Hermiston, le juge-pendeur/Note de l’éditeur anglais

Sidney Colvin
Fontemoing (p. 329-359).


NOTE DE L’ÉDITEUR ANGLAIS


Sur ces derniers mots « une explosion volontaire de sa nature inculte » le roman de Weir of Hermiston s’arrête brusquement. Ces derniers mots ont été dictés, je crois, le matin même de la mort de l’auteur, survenue brusquement après un court accès de sa maladie. Weir of Hermiston demeure donc, dans l’œuvre de Stevenson, ce qu’a été pour Dickens son Edwin Drood, et pour Thackeray son Denis Duval. Hermiston occupe pourtant une toute autre place pour Stevenson, car si ces fragments de Dickens et de Thackeray ne font qu’avoir encore une certaine valeur, les fragments de Weir indiquent l’apogée du talent de Stevenson.

Il peut y avoir des divergences d’opinion parmi les lecteurs sur le point de savoir s’il vaudrait mieux en savoir davantage sur les intentions de l’auteur, la suite de son histoire et le développement des caractères. Pour quelques-uns, le silence est préférable, il vaut mieux laisser l’imagination libre de chercher la suite, avec le seul secours des indications données par le texte de l’ouvrage. J’avoue que je penche en faveur de cette opinion. Puisqu’il y en a d’autres, et certainement ils sont en majorité, qui sont extrêmement désireux de savoir ce qu’il est possible de savoir, et puisque les éditeurs même le demandent, il m’est impossible de ne pas les satisfaire.

Le plan de l’ouvrage, pour la suite du roman, tel qu’il était connu au moment de la mort de Stevenson, d’après le manuscrit de sa belle-fille dévouée, Mme Strong, était à peu près le suivant :

Archie persiste dans sa bonne résolution d’éviter dans sa conduite future de compromettre la réputation de la jeune Kirstie. Profitant de la situation ainsi crée, de la tristesse et de la vanité blessée de la jeune fille, Frank Innes poursuit ses projets de séductions, et Kirstie bien qu’aimant encore Archie au fond du cœur, se laisse aller à être la victime de Franck.

Le vieille Kirstie est la première à s’apercevoir de quelque chose d’anormal chez sa nièce, et croyant Archie coupable, elle l’accuse, l’informant ainsi pour la première fois du malheur qui est arrivé. D’abord, il ne nie pas l’accusation, mais il cherche et questionne la jeune Kirstie, qui lui avoue la vérité ; lui, qui l’aime toujours, lui promet de la défendre et d’être son soutien. Ensuite, il a une entrevue avec Frank Innes sur la lande, et elle se termine par une querelle au cours de laquelle Archie tue Frank à côté de la Pierre du Tisseur. Cependant, les Quatre Frères Noirs, ayant appris que leur sœur a été trahie, veulent tirer vengeance d’Archie qu’ils supposent être son séducteur. Ils sont sur le point d’accomplir leur projet, quand Archie est arrêté par les officiers royaux pour le meurtre de Frank. Il passe en jugement devant son propre père, le Lord Clerc de Justice, il est trouvé coupable et condamné à mort. Cependant, la vieille Kirstie, ayant découvert par la jeune fille ce qui s’était réellement passé, apprend la vérité à ses neveux ; ceux-ci alors, changeant complètement de sentiment vis-à-vis d’Archie, se déterminent à agir à la manière ancienne de leur famille. Ils réunissent des partisans, et après un combat violent, brisent la porte de la prison où est enfermé Archie et le délivrent. Lui et la jeune fille s’enfuient en Amérique. Mais ce fait de prendre part au jugement de son propre fils avait été une épreuve trop dure pour le Lord Clerc de Justice, et il en meurt.

— Je ne sais pas, continue l’auteur du manuscrit, ce qu’il advient de la vieille Kirstie, mais ce caractère grandissait et se fortifiait tellement à mesure que le roman se poursuivait que je suis sûre que l’auteur lui gardait quelque dramatique destinée.

