Hermiston, le juge-pendeur/Chapitre 3

Fontemoing (p. 59-96).


CHAPITRE III

Sur la pendaison de Duncan Jopp


Par hasard, il arriva au cours de l’année 1813, qu’un jour Archie flâna dans la Cour de justice. L’huissier fit place au fils du juge-président. Au banc des accusés, centre de tous les regards, se trouvait un fripon mal bâti, au teint de petit lait, appelé Duncan Jopp, qui avait à défendre sa vie. Son histoire, étalée devant lui sur cette scène publique, était toute de honte, de vice et de lâcheté ; c’était le crime dans toute sa nudité ; et le malheureux entendait tout cela et parfois semblait le comprendre — comme si, par instant, il oubliait l’horreur de l’endroit où il se trouvait, pour se souvenir de la honte qui l’y avait amené. Il tenait la tête baissée et les mains crispées sur la barre : ses cheveux tombaient sur ses yeux, mais parfois il les rejetait en arrière ; puis soudainement abattu par la terreur, il regardait l’auditoire, et ensuite la figure des juges, et son angoisse semblait l’étouffer. Un morceau de flanelle sale était épinglé autour de son cou, et c’était là peut-être ce qui faisait osciller l’âme d’Archie entre le dégoût et la pitié. Cet être était sur le point de disparaître ; pendant quelque temps encore, il serait un homme avec des organes et des sensations, mais dans bien peu de jours, au milieu de la pompe d’un honteux spectacle, il devait cesser d’exister. Et ici, tandis que les spectateurs, par un trait caractéristique de la nature humaine, retenaient leur haleine, lui, tendait sa gorge douloureuse.

Au-dessus de lui, Mylord Hermiston siégeait avec la robe rouge des juges de la Cour criminelle, la figure encadrée de la perruque blanche. Honnête à fond, il n’affectait pas la vertu d’impartialité ; ce n’était pas le cas de se montrer raffiné ; il y avait un homme à pendre, aurait-il dit, et il le pendait. Cependant, il n’était pas possible en voyant Mylord, de le justifier du goût qu’il apportait à sa tâche. Il était visiblement fier dans l’exercice des facultés qu’il avait acquises, de la claire intuition qui le faisait pénétrer de suite jusqu’au nœud de l’affaire, et des simples et grossières railleries avec lesquelles il détruisait toutes les inventions de la défense. Il se mettait à l’aise et plaisantait, se laissant aller jusqu’à apporter dans cet endroit solennel quelque chose de la liberté des tavernes ; et cette guenille humaine avec sa flanelle autour du cou était pourchassée vers le gibet avec des sarcasmes.

Duncan avait une maîtresse, presque aussi misérable et beaucoup plus vieille que lui, qui vint en pleurnichant et en faisant des courbettes, ajouter à sa détresse le poids de sa trahison. Mylord lui fit prêter serment de sa voix la plus tonnante et y ajouta un avertissement sans pitié :

— Attention à ce que vous dites, Jeannette. J’ai l’œil sur vous, j’en ai assez de plaisanter.

Puis, lorsque toute tremblante, elle se fut embarquée dans son histoire :

— Et qu’avons-nous à faire de tout ce verbiage ? vieille bécasse, dit-il en l’interrompant. Voulez-vous dire que vous êtes la maîtresse de l’accusé ?

— S’il vous plaît, Mylord, gémit-elle.

— Pardieu, vous faites un joli couple, observa Mylord ; et il y avait quelque chose de si féroce et de si formidable dans son mépris, que la galerie même ne songea pas à rire.

Le résumé contenait de vraies perles.

Ces deux misérables créatures semblent avoir été faites l’une pour l’autre, nous n’avons pas à expliquer pourquoi. L’accusé, bien qu’il eût pu être autrement, semble être aussi mal bâti d’esprit que de corps. Ni lui, ni la vieille femme ne paraissent avoir eu assez de bon sens pour dire un mensonge quand c’était nécessaire.

Et dans le cours de la sentence, Mylord eut cet obiter dictum :

— J’ai été l’instrument de Dieu pour faire pendre bien des gens, mais je n’ai jamais vu une canaille si décrépite que vous.

