Hermiston, le juge-pendeur/Chapitre 7

Fontemoing (p. 249-291).


CHAPITRE VII

Entrée de Méphistophélès


Deux jours après, un cabriolet de Crossmichael vint déposer Frank Innes à la porte d’Hermiston. Une fois par hasard, durant l’hiver qui venait de s’écouler, Archie, dans une période d’ennui aigu, lui avait écrit une lettre. Cette lettre renfermait quelque chose qui ressemblait à une invitation, ou qui faisait allusion à une invitation, mais ni l’un ni l’autre ne se le rappelait exactement. Quand Innes la reçut, rien n’était plus loin de sa pensée que d’aller s’enterrer dans les landes avec Archie ; mais personne en ce monde, pas même les esprits les plus avisés et les plus politiques, ne se laisse conduire dans les diverses phases de la vie par une direction infaillible. Il faudrait pour cela un don de prophétie qui a été refusé à l’homme. Par exemple, qui aurait pu s’imaginer que, moins d’un mois après avoir reçu cette lettre et l’avoir tournée en dérision, après avoir différé d’y répondre et après l’avoir en fin de compte égarée, des infortunes d’une nature très alarmante viendraient menacer la carrière de Frank. Son histoire peut être exposée en peu de mots. Son père, petit propriétaire de Morayshire, pourvu d’une nombreuse famille, commença à se montrer récalcitrant et à lui couper les vivres. Frank s’était monté avec la première partie d’une excellente bibliothèque de droit, mais soudainement, ayant perdu de l’argent aux courses, il avait été obligé de la vendre avant de l’avoir payée ; et son libraire, ayant eu vent de la chose, avait obtenu un mandat d’arrêt contre lui. Innes avait été averti, et il avait pu prendre ses précautions. Vu l’écroulement imminent de ses affaires, et la charge désagréable qui pesait sur lui, il avait jugé prudent de sa part de filer au plus vite ; il avait écrit une lettre fiévreuse à son père à Inverauld, et il avait pris la voiture de Crossmichael. Tout port est bon dans la tempête. Et il avait bravement tourné le dos au Palais du Parlement et à son gai babil, à la bière et aux huîtres, au champ de courses et au pesage, et il s’était bravement préparé à aller s’enterrer vivant avec Archie Weir à Hermiston, jusqu’à ce que les nuages amoncelés sur lui fussent dissipés.

Pour lui rendre justice, il faut avouer qu’il ne fut pas moins surpris d’arriver chez Archie, que celui-ci de le voir venir ; et qu’il exprima son étonnement de la meilleure grâce du monde.

— Eh bien, me voilà, dit-il, en mettant pied à terre. Pylade est enfin venu chez Oreste. À propos, as-tu reçu ma réponse ? Non ? Oh que c’est ennuyeux. Enfin, tant pis, me voilà pour te répondre en personne, puisque je suis ici, et ça vaut encore mieux.

— Mais, je suis bien content de te voir, naturellement, dit Archie. Tu es le bienvenu ici, bien sûr. Mais tu ne pourras pas rester longtemps, avec la Cour qui siège encore ; est-ce que ce n’est pas un peu risqué, ce que tu fais là ?

— Au diable la Cour, dit Frank. Qu’est-ce que la Cour à côté de l’amitié et de la pêche à la ligne ?

C’est ainsi qu’il fut convenu qu’il resterait, et qu’il n’y eut d’autre terme fixé à son séjour, que celui qu’il s’était donné secrètement à lui-même, c’est-à-dire le jour même où son père apporterait la poudre d’or et où il pourrait faire la paix avec le libraire. Ce fut dans ces conditions un peu vagues que commença pour ces deux jeunes gens (qui n’étaient pas même des amis) une vie toute de familiarités, mais qui, à mesure que le temps s’écoula, devint de moins en moins intime. Ils se réunissaient à l’heure des repas, et le soir à l’heure du whisky, mais un observateur, s’il s’en était trouvé un auprès d’eux, aurait remarqué qu’ils étaient rarement ensemble dans la journée. À Hermiston, Archie avait à surveiller la propriété, des courses nombreuses à faire dans les collines, pour lesquelles il n’avait jamais demandé la compagnie de Frank, il l’avait même refusée. Quelquefois il partait dès le matin et ne laissait qu’un bout de billet sur la table du déjeuner pour l’en avertir ; et quelquefois, aussi, sans l’annoncer, il ne revenait que longtemps après l’heure du dîner. Innes se plaignait de ces abandons ; il lui fallait toute sa philosophie pour s’accommoder d’un déjeuner solitaire, et toute sa simplicité de bon garçon pour pouvoir accueillir Archie avec cordialité dans les rares occasions où il arrivait en retard pour le dîner.

— Je me demande ce qu’il peut bien avoir, à faire par le monde, mistress Elliott ? dit-il un matin, après avoir lu le billet écrit à la hâte et au moment de s’asseoir à table.

