Hermiston, le juge-pendeur/Chapitre 8

Fontemoing (p. 293-312).


CHAPITRE VIII

Une visite nocturne


Kirstie avait bien des motifs d’angoisse. Quand nous devenons vieux, et surtout si nous devenons une vieille femme glacée par la crainte de l’âge, nous finissons par compter sur la voix comme sur la seule manière qu’a l’âme de se manifester. Par elle seulement, malgré la diminution de nos facultés, nous pouvons apaiser le cri étouffé de nos passions ; par elle seulement, dans l’amertume et la susceptibilité timide des années de la vieillesse, nous pouvons maintenir nos relations avec les jeunes gens pleins de feu qui paraissent encore autour de nous, et qui tendent de jour en jour à ne devenir pour nous que la tapisserie mouvante de la vie. La parole est le dernier anneau de la chaîne de nos relations. Mais quand arrive la fin de la causerie, quand la voix s’arrête, et que le visage animé de l’auditeur se détourne, la solitude retombe sur le cœur endolori. Kirstie avait perdu à jamais ses heures de joie ; elle ne pouvait plus errer avec Archie, comme une ombre, si vous voulez, mais comme une ombre heureuse, dans les Champs-Élysées. Et si, pour elle, il semblait que le monde entier était devenu silencieux ; pour lui, ce ne fut qu’un imperceptible changement d’amusement. Et elle enrageait de le savoir. L’effervescence de sa nature passionnée et irritable montait quelquefois en elle jusqu’au point d’éclater.

C’est la rançon payée par l’âge pour les ardeurs de sentiments hors de saison. Il devait en être ainsi pour Kirstie dans toute autre circonstance ; mais il lui arrivait maintenant d’être privée de ses heures de délice quand elle en avait le plus besoin, quand elle avait le plus à dire, le plus à demander ; quand elle tremblait d’avoir à reconnaître que sa souveraineté n’était pas seulement suspendue pour quelque temps, mais qu’elle était anéantie. Car, avec la clairvoyance de l’amour sincère, elle avait percé le mystère qui avait si longtemps embarrassé Frank. Elle avait eu l’intuition, avant même que ce fût arrivé, dès le dimanche soir où cela commença, d’une usurpation de ses droits ; et une voix lui disait le nom de l’usurpatrice. Depuis lors, par artifice, par hasard, par l’observation de petits faits, par le simple courant de l’humeur d’Archie, elle avait franchi tous les doutes possibles. Avec un sentiment d’impartialité que Lord Hermiston aurait pu lui envier, elle avait, ce jour-là, à l’église, considéré et admis les charmes de la plus jeune des Kirstie, et avec la profonde bonté de sa nature sentimentale, elle avait reconnu l’approche du Destin. Ce n’était pas ce qu’elle avait rêvé. Son imagination avait entrevu Archie fiancé à quelque forte héroïne, grande, au teint couleur de rose, et aux boucles d’or, faite à son image enfin, dont elle aurait orné le lit nuptial avec délice ; et maintenant elle avait envie de pleurer en voyant ses ambitions trompées. Mais les dieux avaient prononcé, et son Destin était autre.

Cette nuit-là, elle était agitée dans son lit, assiégée de pensées fiévreuses. Il y avait en l’air des visions dangereuses ; une bataille était proche, sur l’issue de laquelle elle se laissait flotter entre la jalousie, la crainte, la sympathie, alternativement loyale ou déloyale envers l’un et l’autre parti. Tantôt elle se mettait à la place de sa nièce, tantôt à celle d’Archie. Tantôt elle voyait, par les yeux de la jeune fille, le jeune homme à ses genoux, tantôt elle entendait ses instances persuasives avec une faiblesse mortelle, et recevait ses caresses dominatrices. Tantôt, dans un mouvement de révolte, elle enrageait de voir de telles faveurs de la fortune et de l’amour prodiguées ainsi à un brin de fille de sa propre famille, portant son propre nom — amertume affreuse — et qui ne savait pas ce qu’elle faisait, et qui était « aussi noire que votre chapeau ». Tantôt elle tremblait que son divin héros ne suppliât en vain, car elle aimait l’idée de son succès comme un triomphe tout naturel ; tantôt, redevenant loyale envers sa famille et son sexe, elle tremblait pour Kirstie et l’honneur des Elliott. Et puis, elle se voyait elle-même, les jours s’écoulant pour elle avec le déclin de ses histoires du temps passé et des racontars locaux, ayant dit adieu au dernier anneau qui la rattachait à la vie, à la joie, à l’amour ; et au delà, elle ne voyait rien que cette morne extrémité où elle devait se traîner pour mourir. Était-elle donc parvenue à la lie du fond de la coupe ? Elle, si grande, si belle, avec un cœur aussi frais que celui d’une jeune fille et aussi fort que celui d’une mère ? Non, cela ne pouvait pas être, et cependant cela était ainsi ; et pendant un moment sa couche lui fut aussi odieuse que les parois d’un cercueil. Et elle prévit les heures mauvaises qui allaient s’écouler, et elle vit ses fureurs et ses frémissements futurs, et puis elle se calma, s’irrita encore, sans repos peut-être, jusqu’à ce que l’aube parût pour annoncer la reprise des travaux du jour.

