Hermiston, le juge-pendeur/Chapitre 9

Fontemoing (p. 313-327).


CHAPITRE IX

À la pierre du tisseur


L’après-midi était déjà bien avancée quand Archie arriva par le sentier de la colline tout proche de la pierre du Tisseur en Prière. Les Sorcières étaient dans l’ombre. Cependant à travers l’ouverture du Slap, le soleil lançait une dernière flèche qui filait au loin, toute droite sur la surface des mousses, touchait et faisait briller çà et là quelques touffes plus hautes, et se posait enfin sur le tombeau et sur la petite forme féminine qui attendait là. Tout le vide et la solitude de la lande et du marécage semblaient s’être concentrés en cet endroit, et les flèches du soleil couchant semblaient désigner Kirstie comme l’unique habitant. Le premier regard qu’il jeta sur elle, semblable à la vision passagère d’un monde d’où toute lumière, tout bonheur, toute société seraient sur le point de disparaître à jamais, fut d’une tristesse atroce. Et l’instant d’après, quand elle eut tourné vers lui son visage tout illuminé de son jeune sourire, la nature entière sembla lui sourire dans son sourire de bienvenue. Le pas lent d’Ardue devint plus rapide, ses jambes se hâtaient vers elle tandis que son cœur le retenait. En même temps, la jeune fille, de son côté, se levait doucement et restait debout à l’attendre ; elle était pleine de langueur ; son visage était pâle ; ses bras l’appelaient, son âme était hors d’elle. Mais il la déçut ; il s’arrêta à quelques pas, aussi pâle qu’elle-même, puis il leva la main pour un geste de refus.

— Non, Christina, pas aujourd’hui, dit-il. Aujourd’hui j’ai à vous parler sérieusement. Asseyez-vous, s’il vous plaît, là, où vous étiez. S’il vous plaît, répéta-t-il.

Combien fut violent pour Christina le refoulement de ses sentiments dans son cœur ! L’avoir tant désiré et tant attendu, durant ces longues heures en se rappelant ses caresses — l’avoir vu enfin venir — avoir été là, prête, toute haletante, toute soumise, prête à le laisser faire ce qu’il voudrait, et tout à coup se trouver en face de cette figure grise, austère, de maître d’école, c’était un choc trop dur. Elle en aurait pleuré, mais sa fierté la retint. Elle s’assit sur la pierre d’où elle s’était levée, un peu par un secret instinct d’obéissance, un peu aussi comme si elle y avait été rejetée. Qu’y avait-il donc ? Pourquoi était-elle repoussée ? Avait-elle cessé de plaire ? Elle était là, offrant tout ce qu’elle avait, et il ne voulait rien d’elle. Et pourtant tout cela était à lui. C’était à lui de prendre et de garder, et non pas à lui de refuser pourtant. Dans sa nature vive et primesautière, il y a encore un instant toute enflammée d’espérance, luttaient ensemble l’amour et la vanité. Le maître d’école qu’il y a dans tous les hommes, au désespoir de toutes les jeunes filles et de presque toutes les femmes, avait pris maintenant complètement possession d’Archie. Il venait de passer une nuit à écouter des conseils, un jour à réfléchir ; il était venu déterminé à accomplir son devoir ; et sa bouche serrée qui, seule, trahissait en lui l’effort de sa volonté, lui semblait à elle l’expression que donne un cœur qui se retire. Il en était de même de sa voix contrainte et de sa prononciation embarrassée. Et si cela était — si tout était fini — l’angoisse de cette pensée enlevait à Kirstie toute faculté de réfléchir.

Il se tenait devant elle à quelques pas :

— Kirstie, cela n’a que trop duré. Nous nous sommes trop rencontrés tous les deux.

Elle le regarda vivement et ses sourcils se froncèrent.

— Il ne peut rien sortir de bon de ces rendez-vous secrets. Ce n’est pas franc, ce n’est pas réellement honnête, et j’aurais dû m’en apercevoir plus tôt. Les gens ont commencé de parler, et ce n’est pas bien de ma part. Comprenez-vous ?

— Je vois que quelqu’un vous aura parlé, dit-elle d’un air sombre.

— Oui, et plus d’un, répliqua Archie.

— Et qui donc ? s’écria-t-elle. Et qu’est-ce que c’est que cette espèce d’amour qui est prêt à tourner comme une girouette quand les gens parlent ? Pensez-vous qu’ils ne m’ont pas parlé à moi ?

