ces deux pauvres enfants. Il préparait les générations futures, les angoisses étaient toutes prêtes avant que le rideau dût se lever sur le sombre drame.

Au moment même où elle disparaissait de la vue d’Archie, Christina vit s’ouvrir devant elle le creux en forme de coupe où se trouvait la ferme. Elle vit, à quelque cent cinquante mètres au-dessous d’elle, la maison toute illuminée de chandelles et ce fut pour elle un motif pressant de se hâter. Car elles n’étaient allumées qu’au moment de la prière en famille qui, le dimanche, rompait l’incomparable ennui du jour et conduisait au délassement du souper. Elle savait que Robert devait être déjà à l’intérieur de la maison, au bout de la table, car c’était lui, et non Gilbert l’illuminé, qui officiait en sa qualité de prêtre et de juge de la famille. En conséquence, elle se mit immédiatement à courir dans la descente, et arriva à la porte toute haletante, alors que les trois plus jeunes de ses frères, enfin éveillés de leur sieste, étaient encore dehors avec le fretin des neveux et nièces, causant dans la fraîcheur et l’obscurité du soir en attendant le signal convenu. Elle resta un peu à l’écart, ne voulant pas attirer l’attention sur son arrivée tardive et sur sa respiration encore haletante.

— Kirstie, cette fois tu t’es fait attendre, ma fille, dit Clem. Où as-tu été ?

— Oh, je suis allée faire un petit tour toute seule, dit Kirstie. Et la causerie continua sur le sujet de la guerre américaine, et l’on ne fit plus attention à la petite vagabonde qui se couvrait du crépuscule pour cacher le frisson de son bonheur et le sentiment de sa faute.

Le signal fut donné, et les frères entrèrent l’un après l’autre au milieu de la foule et de la poussée des enfants de Hob.

Mais Dandie attendit pour être le dernier, et prenant le bras de Kirstie :

— Depuis quand va-t-on se promener avec des bas roses, mademoiselle Elliott ? chuchota-t-il d’un air malin.

Elle baissa les yeux, elle devint toute rouge.

— J’ai oublié de changer, dit-elle ; et elle alla prier, l’esprit troublé, partagée entre l’inquiétude de savoir si Dand avait remarqué ses bas jaunes à l’église et l’avait ainsi surprise en flagrant délit de mensonge, et la honte d’avoir déjà justifié sa prophétie. Car elle se rappelait ses paroles ; il avait dit comment les choses se passeraient quand elle aurait un galant, et que ce serait pour le bien et pour le mal.

— Est-ce que j’aurais un galant maintenant ? pensa-t-elle, avec un secret ravissement.

Tout le temps de la prière, sa principale occupation fut de dérober les bas roses aux yeux indifférents de mistress Hob — et de même pendant tout le temps du souper, tandis qu’elle faisait semblant de manger — et de même encore quand elle quitta sa famille pour monter à sa chambre ; ce ne fut que quand elle se trouva seule, avec sa nièce endormie, qu’elle put enfin détacher cette armure que le monde oblige à porter. Alors les mêmes paroles reprirent en elle le chant profond de son bonheur, d’un monde où tout était transformé et renouvelé, d’une journée qui s’était passée en paradis et d’une nuit qui devait ouvrir le ciel. Toute la nuit elle se vit transportée doucement par un fleuve de rêve, sous des arceaux enchantés ; toute la nuit elle caressa au fond de son cœur une espérance exquise ; et si, vers le matin, elle s’oublia pendant un moment dans la plus complète inconscience, ce ne fut que pour ressaisir plus fortement l’arc-en-ciel de son rêve dès le premier instant de son réveil.


CHAPITRE VII

Entrée de Méphistophélès


Deux jours après, un cabriolet de Crossmichael vint déposer Frank Innes à la porte d’Hermiston. Une fois par hasard, durant l’hiver qui venait de s’écouler, Archie, dans une période d’ennui aigu, lui avait écrit une lettre. Cette lettre renfermait quelque chose qui ressemblait à une invitation, ou qui faisait allusion à une invitation, mais ni l’un ni l’autre ne se le rappelait exactement. Quand Innes la reçut, rien n’était plus loin de sa pensée que d’aller s’enterrer dans les landes avec Archie ; mais personne en ce monde, pas même les esprits les plus avisés et les plus politiques, ne se laisse conduire dans les diverses phases de la vie par une direction infaillible. Il faudrait pour cela un don de prophétie qui a été refusé à l’homme. Par exemple, qui aurait pu s’imaginer que, moins d’un mois après avoir reçu cette lettre et l’avoir tournée en dérision, après avoir différé d’y répondre et après l’avoir en fin de compte égarée, des infortunes d’une nature très alarmante viendraient menacer la carrière de Frank. Son histoire peut être exposée en peu de mots. Son père, petit propriétaire de Morayshire, pourvu d’une nombreuse famille, commença à se montrer récalcitrant et à lui couper les vivres. Frank s’était monté avec la première partie d’une excellente bibliothèque de droit, mais soudainement, ayant perdu de l’argent aux courses, il avait été obligé de la vendre avant de l’avoir payée ; et son libraire, ayant eu vent de la chose, avait obtenu un mandat d’arrêt contre lui. Innes avait été averti, et il avait pu prendre ses précautions. Vu l’écroulement imminent de ses affaires, et la charge désagréable qui pesait sur lui, il avait jugé prudent de sa part de filer au plus vite ; il avait écrit une lettre fiévreuse à son père à Inverauld, et il avait pris la voiture de Crossmichael. Tout port est bon dans la tempête. Et il avait bravement tourné le dos au Palais du Parlement et à son gai babil, à la bière et aux huîtres, au champ de courses et au pesage, et il s’était bravement préparé à aller s’enterrer vivant avec Archie Weir à Hermiston, jusqu’à ce que les nuages amoncelés sur lui fussent dissipés.

Pour lui rendre justice, il faut avouer qu’il ne fut pas moins surpris d’arriver chez Archie, que celui-ci de le voir venir ; et qu’il exprima son étonnement de la meilleure grâce du monde.

— Eh bien, me voilà, dit-il, en mettant pied à terre. Pylade est enfin venu chez Oreste. À propos, as-tu reçu ma réponse ? Non ? Oh que c’est ennuyeux. Enfin, tant pis, me voilà pour te répondre en personne, puisque je suis ici, et ça vaut encore mieux.

— Mais, je suis bien content de te voir, naturellement, dit Archie. Tu es le bienvenu ici, bien sûr. Mais tu ne pourras pas rester longtemps, avec la Cour qui siège encore ; est-ce que ce n’est pas un peu risqué, ce que tu fais là ?

— Au diable la Cour, dit Frank. Qu’est-ce que la Cour à côté de l’amitié et de la pêche à la ligne ?

C’est ainsi qu’il fut convenu qu’il resterait, et qu’il n’y eut d’autre terme fixé à son séjour, que celui qu’il s’était donné secrètement à lui-même, c’est-à-dire le jour même où son père apporterait la poudre d’or et où il pourrait faire la paix avec le libraire. Ce fut dans ces conditions un peu vagues que commença pour ces deux jeunes gens (qui n’étaient pas même des amis) une vie toute de familiarités, mais qui, à mesure que le temps s’écoula, devint de moins en moins intime. Ils se réunissaient à l’heure des repas, et le soir à l’heure du whisky, mais un observateur, s’il s’en était trouvé un auprès d’eux, aurait remarqué qu’ils étaient rarement ensemble dans la journée. À Hermiston, Archie avait à surveiller la propriété, des courses nombreuses à faire dans les collines, pour lesquelles il n’avait jamais demandé la compagnie de Frank, il l’avait même refusée. Quelquefois il partait dès le matin et ne laissait qu’un bout de billet sur la table du déjeuner pour l’en avertir ; et quelquefois, aussi, sans l’annoncer, il ne revenait que longtemps après l’heure du dîner. Innes se plaignait de ces abandons ; il lui fallait toute sa philosophie pour s’accommoder d’un déjeuner solitaire, et toute sa simplicité de bon garçon pour pouvoir accueillir Archie avec cordialité dans les rares occasions où il arrivait en retard pour le dîner.

— Je me demande ce qu’il peut bien avoir, à faire par le monde, mistress Elliott ? dit-il un matin, après avoir lu le billet écrit à la hâte et au moment de s’asseoir à table.

— Il a des affaires, je suppose, monsieur, répondit sèchement la gouvernante, marquant la distance qu’elle mettait entre les deux jeunes gens par un petit salut significatif.

— Mais je ne peux pas m’imaginer quelles peuvent bien être ces affaires, reprit-il de nouveau.

— C’est son affaire, je suppose, répartit la sévère Kirstie.

Il se retourna vers elle avec cet air gai et ouvert qui faisait le charme de son caractère, et il partit d’un grand éclat de rire jovial et naturel.

— Bien joué, mistress Elliott, s’écria-t-il. Et le visage de la gouvernante se détendit pour montrer l’ombre d’un sourire méchant. Bien joué, vraiment, dit-il. Mais vous ne devriez pas me traiter ainsi en étranger. Quoi, Archie et moi nous étions ensemble à l’École Supérieure, puis nous avons été au Collège ensemble, et nous devions suivre la carrière du Barreau ensemble lorsque… vous savez. Ah, mon Dieu, quel dommage ! Une vie gâchée, un beau jeune homme intelligent, comme lui, enterré ici dans un désert au milieu de paysans, et tout ça, pourquoi ? Pour un badinage, une sottise, si vous voulez, mais rien de plus. Bon Dieu, que vos crêpes sont bonnes, mistress Elliott.

— Ce n’est pas moi, c’est la fille qui les a faites, dit Kirstie, et sauf votre respect, il n’y a pas de sens commun à prendre le nom du Seigneur à témoin pour de la vile mangeaille dont vous vous remplissez le ventre.

— Oserai-je dire, madame, que vous avez parfaitement raison ? dit l’imperturbable Frank. Mais comme je vous le disais, c’est une aventure navrante pour ce pauvre Archie, et, je crois que vous et moi nous pourrions faire plus mal que de réunir nos efforts, en bonnes gens que nous sommes, pour mettre fin à tout cela. Permettez-moi de vous dire, madame, qu’Archie est réellement un homme d’avenir, et que, pour ma part, je crois qu’il réussirait bien au Barreau. Quant à son père, personne ne peut nier son talent, mais je m’imagine que personne non plus ne peut nier qu’il a le diable au corps…

— Excusez-moi, monsieur Innes, je crois que la fille m’appelle, dit Kirstie, et elle se précipita hors de la chambre.

— Diablesse, vieille acariâtre, vieux manche à balai, s’écria Innes.

En même temps Kirstie, qui s’était sauvée dans la cuisine, donnait libre cours devant sa vassale à ses sentiments.

— Allons, souillon, c’est toi qui serviras Innes. Je n’en veux plus. « Pauvre Archie. » Ah ! je lui en donnerais des « pauvre Archie » si j’étais libre. Et Hermiston qui a le diable au corps. Mon Dieu, arrachez-lui vite de la bouche les crêpes d’Hermiston. Il n’y a pas un cheveu dans tous ces Weir qui n’ait plus d’esprit et de vigueur que lui dans tout son corps rachitique. Il ne faut pas qu’il se moque de moi. Qu’il s’en aille là-bas dans la ville noire, où on le veut peut-être pour rouler en carrosse avec un gibus sur la tête, et manger avec de sales filles. C’est une honte.

Il était impossible d’entendre sans une sorte d’admiration la véhémence du dégoût de Kirstie, qui augmentait à chacune de ses accusations presque totalement injustes. Alors elle se souvint de ce qu’elle était venu faire, et se tournant vers son auditrice ébahie :

— Allons, êtes-vous sourde, bourrique ? N’entendez-vous pas ce que je vous dis ? Faut-il que j’aille vous présenter ? Si vous vous attendez à ce que je vous serve, madame.

Et la jeune fille s’enfuit de la cuisine qui devenait vraiment dangereuse, pour aller servir Innes dans la salle à manger.

Tantaene iræ ? Le lecteur a-t-il compris la raison de tout ce fiel ? Depuis l’arrivée de Frank il n’y avait plus les bonnes heures de causerie, après souper, sous le prétexte du plateau. Toutes les paroles flatteuses de Frank étaient inutiles ; il avait été devancé, dès le départ, dans la course aux faveurs de mistress Elliott.