Le plan d’un ouvrage d’imagination se prête tout naturellement à des changements sous la plume de l’auteur, à mesure qu’il écrit, et non seulement le caractère de la vieille Kirstie, mais d’autres éléments du sujet ont pu dévier des lignes tracées à l’origine. Il paraît certain pourtant que les relations entre Archie et la jeune Kirstie auraient suivi le développement indiqué, et cette conception d’un amour chevaleresque, sans préjugé, d’un dévouement inébranlable pour une femme, malgré sa faute, appartient tout à fait au caractère et à l’esprit de l’auteur. Dès les premiers mots de l’introduction, il prépare la scène de vengeance sur la personne du séducteur, à la pierre du Tisseur. De même, la situation et la destinée du juge, face à face avec son fils, comme Brutus, mais hors d’état de survivre à l’accomplissement de son devoir, envoyer son propre fils au gibet, tout cela semble bien avoir eu pour but de fournir le côté tragique et le point culminant du roman.

Quant à savoir comment ces derniers épisodes auraient été amenés, et comment ils seraient restés dans les limites du possible et d’accord avec le droit, il semble difficile de faire des conjectures, mais il est évident que l’auteur s’était particulièrement préoccupé de cette question. Mme Strong dit simplement que le Lord Juge, comme un Romain d’autrefois, condamne son fils à mort ; mais je puis affirmer, d’après les meilleures autorités juridiques d’Écosse, qu’aucun juge, quelle que fût sa puissance ou la force de son caractère, n’aurait insisté pour présider le tribunal qui devait juger un aussi proche parent. Le Lord-Juge était à la tête des affaires criminelles ; il aurait pu user de son droit d’être présent sur le banc des juges, mais on ne lui aurait jamais permis de présider ou de prononcer la sentence. Il existe une lettre de Stevenson, d’octobre 1892, adressée à M. Baxter, et qui demande des renseignements dans des termes indiquant qu’il était parfaitement au courant de ce fait :

— Je voudrais avoir, dit-il, le compte rendu des affaires criminelles de Pitcairn, quam primum[1], et aussi le texte absolument correct des serments judiciaires en Écosse. Et dans le cas où l’ouvrage de Pitcairn n’arriverait pas à des dates assez récentes, je voudrais une note aussi complète que possible sur les jugements rendus en Écosse pour des assassinats entre 1790 et 1820. Comprenez bien : aussi complète que possible. Existe-t-il un livre qui puisse me guider dans le cas suivant : un crime a été commis par certaines gens, du ressort du Lord-Juge. D’après certains témoignages, l’accusation est reportée sur le propre fils du Juge. Naturellement, à l’audience suivante, le Lord-Juge est écarté, et l’affaire est portée devant le Lord-Juge général. À quel endroit l’affaire serait-elle jugée ? Je crains que ce ne soit à Édimbourg, ce qui ne conviendrait pas. Pourrait-elle revenir au tribunal local ? Le cas fut soumis à M. Graham Murray, actuellement avocat général d’Écosse, et qui s’était trouvé, en même temps que Stevenson, membre de la Société Spéculative d’Édimbourg. Il répondit en affirmant qu’il n’y aurait pas de difficultés à ce que l’affaire revienne au tribunal local, que l’audience devrait être tenue au printemps ou en automne, devant deux lords-juges ; que le lord-juge général resterait tout à fait en dehors, ce titre à l’époque en question étant purement nominal et appartenant à un civil (ce qui maintenant n’est plus le cas). En recevant cette lettre, Stevenson écrit : « La note de Graham Murray au sujet de l’affaire est tout à fait satisfaisante et m’a fait un bien extrême. »

Les termes de son enquête semblent indiquer qu’au cours de son roman, d’autres personnes, avant Archie, seraient soupçonnées d’être les auteurs du meurtre ; ces termes prouvent également qu’il ne voulait pas qu’Archie fût mis en prison à Édimbourg, mais dans le chef-lieu du district, sans doute pour rendre possible l’évasion, grâce aux Quatre Frères Noirs. Mais on ne voit pas comment il pensait surmonter la difficulté principale, bien qu’il s’en rendît parfaitement compte. Peut-on supposer que le rôle d’Hermiston se serait borné à présider la première séance du tribunal, où les témoignages qui incriminaient Archie se présenteraient d’une manière inattendue, et à diriger les débats de telle sorte que la loi dût ensuite suivre son cours ?