— Il a des affaires, je suppose, monsieur, répondit sèchement la gouvernante, marquant la distance qu’elle mettait entre les deux jeunes gens par un petit salut significatif.

— Mais je ne peux pas m’imaginer quelles peuvent bien être ces affaires, reprit-il de nouveau.

— C’est son affaire, je suppose, répartit la sévère Kirstie.

Il se retourna vers elle avec cet air gai et ouvert qui faisait le charme de son caractère, et il partit d’un grand éclat de rire jovial et naturel.

— Bien joué, mistress Elliott, s’écria-t-il. Et le visage de la gouvernante se détendit pour montrer l’ombre d’un sourire méchant. Bien joué, vraiment, dit-il. Mais vous ne devriez pas me traiter ainsi en étranger. Quoi, Archie et moi nous étions ensemble à l’École Supérieure, puis nous avons été au Collège ensemble, et nous devions suivre la carrière du Barreau ensemble lorsque… vous savez. Ah, mon Dieu, quel dommage ! Une vie gâchée, un beau jeune homme intelligent, comme lui, enterré ici dans un désert au milieu de paysans, et tout ça, pourquoi ? Pour un badinage, une sottise, si vous voulez, mais rien de plus. Bon Dieu, que vos crêpes sont bonnes, mistress Elliott.

— Ce n’est pas moi, c’est la fille qui les a faites, dit Kirstie, et sauf votre respect, il n’y a pas de sens commun à prendre le nom du Seigneur à témoin pour de la vile mangeaille dont vous vous remplissez le ventre.

— Oserai-je dire, madame, que vous avez parfaitement raison ? dit l’imperturbable Frank. Mais comme je vous le disais, c’est une aventure navrante pour ce pauvre Archie, et, je crois que vous et moi nous pourrions faire plus mal que de réunir nos efforts, en bonnes gens que nous sommes, pour mettre fin à tout cela. Permettez-moi de vous dire, madame, qu’Archie est réellement un homme d’avenir, et que, pour ma part, je crois qu’il réussirait bien au Barreau. Quant à son père, personne ne peut nier son talent, mais je m’imagine que personne non plus ne peut nier qu’il a le diable au corps…

— Excusez-moi, monsieur Innes, je crois que la fille m’appelle, dit Kirstie, et elle se précipita hors de la chambre.

— Diablesse, vieille acariâtre, vieux manche à balai, s’écria Innes.

En même temps Kirstie, qui s’était sauvée dans la cuisine, donnait libre cours devant sa vassale à ses sentiments.

— Allons, souillon, c’est toi qui serviras Innes. Je n’en veux plus. « Pauvre Archie. » Ah ! je lui en donnerais des « pauvre Archie » si j’étais libre. Et Hermiston qui a le diable au corps. Mon Dieu, arrachez-lui vite de la bouche les crêpes d’Hermiston. Il n’y a pas un cheveu dans tous ces Weir qui n’ait plus d’esprit et de vigueur que lui dans tout son corps rachitique. Il ne faut pas qu’il se moque de moi. Qu’il s’en aille là-bas dans la ville noire, où on le veut peut-être pour rouler en carrosse avec un gibus sur la tête, et manger avec de sales filles. C’est une honte.

Il était impossible d’entendre sans une sorte d’admiration la véhémence du dégoût de Kirstie, qui augmentait à chacune de ses accusations presque totalement injustes. Alors elle se souvint de ce qu’elle était venu faire, et se tournant vers son auditrice ébahie :

— Allons, êtes-vous sourde, bourrique ? N’entendez-vous pas ce que je vous dis ? Faut-il que j’aille vous présenter ? Si vous vous attendez à ce que je vous serve, madame.

Et la jeune fille s’enfuit de la cuisine qui devenait vraiment dangereuse, pour aller servir Innes dans la salle à manger.

Tantaene iræ ? Le lecteur a-t-il compris la raison de tout ce fiel ? Depuis l’arrivée de Frank il n’y avait plus les bonnes heures de causerie, après souper, sous le prétexte du plateau. Toutes les paroles flatteuses de Frank étaient inutiles ; il avait été devancé, dès le départ, dans la course aux faveurs de mistress Elliott.