C’est étrange comme la malchance le poursuivait quand il voulait se rendre divertissant. Je dois mettre en garde le lecteur contre les épithètes dont le chargeait Kirstie, elle avait plus de talent pour les exprimer avec vigueur que pour les justifier. Rachitique, par exemple, était une pure calomnie. Frank était un vrai type de belle allure, de bonne mine, de bonne humeur et de jeunesse virile. Il avait des yeux brillants avec une étincelle qui paraissait y danser, des cheveux bouclés, un sourire charmant, des dents très blanches, un admirable port de tête, l’air d’un gentleman, l’adresse de quelqu’un accoutumé à plaire à première vue et à augmenter cette impression. Et malgré tous ces avantages, il manquait son effet auprès de tout le monde à Hermiston ; auprès du berger silencieux, auprès de l’intendant obséquieux, auprès du palefrenier qui menait aussi parfois la charrue, auprès du jardinier et de sa sœur, humble et pieuse femme qui s’enveloppait jusqu’aux oreilles dans un châle ; partout il échouait et échouait complètement. On ne l’aimait pas et on le montrait. Pourtant la petite servante faisait exception ; elle rêvait de lui sans doute quand elle était seule ; mais elle était accoutumée à jouer le rôle de l’auditeur silencieux devant les tirades de Kirstie, et celui de récepteur également silencieux des soufflets de Kirstie ; et elle avait appris non seulement à être une fille très débrouillée pour son âge, mais encore à être très prudente et très réservée. Ainsi Frank se sentait un allié qui sympathisait avec lui au milieu de la coalition générale des méfiances qui l’entouraient, le surveillaient, l’accompagnaient partout dans le manoir d’Hermiston ; mais cette alliance lui procurait peu de société et de secours, car la réserve de la petite fille (elle avait entre douze et treize ans) l’empêchait de connaître son avis ; elle s’acquittait de son service lestement, répondant laconiquement à ses questions, mais elle était inexorablement rebelle à la causerie. Quant aux autres, ils étaient désespérants et insupportables. Jamais un jeune Apollon n’avait été jeté parmi des barbares aussi rustiques. Peut-être la cause de son peu de succès résidait-elle dans une habitude inconsciente, mais très caractéristique. C’était sa méthode ordinaire de s’insinuer auprès d’une personne aux dépens d’une autre. Il vous offrait son alliance contre quelqu’un, il vous flattait en méprisant cet autre, et vous étiez entraîné dans une petite intrigue contre lui avant que vous vous en doutiez. C’est étonnant comme ce procédé réussit généralement, mais l’erreur de Frank était dans le choix de l’autre. Là, il n’était pas politique ; il écoutait la voix de la passion. Archie l’avait froissé dès le premier abord par son accueil dans lequel il avait senti un peu de sécheresse ; il l’avait encore offensé ensuite par ses fréquentes absences. En outre, il était la seule personne continuellement sous les yeux de Frank, et ce n’était qu’à ses propres serviteurs que Frank pouvait tendre le piège de sa sympathie. En outre, la vérité est que les Weir, père et fils, étaient entourés alors par une troupe, de gens d’une ardente fidélité. Ces gens étaient très fiers de Mylord. C’était un honneur d’être au nombre des vassaux du « Juge Pendeur », et son épaisse et redoutable jovialité était loin d’être impopulaire dans le voisinage de sa propriété. Pour Archie, ils avaient tous une affection très délicate, et un respect qui se révoltait devant la moindre critique.

Frank n’avait pas plus de succès quand il allait au loin dans la campagne. Il était antipathique au plus haut degré aux quatre Frères Noirs, par exemple. Hob le trouvait trop léger, Gib trop impie, Clem qui ne l’avait vu qu’un jour ou deux avant de partir pour Glasgow, se demandait ce que ce fou était venu faire là, et s’il comptait y rester tout le temps de la session. « C’est un fainéant », jugea-t-il. Quant à Dand, il suffira de décrire sa première entrevue avec lui ; Frank était allé fouetter la rivière avec sa ligne quand le hasard voulut qu’il rencontrât cette célébrité rustique sur le sentier.

— J’ai entendu dire que vous êtes un vrai poète, dit Frank.

— Qui vous a dit ça, bonhomme ? avait été la réponse peu engageante.

— Oh, tout le monde, dit Frank.

— Bon Dieu, voilà la gloire, dit le poète sardonique, et il passa son chemin.

En y réfléchissant, nous pouvons peut-être trouver ici une explication plus juste des échecs de Frank. S’il avait rencontré M. Shériff Scott, il aurait sans doute beaucoup mieux tourné son compliment, car il aurait valu la peine d’être l’ami de M. Scott. Tandis que Dand, à ses yeux, ne valait pas six sous, et il le montrait, même en essayant de le flatter. La condescendance est une excellente chose, mais c’est extraordinaire comme elle ne donne du plaisir qu’à l’une des deux parties. Celui qui va pêcher les paysans écossais avec la condescendance pour tout appât, est sûr de revenir le soir avec son panier vide.

Frank fit avec grand succès l’épreuve de cette théorie au Club de Crossmichael où Archie l’avait conduit dès son arrivée ; pour celui-ci ce fut sa dernière apparition dans ce lieu folâtre. Frank y fut tout de suite le bienvenu ; il continua d’y aller régulièrement et il avait assisté à une de ses réunions (à ce que les membres du Club aiment toujours à raconter depuis ce temps-là) le soir même qui précéda sa mort. Le jeune Hay et le jeune Pringle s’y trouvèrent. Il y eut un autre souper à Windiclaws, un autre dîner à Driffel, et il en résulta que Frank fut admis dans l’intimité des gens du monde avec autant d’empressement qu’il avait été rebuté par les gens de la campagne. Il occupait Hermiston à la façon d’un envahisseur installé dans la capitale d’un pays conquis. C’était une base d’opérations, de laquelle il sortait continuellement pour des beuveries, des parties de pêche, des dîners auxquels Archie n’était pas invité, ou auxquels il ne voulait pas aller. Ce fut alors que le surnom de « Reclus » devint général pour désigner le jeune homme. On a même prétendu qu’Innes l’avait inventé ; en tout cas, il sut fort bien le répandre à la ronde.

— Comment cela va-t-il avec votre Reclus aujourd’hui ? lui demandait-on.

— Oh, au diable la réclusion, déclarait brillamment Innes, en ayant l’air de dire une chose très spirituelle ; et aussitôt, interrompant le rire général qu’il avait provoqué beaucoup plus par son air que par ses paroles :

— Écoutez, c’est très joli de rire, mais je ne m’amuse pas du tout là-bas. Le pauvre Archie est un bon camarade, un excellent camarade que j’ai toujours aimé. Mais je crois qu’il y a un peu de faiblesse de sa part à prendre aussi à cœur une petite disgrâce et à s’enfermer de cette façon. J’admets que c’est une histoire ridicule, une très ennuyeuse histoire, aussi ai-je tenu à lui dire : « Mais sois un homme, voyons. Il faut y survivre, mon ami. » Mais non, il n’en sortira pas ; naturellement cela vient de la solitude, de la honte, de tout ce que vous voudrez. Et j’avoue que je commence à en redouter les résultats. Ce serait la chose du monde la plus pitoyable si un jeune homme, qui a réellement de la valeur comme Weir, devait finir malade. Sérieusement, je suis tenté d’écrire à Hermiston pour lui expliquer franchement ce qu’il en est.

— À votre place, je le ferais, disait un des auditeurs en hochant la tête, puis il s’arrêtait, dérouté et confus devant le nouveau point de vue qu’avait si adroitement dévoilé ce simple mot.

— Excellente idée, ajoutaient les autres, et ils étaient tout stupéfaits de l’aplomb et de l’audace de ce jeune homme qui parlait comme d’une affaire toute naturelle d’écrire à Hermiston pour lui faire la leçon sur ses affaires personnelles.

Et Frank continuait, charmant et confidentiel :

— Je vais vous donner une idée de ma situation. Actuellement, il est blessé, de la manière dont je suis reçu dans le comté, et dont il est laissé de côté ; il en est jaloux et blessé. Je me suis moqué de lui et je l’ai raisonné, je lui ai dit que tout le monde était bien disposé envers lui ; je lui ai même dit que moi, je n’étais si bien reçu que parce que j’étais son hôte. Mais, tout est inutile. Il ne veut ni accepter les invitations qu’il reçoit, ni cesser de se monter la tête sur celles qu’il ne reçoit pas. Aussi, je crains que la blessure ne s’envenime. Il a toujours eu une de ces natures sombres, renfermées, irritables — un peu en dessous, très bilieuses, — enfin vous comprenez bien ce que je veux dire, n’est-ce pas ? Il doit avoir hérité cette humeur des Weir, que je soupçonne avoir été quelque part une digne famille de tisseurs : c’est une situation, comment peut-on appeler ça ? sédentaire. Il a précisément le genre de caractère qu’il faut pour tourner mal dans une fausse position comme celle que son père lui a faite, ou qu’il se fait lui-même, dites comme vous voudrez. Quant à moi, je trouve que c’est bien dommage, disait Frank avec générosité.

Ensuite le chagrin et l’anxiété de cet ami désintéressé ce précisèrent. Il commença dans l’intimité, en tête à tête, à parler vaguement de mauvaises habitudes, de basses habitudes.

— Je dois convenir que j’ai peur qu’il tourne tout à fait mal, disait-il. Entre nous soit dit et en toute simplicité, je n’aimerais pas beaucoup rester ici encore longtemps ; seulement, mon cher, j’ai positivement peur de le laisser seul. Vous verrez, on m’en blâmera plus tard. Rester est pour moi un grand sacrifice. Je perds mes chances pour le Barreau, je ne puis pas m’aveugler là-dessus. Et j’ai peur de recevoir des coups de tout mon entourage, avant que ce soit fini. Vous savez, on ne croit plus à l’amitié de nos jours.

— Mais c’est très bien, Innes, répondait son interlocuteur, c’est très bien de votre part, il faut en convenir. Si quelqu’un vous blâme, vous pouvez toujours compter sur moi ; je dirai mon mot en votre faveur, sûrement,

— Franchement, continuait Frank, je ne trouve pas que cela soit agréable. Il a des manières très brusques, il est le fils de son père, vous savez. Je ne dis pas qu’il soit grossier — bien entendu je ne pourrais pas le supporter — mais il n’y va pas par quatre chemins. Non, ce n’est pas gai ; mais entre nous soit dit, mon cher, en conscience, je ne crois pas que cela soit bien de le quitter. Écoutez, je ne dis pas qu’il y ait quelque chose de mal actuellement. Ce que je dis, c’est que je n’aime pas la tournure que prend tout cela, mon ami, et il pressait le bras de son confident, du moment.

Dans les premiers temps, je suis persuade qu’il n’y mettait point de malice. Il parlait pour le plaisir de s’épancher. Il avait la langue essentiellement bien pendue, comme il sied à un jeune avocat, et il se souciait fort peu de la vérité, ce qui est le caractère distinctif des jeunes bourricots ; et c’est ainsi qu’il parlait au hasard. Il n’avait pas de penchant bien particulier, sauf celui qui est naturel et universel : de se flatter lui-même et de s’efforcer de plaire et d’intéresser l’ami présent. En brassant ainsi l’air qui sortait de sa bouche, il était arrivé à construire un type d’Archie qui était connu et dont on causait dans tous les coins du comté. Partout où il y avait un petit manoir avec un jardin clos de murs, partout où se trouvait un minuscule château environné d’un parc, partout où un grand cottage à côté des ruines d’une vieille tour indiquait une ancienne famille déchue, partout où une belle villa avec une avenue carrossable et des bosquets signifiait l’apparition d’une nouvelle famille de parvenus — probablement sur les roues des machines, — Archie commença à être regardé à travers la lueur d’un sombre mystère, destiné peut-être à cacher le vice, et le futur développement de sa carrière était attendu avec une inquiétude pénible et des chuchotements confidentiels. Il a fait quelque chose de honteux, mon cher : Quoi ? On ne le savait pas au juste, et ce bon et compatissant jeune homme, M. Innes, faisait de son mieux pour paraître l’oublier. Mais, la chose y était tout de même. Et M. Innes était très inquiet maintenant sur son compte ; il n’était vraiment pas content, il sacrifiait positivement son propre avenir parce qu’il n’osait pas le laisser seul. Comme nous sommes tous à la merci d’un simple bavard, sans même qu’il ait besoin d’y mettre aucune malice ! Si un homme en parlant de lui-même en toute honnêteté, mentionne en passant quelques-unes de ses actions vertueuses, sans leur donner le nom de vertu, comme son témoignage sera accepté facilement par l’opinion publique !