Il peut paraître oiseux à quelques lecteurs de décider si l’évasion finale et l’union d’Archie et de Christina étaient bien nécessaires à l’intrigue du roman. On peut pressentir en tout cas la destinée tragique des personnages, car elle est annoncée dès le commencement, et est inhérente aux conditions mêmes du récit. Sur ce point et sur certains détails qu’on peut soumettre à une critique générale, je trouve une note intéressante de l’auteur lui-même dans sa correspondance. Dans une lettre à M. J.-M. Barrie, datée du 1er novembre 1892, tout en critiquant une histoire bien connue de cet écrivain : Le Petit Ministre, Stevenson dit :

— Les descriptions que vous faites des entrevues avec Lord Rintoul sont d’une affreuse inconscience… Le petit ministre aurait dû finir mal ; nous le savons tous, et nous vous sommes infiniment obligés d’avoir falsifié sa fin avec tant de bonne grâce et de bienveillance. Si vous aviez dit la vérité, moi d’abord, je ne vous aurais jamais pardonné. De la manière dont vous aviez conçu et écrit la première partie, une fin véridique, bien qu’indiscutable en fait, aurait été un mensonge, ou ce qui est pire, en art, une dissonance. Si un livre doit finir mal, il doit finir mal dès le commencement. Or, votre livre finissait bien au commencement. Vous vous laissiez aller à sourire à vos marionnettes, à les aimer. Du moment que vous en étiez là, votre honneur était engagé, et au prix de la vérité, vous étiez obligé de le sauver. Par exemple, c’est une erreur pour Richard Feverel que de finir bien au commencement ; car ensuite le lecteur est dupé, l’histoire finit mal. Et dans ce cas, c’est encore pire, car une fin pareille n’est pas du tout nécessaire à l’intrigue. L’histoire finissait réellement bien après la grande entrevue de Richard et Lucie — et la balle aveugle et illogique qui vient tout gâter, est aussi inutile dans l’histoire qu’une mouche qui vient bourdonner dans une chambre dont la fenêtre est ouverte. Cela pouvait arriver ; mais cela n’était pas nécessaire, et à moins d’être forcés par la nécessité nous n’avons pas le droit d’affliger nos lecteurs. J’ai éprouvé un cas de conscience pénible, et du même genre, dans mon histoire de Braxfield. Braxfield — seulement je l’appelle Hermiston — a un fils qui est condamné à mort ; franchement, cette fin est admirablement d’accord avec le sujet et c’était mon intention qu’il fût pendu. Mais en considérant les types secondaires de mon roman, je vis qu’il y avait là cinq personnes qui pourraient — en un certain sens, qui devraient — ouvrir sa prison et le faire évader. Ce sont en outre des gens hardis et parfaitement capables de réussir. Pourquoi n’essaieraient-ils pas ? Et pourquoi le jeune Hermiston ne s’évaderait-il pas du pays ? Et ne serait-il pas heureux, s’il peut l’être, avec sa… mais suffit. Je ne veux pas trahir mon secret ni mon héroïne… »

Laissons maintenant la question de savoir comment l’histoire devait finir pour en venir à la question de son origine et de la manière dont elle se développa dans l’esprit de l’auteur. Le caractère du héros, Weir of Hermiston, lui a été suggéré, comme il le reconnaît, par le rôle historique que joua Robert Mac Queen, lord Braxfield. Ce juge fameux a été pendant plus d’une génération l’objet d’une centaine de légendes et d’anecdotes à Édimbourg. Ceux qui ont lu l’essai de Stevenson sur l’exposition de Raeburn, dans Virginibus puerisque, se rappelleront comme il avait été fasciné par le portrait de Braxfield qu’avait exposé Raeburn : de même, Lockhard avait été fasciné par un autre portrait du même juge soixante ans auparavant (voir les lettres de Peters à sa famille) ; et l’intérêt que lui inspira ce caractère ne cessa pas de se manifester tout le reste de sa vie.