Ces mots étaient durs déjà par eux-mêmes, mais l’éclat, la chaleur, le ton fulminant avec lesquels ils furent lancés, le sauvage plaisir que l’orateur trouvait dans sa tâche, firent tinter les oreilles de l’auditoire.

Quand tout fut fini, Archie sortit et trouva le monde changé. Si le crime avait été voilé par un peu de grandeur, s’il y avait eu la moindre obscurité, le moindre doute, peut-être aurait-il compris. Mais le coupable était là, la gorge tendue, dans la sueur d’une agonie mortelle, sans défense ni excuse ; c’était un être couvert de honte, tellement au-dessous de toute sympathie que la pitié semblait permise. Et le juge, avec délice, l’avait poursuivi d’une gaieté monstrueuse, horrible à concevoir, digne tout au plus d’un cauchemar. Ce sont deux choses très différentes de tuer un tigre à la chasse, ou d’écraser un crapaud ; il y a de l’esthétique même aux abattoirs ; mais là, l’ignominie de Duncan Jopp avait rejailli jusque sur son juge et l’avait souillé.

Archie contrepassa ses amis dans High-Street et leur adressa des paroles et des gestes incohérents. Il vit Holyrood comme en rêve ; un souvenir romantique s’éveilla en lui, puis s’évanouit ; il eut une vision des histoires brillantes du passé de la reine Marie et du prince Charlie, du cerf encapuchonné, des splendeurs et des crimes, des velours et des armures brillantes d’autrefois ; puis il abandonna ces images avec un cri de douleur. Il alla porter ses lamentations jusqu’au Marais du Chasseur, mais le ciel était sombre pour lui et l’herbe des champs l’offensait. « Et c’est mon père, disait-il. Je tiens ma vie de lui ; ma chair est la sienne, le pain que je mange est le prix de ces horreurs ! » Il se souvint de sa mère et appuya son front sur le sol. Il pensait à fuir, mais où pouvait-il fuir ? Vers une autre existence, mais en était-il digne d’être vécue dans ce repaire d’animaux sauvages et méchants ?

La période qui précéda l’exécution ressembla à un cauchemar. Il rencontrait son père, il ne voulait pas le regarder, il ne pouvait pas lui parler. Il lui semblait qu’aucune créature vivante ne devait tarder à connaître cette aversion toujours plus menaçante, mais l’épiderme du juge restait insensible. Si Mylord avait été causeur, la trêve n’aurait pu subsister, mais par hasard il était alors d’une humeur tout à la fois silencieuse et acariâtre ; et c’était sous le feu de ses bordées qu’Archie nourrissait l’enthousiasme de sa rébellion. Il lui semblait, du sommet de l’expérience de ses dix-neuf ans, qu’il avait été désigné dès sa naissance pour exécuter une action d’éclat, pour rétablir le culte de la Pitié déchue, pour renverser le démon cornu et aux pieds de bouc qui avait usurpé son trône. De séduisantes utopies jacobines, souvent réfutées par lui à la « Speculative Society » voltigeaient dans son cerveau et le faisaient tressaillir comme des voix ; et il se croyait toujours accompagné par la présence presque tangible de nouvelles croyances et de nouveaux devoirs.

Au matin désigné, il se trouva à l’endroit de l’exécution. Il vit le malheureux qui se débattait, exposé à la populace impudente. Il fut spectateur durant un instant d’une certaine parodie de religion qui sembla dépouiller le pauvre homme de son dernier droit à l’humanité. Puis ce fut l’instant brutal de l’anéantissement, la danse macabre du cadavre semblable à un Guignol brisé. Il était préparé à quelque chose de terrible, mais non pas à cette bassesse tragique. Il resta un moment silencieux, puis il cria : « C’est un assassinat, un défi à Dieu. » Si son père pouvait méconnaître le sentiment qui l’animait, il aurait pu revendiquer comme étant la sienne la voix de stentor avec laquelle ces paroles furent proférées.