Toutefois, pendant ce temps, un ferment de discorde, encore plus pernicieux, travaillait les deux jeunes gens, ferment monté tardivement à la surface, mais qui, rapidement, avait modifié, en les augmentant encore, les dissensions des premiers jours. Pour un garçon frivole, superficiel, oisif, prenant ses aises comme Frank, l’odeur d’un mystère était très attirante. Elle donnait un amusement à son esprit comme on donne un jouet à un enfant ; et elle l’entraînait par son côté faible, car, ainsi que beaucoup de jeunes gens qui se destinent au Barreau, et qui n’ont pas encore été mis à l’épreuve ou trouvés en défaut, il se flattait d’être un homme d’une pénétration et d’une vivacité d’esprit extraordinaire. En ce temps-là, Sherlock Holmes était encore complètement inconnu, mais on parlait beaucoup de Talleyrand. Et si vous aviez pu prendre Frank à l’improviste, il vous aurait avoué, avec un sourire, que, s’il ressemblait à quelqu’un, c’était au marquis de Talleyrand-Périgord. Son intérêt, avait pris racine dès la première absence d’Archie, il s’était accru immensément quand, à déjeuner, Kirstie avait pris en mauvaise part sa curiosité. Or, il arriva, pendant l’après-midi du même jour, une autre scène qui lui riva positivement l’affaire dans l’esprit. Il péchait à Swingleburn, en compagnie d’Archie quand ce dernier tira sa montre.

— Eh bien, au revoir, dit-il. J’ai quelque chose à faire. Je te verrai à dîner.

— Ne te presse pas tant, s’écria Frank. Attends que j’aie, plié maligne. J’irai avec toi ; j’en ai assez de fouetter ce canal.

Et il commenta à enrouler sa ligne.

Archie restait interdit. Il lui fallut un moment pour se remettre de cette attaque directe ; mais pendant qu’il préparait sa réponse, et avant que la ligne fût entièrement pliée, il était devenu complètement Weir, et la figure du Pendeur apparaissait sombre au-dessus de ses jeunes épaules. Il parla avec une tranquillité voulue, avec une amabilité étudiée ; mais un enfant aurait pu voir que sa décision était prise.

— Je te demande pardon, Innes ; je ne veux pas t’être désagréable, mais il vaut mieux nous entendre dès le commencement. Lorsque j’aurai besoin de toi, je te le dirai.

— Oh, s’écria Frank, alors tu ne veux pas de ma compagnie, n’est-ce pas ?

— Pas pour le moment, à ce qu’il paraît, répondit Archie. Je t’ai même indiqué quand je la désire, si tu veux te le rappeler — c’est à dîner. Si nous voulons vivre tous les deux ensemble agréablement, et je ne vois aucune raison de ne pas le faire, ce sera seulement en respectant l’intimité l’un de l’autre. Si nous commençons à nous mêler…

— Oh, allons donc ! Je ne pourrais accepter cela de la part de personne. Est-ce une manière de traiter ainsi un hôte et un vieil ami ? s’écria Innes.

— Rentre à la maison et pense tout seul à ce que je te dis, continua Archie, vois si c’est raisonnable, ou si c’est réellement une injure ; et à dîner nous nous rencontrerons comme si rien n’était arrivé. Je mettrai tout cela, si tu veux, sur le compte de mon caractère que je connais ; je prévois avec un grand plaisir, je t’assure, que tu me feras une longue visite, et je prends tout de suite des précautions. Je prévois que — par ma faute, si tu veux — nous pourrions en arriver à nous quereller et j’interviens pour l’éviter, obsto principiis. Je te parie cinq livres que tu finiras par découvrir que je n’ai que des intentions amicales, et je les ai, Francie, je t’assure, dit-il en s’adoucissant.

Étranglé par la colère, mais incapable de parler, Innes mit sa ligne sur son épaule, fit un geste d’adieu et se mit à suivre à grands pas le bord de la rivière. Archie, immobile, le regarda s’éloigner. Il était ennuyé, mais il n’avait pas de regrets. Il lui était odieux d’être inhospitalier, mais il n’était pas pour rien le fils de son père. Il avait le sentiment très fort que sa maison était la sienne et n’était à aucun autre ; et c’était à mentir par pitié pour son hôte qu’il se refusait. Il détestait la dureté. Mais c’était de la faute de Frank. Si Frank avait seulement été d’une discrétion ordinaire, il aurait été d’une courtoisie parfaite. Et puis, il y avait une autre raison. Le secret qu’il protégeait n’était pas à lui seul, il était à elle : il appartenait à cette Elle ineffable qui prenait rapidement possession de son âme, et que bientôt il aurait à défendre au prix de l’embrasement de tout le pays. Il regarda s’éloigner Frank jusqu’au confluent de la petite rivière de Swingle ; il le voyait tantôt apparaissant, tantôt disparaissant dans les bruyères décolorées, marchant toujours à une allure furieuse, réduit par la distance à des proportions plus petites que celles de Lilliput, et alors il ne put s’empêcher de sourire de l’aventure. Ou Frank s’en irait et ce serait un soulagement, ou bien il resterait son hôte, mais il saurait ce qu’il faut supporter. Archie, maintenant, était libre de gagner, par des sentiers détournés, en passant derrière les monticules et dans le creux des ruisseaux, l’endroit du rendez-vous où Kirstie, au milieu des cris des pluviers et des courlis, attendait et se consumait du désir de le voir arriver à la pierre du Covenant.

Innes descendit la pente plein d’un ressentiment facile à comprendre, mais qui céda peu à peu devant les besoins de sa situation. Il maudit Archie, il le traita de sans cœur, de mauvais ami, de hargneux, de hargneux comme un chien ; et il se traita encore plus violemment de fou, pour être venu à Hermiston alors qu’il aurait pu trouver un refuge dans presque toutes les autres maisons d’Écosse. Mais le pas une fois fait, il était irréparable. Il n’avait plus d’argent pour aller ailleurs ; il devait emprunter à Archie pour la première séance du club, et quelque mauvaise opinion qu’il eût des manières de son hôte, il était cependant sûr de sa générosité. La ressemblance de Frank et de Talleyrand me semble purement imaginaire ; cependant, Talleyrand lui-même n’aurait pas pu accepter avec plus de docilité la leçon que lui donnaient les événements. À dîner, il rencontra Archie, sans rancune, presque avec cordialité. Il faut prendre ses amis comme ils sont, s’était-il dit. Archie ne pouvait pas s’empêcher d’être le fils de son père, ou le petit-fils de son grand-père, le tisseur hypothétique. Fils d’un homme dur, il était lui-même encore dur au fond du cœur, incapable d’avoir des égards et une vraie générosité ; mais il avait d’autres qualités qui pouvaient distraire Frank en attendant autre chose, et pour en jouir il fallait que Frank modérât son caractère.

Il sut tellement bien le modérer qu’il s’éveilla le matin suivant, la tête pleine d’un sujet différent, mais non sans rapport avec l’incident de la veille. Qu’était-ce que ce petit jeu d’Archie ? Pourquoi fuyait-il la société de Frank ? Que tenait-il secret ? Avait-il des rendez-vous avec quelqu’un, était-ce une femme ? Ce serait une bonne plaisanterie et une belle revanche que de le découvrir. Il se mit à l’œuvre avec une patience extraordinaire, qui aurait surpris ses amis, car on lui avait toujours reconnu plus de brillant que de patience ; et peu à peu, point par point, il réussit enfin à suivre toute la trame. D’abord, il remarqua qu’Archie, bien qu’il partît dans n’importe quelle direction de la boussole, revenait toujours d’un certain endroit situé entre le sud et l’ouest. En étudiant une carte, et en considérant la grande étendue de lande inhabitée qui s’étendait du côté des sources de la Clyde, il mit le doigt sur Cauldstaneslap, et sur deux autres fermes voisines, Kingsmuir et Polintarf. Mais il était difficile d’aller plus loin. Tour à tour, avec sa ligne pour prétexte, il visita vainement ces trois centres d’exploitation de la lande, mais rien n’y éveilla ses soupçons. Il aurait bien essayé de suivre Archie, s’il en avait eu la moindre possibilité, mais la conformation du pays écartait cette idée. Il fit ce qui s’en rapprochait le plus ; il se blottit dans un coin tranquille et suivit ses mouvements avec une lunette. Mais ce fut encore vainement ; il se fatigua bientôt de cette futile surveillance et laissa sa lunette à la maison ; il allait presque abandonner l’affaire en désespoir de cause quand, le vingt-septième jour après son arrivée, il se trouva tout à coup en face de la personne qu’il cherchait.

Le premier dimanche, Kirstie s’était arrangée pour ne pas aller à l’église, sous prétexte d’une indisposition ; en réalité, ce n’était que par modestie ; le plaisir de contempler Archie lui semblait trop sacré, trop vif pour ce lieu public. Les deux dimanches suivants, Frank de son côté, avait été absent pour quelques excursions dans les fermes du voisinage. Ce ne fut donc que le quatrième dimanche que Frank eut l’occasion de jeter les yeux sur l’enchanteresse. Dès le premier regard, toute hésitation était tombée. Elle venait avec les gens de Cauldstaneslap, donc elle habitait Cauldstaneslap. Le voilà, le secret d’Archie ; la voilà, la femme, et plus encore que tout cela, car — bien que je doive recourir ici à toutes les atténuations possibles du langage — dès le premier regard, il s’était déjà posé en rival. C’était beaucoup par pique, c’était un peu par vengeance, c’était beaucoup par sincère admiration : laissons le Diable statuer sur les proportions. Cela m’est impossible, et il est très probable que Frank ne le pouvait pas davantage.

— Elle est bien jolie, la laitière, observa-t-il, en revenant de l’église.

— Qui donc ? dit Archie.

— Oh, la jeune fille que tu regardes — n’est-ce pas ? Là-bas, en avant sur la route : Elle est venue accompagnée du barde rustique ; elle appartient donc probablement à cette famille fameuse. Une seule objection, mon ami. Les Quatre Frères Noirs ne sont pas des personnages bien commodes. Si les choses tournaient mal, Gib giboulerait, et Clem se montrerait inclément, et Dandie danserait de fureur, et Hob éclaterait comme un obus. Ce serait une histoire à la Elliott.

— Très drôle, vraiment, tu as de l’esprit, dit Archie.

— Oh, j’essaie d’en faire, dit Frank. Ce n’est pas très commode ici en ta solennelle compagnie, mon cher ami. Mais, avoue que la laitière a trouvé grâce à tes yeux, ou tu perds tout droit à te dire un homme de goût.

— Ça n’a point d’importance, répondit Archie.

Mais l’autre continuait à le regarder fixement et ironiquement, et il devint rouge, et de plus en plus rouge sous ce regard, à tel point qu’il eût fallu de l’impudence pour nier cette rougeur. Et Archie, le sentant, perdit son empire sur lui-même. Il fit passer sa canne d’une main dans l’autre et s’écria :

— Oh, pour l’amour de Dieu, ne fais pas la bête.

— La bête ? La réponse est pleine de délicatesse, sans doute, dit Frank. Prends garde aux quatre brutes fraternelles, mon cher. S’ils entrent en danse, on verra qui est la bête. Songe donc, s’ils dépensaient seulement le quart de l’esprit que j’ai dépensé pour savoir à quoi M. Archie employait les heures de ses soirées, et pourquoi il devenait si candidement hargneux quand on touchait à certain sujet…

— Tu y touches maintenant, interrompit Archie en regimbant.

— Merci. C’était tout ce que je voulais, une confession en règle, dit Frank.

— Je te prie de te rappeler… commença Archie.

Mais il fut interrompu à son tour.

— Inutile, mon cher, tout à fait inutile, le sujet est mort et enterré.

Et Frank se hâta de changer de conversation, art dans lequel il excellait, car il avait le don d’être intarissable sur n’importe quoi. Mais bien qu’Archie eût eu la politesse ou la timidité de le laisser clabauder, il n’en avait pas fini pour autant. Quand il rentra pour dîner, il fut reçu avec un air malin, et Frank lui demanda comment les choses allaient à Cauldstaneslap. Après le dîner, Frank but son premier verre de porto à la santé de Kirstie, et, plus tard dans la soirée, il revint encore à la charge.

— Dis donc, Weir, pardonne-moi de revenir encore sur cette affaire. Mais j’y ai réfléchi et je veux te supplier très sérieusement d’être plus prudent. Ce n’est pas une affaire de toute sécurité. Elle n’est pas sûre, mon petit, dit-il.

— Quelle affaire ? dit Archie.

— Écoute, c’est ta faute s’il faut que je mette les points sur les i ; mais réellement, en ami, je ne puis pas te voir ainsi te précipiter la tête baissée au milieu de ces dangers. Mon cher enfant, dit-il en levant en l’air son cigare qui semblait tout plein de menaces, écoute, quelle sera la fin de tout cela ?

— La fin de quoi ?

Archie, poussé à bout, persistait dans son système de défense à la fois impertinent et dangereux.

— Tu sais bien quoi ; la fin de la laitière ; ou pour parler plus correctement, la fin de Miss Christina Elliott de Cauldstaneslap.

— Mais je t’assure, s’écria Archie avec colère, que tout cela est une pure invention de ton imagination. Il n’y a rien à dire contre cette jeune dame : tu n’as pas le droit d’introduire son nom dans cette conversation.