En outre, le cas d’un juge, avec tous les devoirs de sa charge, entraîné dans une lutte violente entre l’intérêt public et ses intérêts personnels et familiaux, avait toujours eu de l’attrait pour Stevenson et fait travailler son imagination. À l’époque où il collaborait avec M. Henley à une pièce de théâtre, M. Henley lui proposa un jour un sujet tiré de l’histoire du juge Harbotte dans un ouvrage de Shéridan le Fanu ; dans cette histoire le méchant juge pousse imprudemment per fas et nefas, à faire pendre le mari de sa maîtresse. Un peu plus tard, Stevenson et sa femme écrivirent ensemble une pièce intitulée : Le Juge Pendeur. Dans cette pièce, le personnage principal subit la tentation, pour la première fois de sa vie, de s’immiscer dans le cours de la justice, afin de protéger sa femme contre les poursuites d’un premier mari qui a reparu, tandis qu’on le croyait mort. Le roman de Bulwer, Paul Clifford, devait être également bien connu de Stevenson et sans doute il contribua à suggérer l’histoire d’Hermiston : on sait que dans ce roman, à la fin, le juge intéressé, Sir William Brandon, apprend que le bandit qu’il est en train de condamner est son propre fils, et il finit par en mourir.

Plus encore, les difficultés qui se présentent souvent dans les relations entre père et fils dans la vie, avaient pesé lourdement sur la conscience et dans l’esprit de Stevenson dès son enfance : tandis qu’il obéissait aux tendances, aux lois de son tempérament, il avait dû causer des ennuis, des déceptions à son père, vivre pendant quelque temps en mésintelligence avec lui, et pourtant il l’aimait et l’admirait de tout son cœur. Il avait eu en vue des difficultés de cette espèce dans des nouvelles d’un genre plus léger : Histoire d’un mensonge et les Naufrageurs, avant de les présenter de la manière saisissante et tragique de Weir of Hermiston.

Donc, ces trois éléments, l’intérêt historique de Lord Braxfield, les problèmes et les émotions que fait naître dans l’esprit d’un juge le violent conflit entre le devoir et la nature, et le souvenir des difficultés et des malentendus existant entre un père et son fils, tels sont les fondements de cette histoire.

Pour toucher à certains détails, il peut être intéressant de faire remarquer que, d’après M. Henley, le nom de Weir avait depuis longtemps un sens spécial dans l’imagination de Stevenson ; c’était le nom, fameux à Édimbourg, du Major Weir brûlé comme otage avec sa sœur dans des circonstances particulièrement atroces. Un autre nom, celui d’un personnage épisodique, le ministre Torrance, est emprunté directement à la réalité, de même que son caractère et son entourage : le cimetière, l’église, le presbytère et jusqu’aux mitaines de fil noir, comme le montre le passage suivant d’une lettre du commencement de 1870 : « Je suis allé à l’église sans m’être senti humilié, et c’est un grand pas. C’était à une bien jolie église (celle de Glencorse dans le Pentland, à trois milles de la maison de campagne de son père à Swanston). Le petit monument est en forme de croix, avec un toit d’ardoises très escarpé. Le petit cimetière est plein de vieilles tombes, dont celle d’un Français de Dunkerque ; je suppose qu’il est mort dans la prison militaire qui est tout proche. Une de ces tombes est le monument le plus pathétique que j’aie jamais vu : une pauvre ardoise d’écolier, avec un cadre en bois, et l’inscription gravée dans l’ardoise de la propre main du père, évidemment. Le vieux M. Torrance prêchait dans l’église, il a plus de quatre-vingts, et a l’air d’une relique oubliée par le temps, avec ses gants de fil noir et sa vieille figure douce. »

On peut trouver l’indication d’un trait particulier de Mme Weir dans quelques traditions de famille qui concernent la propre grand’mère de l’écrivain ; il paraît que cette dame estimait beaucoup plus la piété que l’activité chez les domestiques de la maison.