Frank Innes l’entraîna loin de la place. Ces deux beaux garçons suivaient les mêmes cours d’études et de récréations ; et éprouvaient une certaine sympathie mutuelle fondée principalement sur leur bonne mine. Elle n’avait jamais été bien profonde. Frank était un garçon mince de nature railleuse, qui n’était pas réellement susceptible de ressentir ou d’inspirer de l’amitié ; aussi leurs relations étaient-elles tout à fait superficielles, résultat d’études identiques et de plaisanteries inspirées par leurs communes relations. Il faut croire que Frank fut effrayé de l’éclat produit par Archie, car il conçut le dessein de ne pas le perdre de vue et, si possible, de ne pas le quitter de toute la journée. Mais Archie qui venait de défier, — est-ce Dieu ou Satan ? — ne pouvait en ce moment écouter la voix d’un camarade de collège.

— Je ne veux pas aller avec vous, monsieur, dit-il, je ne désire pas votre société, je veux être seul.

— Allons, Weir, ne sois pas absurde, dit Innes en le tenant par la manche. Je ne te lâcherai pas jusqu’à ce que je sache ce que tu veux faire ; c’est inutile de brandir cette canne. À ce moment Archie venait de faire un mouvement inattendu, peut-être belliqueux. C’est une histoire insensée, tu le sais bien. Tu sais bien que je joue le rôle du bon Samaritain. Tout ce que je veux, c’est que tu restes tranquille.

— Si vous désirez ma tranquillité, M. Innes, dit Archie, et si vous me promettez de me laisser entièrement à moi-même, j’irai jusqu’à vous dire que je vais à la campagne admirer les beautés de la nature.

— Parole d’honneur ? demanda Frank.

— Je n’ai pas l’habitude de mentir, M. Innes, répartit Archie. J’ai l’honneur de vous souhaiter le bonjour.

— Tu n’oublieras pas la Spec[1] ?

— La Spec ? dit Archie. Oh non, je n’oublierai pas la « Spec ».

Et le jeune homme solitaire emporta loin de la cité son âme torturée, errant tout le jour le long des routes en un pèlerinage sans but et plein de détresse ; et pendant ce temps l’autre se hâtait de répandre en souriant la nouvelle de l’accès de folie de Weir, et de prédire pour le soir une salle pleine à la Speculative, car certainement on pouvait s’attendre à quelque développement excentrique de la question. Je ne sais si Innes avait la moindre foi en sa prédiction, je crois plutôt qu’elle venait de son désir de rendre l’histoire aussi drôle et le scandale aussi grand que possible, non par mauvais vouloir pour Archie, mais pour le seul plaisir d’intéresser les gens. En tout cas, ses paroles furent prophétiques. Archie n’oublia pas la Spec ; il y fit son apparition et au bon moment, et avant la fin de la soirée il avait fait une mémorable impression sur ses camarades. Ce soir-là, il devait justement présider. C’était dans la même salle où la Society se réunit encore, seulement les portraits n’y étaient pas : les hommes qu’ils devaient représenter ne faisaient que commencer leur carrière. Le même lustre aux nombreuses bougies envoyait sa lumière sur la réunion ; Archie était peut-être assis sur le même siège où tant d’autres parmi nous se sont assis depuis. Parfois, il semblait oublier la grande affaire de la soirée, mais même alors il conservait un grand air d’énergie et de détermination. Parfois il intervenait amèrement, et appliquait avec bravade ces amendes qui sont l’artillerie précieuse et rarement employée du Président. Il se figurait peu, en agissant ainsi, combien il ressemblait à son père, mais ses amis le remarquaient et en riaient de bon cœur. Jusqu’alors, sa place si élevée au-dessus de ses camarades, d’école semblait le mettre hors de la possibilité de causer un scandale, mais sa résolution était prise, il était déterminé à vider la coupe de son indignation. Il fit signe à Innes (à qui il venait d’appliquer une amende, et qui venait de l’attaquer à l’instant même) de venir le remplacer dans la chaise du Président, puis il descendit de la plateforme et se plaça près de la cheminée ; la lueur des nombreuses bougies de cire tombait éclatante sur sa pâle figure, tandis que, derrière lui, le reflet du grand feu rouge faisait ressortir sa mince silhouette. Il déclara qu’il avait à proposer l’amendement suivant comme prochain sujet de discussion : « Si la peine capitale était d’accord avec la volonté de Dieu et la politique humaine. »

Un souffle d’embarras, quelque chose comme de l’épouvante se répandit dans la salle, tant ces paroles paraissaient audacieuses dans la bouche du fils unique d’Hermiston. Mais personne n’appuya son amendement ; la question préalable fut vite proposée et votée à l’unanimité ; et momentanément le scandale fut étouffé. Innes triomphait de l’accomplissement de sa prophétie. Archie et lui étaient devenus maintenant les héros de la soirée ; mais quand l’assemblée se sépara, tandis que tout le monde entourait Innes, un seul parmi tous ses compagnons vint parler à Archie.