C’est étrange comme la malchance le poursuivait quand il voulait se rendre divertissant. Je dois mettre en garde le lecteur contre les épithètes dont le chargeait Kirstie, elle avait plus de talent pour les exprimer avec vigueur que pour les justifier. Rachitique, par exemple, était une pure calomnie. Frank était un vrai type de belle allure, de bonne mine, de bonne humeur et de jeunesse virile. Il avait des yeux brillants avec une étincelle qui paraissait y danser, des cheveux bouclés, un sourire charmant, des dents très blanches, un admirable port de tête, l’air d’un gentleman, l’adresse de quelqu’un accoutumé à plaire à première vue et à augmenter cette impression. Et malgré tous ces avantages, il manquait son effet auprès de tout le monde à Hermiston ; auprès du berger silencieux, auprès de l’intendant obséquieux, auprès du palefrenier qui menait aussi parfois la charrue, auprès du jardinier et de sa sœur, humble et pieuse femme qui s’enveloppait jusqu’aux oreilles dans un châle ; partout il échouait et échouait complètement. On ne l’aimait pas et on le montrait. Pourtant la petite servante faisait exception ; elle rêvait de lui sans doute quand elle était seule ; mais elle était accoutumée à jouer le rôle de l’auditeur silencieux devant les tirades de Kirstie, et celui de récepteur également silencieux des soufflets de Kirstie ; et elle avait appris non seulement à être une fille très débrouillée pour son âge, mais encore à être très prudente et très réservée. Ainsi Frank se sentait un allié qui sympathisait avec lui au milieu de la coalition générale des méfiances qui l’entouraient, le surveillaient, l’accompagnaient partout dans le manoir d’Hermiston ; mais cette alliance lui procurait peu de société et de secours, car la réserve de la petite fille (elle avait entre douze et treize ans) l’empêchait de connaître son avis ; elle s’acquittait de son service lestement, répondant laconiquement à ses questions, mais elle était inexorablement rebelle à la causerie. Quant aux autres, ils étaient désespérants et insupportables. Jamais un jeune Apollon n’avait été jeté parmi des barbares aussi rustiques. Peut-être la cause de son peu de succès résidait-elle dans une habitude inconsciente, mais très caractéristique. C’était sa méthode ordinaire de s’insinuer auprès d’une personne aux dépens d’une autre. Il vous offrait son alliance contre quelqu’un, il vous flattait en méprisant cet autre, et vous étiez entraîné dans une petite intrigue contre lui avant que vous vous en doutiez. C’est étonnant comme ce procédé réussit généralement, mais l’erreur de Frank était dans le choix de l’autre. Là, il n’était pas politique ; il écoutait la voix de la passion. Archie l’avait froissé dès le premier abord par son accueil dans lequel il avait senti un peu de sécheresse ; il l’avait encore offensé ensuite par ses fréquentes absences. En outre, il était la seule personne continuellement sous les yeux de Frank, et ce n’était qu’à ses propres serviteurs que Frank pouvait tendre le piège de sa sympathie. En outre, la vérité est que les Weir, père et fils, étaient entourés alors par une troupe, de gens d’une ardente fidélité. Ces gens étaient très fiers de Mylord. C’était un honneur d’être au nombre des vassaux du « Juge Pendeur », et son épaisse et redoutable jovialité était loin d’être impopulaire dans le voisinage de sa propriété. Pour Archie, ils avaient tous une affection très délicate, et un respect qui se révoltait devant la moindre critique.

Frank n’avait pas plus de succès quand il allait au loin dans la campagne. Il était antipathique au plus haut degré aux quatre Frères Noirs, par exemple. Hob le trouvait trop léger, Gib trop impie, Clem qui ne l’avait vu qu’un jour ou deux avant de partir pour Glasgow, se demandait ce que ce fou était venu faire là, et s’il comptait y rester tout le temps de la session. « C’est un fainéant », jugea-t-il. Quant à Dand, il suffira de décrire sa première entrevue avec lui ; Frank était allé fouetter la rivière avec sa ligne quand le hasard voulut qu’il rencontrât cette célébrité rustique sur le sentier.

— J’ai entendu dire que vous êtes un vrai poète, dit Frank.

— Qui vous a dit ça, bonhomme ? avait été la réponse peu engageante.

— Oh, tout le monde, dit Frank.

— Bon Dieu, voilà la gloire, dit le poète sardonique, et il passa son chemin.

En y réfléchissant, nous pouvons peut-être trouver ici une explication plus juste des échecs de Frank. S’il avait rencontré M. Shériff Scott, il aurait sans doute beaucoup mieux tourné son compliment, car il aurait valu la peine d’être l’ami de M. Scott. Tandis que Dand, à ses yeux, ne valait pas six sous, et il le montrait, même en essayant de le flatter. La condescendance est une excellente chose, mais c’est extraordinaire comme elle ne donne du plaisir qu’à l’une des deux parties. Celui qui va pêcher les paysans écossais avec la condescendance pour tout appât, est sûr de revenir le soir avec son panier vide.