Soudain, elle entendit des pas dans l’escalier — son pas — et bientôt après le bruit d’une fenêtre ouverte brusquement. Elle se dressa, son cœur battait. Il était rentré seul dans sa chambre et il ne s’était pas mis au lit. Elle pourrait avoir encore un de ses caquetages nocturnes ; et devant cette séduisante perspective, le cours de ses pensées changea ; à l’approche de l’espérance de ce plaisir, tout ce qu’il y avait de vil dans son âme s’effaça d’un trait. Elle se leva, femme tout entière, et la meilleure des femmes, tendre, compatissante, détestant l’injustice, loyale envers son sexe — et avec cet ensemble de qualités — la plus faible des femmes, parce qu’elle nourrissait, chérissait au fond de son tendre cœur, des espérances qu’elle flattait silencieusement, mais à l’aveu desquelles elle eût préféré la mort. Elle arracha son bonnet de nuit, et ses cheveux tombèrent à profusion sur ses épaules. Une sorte de coquetterie qui ne veut pas mourir se réveillait en elle. À la faible lueur de sa veilleuse, elle se mit devant son miroir, elle éleva ses bras magnifiques au-dessus de sa tête, et rassembla les trésors de sa chevelure. Elle n’était jamais en retard pour s’admirer ; cette sorte de modestie était étrangère à son caractère ; et elle s’arrêta, frappée d’étonnement et de plaisir à sa vue : « Folle vieille femme », dit-elle, répondant à une pensée qui n’existait pas ; et elle rougit avec la simplicité de conscience d’un enfant. À la hâte, elle enroula les nattes massives et brillantes, se revêtit d’un peignoir, et, la veilleuse à la main, elle se glissa dans le hall. Elle entendit en bas de l’escalier l’horloge battre régulièrement les secondes, et dans la salle à manger Frank qui faisait résonner les carafes. Un sentiment d’aversion s’éleva en elle, amer et passager : « Ivrogne, bavard », pensa-t-elle, et, l’instant d’après, elle frappait doucement à la porte d’Archie qui là priait d’entrer.

Archie regardait au dehors les ténèbres séculaires percées çà et là d’une étoile sans rayon ; il aspirait profondément dans sa poitrine la douce atmosphère de la lande et de la nuit ; il cherchait, et peut-être trouvait la paix, comme le font parfois les malheureux. Il se retourna quand elle entra et il lui montra sa figure très pâle dans l’encadrement de la fenêtre.

— Est-ce vous, Kirstie ? demanda-t-il. Entrez donc.

— C’est bien tard, mon ami, dit Kirstie, affectant de ne pas vouloir entrer.

— Non, non, répondit-il, pas du tout. Entrez, nous causerons. Dieu sait que je n’ai guère sommeil.

Elle s’avança, prit une chaise près de la table de toilette et de la bougie, et posa la veilleuse à ses pieds. Quelque chose — peut-être était-ce le désordre relatif de sa toilette, peut-être était-ce l’émotion qui maintenant jaillissait de son sein — l’avait transformée comme par une baguette de fée, et elle paraissait jeune, d’une jeunesse divine.

— Monsieur Archie, commença-t-elle, qu’est-ce qui vous arrive donc ?

— Je ne crois pas qu’il ne me soit rien arrivé, dit Archie ; et il rougit, et il se repentit amèrement de l’avoir laissée entrer.

— Oh, mon ami, ce n’est pas possible, dit Kirstie. Ce n’est pas bien d’aveugler les yeux de l’affection. Oh, monsieur Archie, pensez-y bien avant que ce soit trop tard. Il ne faut pas désirer avec trop d’impatience les beaux jours de la vie ; ils viendront à leur saison tout comme le soleil et la pluie. Vous êtes jeune encore, vous avec encore bien des belles années devant vous. Réfléchissez, et n’allez pas faire naufrage comme beaucoup d’autres. Prenez patience, on m’a toujours dit que c’est le moyen de vaincre dans la vie, prenez patience, il viendra encore de beaux jours. Dieu sait qu’ils ne sont jamais venus pour moi ; et me voilà, sans mari ni enfants, fatiguant les gens avec ma mauvaise langue, vous tout le premier, monsieur Archie.