— Eh bien, Weir, c’est une incursion un peu raide que vous avez faite là, observa cet homme courageux, le prenant confidentiellement par le bras tandis qu’ils sortaient.

— Je ne crois pas que ce soit une incursion dit Archie d’un air boudeur. C’est plutôt la guerre. J’ai vu pendre cette pauvre brute ce matin ; et mon cœur se soulève encore à ce souvenir.

— Chut, chut, dit son compagnon, lâchant son bras comme on lâche un fer chaud, et il le quitta pour aller chercher un sujet moins brûlant auprès de ses autres camarades.

Archie se trouva seul. Le dernier de ses fidèles, c’était peut-être seulement le plus hardi des curieux, avait fui. Il considéra la masse noire des autres étudiants qui montaient et descendaient la rue en groupes bruyants ou chuchotants. Et l’isolement de cet instant pesa sur lui comme un mauvais augure et comme le symbole de sa destinée dans la vie. Lui, qui avait été élevé dans une crainte incessante, au milieu de serviteurs toujours tremblants, dans une maison qui tressaillait en silence à la moindre colère passant dans la voix du maître, il se vit tout à coup à deux doigts du gouffre sanglant de la guerre et ce fut avec terreur qu’il en mesura les dangers et la profondeur. Il fit un détour pour trouver l’ombre dans les rues mal éclairées, arriva dans une cour derrière les communs, et là, regarda pendant longtemps la lumière qui brûlait immobile dans la chambre du juge. Plus il regardait ce rideau de fenêtre éclairée, plus troublante devenait pour lui l’image de l’homme assis derrière ce voile, tournant indéfiniment des feuilles de dossiers ; s’arrêtant pour avaler un verre de porto, ou se levant pour aller d’un pas lourd voir les livres rangés le long des murs afin d’y vérifier un texte. Il n’arrivait pas à allier le juge brutal avec le savant laborieux et calme, le trait d’union lui échappait : il y avait une telle dualité dans ce caractère qu’il lui était impossible d’arrêter à l’avance un plan de conduite ; et il se demandait s’il avait bien fait de se plonger dans une affaire dont l’issue ne pouvait être prévue, puis tout de suite après, sa confiance en lui diminuant jusqu’à la lassitude, s’il avait agi loyalement en attaquant son père ? Car il l’avait attaqué, il l’avait défié deux fois devant une nuée de témoins, il l’avait souffleté publiquement devant la foule. Qui l’avait chargé de juger son père dans ces questions incertaines et abstraites ? Il avait usurpé une fonction. Un étranger aurait pu le faire ; mais de la part d’un fils, il n’y avait pas à se faire illusion, de la part d’un fils, c’était perfide. Et maintenant, entre ces deux natures si antipathiques, si odieuses l’une à l’autre, il y avait un affront impardonnable. Et Dieu seul, par sa Providence, pouvait savoir de quelle manière il serait ressenti par Lord Hermiston.

Ces craintes le torturèrent toute la nuit et continuèrent à le harceler dans la matinée d’hiver qui suivit ; elles l’accompagnaient d’un cours à un autre ; elles le rendirent d’une sensibilité extrême à tout changement vrai ou supposé dans l’attitude de ses camarades ; il les entendait se mêler à la voix du professeur, et elles revinrent avec lui le soir, inapaisées et même accrues. La cause de cet accroissement de terreur fut une rencontre fortuite avec le célèbre Dr  Gregory. Archie, immobile, regardait vaguement la vitrine éclairée d’une librairie, tout en essayant de recouvrer des forces pour la lutte qui ne pouvait plus tarder. Mylord et lui s’étaient rencontrés et séparés le matin comme ils le faisaient depuis longtemps, en échangeant à peine les marques ordinaires de la civilité ; et il était évident pour le fils que rien encore n’était arrivé aux oreilles du père. En vérité, quand il se représentait l’attitude imposante de Mylord, une timide espérance lui venait que peut-être il ne se trouverait personne assez audacieux pour lui conter l’histoire. Si cela était, se demandait-il, recommencerait-il ? Et il ne trouvait pas de réponse. Ce fut à ce moment qu’une main se posa sur son bras et qu’une voix lui dit à l’oreille :

— Cher monsieur Archie, vous feriez mieux de venir me voir.