Frank fit avec grand succès l’épreuve de cette théorie au Club de Crossmichael où Archie l’avait conduit dès son arrivée ; pour celui-ci ce fut sa dernière apparition dans ce lieu folâtre. Frank y fut tout de suite le bienvenu ; il continua d’y aller régulièrement et il avait assisté à une de ses réunions (à ce que les membres du Club aiment toujours à raconter depuis ce temps-là) le soir même qui précéda sa mort. Le jeune Hay et le jeune Pringle s’y trouvèrent. Il y eut un autre souper à Windiclaws, un autre dîner à Driffel, et il en résulta que Frank fut admis dans l’intimité des gens du monde avec autant d’empressement qu’il avait été rebuté par les gens de la campagne. Il occupait Hermiston à la façon d’un envahisseur installé dans la capitale d’un pays conquis. C’était une base d’opérations, de laquelle il sortait continuellement pour des beuveries, des parties de pêche, des dîners auxquels Archie n’était pas invité, ou auxquels il ne voulait pas aller. Ce fut alors que le surnom de « Reclus » devint général pour désigner le jeune homme. On a même prétendu qu’Innes l’avait inventé ; en tout cas, il sut fort bien le répandre à la ronde.

— Comment cela va-t-il avec votre Reclus aujourd’hui ? lui demandait-on.

— Oh, au diable la réclusion, déclarait brillamment Innes, en ayant l’air de dire une chose très spirituelle ; et aussitôt, interrompant le rire général qu’il avait provoqué beaucoup plus par son air que par ses paroles :

— Écoutez, c’est très joli de rire, mais je ne m’amuse pas du tout là-bas. Le pauvre Archie est un bon camarade, un excellent camarade que j’ai toujours aimé. Mais je crois qu’il y a un peu de faiblesse de sa part à prendre aussi à cœur une petite disgrâce et à s’enfermer de cette façon. J’admets que c’est une histoire ridicule, une très ennuyeuse histoire, aussi ai-je tenu à lui dire : « Mais sois un homme, voyons. Il faut y survivre, mon ami. » Mais non, il n’en sortira pas ; naturellement cela vient de la solitude, de la honte, de tout ce que vous voudrez. Et j’avoue que je commence à en redouter les résultats. Ce serait la chose du monde la plus pitoyable si un jeune homme, qui a réellement de la valeur comme Weir, devait finir malade. Sérieusement, je suis tenté d’écrire à Hermiston pour lui expliquer franchement ce qu’il en est.

— À votre place, je le ferais, disait un des auditeurs en hochant la tête, puis il s’arrêtait, dérouté et confus devant le nouveau point de vue qu’avait si adroitement dévoilé ce simple mot.

— Excellente idée, ajoutaient les autres, et ils étaient tout stupéfaits de l’aplomb et de l’audace de ce jeune homme qui parlait comme d’une affaire toute naturelle d’écrire à Hermiston pour lui faire la leçon sur ses affaires personnelles.

Et Frank continuait, charmant et confidentiel :

— Je vais vous donner une idée de ma situation. Actuellement, il est blessé, de la manière dont je suis reçu dans le comté, et dont il est laissé de côté ; il en est jaloux et blessé. Je me suis moqué de lui et je l’ai raisonné, je lui ai dit que tout le monde était bien disposé envers lui ; je lui ai même dit que moi, je n’étais si bien reçu que parce que j’étais son hôte. Mais, tout est inutile. Il ne veut ni accepter les invitations qu’il reçoit, ni cesser de se monter la tête sur celles qu’il ne reçoit pas. Aussi, je crains que la blessure ne s’envenime. Il a toujours eu une de ces natures sombres, renfermées, irritables — un peu en dessous, très bilieuses, — enfin vous comprenez bien ce que je veux dire, n’est-ce pas ? Il doit avoir hérité cette humeur des Weir, que je soupçonne avoir été quelque part une digne famille de tisseurs : c’est une situation, comment peut-on appeler ça ? sédentaire. Il a précisément le genre de caractère qu’il faut pour tourner mal dans une fausse position comme celle que son père lui a faite, ou qu’il se fait lui-même, dites comme vous voudrez. Quant à moi, je trouve que c’est bien dommage, disait Frank avec générosité.

Ensuite le chagrin et l’anxiété de cet ami désintéressé ce précisèrent. Il commença dans l’intimité, en tête à tête, à parler vaguement de mauvaises habitudes, de basses habitudes.

— Je dois convenir que j’ai peur qu’il tourne tout à fait mal, disait-il. Entre nous soit dit et en toute simplicité, je n’aimerais pas beaucoup rester ici encore longtemps ; seulement, mon cher, j’ai positivement peur de le laisser seul. Vous verrez, on m’en blâmera plus tard. Rester est pour moi un grand sacrifice. Je perds mes chances pour le Barreau, je ne puis pas m’aveugler là-dessus. Et j’ai peur de recevoir des coups de tout mon entourage, avant que ce soit fini. Vous savez, on ne croit plus à l’amitié de nos jours.

— Mais c’est très bien, Innes, répondait son interlocuteur, c’est très bien de votre part, il faut en convenir. Si quelqu’un vous blâme, vous pouvez toujours compter sur moi ; je dirai mon mot en votre faveur, sûrement,

— Franchement, continuait Frank, je ne trouve pas que cela soit agréable. Il a des manières très brusques, il est le fils de son père, vous savez. Je ne dis pas qu’il soit grossier — bien entendu je ne pourrais pas le supporter — mais il n’y va pas par quatre chemins. Non, ce n’est pas gai ; mais entre nous soit dit, mon cher, en conscience, je ne crois pas que cela soit bien de le quitter. Écoutez, je ne dis pas qu’il y ait quelque chose de mal actuellement. Ce que je dis, c’est que je n’aime pas la tournure que prend tout cela, mon ami, et il pressait le bras de son confident, du moment.