— J’en prends note, dit Frank. Désormais, elle sera sans nom, sans nom, sans nom. Tabou. Je prends note également du précieux témoignage que tu donnes de son honorabilité. Désormais je ne considérerai tout cela qu’en homme du monde. Admettons qu’elle soit un ange, mais, mon cher ami, est-elle une dame ?

Archie était à la torture.

— Pardon, dit-il, s’efforçant de se dominer, mais parce que tu t’es insinué dans mes confidences…

— Oh, allons, s’écria Frank. Tes confidences ? Tu as rougi, mais sans le vouloir. Tes confidences, vraiment l Eh bien, voyons. Tout ceci, je dois te le dire, Weir, car cela intéresse ta sûreté et ta bonne réputation, et par conséquent, ton honneur, et aussi puisque je suis ton ami. Tu dis que je me suis insinué dans tes confidences. Insinué est bon. Mais, qu’ai-je fait ? J’ai dit deux et deux font quatre, comme toute la paroisse le dira demain, et toute la vallée de la Tweed dans deux semaines, et les Frères Noirs… non, je ne leur donnerai pas de date ; ce sera vraiment un jour sombre et orageux. Autrement dit, ton secret est le secret de Jacquot. Et je te demande, en ami, si c’est une agréable perspective ? Il n’y a que deux alternatives à ton dilemme, et je suis obligé de convenir qu’elles me paraissent, à moi, aussi lamentables l’une que l’autre. Te vois-tu t’expliquant avec les quatre Frères Noirs ? Ou te vois-tu présentant la laitière à papa comme la future dame d’Hermiston ? Le vois-tu ? Moi, je ne le vois pas, je te le dis franchement.

Archie se leva.

— Pas un mot de plus ; je ne veux plus rien entendre, dit-il d’une voix tremblante.

Mais Frank leva de nouveau son cigare.

— Dis-moi d’abord une chose. Dis-moi ! est-ce que je ne joue pas maintenant le rôle d’un ami ?

— Je crois que tu en es persuadé, répondit Archie. Je ne peux pas en dire davantage. Je puis rendre justice, aux motifs qui te font agir. Mais, je ne veux plus rien entendre. Je vais me coucher.

— C’est ça, Weir, dit Frank cordialement. Va te coucher, et réfléchis à tout cela ; et écoute, mon ami, n’oublie pas tes prières ? Je ne fais pas souvent la morale — je ne me mêle pas de ces choses-là — mais quand je le fais, il y a une chose sûre, c’est que j’ai de bonnes intentions.

Et Archie se dirigea vers son lit, et Frank resta seul, assis près de la table, pendant près d’une heure, se souriant complaisamment à lui-même. Son caractère n’avait rien de vindicatif ; mais si la vengeance se trouvait sur son chemin, il savait l’apprécier, et la pensée des réflexions d’Archie sur son oreiller durant cette nuit avait pour lui une douceur indescriptible. Il savourait en lui-même le sentiment délicieux de sa puissance. Il considérait Archie comme un polichinelle dont il tirait les ficelles, comme un cheval qu’il domptait et montait par la seule force de son intelligence, et qu’il pouvait faire galoper à son gré vers la gloire ou vers la tombe. À laquelle des deux le conduirait-il ? Il s’attarda longtemps, repassant dans son esprit des détails de projets qu’il était trop paresseux pour poursuivre. Pauvre bouchon de liège sur un torrent, il goûtait cette nuit toutes les douceurs de la toute-puissance, et il rêva comme un dieu sur les rives de cette intrigue qui devait le briser avant le déclin de l’été.


CHAPITRE VIII

Une visite nocturne


Kirstie avait bien des motifs d’angoisse. Quand nous devenons vieux, et surtout si nous devenons une vieille femme glacée par la crainte de l’âge, nous finissons par compter sur la voix comme sur la seule manière qu’a l’âme de se manifester. Par elle seulement, malgré la diminution de nos facultés, nous pouvons apaiser le cri étouffé de nos passions ; par elle seulement, dans l’amertume et la susceptibilité timide des années de la vieillesse, nous pouvons maintenir nos relations avec les jeunes gens pleins de feu qui paraissent encore autour de nous, et qui tendent de jour en jour à ne devenir pour nous que la tapisserie mouvante de la vie. La parole est le dernier anneau de la chaîne de nos relations. Mais quand arrive la fin de la causerie, quand la voix s’arrête, et que le visage animé de l’auditeur se détourne, la solitude retombe sur le cœur endolori. Kirstie avait perdu à jamais ses heures de joie ; elle ne pouvait plus errer avec Archie, comme une ombre, si vous voulez, mais comme une ombre heureuse, dans les Champs-Élysées. Et si, pour elle, il semblait que le monde entier était devenu silencieux ; pour lui, ce ne fut qu’un imperceptible changement d’amusement. Et elle enrageait de le savoir. L’effervescence de sa nature passionnée et irritable montait quelquefois en elle jusqu’au point d’éclater.

C’est la rançon payée par l’âge pour les ardeurs de sentiments hors de saison. Il devait en être ainsi pour Kirstie dans toute autre circonstance ; mais il lui arrivait maintenant d’être privée de ses heures de délice quand elle en avait le plus besoin, quand elle avait le plus à dire, le plus à demander ; quand elle tremblait d’avoir à reconnaître que sa souveraineté n’était pas seulement suspendue pour quelque temps, mais qu’elle était anéantie. Car, avec la clairvoyance de l’amour sincère, elle avait percé le mystère qui avait si longtemps embarrassé Frank. Elle avait eu l’intuition, avant même que ce fût arrivé, dès le dimanche soir où cela commença, d’une usurpation de ses droits ; et une voix lui disait le nom de l’usurpatrice. Depuis lors, par artifice, par hasard, par l’observation de petits faits, par le simple courant de l’humeur d’Archie, elle avait franchi tous les doutes possibles. Avec un sentiment d’impartialité que Lord Hermiston aurait pu lui envier, elle avait, ce jour-là, à l’église, considéré et admis les charmes de la plus jeune des Kirstie, et avec la profonde bonté de sa nature sentimentale, elle avait reconnu l’approche du Destin. Ce n’était pas ce qu’elle avait rêvé. Son imagination avait entrevu Archie fiancé à quelque forte héroïne, grande, au teint couleur de rose, et aux boucles d’or, faite à son image enfin, dont elle aurait orné le lit nuptial avec délice ; et maintenant elle avait envie de pleurer en voyant ses ambitions trompées. Mais les dieux avaient prononcé, et son Destin était autre.

Cette nuit-là, elle était agitée dans son lit, assiégée de pensées fiévreuses. Il y avait en l’air des visions dangereuses ; une bataille était proche, sur l’issue de laquelle elle se laissait flotter entre la jalousie, la crainte, la sympathie, alternativement loyale ou déloyale envers l’un et l’autre parti. Tantôt elle se mettait à la place de sa nièce, tantôt à celle d’Archie. Tantôt elle voyait, par les yeux de la jeune fille, le jeune homme à ses genoux, tantôt elle entendait ses instances persuasives avec une faiblesse mortelle, et recevait ses caresses dominatrices. Tantôt, dans un mouvement de révolte, elle enrageait de voir de telles faveurs de la fortune et de l’amour prodiguées ainsi à un brin de fille de sa propre famille, portant son propre nom — amertume affreuse — et qui ne savait pas ce qu’elle faisait, et qui était « aussi noire que votre chapeau ». Tantôt elle tremblait que son divin héros ne suppliât en vain, car elle aimait l’idée de son succès comme un triomphe tout naturel ; tantôt, redevenant loyale envers sa famille et son sexe, elle tremblait pour Kirstie et l’honneur des Elliott. Et puis, elle se voyait elle-même, les jours s’écoulant pour elle avec le déclin de ses histoires du temps passé et des racontars locaux, ayant dit adieu au dernier anneau qui la rattachait à la vie, à la joie, à l’amour ; et au delà, elle ne voyait rien que cette morne extrémité où elle devait se traîner pour mourir. Était-elle donc parvenue à la lie du fond de la coupe ? Elle, si grande, si belle, avec un cœur aussi frais que celui d’une jeune fille et aussi fort que celui d’une mère ? Non, cela ne pouvait pas être, et cependant cela était ainsi ; et pendant un moment sa couche lui fut aussi odieuse que les parois d’un cercueil. Et elle prévit les heures mauvaises qui allaient s’écouler, et elle vit ses fureurs et ses frémissements futurs, et puis elle se calma, s’irrita encore, sans repos peut-être, jusqu’à ce que l’aube parût pour annoncer la reprise des travaux du jour.

Soudain, elle entendit des pas dans l’escalier — son pas — et bientôt après le bruit d’une fenêtre ouverte brusquement. Elle se dressa, son cœur battait. Il était rentré seul dans sa chambre et il ne s’était pas mis au lit. Elle pourrait avoir encore un de ses caquetages nocturnes ; et devant cette séduisante perspective, le cours de ses pensées changea ; à l’approche de l’espérance de ce plaisir, tout ce qu’il y avait de vil dans son âme s’effaça d’un trait. Elle se leva, femme tout entière, et la meilleure des femmes, tendre, compatissante, détestant l’injustice, loyale envers son sexe — et avec cet ensemble de qualités — la plus faible des femmes, parce qu’elle nourrissait, chérissait au fond de son tendre cœur, des espérances qu’elle flattait silencieusement, mais à l’aveu desquelles elle eût préféré la mort. Elle arracha son bonnet de nuit, et ses cheveux tombèrent à profusion sur ses épaules. Une sorte de coquetterie qui ne veut pas mourir se réveillait en elle. À la faible lueur de sa veilleuse, elle se mit devant son miroir, elle éleva ses bras magnifiques au-dessus de sa tête, et rassembla les trésors de sa chevelure. Elle n’était jamais en retard pour s’admirer ; cette sorte de modestie était étrangère à son caractère ; et elle s’arrêta, frappée d’étonnement et de plaisir à sa vue : « Folle vieille femme », dit-elle, répondant à une pensée qui n’existait pas ; et elle rougit avec la simplicité de conscience d’un enfant. À la hâte, elle enroula les nattes massives et brillantes, se revêtit d’un peignoir, et, la veilleuse à la main, elle se glissa dans le hall. Elle entendit en bas de l’escalier l’horloge battre régulièrement les secondes, et dans la salle à manger Frank qui faisait résonner les carafes. Un sentiment d’aversion s’éleva en elle, amer et passager : « Ivrogne, bavard », pensa-t-elle, et, l’instant d’après, elle frappait doucement à la porte d’Archie qui là priait d’entrer.

Archie regardait au dehors les ténèbres séculaires percées çà et là d’une étoile sans rayon ; il aspirait profondément dans sa poitrine la douce atmosphère de la lande et de la nuit ; il cherchait, et peut-être trouvait la paix, comme le font parfois les malheureux. Il se retourna quand elle entra et il lui montra sa figure très pâle dans l’encadrement de la fenêtre.

— Est-ce vous, Kirstie ? demanda-t-il. Entrez donc.

— C’est bien tard, mon ami, dit Kirstie, affectant de ne pas vouloir entrer.

— Non, non, répondit-il, pas du tout. Entrez, nous causerons. Dieu sait que je n’ai guère sommeil.

Elle s’avança, prit une chaise près de la table de toilette et de la bougie, et posa la veilleuse à ses pieds. Quelque chose — peut-être était-ce le désordre relatif de sa toilette, peut-être était-ce l’émotion qui maintenant jaillissait de son sein — l’avait transformée comme par une baguette de fée, et elle paraissait jeune, d’une jeunesse divine.

— Monsieur Archie, commença-t-elle, qu’est-ce qui vous arrive donc ?

— Je ne crois pas qu’il ne me soit rien arrivé, dit Archie ; et il rougit, et il se repentit amèrement de l’avoir laissée entrer.

— Oh, mon ami, ce n’est pas possible, dit Kirstie. Ce n’est pas bien d’aveugler les yeux de l’affection. Oh, monsieur Archie, pensez-y bien avant que ce soit trop tard. Il ne faut pas désirer avec trop d’impatience les beaux jours de la vie ; ils viendront à leur saison tout comme le soleil et la pluie. Vous êtes jeune encore, vous avec encore bien des belles années devant vous. Réfléchissez, et n’allez pas faire naufrage comme beaucoup d’autres. Prenez patience, on m’a toujours dit que c’est le moyen de vaincre dans la vie, prenez patience, il viendra encore de beaux jours. Dieu sait qu’ils ne sont jamais venus pour moi ; et me voilà, sans mari ni enfants, fatiguant les gens avec ma mauvaise langue, vous tout le premier, monsieur Archie.

— Je ne comprends pas très bien ce que vous voulez dire, dit Archie.