Il tressaillit, se retourna, et se trouva face à face avec le Dr  Gregory.

— Et pourquoi irais-je vous voir ? demanda-t-il avec ce ton de défi qu’ont parfois les malheureux.

— Parce que vous paraissez extrêmement souffrant, dit le docteur, et qu’évidemment vous avez besoin de soins, mon jeune ami. Les braves gens sont rares, vous savez, et il n’y a pas beaucoup de gens qui seraient aussi regrettés que vous. Il n’y en a pas beaucoup qu’Hermiston regretterait.

Et avec un signe de tête et un sourire, le docteur s’éloigna. Un instant après, Archie le poursuivait, et à son tour, mais plus rudement, il le saisissait par le bras.

— Que voulez-vous dire ? Que voulez-vous dire par ces paroles ? Qu’est-ce qui vous fait croire qu’Hermis… que mon père me regretterait ?

Le docteur se retourna et le dévisagea d’un œil de praticien. Un homme beaucoup plus sot que le Dr  Gregory aurait sans doute deviné la vérité, mais quatre-vingt-dix-neuf sur cent, même en étant également portés à la bienveillance, auraient fait la sottise d’exagérer, un peu par charité. Le Docteur fut mieux inspiré. Il connaissait bien le père ; sur cette pâle figure, pleine à la fois d’intelligence et de souffrance, il devina quelque chose et il dit sans excuses ni ornements l’exacte vérité.

— Quand vous avez eu la rougeole, monsieur Archibald, vous avez été très malade et j’ai cru que vous alliez me filer entre les doigts, dit-il. Eh bien, votre père, était inquiet. Comment l’ai-je su ? me direz-vous. Simplement parce que j’ai l’habitude d’observer. Dix mille se seraient trompés au signe que j’ai remarqué ; mais peut-être — je dis peut-être parce qu’il est un homme difficile à comprendre — mais peut-être ce signe ne l’a-t-il plus fait depuis. Voyez plutôt vous-même ce signe surprenant. Voici : un jour, j’allai vers lui : « Hermiston, dis-je, il y a un changement. » Il ne dit pas un mot, ses yeux étincelèrent (pardonnez-moi l’image) comme ceux d’un fauve. « Un changement en mieux, dis-je. » Et je l’entendis distinctement reprendre sa respiration.

Le docteur ne perdit pas l’occasion de renforcer un effet ; mettant la main à son chapeau à bords retroussés (une forme ancienne à laquelle il tenait) il répéta : « Distinctement » en levant les sourcils ; puis il laissa Archie tout interloqué dans la rue.

L’anecdote peut paraître infime, et cependant elle eut une portée immense pour Archie.

— Je ne savais pas que mon père eût tant de sang dans les veines.

Il n’avait jamais rêvé que son père, cet antique aborigène, cet Adam dur comme de la pierre, eût assez de cœur pour être ému au moindre degré à propos d’un autre ; et que cet autre fût lui-même, lui qui l’avait insulté. Avec la générosité de la jeunesse, Archie passa instantanément dans le camp opposé avec armes et bagages ; il se créa tout de suite une nouvelle image de Lord Hermiston, celle d’un homme d’une dureté de fer à l’extérieur, et au dedans d’une sensibilité extrême. L’esprit de vile raillerie, la langue qui avait poursuivi Duncan Jopp d’insultes inhumaines, les attitudes détestées qu’il connaissait et craignait depuis si longtemps, tout était oublié ; et il se hâtait de rentrer, impatient de confesser ses méfaits, impatient de se mettre à la merci du beau caractère qu’il imaginait.