Dans les premiers temps, je suis persuade qu’il n’y mettait point de malice. Il parlait pour le plaisir de s’épancher. Il avait la langue essentiellement bien pendue, comme il sied à un jeune avocat, et il se souciait fort peu de la vérité, ce qui est le caractère distinctif des jeunes bourricots ; et c’est ainsi qu’il parlait au hasard. Il n’avait pas de penchant bien particulier, sauf celui qui est naturel et universel : de se flatter lui-même et de s’efforcer de plaire et d’intéresser l’ami présent. En brassant ainsi l’air qui sortait de sa bouche, il était arrivé à construire un type d’Archie qui était connu et dont on causait dans tous les coins du comté. Partout où il y avait un petit manoir avec un jardin clos de murs, partout où se trouvait un minuscule château environné d’un parc, partout où un grand cottage à côté des ruines d’une vieille tour indiquait une ancienne famille déchue, partout où une belle villa avec une avenue carrossable et des bosquets signifiait l’apparition d’une nouvelle famille de parvenus — probablement sur les roues des machines, — Archie commença à être regardé à travers la lueur d’un sombre mystère, destiné peut-être à cacher le vice, et le futur développement de sa carrière était attendu avec une inquiétude pénible et des chuchotements confidentiels. Il a fait quelque chose de honteux, mon cher : Quoi ? On ne le savait pas au juste, et ce bon et compatissant jeune homme, M. Innes, faisait de son mieux pour paraître l’oublier. Mais, la chose y était tout de même. Et M. Innes était très inquiet maintenant sur son compte ; il n’était vraiment pas content, il sacrifiait positivement son propre avenir parce qu’il n’osait pas le laisser seul. Comme nous sommes tous à la merci d’un simple bavard, sans même qu’il ait besoin d’y mettre aucune malice ! Si un homme en parlant de lui-même en toute honnêteté, mentionne en passant quelques-unes de ses actions vertueuses, sans leur donner le nom de vertu, comme son témoignage sera accepté facilement par l’opinion publique !

Toutefois, pendant ce temps, un ferment de discorde, encore plus pernicieux, travaillait les deux jeunes gens, ferment monté tardivement à la surface, mais qui, rapidement, avait modifié, en les augmentant encore, les dissensions des premiers jours. Pour un garçon frivole, superficiel, oisif, prenant ses aises comme Frank, l’odeur d’un mystère était très attirante. Elle donnait un amusement à son esprit comme on donne un jouet à un enfant ; et elle l’entraînait par son côté faible, car, ainsi que beaucoup de jeunes gens qui se destinent au Barreau, et qui n’ont pas encore été mis à l’épreuve ou trouvés en défaut, il se flattait d’être un homme d’une pénétration et d’une vivacité d’esprit extraordinaire. En ce temps-là, Sherlock Holmes était encore complètement inconnu, mais on parlait beaucoup de Talleyrand. Et si vous aviez pu prendre Frank à l’improviste, il vous aurait avoué, avec un sourire, que, s’il ressemblait à quelqu’un, c’était au marquis de Talleyrand-Périgord. Son intérêt, avait pris racine dès la première absence d’Archie, il s’était accru immensément quand, à déjeuner, Kirstie avait pris en mauvaise part sa curiosité. Or, il arriva, pendant l’après-midi du même jour, une autre scène qui lui riva positivement l’affaire dans l’esprit. Il péchait à Swingleburn, en compagnie d’Archie quand ce dernier tira sa montre.

— Eh bien, au revoir, dit-il. J’ai quelque chose à faire. Je te verrai à dîner.

— Ne te presse pas tant, s’écria Frank. Attends que j’aie, plié maligne. J’irai avec toi ; j’en ai assez de fouetter ce canal.

Et il commenta à enrouler sa ligne.

Archie restait interdit. Il lui fallut un moment pour se remettre de cette attaque directe ; mais pendant qu’il préparait sa réponse, et avant que la ligne fût entièrement pliée, il était devenu complètement Weir, et la figure du Pendeur apparaissait sombre au-dessus de ses jeunes épaules. Il parla avec une tranquillité voulue, avec une amabilité étudiée ; mais un enfant aurait pu voir que sa décision était prise.

— Je te demande pardon, Innes ; je ne veux pas t’être désagréable, mais il vaut mieux nous entendre dès le commencement. Lorsque j’aurai besoin de toi, je te le dirai.

— Oh, s’écria Frank, alors tu ne veux pas de ma compagnie, n’est-ce pas ?