— Vraiment, ils l’ont fait ? dit Archie, la respiration haletante. C’est ce que je craignais. Qui est-ce ? Qui a osé ?…

Archie était bien près de perdre son sang-froid. En réalité, personne n’avait parlé à ce sujet à Christina, et dans sa frayeur et l’ardeur de sa défense, elle ne fit que répéter hardiment la première question qu’elle avait faite.

— Ah, eh bien, qu’importe, dit-il. C’étaient de braves gens qui ne nous voulaient que du bien, mais ce qui importe, c’est qu’on jase. Ma chère enfant, il nous faut être sages. Il ne faut pas gâter nos vies dès le début. Elles peuvent être longues et encore heureuses, et nous devons regarder les choses, Kirstie, comme des créatures raisonnables de Dieu, et non pas comme de jeunes fous. Il y a une chose sur laquelle nous devons veiller avant tout. Vous valez la peine que j’attende, Kirstie, vous valez la peine que j’attende même longtemps ; vous serez pour moi une assez belle récompense.

Et ici il se souvint du maître d’école, et il fut assez imprudent pour l’imiter dans sa sagesse.

— La première chose sur laquelle nous devons veiller, c’est qu’il n’y ait pas de scandale par égard pour mon père. Cela gâterait tout, ne le comprenez-vous pas ?

Kirstie éprouvait une petite satisfaction ; il y avait eu quelque apparence de chaleur dans les sentiments qu’Archie avait exprimés dans ses dernières paroles. Mais une sombre irritation persistait dans son cœur, et, poussée par l’instinct de sa race, elle désirait faire souffrir Archie puisqu’elle avait souffert elle-même.

En outre, elle avait entendu le nom qu’elle avait toujours redouté de voir sortir de ses lèvres, le nom de son père. Il ne faudrait pas croire que, durant les jours nombreux où ils s’étaient parlé de leur amour, ils n’eussent jamais fait aucune allusion à leur union future. En réalité, ils avaient souvent effleuré ce Sujet, même dès le commencement, et c’est là ce qui avait été entre eux le point sensible. Kirstie avait obstinément fermé les yeux sur cette pensée ; elle ne voulait pas raisonner, même avec elle-même ; vaillant petit cœur, intrépide, elle avait obéi à l’ordre de cet attrait suprême comme à l’appel du sort, et elle marchait aveuglément vers son destin. Mais Archie, avec le sens viril de sa responsabilité, devait raisonner ; il devait songer au bien futur, tandis que le bien présent était tout pour Kirstie ; il devait parler — et parler à contre-cœur et gauchement — de ce qui devait être. Plus d’une fois il avait effleuré la question du mariage, plus d’une fois il avait dû se retrancher dans le vague au souvenir de Lord Hermiston. Et Kirstie avait été prompte à comprendre, et prompte aussi à étouffer et à éteindre ce qu’elle avait compris ; elle avait été prompte à monter comme une flamme à la seule idée de cette espérance, qui semblait tout un monde pour sa vanité et pour son amour, à la seule idée qu’elle pourrait être un jour Mrs Weir of Hermiston ; elle avait été prompte aussi à reconnaître dans ses paroles étranglées et hésitantes, le glas de cette espérance ; et elle s’obstinait, pourtant, pauvre fille, dans sa magnifique folie, à passer outre, sans se soucier en rien dé l’avenir.

Mais les allusions inachevées d’Archie, le clignotement de ses yeux où parlait son cœur, et le souvenir et la raison qui se levaient en lui pour imposer silence aux mots avant qu’ils ne fussent prononcés, tout cela lui causait une indicible agonie. Elle s’exaltait et retombait écrasée contre terre, toute saignante. Quand ce sujet revenait, elle était forcée, quelque brièvement que ce fût, d’ouvrir les yeux sur ce qu’elle ne voulait pas voir ; et cela finissait toujours par une nouvelle désillusion. Aussi, maintenant, au seul vent de sa présence, à la seule mention du nom de son père — terrible figure en perruque, au sourire ironique et amer, qui semblait vraiment planer sur tous leurs rendez-vous d’amour dans la lande, toujours présente à leurs consciences coupables — elle perdit pied sans espoir.

— Vous ne m’avez pas encore dit qui vous a parlé ? dit-elle.

— Votre tante d’abord, dit Archie.

— Tante Kirstie ? s’écria-t-elle. Et pourquoi me soucierais-je de tante Kirstie ?

— Elle se soucie beaucoup de sa nièce, répliqua Archie d’un ton de doux reproche.

— Vraiment, c’est la première fois que je l’entends dire, riposta la jeune fille.

— Enfin, la question importante n’est pas de savoir qui a parlé, mais de savoir ce qu’ils disent, ce qu’ils ont remarqué, précisa le maître d’école. C’est à cela qu’il nous faut songer pour notre défense.