Le réveil fut dur et ne se fît pas attendre. Tandis qu’au crépuscule il s’approchait du seuil de la maison déjà éclairée, il reconnut la silhouette de son père arrivant du côte opposé. Les dernières lueurs du jour traînaient encore ; mais quand la porte s’ouvrit, le vif éclat jaune de la lampe jaillit sur le palier, tombant en plein sur Archie tandis qu’il s’effaçait pour céder le pas à son père, suivant en cela une vieille coutume respectueuse. Le juge arriva sans hâte, d’un pas majestueux et ferme, le menton haut, la figure fortement éclairée par la lueur de la lampe, la bouche serrée. Il n’y avait pas ombre de changement d’expression dans sa physionomie ; sans regarder ni à droite ni à gauche, il monta l’escalier, passant tout près d’Archie et entra dans la maison. Instinctivement, le jeune homme, à son approche, avait fait un mouvement vers lui ; instinctivement, il recula vers la balustrade tandis que le vieillard passait à son côté avec une ostensible indignation. Les paroles étaient désormais inutiles — il savait tout — peut-être plus que la réalité — et l’heure du jugement était imminente.

Après cet écroulement soudain de ses espérances, devant ce symptôme d’un danger menaçant, peut-être Archie songea-t-il d’abord à s’enfuir. Mais, ce lui fut impossible. Mylord, après avoir pendu son manteau et son chapeau, se retourna vers le seuil éclairé, et de son pouce fit un signe silencieux et impérieux ; alors, poussé par l’étrange instinct de l’obéissance, Archie le suivit dans la maison.

Un lourd silence régna sur la table du juge tant que dura le dîner, et dès qu’ils eurent achevé de manger, celui-ci se leva.

— Mac Killop, portez le vin dans ma chambre, dit-il ; et s’adressant à son fils :

— Archie, nous avons à causer.

À ce moment désespéré, pour la première et dernière fois, Archie sentit son courage défaillir :

— J’ai un rendez-vous, dit-il.

— Il faut le manquer alors, dit Hermiston, et il le précéda dans son cabinet.

La lampe était voilée par un abat-jour, le feu disposé avec art, la table couverte d’une forte épaisseur de dossiers en bon ordre, la salle entièrement encadrée par le dos des livres de droit qui ne laissaient place qu’à la fenêtre et aux portes.

Pendant un instant, Hermiston se chauffa les mains au feu, en tournant le dos à Archie ; puis tout à coup il lui fit voir son visage sinistre de juge-pendeur.

— Qu’ai-je appris de vous ? demanda-t-il.

Il n’y avait pas de réponse possible pour Archie.

— Je vais vous le dire alors, poursuivit Hermiston ; il paraît que vous avez braillé contre l’auteur de votre existence et un juge de Sa Majesté dans le pays ; et cela sur la voie publique, pendant qu’on exécutait un ordre de la Cour. En outre, il paraît que vous avez donné libre cours à vos opinions dans une société de conférence d’étudiants.

Il s’arrêta un instant, puis avec une amertume extraordinaire, il ajouta :

— Misérable idiot.

— Je me proposais de vous en parler, balbutia Archie, je vois que vous êtes bien informé.

— Bien obligé, dit Mylord, et il prit son siège habituel. Ainsi vous désapprouvez la peine capitale ? ajouta-t-il.

— Je le regrette, monsieur, mais je vous l’avoue, dit Archie.

— Je le regrette aussi, dit Mylord. Maintenant, si vous voulez, nous allons étudier cette affaire d’un peu plus près. Donc, à l’exécution de Duncan Jopp — et vraiment vous aviez trouvé là un beau client — au milieu de la populace de la cité, vous avez jugé bon de crier : « C’est un meurtre et mon cœur se soulève contre celui qui a fait pendre cet homme. »

— Non, monsieur, ce n’étaient pas là mes paroles, s’écria Archie.

— Quelles étaient donc vos paroles ? demanda

— Je crois que j’ai dit : « Je déclare que c’est un assassinat », dit le fils. Pardon, un défi à Dieu. Je n’ai nul désir de cacher la vérité, ajouta-t-il, et il regarda un instant son père en face.

— Dieu, il n’y avait plus besoin que de cela encore, s’écria Hermiston. Et alors vous n’avez rien dit de votre soulèvement de cœur ?

— C’est plus tard, Mylord, quand j’ai quitté la conférence. J’ai dit que j’étais allé voir pendre ce pauvre homme et que cela m’avait soulevé le cœur.