— Pas pour le moment, à ce qu’il paraît, répondit Archie. Je t’ai même indiqué quand je la désire, si tu veux te le rappeler — c’est à dîner. Si nous voulons vivre tous les deux ensemble agréablement, et je ne vois aucune raison de ne pas le faire, ce sera seulement en respectant l’intimité l’un de l’autre. Si nous commençons à nous mêler…

— Oh, allons donc ! Je ne pourrais accepter cela de la part de personne. Est-ce une manière de traiter ainsi un hôte et un vieil ami ? s’écria Innes.

— Rentre à la maison et pense tout seul à ce que je te dis, continua Archie, vois si c’est raisonnable, ou si c’est réellement une injure ; et à dîner nous nous rencontrerons comme si rien n’était arrivé. Je mettrai tout cela, si tu veux, sur le compte de mon caractère que je connais ; je prévois avec un grand plaisir, je t’assure, que tu me feras une longue visite, et je prends tout de suite des précautions. Je prévois que — par ma faute, si tu veux — nous pourrions en arriver à nous quereller et j’interviens pour l’éviter, obsto principiis. Je te parie cinq livres que tu finiras par découvrir que je n’ai que des intentions amicales, et je les ai, Francie, je t’assure, dit-il en s’adoucissant.

Étranglé par la colère, mais incapable de parler, Innes mit sa ligne sur son épaule, fit un geste d’adieu et se mit à suivre à grands pas le bord de la rivière. Archie, immobile, le regarda s’éloigner. Il était ennuyé, mais il n’avait pas de regrets. Il lui était odieux d’être inhospitalier, mais il n’était pas pour rien le fils de son père. Il avait le sentiment très fort que sa maison était la sienne et n’était à aucun autre ; et c’était à mentir par pitié pour son hôte qu’il se refusait. Il détestait la dureté. Mais c’était de la faute de Frank. Si Frank avait seulement été d’une discrétion ordinaire, il aurait été d’une courtoisie parfaite. Et puis, il y avait une autre raison. Le secret qu’il protégeait n’était pas à lui seul, il était à elle : il appartenait à cette Elle ineffable qui prenait rapidement possession de son âme, et que bientôt il aurait à défendre au prix de l’embrasement de tout le pays. Il regarda s’éloigner Frank jusqu’au confluent de la petite rivière de Swingle ; il le voyait tantôt apparaissant, tantôt disparaissant dans les bruyères décolorées, marchant toujours à une allure furieuse, réduit par la distance à des proportions plus petites que celles de Lilliput, et alors il ne put s’empêcher de sourire de l’aventure. Ou Frank s’en irait et ce serait un soulagement, ou bien il resterait son hôte, mais il saurait ce qu’il faut supporter. Archie, maintenant, était libre de gagner, par des sentiers détournés, en passant derrière les monticules et dans le creux des ruisseaux, l’endroit du rendez-vous où Kirstie, au milieu des cris des pluviers et des courlis, attendait et se consumait du désir de le voir arriver à la pierre du Covenant.

Innes descendit la pente plein d’un ressentiment facile à comprendre, mais qui céda peu à peu devant les besoins de sa situation. Il maudit Archie, il le traita de sans cœur, de mauvais ami, de hargneux, de hargneux comme un chien ; et il se traita encore plus violemment de fou, pour être venu à Hermiston alors qu’il aurait pu trouver un refuge dans presque toutes les autres maisons d’Écosse. Mais le pas une fois fait, il était irréparable. Il n’avait plus d’argent pour aller ailleurs ; il devait emprunter à Archie pour la première séance du club, et quelque mauvaise opinion qu’il eût des manières de son hôte, il était cependant sûr de sa générosité. La ressemblance de Frank et de Talleyrand me semble purement imaginaire ; cependant, Talleyrand lui-même n’aurait pas pu accepter avec plus de docilité la leçon que lui donnaient les événements. À dîner, il rencontra Archie, sans rancune, presque avec cordialité. Il faut prendre ses amis comme ils sont, s’était-il dit. Archie ne pouvait pas s’empêcher d’être le fils de son père, ou le petit-fils de son grand-père, le tisseur hypothétique. Fils d’un homme dur, il était lui-même encore dur au fond du cœur, incapable d’avoir des égards et une vraie générosité ; mais il avait d’autres qualités qui pouvaient distraire Frank en attendant autre chose, et pour en jouir il fallait que Frank modérât son caractère.