Les autres caractères de femmes sont, du moins d’après mes données, de pures créations, spécialement la vieille Kirstie, cette incarnation admirable et toute nouvelle de l’éternel féminin. Le peu de mots qu’en dit Stevenson se trouve dans une lettre écrite à M. Gosse peu de jours avant sa mort. Il fait allusion à diverses attitudes et manières d’agir du peuple pendant le moyen âge, attitudes qui lui sont suggérées par un volume de poésie de M. Gosse, In Russet and Silver[2]. Il semble plutôt bizarre, écrit-il, que nous nous rencontrions précisément sur le même sujet, car je suis occupé en ce moment à traiter une affaire très sérieuse au moyen âge, dans une de mes histoires : Le Lord Clerc de Justice. Il s’agit d’une femme, et je crois que je lui rends justice. Cela vous intéressera, je crois, de voir de quelle manière différente nous traitons le sujet : Secreta vitæ, (c’est le titre d’un des poèmes de M. Gosse) touche de très près à l’histoire de ma pauvre Kirstie. »

D’après la magnifique scène nocturne qui se passe entre elle et Archie, on peut juger de la grandeur qu’auraient pu atteindre ces dernières scènes, où elle devait l’accuser d’une faute qu’il n’avait pas commise, apprendre son innocence de la bouche même de celle qu’elle croyait sa victime, pousser toute sa famille à la vengeance, mettre tout le pays en feu pour le secourir. La scène de la prison imaginée par Stevenson aurait eu d’autant plus d’intérêt (comme les lecteurs s’en rendent compte déjà) qu’on aurait établi une comparaison avec les deux fameuses scènes du même genre de Walter Scott dans la Prison d’Édimbourg et dans un autre roman.

On peut se faire une idée de la méthode de travail de Stevenson dans les phrases suivantes d’une lettre qu’il adressait à M. W. Craibe Angus de Glasgow : « J’ai la préparation lente, et je reste assis en silence pendant longtemps sur mes œufs. La réflexion inconsciente constitue l’unique méthode : laissez macérer votre sujet, faites-le bouillir lentement, ensuite enlevez le couvercle et regardez : bonne ou mauvaise, voilà votre drogue. » Les éléments mentionnés plus haut ont fait travailler son imagination pendant bien des années, c’est dans l’automne de 1892 qu’il fut conduit à « enlever le couvercle et regarder ». Il était, semble-t-il, sous l’influence spéciale et toute puissante qu’exerçait sur lui le charme romantique des paysages et des types à la Walter Scott, influence qui agit très fortement sur lui, mais que son exil porta à un si haut degré d’intensité. Voici encore une lettre de lui à M. Barrie datée du 1er novembre de cette année : « C’est une chose singulière que je puisse vivre ici dans les mers du Sud, dans des conditions si nouvelles et si curieuses, et que cependant mon imagination habite toujours les vieilles collines grises, froides, et le brouillard, dans lesquels je suis né. J’ai fini David Balfour, j’ai un autre livre en chantier, le Jeune Chevalier, qui doit se passer partie en France et partie en Écosse, du temps du prince Charlie vers 1749 ; et puis je n’ai fait qu’en commencer un troisième qui doit se passer tout entier dans la lande, et avoir pour centre d’intérêt un type que vous apprécierez sans doute, l’immortel Braxfield. Braxfield lui-même est mon grand premier rôle et puisque vous êtes vous-même si au courant du drame anglais, je dirai mon : heavy lead. »