— Eh bien, je m’en vais vous l’expliquer, dit-elle. C’est justement cela que je crains. J’ai peur pour vous, mon enfant. Souvenez-vous que votre père est un homme dur, s’il moissonne où il n’a pas semé, et s’il ramasse la paille qu’il n’a pas fauchée. C’est facile de loin, mais pensez donc. Vous verrez la tempête sur sa face, cela vous fera mal de le voir et il sera vain de demander grâce. Je vous vois comme un joli bateau ballotté par la mer sombre et orageuse ; vous êtes encore en sûreté, tranquillement assis dans votre chambre, à causer avec Kirstie ; mais, où serez-vous demain, au milieu de quelle horrible et épouvantable tempête, demandant peut-être aux collines de vous cacher ?

— Mais, Kirstie, vous êtes bien énigmatique ce soir, et bien éloquente, interrompit Archie.

— Et puis, mon cher monsieur Archie, continua-t-elle avec un changement dans la voix, il ne faut pas croire que je ne puisse avoir de la sympathie pour vous. Croyez bien que j’ai été jeune, moi aussi. Il y a longtemps, quand je n’étais encore qu’un brin de fille, de moins de vingt ans. Elle s’arrêta et soupira. J’étais déjà grande et forte, vous comprenez, continua-t-elle, et propre, et fraîche et leste comme une abeille ; et puis une gentille figure de femme, quand même je ne devrais pas le dire, et faite pour avoir des enfants, et de beaux enfants qu’ils auraient été ; et j’aurais tant aimé des petits-enfants. Mais j’étais jeune, mon ami, et j’avais un beau feu de jeunesse dans les yeux et je ne croyais guère que je vous raconterais tout ça un jour, vieille femme, et seule, et sauvage. Eh bien, monsieur Archie, il y avait un garçon qui me faisait la cour, et c’était bien naturel. D’autres étaient venus avant, mais je n’en voulais point. Mais il avait une langue, celui-là, à faire tromper les oiseaux dans leur vol, et les abeilles dans leurs digitales. Mais qu’il y a longtemps de ça, mon enfant. Beaucoup de gens sont morts depuis, et ont été enterrés et oubliés ; et des enfants sont nés, et ils ont été heureux, et ils ont eu aussi des enfants à eux. Et depuis, des bois ont été plantés, et ils ont poussé, et maintenant il y a de beaux arbres à l’ombre desquels les amoureux vont s’asseoir ; et depuis, de vieux domaines ont changé de mains ; et depuis, il y a eu des guerres et des bruits de guerres sur la surface de la terre. Et moi, je suis encore là, comme une vieille pie qui croasse, à regarder tout ça et à bavarder. Mais, monsieur Archie, savez-vous que je m’en souviens comme si c’était hier ? J’habitais alors dans la maison de mon père ; et, ce qui est bien curieux, nous nous donnions nos rendez-vous dans le Creux des Sorcières. Et, savez-vous que je me rappelle encore les beaux jours d’été, toute la lande bleue et rouge de bruyères, et le cri des cailles, et le garçon et la fille qui se rencontraient ? Et savez-vous comme je me rappelle encore comme la suavité des collines nous remplissait le cœur ? Ah, monsieur Archie, je sais bien ce que c’est, ah, je sais bien, comme la grâce de Dieu les saisit, comme Paul de Tarse, au moment où ils y pensent le moins, et comme elle les conduit tous deux dans un pays qui est comme un rêve ; et le monde et les gens ne sont pas même comme des nuages pour la pauvre fille, et le ciel n’est pas même comme le gazon qu’elle foule aux pieds, pourvu qu’elle lui plaise. Jusqu’à ce que Tarn mourût, et voilà mon histoire, — elle parlait d’une voix entrecoupée, — il mourut, je n’allai pas à son enterrement. Mais quand il était là, je savais me conduire. Le sait-elle, là-bas, la pauvre petite fille ?

Kirstie, les yeux tout brillants de ses larmes contenues, tendait vers lui des mains suppliantes ; des tons d’or, brillants et mats, étincelaient et s’atténuaient dans les ondulations de sa chevelure, formant derrière ses beaux traits l’auréole d’une éternelle jeunesse ; son teint se colora candidement, et Archie resta confondu de sa beauté et de son histoire. Il quitta la fenêtre, s’approcha d’elle lentement, lui prit la main et la baisa.

Kirstie, dit-il d’une voix rauque, vous m’avez mal jugé, et vous m’avez fait de la peine J’ai toujours pensé à elle, et je ne voudrais pas lui faire du mal pour tout l’or du monde, mon amie.

— Eh, mon enfant, c’est facile à dire, s’écria Kirstie, mais ce n’est pas si facile à faire. Ne comprenez-vous pas que c’est la volonté de Dieu que nous soyons aveuglés et éblouis, que nous perdions tout notre empire sur nous-mêmes dans ces moments-là ? Mon enfant, supplia-t-elle, tendant vers lui ses mains de nouveau, pensez à la pauvre fille, ayez pitié d’elle. Archie, et, oh ! soyez sage pour deux. Pensez aux risques qu’elle court. Je vous ai vus, mais, pourquoi en prévenir d’autres ? Je vous ai vus une fois aux Sorcières, et dans mon creux à moi ; ça me faisait mal de vous voir là — un peu à cause du présage, car je crois qu’il y a un mauvais sort sur cet endroit — et aussi par pure jalousie et amertume de cœur. C’est étrange que vous aussi vous vous rencontriez là. Bon Dieu, s’il n’en avait jamais vu auparavant, a-t-il dû en voir depuis des êtres humains, ce pauvre vieux revêche de Puritain, depuis la dernière fois qu’il a ouvert les yeux sous le canon des mousquets, ajouta-t-elle, avec quelque chose comme une étincelle de curiosité dans les yeux.

— Je vous jure, sur mon honneur, que je ne lui ai fait aucun tort ; dit Archie. Je jure sur mon honneur et sur le salut de mon âme qu’il ne lui en sera fait aucun. On m’a déjà averti. J’ai été fou, Kirstie, mais non pas mauvais, et surtout je n’ai pas été vil.

— Ah, vous êtes mon enfant, dit Kirstie, se levant, je puis avoir confiance en vous maintenant, je puis retourner vers mon lit avec un cœur léger.

Et alors dans un éclair, elle aperçut comme son triomphe était stérile. Archie avait promis d’épargner la jeune fille et il tiendrait sa parole ; mais, qui avait promis d’épargner Archie ? Comment tout cela finirait-il ? Elle embrassait du regard un labyrinthe de difficultés, et à chaque issue, elle voyait les yeux, la figure de pierre d’Hermiston. Et elle fut comme épouvantée à l’idée de ce qu’elle avait fait. Elle prit une expression tragique :

— Archie, que Dieu ait pitié de vous, mon enfant, et qu’il ait pitié de moi. J’ai bâti sur cette fondation — elle posa lourdement la main sur son épaule — et j’ai bâti très haut, et j’ai mis tout mon cœur dans cette construction. Si l’édifice devait tomber en ruines, mon enfant, je crois que j’en mourrais. Pardonnez à une vieille folle de femme qui vous aime et qui a connu votre mère. Et pour l’amour de son nom, gardez-vous de tout désir déréglé ; tenez votre cœur dans vos deux mains, gardez-le haut et ferme, mais ne l’envoyez pas en l’air comme le cerf-volant d’un enfant au milieu de la tourmente des vents. Pensez, mon cher maître Archie, que cette vie n’est que désillusion, et qu’une poignée de terre, c’est le terme fixé.

— Oh, mais Kirstie, ma pauvre femme, vous m’en demandez bien trop à la fin, dit Archie profondément ému et s’abandonnant, lui aussi, au patois écossais. Vous me demandez ce qu’aucun homme ne peut accorder, ce que seulement le Dieu du Ciel peut vous donner s’il le trouve bon. Et même Lui. Que peut-il ? Je puis vous promettre que je ferai ce que je pourrai, et, vous ne pouvez compter que là-dessus. Mais, quant à ce que je sentirai, pauvre femme, c’est bien au delà de ce que l’on peut exprimer.

Tous deux étaient maintenant debout en face l’un de l’autre. Sur la figure d’Archie errait l’ombre navrante d’un sourire ; celle de Kirstie resta bouleversée pendant un moment.

— Promettez-moi une chose, s’écria-t-elle d’une voix douloureuse ; promettez-moi de ne jamais rien faire sans me le dire.

— Non, Kirstie, non, je ne puis pas vous le promettre, répliqua-t-il, Dieu sait que j’ai bien assez promis.

— Que la bénédiction de Dieu descende sur vous et vous protège, mon enfant, dit-elle.

— Que Dieu vous bénisse, ma vieille amie, dit-il.


CHAPITRE IX

À la pierre du tisseur


L’après-midi était déjà bien avancée quand Archie arriva par le sentier de la colline tout proche de la pierre du Tisseur en Prière. Les Sorcières étaient dans l’ombre. Cependant à travers l’ouverture du Slap, le soleil lançait une dernière flèche qui filait au loin, toute droite sur la surface des mousses, touchait et faisait briller çà et là quelques touffes plus hautes, et se posait enfin sur le tombeau et sur la petite forme féminine qui attendait là. Tout le vide et la solitude de la lande et du marécage semblaient s’être concentrés en cet endroit, et les flèches du soleil couchant semblaient désigner Kirstie comme l’unique habitant. Le premier regard qu’il jeta sur elle, semblable à la vision passagère d’un monde d’où toute lumière, tout bonheur, toute société seraient sur le point de disparaître à jamais, fut d’une tristesse atroce. Et l’instant d’après, quand elle eut tourné vers lui son visage tout illuminé de son jeune sourire, la nature entière sembla lui sourire dans son sourire de bienvenue. Le pas lent d’Ardue devint plus rapide, ses jambes se hâtaient vers elle tandis que son cœur le retenait. En même temps, la jeune fille, de son côté, se levait doucement et restait debout à l’attendre ; elle était pleine de langueur ; son visage était pâle ; ses bras l’appelaient, son âme était hors d’elle. Mais il la déçut ; il s’arrêta à quelques pas, aussi pâle qu’elle-même, puis il leva la main pour un geste de refus.

— Non, Christina, pas aujourd’hui, dit-il. Aujourd’hui j’ai à vous parler sérieusement. Asseyez-vous, s’il vous plaît, là, où vous étiez. S’il vous plaît, répéta-t-il.

Combien fut violent pour Christina le refoulement de ses sentiments dans son cœur ! L’avoir tant désiré et tant attendu, durant ces longues heures en se rappelant ses caresses — l’avoir vu enfin venir — avoir été là, prête, toute haletante, toute soumise, prête à le laisser faire ce qu’il voudrait, et tout à coup se trouver en face de cette figure grise, austère, de maître d’école, c’était un choc trop dur. Elle en aurait pleuré, mais sa fierté la retint. Elle s’assit sur la pierre d’où elle s’était levée, un peu par un secret instinct d’obéissance, un peu aussi comme si elle y avait été rejetée. Qu’y avait-il donc ? Pourquoi était-elle repoussée ? Avait-elle cessé de plaire ? Elle était là, offrant tout ce qu’elle avait, et il ne voulait rien d’elle. Et pourtant tout cela était à lui. C’était à lui de prendre et de garder, et non pas à lui de refuser pourtant. Dans sa nature vive et primesautière, il y a encore un instant toute enflammée d’espérance, luttaient ensemble l’amour et la vanité. Le maître d’école qu’il y a dans tous les hommes, au désespoir de toutes les jeunes filles et de presque toutes les femmes, avait pris maintenant complètement possession d’Archie. Il venait de passer une nuit à écouter des conseils, un jour à réfléchir ; il était venu déterminé à accomplir son devoir ; et sa bouche serrée qui, seule, trahissait en lui l’effort de sa volonté, lui semblait à elle l’expression que donne un cœur qui se retire. Il en était de même de sa voix contrainte et de sa prononciation embarrassée. Et si cela était — si tout était fini — l’angoisse de cette pensée enlevait à Kirstie toute faculté de réfléchir.

Il se tenait devant elle à quelques pas :

— Kirstie, cela n’a que trop duré. Nous nous sommes trop rencontrés tous les deux.

Elle le regarda vivement et ses sourcils se froncèrent.

— Il ne peut rien sortir de bon de ces rendez-vous secrets. Ce n’est pas franc, ce n’est pas réellement honnête, et j’aurais dû m’en apercevoir plus tôt. Les gens ont commencé de parler, et ce n’est pas bien de ma part. Comprenez-vous ?

— Je vois que quelqu’un vous aura parlé, dit-elle d’un air sombre.

— Oui, et plus d’un, répliqua Archie.