Il sut tellement bien le modérer qu’il s’éveilla le matin suivant, la tête pleine d’un sujet différent, mais non sans rapport avec l’incident de la veille. Qu’était-ce que ce petit jeu d’Archie ? Pourquoi fuyait-il la société de Frank ? Que tenait-il secret ? Avait-il des rendez-vous avec quelqu’un, était-ce une femme ? Ce serait une bonne plaisanterie et une belle revanche que de le découvrir. Il se mit à l’œuvre avec une patience extraordinaire, qui aurait surpris ses amis, car on lui avait toujours reconnu plus de brillant que de patience ; et peu à peu, point par point, il réussit enfin à suivre toute la trame. D’abord, il remarqua qu’Archie, bien qu’il partît dans n’importe quelle direction de la boussole, revenait toujours d’un certain endroit situé entre le sud et l’ouest. En étudiant une carte, et en considérant la grande étendue de lande inhabitée qui s’étendait du côté des sources de la Clyde, il mit le doigt sur Cauldstaneslap, et sur deux autres fermes voisines, Kingsmuir et Polintarf. Mais il était difficile d’aller plus loin. Tour à tour, avec sa ligne pour prétexte, il visita vainement ces trois centres d’exploitation de la lande, mais rien n’y éveilla ses soupçons. Il aurait bien essayé de suivre Archie, s’il en avait eu la moindre possibilité, mais la conformation du pays écartait cette idée. Il fit ce qui s’en rapprochait le plus ; il se blottit dans un coin tranquille et suivit ses mouvements avec une lunette. Mais ce fut encore vainement ; il se fatigua bientôt de cette futile surveillance et laissa sa lunette à la maison ; il allait presque abandonner l’affaire en désespoir de cause quand, le vingt-septième jour après son arrivée, il se trouva tout à coup en face de la personne qu’il cherchait.

Le premier dimanche, Kirstie s’était arrangée pour ne pas aller à l’église, sous prétexte d’une indisposition ; en réalité, ce n’était que par modestie ; le plaisir de contempler Archie lui semblait trop sacré, trop vif pour ce lieu public. Les deux dimanches suivants, Frank de son côté, avait été absent pour quelques excursions dans les fermes du voisinage. Ce ne fut donc que le quatrième dimanche que Frank eut l’occasion de jeter les yeux sur l’enchanteresse. Dès le premier regard, toute hésitation était tombée. Elle venait avec les gens de Cauldstaneslap, donc elle habitait Cauldstaneslap. Le voilà, le secret d’Archie ; la voilà, la femme, et plus encore que tout cela, car — bien que je doive recourir ici à toutes les atténuations possibles du langage — dès le premier regard, il s’était déjà posé en rival. C’était beaucoup par pique, c’était un peu par vengeance, c’était beaucoup par sincère admiration : laissons le Diable statuer sur les proportions. Cela m’est impossible, et il est très probable que Frank ne le pouvait pas davantage.

— Elle est bien jolie, la laitière, observa-t-il, en revenant de l’église.

— Qui donc ? dit Archie.

— Oh, la jeune fille que tu regardes — n’est-ce pas ? Là-bas, en avant sur la route : Elle est venue accompagnée du barde rustique ; elle appartient donc probablement à cette famille fameuse. Une seule objection, mon ami. Les Quatre Frères Noirs ne sont pas des personnages bien commodes. Si les choses tournaient mal, Gib giboulerait, et Clem se montrerait inclément, et Dandie danserait de fureur, et Hob éclaterait comme un obus. Ce serait une histoire à la Elliott.

— Très drôle, vraiment, tu as de l’esprit, dit Archie.

— Oh, j’essaie d’en faire, dit Frank. Ce n’est pas très commode ici en ta solennelle compagnie, mon cher ami. Mais, avoue que la laitière a trouvé grâce à tes yeux, ou tu perds tout droit à te dire un homme de goût.

— Ça n’a point d’importance, répondit Archie.

Mais l’autre continuait à le regarder fixement et ironiquement, et il devint rouge, et de plus en plus rouge sous ce regard, à tel point qu’il eût fallu de l’impudence pour nier cette rougeur. Et Archie, le sentant, perdit son empire sur lui-même. Il fit passer sa canne d’une main dans l’autre et s’écria :

— Oh, pour l’amour de Dieu, ne fais pas la bête.

— La bête ? La réponse est pleine de délicatesse, sans doute, dit Frank. Prends garde aux quatre brutes fraternelles, mon cher. S’ils entrent en danse, on verra qui est la bête. Songe donc, s’ils dépensaient seulement le quart de l’esprit que j’ai dépensé pour savoir à quoi M. Archie employait les heures de ses soirées, et pourquoi il devenait si candidement hargneux quand on touchait à certain sujet…

— Tu y touches maintenant, interrompit Archie en regimbant.

— Merci. C’était tout ce que je voulais, une confession en règle, dit Frank.

— Je te prie de te rappeler… commença Archie.

Mais il fut interrompu à son tour.

— Inutile, mon cher, tout à fait inutile, le sujet est mort et enterré.

Et Frank se hâta de changer de conversation, art dans lequel il excellait, car il avait le don d’être intarissable sur n’importe quoi. Mais bien qu’Archie eût eu la politesse ou la timidité de le laisser clabauder, il n’en avait pas fini pour autant. Quand il rentra pour dîner, il fut reçu avec un air malin, et Frank lui demanda comment les choses allaient à Cauldstaneslap. Après le dîner, Frank but son premier verre de porto à la santé de Kirstie, et, plus tard dans la soirée, il revint encore à la charge.