— Ah, tante Kirstie, vraiment ! Une vieille fille aigrie, une mauvaise langue qui semait déjà la discorde dans tout le pays avant que je sois née, et qui la sèmera encore, sans doute, lorsque je serai morte. C’est sa nature à elle, ça lui est aussi naturel qu’à un mouton de paître.

— Pardon, Kirstie, elle n’a pas été la seule, interrompit Archie. J’ai reçu deux avertissements, deux sermons la nuit dernière, tous deux très bons et pleins de prudence. Si vous aviez été là, je vous assure que vous en auriez pleuré, mon amie. Et ils m’ont ouvert les yeux. J’ai vu que nous suivions un mauvais chemin.

— Quel était l’autre ? demanda Kirstie.

Cette fois, Archie se trouvait dans la position d’une bête aux abois. Il était venu, ferme et résolu ; il voulait tracer pour tous deux une ligne de conduite en quelques phrases sérieuses et convaincantes ; et voilà déjà quelque temps qu’il était là, et il en était encore à hésiter autour des préliminaires et à subir ce qu’il sentait n’être qu’un farouche interrogatoire.

— M. Frank, s’écria-t-elle. Et puis ! j’aimerais bien savoir ce qu’il a dit ?

— Il m’a dit la vérité, comme un ami.

— Comment faisait-il ça ?

— Je ne vais pas vous le dire, vous n’avez rien à faire là-dedans, s’écria Archie, effrayé en s’apercevant qu’il était allé aussi loin.

— Ah, je n’ai rien à faire là-dedans, répéta-t-elle en se dressant vivement sur ses pieds. Tout le monde à Hermiston est libre de donner son opinion sur moi, mais moi je n’ai rien à faire là-dedans. C’était à la prière, probablement, n’est-ce pas ? Aviez-vous appelé l’intendant pour la consultation ? Ce n’est pas étonnant que tout le monde parle, quand vous faites de tout le monde votre confident. Mais comme vous dites très bien, Monsieur Weir, très sagement, très prudemment, très sensément, en vérité, je n’ai rien à faire là-dedans. Et je crois que je ferai bien de m’en aller. Je vous souhaite le bonsoir, Monsieur Weir.

Et toute tremblante de la tête aux pieds dans le transport irraisonné de sa colère, elle lui fit une hautaine révérence.

Le pauvre Archie restait confondu. Elle s’était déjà éloignée de lui de quelques pas quand il retrouva l’usage de la parole.

— Kirstie, s’écria-t-il. Oh ma Kirstie.

Il y avait dans sa voix une intonation de prière, un cri de surprise si vrai, que décidément le maître d’école était vaincu.

Elle se tourna vers lui :

— Que voulez-vous de Kirstie ? riposta-t-elle. Qu’avez-vous à faire avec moi ? Allez trouver vos amis et cassez-leur les oreilles, si vous voulez.

Il ne put que répéter sa supplication :

— Kirstie.

— Ah, par exemple, Kirstie, s’écria la jeune fille, dont les yeux jetaient des flammes au milieu de son visage tout pâle. Je m’appelle Miss Christina Elliott, je désire que vous le sachiez et je vous défends de m’appeler autrement. Si je n’ai pu obtenir l’amour, je veux avoir le respect, monsieur Weir. Ma famille est honorable et je veux qu’on me respecte. Qu’ai-je fait pour que vous me traitiez légèrement ? Qu’ai-je fait ? Qu’ai-je fait ? Oh, qu’ai-je donc fait ? Et sa voix monta d’un ton à la troisième reprise de sa phrase. Je me croyais… je… me croyais… si… heureuse… et un premier sanglot la secoua comme le paroxysme d’une fièvre mortelle.

Archie courut à elle. Il prit la pauvre enfant dans ses bras et elle se nicha sur sa poitrine comme dans le sein d’une mère, et elle le serrait avec ses mains comme dans un étau. Il sentit tout son corps secoué par la détresse et la douleur, et il eut pitié d’elle au delà de toute mesure ; pitié, et en même temps une peur déconcertante de cet engin explosible qu’il tenait dans ses bras, dont il ne comprenait pas les rouages et avec lequel pourtant il avait joué. Alors ce bandeau qui couvre les yeux de l’enfance tomba, et il vit pour la première fois la figure énigmatique de la femme telle qu’elle est. En vain, il parcourut en lui-même toute leur entrevue ; il ne put comprendre comment il l’avait offensée. Il ne croyait aucunement avoir provoqué cette scène ; elle lui semblait une explosion toute volontaire de sa nature inculte…