— Et qui donc ? s’écria-t-elle. Et qu’est-ce que c’est que cette espèce d’amour qui est prêt à tourner comme une girouette quand les gens parlent ? Pensez-vous qu’ils ne m’ont pas parlé à moi ?

— Vraiment, ils l’ont fait ? dit Archie, la respiration haletante. C’est ce que je craignais. Qui est-ce ? Qui a osé ?…

Archie était bien près de perdre son sang-froid. En réalité, personne n’avait parlé à ce sujet à Christina, et dans sa frayeur et l’ardeur de sa défense, elle ne fit que répéter hardiment la première question qu’elle avait faite.

— Ah, eh bien, qu’importe, dit-il. C’étaient de braves gens qui ne nous voulaient que du bien, mais ce qui importe, c’est qu’on jase. Ma chère enfant, il nous faut être sages. Il ne faut pas gâter nos vies dès le début. Elles peuvent être longues et encore heureuses, et nous devons regarder les choses, Kirstie, comme des créatures raisonnables de Dieu, et non pas comme de jeunes fous. Il y a une chose sur laquelle nous devons veiller avant tout. Vous valez la peine que j’attende, Kirstie, vous valez la peine que j’attende même longtemps ; vous serez pour moi une assez belle récompense.

Et ici il se souvint du maître d’école, et il fut assez imprudent pour l’imiter dans sa sagesse.

— La première chose sur laquelle nous devons veiller, c’est qu’il n’y ait pas de scandale par égard pour mon père. Cela gâterait tout, ne le comprenez-vous pas ?

Kirstie éprouvait une petite satisfaction ; il y avait eu quelque apparence de chaleur dans les sentiments qu’Archie avait exprimés dans ses dernières paroles. Mais une sombre irritation persistait dans son cœur, et, poussée par l’instinct de sa race, elle désirait faire souffrir Archie puisqu’elle avait souffert elle-même.

En outre, elle avait entendu le nom qu’elle avait toujours redouté de voir sortir de ses lèvres, le nom de son père. Il ne faudrait pas croire que, durant les jours nombreux où ils s’étaient parlé de leur amour, ils n’eussent jamais fait aucune allusion à leur union future. En réalité, ils avaient souvent effleuré ce Sujet, même dès le commencement, et c’est là ce qui avait été entre eux le point sensible. Kirstie avait obstinément fermé les yeux sur cette pensée ; elle ne voulait pas raisonner, même avec elle-même ; vaillant petit cœur, intrépide, elle avait obéi à l’ordre de cet attrait suprême comme à l’appel du sort, et elle marchait aveuglément vers son destin. Mais Archie, avec le sens viril de sa responsabilité, devait raisonner ; il devait songer au bien futur, tandis que le bien présent était tout pour Kirstie ; il devait parler — et parler à contre-cœur et gauchement — de ce qui devait être. Plus d’une fois il avait effleuré la question du mariage, plus d’une fois il avait dû se retrancher dans le vague au souvenir de Lord Hermiston. Et Kirstie avait été prompte à comprendre, et prompte aussi à étouffer et à éteindre ce qu’elle avait compris ; elle avait été prompte à monter comme une flamme à la seule idée de cette espérance, qui semblait tout un monde pour sa vanité et pour son amour, à la seule idée qu’elle pourrait être un jour Mrs Weir of Hermiston ; elle avait été prompte aussi à reconnaître dans ses paroles étranglées et hésitantes, le glas de cette espérance ; et elle s’obstinait, pourtant, pauvre fille, dans sa magnifique folie, à passer outre, sans se soucier en rien dé l’avenir.

Mais les allusions inachevées d’Archie, le clignotement de ses yeux où parlait son cœur, et le souvenir et la raison qui se levaient en lui pour imposer silence aux mots avant qu’ils ne fussent prononcés, tout cela lui causait une indicible agonie. Elle s’exaltait et retombait écrasée contre terre, toute saignante. Quand ce sujet revenait, elle était forcée, quelque brièvement que ce fût, d’ouvrir les yeux sur ce qu’elle ne voulait pas voir ; et cela finissait toujours par une nouvelle désillusion. Aussi, maintenant, au seul vent de sa présence, à la seule mention du nom de son père — terrible figure en perruque, au sourire ironique et amer, qui semblait vraiment planer sur tous leurs rendez-vous d’amour dans la lande, toujours présente à leurs consciences coupables — elle perdit pied sans espoir.

— Vous ne m’avez pas encore dit qui vous a parlé ? dit-elle.

— Votre tante d’abord, dit Archie.

— Tante Kirstie ? s’écria-t-elle. Et pourquoi me soucierais-je de tante Kirstie ?

— Elle se soucie beaucoup de sa nièce, répliqua Archie d’un ton de doux reproche.

— Vraiment, c’est la première fois que je l’entends dire, riposta la jeune fille.

— Enfin, la question importante n’est pas de savoir qui a parlé, mais de savoir ce qu’ils disent, ce qu’ils ont remarqué, précisa le maître d’école. C’est à cela qu’il nous faut songer pour notre défense.

— Ah, tante Kirstie, vraiment ! Une vieille fille aigrie, une mauvaise langue qui semait déjà la discorde dans tout le pays avant que je sois née, et qui la sèmera encore, sans doute, lorsque je serai morte. C’est sa nature à elle, ça lui est aussi naturel qu’à un mouton de paître.

— Pardon, Kirstie, elle n’a pas été la seule, interrompit Archie. J’ai reçu deux avertissements, deux sermons la nuit dernière, tous deux très bons et pleins de prudence. Si vous aviez été là, je vous assure que vous en auriez pleuré, mon amie. Et ils m’ont ouvert les yeux. J’ai vu que nous suivions un mauvais chemin.

— Quel était l’autre ? demanda Kirstie.

Cette fois, Archie se trouvait dans la position d’une bête aux abois. Il était venu, ferme et résolu ; il voulait tracer pour tous deux une ligne de conduite en quelques phrases sérieuses et convaincantes ; et voilà déjà quelque temps qu’il était là, et il en était encore à hésiter autour des préliminaires et à subir ce qu’il sentait n’être qu’un farouche interrogatoire.

— M. Frank, s’écria-t-elle. Et puis ! j’aimerais bien savoir ce qu’il a dit ?

— Il m’a dit la vérité, comme un ami.

— Comment faisait-il ça ?

— Je ne vais pas vous le dire, vous n’avez rien à faire là-dedans, s’écria Archie, effrayé en s’apercevant qu’il était allé aussi loin.

— Ah, je n’ai rien à faire là-dedans, répéta-t-elle en se dressant vivement sur ses pieds. Tout le monde à Hermiston est libre de donner son opinion sur moi, mais moi je n’ai rien à faire là-dedans. C’était à la prière, probablement, n’est-ce pas ? Aviez-vous appelé l’intendant pour la consultation ? Ce n’est pas étonnant que tout le monde parle, quand vous faites de tout le monde votre confident. Mais comme vous dites très bien, Monsieur Weir, très sagement, très prudemment, très sensément, en vérité, je n’ai rien à faire là-dedans. Et je crois que je ferai bien de m’en aller. Je vous souhaite le bonsoir, Monsieur Weir.

Et toute tremblante de la tête aux pieds dans le transport irraisonné de sa colère, elle lui fit une hautaine révérence.

Le pauvre Archie restait confondu. Elle s’était déjà éloignée de lui de quelques pas quand il retrouva l’usage de la parole.

— Kirstie, s’écria-t-il. Oh ma Kirstie.

Il y avait dans sa voix une intonation de prière, un cri de surprise si vrai, que décidément le maître d’école était vaincu.

Elle se tourna vers lui :

— Que voulez-vous de Kirstie ? riposta-t-elle. Qu’avez-vous à faire avec moi ? Allez trouver vos amis et cassez-leur les oreilles, si vous voulez.

Il ne put que répéter sa supplication :

— Kirstie.

— Ah, par exemple, Kirstie, s’écria la jeune fille, dont les yeux jetaient des flammes au milieu de son visage tout pâle. Je m’appelle Miss Christina Elliott, je désire que vous le sachiez et je vous défends de m’appeler autrement. Si je n’ai pu obtenir l’amour, je veux avoir le respect, monsieur Weir. Ma famille est honorable et je veux qu’on me respecte. Qu’ai-je fait pour que vous me traitiez légèrement ? Qu’ai-je fait ? Qu’ai-je fait ? Oh, qu’ai-je donc fait ? Et sa voix monta d’un ton à la troisième reprise de sa phrase. Je me croyais… je… me croyais… si… heureuse… et un premier sanglot la secoua comme le paroxysme d’une fièvre mortelle.

Archie courut à elle. Il prit la pauvre enfant dans ses bras et elle se nicha sur sa poitrine comme dans le sein d’une mère, et elle le serrait avec ses mains comme dans un étau. Il sentit tout son corps secoué par la détresse et la douleur, et il eut pitié d’elle au delà de toute mesure ; pitié, et en même temps une peur déconcertante de cet engin explosible qu’il tenait dans ses bras, dont il ne comprenait pas les rouages et avec lequel pourtant il avait joué. Alors ce bandeau qui couvre les yeux de l’enfance tomba, et il vit pour la première fois la figure énigmatique de la femme telle qu’elle est. En vain, il parcourut en lui-même toute leur entrevue ; il ne put comprendre comment il l’avait offensée. Il ne croyait aucunement avoir provoqué cette scène ; elle lui semblait une explosion toute volontaire de sa nature inculte…


NOTE DE L’ÉDITEUR ANGLAIS


Sur ces derniers mots « une explosion volontaire de sa nature inculte » le roman de Weir of Hermiston s’arrête brusquement. Ces derniers mots ont été dictés, je crois, le matin même de la mort de l’auteur, survenue brusquement après un court accès de sa maladie. Weir of Hermiston demeure donc, dans l’œuvre de Stevenson, ce qu’a été pour Dickens son Edwin Drood, et pour Thackeray son Denis Duval. Hermiston occupe pourtant une toute autre place pour Stevenson, car si ces fragments de Dickens et de Thackeray ne font qu’avoir encore une certaine valeur, les fragments de Weir indiquent l’apogée du talent de Stevenson.

Il peut y avoir des divergences d’opinion parmi les lecteurs sur le point de savoir s’il vaudrait mieux en savoir davantage sur les intentions de l’auteur, la suite de son histoire et le développement des caractères. Pour quelques-uns, le silence est préférable, il vaut mieux laisser l’imagination libre de chercher la suite, avec le seul secours des indications données par le texte de l’ouvrage. J’avoue que je penche en faveur de cette opinion. Puisqu’il y en a d’autres, et certainement ils sont en majorité, qui sont extrêmement désireux de savoir ce qu’il est possible de savoir, et puisque les éditeurs même le demandent, il m’est impossible de ne pas les satisfaire.

Le plan de l’ouvrage, pour la suite du roman, tel qu’il était connu au moment de la mort de Stevenson, d’après le manuscrit de sa belle-fille dévouée, Mme  Strong, était à peu près le suivant :

Archie persiste dans sa bonne résolution d’éviter dans sa conduite future de compromettre la réputation de la jeune Kirstie. Profitant de la situation ainsi crée, de la tristesse et de la vanité blessée de la jeune fille, Frank Innes poursuit ses projets de séductions, et Kirstie bien qu’aimant encore Archie au fond du cœur, se laisse aller à être la victime de Franck.

Le vieille Kirstie est la première à s’apercevoir de quelque chose d’anormal chez sa nièce, et croyant Archie coupable, elle l’accuse, l’informant ainsi pour la première fois du malheur qui est arrivé. D’abord, il ne nie pas l’accusation, mais il cherche et questionne la jeune Kirstie, qui lui avoue la vérité ; lui, qui l’aime toujours, lui promet de la défendre et d’être son soutien. Ensuite, il a une entrevue avec Frank Innes sur la lande, et elle se termine par une querelle au cours de laquelle Archie tue Frank à côté de la Pierre du Tisseur. Cependant, les Quatre Frères Noirs, ayant appris que leur sœur a été trahie, veulent tirer vengeance d’Archie qu’ils supposent être son séducteur. Ils sont sur le point d’accomplir leur projet, quand Archie est arrêté par les officiers royaux pour le meurtre de Frank. Il passe en jugement devant son propre père, le Lord Clerc de Justice, il est trouvé coupable et condamné à mort. Cependant, la vieille Kirstie, ayant découvert par la jeune fille ce qui s’était réellement passé, apprend la vérité à ses neveux ; ceux-ci alors, changeant complètement de sentiment vis-à-vis d’Archie, se déterminent à agir à la manière ancienne de leur famille. Ils réunissent des partisans, et après un combat violent, brisent la porte de la prison où est enfermé Archie et le délivrent. Lui et la jeune fille s’enfuient en Amérique. Mais ce fait de prendre part au jugement de son propre fils avait été une épreuve trop dure pour le Lord Clerc de Justice, et il en meurt.