— Dis donc, Weir, pardonne-moi de revenir encore sur cette affaire. Mais j’y ai réfléchi et je veux te supplier très sérieusement d’être plus prudent. Ce n’est pas une affaire de toute sécurité. Elle n’est pas sûre, mon petit, dit-il.

— Quelle affaire ? dit Archie.

— Écoute, c’est ta faute s’il faut que je mette les points sur les i ; mais réellement, en ami, je ne puis pas te voir ainsi te précipiter la tête baissée au milieu de ces dangers. Mon cher enfant, dit-il en levant en l’air son cigare qui semblait tout plein de menaces, écoute, quelle sera la fin de tout cela ?

— La fin de quoi ?

Archie, poussé à bout, persistait dans son système de défense à la fois impertinent et dangereux.

— Tu sais bien quoi ; la fin de la laitière ; ou pour parler plus correctement, la fin de Miss Christina Elliott de Cauldstaneslap.

— Mais je t’assure, s’écria Archie avec colère, que tout cela est une pure invention de ton imagination. Il n’y a rien à dire contre cette jeune dame : tu n’as pas le droit d’introduire son nom dans cette conversation.

— J’en prends note, dit Frank. Désormais, elle sera sans nom, sans nom, sans nom. Tabou. Je prends note également du précieux témoignage que tu donnes de son honorabilité. Désormais je ne considérerai tout cela qu’en homme du monde. Admettons qu’elle soit un ange, mais, mon cher ami, est-elle une dame ?

Archie était à la torture.

— Pardon, dit-il, s’efforçant de se dominer, mais parce que tu t’es insinué dans mes confidences…

— Oh, allons, s’écria Frank. Tes confidences ? Tu as rougi, mais sans le vouloir. Tes confidences, vraiment l Eh bien, voyons. Tout ceci, je dois te le dire, Weir, car cela intéresse ta sûreté et ta bonne réputation, et par conséquent, ton honneur, et aussi puisque je suis ton ami. Tu dis que je me suis insinué dans tes confidences. Insinué est bon. Mais, qu’ai-je fait ? J’ai dit deux et deux font quatre, comme toute la paroisse le dira demain, et toute la vallée de la Tweed dans deux semaines, et les Frères Noirs… non, je ne leur donnerai pas de date ; ce sera vraiment un jour sombre et orageux. Autrement dit, ton secret est le secret de Jacquot. Et je te demande, en ami, si c’est une agréable perspective ? Il n’y a que deux alternatives à ton dilemme, et je suis obligé de convenir qu’elles me paraissent, à moi, aussi lamentables l’une que l’autre. Te vois-tu t’expliquant avec les quatre Frères Noirs ? Ou te vois-tu présentant la laitière à papa comme la future dame d’Hermiston ? Le vois-tu ? Moi, je ne le vois pas, je te le dis franchement.

Archie se leva.

— Pas un mot de plus ; je ne veux plus rien entendre, dit-il d’une voix tremblante.

Mais Frank leva de nouveau son cigare.

— Dis-moi d’abord une chose. Dis-moi ! est-ce que je ne joue pas maintenant le rôle d’un ami ?

— Je crois que tu en es persuadé, répondit Archie. Je ne peux pas en dire davantage. Je puis rendre justice, aux motifs qui te font agir. Mais, je ne veux plus rien entendre. Je vais me coucher.

— C’est ça, Weir, dit Frank cordialement. Va te coucher, et réfléchis à tout cela ; et écoute, mon ami, n’oublie pas tes prières ? Je ne fais pas souvent la morale — je ne me mêle pas de ces choses-là — mais quand je le fais, il y a une chose sûre, c’est que j’ai de bonnes intentions.

Et Archie se dirigea vers son lit, et Frank resta seul, assis près de la table, pendant près d’une heure, se souriant complaisamment à lui-même. Son caractère n’avait rien de vindicatif ; mais si la vengeance se trouvait sur son chemin, il savait l’apprécier, et la pensée des réflexions d’Archie sur son oreiller durant cette nuit avait pour lui une douceur indescriptible. Il savourait en lui-même le sentiment délicieux de sa puissance. Il considérait Archie comme un polichinelle dont il tirait les ficelles, comme un cheval qu’il domptait et montait par la seule force de son intelligence, et qu’il pouvait faire galoper à son gré vers la gloire ou vers la tombe. À laquelle des deux le conduirait-il ? Il s’attarda longtemps, repassant dans son esprit des détails de projets qu’il était trop paresseux pour poursuivre. Pauvre bouchon de liège sur un torrent, il goûtait cette nuit toutes les douceurs de la toute-puissance, et il rêva comme un dieu sur les rives de cette intrigue qui devait le briser avant le déclin de l’été.