Dans une lettre qu’il m’écrivit à la même date, il m’annonce plus brièvement les mêmes ouvrages avec une liste des personnages, et une indication de l’endroit où se passe l’action et de son époque. Un mois plus tard, il écrit à M. Baxter : « J’ai projeté un roman qui s’appellera : le Lord Clerc de Justice. Il est tout Écossais ; le principal personnage est Braxfield (oh, à propos, envoyez-moi les Memorials de Cockburn) et une bonne partie de l’histoire est plutôt bizarre. L’héroïne est séduite par un jeune homme, et disparaît à la fin avec un autre, celui qui a tué le séducteur… Prenez garde, je compte que le Lord Juge sera mon chef-d’œuvre. Mon Braxfield est déjà une belle chose, une œuvre de joie immortelle, et au point où il en est, mon plus beau caractère. » D’après ce dernier extrait, il semble qu’à cette époque, Stevenson avait déjà dessiné quelques-uns des premiers chapitres de l’ouvrage. C’est ainsi à la même date qu’il composa la dédicace à sa femme, qui la trouva un matin, en se réveillant, épinglée aux rideaux de son lit.

Il avait toujours l’habitude de mener de front plusieurs ouvrages en même temps, passant de l’un à l’autre suivant sa fantaisie ; cela le reposait, de changer d’exercice. Pendant les longs mois qui suivirent cette lettre, le roman de Weir cessa de faire aucun progrès : l’auteur fut d’abord malade, puis il fit un voyage en Nouvelle-Zélande, puis il travailla à l’Ebb-tide, à un nouveau roman appelé Saint-Yves[3] qui fut commencé pendant une attaque d’influenza, et au livre qu’il voulait écrire sur l’histoire de sa famille. En août 1893, il dit qu’il était en train de refondre le commencement. Un an plus tard, il n’avait encore fait que dessiner les quatre ou cinq premiers chapitres. Puis, les dernières semaines de sa vie, il attaqua de nouveau ce sujet, dans une soudaine chaleur d’inspiration, et le développa avec toute son ardeur, et sans interruption jusqu’à ce que la mort arrive. Rien d’étonnant à ce que pendant ces quelques semaines, il fût en proie de temps à autre à une tension d’esprit difficile à soutenir :

— Comment puis-je rester à un pareil diapason ? dit-il un jour après avoir fini un chapitre. Tout le monde sait, en effet, que sa constitution si frêle le trahissait au milieu de ses efforts. La grandeur de sa perte pour les Lettres de son pays a pu être mesurée pour la première fois à la lecture des pages de ce roman d’Hermiston.

Il reste encore un point à discuter : le langage et les manières du Juge Pendeur lui-même. Ils ne sont pas exagérés le moins du monde, d’après ce que l’on connaît de son prototype, lord Braxfield. Le locus classicus de ce personnage se trouve dans les Memorials de Cockburn : « Solidement charpenté, et le teint sombre, les sourcils épais, les yeux perçants, les lèvres menaçantes, la voix basse et grondante, il avait l’air d’un formidable forgeron. Il parlait le dialecte écossais en l’accentuant et l’exagérant encore. Son langage, comme son esprit, était bref, vigoureux et décisif. Sans instruction littéraire, et sans aucun goût pour les plaisirs raffinés de l’esprit, la force de son intelligence, qui lui permettait de dominer sans être cultivé, augmentait encore son dédain, son mépris pour tous ceux qui étaient moins grossiers que lui-même. On peut se demander s’il était jamais mieux dans son élément que lorsqu’il repoussait d’un air insultant la dernière demande de grâce d’un pitoyable accusé et l’envoyait aux galères ou au gibet avec une insolente plaisanterie. Il ne faisait pourtant pas cela par cruauté, il était trop puissant et trop jovial pour cela, mais par amour de la grossièreté. »