— Ah vraiment, dit Hermiston. Et je suppose que vous saviez qui l’avait fait pendre.

— Je dois vous dire, pour tout vous expliquer, que j’étais présent à l’audience. Je vous demande pardon de toute expression qui ne vous semblerait pas respectueuse. Ma situation n’est pas gaie, dit le malheureux héros, maintenant en face de l’explication qu’il avait voulue. J’ai pris connaissance de quelques-unes de vos causes. J’étais présent quand Jopp fut jugé. C’était une hideuse affaire, père, c’était une chose hideuse. Grande était sa vilenie, je le veux bien, mais pourquoi le poursuivre avec une vilenie égale à la sienne ? Car il était poursuivi avec joie, oui, c’est bien le mot — vous le poursuiviez avec joie, et moi je regardais cela, Dieu me pardonne, avec horreur.

— Vous êtes un jeune homme qui n’approuve pas la peine capitale, dit Hermiston. Eh bien, moi, je suis un vieillard qui l’approuve. J’étais heureux de faire pendre Jopp, et pourquoi prétendrais-je que je ne l’étais pas ? Vous êtes pour la franchise, paraît-il, vous ne pouvez même pas fermer la bouche sur la voie publique, pourquoi fermerais-je la mienne à la barre, moi qui suis le magistrat du roi, le porteur du glaive, la terreur des malfaiteurs, comme j’étais dès le commencement et comme je serai jusqu’à la fin. C’en est assez. Hideuse. Je n’ai jamais pensé à ça, je ne suis pas fait pour être joli. Je suis un homme qui marche tout droit dans ses affaires de chaque jour, et cela suffit.

Peu à peu, à mesure qu’il parlait, il avait abandonné le ton sarcastique ; maintenant chacune de ses paroles revêtait quelque chose de la dignité du magistrat.

— Je voudrais savoir si vous pouvez en dire autant, continua-t-il, mais vous ne le pouvez pas. Vous avez pris connaissance de quelques-uns de mes procès, dites-vous. Mais ce n’était pas pour y étudier le droit, c’était pour y épier les faiblesses de votre père ; belle occupation pour un fils. Vous prenez vos ébats maintenant, vous vous lancez dans la vie comme un taureau sauvage. Il n’est pas possible que vous songiez au barreau plus longtemps. Vous n’êtes pas fait pour ça ; là, il n’y a pas de place pour s’ébattre. Une autre raison encore : que vous soyez mon fils ou non, vous vous êtes permis de censurer publiquement un sénateur membre de la Cour de justice, et je tiendrai la main à ce que vous n’y soyez pas admis vous-même. Il y a des règles de convenance à observer. Mais alors, il y a d’autres conséquences ; que faire de vous maintenant ? Il faut que vous trouviez quelque chose, car je ne souffrirai pas que vous ne fassiez rien. À quoi vous imaginez-vous être bon ? La chaire ? Non, on ne pourrait faire entrer la théologie dans une tête aussi faible. Celui qui s’effarouche de la loi des hommes ne saurait faire observer la loi de Dieu. Que feriez-vous de l’enfer ? Votre cœur ne se soulèverait-il pas contre lui ? Non, il n’y a pas de place pour prendre des ébats dans les quatre livres de Calvin. Alors quoi ? Parlez. N’avez-vous aucune idée ?

— Mon père, laissez-moi aller en Espagne, dit Archie. C’est tout ce que je puis faire, aller me battre.

— Quoi, c’est tout ? répliqua le juge. Et ce serait bien assez si je le permettais. Mais je n’ai pas assez confiance en vous pour vous envoyer si près des Français, vos idées sont déjà assez françaises.

— Vous ne me rendez pas justice, monsieur, dit Archie, je suis franc, je ne veux pas me vanter ; mais quelque sympathie que j’aie pu avoir pour la France…

— Avez-vous été si franc vis-à-vis de moi ? interrompit le père.

Il n’y eut pas de réponse.