— Je ne comprends pas très bien ce que vous voulez dire, dit Archie.

— Eh bien, je m’en vais vous l’expliquer, dit-elle. C’est justement cela que je crains. J’ai peur pour vous, mon enfant. Souvenez-vous que votre père est un homme dur, s’il moissonne où il n’a pas semé, et s’il ramasse la paille qu’il n’a pas fauchée. C’est facile de loin, mais pensez donc. Vous verrez la tempête sur sa face, cela vous fera mal de le voir et il sera vain de demander grâce. Je vous vois comme un joli bateau ballotté par la mer sombre et orageuse ; vous êtes encore en sûreté, tranquillement assis dans votre chambre, à causer avec Kirstie ; mais, où serez-vous demain, au milieu de quelle horrible et épouvantable tempête, demandant peut-être aux collines de vous cacher ?

— Mais, Kirstie, vous êtes bien énigmatique ce soir, et bien éloquente, interrompit Archie.

— Et puis, mon cher monsieur Archie, continua-t-elle avec un changement dans la voix, il ne faut pas croire que je ne puisse avoir de la sympathie pour vous. Croyez bien que j’ai été jeune, moi aussi. Il y a longtemps, quand je n’étais encore qu’un brin de fille, de moins de vingt ans. Elle s’arrêta et soupira. J’étais déjà grande et forte, vous comprenez, continua-t-elle, et propre, et fraîche et leste comme une abeille ; et puis une gentille figure de femme, quand même je ne devrais pas le dire, et faite pour avoir des enfants, et de beaux enfants qu’ils auraient été ; et j’aurais tant aimé des petits-enfants. Mais j’étais jeune, mon ami, et j’avais un beau feu de jeunesse dans les yeux et je ne croyais guère que je vous raconterais tout ça un jour, vieille femme, et seule, et sauvage. Eh bien, monsieur Archie, il y avait un garçon qui me faisait la cour, et c’était bien naturel. D’autres étaient venus avant, mais je n’en voulais point. Mais il avait une langue, celui-là, à faire tromper les oiseaux dans leur vol, et les abeilles dans leurs digitales. Mais qu’il y a longtemps de ça, mon enfant. Beaucoup de gens sont morts depuis, et ont été enterrés et oubliés ; et des enfants sont nés, et ils ont été heureux, et ils ont eu aussi des enfants à eux. Et depuis, des bois ont été plantés, et ils ont poussé, et maintenant il y a de beaux arbres à l’ombre desquels les amoureux vont s’asseoir ; et depuis, de vieux domaines ont changé de mains ; et depuis, il y a eu des guerres et des bruits de guerres sur la surface de la terre. Et moi, je suis encore là, comme une vieille pie qui croasse, à regarder tout ça et à bavarder. Mais, monsieur Archie, savez-vous que je m’en souviens comme si c’était hier ? J’habitais alors dans la maison de mon père ; et, ce qui est bien curieux, nous nous donnions nos rendez-vous dans le Creux des Sorcières. Et, savez-vous que je me rappelle encore les beaux jours d’été, toute la lande bleue et rouge de bruyères, et le cri des cailles, et le garçon et la fille qui se rencontraient ? Et savez-vous comme je me rappelle encore comme la suavité des collines nous remplissait le cœur ? Ah, monsieur Archie, je sais bien ce que c’est, ah, je sais bien, comme la grâce de Dieu les saisit, comme Paul de Tarse, au moment où ils y pensent le moins, et comme elle les conduit tous deux dans un pays qui est comme un rêve ; et le monde et les gens ne sont pas même comme des nuages pour la pauvre fille, et le ciel n’est pas même comme le gazon qu’elle foule aux pieds, pourvu qu’elle lui plaise. Jusqu’à ce que Tarn mourût, et voilà mon histoire, — elle parlait d’une voix entrecoupée, — il mourut, je n’allai pas à son enterrement. Mais quand il était là, je savais me conduire. Le sait-elle, là-bas, la pauvre petite fille ?

Kirstie, les yeux tout brillants de ses larmes contenues, tendait vers lui des mains suppliantes ; des tons d’or, brillants et mats, étincelaient et s’atténuaient dans les ondulations de sa chevelure, formant derrière ses beaux traits l’auréole d’une éternelle jeunesse ; son teint se colora candidement, et Archie resta confondu de sa beauté et de son histoire. Il quitta la fenêtre, s’approcha d’elle lentement, lui prit la main et la baisa.