Cependant les lecteurs qui sont un peu au courant de l’histoire sociale d’Écosse, ne pourront manquer de faire la remarque que Braxfield est un dernier exemple des manières du xviiie siècle (il mourut en 1799, dans sa soixante-dix-huitième année) ; or, à la date où l’histoire se passe (1814), de pareilles manières font un peu l’effet d’un anachronisme. Pendant la période contemporaine de la Révolution Française et des guerres napoléoniennes, — ou, autrement dit, pendant la période qui s’écoula entre les années où Walter Scott rôdait comme étudiant dans les écoles supérieures et l’Université, et celles où il s’installa en pleine possession de la renommée et de la fortune à Abbotsford, — ou encore (pour faire allusion à ceux qui ont lu l’admirable Galt) dans l’intervalle entre les premiers et les derniers baillis de Gudedown ou de Dalmailling, — pendant cette période de temps, les mœurs écossaises s’étaient singulièrement adoucies en général et particulièrement celles des Tribunaux et des Juges : « Depuis la mort du Lord Juge Macqueen de Braxfied, dit Lockard, qui écrit en 1817, tout l’appareil extérieur de la justice a été complètement modifié. »

On peut probablement faire une critique du même genre à la peinture de la vie de clan qui se trouve dans le chapitre consacré aux Quatre Frères Noirs de Cauldstaneslap, c’est-à-dire que cette peinture suggère l’idée d’une génération antérieure. Mais je n’ai aucun indice qui me permette de saisir la raison pour laquelle Stevenson a choisi cette date particulière de l’année qui précéda Waterloo, pour y reporter une histoire qui, par quelques traits au moins, aurait semblé plus naturelle si elle avait eu lieu vingt-cinq ou trente ans plus tôt.

Le lecteur peut se demander enfin si les paysages décrits dans Hermiston correspondent à une localité réelle, familière à l’auteur dans ses années de jeunesse ; on ne peut répondre que négativement, je crois, à cette question. Ces paysages sont plutôt l’essence d’une série de hantises et d’associations d’idées relatives à la lande écossaise dans sa région du Sud. Dans la dédicace et dans une des lettres qu’il m’a adressées, il cite Lammermuir comme le site de son épisode tragique. Et sa mère, Mme Stevenson, pense qu’il fut inspiré par le souvenir d’une visite qu’il fit dans son enfance à un oncle qui vivait dans une ferme écartée du district, qu’on appelle Overshiels, dans la paroisse de Stow. Mais bien qu’il ait pu songer à l’origine à la lande de Lammermuir, nous avons vu plus haut qu’il avait décrit l’église et le presbytère d’après un autre endroit qui le hantait : Glencorse dans le Pentland ; enfin certains passages des chapitres V et VII fixent clairement un troisième district, la haute vallée de la Tweed, avec le pays qui s’étend de là vers les sources de la Clyde. Lorsqu’il était enfant il avait souvent fait des courses de vacances et des excursions dans cette région. Ce dernier endroit semble être le site le plus naturel où puisse se passer l’histoire, ne serait-ce qu’à cause de sa proximité du domaine de famille des Elliott, qui se trouve naturellement au cœur même de la frontière, dans l’Ettrick et la vallée de la Teviot. Certains noms géographiques cités dans le roman n’ont évidemment pas pour but de donner des indications littérales. Par exemple, le Spango est un cours d’eau qui se jette, je crois, non pas dans la Tweed, mais dans le Nith, et le nom de la petite ville de Crossmichael est emprunté à la région de Galloway.

Mais c’est le point de vue général et essentiel qui importe dans une œuvre d’art, et les questions de stricte perspective historique et d’exactitude locale, sont purement accessoires par rapport à l’œuvre elle-même. Cependant, aucun lecteur ne s’attendra à trouver ici un commentaire sur le point capital du récit, sur la puissance pénétrante et sur la séduction qu’exerce la maîtrise d’art exposée dans les pages qui précèdent, sur la variété si grande des caractères et des scènes émouvantes que l’auteur gouverne d’une main si sûre, sur l’intense inspiration de sa poésie, et sur la magie véritable de son art de représentation. Vraiment parmi les fils d’Écosse, il n’en est aucun qui soit mort en laissant avec son dernier souffle un présent plus admirable au pays qu’il aimait tant.


S. C.



  1. Aussitôt que possible.
  2. Roux et Argent.
  3. Traduit en français par T. de Wyzewa (A. B.).