— Je ne sais pas, continue l’auteur du manuscrit, ce qu’il advient de la vieille Kirstie, mais ce caractère grandissait et se fortifiait tellement à mesure que le roman se poursuivait que je suis sûre que l’auteur lui gardait quelque dramatique destinée.

Le plan d’un ouvrage d’imagination se prête tout naturellement à des changements sous la plume de l’auteur, à mesure qu’il écrit, et non seulement le caractère de la vieille Kirstie, mais d’autres éléments du sujet ont pu dévier des lignes tracées à l’origine. Il paraît certain pourtant que les relations entre Archie et la jeune Kirstie auraient suivi le développement indiqué, et cette conception d’un amour chevaleresque, sans préjugé, d’un dévouement inébranlable pour une femme, malgré sa faute, appartient tout à fait au caractère et à l’esprit de l’auteur. Dès les premiers mots de l’introduction, il prépare la scène de vengeance sur la personne du séducteur, à la pierre du Tisseur. De même, la situation et la destinée du juge, face à face avec son fils, comme Brutus, mais hors d’état de survivre à l’accomplissement de son devoir, envoyer son propre fils au gibet, tout cela semble bien avoir eu pour but de fournir le côté tragique et le point culminant du roman.

Quant à savoir comment ces derniers épisodes auraient été amenés, et comment ils seraient restés dans les limites du possible et d’accord avec le droit, il semble difficile de faire des conjectures, mais il est évident que l’auteur s’était particulièrement préoccupé de cette question. Mme  Strong dit simplement que le Lord Juge, comme un Romain d’autrefois, condamne son fils à mort ; mais je puis affirmer, d’après les meilleures autorités juridiques d’Écosse, qu’aucun juge, quelle que fût sa puissance ou la force de son caractère, n’aurait insisté pour présider le tribunal qui devait juger un aussi proche parent. Le Lord-Juge était à la tête des affaires criminelles ; il aurait pu user de son droit d’être présent sur le banc des juges, mais on ne lui aurait jamais permis de présider ou de prononcer la sentence. Il existe une lettre de Stevenson, d’octobre 1892, adressée à M. Baxter, et qui demande des renseignements dans des termes indiquant qu’il était parfaitement au courant de ce fait :

— Je voudrais avoir, dit-il, le compte rendu des affaires criminelles de Pitcairn, quam primum[20], et aussi le texte absolument correct des serments judiciaires en Écosse. Et dans le cas où l’ouvrage de Pitcairn n’arriverait pas à des dates assez récentes, je voudrais une note aussi complète que possible sur les jugements rendus en Écosse pour des assassinats entre 1790 et 1820. Comprenez bien : aussi complète que possible. Existe-t-il un livre qui puisse me guider dans le cas suivant : un crime a été commis par certaines gens, du ressort du Lord-Juge. D’après certains témoignages, l’accusation est reportée sur le propre fils du Juge. Naturellement, à l’audience suivante, le Lord-Juge est écarté, et l’affaire est portée devant le Lord-Juge général. À quel endroit l’affaire serait-elle jugée ? Je crains que ce ne soit à Édimbourg, ce qui ne conviendrait pas. Pourrait-elle revenir au tribunal local ? Le cas fut soumis à M. Graham Murray, actuellement avocat général d’Écosse, et qui s’était trouvé, en même temps que Stevenson, membre de la Société Spéculative d’Édimbourg. Il répondit en affirmant qu’il n’y aurait pas de difficultés à ce que l’affaire revienne au tribunal local, que l’audience devrait être tenue au printemps ou en automne, devant deux lords-juges ; que le lord-juge général resterait tout à fait en dehors, ce titre à l’époque en question étant purement nominal et appartenant à un civil (ce qui maintenant n’est plus le cas). En recevant cette lettre, Stevenson écrit : « La note de Graham Murray au sujet de l’affaire est tout à fait satisfaisante et m’a fait un bien extrême. »

Les termes de son enquête semblent indiquer qu’au cours de son roman, d’autres personnes, avant Archie, seraient soupçonnées d’être les auteurs du meurtre ; ces termes prouvent également qu’il ne voulait pas qu’Archie fût mis en prison à Édimbourg, mais dans le chef-lieu du district, sans doute pour rendre possible l’évasion, grâce aux Quatre Frères Noirs. Mais on ne voit pas comment il pensait surmonter la difficulté principale, bien qu’il s’en rendît parfaitement compte. Peut-on supposer que le rôle d’Hermiston se serait borné à présider la première séance du tribunal, où les témoignages qui incriminaient Archie se présenteraient d’une manière inattendue, et à diriger les débats de telle sorte que la loi dût ensuite suivre son cours ?

Il peut paraître oiseux à quelques lecteurs de décider si l’évasion finale et l’union d’Archie et de Christina étaient bien nécessaires à l’intrigue du roman. On peut pressentir en tout cas la destinée tragique des personnages, car elle est annoncée dès le commencement, et est inhérente aux conditions mêmes du récit. Sur ce point et sur certains détails qu’on peut soumettre à une critique générale, je trouve une note intéressante de l’auteur lui-même dans sa correspondance. Dans une lettre à M. J.-M. Barrie, datée du 1er novembre 1892, tout en critiquant une histoire bien connue de cet écrivain : Le Petit Ministre, Stevenson dit :

— Les descriptions que vous faites des entrevues avec Lord Rintoul sont d’une affreuse inconscience… Le petit ministre aurait dû finir mal ; nous le savons tous, et nous vous sommes infiniment obligés d’avoir falsifié sa fin avec tant de bonne grâce et de bienveillance. Si vous aviez dit la vérité, moi d’abord, je ne vous aurais jamais pardonné. De la manière dont vous aviez conçu et écrit la première partie, une fin véridique, bien qu’indiscutable en fait, aurait été un mensonge, ou ce qui est pire, en art, une dissonance. Si un livre doit finir mal, il doit finir mal dès le commencement. Or, votre livre finissait bien au commencement. Vous vous laissiez aller à sourire à vos marionnettes, à les aimer. Du moment que vous en étiez là, votre honneur était engagé, et au prix de la vérité, vous étiez obligé de le sauver. Par exemple, c’est une erreur pour Richard Feverel que de finir bien au commencement ; car ensuite le lecteur est dupé, l’histoire finit mal. Et dans ce cas, c’est encore pire, car une fin pareille n’est pas du tout nécessaire à l’intrigue. L’histoire finissait réellement bien après la grande entrevue de Richard et Lucie — et la balle aveugle et illogique qui vient tout gâter, est aussi inutile dans l’histoire qu’une mouche qui vient bourdonner dans une chambre dont la fenêtre est ouverte. Cela pouvait arriver ; mais cela n’était pas nécessaire, et à moins d’être forcés par la nécessité nous n’avons pas le droit d’affliger nos lecteurs. J’ai éprouvé un cas de conscience pénible, et du même genre, dans mon histoire de Braxfield. Braxfield — seulement je l’appelle Hermiston — a un fils qui est condamné à mort ; franchement, cette fin est admirablement d’accord avec le sujet et c’était mon intention qu’il fût pendu. Mais en considérant les types secondaires de mon roman, je vis qu’il y avait là cinq personnes qui pourraient — en un certain sens, qui devraient — ouvrir sa prison et le faire évader. Ce sont en outre des gens hardis et parfaitement capables de réussir. Pourquoi n’essaieraient-ils pas ? Et pourquoi le jeune Hermiston ne s’évaderait-il pas du pays ? Et ne serait-il pas heureux, s’il peut l’être, avec sa… mais suffit. Je ne veux pas trahir mon secret ni mon héroïne… »

Laissons maintenant la question de savoir comment l’histoire devait finir pour en venir à la question de son origine et de la manière dont elle se développa dans l’esprit de l’auteur. Le caractère du héros, Weir of Hermiston, lui a été suggéré, comme il le reconnaît, par le rôle historique que joua Robert Mac Queen, lord Braxfield. Ce juge fameux a été pendant plus d’une génération l’objet d’une centaine de légendes et d’anecdotes à Édimbourg. Ceux qui ont lu l’essai de Stevenson sur l’exposition de Raeburn, dans Virginibus puerisque, se rappelleront comme il avait été fasciné par le portrait de Braxfield qu’avait exposé Raeburn : de même, Lockhard avait été fasciné par un autre portrait du même juge soixante ans auparavant (voir les lettres de Peters à sa famille) ; et l’intérêt que lui inspira ce caractère ne cessa pas de se manifester tout le reste de sa vie.

En outre, le cas d’un juge, avec tous les devoirs de sa charge, entraîné dans une lutte violente entre l’intérêt public et ses intérêts personnels et familiaux, avait toujours eu de l’attrait pour Stevenson et fait travailler son imagination. À l’époque où il collaborait avec M. Henley à une pièce de théâtre, M. Henley lui proposa un jour un sujet tiré de l’histoire du juge Harbotte dans un ouvrage de Shéridan le Fanu ; dans cette histoire le méchant juge pousse imprudemment per fas et nefas, à faire pendre le mari de sa maîtresse. Un peu plus tard, Stevenson et sa femme écrivirent ensemble une pièce intitulée : Le Juge Pendeur. Dans cette pièce, le personnage principal subit la tentation, pour la première fois de sa vie, de s’immiscer dans le cours de la justice, afin de protéger sa femme contre les poursuites d’un premier mari qui a reparu, tandis qu’on le croyait mort. Le roman de Bulwer, Paul Clifford, devait être également bien connu de Stevenson et sans doute il contribua à suggérer l’histoire d’Hermiston : on sait que dans ce roman, à la fin, le juge intéressé, Sir William Brandon, apprend que le bandit qu’il est en train de condamner est son propre fils, et il finit par en mourir.

Plus encore, les difficultés qui se présentent souvent dans les relations entre père et fils dans la vie, avaient pesé lourdement sur la conscience et dans l’esprit de Stevenson dès son enfance : tandis qu’il obéissait aux tendances, aux lois de son tempérament, il avait dû causer des ennuis, des déceptions à son père, vivre pendant quelque temps en mésintelligence avec lui, et pourtant il l’aimait et l’admirait de tout son cœur. Il avait eu en vue des difficultés de cette espèce dans des nouvelles d’un genre plus léger : Histoire d’un mensonge et les Naufrageurs, avant de les présenter de la manière saisissante et tragique de Weir of Hermiston.

Donc, ces trois éléments, l’intérêt historique de Lord Braxfield, les problèmes et les émotions que fait naître dans l’esprit d’un juge le violent conflit entre le devoir et la nature, et le souvenir des difficultés et des malentendus existant entre un père et son fils, tels sont les fondements de cette histoire.

Pour toucher à certains détails, il peut être intéressant de faire remarquer que, d’après M. Henley, le nom de Weir avait depuis longtemps un sens spécial dans l’imagination de Stevenson ; c’était le nom, fameux à Édimbourg, du Major Weir brûlé comme otage avec sa sœur dans des circonstances particulièrement atroces. Un autre nom, celui d’un personnage épisodique, le ministre Torrance, est emprunté directement à la réalité, de même que son caractère et son entourage : le cimetière, l’église, le presbytère et jusqu’aux mitaines de fil noir, comme le montre le passage suivant d’une lettre du commencement de 1870 : « Je suis allé à l’église sans m’être senti humilié, et c’est un grand pas. C’était à une bien jolie église (celle de Glencorse dans le Pentland, à trois milles de la maison de campagne de son père à Swanston). Le petit monument est en forme de croix, avec un toit d’ardoises très escarpé. Le petit cimetière est plein de vieilles tombes, dont celle d’un Français de Dunkerque ; je suppose qu’il est mort dans la prison militaire qui est tout proche. Une de ces tombes est le monument le plus pathétique que j’aie jamais vu : une pauvre ardoise d’écolier, avec un cadre en bois, et l’inscription gravée dans l’ardoise de la propre main du père, évidemment. Le vieux M. Torrance prêchait dans l’église, il a plus de quatre-vingts, et a l’air d’une relique oubliée par le temps, avec ses gants de fil noir et sa vieille figure douce. »

On peut trouver l’indication d’un trait particulier de Mme  Weir dans quelques traditions de famille qui concernent la propre grand’mère de l’écrivain ; il paraît que cette dame estimait beaucoup plus la piété que l’activité chez les domestiques de la maison.