— Je ne crois pas que vous l’ayez été, continua Hermiston. Et je n’enverrai pas pour le service du roi, que Dieu le bénisse, un fils qui s’est montré si peu loyal vis-à-vis de son propre père. Vous pouvez prendre vos ébats dans les rues d’Édimbourg, quel mal y a-t-il ? La boue que vous agiterez ne saurait m’atteindre. Et y aurait-il encore ici vingt mille imbéciles comme vous, ils auraient le chagrin de voir qu’un Duncan Jopp n’en serait pas moins pendu. Mais, il n’y a pas d’ébats possibles dans un camp, et si vous deviez y aller, vous verriez par vous-même si Lord Wellington approuve, oui ou non, la peine capitale. Vous, un soldat ! cria-t-il dans un brusque élan de mépris. — Femmelette, les soldats en brairaient comme des ânes.

Comme au baisser d’un rideau, Archie s’aperçut de la fausseté de sa position et en fut honteux. En même temps, il éprouvait une vive impression de la valeur essentielle du vieillard qui était devant lui. D’où lui venait-elle ? Il est difficile de le dire.

— Eh bien, vous n’avez pas d’autres propositions ? reprit Mylord.

— Vous avez pris la chose avec tant de calme, monsieur, que je ne puis qu’en avoir honte, commença Archie.

— J’en suis pourtant plus écœuré que vous ne vous l’imaginez, dit Mylord.

Le sang monta aux joues d’Archie.

— Excusez-moi, je voulais dire que vous aviez accepté mon affront… je reconnais que c’était un affront, je n’avais pas l’intention de vous faire des excuses, mais je vous les fais, je vous demande pardon ; cela n’arrivera plus, je vous en donne ma parole d’honneur. Je dois dire aussi que j’admire votre générosité pour celui… qui vous a… offensé, conclut Archie, la gorge serrée.

— Je n’ai pas d’autres fils, voyez-vous, dit Hermiston. Et j’en ai un joli, vraiment. Mais il faut que je m’en arrange le mieux possible, et que puis-je en faire ? Si vous étiez plus jeune, je vous aurais fouetté pour cette démonstration ridicule. À présent, je n’ai plus qu’à mépriser et à vous supporter. Mais il y a une chose qu’il faut bien comprendre. Comme père, je puis passer là-dessus en rongeant mon frein, mais si j’avais été le Lord réquisiteur au lieu du Lord juge, qu’il soit mon fils ou non, M. Archibald Weir aurait passé la nuit en prison.

Maintenant Archie était dompté. Lord Hermiston était rude et cruel, et pourtant le fils sentait en lui une noblesse austère, une abnégation profonde qui lui faisait remplacer les sentiments intimes de l’homme par les devoirs du juge. À chaque parole, le sentiment de la grandeur d’âme de Lord Hermiston le touchait davantage ; et en même temps il sentait sa propre faiblesse, à lui qui avait frappé — et peut-être bassement frappé — son propre père, sans même parvenir jusqu’au point de le blesser.

— Je m’en remets à vous sans réserve, dit-il.

— C’est la première parole sensée que vous ayez dite ce soir, dit Hermiston. Je puis vous dire que cela devait finir ainsi, d’une manière ou d’une autre. Mais il vaut mieux que vous y soyez venu vous-même, que de me faire du tapage. Eh bien, mon avis — et mon avis est le meilleur — il n’y a qu’un métier que vous puissiez faire convenablement, c’est celui de fermier. Vous ne pourrez au moins pas faire de mal. Si vous voulez vous chamailler, vous pourrez vous chamailler avec le bétail ; et la seule peine capitale qui pourra vous heurter sera celle qui résulte de la pêche aux truites. Mais, je n’aime pas les fermiers paresseux ; tout homme doit travailler, ne serait-ce qu’à colporter des ballades ; travailler, ou bien être fouetté, ou bien être pendu. Si je vous place à Hermiston, je veux que vous fassiez travailler cette ferme comme elle ne l’a jamais été jusqu’à présent ; il faudra que vous connaissiez les moutons comme le berger ; vous serez là mon fermier et j’entends y gagner. Est-ce compris ?

— Je ferai de mon mieux, dit Archie.

— Eh bien, alors, j’enverrai demain un mot à Kirstie, et vous partirez après-demain, dit Hermiston. Et puis vous essaierez d’être moins idiot, conclut-il avec un sourire glacial, et immédiatement il se retourna vers les papiers de son bureau.



  1. Speculative Society.