Kirstie, dit-il d’une voix rauque, vous m’avez mal jugé, et vous m’avez fait de la peine J’ai toujours pensé à elle, et je ne voudrais pas lui faire du mal pour tout l’or du monde, mon amie.

— Eh, mon enfant, c’est facile à dire, s’écria Kirstie, mais ce n’est pas si facile à faire. Ne comprenez-vous pas que c’est la volonté de Dieu que nous soyons aveuglés et éblouis, que nous perdions tout notre empire sur nous-mêmes dans ces moments-là ? Mon enfant, supplia-t-elle, tendant vers lui ses mains de nouveau, pensez à la pauvre fille, ayez pitié d’elle. Archie, et, oh ! soyez sage pour deux. Pensez aux risques qu’elle court. Je vous ai vus, mais, pourquoi en prévenir d’autres ? Je vous ai vus une fois aux Sorcières, et dans mon creux à moi ; ça me faisait mal de vous voir là — un peu à cause du présage, car je crois qu’il y a un mauvais sort sur cet endroit — et aussi par pure jalousie et amertume de cœur. C’est étrange que vous aussi vous vous rencontriez là. Bon Dieu, s’il n’en avait jamais vu auparavant, a-t-il dû en voir depuis des êtres humains, ce pauvre vieux revêche de Puritain, depuis la dernière fois qu’il a ouvert les yeux sous le canon des mousquets, ajouta-t-elle, avec quelque chose comme une étincelle de curiosité dans les yeux.

— Je vous jure, sur mon honneur, que je ne lui ai fait aucun tort ; dit Archie. Je jure sur mon honneur et sur le salut de mon âme qu’il ne lui en sera fait aucun. On m’a déjà averti. J’ai été fou, Kirstie, mais non pas mauvais, et surtout je n’ai pas été vil.

— Ah, vous êtes mon enfant, dit Kirstie, se levant, je puis avoir confiance en vous maintenant, je puis retourner vers mon lit avec un cœur léger.

Et alors dans un éclair, elle aperçut comme son triomphe était stérile. Archie avait promis d’épargner la jeune fille et il tiendrait sa parole ; mais, qui avait promis d’épargner Archie ? Comment tout cela finirait-il ? Elle embrassait du regard un labyrinthe de difficultés, et à chaque issue, elle voyait les yeux, la figure de pierre d’Hermiston. Et elle fut comme épouvantée à l’idée de ce qu’elle avait fait. Elle prit une expression tragique :

— Archie, que Dieu ait pitié de vous, mon enfant, et qu’il ait pitié de moi. J’ai bâti sur cette fondation — elle posa lourdement la main sur son épaule — et j’ai bâti très haut, et j’ai mis tout mon cœur dans cette construction. Si l’édifice devait tomber en ruines, mon enfant, je crois que j’en mourrais. Pardonnez à une vieille folle de femme qui vous aime et qui a connu votre mère. Et pour l’amour de son nom, gardez-vous de tout désir déréglé ; tenez votre cœur dans vos deux mains, gardez-le haut et ferme, mais ne l’envoyez pas en l’air comme le cerf-volant d’un enfant au milieu de la tourmente des vents. Pensez, mon cher maître Archie, que cette vie n’est que désillusion, et qu’une poignée de terre, c’est le terme fixé.

— Oh, mais Kirstie, ma pauvre femme, vous m’en demandez bien trop à la fin, dit Archie profondément ému et s’abandonnant, lui aussi, au patois écossais. Vous me demandez ce qu’aucun homme ne peut accorder, ce que seulement le Dieu du Ciel peut vous donner s’il le trouve bon. Et même Lui. Que peut-il ? Je puis vous promettre que je ferai ce que je pourrai, et, vous ne pouvez compter que là-dessus. Mais, quant à ce que je sentirai, pauvre femme, c’est bien au delà de ce que l’on peut exprimer.

Tous deux étaient maintenant debout en face l’un de l’autre. Sur la figure d’Archie errait l’ombre navrante d’un sourire ; celle de Kirstie resta bouleversée pendant un moment.

— Promettez-moi une chose, s’écria-t-elle d’une voix douloureuse ; promettez-moi de ne jamais rien faire sans me le dire.

— Non, Kirstie, non, je ne puis pas vous le promettre, répliqua-t-il, Dieu sait que j’ai bien assez promis.

— Que la bénédiction de Dieu descende sur vous et vous protège, mon enfant, dit-elle.

— Que Dieu vous bénisse, ma vieille amie, dit-il.