Les autres caractères de femmes sont, du moins d’après mes données, de pures créations, spécialement la vieille Kirstie, cette incarnation admirable et toute nouvelle de l’éternel féminin. Le peu de mots qu’en dit Stevenson se trouve dans une lettre écrite à M. Gosse peu de jours avant sa mort. Il fait allusion à diverses attitudes et manières d’agir du peuple pendant le moyen âge, attitudes qui lui sont suggérées par un volume de poésie de M. Gosse, In Russet and Silver[21]. Il semble plutôt bizarre, écrit-il, que nous nous rencontrions précisément sur le même sujet, car je suis occupé en ce moment à traiter une affaire très sérieuse au moyen âge, dans une de mes histoires : Le Lord Clerc de Justice. Il s’agit d’une femme, et je crois que je lui rends justice. Cela vous intéressera, je crois, de voir de quelle manière différente nous traitons le sujet : Secreta vitæ, (c’est le titre d’un des poèmes de M. Gosse) touche de très près à l’histoire de ma pauvre Kirstie. »

D’après la magnifique scène nocturne qui se passe entre elle et Archie, on peut juger de la grandeur qu’auraient pu atteindre ces dernières scènes, où elle devait l’accuser d’une faute qu’il n’avait pas commise, apprendre son innocence de la bouche même de celle qu’elle croyait sa victime, pousser toute sa famille à la vengeance, mettre tout le pays en feu pour le secourir. La scène de la prison imaginée par Stevenson aurait eu d’autant plus d’intérêt (comme les lecteurs s’en rendent compte déjà) qu’on aurait établi une comparaison avec les deux fameuses scènes du même genre de Walter Scott dans la Prison d’Édimbourg et dans un autre roman.

On peut se faire une idée de la méthode de travail de Stevenson dans les phrases suivantes d’une lettre qu’il adressait à M. W. Craibe Angus de Glasgow : « J’ai la préparation lente, et je reste assis en silence pendant longtemps sur mes œufs. La réflexion inconsciente constitue l’unique méthode : laissez macérer votre sujet, faites-le bouillir lentement, ensuite enlevez le couvercle et regardez : bonne ou mauvaise, voilà votre drogue. » Les éléments mentionnés plus haut ont fait travailler son imagination pendant bien des années, c’est dans l’automne de 1892 qu’il fut conduit à « enlever le couvercle et regarder ». Il était, semble-t-il, sous l’influence spéciale et toute puissante qu’exerçait sur lui le charme romantique des paysages et des types à la Walter Scott, influence qui agit très fortement sur lui, mais que son exil porta à un si haut degré d’intensité. Voici encore une lettre de lui à M. Barrie datée du 1er novembre de cette année : « C’est une chose singulière que je puisse vivre ici dans les mers du Sud, dans des conditions si nouvelles et si curieuses, et que cependant mon imagination habite toujours les vieilles collines grises, froides, et le brouillard, dans lesquels je suis né. J’ai fini David Balfour, j’ai un autre livre en chantier, le Jeune Chevalier, qui doit se passer partie en France et partie en Écosse, du temps du prince Charlie vers 1749 ; et puis je n’ai fait qu’en commencer un troisième qui doit se passer tout entier dans la lande, et avoir pour centre d’intérêt un type que vous apprécierez sans doute, l’immortel Braxfield. Braxfield lui-même est mon grand premier rôle et puisque vous êtes vous-même si au courant du drame anglais, je dirai mon : heavy lead. »

Dans une lettre qu’il m’écrivit à la même date, il m’annonce plus brièvement les mêmes ouvrages avec une liste des personnages, et une indication de l’endroit où se passe l’action et de son époque. Un mois plus tard, il écrit à M. Baxter : « J’ai projeté un roman qui s’appellera : le Lord Clerc de Justice. Il est tout Écossais ; le principal personnage est Braxfield (oh, à propos, envoyez-moi les Memorials de Cockburn) et une bonne partie de l’histoire est plutôt bizarre. L’héroïne est séduite par un jeune homme, et disparaît à la fin avec un autre, celui qui a tué le séducteur… Prenez garde, je compte que le Lord Juge sera mon chef-d’œuvre. Mon Braxfield est déjà une belle chose, une œuvre de joie immortelle, et au point où il en est, mon plus beau caractère. » D’après ce dernier extrait, il semble qu’à cette époque, Stevenson avait déjà dessiné quelques-uns des premiers chapitres de l’ouvrage. C’est ainsi à la même date qu’il composa la dédicace à sa femme, qui la trouva un matin, en se réveillant, épinglée aux rideaux de son lit.

Il avait toujours l’habitude de mener de front plusieurs ouvrages en même temps, passant de l’un à l’autre suivant sa fantaisie ; cela le reposait, de changer d’exercice. Pendant les longs mois qui suivirent cette lettre, le roman de Weir cessa de faire aucun progrès : l’auteur fut d’abord malade, puis il fit un voyage en Nouvelle-Zélande, puis il travailla à l’Ebb-tide, à un nouveau roman appelé Saint-Yves[22] qui fut commencé pendant une attaque d’influenza, et au livre qu’il voulait écrire sur l’histoire de sa famille. En août 1893, il dit qu’il était en train de refondre le commencement. Un an plus tard, il n’avait encore fait que dessiner les quatre ou cinq premiers chapitres. Puis, les dernières semaines de sa vie, il attaqua de nouveau ce sujet, dans une soudaine chaleur d’inspiration, et le développa avec toute son ardeur, et sans interruption jusqu’à ce que la mort arrive. Rien d’étonnant à ce que pendant ces quelques semaines, il fût en proie de temps à autre à une tension d’esprit difficile à soutenir :

— Comment puis-je rester à un pareil diapason ? dit-il un jour après avoir fini un chapitre. Tout le monde sait, en effet, que sa constitution si frêle le trahissait au milieu de ses efforts. La grandeur de sa perte pour les Lettres de son pays a pu être mesurée pour la première fois à la lecture des pages de ce roman d’Hermiston.

Il reste encore un point à discuter : le langage et les manières du Juge Pendeur lui-même. Ils ne sont pas exagérés le moins du monde, d’après ce que l’on connaît de son prototype, lord Braxfield. Le locus classicus de ce personnage se trouve dans les Memorials de Cockburn : « Solidement charpenté, et le teint sombre, les sourcils épais, les yeux perçants, les lèvres menaçantes, la voix basse et grondante, il avait l’air d’un formidable forgeron. Il parlait le dialecte écossais en l’accentuant et l’exagérant encore. Son langage, comme son esprit, était bref, vigoureux et décisif. Sans instruction littéraire, et sans aucun goût pour les plaisirs raffinés de l’esprit, la force de son intelligence, qui lui permettait de dominer sans être cultivé, augmentait encore son dédain, son mépris pour tous ceux qui étaient moins grossiers que lui-même. On peut se demander s’il était jamais mieux dans son élément que lorsqu’il repoussait d’un air insultant la dernière demande de grâce d’un pitoyable accusé et l’envoyait aux galères ou au gibet avec une insolente plaisanterie. Il ne faisait pourtant pas cela par cruauté, il était trop puissant et trop jovial pour cela, mais par amour de la grossièreté. »

Cependant les lecteurs qui sont un peu au courant de l’histoire sociale d’Écosse, ne pourront manquer de faire la remarque que Braxfield est un dernier exemple des manières du xviiie siècle (il mourut en 1799, dans sa soixante-dix-huitième année) ; or, à la date où l’histoire se passe (1814), de pareilles manières font un peu l’effet d’un anachronisme. Pendant la période contemporaine de la Révolution Française et des guerres napoléoniennes, — ou, autrement dit, pendant la période qui s’écoula entre les années où Walter Scott rôdait comme étudiant dans les écoles supérieures et l’Université, et celles où il s’installa en pleine possession de la renommée et de la fortune à Abbotsford, — ou encore (pour faire allusion à ceux qui ont lu l’admirable Galt) dans l’intervalle entre les premiers et les derniers baillis de Gudedown ou de Dalmailling, — pendant cette période de temps, les mœurs écossaises s’étaient singulièrement adoucies en général et particulièrement celles des Tribunaux et des Juges : « Depuis la mort du Lord Juge Macqueen de Braxfied, dit Lockard, qui écrit en 1817, tout l’appareil extérieur de la justice a été complètement modifié. »

On peut probablement faire une critique du même genre à la peinture de la vie de clan qui se trouve dans le chapitre consacré aux Quatre Frères Noirs de Cauldstaneslap, c’est-à-dire que cette peinture suggère l’idée d’une génération antérieure. Mais je n’ai aucun indice qui me permette de saisir la raison pour laquelle Stevenson a choisi cette date particulière de l’année qui précéda Waterloo, pour y reporter une histoire qui, par quelques traits au moins, aurait semblé plus naturelle si elle avait eu lieu vingt-cinq ou trente ans plus tôt.

Le lecteur peut se demander enfin si les paysages décrits dans Hermiston correspondent à une localité réelle, familière à l’auteur dans ses années de jeunesse ; on ne peut répondre que négativement, je crois, à cette question. Ces paysages sont plutôt l’essence d’une série de hantises et d’associations d’idées relatives à la lande écossaise dans sa région du Sud. Dans la dédicace et dans une des lettres qu’il m’a adressées, il cite Lammermuir comme le site de son épisode tragique. Et sa mère, Mme  Stevenson, pense qu’il fut inspiré par le souvenir d’une visite qu’il fit dans son enfance à un oncle qui vivait dans une ferme écartée du district, qu’on appelle Overshiels, dans la paroisse de Stow. Mais bien qu’il ait pu songer à l’origine à la lande de Lammermuir, nous avons vu plus haut qu’il avait décrit l’église et le presbytère d’après un autre endroit qui le hantait : Glencorse dans le Pentland ; enfin certains passages des chapitres V et VII fixent clairement un troisième district, la haute vallée de la Tweed, avec le pays qui s’étend de là vers les sources de la Clyde. Lorsqu’il était enfant il avait souvent fait des courses de vacances et des excursions dans cette région. Ce dernier endroit semble être le site le plus naturel où puisse se passer l’histoire, ne serait-ce qu’à cause de sa proximité du domaine de famille des Elliott, qui se trouve naturellement au cœur même de la frontière, dans l’Ettrick et la vallée de la Teviot. Certains noms géographiques cités dans le roman n’ont évidemment pas pour but de donner des indications littérales. Par exemple, le Spango est un cours d’eau qui se jette, je crois, non pas dans la Tweed, mais dans le Nith, et le nom de la petite ville de Crossmichael est emprunté à la région de Galloway.

Mais c’est le point de vue général et essentiel qui importe dans une œuvre d’art, et les questions de stricte perspective historique et d’exactitude locale, sont purement accessoires par rapport à l’œuvre elle-même. Cependant, aucun lecteur ne s’attendra à trouver ici un commentaire sur le point capital du récit, sur la puissance pénétrante et sur la séduction qu’exerce la maîtrise d’art exposée dans les pages qui précèdent, sur la variété si grande des caractères et des scènes émouvantes que l’auteur gouverne d’une main si sûre, sur l’intense inspiration de sa poésie, et sur la magie véritable de son art de représentation. Vraiment parmi les fils d’Écosse, il n’en est aucun qui soit mort en laissant avec son dernier souffle un présent plus admirable au pays qu’il aimait tant.


S. C.




Chapitre I. — Vie et mort de Mrs Weir 
 7
Chapitre II. — Père et fils 
 43
Chapitre III. — Sur la pendaison de Duncan Jopp 
 59
Chapitre IV. — Opinions de la Cour 
 97
Chapitre V. — L’hiver dans les Landes 
 121
1. À Hermiston 
 121
2. Kirstie 
 130
3. Une famille de la frontière 
 139
Chapitre VI. — Une page du livre de prières de Christina 
 183
Chapitre VII. — Entrée de Méphistophélès 
 249
Chapitre VIII. — Une visite nocturne 
 293
Chapitre IX. — À la Pierre du Tisseur 
 313




MAYENNE, IMPRIMERIE CHARLES COLIN

  1. C’est le roman écossais qui a paru sous le titre de Kidnapped.
  2. Tumulus celte en pierre et en terre.
  3. Allusion au roman de Walter Scott : Old Mortality.
  4. Le juge Hermiston et les gens de la campagne d’Hermiston s’expriment souvent dans un patois écossais dont il est très difficile de rendre toute la saveur en français.
  5. L’auteur emploie l’expression beaucoup plus énergique de « Pauvre rosse ».
  6. Conférence de jeunes avocats rattachée à l’Université d’Édimbourg.
  7. Speculative Society.
  8. Bière forte.
  9. Comme un tigre farouche.
  10. Hors la loi.
  11. Président de la Cour héraldique du blason en Écosse.
  12. Le col de la pierre froide.
  13. Secte qui enseignait qu’après le don de l’Évangile, la loi morale n’était pas obligatoire.
  14. 20 hectares.
  15. Le feu.
  16. Dand-le-Coureur.
  17. Bouillie de lait et de grains d’avoine.
  18. Armoire contenant des lits comme en Bretagne.
  19. Héroïne de W. Scott dans Waverley.
  20. Aussitôt que possible.
  21. Roux et Argent.
  22. Traduit en français par T. de Wyzewa (A. B.).